Histoire naturelle (trad. Littré)/Français/XVII

Traduction par Émile Littré.
Dubochet, Le Chevalier et Cie (p. 608-652).
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LIVRE XVII.




I. (i.)

1 Les arbres croissant spontanément sur la terre et dans la mer sont décrits. Reste à décrire ceux que le génie inventif de l'homme forme plutôt qu'il ne les fait naître. Mais auparavant j'exprimerai mon étonnement qui après la pénurie primitive que j'ai décrite (xvi, 1) où la forêt appartenait en commun aux bêtes fauves, et où l'homme disputait aux quadrupèdes les fruits tombés, aux oiseaux les fruits pendants, le luxe ait attaché aux arbres un prix si exorbitant. L'exemple le plus célèbre de cet excès est, je pense, celui de L. Crassus et de Cn. Domitius Ahenobarbus. 2 Crassus fut un des plus illustres orateurs romains; il possédait une maison magnifique, cependant il y en avait de plus belles : celle de Catulus, qui vainquit les Cimbres avec Marius, placée aussi sur le mont Palatin, et surtout la plus belle de toutes à cette époque, du consentement universel, celle que possédait sur le mont Viminal C. Aquilius, chevalier romain, moins célèbre par sa science du droit que par sa maison. Cela n'empêcha pas qu'on ne reprochât à Crassus sa maison. Crassus et Domitius, appartenant l'un et l'autre aux plus nobles familles, ayant été l'un (an de Rome 659) et l'autre (an de Rome 658) consuls, furent revêtus conjointement de la censure, l'an de Rome 662. Leur censure fut féconde en querelles, à cause de la dissemblance de leurs mœurs. 3 Un jour, Cn. Domitius, d'un naturel emporté, et enflammé par la haine, que la rivalité rend plus agressive, fit un grave reproche à Crassus d'habiter, lui censeur, une maison d'une aussi grande valeur, déclarant en donner 6 millions de sesterces (1,260,000 fr.). Crassus, qui à une présence d'esprit imperturbable joignait une finesse railleuse et spirituelle, répondit qu'il acceptait, à part six arbres qu'il se réservait. Je n'en donne pas un denier, dit Domitius, si les arbres n'en sont pas. Eh bien, Domitius, reprit Crassus, lequel des deux donne un mauvais exemple et mérite d'être noté par sa propre censure, de moi qui demeure honnêtement dans une maison reçue par héritage, ou de vous qui estimez six arbres 6 millions de sesterces ? Ces arbres étaient des lotos (cellis australis, L.) dont les rameaux touffus donnaient un ombrage délicieux; Caecina Largus, propriétaire de la maison et l'un des grands de Rome, les faisait voir souvent dans ma jeunesse; 4 et puisque j'ai déjà parlé de la longévité des arbres (XVI, 85), j'ajouterai qu'ils ont subsisté jusqu'à l'époque où Néron incendia Rome, c'est-à-dire cent- quatre-vingt ans : ils seraient encore verts et jeunes si ce prince n'avait hâté la mort des arbres mêmes. Et qu'on ne s'imagine pas que du reste la maison de Crassus fût sans valeur et qu'elle n'enfermât rien de remarquable, sauf les arbres signalés par Domitius dans sa querelle : quatre colonnes de marbre du mont Hymette (xxxvi, 3, et 24, 11) que Crassus avait fait venir pour son édilité à l'effet d'orner la scène, étaient dressées dans son atrium; et alors nul édifice public n'avait de colonnes de marbre. Tant les goûts somptueux sont modernes ! À cette époque les arbres rehaussaient tellement le prix des maisons, que sans ces arbres Domitius ne voulut pas tenir un marché même proposé par la haine. 5 Les arbres ont aussi fourni des surnoms aux anciens ; tel est te soldat surnommé Fronditius, qui, traversant le Vulturne à la nage, ceint d'une couronne de feuillage, se distingua par de hauts faits dans la guerre contre Annibal. La famille Licinia eut des Stolons (xviii, 4) ; on donne le nom de stolons aux rejetons inutiles dans les arbres ; et le Licinius qui imagina de détruire ces rejetons reçut, le premier, le surnom de Stolon. Les lois antiques avaient pris aussi les arbres sous leur sauvegarde ; les Douze Tables (Tab. ii, 4) défendaient de couper à tort les arbres d'autrui, sous peine d'une amende de vingt-cinq as pour chaque pied. Est-il à croire que nos aïeux, qui évaluaient à ce prix les arbres à fruit, aient jamais pensé que des lotos iraient au prix exorbitant que je viens de rappeler ? Au reste, les arbres à fruits ne présentent pas des changements moins merveilleux : plusieurs arbres dans la banlieue donnent annuellement un revenu de 2.000 sesterces (420 fr.) ; un seul pied rapporte plus qu'un domaine tout entier ne rapportait jadis. C'est pour cet intérêt qu'on a imaginé la greffe et l'adultère des arbres, afin que les fruits mêmes ne naquissent plus pour les pauvres. Maintenant nous allons exposer les procédés à l'aide desquels on obtient surtout un pareil revenu, c'est-à-dire la véritable et parfaite culture. Aussi nous ne nous occuperons pas des méthodes vulgaires ni de celles qui ont l'assentiment commun, mais nous traiterons des faits incertains et douteux, dans lesquels l'industrie se trompe le plus. Affecter l'exactitude quand il n'en est pas besoin n'est pas notre fait. Avant tout, envisageons d'un point de vue général les influences qui appartiennent en commun à tous les arbres, celles du ciel et du sol.

