« Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer » : différence entre les versions
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Je ne dirai rien de l’éloquence, de la poésie, de la peinture et des autres arts d’embellissement, ni de la science militaire et de toutes celles, qui apprennent aux hommes de faire du mal, qui avancent avec tant de succès, qu’il serait à souhaiter que les sciences du réel et du salutaire pussent suivre celle du fard et du nuisible. J’ajouterai seulement que la découverte de la poudre à canon me paraît être plutôt un présent de la bonté du ciel, dont notre siècle lui doit encore des remerciements, qu’une marque de sa colère ; car c’est apparemment cette poudre à canon, qui a le plus contribué à arrêter le torrent des Ottomans, qui allaient inonder notre Europe et encore présentement c’est par là qu’il y a de l’apparence qu’on se pourra quelque jour délivrer entièrement de leur voisinage, ou peut être qu’on pourra retirer une partie de leurs peuples des ténèbres et de la barbarie, pour les faire jouir avec nous des douceurs d’une vie honnête et de la connaissance du souverain bien, en rendant à la Grèce, mère des sciences, et à l’Asie, mère de la religion, ces biens dont nous leur sommes redevables.
Enfin je compte pour l’un des plus grands avantages de notre siècle, qu’il y a un Monarque, qui par un concert rare et surprenant de mérite et de fortune, après avoir triomphé de tous côtés et rétabli le repos et l’abondance dans son royaume, s’est mis dans un état non seulement à ne rien craindre, mais encore à pouvoir exécuter chez lui tout ce qu’il voudra pour le bonheur des peuples, ce qui est un don du ciel bien rare et bien précieux. Car on voit qu’ordinairement les grands Princes et surtout les conquérants ont été dans des états d’agitation continuelle et peu en état de songer aux biens de la paix, et souvent quelqu’autre puissance les tenait en échec. Pour ce qui est des princes médiocres, ils ne sont presque jamais à eux-mêmes et suivent malgré eux les mouvements des plus grands. J’en ai connu moi-même assez particulièrement, dont le mérite était
Cependant il me semble, que nous ne profitons pas encore assez des graces du ciel ni des lumières et dispositions avantageuses de notre siècle, et du penchant que les plus grands Princes témoignent à protéger et faire fleurir les sciences. Je suis obligé quelques fois de comparer nos connaissances à une grande boutique ou à un magasin ou comptoir sans ordre et sans inventaire ; car nous ne savons pas nous mêmes ce que nous possédons déjà et ne pouvons pas nous en servir au besoin. Il y a une infinité de belles pensées et observations utiles, qui se trouvent dans les auteurs, mais il y en a encore bien plus qui se trouvent dispersées parmi les hommes dans la pratique de chaque profession. Et si le plus exquis et le plus essentiel de tout cela se voyait recueilli et rangé par ordre, avec plusieurs indices propres à trouver et à employer chaque chose là où elle peut servir, nous admirerions peut-être nous-mêmes nos richesses, et plaindrions notre aveuglement d’en avoir si peu profité. Et comme ceux qui ont déjà sont bien plus capables de gagner que les autres, au lieu que ceux qui ont peu, bien loin de gagner à proportion, perdent plutôt quelques fois ce peu qu’ils ont, qui ne leur suffit pas à faire aucune entreprise, et les oblige à se consumer à petit feu, de même tandis que nous sommes pauvres au mileu de l’abondance et ne jouissons pas de nos avantages, et même ne les connaissons point, bien loin d’avancer nous reculons et par un désespoir de faire quelque bon effet, nous négligeons tout et nous laissons dépérir inutilement ce qui est déjà entre nos mains. Aussi voit-on que plus de personnes travaillent par coutume, par manière d’acquis, par un intérêt mercenaire, par divertissement et par vanité, que dans l’espérance et dans le dessein d’avancer les sciences.
