Veillées de l’Ukraine/La Missive perdue

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
C. Marpon et E. Flammarion (p. 187-217).


LA MISSIVE PERDUE

HISTOIRE VRAIE
Racontée par le sacristain de l’église de ***.

Alors vous voulez que je vous raconte encore quelque chose sur mon grand-père ? Soit ! pourquoi refuserais-je de vous amuser d’une historiette ? Ah ! le bon vieux temps le bon vieux temps ! Quelle joie, quel délire envahit le cœur quand on entend raconter quelque chose sur ce qui se passait dans le monde il y a longtemps, si longtemps qu’il est impossible de préciser l’année et le mois. Et, si encore il s’agit de quelque parent, grand-père ou aïeul, alors c’est à n’en pas revenir ! Qu’il me pousse un rat dans la gorge en chantant le gloria à sainte Barbe Martyre, s’il ne me semble pas que la chose m’est arrivée à moi-même, et que je suis entré dans la peau de mon aïeul ou que c’est son âme qui tressaute en moi…

Non ! ce qui est pire encore, ce sont nos jeunes filles et nos jeunes gens. Que je me montre seulement devant eux :

— Foma Grigorievitch ! Foma Grigorievitch ! allons, un conte bien effrayant, vite, vite !…

Et ta ra ta ta ta ta ! et ci et ça…

Certes ! il ne m’en coûte pas beaucoup de leur raconter quelque chose, mais si vous voyiez ensuite ce qu’ils deviennent une fois dans leur lit… je sais pertinemment que chaque jeune fille tremble sous sa couverture comme si elle avait la fièvre et serait bien aise de pouvoir tirer son touloupe jusque par-dessus sa tête. Qu’un rat gratte sur une marmite ou que la jeune fille elle-même fasse tomber son tisonnier d’un mouvement de son pied ! Oh, seigneur ! elle en reste glacée de frayeur ; et le lendemain matin, c’est comme si rien ne s’était passé ; elle vous harcèle de nouveau ; contez-lui une histoire effrayante ; elle ne connaît que ça.

Eh bien ! que vais-je donc vous raconter ? ça ne vient pas tout de suite à l’esprit. Ah ! oui ! je vais vous dire comment les sorcières jouèrent avec mon grand-père au dourak[1]. Seulement je vous prierai, messieurs, de ne pas me troubler par des questions, autrement il en sortirait un salmigondis impossible à servir.

Il faut vous dire que mon défunt grand-père était bien au-dessus des simples Cosaques. Il savait où mettre les signes d’abréviation dans la langue vieille-slave. Pendant les fêtes, il vous psalmodiait les épîtres avec une rapidité à rendre des points à un fils de pope d’aujourd’hui. Eh bien ! comme vous savez, dans le temps jadis, si on avait réuni tous les lettrés de la ville de Batourine, on n’aurait pas eu besoin de tendre son bonnet pour les mettre dedans ; le creux de la main aurait suffi. Par conséquent il n’y a pas à s’étonner si tous ceux que rencontrait le grand-père s’inclinaient jusqu’à la ceinture.

Un jour, le sérénissime Hetmann eut l’idée d’envoyer une missive à la Czarine. Le scribe du régiment (que le diable l’emporte), j’ai oublié son nom ! est-ce Viskriak ou non ? Motuzotchka ou non ? Golopoutsek ou non ?… En tout cas, ce que je sais, c’est que son nom était très difficile. Enfin le scribe du régiment appela mon grand-père et lui dit que l’hetmann le chargeait d’aller porter une missive à la Czarine.

Mon grand-père n’aimait pas à faire de longs préparatifs. Il cousit la missive dans son bonnet, attela son cheval, embrassa sa femme et ses deux (comme il les appelait) petits cochons dont l’un était mon père, et partit en soulevant derrière lui autant de poussière que si quinze gaillards eussent joué aux barres au milieu de la rue.

