Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 161-175).
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Deuxième partie

IV

Le nouveau venu était un grand et gros homme de vingt-sept ans, au visage bouffi, blême et soigneusement rasé. Ses cheveux d’un blond presque blanc se tenaient droits sur sa tête. Il avait des lunettes, et à l’index de son épaisse main brillait un gros anneau d’or. On voyait qu’il aimait à être à l’aise dans ses vêtements, d’ailleurs d’une élégance cossue. Il portait un ample paletot en drap léger et un large pantalon d’été d’une couleur claire. Son linge était irréprochable, et une lourde chaîne de montre en or se jouait sur son gilet. Il y avait dans ses allures quelque chose de lent et de flegmatique, quelques efforts qu’il fit pour se donner un air dégagé. Du reste, en dépit de sa surveillance sur lui-même, la prétention perçait continuellement dans ses manières. Toutes ses connaissances le trouvaient insupportable, mais faisaient grand cas de lui en tant que médecin.

— J’ai passé deux fois chez toi, mon ami… Tu vois, il a repris ses sens ! cria Razoumikhine.

— Je le vois, je le vois ; eh bien, comment nous sentons-nous aujourd’hui, hein ? demanda Zosimoff à Raskolnikoff qu’il regarda avec attention.

En même temps, il s’installait au bout du divan, près des pieds du malade, s’efforçant de trouver là une place suffisante pour son énorme personne.

— Mais il est toujours hypocondriaque, poursuivit Razoumikhine ; tout à l’heure, quand nous l’avons changé de linge, il s’est presque mis à pleurer.

— La chose se comprend ; on pouvait faire cela plus tard, il n’était pas nécessaire de le contrarier… Le pouls est excellent. Nous avons toujours un peu mal à la tête, hein ?

— Je me porte bien, je me porte parfaitement ! dit Raskolnikoff avec irritation. En prononçant ces mots, il s’était tout à coup soulevé sur le divan, et ses yeux étincelaient ; mais, moins d’une seconde après, il retomba sur son oreiller et se tourna du côté du mur. Zosimoff le considérait attentivement.

— Très-bien… rien de particulier à noter… déclara-t-il négligemment. — A-t-il mangé quelque chose ?

On raconta le repas fait par le malade, et l’on demanda ce qu’on pouvait lui donner.

— Mais on peut lui donner n’importe quoi… de la soupe, du thé… Naturellement, les champignons et les concombres lui sont interdits ; il ne faut pas non plus qu’il mange de bœuf, ni… Mais c’est là du bavardage superflu… — Il échangea un regard avec Razoumikhine. — Plus de potions, plus de médicaments, et demain je viendrai voir… On aurait pu aujourd’hui… Allons, c’est bien…

— Demain soir, je lui ferai faire une promenade ! décida Razoumikhine. — Nous irons ensemble au jardin Ioussoupoff et ensuite au Palais de Cristal.

— Demain ce serait peut-être un peu tôt, mais une petite sortie… D’ailleurs, d’ici là, nous verrons.

— Ce qui me vexe, c’est qu’aujourd’hui justement je pends la crémaillère à deux pas d’ici ; je voudrais qu’il fût des nôtres, quand il devrait rester couché sur un divan ! Tu viendras, toi ? demanda brusquement Razoumikhine à Zosimoff ; — tu as promis, ne va pas me manquer de parole.

— Soit, mais je ne pourrai venir qu’assez tard. Tu donnes une fête ?

— Oh ! rien du tout ; il y aura simplement du thé, de l’eau-de-vie, des harengs et un pâté. C’est une petite réunion d’amis.

— Quels seront tes hôtes ?

— Des camarades, des jeunes gens, plus un vieil oncle à moi qui est venu pour affaires à Pétersbourg : il n’est ici que depuis hier ; nous nous voyons une fois tous les cinq ans.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il a végété toute sa vie dans un district où il était maître de poste… il touche une petite pension, il a soixante-cinq ans, ce n’est même pas la peine d’en parler… Je l’aime, du reste. Il y aura chez moi Porphyre Pétrovitch, le juge d’instruction du quartier… un juriste. Mais tu le connais, au fait…

— Il est aussi ton parent ?