Afin donc de parler distinctement de ce qu’il y a à faire, on peut partager les vérités utiles en deux sortes, savoir en celles qui sont déjà connues des hommes de notre temps, et au moins de notre Europe, et à celles qui restent encore à connaître. Les premières sont écrites ou non écrites. Celles qui sont écrites dans les livres imprimés ou Manuscrits anciens ou modernes, occidentaux ou orientaux, se trouvent dans leur place ou hors de leur place. Ceux qui se trouvent dans leur place ou à peu près sont ceux que les auteurs des systèmes ou traités particuliers ont marqués là où la matière le demandait. Mais ce qui se dit en passant, ou bien tout ce qui est mis dans un lieu où on aurait de la peine à le trouver, est hors de sa place. Pour obvier à ce désordre, il faudrait des Renvois et des Arrangements. Quant aux renvois, il faudrait faire faire des catalogues accomplis de ce qui se trouve de livres dignes de remarque, en ajoutant quelques fois le lieu où ils se trouvent, particulièrement s’ils sont Manuscrits et fort rares, item leur grandeur et rareté mais bien plus leur qualité, leur contenu et leur usage, au moins à l’égard des meilleurs, en suivant le beau dessein que Photius qui tenait le Patriarchat de Constantinople entreprit le premier, et que les Journaux des Modernes imitent en quelque façon. Mais il faudrait s’attacher bien plus aux choses, que Photius qui s’amuse trop de raisonner de leur style. Il faudrait aussi des Répertoires universels tant Alphabétiques que systématiques, pour y indiquer sur chaque matière les endroits des auteurs dont on peut profiter le plus. Cela se pratique déjà assez en matière de droit, mais c’est justement là où il est moins nécessaire, puique la raison et les lois suffiraient quand il n’y aurait point d’autre auteur, et quand nous serions les premiers à y écrire ; mais dans la Médecine on ne saurait avoir trop de livres de pratique ni trop en profiter, tout y roule sur les observations, et comme un seul ne peut observer que peu, c’est là où l’on a le plus besoin de l’expérience et des lumières d’autrui, et même de plusieurs témoins d’une observation importante, puisqu’une grande partie de cette doctrine est encore empirique. Cependant c’est là où on manque le plus de répertoires, au lieu que les Jurisconsultes en fourmillent. C’est aussi dans la Médecine qu’il serait fort nécessaire de faire et tirer des auteurs des Règles ou Aphorismes en aussi grand nombre qu’il serait possible, quand même ces règles ne seraient encore certaines ni assez universelles et quand elles ne seraient formées que sur des conjectures pourvu qu’on avoue de bonne foi quel degré de certitude ou d’apparence on leur doit attribuer et sur quoi on les a appuyées ; puis avec le temps on y joindrait les exceptions et on verrait bientôt si la règle n’a peut-être plus d’exceptions que d’exemples, ou bien si elle peut être de quelque usage. Cependant les médecins ne le font pas assez, et quelques Ictes de la première race (depuis Irnerius jusqu’à Jason) le font trop, car ils nous accablent par le grand de règles ou brocardiques qu’ils ramassent outre toute mesure, avec leurs exceptions ou fallences, jointes aux ampliations, limitations, restrictions, distinctions, pour ne rien dire des réplications répliquées. Ces sortes de renversements et périergies sont fort ordinaires aux hommes, ils ont la coutume de faire trop ou trop peu, et de ne pas employer les bonnes méthodes là où elles pourraient le plus servir.
Or les répertoires sont de deux sortes, les uns ne marquent que les termes simples en disant qu’un tel a traité une telle matière, les autres descendant dans le détail, marquent ceux qui ont traité quelque question ou avancé, remarqué et soutenu ou bien réfuté quelque opinion, thèse ou observation considérable, et ce sont là les meilleurs. Je crois que le premier genre de Répertoires pourrait être Alphabétique, mais le second sera plutôt systématique, en fournissant la matière prochaine de
Pour ce qui est des connaissances non-écrites qui se trouvent dispersées parmi les hommes de différents professions, je suis persuadé qu’ils passent de beaucoup tant à l’égard de la multitude que de l’importance, tout ce qui se trouve marqué dans les livres, et que la meilleure partie de notre trésor n’est pas encore enregistrée. Il y en a même toujours qui sont particulières à certaines personnes et se perdent avec elles. Il n’y a point d’art mécanique si petit et si méprisable, qui ne puisse fournir quelques observations ou considérations remarquables, et toutes les professions ou vocations ont certaines adresses ingénieuses dont il n’est pas aisé de s’aviser et qui néanmoins peuvent servir à des conséquences bien plus relevées. On peut ajouter que la matière importante des manufactures et du commerce ne saurait être bien réglée que par une exacte description de ce qui appartient à toutes sortes d’arts, et que les affaires de milice et finances et de marine
Mais mon dessein n’est pas à présent d’expliquer en détail tout ce qu’il faudrait pour faire l’Inventaire Général de toutes les connaissances qui se trouvent déjà parmi les hommes. Ce projet, quelqu’important qu’il soit pour notre bonheur, demande trop de concourants, pour qu’on le puisse espérer bientôt sans quelque ordre supérieur : outre qu’il va principalement aux observations et vérités historiques ou faits de l’histoire sacrée, civile ou naturelle, car ce sont les faits qui ont le plus de besoins de collections, autorités et inventaires, et la meilleure Méthode qu’il y a c’est de faire le plus de comparaisons qu’on peut et des indices les plus exacts, les plus particularisés et les plus diversifiés qu’il est possible. Ce n’est pas cette Méthode de bien enregistrer les faits dont je me sois proposé de parler ici principalement, mais plutôt la méthode de diriger la raison pour profiter tant des faits donnés par les sens ou rapport d’autrui que de la lumière naturelle, afin de trouver ou établir des Vérités importantes qui ne sont pas encore assez connues ou assurées, ou au moins qui ne sont pas mises en oeuvre comme il faut pour éclairer la raison.
Car les vérités qui ont encore besoin d’être bien établies, sont de deux sortes, les unes ne sont connues que confusément et imparfaitement, et les autres ne sont point connues du tout. Pour les premières, il faut employer la méthode de la certitude ou de l’art de démontrer, les autres ont besoin de l’art d’inventer. Quoique ces deux arts ne diffèrent pas tant qu’on croit comme il paraîtra dans la suite. Or il est manifeste que les hommes se servent en raisonnant de plusieurs maximes qui ne sont pas encore assez sûres, on voit aussi tous les jours qu’ils agitent avec ardeur plusieurs questions philosophiques, qui sont de conséquence dans la religion, dans la morale et dans la science naturelle, sans chercher les vrais moyens de finir la dispute. Mais on voit surtout, que l’art d’inventer est peu connu hors des Mathématiques, car les Topiques ne servent ordinairement que de lieux mémoriaux pour
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