Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 16

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 79-83).
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CHAPITRE XVI.

DIALOGUE ENTRE DHARMA ET LA TERRE.


SÛTA dit :

1. Parîkchit, le plus dévoué des adorateurs de Bhagavat, gouverna ensuite la terre d’après les conseils des plus sages Brâhmanes, en développant les grandes qualités que les astrologues habiles à prédire l’avenir à la naissance des enfants, avaient jadis annoncées [à son père].

2. Il prit pour épouse Irâvatî, fille d’Uttara ; il en eut quatre fils dont l’ainé fut Djanamêdjaya.

3. Assisté de son maître spirituel Çâradvata, il célébra trois fois sur les bords du Gange le sacrifice du cheval ; il y distribua des présents immenses, et les Dêvas s’y montrèrent à ses yeux.

4. Ce héros que son courage avait conduit victorieux jusqu’aux limites de l’horizon, retint en captivité Kali, qui, sous la forme d’un Çûdra décoré des insignes de la royauté, avait frappé avec son pied un bœuf et une vache.

ÇÂUNAKA dit :

5. Pourquoi Parîkchit, vainqueur jusqu’aux limites de l’horizon, retint-il en captivité Kali ? Quel est celui qui, sous l’apparence d’un Çûdra décoré des insignes de la royauté, blessa une vache en la frappant du pied ?

6. Sage illustre, raconte-nous ces événements, si ce récit se rapporte à l’histoire de Krĭchṇa. Pourquoi les sages qui savourent le nectar du lotus de ses pieds, se livreraient-ils à d’autres entretiens moins méritoires, dans lesquels le temps s’écoule sans profit ?

7. C’est pour les hommes qui après une vie si courte sont condamnés à mourir, et qui désirent le salut, qu’on a appelé ici pour la célébration du sacrifice le bienheureux Mrĭtyu (le Dieu de la mort).

8. Car personne ne peut mourir, tant que le Dieu qui met un terme à l’existence est présent en ce monde ; c’est pour cela qu’il a été appelé par les Rĭchis suprêmes.

9. Ah ! puisse-t-on goûter dans le monde des hommes ces discours dont les jeux de Hari sont le nectar ! Dès qu’on s’en est abreuvé, on a recueilli tout le fruit des œuvres les plus méritoires.

10. La vie de l’homme indolent, dont l’existence et l’esprit sont également paresseux, se passe, la nuit dans le sommeil, le jour dans des actions inutiles.

SÛTA dit :

11. Quand Parîkchit qui habitait dans le pays de Kurudjâg̃gala, sut que Kali avait pénétré dans le domaine protégé par ses armées, à cette fâcheuse nouvelle, ce héros, semblable à Çâuri dans les combats, se saisit de son arc.

12. Monté sur un char richement orné, attelé de chevaux noirs et surmonté d’un étendard portant l’image d’un lion, il sortit de sa capitale pour aller vaincre jusqu’aux limites de l’horizon, au milieu de son armée composée de chars, de cavaliers, d’éléphants et de fantassins.

13. Vainqueur du Bhadrâçva, du Kêtumâla, du Bhârata, des Uttarakurus (les Kurus du nord), du Kim̃purucha et de tous les autres continents, il présenta l’offrande [du sacrifice royal].

14. C’est alors qu’entendant chanter la gloire de ses magnanimes ancêtres, dans des récits où se révélait la grandeur de Krĭchṇa,

15. Et sa délivrance lorsqu’il était atteint par le feu du javelot d’Açvatthâman, et l’affection des chefs de la race de Vrĭchni, et leur dévotion à Kêçava,

16. Il s’abandonna aux transports de la joie ; et, les yeux épanouis par le plaisir, il répandit d’une main libérale des richesses immenses, des vêtements et des colliers [précieux].

17. Sachant que Krĭchṇa avait été pour les Pâṇḍavas, objets de son affection, un ami, un écuyer, un ambassadeur, qu’il les avait rendus maîtres de la salle de l’assemblée, qu’il leur était dévoué, qu’il avait veillé en armes pour eux, qu’il les avait servis, loués, honorés, lui en qui le monde adore Vichṇu, le roi adressa sa dévotion au lotus des pieds de ce Dieu.

18. Pendant qu’il imitait ainsi chaque jour la conduite de ses ancêtres, apprends de moi, ô Brâhmane, quel prodige se manifesta bientôt à lui.

19. Dharma qui [sous la forme d’un taureau] ne se soutenait que sur un pied, ayant aperçu [la Terre sous la forme d’] une vache privée de sa beauté, et la face inondée de larmes, comme une mère qui a perdu son enfant, lui adressa cette question :

20. Ton corps, amie, ne souffre d’aucun mal ; cependant ta beauté flétrie, ton visage qui se fane, m’annoncent que tu es en proie à un chagrin intérieur. Est-ce que tu pleures l’absence d’un parent ou d’un époux ?

