« Essai sur J.-J. Rousseau » : différence entre les versions

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<center>J.-J. ROUSSEAU.</center>
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Au mois de juin de 1772, un ami m'ayant proposé de me mener chez J.-J. Rousseau, il me conduisit dans une maison rue Plâtrière, à-peu-près vis-à-vis l'hôtel de la Poste. Nous montâmes au quatrième étage. Nous frappâmes ; et madame Rousseau vint nous ouvrir la porte. Elle nous dit : « Entrez messieurs, vous allez trouver mon mari ». Nous traversâmes une fort petite antichambre, où des ustensiles de ménage étaient proprement arrangés ; de là nous entrâmes dans une chambre où J.-J. Rousseau était assis en redingote et en bonnet blanc, occupé à copier de la musique. Il se leva d'un air riant, nous présenta des chaises, et se remit à son travail, en se livrant toutefois à la conversation.
 
Il était maigre, et d'une taille moyenne. Une de ses épaules paraissait un peu plus élevée que l'autre, soit que ce fût l'effet d'un défaut naturel, ou de l'attitude qu'il prenait dans son travail, ou de l'âge qui l'avait voûté, car il avait alors soixante ans ; d'ailleurs, il était fort bien proportionné. Il avait le teint brun, quelques couleurs aux pommettes des joues, la bouche belle, le nez très-bien fait, le front rond et élevé, les yeux plein de feu. Les traits obliques qui tombent des narines vers les extrémités de la bouche, et qui caractérisent la physionomie, exprimaient dans la sienne une grande sensibilité, et quelque chose même de douloureux. On remarquait dans son visage trois ou quatre caractères de la mélancolie, par l'enfoncement des yeux et par l'affaissement des sourcils ; de la tristesse profonde par les rides du front ; une gaieté très-vive et même un peu caustique, par mille petits plis aux angles extérieurs des yeux, dont les orbites disparaissaient quand il riait. Toutes ces passions se peignaient successivement sur son visage, suivant que les sujets de la conversation affectaient son âme ; mais dans une situation calme, sa figure conservait une empreinte de toutes ces affections, et offrait à-la- fois, je ne sais quoi d'aimable, de fin, de touchant, de digne de pitié et de respect<ref> On voit chez M. Necker un portrait de J.-J. Rousseau fort ressemblant ; mais de toutes les gravures qu'on a données de lui au public, je n'en ai vu qu'une seule où l'on reconnût quelques-uns de ses traits : c'est une grande estampe de 10 à 12 pouces, gravée, je crois, en Angleterre ; il y est représenté en bonnet et en habit d'arménien. On pourrait faire un bon portrait de lui d'après le buste de M. Houdon, qu'on voit à la Bibliothèque du Roi. Cet habile sculpteur l'a modelé, dit-on, après sa mort : il s'était refusé pendant sa vie aux instances de tous les artistes.</ref>.
 
Près de lui était une épinette sur laquelle il essayait de temps en temps des airs. Deux petits lits, de cotonnade rayée de bleu et de blanc, comme la tenture de sa chambre, une commode, une table et quelques chaises faisaient tout son mobilier. Aux murs étaient attachés un plan de la forêt et du parc de Montmorency, où il avait demeuré, et une estampe du roi d'Angleterre, son ancien bienfaiteur. Sa femme était assise, occupée à coudre du linge ; un serin chantait dans sa cage suspendue au plafond ; des moineaux venaient manger du pain sur ses fenêtres ouvertes du côté de la rue, et sur celle de l'antichambre on voyait des caisses et des pots remplis de plantes telles qu'il plaît à la nature de les semer. Il y avait dans l'ensemble de son petit ménage un air de propreté, de paix et de simplicité, qui faisait plaisir.
 
Il me parla de mes voyages ; ensuite la conversation roula sur les nouvelles du temps, après quoi il nous lut une lettre manuscrite en réponse à M. le marquis de Mirabeau, qui l'avait interpellé dans une discussion politique. Il le suppliait de ne pas le rengager dans les tracasseries de la littérature. Je lui parlai de ses ouvrages, et je lui dis que ce que j'en aimais le plus, c'était le Devin du Village et le troisième volume d'Émile. I1 me parut charmé de mon sentiment. ''C'est aussi'', me dit-il, ''ce que j'aime le mieux avoir fait ; mes ennemis ont beau dire, ils ne feront jamais un Devin du Village''. Il nous montra une collection de graines de toute espèce. Il les avait arrangées dans une multitude de petites boîtes. Je ne pus m'empêcher de lui dire que je n'avais vu personne qui eût ramassé une si grande quantité de graines, et qui eût si peu de terres. Cette idée le fit rire. Il nous reconduisit, lorsque nous prîmes congé de lui, jusques sur le bord de son escalier.
 