II. (II.)

1 Les arbres aiment surtout l'aquilon (nord-est) (ii, 46), qui les rend plus touffus, plus vigoureux, et donne plus de solidité au bois. C'est un point sur lequel la plupart se trompent : dans les vignobles, il ne faut pas mettre les échalas de manière qu'ils couvrent les ceps contre ce vent : il ne faut prendre cette précaution que contre le vent du nord. Bien plus, les froids survenant à propos contribuent beaucoup à la solidité des arbres, et ils en favorisent le bourgeonnement ; l'arbre, si le vent du sud le caresse, se fatigue, et surtout lors de la floraison. Des pluies surviennent-elles immédiatement après la floraison, les fruits périssent totalement ; et même il suffit que le temps soit nuageux ou que le vent du midi souffle, pour que la récolte des amandiers et des poiriers soit perdue (xvi, 46). 2 La pluie, vers le lever des Pléiades (xviii, 66), endommage extrêmement la vigne et l'olivier, attendu qu'à cette époque commence le travail du bourgeonnement (xvi, 39 et 42) ; c'est la l'intervalle de quatre jours ; critique pour les oliviers (xvii, 30, 2) ; c'est là ce vent du sud nuageux et fatal qui décide de leur sort, et dont nous avons parlé (xvi, 46). Les céréales aussi mûrissent plus mal sous l'influence du vent du midi, mais mûrissent plus vite. Les froids nuisibles sont ceux qui surviennent avec le vent du nord ou hors de saison. Il est très avantageux pour toutes les semailles que pendant l'hiver règne l'aquilon (nord-est). 3 On désire alors les pluies, et la cause en est manifeste ; car les arbres, épuisés par le fruit qu'ils ont porté, et fatigués en outre par la perte de leurs feuilles, sont naturellement affamés et avides ; or, la pluie est leur aliment. L’expérience a démontré que rien n’était plus mauvais qu’un hiver tiède, permettant que les arbres, après avoir donné leurs fruits, conçoivent de nouveau immédiatement, c’est-à-dire bourgeonnent, et soient épuisés par une nouvelle floraison. Il y a plus : si plusieurs années semblables se suivaient, les arbres périraient ; car il n’est pas douteux que c’est un supplice de travailler en souffrant de la faim. 4 Quand le poète (Virgile, Géorg., i, 100) a dit qu’il fallait souhaiter des hivers sereins, ce n’est pas pour les arbres qu’il a fait des vœux : les pluies, à l’époque du solstice d’été, ne conviennent pas non plus à la vigne ; et dire qu’un hiver poudreux rend les moissons plus abondantes, c’est s’abandonner aux écarts d’une imagination féconde. Mais on souhaite, aussi bien pour les arbres que pour les céréales, que la neige demeure longtemps sur la terre. Ce n’est pas seulement que, renfermant et comprimant les esprits terrestres qui s’évanouissent par les exhalaisons, elle les refoule dans les racines et fortifie les plantes, mais encore c’est qu’elle fournit peu à peu une humidité qui de plus est pure et très légère ; car la neige est l’écume des eaux du ciel. De la sorte, l’eau qui en provient ne s’épanche pas toute à la fois ; mais, distillée au fur et à mesure de la soif des plantes, elle alimente comme fait une mamelle, et n’inonde pas. 5 La terre fermente sous cette influence, se remplit de sucs ; et comme les graines ne l’ont pas épuisée par leur absorption, elle sourit à la saison tiède qui vient lui ouvrir le sein. C’est ainsi que les blés grossissent le plus, si ce n’est là où l’atmosphère est toujours chaude, comme en Égypte ; car la continuation de la même température et l’habitude produisent là les mêmes effets qu’ailleurs, un air tempéré. Au reste, ce qui importe le plus partout, c’est l’absence des conditions nuisibles. Dans la plus grande partie du monde, les bourgeonnements précoces sollicités par la douceur de la température sont brûlés par les froids qui surviennent consécutivement. Pour cette raison les hivers tardifs sont nuisibles ; ils le sont aussi aux arbres des forêts, qui même souffrent davantage, accablés par leur propre ombrage, et que l’industrie humaine ne secourt pas ; car il n’y a pas moyen de revêtir dans les forêts les arbres délicats avec de la paille tordue. 