21. Pleures-tu de me voir réduit à me soutenir sur un seul pied, et condamné à servir bientôt de pâture à des Çûdras, ou de voir les Suras privés de leur part du sacrifice, ou de voir le sort des créatures auxquelles Maghavan (Indra) refuse la pluie ?

22. Pleures-tu à la vue des femmes qui ne sont pas protégées [par leurs maris], des enfants tourmentés [par leurs parents] comme par des démons, de la parole divine employée dans les familles de Brâhmanes à de mauvaises actions, et des Brâhmanes eux-mêmes, dans la maison des rois, remplissant des fonctions indignes de leur naissance ?

23. Ou à la vue des vils Kchattriyas opprimés par Kali, ou des royaumes ravagés par eux, ou des aliments, des boissons, des vêtements, des bains, des unions [illicites] auxquels le monde s’abandonne [au hasard] ?

24. Ou bien, mère féconde, en te souvenant de Hari qui s’incarna pour te débarrasser du pesant fardeau qui t’accablait, en te souvenant de ses exploits d’où dépend le salut, abandonnée par lui, tu te lamentes peut-être de son départ ?

25. Raconte-moi donc, Terre féconde, l’origine du chagrin qui te maigrit ; est-ce le temps dont l’énergie surpasse celle des êtres les plus forts, qui te ravit aujourd’hui cette beauté qu’honoraient les Suras ?

26. La Terre dit : Ô Dharma, tu connais bien toi-même ce que tu me demandes. Celui qui te donnait quatre pieds avec lesquels tu répandais le bonheur dans le monde,

27. Celui en qui la vérité, la pureté, la compassion, la patience, la libéralité, le contentement, la droiture, la quiétude, l’empire qu’on exerce sur ses sens, les mortifications, l’impartialité, l’indulgence, la modération, l’observation de la loi,

28. La science, le détachement de toutes choses, la puissance, l’héroïsme, la grandeur, le pouvoir, la mémoire, l’indépendance, le talent, la beauté, la constance, la douceur,

29. La confiance, la modestie, la vertu, la force, l’énergie, la vigueur, la perfection, l’impassibilité, la fermeté, la foi, la renommée, la dignité, l’absence d’orgueil :

30. En qui, dis-je, toutes ces vertus et tant d’autres belles qualités auxquelles doivent aspirer ceux qui désirent la grandeur, résidaient sans l’abandonner un instant ;

31. Ce vase de perfection, ce Dieu l’asile de Çrî, c’est son absence que je pleure maintenant ; je pleure sur le monde qui en est privé et sur lequel le pécheur Kali a jeté les yeux.

32. Je pleure ensuite sur moi-même, et sur toi, ô le meilleur des immortels, sur les Dêvas, les Pitrǐs, les Rǐchis, les Sâdhus (les Saints), sur toutes les classes et sur toutes les conditions.

33. Celui dont Çrî, quittant la forêt de lotus où elle réside, adore sans cesse, dans son amour, les pieds gracieux, Çrî, pour laquelle Brahmâ et les autres sages dévoués à Bhagavat, dans l’espoir d’obtenir un seul de ses regards, se livrent à d’interminables austérités ;

34. Celui dont les pieds portant l’image du lotus, de la foudre, de l’aiguillon et de l’étendard, laissaient sur mon corps l’empreinte de la beauté et me faisaient ainsi participer à ses perfections, Bhagavat, m’élevait en splendeur au-dessus des trois mondes ; et aujourd’hui, voilà qu’il m’abandonne, détruisant par son absence tout l’éclat dont j’étais si fière !

35. Ce Dieu qui, maître de lui-même, dissipa les milliers d’armées conduites par les rois de la race des Asuras, dont le poids m’accablait, et qui revêtit un beau corps, dans la famille de Yadu, pour compléter en personne, par sa force virile, les pieds que tu n’avais plus pour te soutenir ;

36. Quelle est celle qui le verrait partir sans regret, lui qui, avec d’agréables discours embellis par un doux sourire et de tendres regards, vainquit la constance et l’orgueil des femmes de Madhu, lui dont les pieds, en laissant sur moi leur empreinte, me donnaient le frissonnement du plaisir ?

SÛTA dit :

37. Pendant que Dharma et la Terre se livraient à cet entretien, le Rǐchi royal nommé Parîkchit arriva sur la rive orientale de la Sarasvatî.


FIN DU SEIZIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
DIALOGUE ENTRE DHARMA ET LA TERRE,
DE L’ÉPISODE DE PARÎKCHIT, DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.