— Très-éloigné. Mais pourquoi fronces-tu le sourcil ? Parce qu’un jour vous vous êtes chamaillés ensemble, tu es dans le cas de ne pas venir ?

— Oh ! je me moque pas mal de lui…

— C’est ce que tu peux faire de mieux. Bref, j’aurai des étudiants, un professeur, un employé, un musicien, un officier ; Zamétoff…

— Dis-moi, je te prie, ce que toi ou lui — Zosimoff montra d’un signe de tête Raskolnikoff — vous pouvez avoir de commun avec un Zamétoff.

— Eh bien ! oui, si tu veux que je te le dise, il y a quelque chose de commun entre Zamétoff et moi : nous avons entrepris une affaire ensemble.

— Je serais curieux de savoir quoi.

— Mais c’est toujours à propos du peintre en bâtiments… Nous travaillons à sa mise en liberté. À présent, du reste, cela ira tout seul. L’affaire est maintenant parfaitement claire ! Notre intervention aura seulement pour effet de presser le dénoûment.

— De quel peintre en bâtiments s’agit-il ?

— Comment, est-ce que je ne t’en ai pas déjà parlé ? Ah ! c’est vrai, je ne t’ai raconté que le commencement… voilà, c’est au sujet du meurtre de la vieille prêteuse sur gages… eh bien, on a arrêté le peintre comme auteur du crime…

— Oui, avant ton récit, j’avais déjà entendu parler de cet assassinat, et même l’affaire m’intéresse… jusqu’à un certain point… j’en ai lu quelque chose dans les journaux. Ah ! voilà…

— On a aussi tué Élisabeth ! fit tout à coup Nastasia en s’adressant à Raskolnikoff.

Elle n’avait pas quitté la chambre et, debout près de la porte, prêtait l’oreille à la conversation.

— Élisabeth ? balbutia le malade d’une voix presque inintelligible.

— Oui, Élisabeth, la revendeuse à la toilette, est-ce que tu ne la connaissais pas ? Elle venait ici en bas. Elle t’a même fait une chemise.

Raskolnikoff se tourna du côté du mur et se mit à fixer avec toute l’attention possible une des petites fleurs blanches semées sur le papier qui tapissait sa chambre. Il sentait ses membres s’engourdir, mais il n’essayait pas de se remuer, et son regard restait obstinément attaché sur la petite fleur.

— Eh bien, ce peintre qui est impliqué dans l’affaire, on a relevé des charges contre lui, sans doute ? dit Zosimoff, interrompant avec une impatience marquée le bavardage de Nastasia qui soupira et se tut.

— Oui, mais des charges qui n’en sont pas, et voilà précisément ce qu’il s’agit de démontrer ! La police fait fausse route ici, comme elle s’est déjà trompée au début quand elle a soupçonné Koch et Pestrïakoff ! Pour si désintéressé qu’on soit dans la question, on se sent révolté en voyant une enquête si bêtement, conduite ! Pestriakoff viendra peut-être chez moi ce soir… À propos, Rodia, tu connais cette histoire, elle est arrivée avant ta maladie, justement la veille du jour où tu as eu un évanouissement au bureau de police pendant qu’on en parlait…

Zosimoff regarda curieusement Raskolnikoff qui ne bougea pas.

— Il faudra que j’aie l’œil sur toi, Razoumikhine : tu t’emballes joliment pour une affaire qui ne te regarde pas, observa le docteur.

— C’est possible, mais n’importe ! Nous tirerons ce malheureux des griffes de la justice ! s’écria Razoumikhine, en frappant du poing sur la table. — Ce ne sont pas les bévues de ces gens-là qui m’irritent le plus : il est permis de se tromper, l’erreur est chose excusable car par elle on arrive à la vérité. Non, ce qui me fâche, c’est que, tout en se trompant, ils continuent à se croire infaillibles. J’estime Porpyre, mais… Tiens, sais-tu, par exemple, ce qui les a déroutés tout d’abord ? La porte était fermée : or, quand Koch et Pestriakoff sont arrivés avec le dvornik, elle était ouverte : donc Koch et Pestriakoff sont les assassins ! Voilà leur logique !

— Ne t’échauffe pas : on les a arrêtés, on ne pouvait pas faire autrement… À propos : j’ai eu l’occasion de rencontrer ce Koch, il paraît qu’il était en relation d’affaires avec la vieille, il lui rachetait les objets non dégagés à l’échéance ?

