Le Bhâgavata Purâna/Livre II/Chapitre 1

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 101-105).
◄  XIX.
II.  ►


CHAPITRE PREMIER.

DESCRIPTION DE MAHÂPURUCHA.


1. Çuka dit : Grand roi ! de tous les sujets que les hommes doivent entendre, celui sur lequel porte ta question est le plus important, le meilleur, celui d’où dépend le bien du monde, et qu’approuvent les sages qui connaissent l’Esprit.

2. Il y a des milliers de sujets que doivent entendre les hommes qui, occupés dans leurs demeures aux soins des chefs de maison, ignorent la nature de l’Esprit.

3. La nuit, leur vie se passe dans le sommeil ou dans les plaisirs des sens ; le jour, dans de continuels efforts pour acquérir des richesses ou soutenir leur famille.

4. Attaché à tout ce qui l’entoure, à son corps, à ses enfants, à sa femme, quoique tout cela n’ait pas une existence réelle, l’homme, quand il les voit mourir, n’en est pas plus éclairé.

5. C’est pourquoi, fils de Bharata, l’objet que doit toujours entendre, célébrer et se rappeler l’homme qui désire son salut, c’est Bhagavat, l’âme universelle, Hari, le souverain Seigneur.

6. La plus belle récompense qu’au moment de sa mort l’homme puisse obtenir d’une vie passée dans l’observation de ses devoirs, conformément à la doctrine du Sâmkhya et du Yoga, c’est de se rappeler Nârâyaṇa.

7. Les solitaires, ô roi, dégagés de l’observance des préceptes et des restrictions, même lorsqu’ils ont atteint la perfection, se plaisent encore au récit des qualités de Hari.

8. Au commencement de l’âge Dvâpara, j’ai lu, sous la direction de mon père Dvâipâyana, ce Bhâgavata Purâṇa égal aux Vêdas.

9. Cette histoire, qu’au sein même de la perfection je lisais, le cœur ravi par les jeux de celui dont la gloire est excellente,

10. Je vais maintenant te la raconter, ô Rǐchi des rois, car tu es dévoué à Mahâpurucha (Vichṇu) ; ceux qui ont foi en elle voient bientôt leur intelligence pure au sein de Mukunda.

11. Oui, la récitation des noms de Hari est pour les Yôgins qui, arrivés à l’indifférence, veulent parvenir au lieu où l’on n’a plus rien à craindre, un acte qu’ils regardent comme obligatoire.

12. Que font à l’insensé les longues années qu’il passe en ce monde sans s’apercevoir de leur cours ? Un seul instant vaut mieux pour celui qui en connaît la rapidité, pourvu qu’il en profite pour faire son salut.

13. Le Râdjarchi Khaṭvâg̃ga ayant appris combien il avait peu de temps à vivre en ce monde, quitta tout en un instant pour aller se réfugier au sein de Hari qui donne la sécurité.

14. Et toi aussi, fils de Kuru, en ce moment même où le terme de ta vie est fixé à sept jours, prépare-toi à faire pendant ce temps tout ce qui peut assurer ton salut.

15. Quand approche l’instant de la mort, que l’homme, exempt de trouble, tranche avec le glaive de la séparation le lien d’affection qui l’attache à son corps et à tout ce qui l’entoure.

16. Que sorti de sa maison pour se faire anachorète, plein de fermeté, s’étant baigné dans l’eau sainte d’un étang, assis sur un siège pur, isolé, construit conformément à la loi,

17. Il répète en lui-même la pure et suprême syllabe formée de trois lettres, qui est Brahma ; qu’il contienne son cœur, maître désormais de sa respiration, et gardant le souvenir du monosyllabe où Brahma réside tout entier.

18. Que guidé par son intelligence, il se serve de son cœur pour détacher ses sens du contact des choses matérielles, et qu’il fixe par la méditation sur l’objet essentiellement beau, son cœur que distrait [encore] l’accomplissement des œuvres.

19. Là, qu’il médite sur chacune des parties de cet objet, sans que son esprit cesse d’en embrasser l’ensemble ; et qu’après avoir uni [à cet objet] son cœur désormais détaché des choses matérielles, il ne songe plus à aucune autre chose, [en contemplant] la forme suprême de Vichṇu, où l’âme trouve le repos.

20. Et si son cœur est encore entraîné par la Passion et obscurci par les Ténèbres, que le sage le contienne à l’aide de la méditation qui détruit les souillures causées par les qualités.

21. Car lorsque la méditation est soutenue jusqu’au bout, elle conduit bientôt le Yôgin qui voit distinctement l’asile du bonheur, au Yoga dont le caractère est la dévotion.

22. Le roi dit : Comment doit-on s’y livrer, ô Brâhmane ? sur quoi doit-elle porter et quelle est-elle elle-même cette méditation qui fait disparaître si vite les souillures du cœur de l’homme ?

