Voyage d’exploration en Indo-Chine/De Luang Prabang à Muong Yong


TÂT PHOU KIEO.


XVI

DE LUANG PRABANG À MUONG YONG. — CHOIX D’UNE ROUTE POUR PÉNÉTRER EN CHINE. — DÉPART DE LUANG PRABANG. — LE NAM HOU, LE NAM TA. — XIENG KHONG, KHAS LEMET. — ENTRÉE SUR LE TERRITOIRE BIRMAN ; NOUS QUITTONS LE FLEUVE. — MUONG LIM, KHAS MOU-TSE. — PALEO, KHAS KHOS. — SIEM LAP, KHAS KOUYS. — SOP YONG. — NOUS SOMMES ARRÊTÉS À MUONG YONG.


La situation des pays limitrophes était de nature à faire naître la plus grande hésitation dans le choix de la route qu’il convenait d’adopter en quittant Luang Prabang. La révolte des mahométans du Yun-nan contre l’autorité de l’empereur de Chine avait été le signal de désordres et de guerres interminables dans les différentes principautés laotiennes comprises entre la Chine, la Birmanie et le territoire siamois. Le brigandage y était passé à l’état chronique, et certaines portions de cet espace avaient été entièrement dépeuplées. Le roi de Luang Prabang, qui, comme nous l’avons vu, avait profité de cet état de choses pour interrompre ses relations avec la Chine, fit vivement valoir auprès de nous les obstacles qui s’opposaient à la continuation de notre voyage. Mais on pouvait supposer, qu’intéressé à ce que la route de Chine restât fermée, il n’en voulût exagérer les difficultés à dessein, afin que notre passage ne fournît point au gouvernement chinois un argument contre lui.

Après quelques discussions, il consentit à remettre à M. de Lagrée un passe-port, valable pour toute l’étendue de son royaume, dans lequel il enjoignait à tous les chefs de tribus ou de villages de se mettre à l’entière disposition du chef de la mission française. Mais il ne voulut ni autoriser officiellement notre passage dans les états limitrophes, ni nous donner une lettre d’introduction auprès du Sena de l’une des principautés voisines.

Trois routes s’offraient à nous pour franchir la zone réputée dangereuse. La première, celle du fleuve, était la plus longue : elle nous forçait à traverser une région qui avait été récemment disputée entre la Birmanie et Siam, et qui était par conséquent dévastée, et à passer sur le territoire birman. Or, nous n’avions pas de passe-ports de la cour d’Ava ; nous devions donc prévoir de ce côté les plus sérieuses difficultés.

La seconde route était la plus directe : elle consistait à remonter droit au nord le cours du Nam Hou, affluent de la rive gauche du Cambodge, et à atteindre directement les frontières du Yun-nan, auquel Luang-Prabang est à peu près limitrophe dans cette direction, et où nous pouvions retrouver le fleuve que nous étions chargés d’explorer.

La troisième route nous conduisait jusqu’au Kouang-si, en traversant la zone, occupée par des tribus mixtes, qui sépare le Tong-king de la Chine.

Ce dernier trajet, peut-être moins dangereux que les deux autres, nous écartait complètement du but officiel de notre mission, qui était la reconnaissance de la vallée du Mékong, mais il nous faisait visiter la région la moins connue encore de toute l’Indo-Chine, et vraisemblablement la plus curieuse au point de vue géographique. Quel que fût son attrait, nous devions nous contenter de l’indiquer aux explorateurs qui viendraient plus tard compléter notre œuvre.

La discussion restait ouverte entre les deux premières routes, la route du fleuve et celle du Nam Hou. Le commandant de Lagrée penchait visiblement pour la seconde. Je plaidai vivement auprès de lui la cause de la première ; notre travail géographique m’aurait paru moins intéressant et moins complet s’il n’avait compris le relevé entier du cours du fleuve, que nous espérions encore à ce moment remonter jusque dans sa partie tibétaine.

Après de longues hésitations, le commandant de Lagrée s’arrêta à la route du fleuve et de nouveaux renseignements le déterminèrent à partir le plus tôt possible. L’état des contrées au nord-ouest de Luang Prabang semblait moins fâcheux qu’il ne nous avait été dépeint tout d’abord. Il paraissait y avoir presque partout un apaisement réel, et ce résultat était dû à la compression de la révolte des mahométans par le vice-roi du Yun-nan, sur toute l’étendue des frontières sud de cette province. M. de Lagrée fixa au 25 mai la date de notre départ, et demanda au roi les embarcations nécessaires. L’autorité de Luang Prabang cessait, en remontant le Mékong, à Xieng Khong, point où M. Duyshart avait rejoint le fleuve en venant de Bankok, et qui dépendait de Muong Nan. C’était donc jusque-là, c’est-à-dire jusqu’à une distance de huit à dix jours de marche, que les autorités locales avaient à nous fournir des moyens de transport. Nous ignorions quel accueil nous ferait le gouverneur de Xieng Khong, et si la route du fleuve, la plus commode et la moins coûteuse pour le transport de nos bagages, était longtemps praticable en amont de cette ville. Il était donc prudent de nous préparer à toute éventualité. Le commandant de Lagrée était résolu, s’il rencontrait la moindre difficulté de la part des autorités de Muong Nan, à passer sur la rive gauche du fleuve et à se diriger vers le nord-est, en traversant le territoire de Luang Prabang et en utilisant le passe-port que lui avait donné le roi en cette prévision. Cette éventualité de trajet par terre nous conseillait de nous alléger le plus possible, en raison de la difficulté de trouver des porteurs, et de la nécessité de les payer d’autant plus chèrement que la saison où nous entrions était plus mauvaise. Chaque officier dut réduire ses effets, de façon à n’avoir qu’une seule caisse pour ses bagages personnels, au lieu des deux qui lui avaient été allouées au départ de Pnom Penh. Il fallut renoncer à emporter les collections botaniques et géologiques déjà recueillies par MM. Thorel et Joubert, et que le roi de Luang Prabang promit de renvoyer à Bankok. Nos deux naturalistes durent faire d’avance le sacrifice de toute collection future, qui ne pouvait plus être qu’un onéreux embarras et une cause d’insuccès. En même temps que ces échantillons, nous laissâmes à Luang Prabang, pour être transmis à Bankok avec eux, les minutes de cartes, ébauches de travaux, livres, instruments, en un mot tout ce qui n’était pas absolument indispensable à nos travaux ou tout ce qui pouvait faire double emploi. Nous fîmes un second lot de hardes, de munitions et d’objets d’échange, qui devait rester à Luang Prabang, et devenir la propriété du roi, si au bout d’un an nous n’étions point revenus dans cette ville.

Le roi et ses mandarins reçurent des cadeaux qui représentaient largement les dépenses que le transport à Bankok de la première de ces deux catégories d’objets allait occasionner. Sa Majesté reçut la plus précieuse, mais la plus lourde de nos armes, une carabine à balles explosibles, dont on lui apprit l’usage, une longue-vue, un tapis et des étoffes. Son fils eut un fusil à deux coups ; ses autres parents et les principaux fonctionnaires furent d’autant mieux partagés qu’en nous faisant des amis, nous diminuions nos bagages. Le roi ne voulut point cependant rester en arrière, et il envoya à M. de Lagrée, à titre de souvenir, un vase en argent, deux tam-tams, quatre sabres, quatre lances, une gargoulette et un verre laqués de Xieng Mai. Je ne mentionne pas l’énorme quantité de fruits et de pâtisseries qui étaient journellement apportés à notre campement par ses ordres, et qui faisaient les délices de nos Annamites. De ces comestibles, nous n’appréciions guère que les cocos : ils nous fournissaient une salutaire et rafraîchissante boisson, que la chaleur rendait nécessaire.

Pendant cette dernière semaine, notre campement offrit le coup d’œil le plus animé, et fut témoin des scènes les plus comiques. Nos préparatifs de départ attiraient une foule nombreuse de fonctionnaires devenus nos amis les plus intimes, qui réclamaient de nous un souvenir et se disputaient les hardes que nous laissions. Le moindre bouton d’uniforme, le plus mince débris de galon transportait d’aise ces braves gens, et ils ne nous refusaient jamais le plaisir de les voir s’affubler des redingotes ou des pantalons qui ne pouvaient plus trouver place dans nos malles. Dans les derniers jours, cette manie de travestissement avait atteint des proportions telles, que nous pouvions nous croire en plein carnaval.

Quelle que fût l’apparente gaieté de ces adieux et de ces préparatifs, ce n’était pas cependant sans une grande mélancolie et sans une certaine appréhension que nous voyions s’approcher l’heure du départ. Nous abandonnions à Luang Prabang, non-seulement une partie de notre mince confort, quelques livres aimés, récréations de l’intelligence et du cœur, consolations de notre isolement, délassements de nos travaux, mais aussi la dernière espérance de recevoir de bien longtemps la moindre nouvelle de ceux qui nous étaient chers. Les lettres de France, que j’avais rapportées de mon voyage à Pnom Penh, avaient déjà, pour la plupart d’entre nous, près d’un an de date, et, en quittant Luang Prabang pour nous lancer dans l’inconnu, nous perdions toute chance de recevoir, avant que nous fussions revenus dans des régions civilisées, les communications que la Cochinchine pouvait tenter encore de nous faire parvenir. L’Oparat de Luang Prabang était parti en effet vers le 20 avril de Bankok, après avoir reçu du chancelier du consulat de France notre correspondance, les instruments de précision demandés en France avant notre départ et que l’on n’avait pas su expédier à temps à Pnom Penh, et six caisses de vin de Sherry et de Porto. Tout cela n’arriva à Luang Prabang qu’une quinzaine de jours après notre départ, puis fut scrupuleusement renvoyé à Bankok avec tout ce que nous avions laissé. On comprit même dans cet envoi les objets que nous avions autorisé le roi à s’approprier, dès qu’il serait informé de notre entrée dans le Yun-nan et qu’il aurait acquis ainsi la certitude que nous ne repasserions point par sa capitale pour revenir à Saïgon. On voit que si la défiance avait présidé à nos premières relations avec les autorités locales, leur fidélité plus que scrupuleuse à remplir ensuite leurs engagements a témoigné de la déférence et de la sympathie que nous avions conquises pendant notre séjour dans la capitale du Laos siamois.

Le repos et le bien-être dont notre escorte avait joui pendant plusieurs semaines avaient un peu remonté le moral de nos Annamites, que la longueur de notre voyage effrayait déjà. Ils n’avaient point compté, au départ, sur une absence aussi longue, et pendant les jours de fatigue et d’isolement qui avaient précédé notre arrivée à Luang Prabang, j’avais saisi chez eux des symptômes inquiétants de découragement et de nostalgie. Ils étaient tous mariés et presque tous pères de famille ; chez les Chinois et chez les Annamites on se marie de très-bonne heure : le célibat passe pour un état contre nature. Ma connaissance de la langue annamite et les relations antérieures que j’avais eues avec quelques-uns de ces jeunes gens, dont deux étaient employés comme miliciens à la préfecture de Cholen avant le voyage, me rendaient le confident naturel de leurs inquiétudes. « Ong Quan (Monsieur le chef), m’avaient-ils dit souvent, lorsque je les emmenais avec moi sur le fleuve faire des sondages, ne sommes-nous pas allés assez loin encore et n’avez-vous point déjà sur votre carte assez de rochers, assez de cataractes, assez de détours ? Jusqu’où irons-nous donc ainsi ? » — « Nous voulons savoir, leur répondais-je, d’où vient ce fleuve, et c’est lui qui nous mène. Où ? Nous n’en savons pas plus long que vous. Mais nous irons, si nous le pouvons, jusqu’à ses sources. » — Ils soupiraient alors en regardant l’eau large et profonde. « C’est bien loin cela, disaient-ils, et ce grand fleuve n’est pas près de finir. » — « Qu’en savez-vous ? leur répondais-je pour les encourager. Il sort peut-être tout formé d’un grand lac, et, dans ce cas, demain vous pouvez en voir la fin. » Cette porte ouverte à l’espérance suffisait pour ranimer leurs courages et ramener la gaieté naturelle à leur race. Je les surprenais parfois demandant aux indigènes des nouvelles du grand lac qui donnait naissance au Mékong, et on leur répondait souvent de façon à confirmer leur secret espoir. Tous les habitants de l’Indo-Chine ont conservé le vague souvenir de leur ancien lieu d’origine, ce plateau de l’Asie centrale, semé de grands lacs qui se déchargent par de grandes rivières, et ils attribuent volontiers aujourd’hui une origine lacustre aux fleuves dont ils habitent les rives. C’est d’après leurs dires que les anciens géographes ont cru longtemps à l’existence d’un grand lac d’où seraient sortis à la fois le Menam et le Mékong. L’existence du lac de Ta-ly, qui se déverse par un bras considérable dans ce dernier fleuve, justifie jusqu’à un certain point cette tradition en ce qui le concerne.