— Oui, c’est un aigrefin, un personnage véreux ! Il rachète aussi les lettres de change. Sa mésaventure ne m’émeut en aucune façon. Je m’emporte contre les agissements idiots d’une procédure démodée… C’est le cas ici d’ouvrir une nouvelle voie et de renoncer à une routine qui a fait son temps Les seules données psychologiques peuvent mettre sur la vraie piste. « Nous avons des faits ! » disent-ils. Mais les faits ne sont pas tout ; la manière de les interpréter est pour moitié au moins dans le succès d’une instruction !

— Et toi, tu sais interpréter les faits ?

— Vois-tu, il est impossible de se taire quand on sent, quand on a l’intime conviction qu’on pourrait aider à la découverte de la vérité, si… Eh !… Tu connais les détails de l’affaire ?

— Tu m’avais parlé d’un peintre en bâtiments : j’attends toujours son histoire.

— Eh bien, écoute. Le surlendemain du meurtre, dans la matinée, tandis que la police instruisait encore contre Koch et Pestriakoff, malgré les explications parfaitement catégoriques fournies par eux, surgit tout à coup un incident des plus inattendus. Un certain Douchkine, paysan qui tient un cabaret en face de la maison du crime, apporta au commissariat un écrin renfermant des boucles d’oreilles en or, et il raconta toute une histoire : «  Avant-hier soir, un peu après huit heures », — remarque cette coïncidence ! — « Nikolai, un ouvrier peintre qui fréquente mon établissement, est venu me prier de lui prêter deux roubles sur les boucles d’oreilles, contenues dans cette petite boîte. À ma question : Où as-tu pris cela ? il a répondu qu’il l’avait ramassé sur le trottoir. Je ne lui en ai pas demandé davantage », — c’est Douchkine qui parle, — « et je lui ai donné un petit billet », — c’est-à-dire un rouble, — car, me suis-je dit, si je ne prends pas cet objet, un autre le prendra, et il vaut mieux qu’il soit entre mes mains : si l’on vient à le réclamer, si j’apprends qu’il a été volé, j’irai le porter à la police. »

Bien entendu, en parlant ainsi, il mentait effrontément : je connais ce Douchkine, c’est un recéleur, et quand il a subtilisé à Nikolaï un objet de trente roubles, il n’avait nullement l’intention de le remettre à la police ; il ne s’est décidé à cette démarche que sous l’influence de la peur. Mais laissons Douchkine poursuivre son récit : — « Ce paysan qui s’appelle Nikolaï Démentieff, je le connais depuis l’enfance : il est, comme moi, du gouvernement de Riazan et du district de Zaraïsk. Sans être un ivrogne, il boit quelquefois un peu trop.

« Nous savions qu’il faisait des travaux de peinture dans cette maison avec Mitréi, qui est de son pays. Après avoir reçu le petit billet, Nikolaï a bu coup sur coup deux verres, échangé son rouble pour payer et est parti en emportant la monnaie. Je n’ai pas vu Mitréi avec lui à cette heure-là. Le lendemain, nous avons entendu dire qu’on avait tué à coups de hache Aléna Ivanovna et sa sœur Élisabeth Ivanovna. Nous les connaissions, et alors un doute m’est venu au sujet des boucles d’oreilles, parce que nous savions que la vieille prêtait de l’argent sur des objets de ce genre. Pour éclaircir mes soupçons, je me suis rendu dans cette maison sans faire semblant de rien, et tout d’abord j’ai demandé si Nikolaï était là. Mitréi m’a répondu que son camarade faisait la noce : Nikolaï était rentré chez lui, ivre, à la première heure du jour, et au bout de dix minutes environ il était sorti de nouveau ; depuis ce temps, Mitréi ne l’avait plus vu, et il achevait seul le travail.

« L’escalier qui conduit chez les victimes dessert aussi le logement où travaillent les deux ouvriers, ce logement est situé au second étage. Ayant appris tout cela, je n’ai rien dit à personne », — c’est Douchkine qui parle, — « mais j’ai recueilli le plus de renseignements possible sur les circonstances de l’assassinat, et je suis revenu chez moi, toujours préoccupé du même doute. Or, ce matin, à huit heures », — c’est-à-dire le surlendemain du crime, tu comprends ? — « je vois Nikolaï entrer dans mon établissement ; il avait bu, mais il n’était pas trop ivre et pouvait comprendre ce qu’on lui disait. Il s’assied en silence sur un banc.