23. Çuka dit : Que le sage, maître de sa posture, de sa respiration, de ses sens, et affranchi de tout contact, fixe par la pensée son cœur sur la forme solide de Bhagavat.

24. Virâdj est son corps, ce corps qui est la plus solide des choses les plus solides, où l’on voit exister tout cet univers, embrassant ce qui a été, ce qui est et ce qui sera.

25. Au sein de ce corps renfermé dans l’œuf [de Brahmâ], et entouré de sept enveloppes, réside Purucha devenu Virâdj ; c’est là Bhagavat, l’objet même sur lequel il faut fixer son cœur.

26. Le Pâtâla est la plante de son pied, disent les sages ; Rasâtala en est le talon et le bout ; Mahâtala forme les chevilles de Purucha, le créateur de toutes choses, et Talâtala ses jambes.

27. Les deux genoux de cet Être, dont l’univers est la forme, sont Sutala ; ses deux cuisses, Vitala et Atala ; son bas-ventre, la terre ; et l’atmosphère, son nombril, qui est semblable à un lac.

28. Sa poitrine est la réunion des lumières célestes, son cou le monde Mahas, sa face le Djanalôka ; on dit que le front d’Âdipurucha est le monde Tapas, et que le monde Satya forme les têtes de celui qui a mille têtes.

29. Ses bras sont Indra et les autres Dieux, ses oreilles les points cardinaux, son ouïe le son ; les deux Açvins sont les narines de cet Être supérieur ; l’odeur est pour lui le sens de l’odorat ; sa bouche est le feu allumé.

30. L’atmosphère forme ses yeux ; le soleil est sa vue ; les cils de [cet Être qui est] Vichṇu sont la nuit et le jour ; l’intervalle qui sépare ses sourcils est la demeure de Paramêchṭhin (Brahmâ) ; les eaux forment son palais ; le goût est sa langue.

31. On dit que les Vêdas sont le sommet de la tête de l’Être infini, que ses défenses sont Yama, et ses dents les objets que l’homme aime le mieux ; son sourire est Mâyâ, qui trouble les mortels ; son coup d’œil est la création sans bornes.

32. Sa lèvre supérieure est la modestie ; sa lèvre inférieure est le désir ; son sein est la justice, et son dos la voie de l’injustice ; Ka (le chef des créatures) est son membre viril ; ses testicules sont Mitra et Varuna, son ventre les océans ; la charpente de ses os forme les montagnes.

33. Les fleuves sont ses veines ; les collines qui s’élèvent à la surface de la terre, sont les poils qui croissent sur le corps de celui dont l’univers est le corps ; son souffle est le vent dont la force est infinie ; sa marche est le temps ; son action est le cours des qualités.

34. On dit, ô le meilleur des fils de Kuru, que les nuages sont les cheveux de cet Être qui est si multiple ; que le crépuscule est son vêtement ; que le principe invisible [la Nature] est son cœur, et que la lune, trésor de toutes les transformations, est pour lui le siège du sentiment.

35. Les sages pensent que l’énergie de l’intelligence est pour lui le principe nommé Mahat ; que la personnalité de cet Être, âme de l’univers, est Giritra (Çiva) ; les chevaux, les mulets, les chameaux, les éléphants, sont ses ongles ; tous les animaux sauvages et domestiques sont ses reins.

36. Les volatiles sont sa création, cette œuvre merveilleuse ; sa pensée est le Manu [Svâyam̃bhuva], sa demeure l’homme ; les Gandharvas, les Vidyâdharas, les Tchâraṇas, les Apsaras sont pour lui les souvenirs des sons ; la force de l’armée des Asuras est la sienne.

37. Les Brahmanes sont sa bouche, les Kchattriyas ses bras, les Vâiçyas ses cuisses ; la caste dont le teint est noir forme les pieds de ce grand Être ; entouré de la foule des Dieux aux noms divers, il est la substance même de l’offrande ; son œuvre est le but de la célébration du sacrifice.

38. Tel est l’ensemble des parties dont se compose le corps du souverain Seigneur, que je viens de te décrire ; c’est sur ce corps, le plus solide de tous, et au delà duquel il n’existe rien, qu’il faut fixer et retenir son cœur par la pensée.

39. Cet être unique qui, semblable à l’âme qui voit par les [organes des] êtres [divers quelle crée] en songe, perçoit tout par l’opération des intelligences de toutes les créatures ; cet être, la vérité même, le trésor de la béatitude, c’est à lui qu’il faut rendre un culte, c’est à lui qu’il faut s’attacher, et non aux autres Dieux d’où l’âme retombe [pour revenir en ce monde].


FIN DU PREMIER CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
DESCRIPTION DU CORPS DE MAHÂPURUCHA,
DANS LE SECOND LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.