Je m’apercevais que les Annamites avaient recueilli un bruit de cette nature à leur figure rayonnante et à leur entrain dans l’exécution de tous les travaux qu’on leur demandait. Je m’en félicitais vivement. Tout pouvait dépendre, à un moment donné, de la fermeté de leur attitude. Ce fut donc avec une véritable satisfaction que je les vis s’apprêter au départ avec gaieté et ne pas se préoccuper des éventualités d’attaque à main armée dont on nous avait menacés. Leurs armes européennes, le peu de cas qu’ils faisaient des sabres, des flèches ou des fusils à pierre des indigènes, et, par-dessus tout, l’extrême confiance que leur donnait notre présence, en faisaient de précieux auxiliaires. Notre état de santé, en ce moment, ne laissait absolument rien à désirer. Seules, nos ressources pécuniaires, diminuées par un séjour d’une année entière dans le Laos, restaient insuffisantes pour le trajet que nous avions encore à accomplir.

Au moment de notre départ de Luang Prabang, l’effet des premières pluies s’était déjà fait sentir sur le fleuve, dont les eaux avaient monté de près d’un mètre. Nous nous embarquâmes le 25 mai au matin.

Un peu au-dessus de la ville, le fleuve se rétrécit et reprend son aspect sauvage et tourmenté. Les montagnes des rives resserrent leurs crêtes dentelées et leurs surfaces rocheuses ; leurs derniers gradins, qui surplombent les rives du fleuve, sont souvent ornés d’une pyramide, tombeau d’un bonze pieux ou châsse d’une relique imaginaire. Un peu au-dessus de Luang Prabang, sur la rive gauche du fleuve, s’élève un de ces Tât, pittoresquement situé à l’angle formé par le fleuve et un petit affluent. La montagne qui lui sert de piédestal s’appelle Phou Kieo. (Voy. le dessin en tête du chapitre.) Un peu plus loin, sur la rive opposée, et à l’entrée d’une de ces cavernes si fréquentes dans les formations calcaires, s’élève une gigantesque statue de Bouddha.

Nous arrivâmes le soir à l’embouchure du Nam Hou, affluent de la rive gauche du fleuve. Vis-à-vis cette embouchure, s’élèvent, sur la rive opposée du fleuve, de hautes falaises à pic, dans le flanc desquelles s’ouvre une grotte, plus profonde que la précédente, que les indigènes ont transformée en sanctuaire. Nous y montâmes à l’aide d’un escalier pratiqué dans le roc. Les déchirures du rocher dessinent au bas de la gigantesque et irrégulière ouverture de la grotte une sorte de balcon dont la main de l’homme a complété et régularisé les piliers et la rampe. De ce point, le coup d’œil que présente le fleuve, est plein d’une grandeur sauvage. Nous sommes loin maintenant de ces perspectives infinies le bleu des eaux et du ciel se fondait sous une éclatante lumière, et où de lointaines lignes de palmiers et de cases, à demi cachées sous leur ombre, arrêtaient seules les contours d’un paysage à la fois monotone et imposant. Ici, le fleuve n’atteint pas 300 mètres de large, et son cours sinueux est borné de toutes parts par des murailles rocheuses que surmontent les bizarres dentelures des montagnes du second plan. À une dizaine de mètres au-dessous du spectateur, ses eaux, déjà boueuses et toujours rapides, baignent le pied de l’escalier qui conduit au balcon, et font battre contre le rocher la barque légère qui nous attend. C’est un admirable endroit pour assister aux courses de pirogues, si fréquentes au Laos, ou pour jouir des illuminations à l’aide desquelles les indigènes savent rehausser l’éclat de leurs nuits tropicales. À quelque distance de là, les eaux noires et calmes du Nam Hou se mélangent aux eaux jaunâtres du Cambodge, et la ligne de démarcation qui les sépare s’éloigne ou se rapproche de l’embouchure de la rivière, suivant le rapport variable de la vitesse des deux courants. Vis-à-vis de nous, sur la rive gauche, un banc de sable tranche vivement, par sa teinte dorée, sur la couleur sombre des roches avoisinantes, derrière lesquelles le soleil a déjà disparu, et dont les cimes s’élèvent noires sur un ciel rouge.


ENTRÉE DE LA GROTTE DU NAM HOU.

Après avoir joui un instant de ce spectacle, nous entrâmes dans la grotte[1]. Des Bouddhas de toutes dimensions sont échelonnés dans tous ses recoins ; des fleurs, des banderoles, des parasols, des ex-voto de toute nature en décorent les autels. La lueur des torches faisait vaciller de grandes ombres dans les profondeurs de ce temple naturel, et grimacer la figure ordinairement si placide du prophète de Kapilavastou. Malgré l’originalité de cette décoration religieuse, je me demandais si elle ne rapetissait point la sauvage grandeur de cette caverne, et si l’éclat des stalactites n’eût point été préférable aux dorures effacées et aux couleurs, ternies par l’humidité, des colifichets bouddhistes. Ce sont surtout les voyageurs et les bateliers du fleuve qui forment la pieuse clientèle de la grotte ; les prêtres qui la desservent et qui habitent sur la rive opposée, au village de Pak Hou, ne manquent jamais de fleurs ou d’offrandes. À l’époque des hautes eaux, le fleuve vient affleurer l’entrée même de la grotte. En 1856, une crue exceptionnelle l’inonda en partie, et les habitants ont indiqué la hauteur à laquelle l’eau s’éleva, par une ligne rouge tracée un peu plus loin sur la paroi unie et verticale du rocher. Cette ligne accuse une différence de 17m,50 entre le niveau des plus basses eaux et celui de l’inondation. La différence normale, résultant de la moyenne de plusieurs années ordinaires, n’est que de 10m,70. La profondeur maximum du fleuve, au moment de notre passage, était de 16 mètres vis-à-vis de l’embouchure du Nam Hou.

Les maisons du village de Pak Hou s’échelonnent sur la rive gauche, derrière le banc de sable dont j’ai parlé ; il forme une espèce de crique ou de port naturel dans lequel nos pirogues s’étaient déjà amarrées pour la nuit. Cette station était, à tous les points de vue, exceptionnellement confortable : au lieu de nos étroites pirogues, des cases bâties sur le sable, à l’intention des voyageurs, devaient nous servir de dortoirs.

La nuit était presque venue : je me hâtai de remonter dans une barque légère pour aller faire quelques sondages, et, conduit par deux rameurs, je remontai pendant un mille ou deux le cours du Nam Hou. Le courant était presque nul, l’onde était aussi claire et aussi silencieuse que les eaux du Cambodge étaient troublées et bruyantes. En glissant le long de la muraille de roche qui forme sur la rive droite une berge entièrement à pic, de plus de 350 mètres de hauteur[2], ma barque produisait un léger clapotis, dont le bruit argentin vibrait comme un écho dans l’atmosphère de la nuit. À une énorme hauteur au-dessus de ma tête, volaient quelques oiseaux de proie attardés, qui rejoignaient leurs nids, placés hors d’atteinte dans quelques-unes des crevasses du rocher. Leurs cris rauques et discordants devenaient de plus en plus rares. Je fis cesser de ramer pour jouir à loisir de ce moment de calme et de fraîcheur que ramènent les premières étoiles, et qui est si délicieux dans les pays chauds. On n’entendait que le sourd et monotone murmure du grand fleuve, et la douce chanson des insectes nocturnes, racontant aux buissons de la rive leurs mystérieuses amours.

Le Nam Hou, après avoir fait une légère inflexion au sud-est, se redressait vers le nord. C’était là cette route facile et directe vers la Chine à laquelle M. de Lagrée avait songé un instant. La rivière, qui avait une cinquantaine de mètres de large et une profondeur uniforme de cinq mètres, ne présentait point les allures d’un cours d’eau longtemps navigable. Nous étions, il est vrai, à la fin de la saison sèche, et la limpidité de ses eaux attestait que les pluies ne s’étaient pas encore fait sentir dans la partie supérieure de sa vallée. Celle-ci nous eût offert des paysages plus nouveaux et des populations moins connues que ceux que nous allions rencontrer sur les bords du Cambodge. Au point de vue politique, elle nous offrait, peut-être, par son voisinage du Tong-king, un intérêt plus exclusivement français ; et, si l’intérêt géographique qui dominait notre mission nous a invinciblement attaché à la reconnaissance du fleuve principal, il convient de signaler expressément à nos successeurs l’étude de cette contrée inconnue, qui promet d’être si féconde en découvertes ethnographiques.

La nuit était devenue fort noire ; mes Laotiens, qui étaient restés jusque-là silencieusement accroupis aux extrémités de la barque, me tirèrent de ma rêverie : le courant du Nam Hou nous portait insensiblement vers le fleuve ; il fallait retourner au campement, dont la lueur éclairait la rive à peu de distance.

Le lendemain, la navigation du fleuve se hérissa de difficultés. Après s’être dirigé au nord-est depuis Luang Prabang, il revient graduellement dans une direction absolument opposée, en se débattant au milieu de roches et de montagnes de plus en plus abruptes. Une fois établi dans cette nouvelle direction, son lit se nettoie sans s’élargir, sa profondeur dépasse en général 25 mètres ; les montagnes s’allongent parallèlement à ses rives, en formant plusieurs plans régulièrement étagés. La végétation, d’un aspect plus uniforme, perdrait complètement son aspect tropical, n’étaient les nombreux bananiers sauvages qui se mélangent aux bombax sur les rives du fleuve, et les quelques palmiers gigantesques qui se dressent çà et là sur les cimes des rochers calcaires. Des pins couronnent les lignes de faîte les plus élevées et viennent nous rappeler les paysages de la patrie absente.

Les villages sont très-clair-semés sur notre route. Quelques-uns sont habités par des Laotiens fugitifs des principautés du nord, entre autres de Muong Kun ou Xieng Tong. Mais les sauvages sont ici plus nombreux que les Laotiens. Ils appartiennent presque tous à la tribu des Khmous. On aperçoit leurs villages échelonnés sur les montagnes des seconds plans, et de légères colonnes de fumée, s’élevant des cimes, ou rampant le long des ravins qui les avoisinent, indiquent le lieu d’une exploitation forestière ou l’incendie qui prépare les semailles de la saison.

Le 27 mai, nous changeâmes de barques et d’équipage à Ban Cokhe ; le lendemain, nous arrivâmes à Ban Tanoun, village situé sur la rive droite du fleuve, à peu de distance duquel on avait signalé des volcans en activité au commandant de Lagrée. Notre géologue, le docteur Joubert, fut détaché de l’expédition pour aller examiner de près la localité. M. de Carné se joignit à lui. Ces messieurs devaient nous rejoindre à Xieng Khong.

Le 29 mai, nous passâmes devant l’embouchure d’une petite rivière, le Se Ngum, peu intéressante en elle-même, mais importante à signaler, parce que, du versant opposé de la chaîne qui lui donne naissance, descend la branche la plus orientale du Menam. Les sources des deux cours d’eau ne sont séparées que par un très-faible espace, et d’après les renseignements des indigènes, il suffirait, à l’époque des hautes eaux, de traîner une barque pendant un ou deux milles, sur un terrain assez uni, pour sortir du bassin du Mékong et recommencer à naviguer dans celui du Menam. Est-ce cette proximité qui a fait croire à la communication indiquée sur nos anciennes cartes ?

Nous nous arrêtâmes vingt-quatre heures au village de Pak Ben, qui était notre second relais entre Luang Prabang et Xieng Khong. Une jolie petite rivière venant du nord, qui, à peu de distance de son embouchure, se transforme en un torrent poissonneux, rejoint le Mékong à l’est du village, qui est habité en grande partie par des sauvages. Les eaux du fleuve avaient déjà monté à Pak Ben de trois mètres environ.

Le 31 mai, nous quittâmes Pak Ben, et le fleuve, dont la direction générale continuait d’être l’ouest quelques degrés sud, s’enfonça entre de hautes falaises rocheuses, couronnées de végétation, d’un aspect excessivement pittoresque. Dans cette partie de son cours, il remplit complètement son lit qui n’a plus que 150 à 200 mètres de large.


