Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Ollendorf (p. 88-103).


V


MON VOISIN RADILOV


En automne, les bécassines affectionnent les vieux jardins plantés de tilleuls. Il y a beaucoup de tels jardins dans le gouvernement d’Orel. Quand ils choisissaient un emplacement pour se faire construire une demeure, nos pères ne manquaient pas de jalonner autour de la maison un terrain de deux déciatines pour y planter leur verger et les longues allées de tilleuls. Cinquante ans plus tard, soixante-dix ans au plus, ces enclos, ces maisons, ces « nids à gentilshommes » n’étaient plus ; les bâtiments en ruines se vendaient par charretées ; les dépendances construites en briques s’éboulaient en amas de débris, les pommiers mouraient sur pied ou tombaient sous la hache, les vieilles palissades s’en allaient pièce à pièce. Seuls, les tilleuls persistaient à croître et à prospérer, et aujourd’hui encore, debout dans les champs labourés, ils rappellent à notre race étourdie les pères et les frères dont ils ont abrité les jeux et les repos. C’est un bel arbre qu’un tilleul séculaire. Il est respecté par la hache du moujik lui-même. La feuille n’est pas bien large, mais les branches sont si nombreuses et si feuillues qu’il y a toujours de l’ombre.

Un jour, j’errais avec Ermolaï en quête de perdrix, quand nous aperçûmes un jardin abandonné. Je me dirigeai de ce côté. À peine avais-je franchi la haie de bordure qu’une bécassine s’envola. Je tirai, et au même instant, à quelques pas de moi, on jeta un cri d’alarme, pendant qu’une figure effrayée de jeune fille apparaissait à travers les arbres et disparaissait. Ermolaï accourut : « Pourquoi tirez-vous ici ? Cette propriété est habitée par un pomiéstchik. »

Je n’eus pas le temps de répondre ni même celui de prendre à mon chien l’oiseau qu’il m’apportait avec dignité. On entendit des pas précipités et un homme grand et moustachu sortit du fourré ; il s’arrêta devant moi, l’air mécontent. Je m’excusai, je me nommai, je lui offris le gibier que j’avais tiré sur sa terre.

― J’accepte, me dit-il, mais à une condition, c’est que vous partagerez mon dîner.

J’avoue que cette proposition m’agréait mal, elle dérangeait ma journée ; mais nul moyen de m’en excuser.

― Je suis le pomiéstchik d’ici, votre voisin Radilov. Mon nom ne vous est peut-être pas entièrement inconnu, continua ma nouvelle connaissance. C’est aujourd’hui dimanche et il doit y avoir chez moi un dîner au moins passable, sans quoi je n’oserais vous inviter.

Je fis les banales réponses obligatoires et le suivis. Nous sortîmes du bocage de tilleul par une allée fraîchement sablée et pénétrâmes dans le jardin potager. Là, plantés à d’irréguliers espaces, se voyaient de vieux pommiers, puis un pavé de têtes de choux vert tendre. Le houblon s’enroulait en spirales autour des échalas. À gauche, un carré se hérissait d’innombrables baguettes embarrassées d’un fouillis de pois desséchés. D’énormes citrouilles plates semblaient traîner à terre et les concombres jaunes tranchaient sur les feuilles anguleuses et poudreuses. La haie, un treillis de houssines, était accompagnée d’une haute ortie. Çà et là, par groupes, croissaient le chèvrefeuille, le sureau, le rosier, restes d’anciens parterres. Près d’un vivier où croupissait une eau noirâtre, on distinguait, presque au ras du sol, la margelle d’un puits entouré de flaques où les canards pataugeaient à cœur joie. Un chien, tremblant de tous ses membres et clignant de l’œil, rongeait un os dans une sorte de prairie improvisée où broutait paresseusement une vache blanche et rouge qui agitait le panache de sa queue sur son échine maigre. Le sentier tournait de côté entre des bouleaux et des aubiers, et nous aperçûmes une petite maison vieille et grise au toit de planches et dont l’auvent chancelait. Radilov s’arrêta.

― Du reste, dit-il avec bonhomie et en me regardant en face, j’y songe, peut-être ne vous plaît-il guère de venir chez moi, et dans ce cas…

Je ne le laissai pas achever et lui assurai qu’il me serait au contraire très agréable de dîner avec lui.

― Alors, à votre aise !

Nous entrâmes. Un gars, en long cafetan de drap bleu, nous introduisit. Radilov lui ordonna d’apporter de la vodka à Ermolaï. Mon chasseur fit à notre hôte un salut respectueux.

