Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 267-274).
XLIX


Deux jours après le retour de Mr. Bennet, Jane et Elizabeth se promenaient ensemble dans le bosquet derrière la maison, lorsqu’elles virent venir la femme de charge. La croyant envoyée par leur mère pour les appeler, les deux jeunes filles allèrent à sa rencontre, mais Mrs. Hill dit en s’adressant à Jane :

— Excusez-moi de vous déranger, mademoiselle, mais je pensais qu’on avait reçu de bonnes nouvelles de Londres, et je me suis permis de venir m’en enquérir auprès de vous.

— Que voulez-vous dire, Hill ? nous n’avons rien reçu de Londres.

— Comment, mademoiselle ! s’écria Mrs. Hill stupéfaite. Vous ne saviez donc pas qu’il est arrivé pour Monsieur un exprès envoyé par Mr. Gardiner ? Il est là depuis une demi-heure et il a remis une lettre à mon maître.

Les jeunes filles couraient déjà vers la maison ; elles traversèrent le hall et se précipitèrent dans la salle à manger, et de là, dans la bibliothèque : leur père ne se trouvait nulle part. Elles allaient monter chez leur mère quand elles rencontrèrent le valet de chambre.

— Si vous cherchez Monsieur, Mesdemoiselles, il est parti vers le petit bois.

Sur cette indication, elles s’élancèrent hors de la maison et traversèrent la pelouse en courant pour rejoindre leur père qui d’un pas délibéré se dirigeait vers un petit bois qui bordait la prairie.

Jane, moins légère et moins habituée à courir qu’Elizabeth, fut bientôt distancée, tandis que sa sœur tout essoufflée rattrapait son père et lui demandait avidement :

— Oh ! papa, quelles nouvelles ? quelles nouvelles ? Vous avez bien reçu quelque chose de mon oncle ?

— Oui, un exprès vient de m’apporter une lettre de lui.

— Eh bien ! quelles nouvelles contient-elle ?… bonnes ou mauvaises ?

— Que peut-on attendre de bon ? dit-il, tirant la lettre de sa poche. Mais peut-être préférez-vous lire vous-même ce qu’il m’écrit.

Elizabeth lui prit vivement la lettre des mains. À ce moment, Jane les rejoignit.

— Lisez-la tout haut, dit Mr. Bennet, car c’est à peine si je sais moi-même ce qu’elle contient.


« Gracechurch street, mardi 2 août.
« Mon cher frère,


« Enfin il m’est possible de vous envoyer des nouvelles de ma nièce, et j’espère que, somme toute, elles vous donneront quelque satisfaction. Samedi, peu après votre départ, j’ai été assez heureux pour découvrir dans quelle partie de Londres ils se cachaient ; — je passe sur les détails que je vous donnerai de vive voix ; il suffit que vous sachiez qu’ils sont retrouvés. — Je les ai vus tous les deux. »

— Alors, c’est bien comme je l’espérais, s’écria Jane, ils sont mariés !

« …Je les ai vus tous les deux. Ils ne sont pas mariés, et je n’ai pas découvert que le mariage entrât dans leurs projets, mais si vous êtes prêt à remplir les engagements que je me suis risqué à prendre pour vous, je crois qu’il ne tardera pas à avoir lieu. Tout ce qu’on vous demande est d’assurer par contrat à votre fille sa part des cinq mille livres qui doivent revenir à vos enfants après vous, et promettre en outre de lui servir annuellement une rente de cent livres, votre vie durant. Étant donné les circonstances, j’ai cru pouvoir souscrire sans hésiter à ces conditions dans la mesure où je pouvais m’engager pour vous. Je vous envoie cette lettre par exprès afin que votre réponse m’arrive sans aucun retard. Vous comprenez facilement par ces détails que la situation pécuniaire de Wickham n’est pas aussi mauvaise qu’on le croit généralement. Le public a été trompé sur ce point, et je suis heureux de dire que les dettes une fois réglées, il restera un petit capital qui sera porté au nom de ma nièce. Si, comme je le suppose, vous m’envoyez pleins pouvoirs pour agir en votre nom, je donnerai mes instructions à Haggerston pour qu’il dresse le contrat. Je ne vois pas la moindre utilité à ce que vous reveniez à Londres ; aussi demeurez donc tranquillement à Longbourn et reposez-vous sur moi. Envoyez votre réponse aussitôt que possible en ayant soin de m’écrire en termes très explicites. Nous avons jugé préférable que notre nièce résidât chez nous jusqu’à son mariage et je pense que vous serez de cet avis. Elle nous arrive aujourd’hui. Je vous récrirai aussitôt que de nouvelles décisions auront été prises.