« Quand il est arrivé, il n’y avait dans mon cabaret qu’un seul client, un habitué qui dormait sur un autre banc ; je ne parle pas de mes deux jeunes garçons. — As-tu vu Mitréi ? demandé-je à Nikolaï. — Non, dit-il, je ne l’ai pas vu. — Et tu n’es pas venu travailler ici ? — Je ne suis pas venu depuis avant-hier, répond-il. — Mais, cette nuit, où as-tu couché ? — Aux Sables, chez les Kolomensky. — Et où as-tu pris les boucles d’oreilles que tu m’as apportées l’autre jour ? — Je les ai trouvées sur un trottoir, fait-il d’un air tout drôle en évitant de me regarder. — As-tu entendu dire que ce même soir, vers la même heure, il s’est passé telle et telle chose dans le corps de bâtiment où tu travaillais ? — Non, dit-il, je n’en savais rien.

« Je lui raconte les faits qu’il écoute en écarquillant les yeux. Tout à coup je le vois devenir blanc comme un morceau de craie ; il prend son bonnet et se lève. Je veux le retenir : — Attends un peu, Mikolaï, lui dis-je, est-ce que tu ne boiras pas un verre ? En même temps, je fais signe à mon garçon d’aller se placer devant la porte, et je quitte mon comptoir. Mais, devinant sans doute mes intentions, il s’élance hors de la maison, prend sa course et, un instant après, disparaît au tournant d’une rue. Dès lors, je n’ai plus douté qu’il ne fût coupable. »

— Je crois bien !… dit Zosimoff.

— Attends ! Écoute la fin ! Naturellement, la police s’est mise à chercher Nikolaï de tous côtés : on s’est assuré de Douchkine et de Mitréi ; on a fait des perquisitions chez eux : on a aussi tout retourné chez les Kolomensky ; mais c’est avant-hier seulement que Nikolaï lui-même a été arrêté dans une auberge de la barrière de ***, à la suite de circonstances curieuses. Arrivé dans cette auberge, il avait ôté sa croix, qui était en argent, l’avait remise au patron et s’était fait servir un chkalik[1] d’eau-de-vie. Quelques minutes après, une paysanne vient traire les vaches, et, en regardant par une fente dans une remise voisine de l’étable, elle aperçoit le pauvre diable en train de se pendre : il avait fait un nœud coulant à sa ceinture, avait attaché celle-ci à une solive du plafond et, monté sur un bloc de bois, essayait de passer son cou dans le nœud coulant…

« Aux cris poussés par la femme, les gens accourent : « Ainsi, voilà à quoi tu passes ton temps ? » — «  Conduisez-moi, dit-il, à tel bureau de police, j’avouerai tout. »

« On fait droit à sa demande et, avec tous les honneurs dus à son rang, on l’emmène au bureau de police indiqué, c’est-à-dire à celui de notre quartier. Là, commence l’interrogatoire d’usage :

« Qui es-tu ? Quel âge as-tu ? » — « Vingt-deux ans », etc. Demande : « — Pendant que tu travaillais avec Mitréi, vous n’avez vu personne dans l’escalier entre telle et telle heure ? » Réponse : « — Il est peut-être passé des gens, mais nous ne les avons pas remarqués. » — « Et vous n’avez entendu aucun bruit ? » — « Nous n’avons rien entendu de particulier. » — « Mais toi, Nikolaï, as-tu su ce jour-là qu’à telle heure on avait tué et dévalisé telle veuve et sa sœur ? » — « Je n’en savais absolument rien ; j’en ai eu la première nouvelle avant-hier, au cabaret, par Afanase Pavlitch. » — « Et où as-tu pris les boucles d’oreilles ? » — « Je les ai trouvées sur le trottoir. » — « Pourquoi le lendemain n’es-tu pas allé travailler avec Mitréi ? » — « Parce que j’ai fait la noce. » — « Où as-tu fait la noce ? » — « En différents endroits. » — « Pourquoi t’es-tu sauvé de chez Douchkine ? » — « Parce que j’avais peur. » — « De quoi avais-tu peur ? » — « Je craignais de passer en jugement. » — « Comment donc pouvais-tu craindre cela si tu ne te sens coupable de rien ?… »

Eh bien, tu le croiras ou tu ne le croiras pas, Zosimoff, cette question a été posée et littéralement en ces termes-là, je le sais positivement, on m’a fait le compte rendu textuel de l’interrogatoire ! Hein ! comment la trouves-tu ?