6 Les pluies sont donc favorables, d’abord pendant l’hiver, puis quand elles précèdent le bourgeonnement, en troisième lieu, quand se forme le fruit, mais non immédiatement, et seulement quand le fruit est déjà fort. Les arbres tardifs, et qui ont besoin d’une alimentation prolongée, reçoivent aussi un bénéfice des pluies tardives ; tels sont la vigne, l’olivier, le grenadier. Ces pluies elles-mêmes sont désirées diversement pour chaque espèce d’arbre, car les uns mûrissent à une époque, les autres à une autre. 7 Aussi voit-on les mêmes pluies faire du mal à ceux-ci, du bien à ceux-là, même dans le même genre, par exemple les poiriers. Les poires d’hiver ont besoin de pluie à un autre jour que les poires précoces, bien que toutes en aient également besoin. L’hiver précède l’époque du bourgeonnement, lequel se trouve mieux de l’aquilon que du vent du midi. La même raison fait que l’on préfère l’intérieur des terres aux côtes de la mer (l’intérieur est généralement plus froid), les contrées montagneuses aux plaines, les pluies nocturnes aux pluies du jour ; les végétaux jouissant davantage des eaux, que le soleil ne leur enlève pas immédiatement. 8 L’examen de la meilleure exposition est connexe pour les vignes et les arbres qui les portent. Virgile, (Georg., II, 398) condamne l’exposition au couchant ; d’autres la préfèrent à celle du levant. Je remarque que plusieurs approuvent celle du midi, et je ne pense pas qu’il y ait à cet égard aucun précepte absolu à donner. La nature du sol, le caractère du lieu, les influences du ciel, doivent diriger l’industrie du cultivateur. 9 En Afrique, l’exposition des vignobles au midi est nuisible à la vigne et insalubre pour le vigneron ; c’est que cette contrée est dans la zone méridionale : aussi celui qui là tournera ses plantations au couchant ou au nord combinera le mieux l’action du sol avec celle du ciel. Quand Virgile condamne le couchant, il n’est pas douteux que la condamnation du nord y est implicitement renfermée ; et cependant, dans l’Italie cisalpine, les vignobles sont en grande parte exposés au nord, et l’expérience a appris qu’il n’en est pas de plus productifs. 10 La considération des vents est importante aussi. Dans la province Narbonnaise, dans la Ligurie et une partie de l’Étrurie, on regarda comme inhabile celui qui plante sous le vent Circus (ii, 46), et comme habile celui qui choisit une exposition oblique à ce vent : c’est lui en effet qui tempère l’été dans ces contrées ; mais la violence en est d’ordinaire si grande, qu’il enlève les toits (iii.). Quelques-uns subordonnent le ciel au sol : quand ils plantent un vignoble dans un lieu sec, ils l’exposent au levant et au nord ; dans un lieu humide, au midi. On emprunte aux variétés mêmes de la vigne des motifs d’élection : on plante des vignes précoces dans les expositions froides, afin que le raisin en mûrisse avant le froid ; 1 les fruits et les vignes qui haïssent la rosée, on les expose au levant, afin que le soleil emporte aussitôt cette humidité les fruits et les vignes qui aiment la rosée, on les expose au couchant ou même au nord, afin qu’ils en jouissent plus longtemps. La plupart, se bornant à suivre la nature, ont conseillé d’exposer les vignes et les arbres au nord-est ; Démocrite pense que de cette façon le fruit devient plus odorant. (iv.) Nous avons parlé, dans le second livre, du vent du nord-est et des autres vents (ii, 46 et 47) ; dans le livre suivant nous parlerons de plusieurs phénomènes célestes : en attendant, ce qui paraît probant en faveur de la salubrité de l’exposition au nord-est, c’est que les arbres exposés au midi perdent toujours leurs feuilles avant les autres. 12 Une cause semblable agit sur les contrées maritimes. En certaines localités les vents de mer sont nuisibles, dans la plupart ils sont utiles. Certaines plantations se plaisent à apercevoir la mer de loin, mais on ne gagne rien à les en approcher davantage. Même influence est celle des fleuves et des étangs ; ils brûlent par les brouillards qui s’en échappent, ou rafraichissent les ardeurs trop grandes. Nous avons dit (xvi, 30 et 31) quels végétaux aimaient l’ombre et même le froid. En conséquence, c’est à l’expérience qu’il faut surtout se fier.