A quelques jours de là, il vint me rendre ma visite. Il était en perruque ronde bien poudrée et bien frisée, portant un chapeau sous le bras, et en habit complet de nankin. Il tenait une petite canne à la main. Tout son extérieur était modeste, mais fort propre, comme on le dit de celui de Socrate. Je lui offris une pièce de coco marin avec son fruit, pour augmenter sa collection de graines ; et il me fit le plaisir de l'accepter. Avant de sortir de chez moi, nous passâmes dans une chambre où je lui fis voir une belle immortelle du Cap, dont les fleurs ressemblent à des fraises, et les feuilles à des morceaux de drap gris. Il la trouva charmante ; mais je l'avais donnée, et elle n'était plus à ma disposition. Comme je le reconduisais à travers les Tuileries, il sentit l'odeur du café. ''Voici'', me dit-il, ''un parfum que j'aime beaucoup. Quand on en brûle dans mon escalier, j'ai des voisins qui ferment leur porte, et moi j'ouvre la mienne''. Vous prenez donc du café, lui dis-je, puisque vous en aimez l'odeur. ''Oui'', me répondit-il ; ''c'est presque tout ce que j'aime des choses de luxe, les glaces et le café''. J'avais apporté une balle de café de l'île de Bourbon, et j'en avais fait quelques paquets que je distribuais à mes amis. Je lui en envoyai un le lendemain, avec un billet où je lui mandais que sachant son goût pour les graines étrangères, je le priais d'accepter celles-là. Il me répondit par un billet fort poli, où il me remerciait de mon attention.
 
Mais le jour suivant j'en reçus un autre d'un ton bien différent. En voici la copie :
 
:''Hier, monsieur, j'avais du monde chez moi qui m'a empêché d'examiner ce que contenait le paquet que vous m'avez envoyé. À peine nous nous connaissons, et vous débutez par des cadeaux : c 'est rendre notre société trop inégale ; ma fortune ne me permet point d'en faire. Choisissez de reprendre votre café ou de ne nous plus voir.''
 
:''Agréez mes très-humbles salutations.''
 
:J.-J. Rousseau.
 
Je lui répondis, qu'ayant été dans le pays où croissait le café, la qualité et la quantité de ce présent le rendaient de peu d'importance ; qu'au reste je lui laissais le choix de l'alternative qu'il m'avait donnée. Cette petite altercation se termina aux conditions que j'accepterais de sa part une racine de Ginseng, et un ouvrage sur l'ichthyologie qu'on lui avait envoyé de Montpellier. Il m'invita à dîner pour le lendemain. Je me rendis chez lui à onze heures du matin. Nous conversâmes jusqu'à midi et demi. Alors son épouse mit la nappe. Il prit une bouteille de vin, et en la posant sur la table, il me demanda ''si nous en aurions assez, et si j'aimais à boire''. Combien sommes-nous, lui dis-je? ''Trois'', dit-il, ''vous, ma femme et moi''. Quand je bois du vin, lui répondis-je, et que je suis seul, j'en bois bien une demi-bouteille, et j'en bois un peu plus quand je suis avec mes amis. ''Cela étant'', reprit-il, ''nous n'en aurons pas assez,; il faut que je descende à la cave''. Il en rapporta une seconde bouteille. Sa femme servit deux plats ; un de petits pâtés, et un autre qui était couvert. ll me dit, en me montrant le premier: ''Voici votre, plat, et l'autre est le mien. Je mange peu de pâtisserie, lui dis-je, mais j'espère bien goûter du vôtre. ''Oh !'' me dit-il, ''ils nous sont communs tous deux ; mais bien des gens ne se soucient pas de celui-là ; c'est un mets suisse ; un pot-pourri de lard, de mouton, de légumes et de châtaignes''. Il se trouva excellent. Ces deux plats furent relevés par des tranches de bœuf en salade, ensuite par des biscuits et du fromage ; après quoi sa femme servit le café. ''Je ne vous offre point de liqueur, me dit-il, parce que je n'en ai point ; je suis comme le cordelier qui prêchait sur l'adultère, j'aime mieux boire une bouteille de vin qu'un verre de liqueur''.
 