Le lendemain matin, le coq n’avait pas encore chanté pour la quatrième fois que mon grand-père était déjà à Konotop. Il y avait là en ce moment une foire : une telle foule encombrait les rues qu’on en avait mal aux yeux à regarder ; mais comme il était encore de très bonne heure, tous les gens dormaient étendus par terre. Auprès d’une vache, était couché un parobok noceur au nez rouge comme un bouvreuil ; plus loin ronflait, assise devant son étalage, une marchande de pierres à feu, de bleu, de plomb à fusil et de bubliki. Sous une téléga[2], était couché un tzigane ; sur une charrette chargée de poisson était étendu un tchoumak[3]; et, sur la grande route, les jambes étalées, restait couché un Moscovite barbu avec une cargaison de ceintures et de mitaines… En un mot, il y avait là toutes sortes de gens comme on en trouve dans les foires.

Mon grand-père s’arrêta pour regarder autour de lui. Les tentes commençaient peu à peu à s’animer : les juives rangeaient leurs flacons ; la fumée montait çà et là en spirales et l’odeur des friandises chaudes se répandait sur tout le campement.

Mon grand-père se rappela qu’il n’avait ni de l’étoupe ni du tabac, et il se mit à en chercher dans la foire. Il avait à peine fait vingt pas qu’il rencontra un Zaporogue, un vrai noceur ; on s’en rendait bien compte en le voyant.

Des pantalons rouges comme le feu, un cafetan bleu, une ceinture de couleur écarlate, le sabre au côté, un brûle-gueule avec une chaînette en cuivre pendant jusqu’aux pieds, en un mot un vrai Zaporogue ! Ah ! quels gars ! comme ils s’arrêtent, s’étirent en passant la main dans cette brave moustache, font retentir le fer de leurs talons et se mettent à danser : leurs jambes tournent avec la vitesse d’une quenouille dans les mains d’une femme ! comme un tourbillon ils font résonner toutes les cordes de leurs bandouras, puis, les mains sur les hanches, ils s’élancent en prissiadka[4], et entonnent une chanson à vous transporter l’âme !… Non ! le temps est passé. On ne verra plus de Zaporogues !

Donc mon grand-père rencontra un de ces Zaporogues. D’un mot à un autre, il ne leur fallut pas longtemps pour devenir amis. On se mit à bavarder, à bavarder au point que mon grand-père oublia tout à fait son voyage. Ils burent autant qu’à une noce avant le grand carême.

Enfin ils furent las de casser des pots et de semer l’argent dans la foule ; d’ailleurs la foire elle-même ne pouvait pas durer une éternité ; les deux nouveaux amis convinrent alors de ne pas se séparer et de faire route ensemble.

La soirée était déjà avancée quand ils se trouvèrent au milieu des champs. Le soleil partit pour le repos, ne laissant çà et là derrière lui que des bandes rougeâtres. La campagne, avec ses prairies bigarrées, était pareille aux robes de fête des jeunes filles aux noirs sourcils. Une terrible démangeaison de langue empoigna notre Zaporogue ; mon grand-père et un autre noceur qui s’était joint à eux, pensaient déjà qu’un diable avait dû s’introduire en lui. Où allait-il chercher toutes ces histoires et contes si drôles que mon grand-père s’en tenait les côtes et faillit en avoir mal au ventre. Mais plus on avançait, plus l’obscurité augmentait, et en même temps les discours du gars perdaient de leur verve. Enfin le conteur se tut tout à fait, et commença à tressaillir à chaque bruit.

— Eh ! eh ! pays. Je vois que tu te mets sérieusement à compter les hiboux. Tu penses déjà à te sauver au plus vite chez toi et à remonter sur ton poêle !

— Eh bien ! je ne veux pas vous cacher la chose, dit tout à coup le Zaporogue en se tournant vers ses compagnons et en fixant ses yeux sur eux. — Sachez que mon âme est vendue depuis longtemps au Malin.

— Eh ! qu’est-ce que cela fait ? Qui dans sa vie, n’a pas eu d’affaire à débrouiller avec les impurs. C’est précisément alors qu’il faut, comme on dit, faire la noce à tout casser.

— Eh ! compagnons, je nocerais bien ; mais il se trouve que précisément cette nuit les délais sont expirés. Eh ! frères, dit-il, en tapant dans leurs mains, venez-moi en aide, ne dormez pas de cette nuit ; de ma vie, je n’oublierai votre service.