SAUVAGE DE PAK BEN.

Le lendemain, nous eûmes à franchir un rapide, Keng Le, qui nécessita le déchargement de nos barques et le transport de nos bagages pendant 100 mètres environ le long de la rive gauche : c’était le premier rapide d’une difficulté aussi sérieuse depuis le départ de Luang Prabang. Il est formé par une arête de schistes calcaires à cassure bleuâtre qui s’est relevée dans le lit du fleuve. Une fois cet obstacle franchi, la navigation devint très-facile, les berges étaient moins rocheuses et plus nettes. Nous aperçûmes dans l’ouest les sommets d’une chaîne de montagnes de 1,000 à 1,200 mètres d’élévation moyenne, paraissant courir régulièrement du nord au sud. Cette barrière allait terminer le long détour à l’ouest que décrivait le Mékong depuis Luang Prabang et le redresser enfin dans la direction du nord. Les sinuosités de son cours disparurent, son lit s’élargit, le courant diminua, et les pentes douces et régulières, qui de la rive droite conduisaient aux sommets de la chaîne, se couvrirent d’habitations et de cultures.

Le 2 juin, nous nous arrêtâmes quelque temps à Ban Hatsa, joli village situé sur la rive gauche ; le lendemain, nous arrivions à Pak Ta, dernière étape de notre route avant Xieng Khong.

Comme son nom l’indique, Pak Ta (embouchure du Ta) est situé au confluent du Nam Ta et du grand fleuve. C’est un village considérable. Pendant que l’on préparait les nouvelles barques qui ne devaient cette fois nous quitter qu’après notre arrivée à Xieng Khong, nous visitâmes les pagodes. Dans l’une d’elles se trouvait une cloche d’un travail excessivement soigné et d’une finesse d’exécution qui ne peut se rencontrer à un degré égal qu’en Europe. Ce n’était évidemment pas là un produit indigène, et la légende chinoise qui en entourait la base ne pouvait faire hésiter pour son lieu d’origine qu’entre le Tong-king et le Yun-nan.


BAN HATSA.

Le Nam Ta prend sa source dans le nord-est de Muong Phong, au sud de Muong Iva, et traverse un muong assez important, le Muong Phoukha[3].

Un peu au-dessus de Pak Ta, le fleuve traverse, par un retour au sud-ouest, la chaîne dont il longe jusque-là le versant est, et ce passage que les indigènes appellent Phadey, est marqué par de nouvelles difficultés de navigation. Nous franchissions en ce moment les limites du territoire de Luang Prabang pour entrer dans la grande province de Muong Nan, dont Xieng Khong est la seconde ville.

Après ce passage, le fleuve s’épanouit dans une grande plaine, comme depuis Vien Chan nous n’en avions plus rencontré, et il reprend son cours au nord-ouest. Le 4 juin au soir, nous campâmes sur un banc de sable. Notre horizon, subitement élargi, nous permettait d’apercevoir à l’ouest et au nord les sommets lointains et bleuâtres de grandes chaînes dont les derniers contre-forts venaient mourir en légères ondulations sur les rives du fleuve.

Le lendemain, à huit heures du matin, nous mettions pied à terre à Xieng Khong, où l’on achevait à la hâte les quatre cases édifiées pour nous recevoir. L’accueil des autorités fut bienveillant et empressé, et le gouverneur de la ville, qui était la seconde autorité de la province de Muong Nan, vint le soir même rendre visite au commandant de Lagrée. Nos barques furent déchargées et retournèrent à Pak Ta, après que ceux qui les montaient eurent reçu la rémunération habituelle. Nous nous trouvions maintenant en dehors de la zone d’influence et d’action du roi de Luang Prabang.


CLOCHE D’UNE PAGODE DE PAK TA.

MM. Joubert et de Carné nous rejoignirent le 9 juin : les phénomènes volcaniques que notre géologue avait pu constater étaient, suivant l’usage, beaucoup moins considérables que ne les avaient faits les récits des indigènes. Le volcan annoncé se réduisait à de simples fumerolles, formées de gaz sulfureux carbonique et de vapeur d’eau, et se produisant en deux points principaux, peu éloignés l’un de l’autre et appelés par les indigènes Phou Fay niaï et Phou Fai noi, « montagne du grand feu et du petit feu ».

Les pourparlers s’étaient engagés dès le lendemain de notre arrivée avec le gouverneur de Xieng Khong. Malgré sa bienveillance naturelle et son désir de nous être agréable, il ne pouvait se résoudre à nous laisser franchir la frontière de Siam : les lettres de Bankok dont nous étions porteurs nous accordaient la libre circulation sur tout le territoire siamois ; mais il n’était pas indiqué que nous pussions en sortir. Prendre sur soi de nous y autoriser était une responsabilité qui épouvantait le timide fonctionnaire. Placé à un poste avancé qui ne laissait pas que d’être périlleux, il était habitué à une circonspection que justifiaient d’ailleurs les nombreuses guerres dont cette partie du Laos, tour à tour disputée entre Siam et Bankok, avait été le théâtre. Il aurait voulu nous faire conduire à Muong Nan ou tout au moins obtenir de nous que nous attendissions la réponse du gouverneur de la province à notre demande de sortie du territoire siamois. À la rigueur, tout ce qu’il pouvait accorder était de nous faire conduire à Xieng Hai, autre petite province dépendant de Bankok, et située un peu plus près du territoire birman. M. de Lagrée n’eut pas de peine cependant à démontrer à son interlocuteur qu’aux termes mêmes de notre passe-port, nous avions le droit d’aller au moins jusqu’à la frontière. En conséquence, il le mit en demeure de nous fournir des barques pour remonter le fleuve jusqu’au point où celui-ci entrait dans les possessions birmanes. Ce trajet était évidemment autorisé par nos passe-ports, qui spécifiaient la libre circulation sur tout le territoire siamois. « Mais, objectait le gouverneur de Xieng Khong, le point où je vous ferai ainsi conduire est en pleine forêt ; vous n’y trouverez ni vivres, ni moyens de transport pour aller plus loin. D’ailleurs, le fleuve cesse en ce point d’être navigable et il vous faudra cheminer par terre. — Peu vous importe, répliquait M. de Lagrée, c’est là mon affaire et non la vôtre. »

On se rappelle sans doute que nous étions partis sans passe-ports de la cour d’Ava. L’amiral de la Grandière avait essayé de les obtenir par l’intermédiaire de Mgr Bigandet, évêque catholique français, qui jouissait d’une certaine influence auprès du souverain de la Birmanie ; mais, sur ces entrefaites, une révolution de palais avait renversé celui-ci du trône ; les trois frères cadets du prince régnant avaient assassiné leurs deux frères aînés, sans parvenir cependant à s’emparer du pouvoir. Ils s’étaient réfugiés chez les Anglais, qui les avaient repoussés, puis chez les Karens. Les troubles qui avaient suivi cet assassinat avaient empêché le gouvernement birman de répondre aux communications qui lui avaient été faites à notre sujet.

M. de Lagrée pouvait cependant se prévaloir de cette démarche pour affirmer aux autorités birmanes que la cour d’Ava avait été prévenue de notre voyage. Il écrivit dans ce sens une lettre au roi de Xieng Tong, prince laotien tributaire de la Birmanie et de qui relevait le territoire qui confinait immédiatement à Xieng Khong. Il lui demandait l’autorisation de passer dans ces États et de s’y procurer les moyens de transport nécessaires, et il l’assurait du but entièrement pacifique et scientifique de notre mission.

Un courrier spécial partit le 10 juin pour porter ce message et les présents qui l’accompagnaient. Ceux-ci, tous destinés au roi de Xieng Tong, se composaient d’un tapis de pied, d’un éventail, d’une pièce d’étoffe algérienne et de quelques menus objets, pipes, savon, mouchoir, etc. Pendant ce temps les autorités de Xieng Khong se décidaient à réunir les barques nécessaires. Ce n’était pas sans difficultés et sans longueurs : la circulation commerciale du fleuve est ici absolument nulle ; les moyens de navigation sont très-restreints ; les grandes pirogues et les bateliers adroits sont presqu’introuvables.

En raison de tous ces obstacles, notre départ fut remis au 14 juin. Nous en profitâmes pour visiter Xieng Khong et ses environs.

Le village de Xieng Khong est entouré d’un fossé et d’une forte palissade ; un petit ruisseau le divise en deux parties et les rives en sont reliées par un pont en bambou, plus pittoresque que solide ; la forêt qui entoure le village est sillonnée de sentiers plus larges que de coutume : ce sont presque des routes. Cependant les légers chars laotiens du sud ont disparu. Quelques éléphants, traînant de lourdes pièces de bois de teck, qui fait ici son apparition, croisent d’un pas lourd et nonchalant les convois de bœufs porteurs qui vont et qui viennent. Un de ces sentiers s’enfonce dans la direction du sud-est. C’est la route de Xieng Maï, ville qui est à dix ou douze jours de marche.

Le mot de Xieng remplace, dans la région où nous sommes arrivés, le mot de Muong, employé dans le sud pour désigner le chef-lieu de la province. On dit « aller au Xieng », comme on disait avant « aller au Muong ».

Le commerce par terre n’est guère plus actif que le commerce par eau, et se réduit aux denrées de première nécessité, telles que le sel, qui devient ici de plus en plus rare et que l’on tire du sud du Laos, de Nong Kay.

L’aspect de la campagne est assez triste et la population est très-clair-semée. Elle se mélange de sauvages dans une proportion considérable. Les habitants, laotiens ou de race sauvage, conservent les cheveux longs. Ils les relèvent en chignon sur le côté et ont tous adopté la mode birmane du turban. Les femmes placent souvent au nœud de leur chevelure une plaque d’argent. Elles sont plus vêtues que dans le sud ; leur teint s’éclaircit et leur physionomie revêt une teinte plus orientale et une expression plus délicate.

Les costumes des sauvages sont empreints d’une grande rudesse ; le cuivre en fait le plus grand ornement : ce sont de longues épingles doubles en cuivre qui retiennent les cheveux sur la tète, des anneaux en cuivre qui entourent le cou, du fil de cuivre contourné en spirale qui sert de ceinture, des épingles de cuivre à grosse tête qui remplissent les trous énormes pratiqués dans le lobe des oreilles. Quelquefois aussi, ces pendants d’un nouveau genre sont remplacés par de simples rouleaux de coton que leurs propriétaires semblent tenir à honneur de faire le plus gros possible ; quelques-uns mesurent de deux à trois centimètres de diamètre, et c’est à peine si le lobe de l’oreille, démesurément distendu, parvient à entourer d’un mince cordon de chair ce singulier ornement. Les hommes continuent à faire preuve d’une très-grande simplicité de costume ; les femmes, au contraire, sont très-vêtues et n’étalent jamais, comme les Laotiennes, leurs poitrines nues aux regards des curieux, que ce spectacle attriste plus souvent qu’il ne les charme : elles portent une jupe de cotonnade bleue, bordée de blanc, et un petit veston bleu serré au corps. Leurs allures sont plus timides, plus modestes ; la plupart seraient gracieuses, sinon jolies, si les durs travaux qu’elles partagent avec leurs maris n’endurcissaient leurs traits et ne courbaient leur taille de très-bonne heure. La plupart portent leurs enfants derrière le dos dans une sorte de ceinture d’étoffe, pour conserver leurs mains libres et n’interrompre leurs occupations que lorsqu’elles doivent donner le sein. Il n’est pas rare de voir des Laotiens prendre en mariage des femmes sauvages, et dans ce cas elles tiennent un rang égal à celui de leurs compagnes laotiennes.

Les sauvages de Xieng Khong appartiennent à la grande tribu des Lemet, qui habite surtout la vallée du Nam Ta, sur la rive gauche du Mékong, et dont la plus grande partie reconnaît l’autorité de Luang Prabang[4].


PALMIERS ÉVENTAILS DANS LES RUINES DE XIENG SEN.

Le 14 juin, à une heure de l’après-midi, nous quittâmes Xieng Khong dans six barques[5] : c’était la dernière fois que nous devions nous servir de ce moyen de locomotion en explorant le cours du Cambodge. Heureusement pour l’inexpérience de nos bateliers, la navigation du fleuve était facile en ce moment. Çà et là quelques roches isolées se montraient encore dans son lit ; elles disparurent bientôt ; le courant s’affaiblit : on sentait que la pente générale du sol redevenait très-faible. De belles forêts s’élevaient sur les rives, qui s’aplanissaient de plus en plus.