— Mais, enfin, les preuves sont là.

— Il ne s’agit pas des preuves en ce moment, il s’agit de la question faite à Nicolas, de la manière dont les gens de police comprennent la nature humaine ! Allons, c’est bien, laissons cela ! En résumé, ils ont tellement tourmenté ce malheureux qu’il a fini par avouer : — « Ce n’est pas sur le trottoir que j’ai trouvé ces boucles d’oreilles, mais dans l’appartement où je travaillais avec Mitréi. » — « Comment as-tu fait cette trouvaille ? » — « Mitréi et moi nous avions peint toute la journée ; il était huit heures, et nous allions partir, quand Mitréi prend un pinceau, me le passe sur la figure et se sauve après m’avoir ainsi barbouillé.

« Je m’élance à sa poursuite, je descends les escaliers quatre à quatre en criant comme un perdu ; mais au moment où j’arrivais en bas de toute la vitesse de mes jambes, je bouscule le dvornik et des messieurs qui se trouvaient là aussi, je ne me rappelle plus combien il y en avait. Là-dessus, le dvornik me dit des injures, un autre dvornik m’injurie également, la femme du premier sort de sa loge et fait chorus avec eux. Enfin un monsieur qui entrait dans la maison avec une dame nous invective à son tour, Mitka et moi, parce que nous étions étendus en travers de la porte et barrions le passage. J’avais saisi Mitka par les cheveux, je l’avais jeté à terre et je lui donnais des coups de poing. Il m’avait pris aussi par les cheveux et me cognait de son mieux tout en étant sous moi. Nous faisions cela sans méchanceté, histoire de rire. Ensuite Mitka se dégagea et fila dans la rue, je courus après lui, mais je ne pus le rattraper et je retournai seul à l’appartement, parce que j’avais mes affaires à mettre en ordre. Tandis que je les rangeais, j’attendais Mitka, je croyais qu’il allait revenir. Et voilà que dans le vestibule, au coin, près de la porte, je marche sur quelque chose, je regarde : c’était un objet enveloppé dans du papier. J’enlève le papier et je trouve une boîte renfermant des boucles d’oreilles… »

— Derrière la porte ? Elle était derrière la porte ? Derrière la porte ? s’écria tout à coup Raskolnikoff en regardant avec effroi Razoumikhine, tandis qu’il faisait effort pour se soulever sur le divan.

— Oui… eh bien, quoi ? Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi es-tu ainsi ? dit Razoumikhine, en se levant, lui aussi, de son siège.

— Ce n’est rien !… eut à peine la force de répondre Raskolnikoff, qui se laissa retomber sur l’oreiller et se tourna de nouveau du côté du mur.

Tous restèrent quelque temps silencieux.

— Il était à moitié endormi, sans doute, dit enfin Razoumikhine en interrogeant du regard Zosimoff ; celui-ci fit de la tête un petit signe négatif.

— Eh bien ! continue donc, dit le docteur, — après ?

— Tu sais le reste. Dès qu’il s’est vu en possession de ces boucles d’oreilles, il n’a plus pensé ni à sa besogne ni à Mitka : il a pris son bonnet et est allé immédiatement chez Douchkine. Comme je te l’ai dit, il s’est fait donner un rouble par ce cabaretier et lui a faussement raconté qu’il avait trouvé la boîte sur le trottoir. Ensuite, il est parti faire la noce. Mais, en ce qui concerne le meurtre, son langage ne varie pas : « Je ne sais rien, répète-t-il toujours, je n’ai appris la chose que le surlendemain seulement. » — « Mais pourquoi donc as-tu disparu tous ces temps-ci ? » — « Parce que je n’osais pas me montrer. » — « Et pourquoi voulais-tu te pendre ? » — « Parce que j’avais peur. » — « De quoi avais-tu peur ? » — « D’être mis en jugement. » Voilà toute l’histoire. Maintenant, quelle conclusion en ont-ils tirée, penses-tu ?