III.

1 Après le ciel vient la terre, dont il n’est pas plus facile d’exposer les influences. Rarement le même terroir convient aux arbres et aux céréales, et même la terre noire, telle qu’on la trouve dans la Campanie, n’est pas partout ce qu’il y a de mieux pour les vignes ; non plus que la terre d’où sortent des exhalaisons légères ; non plus que la terre rouge, préconisée par beaucoup d’auteurs. Le terroir crétacé dans le territoire d’Alba Pompéia (iii, 17) et l’argile sont préférés pour les vignes à tous les autres, quoique ce soient des sols très gras ; ce qu’on ne veut pas pour la vigne. D’un autre côté, le sable blanc dans le territoire du Tésin, le sable noir en plusieurs lieux, et le sable ronge, même mélangés avec une terre grasse. sont improductifs. 2 Souvent aussi les signes d’après lesquels on juge sont trompeurs. Un sol que des arbres élevés décorent n’est pas toujours un sol favorable, si ce n’est pour ces arbres. Qu’y a-t-II de plus grand que le sapin, et quel autre végétal pourrait vivre dans le même lieu ? Les prés verdoyants ne sont pas non plus toujours l’indice d’un sol gras : quoi de plus renommé que les pâturages de la Germanie ? Cependant il n’y a qu’une couche très mince de terre, et aussitôt on trouve le sable. La terre qui produit de grandes herbes n’est pas toujours humide, pas plus, certes, que n’est toujours grasse celle qui adhère aux doigts ; ce que prouve l’argile. 3 Aucune terre rejetée et foulée dans le trou qu’on vient de faire ne le remplit cette expérience ne peut donc en indiquer la densité ou la rareté. De même, toute terre rouille le fer. On ne peut déterminer la pesanteur ou la légèreté de la terre en la rapportant à un poids donné. Quel serait en effet ce poids auquel on la rapporterait ? Les alluvions des fleuves ne sont pas toujours louables, car il est des plantes dont l’eau hâte la vieillesse ; et même la bonne terre d’alluvion n’est longtemps bonne que pour le saule. Parmi les indices de la bonté de la terre, on compte la grosseur du chaume, qui est telle dans le Labour, contrée célèbre de la Campanie, qu’on s’en sert en guise de bois ; mais ce même sol, partout dur à labourer, difficile à cultiver, fatigue pour ainsi dire plus le cultivateur par ses qualités qu’il ne le fatiguerait par ses défauts. 4 La terre qu’on nomme charbonnée passe pour être susceptible de s’amender avec des plants de vigne maigre. Le tuf (xxxvi, 48), naturellement raboteux et friable, est recommandé par certains auteurs. Virgile (Géorg., ii, 189) ne condamne pas pour la vigne la terre qui porte de la fougère. On confie avec sûreté à des terres salées bien des plantes, vu qu’elles sont plus à l’abri de la pullulation des insectes nuisibles. Les coteaux, si on sait les fouir, ne laissent pas le travail sans récompense ; toutes les plaines ne sont pas moins accessibles qu’il n’est besoin aux rayons du soleil et aux vents. Certaines vignes, avons-nous dit (xiv, 4, 12), s’alimentent par les gelées blanches et les brouillards. En toute chose il est des secrets profondément cachés ; c’est à l’intelligence de chacun à les pénétrer. 5 Bien plus, ne voit-on pas changer des localités depuis longtemps jugées et éprouvées ? En Thessalie, dans les environs de Larisse, le dessèchement d’un lac rendit la contrée plus froide, et les oliviers, qui y poussaient autrefois, cessèrent d’y venir ; l’Hèbre s’étant rapproché d’Aenos, cette localité vit ses vignes se geler, ce qui n’arrivait pas auparavant. Dans les environs de Philippes, le pays ayant été séché par la culture, l’état du climat fut changé. Dans le territoire de Syracuse, un agriculteur étranger, ayant épierré son champ, perdit sa récolte par le limon, et il lui fallut reporter les pierres. En Syrie, le soc de la charrue est léger, et on ne fait qu’un sillon superficiel, parce qu’au-dessous est une roche qui en été brûle les semences. 6 Suivant les lieux, les effets d’une chaleur excessive et du froid sont semblables : la Thrace est fertile en grains par l’influence du froid ; l’Afrique et l’Égypte, par l’influence du chaud. A Chalcia (v, 36), île appartenant aux Rhodiens, est un lieu tellement fécond, qu’après y avoir récolté l’orge semée à l’époque ordinaire, on en fait immédia- tement une nouvelle semaille, qu’on récolte en même temps que les autres grains. Un sol graveleux dans le territoire de Vénafre, un sol très gras dans la Bétique, conviennent parfaitement aux oliviers. Les vins de Pucinum (xiv, 8, 1) mûrissent sur la roche ; les vignes du Cécube sont humectées par les marais Pontins (iii, 9). Tant sont grandes la variété des expériences et les différences du sol ! 7 César Vopiscus, plaidant sa cause devant les censeurs, dit que les champs de Roséa (iii, 17) étaient le terroir le plus fertile de l’Italie, et qu’une perche qu’on y laisse est le lendemain recouverte par l’herbe ; mais on ne les estime que comme pâturages. Cependant la nature n’a pas voulu que nous n’apprissions rien, et elle a manifesté les défauts la même où elle ne manifeste pas les qualités. En conséquence, commençons par les signes de réprobation.