Nous quittâmes l’antichambre dont les murs étaient couverts de tableaux et de cages et entrâmes dans une petite chambre que Radilov appelait son cabinet. Je me débarrassai de mon attirail de chasseur, déposai mon fusil et me laissai brosser par le jeune gars.

― Eh bien ! maintenant, allons au salon, me dit affablement Radilov, je vous présenterai à ma mère.

Je le suivis.

Sur le divan du salon était assise une petite dame vieille en robe brune et en bonnet blanc, le visage maigre, le regard timide, triste, l’air bon.

― Voici, matouchka[1], notre voisin que je te recommande.

La dame se leva, s’inclina, sans déposer le gros ridicule de laine en forme de sac que tenait sa main desséchée.

― Êtes-vous depuis longtemps dans notre pays ? me demanda-t-elle d’une voix faible et cassée en clignant des yeux.

― Depuis peu.

― Et vous avez l’intention de demeurer ici longtemps ?

― Jusqu’à l’hiver.

Elle se tut.

― Voici Fedor Mikhéitch, reprit Radilov en m’indiquant un personnage long et maigre que je n’avais pas remarqué en entrant dans le salon.

― Eh bien, Fedia, donne à notre hôte un échantillon de ton talent. Pourquoi te tapir ainsi dans un coin ?

Fedor Mikhéitch se leva, prit auprès de la fenêtre un violon, et, saisissant l’archet, non par le bout, comme il le faut, mais par le milieu, appuya l’instrument contre sa poitrine et se mit à chanter et à danser les yeux fermés en raclant les cordes. Il paraissait avoir soixante-dix ans, il était vêtu d’un paletot en nankin gris qui flottait lugubrement sur sa sèche ossature. Tantôt il trépignait ; tantôt, comme s’il se mourait, il dodelinait doucement sa petite tête chauve, puis tendait son long cou sillonné de veines et piétinait sur place. Quelquefois, avec une peine évidente, il fléchissait les genoux. Une sorte de râle s’exhalait de sa bouche édentée. Radilov comprit sans doute à l’expression de mes traits que l’« art » de Fedia ne m’était pas précisément agréable.

― Assez, vieux, dit Radilov, va te faire donner ta récompense.

Fedor Mikhéitch remit aussitôt le violon sur l’appui de la fenêtre, salua d’abord la bârinia, puis moi, puis Radilov, et sortit du salon.

― C’est un ancien pomiéstchik, m’expliqua mon nouvel ami ; il était riche, il est ruiné, il vit chez moi. Il passait jadis pour le plus redoutable petit-maître du gouvernement ; il a enlevé deux femmes à leur mari, il entretenait des chanteuses et on le citait lui-même pour le chant et pour la danse. Mais veuillez prendre de la vodka, la table est servie.

Une jeune fille, la même que j’avais vue passer dans le jardin, entrait.

― Voici Olga ! je vous prie de faire sa connaissance. À table, maintenant, s’il vous plaît.

Nous passâmes dans la salle à manger. Pendant la marche et pendant que nous prenions nos places à table, Fedor Mikhéitch, dont la récompense avait vermillonné le nez et allumé les yeux, chantait :


Retentissez, foudres de la Victoire !


Son couvert était mis à part sur une table sans linge, dans un coin. Le pauvre vieillard avait tout à fait oublié jusqu’aux premiers éléments de la propreté à table et l’on était forcé de le tenir à distance. Il se signa, reprit haleine et se mit à dévorer comme un requin. Le dîner était assez bien composé et, en sa qualité de dîner dominical, il ne se passa point sans la solennelle gelée tremblante et sans les « vents d’Espagne[2] ».

Radilov, qui avait passé dix ans dans un régiment d’infanterie de ligne et qui avait fait une campagne en Turquie, commença d’interminables récits. Je l’écoutais avec attention tout en observant Olga à la dérobée. Elle n’était pas très jolie, mais sa physionomie calme et résolue, son large front blanc et poli, sa chevelure abondante, surtout ses yeux, bruns, petits, mais spirituels, lumineux et vifs, m’intéressaient. Elle suivait, pour ainsi dire, chaque mot que prononçait Radilov ; ce n’était pas de l’attention, mais une sorte de passion. Radilov aurait pu être le père de cette jeune fille, il la tutoyait, mais je devinai tout d'abord qu’elle n’était pas sa fille. Au cours de la conversation il vint à parler de sa défunte épouse qui était sa sœur, ajouta-t-il en montrant Olga. Elle rougit et baissa les yeux, Radilov parla d’autre chose. Durant tout le repas, la vieille dame resta muette, ne mangea presque rien et ne m’offrit aucun plat ; sa physionomie laissait lire une sorte d’attente craintive et désespérée, un de ces chagrins de vieillard qu’on ne peut observer sans serrement de cœur.