Pendant le repas, nous parlâmes des Indes, des Grecs et des Romains. Après le dîner, il fut me chercher quelques manuscrits dont je parlerai quand il sera question de ses ouvrages. Il me lut une continuation d'Émile, quelques lettres sur la botanique, un petit poëme en prose sur le lévite dont les Benjamites violèrent la femme, des morceaux charmants traduits du Tasse. Comptez- vous donner ces écrits au public? ''Oh ! Dieu m'en garde'', dit-il !''je les ai faits pour mon plaisir, pour causer le soir avec ma femme''. Oh oui ! que cela est touchant, reprit madame Rousseau ! cette pauvre Sophronie ! j'ai bien pleuré quand mon mari m'a lu cet endroit-là. Enfin elle m'avertit qu'il était neuf heures du soir : j'avais passé dix heures de suite comme un instant.
 
Lecteur, si vous trouvez ces détails frivoles, n'allez pas plus avant ; tous sont précieux pour moi, et l'amitié m'ôte la liberté de choisir. Si vous aimez à voir de près les grands hommes, et si vous chérissez dans un récit la simplicité et la sincérité, vous serez satisfait. Je ne donne rien à l'imagination, je n'exagère aucune vertu, je ne dissimule aucun défaut : je ne mets d'autre art dans ma narration qu'un peu d'ordre. Dans l'envie que j'avais de ne rien perdre de la mémoire de Rousseau, j'avais recueilli quelques autres anecdotes ; mais elles n'étaient fondées que sur des ouï-dire, et j'ai voulu donner à cet ouvrage un mérite étranger même aux meilleures histoires : c'est de ne pas renfermer la plus légère circonstance, que je n'en aie été le témoin, ou que je ne la tienne de la bouche même de Rousseau.
 
Il était né à Genève, en 1712, d'un père de la religion réformée, et horloger de profession. Sa naissance coûta la vie à sa mère. C'était une femme d'esprit, qui faisait même des vers agréablement. Il m'en a cité d'elle qu'elle avait improvisés dans une promenade ; mais je les ai oubliés. Il fut élevé par une sœur de son père, et jamais il n'oublia les soins qu'elle avait pris de son enfance. Elle vit peut-être encore ; elle vivait du moins il y a quelques années, et voici comment je l'ai su. Un de mes anciens camarades de collège me pria, il y a trois ans, de le présenter à J.-J. Rousseau. C'était un brave garçon, dont la tête était aussi chaude que le cœur. Il me dit qu'il avait vu Rousseau au château de Trie, et qu'étant ensuite allé voir Voltaire à Genève, on lui avait dit que la tante de Rousseau demeurait près de là dans un village. Il fut lui rendre visite. Il trouva une vieille femme qui, en apprenant qu'il avait vu son neveu, ne se possédait pas d'aise. Comment, monsieur, lui dit-elle, vous l'avez vu ! Est-il donc vrai qu'il n'a pas de religion ? Nos ministres disent que c'est un impie. Comment cela se peut-il ? il m'envoie de quoi vivre. Pauvre vieille femme de plus de quatre-vingts ans, seule, sans servante, dans un grenier, sans lui je serais morte de froid et de faim ! Je répétai la chose à Rousseau mot pour mot. ''Je le devais'', me dit-il, ''elle m'avait élevé orphelin''. Cependant il ne voulut pas recevoir mon camarade, quoique j'eusse tout disposé pour l'y engager. ''Ne.me l'amenez pas'', dit-il, ''il m'a fait peur ; il m'a écrit une lettre où il me mettait au-dessus de Jésus-Christ''.
 