(v.)

8 Veut-on savoir si une terre est amère ou maigre ? on le reconnaît aux herbes noires et chétive qu’elle produit : on reconnaît une terre froide à des productions rabougries ; une terre humide, a des productions malheureuses ; à l’œil la terre rouge et la terre argileuse, qui sont très difficiles à travailler, et qui chargent de mottes énormes les socs et les pioches : toutefois ne croyez pas que ce qui rend le travail pénible rende aussi le produit moindre. L’œil reconnaît de même un sol mêlé de cendre et de sable blanc. La terre stérile et dense se reconnaît facilement à sa dureté ; il suffit d’un coup de pioche. Caton (De re rust. II), brièvement et à sa manière, caractérise les vices des terrains : « Prenez garde à une terre cariée, ne l’ébranlez pas en y menant des chariots ou des troupeaux. » 9 Par cette expression qu’a-t-il entendu de si redoutable, qu’il défende presque de mettre le pied sur ce sol ? Reportons-nous à la carie du bois, et nous trouverons que ces vices si détestés sont ceux d’un terrain aride, crevassé, raboteux, blanchâtre. vermoulu, poreux. Caton a plus dit en un seul mot que ne pourrait exprimer un long discours. En effet, si l’on se rend compte des défauts des terrains, on voit qu’il est des terres vieilles non par l’âge [on ne peut concevoir d’âge à la terre], mais naturellement, et dès lors improductives et impuissantes pour toute chose. 10 Le même auteur (De re rust. i) regarde comme le meilleur terrain celui qui, situé au pied d’une montagne, s’étend en plaine du côté du midi : exposition qui est celle de l’Italie entière (iii, 6). D’après Caton (De re rust. cli.) la terre noire est tendre ; or la terre tendre est la meilleure pour la culture et pour les céréales. Qu’on veuille bien comprendre seulement tout ce que signifie cette expression merveilleuse de tendre, et l’on y trouvera tout ce qu’on peut désirer : la terre tendre a une fertilité tempérée, la terre tendre est d’une culture commode et facile ; elle n’est pas détrempée, elle n’est pas desséchée ; elle est brillante après le passage du soc, telle qu’Homère, source où puisent tous les génies, la dépeint ciselée par le dieu sur les armes d’Achille, ajoutant, chose merveilleuse ! qu’elle noircit, quoique représentée en or (Il., xviii, 548). C’est elle qui, fraîchement retournée, attire les oiseaux gourmands compagnons de la charrue, et les corbeaux qui vont becquetant les pas mêmes du laboureur. 11 Rappelons ici une sentence du luxe, qui n’est pas non plus hors de propos. Cicéron, cet autre flambeau de la littérature, a dit : « Meilleur est un parfum ayant le goût de terre qu’un parfum ayant le goût de safran (xiii, 4). » Il a mieux aimé dire le goût que l’odeur. Disons de même : la meilleure terre est celle qui a un goût de parfum. Si l’on nous demande quelle est l’odeur de la terre, nous répondrons : L’odeur que l’on recherche est celle qui se fait souvent sentir, le sol n’étant pas remué, au moment du coucher du soleil, dans le lieu ou l’arc-en-ciel a placé ses extrémités (xii, 52), et quand, après une sécheresse continue, la pluie a humecté la terre : alors elle exhale cette haleine divine qui est à elle, qu’elle a conçue du soleil, et à laquelle nul arome ne peut être comparé. C’est cette odeur que, remuée, elle devra répandre ; trouvée, jamais elle ne trompe, et l’odeur est le meilleur indice de la qualité de la terre. Telle est d’ordinaire celle qu’exhale le terrain sur lequel on a abattu une ancienne forêt, et dont on s’accorde à louer la bonté. 12 Dans la culture des céréales, la même terre rapporte davantage toutes les fois qu’on l’a laissée reposer. On ne laisse pas reposer les vignes ; aussi faut-il choisir avec plus de soin le terroir pour les vignobles, si l’on ne veut pas denier de la vérité à l’opinion de ceux qui retardent le terrain de l’Italie comme déjà fatigué. En certaines qualités de terre, la culture est facilitée aussi par le ciel. Il est des terres qu’on ne peut labourer après la pluie ; la qualité qui les fait fertiles les rend alors gluantes. Au contraire, dans le Byzacium (v, 3 ; xviii, 21), région de l’Afrique, cette campagne qui rend cent cinquante grains pour un, et que des taureaux, quand elle est sèche, ne peuvent labourer, nous l’avons vue, après la pluie, fendue par un âne chétif, tandis que, de l’autre côté, une vieille femme dirigeait le soc. Quant à amender le terroir, comme quelques-uns le recommandent, en jetant une terre grasse sur une terre légère, ou une terre maigre et absorbante sur une terre humide et très grasse. C’est une opération insensée : que peut espérer un homme qui cultive un pareil sol ?