Le fleuve, qui à Xieng Khong paraît venir du nord-ouest, tourne bientôt brusquement à l’ouest, et dans cette direction on a devant soi une plaine sans limites, dont l’horizon s’estompe à peine de légères et lointaines ondulations. Nulle part le Cambodge n’avait eu d’aussi belles apparences de navigabilité. Ce ne devait être malheureusement qu’une trêve bien courte à ses fureurs.

À partir de ce point, il décrit un long et paresseux détour vers le sud ; on dirait qu’il se plaît à s’attarder dans cette plaine et à y reposer ses eaux de leur course fatigante au milieu des montagnes et des roches. C’est à l’extrémité de ce détour, qu’il reçoit les eaux du Nam Cok. Cette rivière, d’une largeur considérable, est alimentée par la chaîne qui sépare la vallée de la Salouen de celle du Cambodge, chaîne à laquelle les Birmans donnent le nom de Tanen taoung gyi. Vis-à-vis de son embouchure, on voit le lit, aujourd’hui à sec, d’un bras du fleuve qui détachait le long de la rive gauche, une île très-considérable, Don Moun. Il y a une dizaine d’années environ que les eaux ont abandonné ce bras, sans doute en vertu de la tendance qu’a le courant, dans les terrains meubles, à attaquer le côté extérieur des courbes décrites par le fleuve et à s’éloigner du côté intérieur. Peut-être aussi, le changement de direction du courant du Nam Cok, occasionné par le déplacement des sables à son embouchure, n’a-t-il pas été étranger à cet événement.

Après l’embouchure du Nam Cok, le Cambodge se redresse lentement vers le nord : nous étions arrivés au point le plus occidental que nous dussions atteindre pendant notre voyage et nous ne nous trouvions plus qu’à une faible distance de l’itinéraire, suivi en 1837 par le lieutenant Mac Leod, pour se rendre de Xieng Mai à Xieng Tong. Une île, Don Ten, s’interpose entre l’embouchure du Nam Cok et les ruines de la ville de Xieng Sen qui s’étendent sur la rive droite à quelques milles en amont. Le fleuve continue à couler lentement entre deux berges basses et couvertes de forêts de teck ; sa largeur est de 4 à 500 mètres ; je trouvai 16 mètres de profondeur maximum, vis-à-vis de l’emplacement de Xieng Sen. Cette plaine, qui était jadis l’un des centres les plus importants de la puissance laotienne, est aujourd’hui, malgré sa fertilité et son admirable situation, complètement déserte : objet de la convoitise des Siamois et des Birmans, aucun d’eux n’a jusqu’à présent été assez fort pour s’en assurer la possession exclusive, et elle reste une sorte de terrain neutre abandonné aux animaux sauvages, propriétaires moins turbulents et plus sages que l’homme.

La destruction de Xieng Sen remonte à plus d’un demi-siècle et forme un épisode des guerres qui suivirent la révolte de Xieng Mai contre la Birmanie.

Rien n’apparaît au-dessus des hautes herbes qui ont envahi l’emplacement de l’ancienne métropole du Laos septentrional, que la flèche d’un Tât, presque aussi considérable que celui que nous avions visité à Vien Chan, et appelé comme lui Tât Luong ou « Tât Royal ». Quelques sentiers à demi effacés partent de la rive et s’enfoncent dans les broussailles ; on rencontre çà et là quelques monceaux de briques, quelques statues de Bouddha renversées ; plus loin une aire bien nivelée et préservée de l’envahissement de la végétation par un dallage en brique ou en béton ; ailleurs, quelques colonnes en bois dur, sur lesquelles sont visibles encore des traces de dorure. Les cimes en fleur de quelques arbres à fruit, redevenus sauvages, se dégagent des hautes herbes et indiquent l’emplacement des jardins de la ville ; des palmiers éventails contrastent par leur forme singulière avec l’aspect uniforme des forêts de teck avoisinantes. En remontant le Nam Cok, on trouve également les ruines d’une autre ville laotienne, Xieng Hai ou Xieng Rai ; elles ont été visitées par Mac Leod en 1837 : d’après une légende rapportée par ce voyageur, le prince qui fonda Xieng Hai, donna dès sa naissance des signes non équivoques de sa puissance future : il brisa tous les berceaux dans lesquels il fut placé, et l’on dut lui en donner un en fer. On assure que ce berceau métallique subsiste encore au milieu des ruines.

À quelque distance au-dessus de Xieng Sen, les montagnes se rapprochent de nouveau des rives du fleuve. Après avoir passé devant l’embouchure du Nam Pout[6], affluent de la rive droite, nous rencontrâmes plusieurs îles qui devaient être les dernières que nous aurions à inscrire dans le cours de notre longue navigation sur le Cambodge. Au delà, la largeur du fleuve se réduisit à 150 ou 200 mètres, et la navigation redevint aussi pénible que pendant les plus mauvais jours de notre voyage de Vien Chan à Xieng Cang. Un chenal étroit et profond se creusa au milieu des roches qui surgissaient de tous côtés. Le soir du 17 juin, nous eûmes à franchir un passage où toutes les eaux du fleuve se réunissaient dans un bras de 40 à 50 mètres de large. C’est le rapide appelé Tang Din par les indigènes[7]. À peu de distance en amont, sur la rive droite, se trouve un torrent qui sert de limite aux provinces de Xieng Hai et de Xieng Tong ; la rive droite du fleuve devient donc à partir de ce point territoire birman. Nous rencontrâmes là des gens de Xieng Mai, qui, au retour d’une excursion dans les forêts voisines, étaient occupés à façonner en gâteaux la cire qu’ils avaient récoltée. Les rayons étaient fondus au feu, soumis à une forte pression, et la cire liquide, dégagée de toute impureté, coulait dans un moule qui avait la forme d’un segment de sphère.

Le lendemain, nous arrivâmes au pied d’un nouveau rapide, le Tang Ho, qui offre, dans cette saison, un obstacle insurmontable à la navigation du fleuve. Un sala s’élevait sur la rive droite. C’était là que nos barques de Xieng Khong s’étaient engagées à nous conduire. La continuation de notre voyage dépendait désormais de la bonne volonté du roi de Xieng Tong, sur le territoire duquel nous nous trouvions. À trois ou quatre lieues dans l’intérieur, se trouvait un chef-lieu de province, nommé Muong Lim. M. de Lagrée dépêcha un courrier au gouverneur pour l’informer de notre arrivée et lui demander l’autorisation d’aller attendre à Muong Lim même, la réponse à la lettre qu’il avait adressée au roi de Xieng Tong.

Nous nous installâmes dans le sala, jusqu’au retour de notre courrier, à côté des voyageurs birmans et laotiens qui s’y trouvaient déjà : un certain mouvement commercial se faisait remarquer en ce point ; les caravanes de bœufs porteurs qui venaient y faire halte avaient laissé de nombreuses traces aux environs. Deux principaux courants d’échanges se rencontrent là : l’un, qui a lieu par barques, apporte de Luang Prabang le sel nécessaire à la consommation locale ; l’autre, qui suit la route de terre, apporte de Xieng Maï les boules de gambier et les noix d’arec qui entrent dans la composition de la chique des Laotiens du nord. Les arbres qui fournissent ces deux produits deviennent, dans cette région, beaucoup plus rares ou manquent même complètement. On sait que le gambier est une substance astringente, que l’on extrait des feuilles d’un arbre de la famille des rubiacées. On l’emploie depuis quelques années en Europe pour la teinture et le tannage, et l’exportation de cette denrée du seul port de Singapour pour l’Occident s’élève aujourd’hui à plus de vingt millions de kilogrammes par an. Il y a longtemps que les Chinois tirent parti de cette substance pour teindre en noir et en brun les tissus de soie et de coton. Le gambier est un objet de première nécessité pour les Malais, qui le mâchent seul ou avec les feuilles du bétel.

Nous pouvions craindre, de la part du chef de Muong Lim, un refus formel de nous admettre sur son territoire. Il était donc prudent de garder les barques et les bateliers qui nous avaient amenés de Xieng Khong. Afin d’utiliser jusqu’au dernier moment le temps passé sur les bords du fleuve que nous allions peut-être abandonner pour cheminer par terre, je résolus de remonter à pied le long de la rive droite, le plus loin qu’il me serait possible. Je partis, le 19, de très-bonne heure, ma boussole à la main et un petit paquet de vivres sur le dos. Le temps était presque couvert et promettait de m’épargner la brûlante réverbération du soleil sur les plages rocheuses du Mékong. Je franchis la barrière de rochers, au milieu desquels rugissaient les eaux du Tang Ho ; un seul passage sinueux, d’une trentaine de mètres de large, s’ouvre dans cette ceinture de pierre ; encore ce passage est-il divisé en deux bras par un rocher. Aucun radeau ne pourrait en descendre le courant sans se briser ; aucune barque ne pourrait, même avec des cordes, le remonter sans se remplir ; mais, aux hautes eaux, alors que le fleuve remplit entièrement le fossé, large de 600 mètres environ, qui sépare les deux chaînes de collines formant ses rives, cet obstacle peut être franchi et la circulation en pirogue redevient possible.

En continuant ma route, je constatai que le fleuve s’inclinait de plus en plus vers le nord-est, et qu’il paraissait enfin se diriger vers les frontières de la Chine, cette terre promise, aux portes de laquelle nous devions errer pendant quatre longs mois avant de parvenir à les franchir.

Le fleuve, réduit à un chenal de 50 à 80 mètres de large, laissait à découvert de grands bancs de sable, entrecoupés de bassins d’une eau chaude et dormante et de rochers d’un aspect bizarre et d’une escalade difficile. La forêt marquait partout nettement la limite que ne dépassait jamais l’inondation et encadrait d’un ruban vert aux reflets ondoyants cette bleuâtre étendue, tout émaillée de taches blanches et noires. Je pus, au début de mon excursion, cheminer sur des plages sablonneuses, le long de la lisière des grands arbres, sans être obligé, soit d’entrer dans le fourré, où la circulation eût été trop pénible, soit de marcher dans l’eau, qui eût été parfois trop profonde. Le paysage était d’une sauvagerie pleine de grandeur. Nulle part de vestiges des hommes ; les traces fugitives des pêcheurs et des chasseurs nomades, que nous avions été habitués à rencontrer jusque-là, même dans les endroits les plus déserts, manquaient absolument. Le disque du soleil apparaissait à travers la ligne d’arbres qui couronnait le sommet des collines : la vie s’éveillait peu à peu sous les arceaux de la forêt ; les oiseaux célébraient par des chants joyeux les flots de lumière qui venaient pénétrer soudain leurs retraites ombreuses ; les cerfs bramaient et les éléphants faisaient entendre leur cri sonore. Comme un tressaillement de la nature à son réveil, un léger souffle de brise ridait la surface de l’eau et agitait la cime des grands arbres.

Les animaux de la forêt se montrèrent bientôt sur les bords du fleuve et parurent plus étonnés qu’effrayés de ma présence. Avec un peu plus de prestesse, j’aurais pu saisir par les cornes un jeune cerf qui venait à ma rencontre, et je dus, bien malgré moi, partager les plaisirs du bain avec des éléphants sauvages. Je pouvais me croire en plein paradis terrestre.

Vers midi, la rive du fleuve se transforma en une haute muraille à pic, couverte d’une végétation inextricable. Il y avait six heures que je marchais ; j’étais harassé de fatigue, le sable et les rochers s’étaient échauffés aux rayons du soleil, malgré les nombreux nuages qui venaient à chaque instant en tempérer l’ardeur ; mes pieds nus étaient gonflés et saignants. L’amour de la géographie céda au cri de la nature. Je pris un dernier relèvement du fleuve, je choisis un endroit ombreux et une place nette sur les bords de la forêt, et j’ouvris mon paquet de provisions : du riz en guise de pain et un poulet rôti en composaient le contenu. L’eau du fleuve n’était pas loin. Je fis un repas qui procura plus de jouissances à mon appétit, excité par une longue marche, que les festins les plus succulents du monde civilisé. À une heure, je rebroussai chemin. C’était le moment de la sieste. La brise était tombée et la chaleur étouffante. Les rives du fleuve étaient redevenues désertes ; la forêt était silencieuse. Ses sauvages habitants s’étaient retirés au plus profond de ses fraîches retraites. J’étais seul à braver l’ardeur du jour et je suivais machinalement les traces de mes pas, imprimées sur le sable et mêlées aux nombreuses empreintes des cerfs de toutes les espèces, des sangliers, des éléphants. J’aurais voulu effacer ce double sillon laissé par mon passage et qui semblait faire tache en ces beaux lieux. Ce paysage solitaire du Mékong, l’un des derniers qu’il me fut donné de voir, est resté profondément gravé dans ma mémoire.