Comment ne pas venir en aide à un homme dans un si grand malheur ! Mon grand-père déclara aussitôt qu’il donnerait plutôt à couper l’oceledets de sa propre tête, que de laisser le diable flairer de son museau de chien une âme chrétienne.

Nos Cosaques auraient peut-être poursuivi leur route, si la nuit n’avait pas enveloppé tout le ciel comme d’un voile noir et qu’il n’eût fait aussi sombre dans les champs que sous un touloupe de mouton. Au loin seulement scintillait une faible lueur, et les chevaux, sentant l’écurie proche, se dépêchaient, les oreilles tendues et leurs yeux perçant l’obscurité. La petite lueur semblait se porter d’elle-même à leur rencontre et, devant les Cosaques, apparut la petite maisonnette d’un cabaret, penchée sur le côté comme une femme au retour d’un joyeux baptême.

À cette époque, les cabarets n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Un honnête homme n’avait non seulement pas la place de se mettre à l’aise ou de danser le hopak, mais même de se coucher quand le vin alourdissait sa tête et que ses jambes commençaient à décrire des zigzags.

Toute la cour était encombrée de charrettes de Tchoumaks. Dans les hangars, dans les étables, dans le vestibule, tous ronflaient comme des chats, l’un recroquevillé, l’autre étalé. Le cabaretier seul, devant son lampion, faisait des entailles sur un bâton pour marquer combien de mesures avaient vidées les têtes de Tchoumaks.

Mon grand-père, après avoir commandé le tiers d’un seau d’eau-de-vie pour trois, se rendit dans le hangar où lui et ses compagnons s’étendirent l’un à côté de l’autre. Il n’avait pas encore eu le temps de se retourner qu’il s’aperçut que ses pays dormaient déjà d’un sommeil de plomb. Réveillant le troisième Cosaque qui s’était joint à eux, pendant la route, mon grand-père lui rappela la promesse donnée au compagnon. Celui-ci se souleva, se frotta les yeux et s’endormit de nouveau. Que faire ! sinon se résigner à monter la garde tout seul.

Pour chasser le sommeil, mon grand-père alla examiner toutes les charrettes, s’assurer de ce que faisaient les chevaux, alluma sa pipe, revint et s’assit de nouveau auprès de ses compagnons. Tout était calme au point qu’on aurait pu entendre le vol d’une mouche. Voilà que tout à coup, il voit quelque chose de gris montrer des cornes au-dessus d’une charrette voisine ; en même temps ses yeux commençaient à se fermer, de sorte qu’il dut les frotter à chaque instant de son poing et les laver avec de l’eau-de-vie qui restait ; aussitôt que ses yeux redevenaient clairs, tout disparaissait. Mais pou après, le monstre se montrait de nouveau derrière la charrette.

Mon grand-père écarquilla les yeux autant qu’il put, mais le maudit sommeil voilait tout devant lui. Ses bras s’engourdirent, sa tête se pencha et un sommeil si profond l’envahit qu’il tomba comme mort.

Le grand-père dormit longtemps ; ce ne fut que quand le soleil eut bien chauffé sa tonsure qu’il se leva vivement sur ses jambes. Après s’être étiré par deux fois et avoir gratté son dos, il remarqua qu’il y avait déjà moins de charrettes que la veille ; les Tchoumaks probablement étaient partis à l’aube. Il regarda du côté de ses compagnons : le Cosaque était là qui dormait encore, mais le Zaporogue avait disparu. Il se mit à questionner les gens, mais personne ne savait rien. Seule la svitka du Zaporogue était restée à la place où celui-ci s’était couché.

Effrayé, mon grand-père réfléchit un moment. Il alla voir les chevaux, mais il ne trouva ni le sien ni celui du Zaporogue. « Qu’est ce que cela pouvait bien être ? Admettons : la force maligne s’est emparée du Zaporogue ; mais qui a pris les chevaux ? »

Après avoir longtemps songé, le grand-père conclut que le diable était venu et, comme il y avait une longue trotte pour retourner jusqu’en enfer, il avait chipé son cheval. Il était très chagriné de n’avoir pas tenu sa parole de Cosaque.

— Eh bien, pensa-t-il, rien à faire ! j’irai à pied ! Peut-être trouverai-je sur ma route quelque maquignon retour de la foire et pourrai-je lui acheter un cheval ?

