L’Anneau de Polycrate (tr. Régnier)

Poésies
Traduction par Adolphe Régnier.
Hachette (1p. 215-217).

L’ANNEAU DE POLYCRATE[1]


Debout sur la terrasse de son palais, Il promenait avec satis­faction ses regards Sur Samos soumise à ses lois. « Tout cela m’appartient, dit-il au roi d’Égypte, avoue que je suis heureux ! »

— Tu as éprouvé la faveur des dieux ! Ceux qui jadis furent tes égaux, maintenant plient sous la puissance de ton sceptre. L’un d’eux cependant vit encore pour les venger ; ma bouche ne peut te proclamer heureux, tant que l’œil de l’ennemi veille. »

Avant même que le roi eût fini, un messager envoyé de Milet se présente devant le tyran : « Seigneur, fais monter au ciel la fumée du sacrifice, et que le riant feuillage du laurier couronne tes cheveux en signe d’allégresse !

« Ton ennemi est tombé, percé d’un javelot. C'est Polydore, ton fidèle général, qui m’envoie vers toi avec cette joyeuse nouvelle. » Il dit, et à l’effroi des deux princes, il tire, encore san­glante, d’un noir bassin une tête bien connue.

Le roi recule avec horreur : « Crois-moi pourtant, ne te fie pas a ton bonheur, » Reprend-il avec un regard inquiet. « Songes-y, c’est sur les flots perfides — Qu’aisément l’orage la pourrait briser ! — Que vogue la fortune incertaine de ta flotte. »

Et avant qu’il ait achevé ces mots, L’interrompent les joyeuses acclamations Qui s’élèvent de la rade. Richement char­gés des trésors de l’étranger, Reviennent aux rivages de la patrie Ses navires, épaisse forêt de mâts,

L’hôte royal est stupéfait : « Ta Fortune aujourd’hui est de bonne humeur, Mais crains son inconstance. Les bandes aguerries des Crétois Te menacent des dangers de la guerre ; Déjà elles approchent de ces bords. »

Et cette parole n’était pas échappée de ses lèvres, Qu’on voit des flots d’hommes affluer des vaisseaux, Et mille voix crient : « Victoire ! Nous sommes délivrés de la crainte de l’ennemi, La tempête a dispersé les Cretois, La guerre est loin, la guerre est finie ! »

L’hôte entend ces cris avec terreur. « En vérité, il faut que je t’estime heureux ! Pourtant, » dit-il, « je tremble pour ton salut. La jalousie des dieux m’épouvante ; Jamais les joies de la vie N’échurent sans mélange à aucun mortel. »

« À moi aussi tout a réussi, Dans tous les actes de mon régne La faveur du ciel m’accompagne ; Cependant, j’avais un héritier chéri, Dieu me l’a pris, je l’ai vu mourir, À la Fortune j’ai payé ma dette.

« Ainsi, veux-tu te garantir de l’adversité, Supplie les maîtres invisibles De mêler la souffrance au bonheur. Jamais encore je n’ai vu finir dans la joie l’homme, Sur qui toujours à pleines mains Les dieux répandent leurs dons.

« Et si les dieux refusent de l’exaucer, Ne méprise pas le conseil d’un ami, Et appelle toi-même le malheur ; Et prends dans tes riches trésors Ce qui charme le plus ton âme, Et jette-le dans cette mer ! »

Et il lui répond, ému de crainte : « Dans tout ce que mon île enserre, Cet anneau est mon bien le plus précieux. Je veux le consacrer aux Furies, Peut-être alors me pardonneront-elles mon bonheur. » Et il lance le joyau dans les flots.

Aux premières lueurs de la prochaine aurore, Se présente, le visage radieux, Un pécheur devant le prince : « Seigneur, dit-il, j’ai pris un poisson, Comme jamais encore il n’en est entré dans mes filets, Je te l’apporte en présent. »

Et quand le cuisinier eut dépecé le poisson, Il accourt tout hors de lui, Et s’écrie, le regard stupéfait : « Vois, seigneur, l’anneau que tu portais, Je l’ai trouvé dans le ventre du poisson, Oh ! ton bonheur est sans bornes ! »

Alors l’hôte se détourne avec horreur : « Je ne puis donc séjourner ici plus longtemps, Tu ne peux être désormais mon ami. Les dieux veulent ta perte ; Je fuis, pour ne pas périr avec toi. » Il dit et s’embarque au plus vite.

  1. Composé en 1797, comme nous l’apprenons par une lettre de Schiller à Goethe du 23 juin de cette année, et inséré dans l’Almanach des Muses de 1798.