Il apprit à connaître ses lettres dans des romans. Son père le faisait lire auprès de son établi. Vers l'âge de sept à huit ans, il lui tomba entre les mains un Plutarque, qui devint sa lecture favorite. Dès l'enfance il s'exprimait avec sensibilité. Son père qui lui trouvait beaucoup de ressemblance avec l'épouse qu'il regretait, lui disait quelquefois le matin en se levant : Allons, Jean-Jacques, parle-moi de ta mère. ''Si je vous en parle'', disait-il, ''vous allez pleurer''. Ce n'était point par singularité qu'il aimait à porter ce nom de Jean-Jacques, mais parce qu'il lui rappelait un âge heureux, et le souvenir d'un père dont il ne me parlait jamais qu'avec attendrissement. Il m'a raconté que son père etait d'un tempérament très-vigoureux, grand chasseur, aimant la bonne chère et à se réjouir. Dans ce temps-là on formait à Genève des coteries, dont chaque membre, suivant l'esprit de la réforme, prenait un surnom de l'ancien Testament. Celui de son père était David. Peut-être ce surnom contribua-t-il à le lier avec David Hume, car il aimait à attacher aux mêmes noms les mêmes idées, comme je le dirai dans une occasion où il s'agissait du mien. Au reste ce préjugé lui a été commun avec les plus grands hommes de l'antiquité, et même avec le peuple romain, qui confia sa destinée à des généraux dont le nom lui paraissait d'un heureux augure, pour avoir été porté par des hommes dont il chérissait la mémoire. C'est ce qu'on peut voir sur-tout dans la vie des Scipions.
 
Alors il n'y avait pas à Genève un citoyen bien élevé qui ne sût son Plutarque par cœur. Rousseau m'a dit qu'il a été un temps où il connaissait mieux les rues d'Athènes que celles de Genève. Les jeunes gens ne parlaient dans leurs conversations que de législation, des moyens d'établir ou de réformer la société. Les âmes étaient nobles, grandes et gaies. Un jour d'été, une troupe de bourgeois prenaient le frais devant leurs portes, ils causaient et riaient entre eux, lorsqu'un lord vint à passer. Il crut, à leurs rires, qu'ils se moquaient de lui. Il s'arrêta et leur dit fièrement : Pourquoi riez-vous quand je passe ? Un des bourgeois lui répondit sur le même ton : Eh ! pourquoi passez-vous quand nous rions ? Son père eut une querelle avec un capitaine qui l'avait insulté, et qui appartenait à une famille considérable de la ville. Il proposa au capitaine de mettre l'épée à la main, ce que celui-ci refusa. Cette aventure renversa sa fortune. La famille de son adversaire le força de s'expatrier : il mourut âgé de près de cent ans.
 
Rousseau, vers l'âge de vingt ans, fit, à pied, un voyage à Paris ; il y séjourna peu, se rendit de là, toujours à pied, à Chambéry, en dirigeant sa route par Lyon, qu'il désirait revoir. Il arriva dans cette ville à l'entrée de la nuit, soupa avec son dernier morceau de pain, et se coucha sur le pavé sous une arcade ombragée par des maronniers : c'était en été. ''Je n'ai jamais passé une nuit plus agreable'', me dit-il ; ''je dorrnis d'un sommeil profond, ensuite je fus réveillé, au lever du soleil, par le chant des oiseaux ; frais et gai comme eux, je marchais en chantant dans les rues, ne sachant où j'allais et ne m'en souciant guère. Je n'avais pas un sou dans ma poche. Un abbé, qui venait derrière moi, m'appela : Mon petit ami, vous savez la musique ; voudriez-vous en copier ? C'était tout ce que je savais faire : je le suivis, et il me fit travailler''. — La Providence, lui dis-je, vous servit à point nommé ; mais que serait-il arrivé si vous n'eussiez pas rencontre cet abbé ? ''J'aurais'', me dit-il, ''probablement fini par demander l'aumône quand l'appétit serait venu''.
 
Il avait un frère aîné, qui partit à dix-sept ans pour aller faire fortune aux Indes. Jamais depuis il n'en a ouï parler. Il fut sollicité par un directeur de la compagnie des Indes d'aller à la Chine ; et il était fâché de n'avoir pas pris ce parti. C'est à-peu-près vers ce temps-là qu'il fut en Italie. Le noble aveu qu'il fait de sa position, de ses fautes et de ses malheurs, au commencement du troisième volume d'Émile, est si touchant, que je ne peux me refuser le plaisir de le transcrire.
 