IV. (VI.)

1 Autre est la méthode que la Gaule et la Bretagne ont inventée, et qui consiste à en graisser la terre avec la terre ; celle-ci se nomme marne. Elle passe pour renfermer plus de principes fécondants. C’est une espèce de graisse terrestre comparable aux glandes dans le corps, et qui se condense en noyau. (vii..) Les Grecs n’ont pas non plus omis ce procédé. De quoi en effet n’ont-ils pas parlé ? Ils nomment leucargille une argile blanche qu’on emploie dans le territoire de Mégare, mais seulement pour les terroirs humides et froids. 2 Il convient de traiter avec soin de cette marne, qui enrichit la Gaule et la Grande-Bretagne. On n’en connaissait que deux espèces ; mais récemment l’usage de plusieurs espèces a été introduit par les progrès de l’agriculture. Il y a en effet la blanche, la rousse, la colombine, l’argileuse, la tophacée, la sablonneuse. On y distingue deux propriétés : la marne est rude ou grasse ; l’épreuve s’en fait à la main. L’emploi en est double : on s’en sert ou pour la production des céréales seulement, ou pour celle des fourrages. La marne tophacée alimente les céréales, ainsi que la blanche (5) : si elle a été trouvée entre des fontaines, elle est d’une fécondité infinie ; mais, âpre au toucher, elle brûle le sol si on en met trop. 3 La suivante est la rousse, que l’on nomme acaunumarga ; c’est une pierre mêlée dans une terre menue et sablonneuse ; on pile la pierre sur le terrain même, et pendant les premières années on coupe difficilement le blé, à cause des pierres ; toutefois, comme elle est légère, cette marne coûte de transport moitié moins cher que les autres. On la sème clair ; on pense qu’elle est mélangée de sel. Ces deux espèces une fois mises sur un terrain le fertilisent pour cinquante ans, soit terres à blé, soit terres à fourrages. (viii.). 4 Des marnes grasses la meilleure est la blanche. Il y a plusieurs espèces de marne blanche : la plus mordante est celle dont il vient d’être parlé ; l’autre espèce est la craie blanche qu’on emploie pour nettoyer l’argenterie (xxxv, 58) : on la prend à de grandes profondeurs ; les puits ont généralement cent pieds, l’orifice en est étroit ; dans l’intérieur, le filon, comme dans les mines, s’élargit. C’est celle que la Bretagne emploie surtout ; l’effet s’en prolonge pendant quatre-vingt ans, et il n’y a pas d’exemple d’un agriculteur qui en ait mis deux fois dans le cours de sa vie sur le même champ. La troisième espèce de marne blanche se nomme glissomarga ; c’est une craie à foulon, mêlée de terre grasse : elle vaut mieux pour les fourrages que pour les champs à blé ; de telle façon que, la moisson étant enlevée, on a, avant les semailles de la suivante, une très grande quantité de fourrages. 5 Tant qu’elle est couverte de blé, elle ne permet à aucune autre herbe de pousser ; l’effet en dure trente ans : si on en met trop, elle étouffe le sol comme le ferait le ciment de Sigulum (xxxv, 46). Les Gaulois donnent à la marne colombine, dans leur langue, le nom d’églécopala ; on la tire par blocs comme la pierre ; le soleil et la gelée la dissolvent tellement, qu’elle se fend en lamelles très minces ; elle est aussi bonne pour le blé que pour le fourrage. La marne sablonneuse s’emploie si on n’en a pas d’autre, mais dans les terrains humides quand même on en aurait d’autre. Les Ubiens sont, que nous sachions, les seuls qui, cultivant un sol très fertile, le bonifient, prenant à trois pieds de profondeur la première terre venue, et recouvrant le sol d’un pied de cette terre : cela ne dure pas plus de dix ans. Les Éduens et les Pictons ont rendu leurs champs très fertiles avec la chaux, qui, dans le fait, se trouve très utile aux oliviers et aux vignes. 6 Toute marne doit être jetée après le labourage, afin que le sol s’empare de l’engrais ; il faut y joindre un peu de fumier, car d’abord elle est trop âpre, du moins si ce n’est pas sur des prairies qu’on en répand ; autrement la marne, quelle qu’elle soit, nuirait au sol par sa nouveauté ; et, même avec toutes les précautions, elle ne rend le terrain fertile qu’après la première année. Il importe aussi de savoir à quel sol on la destine : sèche, elle va mieux à un sol humide ; grasse, à un terrain sec ; à un terrain qui tient le milieu, la craie ou la colombine convient.

V. (IX.)

1 Les cultivateurs de la Transpadane font un tel cas de la cendre, qu’ils la préfèrent au fumier des bêtes de somme ; ce fumier est très léger, ils le brident pour en faire de la cendre : cependant on ne se sert pas également de fumier et de cendre pour le même terrain ; on n’emploie pas non plus la cendre pour les vignobles sur arbres ni pour certaines céréales, comme nous l’avons dit (xvii, 2). Quelques personnes aussi pensent que la poussière est un aliment pour les raisins : elles en saupoudrent les grappes qui commencent à mûrir, et en jettent à la racine des vignes et des arbres ; c’est un usage constant dans la province Narbonnaise. La vendange de cette façon mûrit plus sûrement, parce que là la poussière contribue plus à la maturité que le soleil.

VI.