Il voulut mettre son bonnet, mais le bonnet lui-même avait disparu. Mon défunt grand-père joignit ses mains de désespoir, en se rappelant que la veille, il l’avait échangé contre celui du Zaporogue. L’impur l’avait donc volé aussi ! Il pouvait se fouiller maintenant ! Il en aurait des cadeaux de l’hetmann !… Le voilà bien parti, pour porter la missive à la Czarine ! Et alors mon grand-père se mit à invectiver à tel point le diable que, dans le fond de l’enfer, il en dut éternuer plus d’une fois [5].

Mais les paroles ne font pas marcher les choses : mon grand-père eut beau se gratter la nuque, il n’en trouva rien pour cela. Que faire ? Alors il eut recours à l’intelligence des autres. Il réunit toutes les bonnes gens qui se trouvaient dans le cabaret, Tchoumacks ou autres passants, et leur raconta son malheur. Les Tchoumaks restèrent longtemps à réfléchir, le menton appuyé sur leur fouet, hochèrent la tête et finirent par dire qu’ils n’avaient jamais entendu parler dans tout le monde chrétien de missive d’hetmann volée par le diable ; d’autres ajoutèrent qu’une fois qu’un diable ou qu’un Moscovite volait une chose, il n’y avait plus rien à espérer. Seul, le cabaretier restait silencieux dans son coin. Le grand-père s’adressa à lui : « Quand un homme garde le silence c’est qu’il a beaucoup d’esprit. » Seulement le cabaretier n’était pas très prodigue de paroles : et si mon grand-père n’avait pas sorti de sa poche cinq écus, il n’aurait pas tiré un seul mot de lui.

— Je vais l’apprendre comment tu pourras retrouver ta missive, dit l’hôte, en emmenant mon grand-père à l’écart.

Mon grand-père se sentit comme allégé d’un poids.

— Je vois déjà dans tes yeux que tu es un Cosaque et non pas une femme. Eh bien ! écoute : Tout près d’ici, un chemin tourne à droite dans la forêt. Aussitôt que le soir tombera sur les champs, trouve-toi prêt à te mettre en route. Dans la forêt vivent des tziganes qui ne sortent de leurs repaires que pour forger le fer aux heures de la nuit où les sorcières seules se promènent à cheval sur leur tisonnier. Quelle est, au fond, leur véritable profession ? Cela ne te regarde pas. Il y aura beaucoup de tapage dans la forêt ; seulement ne va pas dans la direction d’où tu l’entendras. Tu trouveras devant toi un petit sentier qui passe auprès d’un arbre brûlé par la foudre ; prends ce chemin, et marche, marche, marche… Les buissons épineux t’écorcheront ; des fourrés épais de noisetiers te barreront la route — toi, marche toujours, et quand tu arriveras près d’un petit ruisseau, ce sera alors seulement que tu pourras t’arrêter, et tu verras ce que tu veux. N’oublie pas non plus de mettre dans tes poches la chose pour laquelle elles sont faites… Tu comprends, diable ou homme, tout le monde l’aime…

Après avoir ainsi parlé, le cabaretier se retira dans sa chambre et ne voulut plus ajouter un seul mot.

Mon défunt grand-père n’était pas un poltron. S’il lui arrivait de rencontrer un loup, il le saisissait par la queue ; quand de ses poings, il se frayait un chemin parmi les Cosaques, tous tombaient autour de lui comme des poires. Cependant un frisson lui courut dans le dos quand il entra par une nuit aussi noire dans la forêt. Pas une étoile au ciel. Il faisait sombre et désert autant que dans une cave. On n’entendait que là haut, là-haut au dessus de la tête, le vent froid qui se promenait sur le sommet des arbres, et ceux-ci, comme autant de têtes de Cosaques ivres, chancelaient, semblables à des noceurs, en murmurant de leurs feuillages des discours sans suite. Ce fut au moment où, sentant le froid plus vif, il regretta de n’avoir pas pris son touloupe en peau de mouton que, subitement, la forêt se trouva éclairée comme par l’aurore, et en même temps un bruit semblable à celui de cent marteaux sonna si fort dans ses oreilles qu’il crut en avoir la tête cassée.