— Que veux-tu que je pense ? Il y a une présomption, discutable peut-être, mais qui n’en existe pas moins. Il y a un fait. Fallait-il qu’ils rendissent la liberté à ton peintre en bâtiments ?

— Mais c’est qu’ils l’ont carrément inculpé d’assassinat ! Il ne leur reste plus le moindre doute…

— Voyons, ne t’échauffe pas. Tu oublies les boucles d’oreilles. Le même jour, peu d’instants après le meurtre, des boucles d’oreilles qui se trouvaient dans le coffre de la victime ont été vues entre les mains de Nicolas : conviens-en toi-même, on doit nécessairement se demander comment il se les est procurées. C’est une question que le magistrat instructeur ne peut négliger d’éclaircir.

— Comment il se les est procurées ! s’écria Razoumikhine, — comment il se les est procurées ! Voyons, docteur, tu es tenu, avant tout, d’étudier l’homme ; tu as, plus que tout autre, l’occasion d’approfondir la nature humaine, — eh bien, se peut-il que tu ne voies point, d’après toutes ces données, quelle est la nature de ce Nicolas ? Comment ne sens-tu pas, à priori, que toutes les déclarations faites par lui au cours de ses interrogatoires sont la vérité la plus pure ? Il s’est procuré les boucles d’oreilles exactement comme il le dit. Il a marché sur la boîte, et il l’a ramassée.

— La vérité la plus pure ! Pourtant lui-même a reconnu qu’il avait menti la première fois.

— Écoute-moi, écoute attentivement : le dvornik, Koch, Pestriakoff, l’autre dvornik, la femme du premier, la marchande qui se trouvait alors avec elle dans la loge, le conseiller de cour Krukoff qui en ce moment même venait de descendre de voiture et entrait dans la maison avec une dame à son bras, tous, c’est-à-dire huit ou dix témoins, déposent d’une commune voix que Nicolas a jeté Dmitri par terre, et, le tenant sous lui, l’a bourré de coups de poing, tandis que Dmitri avait pris son camarade par les cheveux et lui rendait la pareille. Ils sont couchés en travers de la porte et interceptent le passage ; on les injurie de tous côtés, et eux, « comme de petits enfants » (c’est l’expression textuelle des témoins), crient, se gourment, poussent des éclats de rire et se poursuivent l’un l’autre dans la rue, ainsi que l’eussent fait des gamins. Tu entends ? À présent, remarque ceci : en haut, gisent deux cadavres non encore refroidis, note qu’ils étaient encore chauds quand on les a découverts.

Si le crime a été commis par les deux ouvriers ou par Nicolas tout seul, permets-moi de te poser une question : Comprend-on une telle insouciance, une telle liberté d’esprit chez des gens qui viennent de commettre un assassinat suivi de vol ? N’y a-t-il pas incompatibilité entre ces cris, ces rires, cette lutte enfantine et la disposition morale dans laquelle auraient dû se trouver les meurtriers ? Quoi ! cinq ou dix minutes après avoir tué — car, je le répète, on a trouvé les cadavres encore chauds — ils s’en vont sans même fermer la porte de l’appartement où gisent leurs victimes, et, sachant que des gens montent chez la vieille, ils folâtrent sous la porte cochère au lieu de fuir au plus vite, ils barrent le passage, ils rient, ils attirent sur eux l’attention générale, ainsi que dix témoins sont unanimes à le déclarer !

— Sans doute, c’est étrange, cela paraît impossible, mais…

— Il n’y a pas de « mais », mon ami. Je reconnais que les boucles d’oreilles, trouvées entre les mains de Nicolas peu d’instants après le crime, constituent à sa charge un fait matériel sérieux — fait d’ailleurs expliqué d’une façon plausible par les déclarations de l’accusé et, comme tel, sujet à discussion », — encore faut-il aussi prendre en considération les faits justificatifs, d’autant plus que ceux-ci sont « hors de discussion ». Malheureusement, étant donné l’esprit de notre jurisprudence, nos magistrats sont incapables d’admettre qu’un fait justificatif, fondé sur une pure impossibilité psychologique, puisse détruire des charges matérielles, quelles qu’elles soient. Non, ils n’admettront jamais cela, par la raison qu’ils ont trouvé la boîte et que l’homme a voulu se pendre, « ce à quoi il n’aurait pu songer s’il ne s’était pas senti coupable ! — Voilà la question capitale, voilà pourquoi je m’échauffe ! Comprends-tu ?