1 Il y a plusieurs espèces de fumier. L’usage en est antique. Déjà dans Homère (Od. xxiv, 225) le vieillard royal est représenté engraissant ainsi le sol de ses mains. La tradition rapporte que le roi Augias, en Grèce, imagina de s’en servir, et qu’Hercule répandit ce secret dans l’Italie, qui a cependant, à cause de cette invention, accordé l’immortalité à son roi Stercutus, fils de Faunus. M. Varron (De re rust., i, 38) donne le premier rang à la fiente des grives de volière ; il la vante comme profitable non seulement au champ, mais encore aux bœufs et aux porcs, qui en engraissent plus promptement. Il y a lieu de bien augurer de nos mœurs, si chez nos ancêtres les volières ont été assez grandes pour fournir des engrais à la campagne. 2 Columelle (De re rust., ii, 15) met au rang suivant la fiente de pigeon, puis celle de poule. Il condamne telle des oiseaux aquatiques. Les autres auteurs s’accordent pour regarder comme le premier des engrais le résidu des repas humains. D’autres préfèrent le superflu de la boisson, dans lequel on fait macérer le poil des ateliers de corroyeurs. D’autres emploient le liquide seul, mais ils y mêlent de l’eau, et même en plus grande quantité qu’on n’en mêle au vin dans les repas ; car il y a là plus à corriger, attendu qu’au vice communiqué par le vin se joint le vice communiqué par l’homme. Tels sont les moyens que les hommes emploient à l’envi pour alimenter la terre même. On recherche ensuite les excréments des pourceaux ; Columelle est le seul qui les rejette. D’autres estiment le fumier de tout animal nourri avec le cytise. Quelques-uns préfèrent celui de pigeon. 3 Vient ensuite celui des chèvres, puis celui des moutons, puis celui des bœufs ; en dernier lieu, celui des bêtes de somme. Telles sont les différences établies par les ancien entre les fumiers, telles les règles pour s’en servir, comme je les trouve ; car ici encore il vaut mieux suivre l’antiquité. Dans quelques provinces très riches en bestiaux, on a vu le fumier, passé au crible comme de la farine, perdre par l’effet du temps l’odeur et l’aspect repoussants qu’il avait, et prendre même quelque chose d’agréable Dans ces derniers temps, on a reconnu que les oliviers aimaient surtout la cendre des fours à eaux. 4 Aux règles anciennes Varron (De re rust. i, 38) a ajouté qu’il faut engraisser les terres à blé avec le fumier de cheval, qui est le plus léger ; et les prairies avec un fumier plus lourd provenant de bêtes nourries d’orge, et propre à fournir beaucoup d’herbe. Quelques-uns même préfèrent le fumier des bêtes de somme à celui des bœufs, le fumier de mouton à celui de chèvre, et à tout celui d’âne, parce que cet animal mange le plus lentement. L’expérience prononce contre Varron et Columelle ; mais tous les auteurs s’accordent pour dire que rien n’est plus utile que de tourner avec la charrue ou avec la bêche, ou d’arracher avec la main, use récolte de lupin avant que la gousse soit formée, et de l’enfouir au pied des arbres et des vignes. On croit même, dans les lieux où il n’y a pas de bétail, pouvoir fumer le sol avec le chaume, ou, au pis aller, avec la fougère. 5 « Vous ferez du fumier, dit Caton (De re rust., xxxvii) avec la litière, le lupin, la paille, les fèves, les feuilles d’yeuse et de chêne ; arrachez de la terre à blé l’hyèble, la ciguë, et dans les saussaies l’herbe qui monte et le jonc : de cela et des feuilles qui pourrissent faites de la litière pour les moutons. Si la vigne est maigre, brûlez-en les sarments, et labourez le terrain ; et quand vous êtes sur le point (De re rust., xxx) de semer le froment dans un champ, faites y parquer les moutons. »

VII.

1 Caton dit encore (De re rust. xxxvii) : Il y a des récoltes qui engraissent le sol : les terres à blé sont fumées par le lupin, la fève, la vesce. Une action contraire est exercée par le pois chiche, à cause qu’on l’arrache et qu’il est salé, par l’orge, le fenugrec et l’ers ; ces plantes brûlent la terre à blé, ainsi que toutes celles Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/642 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/643 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/644 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/645 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/646 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/647 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/648 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/649 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/650 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/651 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/652 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/653 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/654 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/655 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/656 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/657 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/658 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/659 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/660 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/661 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/662 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/663 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/664 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/665 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/666 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/667 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/668 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/669 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/670 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/671 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/672 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/673 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/674 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/675 Page:Pline l'ancien - Histoire naturelle, Littré, T1 - 1848.djvu/676