Mon grand père aperçut aussitôt devant lui un petit sentier qui serpentait à travers des buissons ; l’arbre brûlé par la foudre apparut également ainsi que les arbustes épineux. Tout cela était bien tel qu’on le lui avait indiqué. Non ! le cabaretier ne l’avait pas trompé. Mais il n’était pas bien facile ni bien gai de se frayer un chemin à travers les épines. De sa vie, il n’avait vu épines et branches écorcher si douloureusement ; presque à chaque pas, il étouffait un cri. Cependant, peu à peu, il sortit de cet endroit et arriva sur une place plus libre, où autant qu’il put le remarquer, les arbres devenaient plus rares, mais en même temps si énormes, qu’il n’en n’avait jamais rencontré de semblables même de l’autre côté de la Pologne.

Tout à coup au milieu des arbres, apparut le ruisseau au reflet d’acier d’un noir bleuâtre. Le grand-père resta longtemps sur le bord en regardant de tous côtés. Sur la rive opposée brillait un feu qui, tantôt semblait s’éteindre et tantôt se ravivait, reflétant sa flamme dans le ruisseau qui tremblait là-dessous comme un Polonais sous la poigne d’un Cosaque.

Enfin apparut le petit point. Ah ! par exemple ! Ce n’est que la voiture du diable qui pourrait passer là-dessus ?

Cependant, mon grand-père mit le pied sur le pont avec courage, et en moins de temps qu’un priseur n’en met à retirer une prise de sa tabatière et à la porter à son nez, il était déjà de l’autre côté. Alors seulement, il put distinguer qu’autour du feu se trouvaient des hommes au museau à tel point attrayant, qu’en toute autre occasion, il aurait donné Dieu sait quoi pour fuir de pareilles connaissances. Mais pour le moment il n’y avait pas à reculer, il fallait lier conversation.

Mon grand-père salua presque jusqu’à la ceinture et dit :

— Dieu soit avec vous, bonnes gens !

Pas un ne répondit même d’un hochement de tête. Toujours silencieux, ils versèrent quelque chose dans le feu. Remarquant une place libre, mon grand père l’occupa sans autre préambule. Longtemps on resta ainsi sans mot dire. Mon grand-père commençait déjà à s’ennuyer. Il se mit à fouiller dans sa poche, en tirant sa pipe et, tranquillement, examina les visages de ses compagnons. Personne ne s’occupait de lui.

— Voudriez-vous être assez aimable ?… Comment dirais-je… pour… (mon grand-père avait l’usage du monde et savait comment s’y prendre pour tourner une phrase ; devant le Czar même il ne se fût point laissé décontenancer) pour… pour que je me mette à l’aise et qu’en même temps je ne vous offense pas. J’ai bien du tabac, une pipe, mais rien pour allumer.

À son discours rien ne fut encore répondu. Un museau seulement lui avança un tison dans la figure d’une façon telle, que si mon grand-père n’avait écarté la tête, il eût pu dire pour toujours adieu à un œil.

Voyant enfin qu’il perdait inutilement son temps il se décida — que cette race impure l’écoutât ou non — à raconter son affaire. Alors les museaux tendirent les oreilles et avancèrent leurs pattes. Mon grand père les comprit ; rassemblant en une seule poignée tout l’argent qu’il avait sur lui, il le jeta au milieu de la ronde comme à des chiens. Aussitôt l’argent jeté, tout devant lui, tourbillonna ; la terre trembla, et comment cela se fit-il ? il n’a pu l’expliquer lui-même, mais il tomba jusqu’en enfer.

— Oh là ! là ! petit père, s’écria-t-il en jetant ses regards de tous côtés.

Quels monstres ne vit-il pas ! rien que museaux sur museaux ! comme on dit. Il y avait là autant de sorcières qu’il tombe de la neige à Noël, toutes parées, maquillées ; on eût dit des jeunes filles à la foire ; et toutes, autant qu’il y en avait, dansaient comme enivrées quelque sarabande de diable ; et quelle poussière elles soulevaient ! Un chrétien eût tremblé rien qu’à la vue des sauts qu’elles faisaient.