« Bien à vous,

« Edward Gardiner. »


— Est-ce possible ! s’écria Elizabeth en terminant sa lecture. Va-t-il vraiment l’épouser ?

— Wickham n’est donc pas aussi indigne que nous l’avions pensé, dit sa sœur. Mon cher père, je m’en réjouis pour vous.

— Avez-vous répondu à cette lettre ? demanda Elizabeth.

— Non, mais il faut que je le fasse sans tarder.

— Oh ! père, revenez vite écrire cette lettre ; pensez à l’importance que peut avoir le moindre délai !

— Voulez-vous que j’écrive pour vous, si cela vous ennuie de le faire ? proposa Jane.

— Cela m’ennuie énormément, mais il faut que cela soit fait.

Là-dessus il fit volte-face et revint vers la maison avec ses filles.

— Puis-je vous poser une question ? dit Elizabeth. Ces conditions, il n’y a sans doute qu’à s’y soumettre ?

— S’y soumettre ! Je suis seulement honteux qu’il demande si peu…

— Et il faut absolument qu’ils se marient ? Tout de même, épouser un homme pareil !

— Oui, oui ; il faut qu’ils se marient. C’est une nécessité qui s’impose. Mais il y a deux choses que je désire vivement savoir : d’abord, quelle somme votre oncle a dû débourser pour obtenir ce résultat ; ensuite, comment je pourrai jamais m’acquitter envers lui.

— Quelle somme ? Mon oncle ? Que voulez-vous dire ? s’écria Jane.

— Je veux dire que pas un homme de sens n’épouserait Lydia pour un appât aussi mince que cent livres par an pendant ma vie, et cinquante après ma mort.

— C’est très juste, dit Elizabeth ; cette idée ne m’était pas venue encore. Ses dettes payées, et en outre un petit capital ! Sûrement, c’est mon oncle qui a tout fait. Quelle bonté ! Quelle générosité ! J’ai peur qu’il n’ait fait là un lourd sacrifice. Ce n’est pas avec une petite somme qu’il aurait pu obtenir ce résultat.

— Non, dit son père, Wickham est fou s’il prend Lydia à moins de dix mille livres sterling. Je serais fâché d’avoir à le juger si mal dès le début de nos relations de famille.

— Dix mille livres, juste ciel ! Comment pourrait-on rembourser seulement la moitié d’une pareille somme ?

Mr, Bennet ne répondit point et tous trois gardèrent le silence jusqu’à la maison. Mr. Bennet se rendit dans la bibliothèque pour écrire, tandis que ses filles entraient dans la salle à manger.

— Ainsi, ils vont se marier ! s’écria Elizabeth dès qu’elles furent seules. Et dire qu’il faut en remercier la Providence… Qu’ils s’épousent avec des chances de bonheur si minces et la réputation de Wickham si mauvaise, voilà ce dont nous sommes forcées de nous réjouir ! Ô Lydia !…

— Je me console, dit Jane, en pensant qu’il n’épouserait pas Lydia, s’il n’avait pour elle une réelle affection. Que notre oncle ait fait quelque chose pour le libérer de ses dettes, c’est probable ; mais je ne puis croire qu’il ait avancé dix mille livres ou une somme qui en approche ! Il est père de famille : comment pourrait-il disposer de dix mille livres ?

— Si nous arrivons jamais à connaître d’un côté le montant des dettes, et de l’autre le chiffre du capital ajouté à la dot de Lydia, nous saurons exactement ce qu’a fait pour eux Mr. Gardiner, car Wickham n’a pas six pence lui appartenant en propre. Jamais nous ne pourrons assez reconnaître la bonté de mon oncle et de ma tante. Avoir pris Lydia chez eux, et lui accorder pour son plus grand bien leur protection et leur appui est un acte de dévouement que des années de reconnaissance ne suffiront pas à acquitter. Pour le moment, la voilà près d’eux, et si un tel bienfait n’excite pas ses remords, elle ne mérite pas d’être heureuse. Quel a dû être son embarras devant ma tante, à leur première rencontre !

— Efforçons-nous d’oublier ce qui s’est passé de part et d’autre, dit Jane. J’ai espoir et confiance qu’ils seront heureux. Pour moi, du moment qu’il l’épouse, c’est qu’il veut enfin rentrer dans la bonne voie. Leur affection mutuelle les soutiendra, et je me dis qu’ils mèneront une vie assez rangée et raisonnable pour que le souvenir de leur imprudence finisse par s’effacer.

— Leur conduite a été telle, répliqua Elizabeth, que ni vous, ni moi, ni personne ne pourrons jamais l’oublier. Il est inutile de se leurrer sur ce point.