À la fin du dîner, comme Fedor Mikhéitch allait célébrer l’hôte et son honorable convive, Radilov me regarda et lui ordonna de se taire. Le vieillard passa sa main sur ses lèvres, cligna des yeux, salua et s’assit sur un angle de sa chaise. Après le dîner je suivis Radilov dans son cabinet.

Les hommes, foncièrement pris par une idée ou par une passion, ont un certain caractère commun, une certaine parité d’allures et d’attitudes, si différents d’ailleurs que puissent être leurs qualités, leurs talents, leur position dans le monde et leur éducation. En observant Radilov, j’arrivai à me convaincre que son âme gravitait autour d’une idée. Il parlait économies, moissons, foins, guerres, cancans, élections, et il en parlait naturellement avec chaleur ; mais tout à coup il soupirait, tombait dans son fauteuil comme un homme épuisé et passait et repassait sa main sur son visage. Son cœur bon et ardent était certainement pénétré et imprégné d’un unique sentiment, point qui ne pouvait manquer de m’intriguer. Il me fut impossible de constater que Radilov eût du goût pour la table, le vin, la chasse, les rossignols de Koursk, les pigeons épileptiques, la littérature russe, les chevaux de races, les surtouts à brandebourgs, les cartes ou le billard, les soirées dansantes, les promenades à travers les villes de gouvernements et les capitales, les fabriques de papier, le sucre de betterave, les pavillons bariolés des parcs et des jardins, le thé, les gros cochers avec la ceinture à la hauteur de l’aisselle, ces magnifiques cochers, si estimés, dont les yeux, Dieu sait pourquoi, menacent de sortir de la tête à chaque mouvement de leur cou. « Quel gentilhomme russe est-ce donc là ? » me disais-je enfin. D’ailleurs, il ne semblait nullement mécontent de son sort ; on respirait au contraire autour de lui un air de bienveillance universelle, de cordialité ; il était homme à faire entrer dans son intimité le premier venu. Il est vrai qu’on s’apercevait en même temps qu’il était incapable de se lier d’amitié absolue avec qui que ce fût, non qu’il pût se passer du contact des autres hommes, mais parce que sa vie était pour un temps concentrée en lui. Cette analyse de Radilov ne me semblait ni attester pour le passé, ni préparer pour l’avenir à cet homme une vie heureuse. Il n’était pas, à proprement parler, beau ; mais ses yeux, ses manières faisaient deviner que des qualités très attrayantes étaient cachées en lui, et je dis à dessein cachées. Pour l’avoir vu une fois on devait désirer de faire sa connaissance et se sentir prêt à l’aimer. Sans doute, de temps en temps se révélait le pomiéstchik, le stepniak[3] ; mais l’homme n’en était pas moins honorable.

Nous parlions du nouveau maréchal de noblesse du district, quand nous entendîmes Olga nous crier : « Le thé est prêt ! »

Nous regagnâmes le salon. Fedor Mikhéitch était dans un coin entre une porte et une fenêtre, assis sur ses jambes. La mère de Radilov tricotait son bas. Par les fenêtres ouvertes sur le jardin, nous venait un air d’une fraîcheur printanière et imprégné d’une saveur de pommes. Olga nous versa le thé fort gracieusement. Je l’observai avec plus d’attention que durant le dîner. Elle parlait peu, selon l’habitude des jeunes filles de province, mais elle n’avait point comme celles-ci le désir d’exprimer une haute pensée, étouffée par le cruel sentiment de l’impuissance ; on ne la voyait pas soupirer pour échapper à des sensations trop abondantes et indicibles. Ses yeux ne roulaient pas dans leurs orbites, elle n’avait pas de sourire vague ni d’air rêveur. Elle regardait droit devant elle avec calme et indifférence, comme une personne qui se repose d’un grand bonheur ou d’un grand malheur. Sa démarche, ses mouvements étaient décidés et libres. Elle me plut beaucoup.

Radilov et moi nous recommençâmes à causer. Je ne sais quel propos amena l’un de nous à formuler cette observation connue que les plus minces choses produisent parfois sur les hommes plus d’effet que les choses les plus importantes.