— Oui, je vois bien que tu t’échauffes. Attends un peu, il y a une chose que j’avais oublié de te demander : qu’est-ce qui prouve que l’écrin renfermant les boucles d’oreilles a été pris en effet chez la vieille ?

— Cela est prouvé, reprit en rechignant Razoumikhine ; — Koch a reconnu l’objet et a indiqué celui qui l’avait mis en gage. De son côté, ce dernier a prouvé péremptoirement que l’écrin lui appartenait.

— Tant pis. Encore une question : quelqu’un n’a-t-il pas vu Nicolas pendant que Koch et Pestriakoff montaient au quatrième étage, et son alibi ne peut-il pas être établi ?

— Le fait est que personne ne l’a vu, répondit d’un ton fâché Razoumikhine, — voilà ce qu’il y a de désolant ! Koch et Pestriakoff eux-mêmes n’ont pas aperçu les ouvriers en montant l’escalier ; d’ailleurs, à présent, leur témoignage ne signifierait pas grand’chose. « Nous avons vu, disent-ils que l’appartement était ouvert et qu’on y travaillait probablement, mais nous avons passé sans faire attention, et nous ne nous rappelons pas s’il s’y trouvait ou non des ouvriers en ce moment. »

— Hum ! Ainsi toute la justification de Nicolas repose sur les rires et les coups de poing qu’il échangeait avec son camarade. Soit, c’est une forte preuve à l’appui de son innocence, mais… Permets-moi maintenant de te demander comment tu te rends compte du fait : en tenant pour vraie la version de l’accusé, comment expliques-tu la trouvaille des boucles d’oreilles ?

— Comment je l’explique ? Mais qu’y a-t-il à expliquer ici ? L’affaire est claire. Du moins, la route est clairement indiquée à l’instruction, et indiquée précisément par l’écrin. Le vrai coupable a laissé tomber ces boucles d’oreilles. Il était en haut quand Koch et Pestriakoff ont cogné à la porte ; il s’était enfermé au verrou. Koch a fait la bêtise de descendre ; alors l’assassin s’est esquivé de l’appartement et est descendu, lui aussi, attendu qu’il n’avait pas d’autre moyen de s’échapper. Sur l’escalier, il s’est dérobé à la vue de Koch, de Pestriakoff et du dvornik, en se réfugiant dans le logement du second étage juste au moment où les ouvriers venaient d’en sortir.

Il s’est caché derrière la porte pendant que le dvornik et les autres montaient chez la vieille, il a attendu que le bruit de leurs pas cessât de se faire entendre, et il est arrivé fort tranquillement au bas de l’escalier, à l’instant même où Dmitri et Nicolas à sa suite s’élançaient dans la rue. Comme tout le monde s’était dispersé, il n’a rencontré personne sous la porte cochère. Il se peut même qu’on l’ait vu, mais on ne l’a pas remarqué : est-ce qu’on fait attention à toutes les personnes qui entrent dans une maison ou qui en sortent ? Quant à l’écrin, il l’a laissé tomber de sa poche pendant qu’il se tenait derrière la porte, et il ne s’en est pas aperçu, parce qu’il avait alors d’autres chats à fouetter. L’écrin démontre donc clairement que le meurtrier s’est caché dans le logement vide du second étage. Voilà tout le mystère expliqué !

— C’est ingénieux, mon ami ! Cela fait honneur à ton imagination. C’est surtout ingénieux.

— Mais pourquoi donc ? Pourquoi ?

— Parce que tous les détails sont trop bien agencés, toutes les circonstances se présentent avec trop d’à-propos… C’est exactement comme au théâtre.

Razoumikhine allait de nouveau protester, mais soudain la porte s’ouvrit, et les trois jeunes gens virent apparaître un visiteur qu’aucun d’eux ne connaissait.

  1. Mesure de capacité qui représente environ trente centilitres.