Il vint alors à l’esprit des jeunes filles que leur mère, selon toute vraisemblance, ignorait encore les nouvelles reçues. Elles allèrent donc trouver leur père dans la bibliothèque, et lui demandèrent si elles devaient mettre elles-mêmes Mrs. Bennet au courant. Il était en train d’écrire et, sans lever la tête, répondit froidement :

— Faites comme il vous plaira.

— Pouvons-nous emporter la lettre de mon oncle pour la lui lire ?

— Emportez tout ce que vous voulez, et laissez-moi tranquille.

Elizabeth prit la lettre sur le bureau, et les deux sœurs montèrent chez Mrs. Bennet. Kitty et Mary se trouvaient auprès d’elle, si bien que la même communication servit pour tout le monde. Après un court préambule pour les préparer à de bonnes nouvelles, Jane lut la lettre tout haut. Mrs. Bennet avait peine à se contenir. Quand vint le passage où Mr. Gardiner exprimait l’espoir que Lydia serait bientôt mariée, sa joie éclata, et la suite ne fit qu’ajouter à son exaltation. Le bonheur la bouleversait aussi violemment que l’inquiétude et le chagrin l’avaient tourmentée.

— Ma Lydia ! Ma chère petite Lydia ! s’exclama-t-elle. Quelle joie, elle va se marier ! Je la reverrai. Elle va se marier à seize ans. Oh ! mon bon frère ! Je savais bien qu’il arrangerait tout ! Comme il me tarde de la revoir, et de revoir aussi ce cher Wickham… Mais les toilettes ? les toilettes de noce ? Je vais écrire tout de suite à ma sœur Gardiner pour qu’elle s’en occupe. Lizzy, mon enfant, courez demander à votre père combien il lui donnera. Non, restez ! restez ! J’y vais moi-même. Sonnez Hill, Kitty ; je m’habille à l’instant. Lydia, ma chère Lydia ! Comme nous serons contentes de nous retrouver !

Jane tenta de calmer ces transports en représentant à sa mère les obligations que leur créait le dévouement de Mr. Gardiner.

— Car, dit-elle, nous devons pour une bonne part attribuer cet heureux dénouement à la générosité de mon oncle. Nous sommes persuadés qu’il s’est engagé à aider pécuniairement Mr. Wickham.

— Eh bien ! s’écria sa mère, c’est très juste. Qui pouvait mieux le faire que l’oncle de Lydia ? S’il n’avait pas de famille, toute sa fortune devrait revenir à moi et à mes enfants. C’est bien la première fois que nous recevrons quelque chose de lui, à part de menus cadeaux de temps à autre. Vraiment, je suis trop heureuse : j’aurai bientôt une fille mariée. Mrs. Wickham… comme cela sonne bien ! Et elle n’a ses seize ans que depuis le mois de juin ! Ma chère Jane, je suis trop émue pour être capable d’écrire moi-même ; aussi je vais dicter et vous écrirez. Plus tard, nous déciderons avec votre père la somme à envoyer, mais occupons-nous d’abord de commander le nécessaire.

Elle commençait à entrer dans toutes sortes de détails de calicot, de mousseline, de batiste, et elle aurait bientôt dicté d’abondantes commandes si Jane ne l’avait, non sans peine, persuadée d’attendre que Mr. Bennet fût libre pour le consulter. Un jour de retard, observa-t-elle, ne tirait pas à conséquence. L’heureuse mère céda, oubliant son habituelle obstination. D’autres projets, d’ailleurs, lui venaient en tête.

— Dès que je serai prête, déclara-t-elle, j’irai à Meryton pour annoncer la bonne nouvelle à ma sœur Philips. En revenant, je pourrai m’arrêter chez lady Lucas et chez Mrs. Long. Kitty, descendez vite commander la voiture. Cela me fera grand bien de prendre l’air. Enfants, puis-je faire quelque chose pour vous à Meryton ? Ah ! voilà Hill. Ma brave Hill, avez-vous appris la bonne nouvelle ? Miss Lydia va se marier, et le jour de la noce vous aurez tous un bol de punch pour vous mettre le cœur en fête.

Mrs. Hill aussitôt d’exprimer sa joie. Elizabeth reçut ses compliments comme les autres, puis, lasse de tant d’extravagances, elle chercha un refuge dans sa chambre pour s’abandonner librement à ses pensées. La situation de la pauvre Lydia, en mettant les choses au mieux, était encore suffisamment triste ; mais il fallait se féliciter qu’elle ne fût pas pire. Tel était le sentiment d’Elizabeth, et bien qu’elle ne pût compter pour sa sœur sur un avenir de bonheur et de prospérité, en pensant à leurs angoisses passées, elle apprécia les avantages du résultat obtenu.