Le 20 juin, douze bœufs porteurs arrivèrent au sala ; ils étaient mis à notre disposition par le gouverneur de Muong Lim qui autorisait notre venue. Les chemins affreusement défoncés par la pluie et la côte excessivement rapide qu’il fallait gravir en quittant le campement ne permettaient que de leur donner une charge très-faible ; malgré toutes nos réductions de bagages, nos instruments et nos objets d’échange formaient encore le chargement d’une vingtaine de bœufs. C’était là le chiffre qui avait été demandé. Les huit bêtes de somme qui manquaient ne devaient, nous dit-on, arriver que le lendemain soir. Nous congédiâmes définitivement les barques de Xieng Khong, qui attendaient depuis trois jours l’issue des négociations entamées avec Muong Lim, et M. de Lagrée se résolut à partir au point du jour avec tous les membres de la Commission. Je dus rester au sala, seul avec deux Annamites, pour garder le reste de nos bagages jusqu’à l’arrivée des huit bœufs porteurs annoncés.

J’attendis quarante-huit heures, pendant lesquelles les pluies continuèrent avec une telle force que les eaux du fleuve montèrent de plus de trois mètres et vinrent baigner le pied même des colonnes qui supportaient le sala. J’appris que la plupart des bœufs s’étaient abattus pendant le court trajet de la Commission et que leurs fardeaux avaient dû être répartis entre des porteurs. Il avait fallu cinq heures pour franchir les quatorze kilomètres qui séparent Muong Lim des rives du fleuve. C’était un indice des difficultés que nous allions avoir à vaincre en continuant notre voyage par terre pendant la saison des pluies. On m’envoya vingt hommes au lieu des huit bœufs que j’attendais ; je leur partageai le reste des bagages, et le 23 juin, je rejoignis avec eux la Commission.


DÉPART POUR MUONG LIM : CHEMIN CREUX.

Quand on a franchi les deux ou trois petites chaînes de collines qui bordent le fleuve, et entre lesquelles coulent de petits ruisseaux dont le lit sert de route pendant la plus grande partie du trajet, on se trouve dans une grande plaine qu’arrose le Nam Lim et où s’élève le muong de ce nom. Le Nam Lim est une rivière assez considérable, que nous dûmes passer en barque et qui paraît venir d’un lac situé près de la ligne de partage des eaux du Cambodge et de la Salouen[8].

Muong Lim est un grand village, entouré de rizières très-bien établies, où se tient tous les cinq jours un marché assez considérable. La valeur relativement élevée des denrées indique des communications commerciales déjà importantes. De nombreuses étoffes anglaises apparaissent dans les étalages. On ne peut s’empêcher d’admirer l’habileté et le sens pratique de nos voisins en fait d’exportations. Ils ont créé pour l’Indo-Chine une fabrication spéciale, qui a choisi les couleurs les plus aimées des indigènes et les dessins les plus propres à flatter leur fantaisie. Des images de pagodes et d’autres emblèmes bouddhistes s’étalent sur le fond de toutes ces étoffes, qui sont exactement de la longueur et de la largeur qu’avaient les étoffes de fabrication indigène, avant l’introduction des produits européens.

Le commandant de Lagrée avait rendu visite au gouverneur de Muong Lim, vieillard de soixante-dix-huit ans, qui attendait, pour savoir quelles relations il devait établir avec nous, les instructions de Xieng Tong. Tout réservé que fût son accueil, il n’en consentit pas moins à considérer M. de Lagrée comme l’envoyé d’une nation puissante : une garde fut placée autour de nous. Quelques musiciens du muong vinrent nous donner une aubade. Un chanteur, tenant une bougie allumée dans chaque main, débitait sur un rhythme assez entraînant des couplets que terminait un court refrain répété en chœur par toute l’assistance. De nouveaux types apparaissaient au milieu de la population : les Khas Mou-tse, très-nombreux aux environs de Muong Lim, en étaient les plus remarquables. Ils étalent une recherche et une complication de costume que nous étions peu habitués à rencontrer en Indo-Chine. La coiffure des femmes est des plus originales : elle se compose d’une série de cercles de bambou, recouverts de paille tressée et s’appliquant sur le sommet de la tête. Le rebord de cette sorte de chapeau est garni de boules d’argent qui encadrent le front ; au-dessus, sont deux rangées de perles de verre blanc ; sur le côté gauche, pend une houppe de fils de coton blancs et rouges, d’où part une ganse formée de cordons de perles multicolores. Des fleurs et des feuilles s’ajoutent toujours à cette coiffure, qui est susceptible des modifications les plus variées. Les femmes portent un justaucorps dont les manches et les basquines sont bordées de perles blanches, avec un plastron sur la poitrine, et un jupon très-court qui n’atteint pas les genoux. Les jambes sont enveloppées de guêtres collantes, qui partent de la cheville et recouvrent tout le mollet. Ces guêtres sont ornées d’un rang de perles, placé à mi-jambe. La toilette se complète par des pendants d’oreilles en perles de couleurs ou en boules d’argent soufflé, par des bracelets, des ceintures, des colliers et des baudriers croisant la poitrine, composés


EN ROUTE DANS LES RAVINS.

de coquilles et de sapèques chinois enfilés sur des cordons. Les hommes portent le turban,

un pantalon large et court, et une veste à boutons d’argent. Le costume des deux sexes se complète par une sorte de manteau en feuilles ayant la forme d’un livre à moitié ouvert, qui est attaché au cou et qu’on ramène sur la tête quand il pleut, en guise d’abri volant. Quand les femmes portent des fardeaux, elles ajoutent à leur costume, déjà si compliqué, un plateau en bois qui se place sur les épaules, en offrant au cou une échancrure suffisante, et auquel on accroche la hotte qui contient les objets à transporter. Ce plateau est retenu en avant par des cordes que l’on attache à la ceinture ou que l’on tient à la main.

Quelques-uns de ces sauvages portent les cheveux longs, mais tressés en forme de queue, à l’instar des Chinois. Leur langue diffère profondément du laotien ; elle a des sons durs et sifflants qui la font distinguer très-facilement des autres langues de l’Indo-Chine septentrionale. Les Mou-tse ont des chefs spéciaux, sont très-superstitieux et peu communicatifs. Ils viennent, disent-ils, du nord, au delà de Muong Lem, de Ouei-yuen, dans le Yun-nan, d’après Mac Leod[9]. Ce voyageur ajoute, d’après des renseignements qui lui ont été donnés à Xieng Tong, que les Mou-tse enterrent leurs morts, au lieu de les brûler comme les Laotiens, et qu’ils adorent les esprits. La polygamie n’est permise chez eux qu’autant que la première femme est stérile. Ils n’ont pas d’écriture, quelques-uns d’entre eux peuvent écrire le chinois. Le colonel Yule[10] suggère, d’après la ressemblance du nom, que les Mou-tse appartiennent à la même race que les Miao-tse, qui vivent presque indépendants des Chinois dans les montagnes du Kouy-tcheou. Les dix ou douze mots que nous avons pu recueillir de la langue parlée par chacune de ces deux tribus diffèrent très-sensiblement[11].

Le 28 juin, le gouverneur de Muong Lim vint communiquer au commandant de Lagrée la réponse de Xieng Tong. Elle était favorable. Le roi de Khemarata et de Toungkaboury nous autorisait à louer des hommes et des barques sur son territoire, et à continuer notre route par la vallée du fleuve ; il nous prévenait que, dans le cas où nous désirerions aller à Xieng Tong, il serait nécessaire de demander une nouvelle autorisation. Cette lettre était écrite en caractères lus et commençait par une énumération de titres excessivement longue. Elle rappelait cependant que le royaume de Xieng Tong ou de Khemarata était tributaire du Muong Kham-Angva (le Muong d’Or : Ava).

Le messager nous donna quelques intéressants détails sur les débats que notre demande avait suscités dans le conseil royal. Il était resté quatre jours à Xieng Tong, pendant lesquels on l’avait constamment renvoyé du premier roi au second roi et de celui-ci au chef birman, chargé de représenter auprès du souverain indigène l’influence de la cour d’Ava. Ce fonctionnaire, dont le commandant de Lagrée ignorait l’existence, avait sans doute été vexé de ce que, parmi les cadeaux envoyés par le chef de la Mission française, aucun ne lui avait été destiné, et il avait fait une vive opposition à l’autorisation de passage qui nous avait été accordée. Le messager avait essayé de disculper le commandant de Lagrée en alléguant l’ignorance où il était de la présence à Xieng Tong d’un officier birman. « Pourquoi ces gens-là se prétendent-ils puissants et savants, lorsqu’ils ignorent de telles choses ? » lui répondit l’agent d’Ava. Le roi avait fini par passer outre à sa résistance, en lui disant : « Que craignez-vous donc ? ils ne sont que seize, et nous sommes quarante mille. Croyez-vous qu’ils l’emporteront sur nous ? »

Le chef de l’expédition demanda immédiatement au mandarin de Muong Lim les moyens de transport nécessaires à la continuation de notre route ; nous allions longer la vallée du fleuve en nous dirigeant au nord-est ; c’était la voie la plus courte pour arriver à Xieng Hong, ou Alévy, patrie de notre interprète et ville où s’était arrêté, en 1837, le lieutenant Mac Leod. Elle est située sur la rive droite du fleuve, par 22° de latitude nord. Outre le territoire de Xieng Tong, nous devions traverser celui de Xieng Kheng ou Muong You, autre province laotienne tributaire d’Ava, dont le gouverneur, frère cadet du roi de Xieng Tong, avait également reçu depuis trois ou quatre ans le titre de roi.

Malgré l’autorisation qui nous était accordée par le roi de Xieng Tong, les autorités locales ne nous furent que d’un mince secours, dès qu’il s’agit de débattre les conditions d’engagement de nos porteurs de bagages : il fallut passer par toutes les exigences des indigènes. Nous ne réussîmes à aucun prix à les décider à porter dans un hamac M. Delaporte, qui ne pouvait ni marcher ni monter à cheval. Porter un malade, c’était s’exposer à être malade soi-même, disaient les habitants. « Je me plaindrai à Ava de ce refus de concours, disait M. de Lagrée. — Écrivez à qui vous voudrez, répondait le gouverneur ; je n’y puis absolument rien. » — Et en effet, les administrés conduisent ici leurs administrateurs plus qu’ils ne sont conduits par eux. Il fallut faire porter M. Delaporte par nos Tagals et nos Annamites, dont quelques-uns, naturellement peu vigoureux, étaient à ce moment abattus par la fièvre. Avant de partir, nous fîmes faire un exercice à feu à notre escorte, pour diminuer nos munitions, et en même temps pour faire admirer la portée et la précision de nos armes.

Le 1er  juillet, nous nous mîmes en route pour Paleo. Il fallut, au début de notre voyage, traverser une immense étendue de rizières fraîchement labourées, et circuler sur d’étroits talus en partie détruits par la pluie, où nous enfoncions jusqu’à mi-jambe. Nous passâmes à gué le Nam Mouï, affluent du Nam Lim, avec de l’eau jusqu’à la ceinture. Au delà du gué, se trouve un petit village. J’étais resté sur les bords de la rivière pour assister au passage de M. Delaporte et pour diriger ses porteurs, qui, tous d’assez petite taille, avaient à lutter contre un fort courant et à éviter que le hamac ne fût atteint par l’eau. Le passage heureusement effectué, nous nous préparions à traverser le village pour rejoindre la tête de la colonne, quand quelques indigènes s’empressèrent à notre rencontre et nous firent signe de changer de route. Je crus d’abord que nous nous trompions, et que l’on voulait nous remettre dans le bon chemin ; mais je ne tardai pas à m’apercevoir, aux figures inquiètes et aux gestes menaçants de nos interlocuteurs, que cette démonstration était dirigée contre le malade, dont la présence dans le village devait être évitée comme étant d’un présage fâcheux. Mon indignation et celle des hommes de l’escorte qui m’entouraient s’exprima d’une façon assez énergique pour


UNE SCÈNE DE CHANTEURS, À MUONG LIM.

que l’on n’osât pas insister davantage. Nous traversâmes le village sans autre incident.