Mon grand père, malgré toute sa frayeur, ne put s’empêcher de rire en voyant de quelle manière les diables, avec leurs museaux de chien et leurs longues jambes d’Allemands, la queue frétillante, tournaient autour des sorcières comme des jeunes gens auprès des jeunes filles, tandis que les musiciens, frappant sur leurs joues de leurs poings comme sur des tambours de basque, faisaient siffler leurs nez comme des flûtes.

À peine aperçurent-ils le grand-père que, tous en bande, se précipitèrent vers lui. Des museaux de cochon, de chien, de bouc, d’outarde, de cheval, tous tendaient le cou et cherchaient à l’embrasser. Un tel dégoût prit mon grand-père qu’il en cracha. Enfin on le saisit et on le fit asseoir devant une table si longue qu’elle irait bien de Konotop à Batourine.

« Eh bien ! ça ne va pas encore si mal que cela ! » pensa le grand père en apercevant sur la table du porc, du saucisson, de l’oignon et du choux hâchés ensemble et beaucoup d’autres friandises.

« On voit que cette crapule de Diable n’observe pas le carême. »

Il faut vous dire que mon grand-père ne manquait jamais l’occasion de se mettre quelque chose sous la dent quand il le pouvait ; le défunt avait bon appétit ; donc sans perdre de temps, il attira à lui le plat où étaient le lard et le jambon, prit une fourchette presque aussi grosse que la fourche dont un moujik se sert pour le foin, piqua le plus gros morceau, fixa avec sa main un croûton de pain sous son menton, et, au moment où il faisait le geste d’avaler le morceau, l’envoya, malgré lui, dans une autre bouche, et tout auprès de ses oreilles, il entendit mâcher un museau et le bruit de la mâchoire allait jusqu’aux deux extrémités de la table.

Mon grand-père ne dit mot ; il piqua un autre morceau ; déjà il l’avait sur les lèvres, mais de nouveau, la bouchée alla dans un autre gosier. Il en fut de même la troisième fois. La fureur s’empara de mon grand-père ; oubliant la peur et dans quelles pattes il se trouvait, il s’avança menaçant vers les sorcières.

— Eh quoi ! race d’Hérode ! vous imaginez-vous que vous allez toujours vous moquer de moi ? Si vous ne me rendez pas à l’instant mon bonnet de Cosaque, que je devienne catholique si je ne vous retourne pas vos groins sens devant derrière !

À peine achevait-il ces paroles que tous les monstres montrèrent les dents, et s’esclaffèrent d’un tel rire que le cœur de mon grand-père en fut glacé.

— C’est entendu, piaula l’une des sorcières que mon grand-père jugea être la présidente, car son museau était encore plus laid que celui des autres, nous te rendrons ton bonnet… seulement quand tu auras fait avec nous trois parties de suite au dourak[6].

Que faire ! un Cosaque jouer au dourak avec des femmes ! Mon grand-père se rebiffa d’abord, mais il dut céder. On apporta des cartes aussi crasseuses que celles avec lesquelles la fille d’un pope cherche à deviner quel sera son fiancé.

— Écoute donc, aboya pour la seconde fois la sorcière, si tu gagnes, ne fût-ce qu’une seule fois, le bonnet est à toi ; mais si tu restes dourak les trois fois, alors il ne faut pas nous en vouloir, non seulement tu ne reverras plus ton bonnet, mais peut-être même jamais plus le monde !

— Donne toujours les cartes, sorcière, arrivera ce qui pourra.

Les cartes furent données ; mon grand-père prit son jeu dans sa main — ce n’était même pas à regarder ; si encore même, rien que pour la farce, il y avait eu un seul atout ! Des couleurs restant, c’était le dix qui était le plus fort ; pas une figure, tandis que la sorcière avançait toujours des cartes maîtresses. Mon grand-père dut rester dourak, et à peine la première partie fut-elle terminée, que de tous côtés les museaux se mirent à aboyer, à hennir, à grogner : « Dourak, dourak, dourak ! »

— Que votre peau en crève, race de diable ! s’écria mon grand-père en se bouchant les oreilles.