:''II y a trente ans que dans une ville d'Italie, un jeune homme expatrié se voyait réduit à la dernière misère. Il était né calviniste; mais par les suites d'une étourderie, se trouvant fugitif, en pays étranger, sans ressource, il changea de religion pour avoir du pain. II y avait dans cette ville un hospice pour les prosélytes ; il y fut admis. En l'instruisant sur la controverse, on lui donna des doutes qu'il n'avait pas, et on lui apprit le mal qu'il ignorait : il entendit des dogmes nouveaux, il vit des mœurs encore plus nouvelles ; il les vit, et faillit en être la victime. Il voulut fuir, on l'enferma ; il se plaignit, on le punit de ses plaintes ; à la merci de ses tyrans, il se vit traiter en criminel, pour n'avoir pas voulu céder au crime. Que ceux qui savent combien la première épreuve de la violence et de l'injustice irrite un jeune cœur sans expérience, se figurent l'état du sien. Des larmes de rage coulaient de ses yeux ; l'indignation l'étouffait ; il implorait le ciel et les hommes ; il se confiait à tout le monde, et n'était écouté de personne. Il ne voyait que de vils domestiques soumis à l'infame qui l'outrageait, ou des complices du même crime, qui se raillaient de sa résistance, et l'excitaient à les imiter. Il était perdu sans un honnête ecclésiastique qui vint à l'hospice pour quelque affaire, et qu'il trouva le moyen de consulter en secret. L'ecclésiastique était pauvre, et avait besoin de tout le monde ; mais l'opprimé avait encore plus besoin de lui ; et il n'hésita pas à favoriser son évasion, au risque de se faire un dangereux ennemi.''
 
:''Echappé au vice pour rentrer dans l'indi- gence, le jeune homme luttait sans succès contre sa destinée : un moment il se crut au-dessus d'elle. A la première lueur de fortune, ses maux et son protecteur furent oubliés. Il fut bientôt puni de cette ingratitude ; toutes ses espérances s'évanouirent : sa jeunesse avait beau le favoriser, ses idées romanesques gâtaient tout. N'ayant ni assez de talent, ni assez d'adresse pour se faire un chemin facile ; ne sachant être ni modéré ni méchant, il prétendit à tant de choses, qu'il ne sut parvenir à rien. Retombé dans sa première détresse, sans pain, sans asyle, prêt à mourir de faim, il se ressouvint de son bienfaiteur. Il y retourne, il le trouve, il en est bien reçu. Sa vue rappelle à l'ecclésiastique une bonne action qu'il avait faite ; un tel souvenir réjouit toujours l'ame. Cet homme était naturellement humain, compatissant ; il sentait les peines d'autrui par les siennes, et le bien-être, n'avait point endurci son cœur; enfin les leçons de la sagesse et une vertu éclairée avaient affermi son bon naturel. Il accueille le jeune homme, lui cherche un gîte, l'y recommande; il partage avec lui son nécessaire, à peine suffisant pour deux. Il fait plus, il l'instruit, le console ; il lui apprend l'art difficile de supporter patiemment l'adversité. Gens à préjugés, est-ce d'un prêtre, est-ce en Italie que vous eussiez espéré tout cela !
 
:''Cet honnête ecclésiastique était un pauvre vicaire savoyard, qu'une aventure de jeunesse avait mis mal avec son évêque..."''
 
Après un tableau des malheurs et des vertus de son protecteur, ''Je me lasse'', dit Rousseau,
 
:''de parler en tierce personne, et c'est un soin fort superflu ; car vous sentez bien, cher concitoyen, que ce malheureux fugitif, c'est moi-même : je me crois assez loin des désordres de ma jeunesse pour oser les avouer ; et la main qui m'en tira, mérite bien, qu'aux dépens d'un peu de honte, je rende au moins quelque honneur à ses bienfaits.''
 
