La Peste d’Elliant

IX

LA PESTE D’ELLIANT

— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT

La peste qui désola toute l’Europe au sixième siècle fit de grands ravages en Armorique : ceux qui en étaient frappés perdaient les cheveux, les dents et la vue, jaunissaient, languissaient et ne tardaient pas à mourir. Il y eut des cantons de la Bretagne armoricaine dont la population fut emportée tout entière. La paroisse d’Elliant, en Cornouaille, fut de ce nombre. Le pays voisin, et celui de Tourc’h en particulier, dut aux prières d’un solitaire nommé Ratian, qui y habitait, le bonheur d’être préservé du fléau. C’est ce que nous apprend l’auteur de la vie de saint Gwénnolé, écrite à cette époque et abrégée au neuvième siècle par Gurdestin, abbé de Landévenek.




Entre Langolen et le Faouet, habite un saint Barde, qu’on appelle Père Rasian ;

Il a dit aux hommes du Faouet : Faites célébrer chaque mois une messe, une messe dans votre église.

La peste est partie d Elliant, mais non pas sans fournée : elle emporte sept mille cent âmes !

En vérité, la Mort est descendue dans le pays d’Elliant, tout le monde a péri, hormis deux personnes, Une pauvre vieille femme de soixante ans et son fils unique.

« La peste est au bout de ma maison, disait-elle ; quand Dieu voudra elle entrera ; lorsqu’elle entrera, nous sortirons, »

Sur la place publique d’Elliant, on trouverait de l’herbe à faucher,

Hormis dans l’étroite ornière de la charrette qui conduit les morts en terre.

Dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré, au pays d’Elliant, quel qu’il fût,

En voyant dix-huit charrettes pleines à la porte du cimetière, et dix-huit autres y venir.

Il y avait neuf enfants dans une même maison, un même tombereau les porta en terre.

Et leur pauvre mère les traînait.

Le père suivait en sifflant… Il avait perdu la raison.

Elle hurlait, elle appelait Dieu, elle était bouleversée corps et âme :

— Enterrez mes neuf fils, et je vous promets un cordon de cire qui fera trois fois le tour de vos murs.

Qui fera trois fois le tour de votre église, et trois fois le tour de votre asile.


J’avais neuf fils que j’avais mis au monde, et voilà que la Mort est venue me les prendre,

Me les prendre sur le seuil de ma porte ; plus personne pour me donner une petite goutte d’eau ! —

Le cimetière est plein jusqu’aux murs ; l’église pleine jusqu’aux degrés ;

Il faut bénir les champs pour enterrer les cadavres.

Je vois un chêne dans le cimetière, avec un drap blanc à sa cime : la peste a emporté tout le monde.




NOTES


La peste d’Elliant ne se chante jamais sans qu’on y joigne l’étrange légende que voici :

« C’était jour de pardon au bourg d’Elliant ; un jeune meunier, arrivant au gué avec ses chevaux, vit une belle dame en robe blanche, assise au bord de la rivière, une baguette à la main, qui le pria de lui faire passer l’eau. — Oh! oui, sûrement, madame, répliqua-t-il ; et déjà elle était en croupe sur sa bête, et bientôt déposée sur l’autre rive. Alors, la belle dame lui dit : — Jeune homme, vous ne savez pas qui vous venez de passer : je suis la Peste. Je viens de faire le tour de la Bretagne, et me rends à l’église du bourg, où l’on sonne la messe ; tous ceux que je frapperai de ma baguette mourront subitement ; pour vous, ne craignez rien, il ne vous arrivera aucun mal, ni à votre mère non plus. »

Et la Peste a tenu parole, me faisait observer naïvement un chanteur ; car la chanson le dit :

« Tout le monde a péri, excepté deux personnes: Une pauvre vieille et son fils. »

« Savez-vous, me disait un autre, comment on s’y prit pour lui faire quitter le pays? On la chanta. Se voyant découverte, elle s’enfuit. Il n’y a pas plus sûr moyen de chasser la Peste que de la chanter ; aussi , depuis ce jour, elle n’a pas reparu. »

Comme nous l’avons déjà dit, la Peste d’Elliant a conservé le ton prophétique de la poésie des anciens bardes, et quelques traces de la forme artificielle qu’ils donnaient à leurs chants. Par exemple, on aura remarqué que sept couplets sur vingt sont des tercets, et que le quatrième est allitéré. Si l’on se rappelle maintenant :

  1. Que dans la poésie vraiment populaire de la Bretagne, les chants sont généralement contemporains des faits qu’ils célèbrent ;
  2. Que les chanteurs ne savent ni lire ni écrire, et n’ont par conséquent aucun autre moyen de transmettre à la postérité les événements de leur temps que de les mettre en vers aussitôt qu’ils se sont passés ;
  3. Que l’événement ici relaté a eu lieu au sixième siècle, dans la paroisse d’Elliant ;
  4. Que le poëte populaire nomme comme un contemporain, un saint personnage appelé Ratian, qui vivait effectivement à cette époque, et habitait entre Langolen et le Faouet, c’est-à-dire à Tourc’h[1] ; enfin, si l’on examine avec une sérieuse attention l’œuvre dans toutes ses parties, peut-être pensera-t-on, comme nous, qu’il n’y a pas lieu de la croire postérieure à l’événement dont elle nous a conservé le souvenir.

Ce que nous ne présentons ici que sous la forme du doute, a été proclamé comme un fait et appliqué à la plupart des chants bretons, par M. Ferdinand Wolf, dans un savant ouvrage où il a bien voulu donner à nos idées le poids de son autorité[2].

Mais si nous faisons remonter jusqu’au sixième siècle la composition du chant breton, nous sommes loin de prétendre qu’il nous est parvenu dans sa pureté primitive.

Probablement nous ne possédons qu’un fragment d’un poëme beaucoup plus étendu. Ce qui est certain c’est que le ton en est épique.

Un intérêt particulier s’attache à lui : il est le premier qui ait été recueilli par ma mère : la pauvre veuve, sous la dictée de laquelle il fut écrit, habitait la paroisse de Melgven. On comprendra aisément, a dit M. Charles Magnin, qu’il ait vivement impressionné une imagination sensible et délicate.



  1. Sanctus Ratianus propter cladem suæœ gentis deprecatus est Dominum, et sic in aliis loeis multis ita et nunc exaudivit illum Dominus quando custodivit locum ejus (Turc’h) a supradicta mortalitate. (V. Cartul. abbat. Landeven. ap. D. Morice, Hist. de Bretagne, t. 1, preuves, col. 175; Cf. D. Lobineau, Vies des saints de Bretagne, Art. saint Gwénnolé ; et l’abbé Tresvaux, ibid, 2e édition, t. 1, p. 99.)
  2. Uber de Lays, p. 336