« Allons, pensa-t-il, la sorcière a triché en battant les cartes ; c’est à mon tour maintenant de donner. »

Il donna, retourna la carte d’atout, regarda son jeu qui était bon ; il y avait aussi des atouts. D’abord ça alla on ne peut pas mieux ; mais la sorcière abattit cinq cartes dont des rois. Mon grand-père n’avait heureusement en main que des atouts ; sans plus réfléchir, il frappa de ces atouts les moustaches des rois.

— Hé ! hé ! mais ça n’est pas en Cosaque que tu joues là ? Avec quoi couvres-tu donc mes cartes, pays ?

— Comment avec quoi ? avec des atouts.

— Peut-être chez vous ce sont des atouts, mais pas chez nous.

Mon grand-père regarde, et, en effet, c’est une couleur ordinaire. — Quelle manigance ! — Il dut rester pour la seconde fois dourak et les impurs de nouveau de crier à tue-tête : Dourak ! dourak ! dourak !

La table en tremblait et les cartes sursautaient.

Mon grand-père s’échauffait de plus en plus. Il donna pour la troisième partie. Comme tantôt, cela marcha d’abord très bien. La sorcière abattit cinq cartes[7] ; mon grand-père les couvrit et prit, du talon, plein la main d’atouts.

— Atout, s’écria-t-il, en frappant avec la carte sur la table au point de la retourner. La sorcière, sans mot dire, la couvrit par un simple huit.

— Et par quoi couvres-tu, vieille diablesse ?

La sorcière souleva la carte et il vit que sa carte à lui n’était plus qu’un simple six.

— Voyez-vous cette tricherie d’enfer ! dit mon grand-père ; et, de dépit, il frappa du poing sur la table de toutes ses forces.

Heureusement que la sorcière n’avait que des cartes dépareillées, tandis que mon grand-père avait des cartes paires. Il les abattit et, de nouveau, prit des cartes au talon ; mais toutes étaient tellement mauvaises que les bras lui en tombèrent, et encore étaient-ce les dernières. D’un geste indifférent, il laissa tomber sur la table un simple six. La sorcière le ramassa.

— Ah ! par exemple, qu’est-ce que cela veut dire ? il se mitonne quelque chose là-dessous.

Alors mon grand-père mit à la dérobée les cartes sous la table et les marqua d’un signe de croix. Et tout à coup, il aperçut dans ses mains l’as, le roi, le valet d’atout ; ce qu’il avait pris pour un six, était la dame d’atout.

— Ah ! quel imbécile j’étais ! le roi d’atout, en veux-tu ? Ah ! ah ! tu le ramasses. Ah ! graine de chat ! et l’as, en veux-tu ? as ! valet !

Le tonnerre retentit dans l’enfer. La sorcière se débattait dans une convulsion, et on ne sait d’où, boum ! le bonnet tomba sur la face du grand-père.

— Non, cela ne me suffit encore pas, cria mon grand-père qui avait repris courage et remettait son bonnet sur sa tête ; si, immédiatement, mon brave cheval ne se montre pas à l’instant devant moi, que le tonnerre m’étende raide sur cette place impure, si je ne vous soufflette pas tous avec la croix.

Et déjà, il levait le bras, quand tout à coup claqua devant lui le squelette de son cheval.

— Voilà ton cheval.

Le pauvre homme pleura comme un enfant en regardant le squelette. Il regrettait son vieux camarade.

— Fournissez-moi alors quelque autre cheval pour sortir de votre repaire.

Le diable fit claquer son fouet ; un cheval de feu apparut sous mon grand-père et l’emporta comme un oiseau vers les nues. Cependant la frayeur l’envahit au milieu de la route quand le cheval, n’écoutant pas ses cris, n’obéissant pas aux brides, vola au-dessus des abîmes et des marécages. Quels endroits ne vit-il pas ? On en tremblait rien qu’à l’entendre le raconter. Quand il s’avisait de regarder sous ses pieds, il voyait un gouffre à pic ; et cet animal de Satan, sans s’en s’inquiéter, marchait droit dessus.

Mon grand-père faisait tous ses efforts pour se bien tenir, mais une fois il ne réussit pas. Il fut précipité dans un gouffre et de son corps frappa si fort le sol qu’il croyait déjà rendre l’âme, ou du moins, il ne se souvint plus, à vrai dire, de ce qui se passa ; quand il eut repris ses sens et qu’il regarda autour de lui, déjà il faisait jour et il reconnut les endroits qui lui étaient familiers ; il était étendu sur le toit de sa propre khata.