Au delà commençaient la forêt et des chemins moins pénibles pour nous. Nous couchâmes le soir à mi-chemin de Paleo, à Ban Nam Kun, dans la maison d’un bonze, qui servait de pagode.

Le lendemain, 2 juillet, après cinq heures d’une marche très-fatigante, au milieu de petites collines boisées, entrecoupées de ruisseaux et de marais au milieu desquels le sentier se perdait souvent, nous arrivâmes à Paleo, où nous nous installâmes dans une pagode neuve, agréablement située près des bords du Nam Kay, petit affluent du Cambodge. Les trente kilomètres que nous avions parcourus depuis Muong Lim nous revinrent à peu près à cent cinquante francs. Nous ne pouvions aller bien loin avec ce tarif, et une nouvelle réduction de bagages fut résolue. Mais, au lieu de donner nos effets, comme à Luang Prabang, nous les vendîmes : une redingote s’échangea contre deux poules, un pantalon contre un canard, un gilet de flanelle contre un concombre. Nous nous résolûmes à porter chacun nos armes, à abandonner les petits matelas qui nous avaient préservés jusque-là du contact de la terre nue, et à nous contenter désormais de nos couvertures pour tout objet de literie et de campement. Nous réduisîmes ainsi tous nos bagages à trente colis assez maniables, dont la pharmacie, les instruments, les munitions et l’argent formaient la partie la plus considérable. Il nous restait environ dix mille francs en argent, formant un poids de cinquante kilogrammes. Quoique nous l’eussions divisé en deux colis, le volume de ceux-ci, trop petit relativement à leur poids, attirait assez l’attention pour exiger en route la surveillance spéciale de l’un des hommes de l’escorte.

Paleo est à une petite lieue de la rive droite du fleuve ; naturellement, j’allai revoir cette vieille connaissance : le Cambodge coule ici dans une plaine où il s’épanouit à son aise ; il est comparable aux plus beaux endroits du Laos inférieur ; mais il ne porte que quelques barques de pêcheurs et continue à être délaissé comme route commerciale. La rive gauche appartient toujours à Muong Nan, et, par conséquent, à Siam. C’est à quatre ou cinq milles plus haut qu’une petite rivière, le Nam Si, forme la limite du territoire siamois et du territoire birman.

Nous trouvâmes à Paleo une autre espèce de sauvages, les Khas Khos, dont le type est encore plus voisin du type chinois que le type annamite[12]. Ils se considèrent comme une colonie chinoise, venue des monts Tien-tsang, dans le voisinage de Ta-ly. Ils portent les cheveux rasés, à l’exception d’une queue, qu’ils enroulent à un turban noir, orné de cercles d’argent. Le costume des femmes diffère peu de celui des Mou-tse que nous avions rencontrées à Muong Lim. Les femmes mariées ont seules le droit de porter une coiffure. Celle-ci est fabriquée spécialement pour la personne qui doit en être titulaire, et à partir du jour des noces, la femme et la coiffure ne se séparent plus : on les ensevelit dans le même tombeau. Les Khas Khos possèdent un grand nombre d’objets en argent, ciselés avec beaucoup de goût. Ils ont même des pipes de ce métal, représentant des sujets assez gracieux. Ils se refusèrent à nous servir de porteurs, en disant qu’ils craignaient le mauvais sort, et les autorités de Paleo, gagnées sans doute par des cadeaux, n’insistèrent pas davantage auprès d’eux ; ce furent des Lus que nous engageâmes jusqu’à l’étape suivante, Siemlap.

Le commandant de Lagrée fit partir d’avance pour ce point son interprète Alévy, accompagné de deux Annamites, parmi lesquels se trouvait le sergent, homme solide et résolu. Alévy devait prévenir de notre arrivée les autorités locales et leur demander de faire parvenir une lettre au roi de Xieng Kheng, de qui dépendait Siemlap, et auprès duquel nous avions à faire une démarche analogue à celle qui avait réussi auprès du roi de Xieng Tong, son frère. Cette fois, M. de Lagrée n’eut garde d’oublier, dans la répartition des cadeaux qui accompagnaient sa demande, le fonctionnaire birman, préposé à Xieng Kheng à la surveillance du prince indigène.

Alévy partit le 5 juillet. Nous l’aurions suivi dès le lendemain, sans un orage qui grossit pendant la nuit un des torrents que nous avions à traverser ; on ne pouvait en risquer le passage avec des hommes chargés de fardeaux. La journée du 7 s’étant passée sans pluie, les eaux diminuèrent, et nous pûmes, le 8 au matin, nous mettre en route. Nous dûmes coucher le soir en pleine forêt sur les bords du Nam Ouen et nous construire un gourbis pour nous garantir contre les averses qui ne pouvaient manquer de troubler notre sommeil. L’une d’elles fut si abondante, qu’elle eut bientôt raison du frêle rempart de feuilles qui lui était opposé : nous fûmes trempés jusqu’aux os, malgré nos couvertures. Ce ne fut pas là d’ailleurs la plus grande cause d’insomnie : en outre des légions de sangsues et de moustiques, compagnons inséparables, en cette saison, du voyageur dans les forêts du Laos, le lieu qui nous servait de halte était infesté par une quantité innombrable de pucerons ailés, qui s’enfonçaient dans le cuir chevelu et y causaient les démangeaisons les plus vives. Nous fûmes le lendemain sur pied de grand matin, trop heureux de déménager de ce malencontreux asile et de respirer en cheminant un air moins chargé d’insectes.

La contrée que nous traversions, et qui la veille était plane, devint montagneuse : la forêt, qui recouvrait les pentes que nous gravissions et que nous descendions tour à tour, avait parfois de magnifiques aspects, que les préoccupations et la fatigue nous empêchaient d’admirer comme ils le méritaient. Çà et là, quelques coteaux étaient couverts de plantations de coton. Sur les plateaux les plus élevés, surgissaient des sources dont l’eau limpide courait sous un gazon fleuri. Nous débouchâmes, après cinq heures de marche, dans la plaine de Siemlap, où nous eûmes de nouveau à cheminer dans la boue au milieu de rizières fraîchement repiquées. Nous trouvâmes Alévy et nos deux Annamites installés dans la pagode du village et en train d’organiser notre cuisine ; ils avaient su remplir notre garde-manger par un coup d’éclat. Dans la forêt, pendant leur voyage de Paleo à Siemlap, un cerf de grande espèce avait été abattu sous leurs yeux par un tigre. Sans se laisser déconcerter par cette double et subite apparition, Alévy et le sergent annamite avaient immédiatement tiré, moins dans l’intention d’atteindre la bête féroce, qui blessée, fût devenue dangereuse, que dans le but de l’effrayer. La double détonation l’avait en effet mise en fuite, et nos chasseurs sans le vouloir avaient pu achever le cerf encore palpitant. Ne pouvant songer à l’emporter tout entier, ils en avaient détaché le train de l’arrière, et, arrivés à Siemlap, ils l’avaient salé. Nous nous trouvions ainsi à la tête d’une provision de venaison qui allait subvenir à nos besoins pendant plusieurs jours.

La veille de notre arrivée à Siemlap, les autorités du village avaient expédié à Xieng Kheng la lettre du commandant de Lagrée. Celui-ci demanda à partir pour cette ville sans attendre la réponse, s’appuyant sur l’assentiment du roi de Xieng Tong, qui emporterait évidemment le consentement de son plus jeune frère. Après quelques hésitations, le chef du village refusa, et il ne nous resta plus qu’à attendre patiemment le résultat


LES ANNAMITES DE L’EXPÉDITION METTENT UN TIGRE EN FUITE.


de cette nouvelle démarche. L’état de santé de l’expédition était déplorable : les dernières marches que nous venions de faire dans la forêt, dont le sol, détrempé par les premières grandes pluies, exhalait des miasmes dangereux et recelait des myriades de sangsues, avaient produit des accès de fièvre et des ulcères aux pieds qui retenaient couché la moitié de notre personnel. Le mauvais état des chemins, les mers de boue ou les marais qu’il fallait traverser pour sortir des environs immédiats du village, nous privaient de la distraction habituelle des excursions ou des promenades et réduisaient à l’oisiveté la plupart d’entre nous. L’àpreté des habitants, qui accusaient tous les jours davantage leur intention d’exploiter notre situation et de nous faire payer des prix énormes pour le moindre déplacement, la mauvaise volonté ou l’indifférence des autorités locales, la crainte de voir les chefs birmans de la contrée revenir sur un consentement qui n’avait été accordé qu’après de longues discussions, toutes ces raisons de douter de notre réussite, jointes à un long isolement et à de vives souffrances physiques, assombrissaient nos esprits et ébranlaient notre moral. Dans ce coin de pagode transformé en hôpital, nous n’avions d’autre ressource que de rendre aux allants et aux venants la curiosité qu’ils nous témoignaient, de nous familiariser avec les cérémonies quotidiennes du culte bouddhique, et quelquefois aussi de nous transformer en marchands. Les indigènes avaient préféré bien vite à notre argent les objets d’échange dont nous disposions encore, et presque tous les achats se faisaient en nature pour soulager la caisse appauvrie de l’expédition.

Le fleuve coule à peu de distance de Siemlap et j’en fis le but d’une de mes premières excursions : après avoir décrit un détour à l’est, il se redresse vers le nord, s’encaisse entre deux rangées de collines, et offre une navigation, sinon facile, du moins possible pendant quelque temps ; malheureusement, je ne découvris dans les environs qu’une seule grande barque, celle du chef du village. Il y en avait d’autres, paraît-il, et, une grande fête devant avoir lieu le 16 à la pagode, un chef vint proposer le 14 au commandant de Lagrée de la quitter pour aller nous installer dans des maisons inhabitées qui se trouvaient sur le bord de l’eau ; il ajoutait que le 17, après la fête, des barques viendraient nous prendre et que nous pourrions nous remettre en route. Mais les conditions de prix étaient exorbitantes et le commandant de Lagrée les jugea inacceptables. Nous restâmes donc.

Quelques sauvages de la tribu des Khas Kouys, qui habitaient les environs, vinrent à la pagode pendant la fête. D’après Mac Leod, ils auraient la même origine que les Khas Khos. Le voyageur anglais en fait une race petite, laide et sale, très-adonnée aux liqueurs fortes. Ceux que nous vîmes à Siemlap ne répondent point à cette description : leur nez est arqué ; leur tête longue, leur profil en lame de rasoir, leur menton rentré, leur moustache, leur bouche, leur turban leur donnent un faux air arabe ; quelques-uns ont de très-jolies figures. Ils s’habillent presque comme les Laotiens. Les coiffures des femmes comportent des cercles de bambou et des colliers de verroteries, comme celles des Mou-tse ; mais elles sont en général moins élégantes. Les Kouys n’ont pas d’écriture et adorent des esprits. Ils enterrent leurs morts et chaque famille a une tombe commune. On y introduit chaque jour un peu de riz par un trou ménagé du côté de la tête. On dit que ces sauvages commettent souvent des déprédations sur les routes, et Mac Leod rapporte que le gouverneur de Xieng Hong fut obligé jadis de faire une expédition contre eux pour réprimer leurs brigandages. Ils ne payent d’autre impôt aux chefs laotiens que quelques présents en nattes et en cotonnades. Ils leur fournissent également en voyage du riz et des porteurs. Ils cultivent beaucoup de tabac et de coton, qu’ils vendent aux Chinois. On les dit très-nombreux vers le nord du côté de Muong Lim. Les Mou-tse, les Kouys et les Khos[13] me paraissent en définitive, malgré des différences de types qui peuvent n’être qu’accidentelles, se rattacher à une même race, proche parente sans doute de la race chinoise. Aux mêmes instincts religieux et aux mêmes aptitudes agricoles, ces populations joignent une sauvagerie d’allures et un esprit d’indépendance que la civilisation a détruit chez leurs aînés. Les Singphos, les Kakhyens, les Kakous, qui sont fixés plus au nord dans


LAOTIENNES VENANT PROPOSER DES ÉCHANGES.


les vallées de l’Iraouady et de la Salouen, ont sans doute la même origine que les Mou-tse, les Khos et les Kouys. L’examen des dialectes de ces tribus révèle des affinités assez grandes avec les Karens auxquels elles paraissent se relier par un certain nombre de tribus mixtes, telles que les Chaoung, les Kay, les Poou, les Taoungthous, qui sont disséminées entre Tenasserim et les sources de la Sitang[14]. En langue mou-tse et kouy, un homme se dit Ho-ka ; en langue kho, il se dit Ka-siya. Il est probable que l’on retrouve là l’étymologie de l’appellation générique de Khas, que les Laotiens donnent à toutes ces populations.