― Oui, dit Radilov, et j’ai pu l’éprouver par moi-même. Vous savez que j’ai été marié, pas longtemps, trois ans ; ma femme est morte en couches. Je pensais ne pas lui survivre. J’étais très affligé, très abattu et je ne pleurais pas : j’errais comme un fantôme. On la revêtit de sa plus belle robe, comme c’est l’usage, et on l’étendit sur la table dans cette même pièce où nous sommes. Le prêtre et les sacristains entrèrent ; ils entonnèrent les chants du rituel et récitèrent les prières ; on brûla de l’encens ; je me signai, je m’inclinai jusqu’à terre et je ne versai pas une larme. J’avais le cœur et la tête comme pétrifiés, comme appesantis. Et ainsi se passa le premier jour. Mais croirez-vous que j’ai dormi la nuit ? Le lendemain au matin, je me rendis près de ma femme. Nous étions en été ; elle était, des pieds à la tête, violemment éclairée par le soleil. Tout à coup, je vis… (ici Radilov frémit malgré lui)… Que pensez-vous ? Un œil s’était entr'ouvert, et sur cet œil, je vis une mouche marcher. Je tombai comme une gerbe et, revenu à moi, je pleurai, pleurai sans pouvoir me calmer.

Il se tut. Je le regardai, puis Olga : je vivrais cent ans que je ne pourrais oublier l’expression de son visage. La vieille dame posa son bas sur ses genoux, tira de son ridicule un mouchoir et essuya comme à la dérobée une larme. Fedor Mikhéitch, à l’improviste, s’élança sur son violon et, dans le but probable de nous distraire, commença d’une voix aigre et sauvage une chanson. Nous tressaillîmes tous et Radilov le pria de se tenir tranquille.

― D’ailleurs, reprit-il, le passé est passé, et peut-être, comme a dit, je crois, Voltaire, tout est pour le mieux.

― Sans doute, dis-je. L’homme sait souffrir, et il n’est pas de sort si misérable qui n’ait une fin.

― Pensez-vous ? dit Radilov. Vous avez peut-être raison. Je me souviens qu’en Turquie j’étais étendu demi-mort à l’ambulance avec une fièvre putride. Nous étions assez mal logés : à la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas ? Mais l’ambulance était pleine et voilà qu’on nous amène encore des malades. Où les mettre ? Le médecin court çà et là, regarde : aucune place. Il approche de mon grabat et demande à son aide : « Vit-il ? » L’autre répond : « Il vivait du moins ce matin. » Le médecin se baisse, écoute : je respire. Il en fut très contrarié. Et je l’entendis murmurer : « Stupide nature. Voilà un mourant, un condamné qui occupe inutilement une place qui fait tort aux malades qu’on peut guérir ! » Allons, pensais-je, c’en est fait de toi, mon pauvre Mikhaïlo Mikhaïlitch ! Eh bien, j’en ai réchappé, comme vous voyez. Je suis encore vivant et très vivant. Vous avez, par conséquent, bien raison.

― Surtout dans ce cas, répondis-je, puisque la mort elle-même eût été pour vous une délivrance.

― Certes, approuva-t-il, en frappant significativement sur la table, certes ! il faut savoir prendre son parti… Une situation intolérable, si elle se prolonge, vaut la mort. À quoi bon traîner en longueur ?

Olga se leva vivement et alla au jardin.

― Eh bien, Fedia, s’écria Radilov, la pliasovaïa[4].

Fedia se leva d’un bond et se mit à tourner autour de la chambre avec cette démarche particulièrement élégante de la chèvre qui tourne autour de l’ours, maintenu par un bridon. Et tout en dansant, il chantait :


Quand auprès de notre porte…


À ce moment, on entendit le bruit d’un drojki arrêté au pied du perron et, au bout de quelques secondes, entra dans la chambre un vieillard de haute taille, bien bâti et larges d’épaules, l’odnovorets Ovsianikov. Mais Ovsianikov est un personnage si remarquable et si original que le lecteur me permettra de le lui présenter dans un prochain récit.

Le lendemain, dès l’aube, Ermolaï et moi nous partîmes pour la chasse, puis je rentrai chez moi. Huit jours après, je fis en passant une visite à Radilov. Olga et lui étaient absents. Quinze jours plus tard, je sus qu’il avait disparu avec sa belle-sœur, abandonnant sa mère. Toute la province fut, en peu de jours, saisie de la nouvelle. Je m’expliquai alors la physionomie de la jeune fille pendant le récit de Radilov. C’était moins la pitié que la jalousie, en effet, qu’exprimaient alors les traits d’Olga.

Avant de quitter ma terre, je crus devoir prendre congé de la vieille mère de Radilov. Je la trouvai dans le salon, elle jouait au dourak[5] avec Fedia Mikhéitch.

― Avez-vous, lui demandai-je, des nouvelles de votre fils ?

Elle se mit à pleurer, je cessai de lui parler de Radilov.

  1. Petite mère.
  2. Gâteaux.
  3. Habitant du steppe.
  4. Danse nationale.
  5. Jeu de cartes.