Échappé aux mains cruelles des moines, recueilli et réchauffé par un bon samaritain, il se vit un moment à la porte de la fortune et des honneurs. Il fut attaché à la légation de France à Venise, et il fit, pendant l'absence de l'ambassadeur, les fonctions de secrétaire d'ambassade. L'ambassadeur, qui-était fort avare, voulut partager avec lui l'argent que la cour de France passe dans ces circonstances, en gratifications, aux secrétaires. Pour l'engager à faire ce sacrifice, l'ambassadeur lui disait : Vous n'avez point de dépense à faire, point de maison à soutenir; pour moi, je suis obligé de raccommoder mes bas. ''Et moi aussi'', dit Rousseau ; ''mais quand je les raccommode, il faut bien que je paye quelqu'un pour faire vos dépêches''. J'observai à cette occasion que tous les ambitieux finissaient par être avares, que l'avarice même n'était qu'une ambition passive, et que ces deux passions sont également dures, cruelles et injustes. Le caractère de cet ambassadeur était bien connu aux affaires étrangères. Une personne digne de foi m'a cité plusieurs traits de son avarice. Trois souliers, disait-il souvent, équivalent à deux paires, parce qu'il y en a toujours un plutôt usé que l'autre : en conséquence il se faisait toujours faire trois souliers à-la-fois.
 
Rousseau a vécu à Montpellier, en Franche-Comté, en Suisse, aux environs de Neufchâtel, mais j'ignore à quelles époques. Je lui ai fait rarement des questions à ce sujet. Il ne me communiquait de sa vie passée que ce qu'il lui plaisait. Content de lui tel que je le voyais, peu m'importait ce qu'il avait été. Un jour cependant je lui demandai s'il n'avait pas fait le tour du monde, et s'il n'était pas le Saint-Preux de sa Nouvelle Héloïse. ''Non'', me dit-il, ''je ne suis pas sorti de l'Europe; Saint-Preux n'est pas tout-à-fait ce que j'ai été, mais ce que j'aurais voulu être''.
 
Il paraît que sa destinée, au défaut des richesses, sema sur sa route un peu de bonheur. Il eut un ami dans la personne de Georges Keith, milord maréchal, gouverneur de Neufchâtel : il en conservait précieusement la mémoire. Ils avaient formé le projet, conjointement avec un capitaine de la compagnie des Indes, d'acheter chacun une métairie sur les bords du lac de Genève, pour y passer leurs jours. Les trois solitudes auraient été entre elles à une demi-lieue de distance. Quand l'un des amis aurait voulu recevoir la visite des deux autres, il aurait arboré un pavillon au haut de sa maison : par cet arrangement, chacun d'eux se ménageait la liberté dans son habitation, et la vue du toit d'un ami.
 
Il a demeuré plusieurs années à Montmorency, dans une petite maison située à mi-côte au milieu du village ; mais il en a occupé une bien plus agréable dans le bois même de Montmorency : ''c'était un lieu charmant, me dit-il, qu'on appelait l'Ermitage; mais il n'existe plus, on l'a gâté. J'allais souvent me promener dans un endroit retiré de la forêt qui me plaisait beaucoup. Un jour j'y trouvai des sièges de gazon : cette surprise me fit grand plaisir''. Vous aviez donc des amis, lui dis-je? ''Dans ce temps-là j'en avais, reprit-il, mais à présent je n 'en ai plus''. Pourquoi, lui disais-je une fois, avez -vous quitté le séjour de la campagne, que vous aimez tant, pour habiter une des rues de Paris les plus bruyantes ? ''Il faut'', me répondit-il, ''pouvoir vivre à la campagne ; mon état de copiste de musique m'oblige d'être à Paris. D'ailleurs, on a beau dire qu'on vit à bon marché à la campagne, on y tire presque tout des villes. Si vous avez besoin de deux liards de poivre, il vous en coûte six sous de commission. Et puis j 'y étais accablé de gens indiscrets. Un jour entre autres, une femme de Paris, pour m'épargner un port de lettre de quatre sous, m'en fit coûter près de quatre francs. Elle m'envoya une lettre à Montmorency par un domestique. Je lui donnai à dîner, et un écu pour sa peine : c'était bien la moindre chose; il avait fait le chemin à pied, et il venait pour moi. Quant à la rue Plâtrière, c 'est la première rue où j'ai logé en arrivant à Paris : c'est une affaire, d'habitude, il y a vingt-cinq ans que j'y demeure''.
 
Il avait épousé mademoiselle Levassenr, du pays de Bresse, de la religion catholique.
 
Après avoir jeté un coup-d'œil sur les événements de sa vie, passons à sa constitution physique.
 