J’ignore si les Kouys des frontières de la Chine ont autre chose de commun que le nom avec les Kouys qui habitent les montagnes du Cambodge et dont je n’ai jamais vu aucun spécimen.

Le soir même de la fête, le commandant de Lagrée reçut une nouvelle lettre du roi de Xieng Tong ; elle lui avait été adressée à Muong Lim et avait neuf jours de date. Ce prince engageait le chef de l’expédition française à venir se reposer à Xieng Tong. Muong Lim, écrivait-il, est un mauvais village dans lequel des étrangers de distinction ne peuvent recevoir un accueil convenable. Le mandarin birman était d’accord avec le souverain laotien pour autoriser ce déplacement.

Quel pouvait être le but de cette invitation ? Sans doute une satisfaction de curiosité et d’amour-propre, et le désir de la part du Birman de rattraper les cadeaux qui lui avaient fait défaut une première fois. Ce détour à l’ouest allait allonger notre voyage outre mesure et porter une rude atteinte à notre bourse. Le commandant de Lagrée résolut de l’éviter et de ne considérer cette invitation que comme une offre de pure courtoisie, qui se pouvait décliner sans manquer à la déférence due à ses auteurs. Il répondit dans ce sens.

Le surlendemain 18, nous reçûmes une réponse favorable du roi de Muong You ou Xieng Kheng : à son tour, il nous autorisait à traverser son petit royaume. Malgré l’état sanitaire de l’expédition, qui continuait à être déplorable, le commandant de Lagrée se mit immédiatement en quête de porteurs ; le mouvement valait mieux que la prolongation d’une inaction qui exerçait une fâcheuse influence sur notre moral. Un mieux sensible se produisait dans l’état du docteur Joubert, qui nous avait donné de graves inquiétudes pendant quelques jours, et qui avait été atteint d’une fièvre d’un caractère à la fois typhoïde et bilieux. Les blessures au pied de M. Delaporte se remettaient lentement ; il fallait cependant renoncer à faire exécuter une marche immédiate à ces deux officiers et à deux Annamites, pris également par les pieds ; nous devions nous résigner à les laisser quelques jours encore à Siemlap. Mais il y avait avantage à ce que le reste de l’expédition se remit immédiatement en route.

Le gouverneur de Siemlap, adonné à l’opium plus qu’à ses devoirs, et fort mal disposé pour nous, fit répondre aux premières avances du commandant que le temps était devenu trop mauvais, et que les pluies étaient trop abondantes pour qu’il fût possible de continuer notre voyage. Les chemins étaient détestables, les torrents débordés ; quant au fleuve, il était devenu trop rapide, et d’ailleurs, l’unique barque du muong était employée à transporter les marchands et les voyageurs d’une rive à l’autre et on ne pouvait la distraire de ce service. Enfin, le moment du repiquage des riz était arrivé, et les champs avaient besoin de tous les bras. Le gouverneur concluait tranquillement que le plus sage pour nous était d’attendre pendant trois ou quatre mois à Siemlap le retour de la saison sèche !

Cette réponse n’avait rien d’encourageant. M. de Lagrée laissa le gouverneur tranquille et chercha ailleurs le secours qui ne lui venait pas de ce côté ; il sentait bien que les habitants avaient aussi grande hâte de rentrer en possession de leur pagode que nous de la quitter et qu’il y avait là un élément de réussite presque assurée pour ses négociations. Le 21, un petit chef de village vint causer avec lui et lui demander ce qu’il décidait. Le commandant lui répondit qu’il trouvait beaucoup de mauvaise volonté, mais qu’il partirait quand même, dut-il laisser à Siemlap tous ses bagages. Il le pria même d’aller trouver le gouverneur pour lui annoncer cette décision. Les Laotiens ont horreur de toute responsabilité et préféreraient porter un objet à cent lieues pour le remettre en d’autres mains, que d’en demeurer les gardiens pendant huit jours. Aussi l’interlocuteur de M. de Lagrée lui demanda-t-il aussitôt combien il nous fallait de porteurs et quel prix nous consentirions à donner. Le commandant de Lagrée indiqua le chiffre de cinquante porteurs et le prix de deux tchaps par homme (environ 6 francs de notre monnaie) pour porter nos bagages jusqu’à Sop Yong, « embouchure du Yong », village situé au confluent du Nam Yong et du grand fleuve, à 28 ou 30 kilomètres au nord de Siemlap.

Une heure après, le chef revint : il n’avait pas vu le gouverneur, mais il avait tout arrangé avec les autres chefs de village ; nous partirions le lendemain. Le commandant de Lagrée s’était bien gardé de dire que MM. Delaporte et Joubert resteraient encore quelque temps : cela eût fait manquer toute l’affaire. Le lendemain, nouveau contretemps : on vint nous raconter l’histoire habituelle d’un torrent débordé et infranchissable. Le soir, nous nous aperçûmes que ce jour était un jour néfaste, et que c’était là la seule raison qui avait empêché notre départ.

Le 23, au matin, nous pûmes enfin nous mettre en route ; la longue file de nos porteurs s’échelonna sur les flancs d’une colline qui nous séparait du fleuve. Après l’avoir rejoint, nous en remontâmes la rive droite, que recouvre une épaisse forêt. La crue des eaux avait rendu impraticable le sentier habituel tracé sur les berges mêmes : il fallut prendre une route suspendue plus haut sur le flanc des hauteurs qui encaissent le fleuve. Il était question d’un voyage du roi de Muong You à Siemlap, et cette route, qui n’était que peu fréquentée et qui avait presque disparu sous les herbes, venait d’être débroussaillée par les Khas Kouys des environs. Le sentier était donc bien indiqué par de larges abatis, mais le sol était jonché de feuilles épineuses, qui déchiraient les pieds, et semé de tronçons d’arbustes, contre lesquels nos orteils nus se heurtaient douloureusement. Chaque torrent qui traversait la route nous obligeait à faire un énorme détour en pleine forêt, pour aller chercher en amont un passage guéable.

Malgré ces difficultés et les souffrances qui en résultaient, ce trajet dans la forêt nous paraissait préférable au triste séjour de la pagode de Siemlap : la beauté et la puissance du paysage restaient comparables à ce que nous avions vu de plus grandiose, et à travers le rideau de feuilles que la brise soulevait parfois d’un souffle discret, nous apercevions, dans de courtes échappées, le Mékong coulant à pleins bords et charriant dans son écume des arbres énormes arrachés à ses rives.

Au bout de deux heures de marche, nous arrivâmes sur les bords d’un torrent à demi desséché, dont le lit de rochers n’était point encombré comme d’ordinaire par la végétation. Les pierres, entre lesquelles suintait un mince filet d’eau, avaient une physionomie étrange : elles étaient blanchâtres et recouvertes d’incrustations salines ; nous touchâmes l’eau : elle était chaude. Les sources de ce singulier ruisseau, au nombre de trois ou quatre, jaillissaient à peu de distance, au pied d’une muraille de rochers : en s’échappant de terre, elles émettaient de nombreuses vapeurs et il n’était pas possible d’y tremper la main ; ce ne fut qu’en prenant les plus grandes précautions pour éviter de me brûler les pieds, que je réussis à plonger un thermomètre au point que je jugeai le plus chaud : l’instrument indiqua une température de 86 degrés centigrades.

Le soir, nous redescendîmes, pour camper, sur les bords du fleuve ; malgré la crue des eaux, nous trouvâmes encore, au sommet d’une berge sablonneuse en pente douce, une place suffisante pour étendre nos couvertures, et nous pûmes éviter ainsi le sol humide de la forêt. Quelques branchages coupés à la hâte nous formèrent un abri, mais les moustiques mirent bon ordre au sommeil que nous espérions trouver.

Le lendemain, à midi, nous arrivâmes à l’embouchure du Nam Yong, grande et belle rivière que nous traversâmes en barque. À une heure, nous étions installés dans la misérable pagode du village de Sop Yong ; elle n’était desservie que par les fidèles eux-mêmes ; la place du bonze était vacante depuis quelques années. Nous prîmes possession de sa chambre.

Le village, composé de quatre maisons, est pittoresquement situé sur la rive droite du Mékong ; le grand fleuve n’a plus ici que 100 à 150 mètres de large, et la rive est formée de roches calcaires à pic, qui s’étagent en assises grimaçantes ; leur base est creusée et blanchie par l’eau rapide. Sop Yong n’était à ce moment qu’à 4 mètres au-dessus du niveau du fleuve, et les habitants nous dirent que les eaux monteraient encore de cette hauteur avant la fin de la crue. Nous payâmes un peu plus de trois cents francs nos porteurs de Siemlap, qui s’en retournèrent enchantés de leur excellente spéculation.

Dans la pagode se trouvaient deux ou trois voyageurs, appartenant aux muongs laotiens, situés à l’ouest de la Salouen[15]. Ils venaient de Tsen Vi et de Tsen Pho, villes dont les noms birmans sont Thibo et Theinny. Ces deux muongs, nous dirent-ils, n’avaient pas de roi en ce moment : ils étaient administrés par des Birmans ; les habitants de race laotienne, qui portent là le nom particulier de Phongs, sont en lutte avec eux. Les Lawas et les Khas Kouys sont très-nombreux dans cette région, où ils forment plusieurs muongs à part. Un grand nombre de Phongs ont, à ce qu’il paraît, combattu du côté des Mahométans du Yun-nan, quand ceux-ci se sont révoltés contre la Chine.

Ces voyageurs Phongs vendaient des feuilles de papier d’or, de l’opium, quelques


SOP YUNG.

pierres précieuses. Ils avaient eu tellement à souffrir des piqûres de sangsues, que

leurs jambes étaient démesurément enflées et hors d’état de continuer leur service. Le docteur Thorel donna quelques médicaments à ces pauvres gens qui s’étonnaient beaucoup de notre intention de poursuivre notre voyage malgré la saison des pluies. « Vous ne trouverez plus ni routes ni porteurs, » disaient-ils. L’aspect de Sop Yong ne nous apprenait que trop que le village ne nous fournirait pas les porteurs nécessaires. Il fallut aller en recruter dans les villages environnants. Le 27, je partis en barque dans ce but, avec le chef du village ; je profitai de cette occasion pour reconnaître le Mékong à quelques milles en amont de Sop Yong, Les grandes pirogues creusées dans un seul tronc d’arbre ont ici complètement disparu. Les habitants construisent leurs embarcations, qui sont d’ailleurs de dimensions très-faibles, en trois morceaux. Le plus épais forme le fond de l’esquif ; les deux autres en forment les flancs ; des trous sont pratiqués à se correspondre sur les deux lignes de raccordement, et on y passe un rotin, de telle sorte que le fond de la barque paraît être cousu aux bordages latéraux ; on calfate les coutures avec de l’étoupe et de la résine.

Nous échouâmes dans notre tentative de recrutement. Les rives du fleuve ne sont habitées dans cette région que par des réfugiés Lus, peu nombreux et fort indépendants, qui ont abandonné le royaume voisin de Xieng Hong, à la suite des guerres qui l’ont récemment désolé.

Le 30 juillet, les malades que nous avions laissés à Siemlap nous rejoignirent.

Il fallait renoncer à subsister tous ensemble à Sop Yong et à trouver dans les environs un nombre de porteurs suffisant pour transporter d’un seul coup tous nos bagages à Ban Passang, qui était notre prochaine étape dans la direction de Muong You. Le commandant de Lagrée, atteint d’un gonflement à l’aine, qui était le résultat des piqûres de sangsues, se résigna de nouveau à scinder en deux la colonne expéditionnaire. Je pris la direction de l’une et je partis, le 31 juillet, avec MM. de Carné et Thorel et la moitié de nos bagages. Pour parfaire le nombre de porteurs qui m’était nécessaire, quelques femmes du village durent se joindre à leurs maris. M. de Lagrée resta à Sop Yong avec MM. Joubert et Delaporte.