Il descendit et se signa.

— Quelle sorcellerie ! Quelles choses étranges peuvent arriver aux hommes !

Il regarda ses mains, elles étaient en sang. Il avança sa figure au-dessus d’un tonneau d’eau et la vit également ensanglantée.

Après s’être bien lavé pour ne pas effrayer les siens, il entre doucement dans la khata, et il voit ses enfants marcher à reculons et lui montrer leur mère du doigt, en disant :

— Regarde, regarde, mère qui saute comme une folle.

En effef, sa femme était assise, endormie devant sont rouet, la quenouille à ia main, et, dans son sommeil, sursautait sur le banc.

Mon grand-père la prit doucement par la main et la réveilla.

— Bonjour, femme ! te portes-tu bien ?

Celle-ci, les yeux écarquillés, regarda longtemps, et enfin, reconnaissant son mari, elle lui raconta que, dans son rêve, elle voyait le poêle marcher à travers la khata en chassant avec la pelle les marmites, les baquets et le diable sait quoi encore.

— Allons, dit mon grand-père, toi tu n’as vu les diableries qu’en rêve et moi je viens de les voir en réalité. Je crois bien qu’il faudra faire exorciser notre khata. Quant à moi, je n’ai plus maintenant une minute à perdre.

Après un court repos, mon grand-père prit un cheval, et, cette fois, sans s’arrêter ni jour ni nuit, il arriva à destination et remit la missive à la Czarine.

À Pétersbourg, mon grand-père vit de telles merveilles qu’il en eut pour longtemps à raconter : Comment on le conduisit dans un palais si haut que si l’on mettait dix khatas l’une sur l’autre, alors, même alors, ce ne serait pas encore aussi haut ; comment il traversa une chambre et n’y trouva personne, une autre — personne, une troisième — encore personne, — personne même dans la quatrième et ce ne fut que dans la cinquième qu’il regarda et la vit elle-même, elle, assise en couronne d’or, en svitka grise neuve, en bottes rouges et mangeant des galouckki d’or ; — comment elle ordonna de remplir plein le bonnet de mon grand-père de billets bleus[8] ; — comment… Mais c’est à ne plus s’en souvenir !

Quant à ses démêlés avec le diable, mon grand-père oublia même d’y penser ; et s’il arrivait que quelqu’un les lui rappelât, mon grand-père gardait le silence comme s’il ne s’agissait pas de lui ; et on avait beaucoup de peine à le décider à raconter comment la chose s’était passée.

Pour le punir, probablement, de ce qu’il n’avait pas fait comme il l’avait dit, exorciser sa khata, chaque année, juste à l’anniversaire de cette aventure, il arrivait à sa femme cette chose extraordinaire de danser malgré elle. Pas moyen pour elle de s’en empêcher. N’importe à quoi elle s’occupait, ses jambes commençaient à gigoter et, Dieu me pardonne, allaient jusqu’aux cabrioles les plus extravagantes.




FIN






  1. Jeu de cartes.
  2. Charrette.
  3. Voiturier.
  4. Danse où l’on s’accroupit en faisant glisser les pieds l’un après l’autre avec une grande vitesse et qui exige une habileté extrême. (Note du traducteur.)
  5. Expression russe qui a le même sens que lorsque nous disons : cela siffle dans mon oreille. (Note du traducteur.)
  6. Jeu de cartes où le perdant reste Dourak, c’est-à-dire imbécile.
  7. Le jeu de Dourak consiste à rester sans cartes. Chaque partner a cinq cartes en main ; il a le droit d’abattre les cartes qui font la paire : ainsi deux dix, deux valets, etc., plus une. De sorte que, sur cinq cartes, si quatre font deux paires, le jeu se trouvera étalé d’un seul coup. Si dans ces cinq cartes, il ne se trouve aucune paire, il n’abat qu’une seule carte que son partner doit couvrir de la carte au-dessus ou par un atout. Ce qu’il ne peut pas couvrir, il le ramasse, ainsi de suite jusqu’à ce que le talon soit épuisé. (Note du traducteur.)
  8. Billets de cinq roubles.