Au départ de Sop Yong, la route, facile et bien tracée, se suspend en corniche au-dessus du Nam Yong ; au moment de notre passage, elle était littéralement pavée de sangsues avides et agiles, qui de toutes les feuilles, de tous les brins d’herbe s’élançaient sur nous.

Dès qu’on s’éloigne des bords du fleuve, les vallées des affluents qui s’y déversent s’élargissent, les collines deviennent moins abruptes et se transforment en une série de plaines onduleuses et herbacées, coupées de marais et de ruisseaux, et très-propres à un grand nombre de cultures riches. Malheureusement, le pays est peu ou point habité et encore moins cultivé, et le second jour de notre route, après avoir quitté les bords du Nam Yong pour remonter vers le nord, nous eûmes à franchir des espaces inondés couverts de hautes herbes, à travers lesquels nous cheminions pendant des kilomètres entiers avec de l’eau jusqu’à la ceinture.

Nous arrivâmes, le 1er  août, à Ban Passang, agglomération de villages située sur un plateau, cultivé en rizières, dont le sol était affreusement détrempé par les pluies et par les labours. Nous avions quitté le territoire de Muong You et nous nous trouvions sur le territoire de Muong Yong, petite province qui relève de Xieng Tong et dont le chef-lieu se trouve à peu de distance dans l’ouest. Une route plus directe nous aurait conduits de Sop Yong à Muong You, sans nous faire repasser encore par le territoire de Xieng Tong, et j’en avais plaidé la cause auprès du commandant de Lagrée. Mais il eût fallu faire quatre jours de marche en pleine forêt, et le chef de l’expédition avait jugé cet effort au-dessus de nos forces. Le détour auquel il s’était arrêté allait être fatal à la rapidité de notre marche.

Le 5 août, la partie de l’expédition restée à Sop Yong nous rejoignit. MM. de Lagrée et Delaporte repartirent presque aussitôt pour visiter un Tât très-ancien et très-célèbre, situé au sud de Muong Yong, sur le versant d’une des montagnes qui limitent de ce côté la plaine de Ban Passang. Des porteurs furent demandés au chef du village pour le surlendemain, jour fixé pour le voyage du reste de l’expédition à Muong Yong.

Quelques heures après le départ du commandant de Lagrée, deux soldats birmans arrivèrent à la pagode dans laquelle nous étions campés. Ils venaient, de la part du mandarin birman qui résidait à Muong Yong, nous inviter à passer par cette localité. Comme je viens de le dire, elle était comprise dans notre itinéraire, et je pus répondre que nous nous rendrions au désir de l’officier birman. Je voulus cependant m’assurer de la nature de son invitation, et je feignis de réserver le cas où M. de Lagrée changerait d’avis et voudrait se rendre directement de Ban Passang à Muong You. D’énergiques gestes de dénégation accueillirent cette ouverture. L’invitation était un ordre : il fallait passer par Muong Yong. Il devenait probable que le mandarin birman de Xieng Tong, désolé de nous avoir laissés échapper une première fois de ses griffes, avait résolu de nous rattraper à tout prix et qu’il avait envoyé des instructions dans ce sens à son subordonné de Muong Yong. L’invitation de passer par Xieng Tong, que le commandant de Lagrée avait reçue et déclinée à Siemlap, me sembla dès ce moment un ordre auquel nous ne pourrions plus nous dispenser de déférer.

Nous partîmes le 7 août, pour Muong Yong. La plaine que nous traversâmes est admirablement arrosée par plusieurs cours d’eau qui se rendent tous dans le Nam Yong. Un pont en bois est établi sur la plus importante de ces rivières, le Nam Ouang, et cette attention délicate, à laquelle sont peu habitués les voyageurs dans le Laos, nous causa une agréable surprise : nous la considérâmes comme l’indice d’une civilisation plus avancée, qui n’allait pas tarder à se manifester à nous d’une façon plus complète. Une partie de la plaine est cultivée en rizières, l’autre est encore à l’état de marécages. Les villages que nous rencontrions avaient un aspect de confort et d’aisance peu ordinaire. Leurs pagodes aux toits recourbés charmaient nos regards en nous attestant l’influence de l’architecture chinoise et le voisinage du Céleste Empire. Nous arrivâmes vers midi à Muong Yong, après avoir traversé la vallée du Nam Ouang dans sa plus grande largeur, qui est de trois lieues environ.

Muong Yong est situé sur les dernières pentes des montagnes qui limitent à l’ouest la vallée du Nam Ouang. Une enceinte en terres levées, défendue par un fossé où coulent les eaux du Nam Khap, affluent du Nam Ouang, entoure cette ancienne capitale d’un royaume autrefois puissant. Nous franchîmes le fossé sur un pont en bois ; au delà, une sorte de grande esplanade, couverte de beaux arbres, s’élève en pente douce jusqu’à une pagode autour de laquelle se groupent les premières maisons du village ; à droite de l’esplanade est le sala.

Nous y étions à peine installés qu’un petit mandarin se présenta à moi et m’invita à le suivre dans la maison commune où se traitent les affaires publiques. J’essayai de lui faire comprendre que je n’étais que le second et non le chef de l’expédition ; que ce dernier avait été rendre visite au Tât situé à peu de distance et que je l’attendais d’un moment à l’autre. L’interprète était avec lui et il n’était possible de se comprendre et d’entrer en pourparlers sérieux qu’avec son concours. Ces raisons ne satisfirent pas l’officier indigène : il revint peu après accompagné de deux soldats birmans, armés de sabres, et il m’intima de nouveau, et très-brutalement, l’ordre de le suivre. Je répondis par un refus non moins formel. Ses acolytes prirent alors un air menaçant et mirent la main sur la poignée de leurs sabres ; je leur tournai le dos et j’ordonnai au sergent annamite de les mettre à la porte du Sala.

M. de Lagrée arriva quelques heures après ; je l’informai de ce qui s’était passé. Il approuva ma conduite. Le lendemain, d’assez bonne heure, on vint le prévenir que le fonctionnaire birman se rendait à la réunion des mandarins et l’invitait à venir l’y rejoindre. M. de Lagrée envoya son interprète Alévy pour s’assurer de la nature de l’entrevue à laquelle on le conviait. Celui-ci revint peu après tout ému, disant que nous avions affaire à un bien méchant homme : le Birman avait refusé d’entrer en explications avec lui et avait menacé de nous refuser passage et de nous renvoyer immédiatement d’où nous étions venus. Nous nous rendîmes alors au Sala, avec quelques hommes en armes : l’accueil du Birman fut plus poli que ces préliminaires ne pouvaient le faire prévoir ; il demanda au commandant de Lagrée de ses nouvelles et de celles de l’empereur des Français ; puis il le questionna sur le but de son voyage, et sur les passe-ports dont il était muni. M. de Lagrée exhiba alors la seconde lettre qu’il avait reçue de Xieng Tong. « Cette lettre, dit le Birman, vous invite à passer par cette ville. Pourquoi n’y allez-vous pas ?

— La route est trop longue et nous avons un trop grand nombre de malades.

— Attendez alors une dizaine de jours, que je puisse recevoir des instructions de Xieng Tong.

— Il m’est impossible de consentir à ce délai, répliqua le commandant. Nous sommes tous très-fatigués et nous avons besoin d’arriver au fleuve. »

Après une longue discussion et l’insinuation faite par M. de Lagrée qu’il aurait à envoyer quelques présents au Birman de Xieng Tong et à son subordonné de Muong Yong, il ne fut plus question que d’un repos de trois ou quatre jours. Nous sortîmes, croyant tout arrangé.

Le lendemain, nous fîmes une visite officielle au gouverneur laotien de Muong Yong, qui porte le titre de roi, seul reste de la splendeur passée de cette ville. Quoique dépendant aujourd’hui du royaume de Xieng Tong dont les habitants, comme je l’ai déjà dit, s’appellent Kuns, la population de Muong Yong est composée de Lus, c’est-à-dire de gens de la principauté d’Alévy. Le roi de Muong Yong n’a aujourd’hui aucune influence et aucune force. Le commandant de Lagrée lui adressa pour le surlendemain une demande de trente-huit porteurs. En sortant de cette première audience, nous allâmes, M. de Lagrée et moi, chez le Birman, qui était logé avec tout son monde (huit soldats birmans) dans de petites cases assez mal construites, auprès du marché du village. Son accueil fut très-cordial ; sa femme, jeune Birmane fraîche et jolie, assistait à la conférence et paraissait jouir d’une assez grande influence sur l’esprit de son mari. La conversation fut très-animée et le Birman y affecta des dehors de sincérité et d’amitié qui purent un instant nous faire illusion. Il nous dit d’un ton confidentiel : « Vous venez du Laos et de Siam qui sont en désaccord avec nous, vous n’avez pas de lettre d’Ava ; voilà pour nous bien des motifs de suspicion. Maintenant que je suis sûr de votre nationalité française, je ne mettrai plus aucun obstacle à votre passage ; mais si vous aviez été Anglais, vous n’auriez certes pas continué votre route. Vous avez à craindre, du reste, bien d’autres difficultés : prenez garde aux Chinois ; ils ne vous aiment pas et je serais fort étonné s’ils vous laissaient passer. »

Le 10 au matin, au milieu de nos préparatifs de départ, le Birman fit appeler Alévy et lui dit que, toutes réflexions faites, il ne pouvait pas nous laisser partir. Il était indispensable qu’il écrivît à Muong You et qu’il en obtînt une réponse. M. de Lagrée lutta énergiquement contre cette nouvelle exigence et il obtint du roi de partir le 12 ; mais ce jour-là même arriva une lettre de Muong You signée du fonctionnaire birman et des membres du sena de cette localité. Elle retirait l’autorisation de passage, donnée, disait-elle, dans l’ignorance de ce qui s’était passé entre nous et Xieng Tong. C’était dans cette dernière ville qu’il fallait aller chercher la permission de continuer notre voyage !

Il était presque impossible, dans l’état des routes et de nos ressources pécuniaires, de faire entreprendre ce voyage à toute l’expédition. M. de Lagrée se résolut à partir avec le docteur Thorel, l’interprète Alévy et deux hommes d’escorte seulement. Il nous quitta le 14 août en me promettant de me tenir au courant de ses négociations.



  1. Voy. Atlas, 2e partie, pl. XXVIII.
  2. Voyez Atlas, 2e partie, pl. XLV.
  3. Il doit être inscrit sur la carte générale (pl. II de la Ire partie de l’Atlas) à la place du mot Lemet qui est un nom de race, et non un nom de lieu.
  4. Voy. Atlas, 2e partie, pl. I, la figure 13 qui représente un Lemet de Xieng Khong.
  5. Voy. pour la suite du récit la carte itinéraire no 7, Atlas, 1re partie, pl. X.
  6. Je n’ai pas pu apprécier l’importance de ce cours d’eau, nos barques suivant à ce moment la rive opposée du fleuve. Dans la rédaction de la carte, j’ai été amené à former le Nam Pout de la réunion d’un certain nombre de rivières, traversées par le lieutenant Mac Leod, dans son voyage à Xieng Tong, et qui ne me paraissaient pouvoir être attribuées ni au bassin du Nam Cok, ni à celui du Nam Lim. Cette hypothèse appelle une vérification.
  7. Dans cette partie de la vallée du fleuve, le mot Tang remplace le mot Keng, employé dans le sud du Laos pour désigner un rapide. Tang me paraît être le même mot que Tan, qui, en chinois, a la même signification ; il a dû être adopté par les Laotiens du nord, à la suite de leurs fréquentes relations avec les Chinois du Yun-nan.
  8. Voy. Atlas, 2e partie, pl. II et XXXII.
  9. Voy. son journal dans les Parliamentary papers pour 1869, p. 58 et 60.
  10. Mission to the court of Ava, p. 295.
  11. Voyez les vocabulaires donnés à la fin du second volume.
  12. Voy. Atlas, 2e part., pl. II et XXXII.
  13. Voy. Atlas, 2e  partie, pl. XXXII et pl. II.
  14. Voy. Brown, Comparison of Indo-Chinese languages, J. A. S. B., t. VI, p. 1023 et suiv. ; Yule, Mission to the Court of Ava, p. 294-295 ; Mason, Burmah, its people and natural productions, p. 92-98.
  15. Voyez les détails donnés sur ces provinces par M. Yule, Op. cit., p. 297-300. Le mot Tsen doit être sans doute une autre forme du mot Xieng, qui signifie enceinte et par extension « chef-lieu de la province ».