Dans la plupart de ses voyages, il aimait à aller à pied ; mais cet exercice n'avait jamais pu l'accoutumer à marcher sur le pavé. Il avait les pieds très-sensibles : ''Je ne crains pas la mort'', disait-il, ''mais je crains la douleur''. Cependant, il était très- vigoureux ; à plus de soixante ans, il allait après midi aux prés Saint-Gervais, ou bien il faisait le tour du bois de Boulogne, sans qu'à la fin de cette promenade il parût fatigué. Il avait eu des fluxions aux dents, qui lui en avaient fait perdre une partie ; il faisait passer la douleur en mettant de l'eau très-froide dans sa bouche. Il avait observé que la chaleur des aliments occasione les maux de dents, et que les animaux qui boivent et mangent froid, les ont fort saines. J'ai vérifié la bonté de son remède et de son observation; car les peuples du nord, entre autres les Hollandais, ont presque tous les dents gâtées par l'usage du thé, qu'ils boivent très-chaud, et les paysans de mon pays les ont très-blanches. Dans sa jeunesse il eut des palpitations si fortes, qu'on entendait les battements de son cœur de l'appartement voisin. ''J'étais alors amoureux'', me dit-il, ''je fus trouver à Montpellier M. Fitse, fameux médecin ; Ur me regarda en riant et en me frappant sur l'épaule : Mon bon ami'', me dit-il, ''buvez-moi de temps en temps un bon verre de vin''. Il appelait les vapeurs la maladie des gens heureux. Les vapeurs de l'amour sont douces, lui dis-je, mais si vous aviez, avec celles-ci, éprouvé celles de l'ambition, vous en jugeriez peut-être autrement. Il avait de temps à autre quelque ressentiment de ce mal. Il m'a conté qu'il n'y avait pas longtemps, il avait cru mourir un jour qu'il était dans le cul-de-sac Dauphin, sans en pouvoir sortir, parce que la porte des Tuileries était fermée derrière lui, et que l'entrée de la rue était barrée par des carrosses ; mais dès que le chemin fut libre, son inquiétude se dissipa. Il avait appliqué à ce mal le seul remède convenable à tous les maux, qui est d'en ôter la cause : il s'abstenait de méditations, de lectures et de liqueurs fortes. Les exercices du corps, le repos de l'ame et la dissipation avaient achevé d'en affaiblir les effets. Il fut long-temps affligé d'une descente et d'une rétention d'urine, qui l'obligèrent d'user de bandages et d'une sonde. Comme il vivait à la campagne, et presque toujours seul dans les bois, il imagina de porter une robe longue et fourrée pour cacher son incommodité; et comme, dans cet état, une perruque était peu commode, il se coiffa d'un bonnet ; mais d'un autre côté, cet habillement paraissant extraordinaire aux enfants et aux badauds qui le suivaient par-tout, il fut obligé d'y renoncer. Voilà comme on a attribué à l'esprit de singularité ce prétendu habit d'Arménien, que ses infirmités lui avaient rendu nécessaire. Il se guérit à la fin de ses maux en renonçant à la médecine et aux médecins ; il ne les appelait pas même dans les accidents les plus imprévus. En 1776, à la fin de l'automne, en descendant seul le soir la pente de Ménil-Montant, un de ces grands chiens danois que la vanité des riches fait courir dans les rues, au-devant de leurs carrosses, pour le malheur des gens de pied, le renversa si rudement sur le pavé, qu'il en perdit toute connaissance. Des gens charitables qui passaient,.le relevèrent ; il avait la lèvre supérieure fendue, le pouce delà main gauche tout écorché: il revint à lui ; on voulut lui chercher une voiture, il n'en voulut point de peur d'y être saisi du froid; il revint chez lui à pied; un médecin accourut, il le remercia de son amitié, mais il refusa son secours, et se contenta de laver ses blessures qui, au bout de quelques jours, se cicatrisèrent parfaitement. ''C'est la nature'', disait-il, ''qui guérit, ce ne sont pas les hommes''.
 
Dans les maladies intérieures, il se mettait à la diète, et voulait être seul, prétendant qu'alors le repos et la solitude étaient aussi nécessaires au corps qu'à l'ame.
 
Son régime en santé l'a maintenu frais, vigoureux et gai jusqu'à la fin de sa vie. Il se levait à cinq heures du matin en été, se mettait à copier de la musique jusqu'à septheureset demie; alors il déjeunait, et pendant le déjeuner, il s'occupait à arranger sur des papiers les plantes qu'il avait cueillies l'après-midi de la veille ; après déjeuner, il se remettait à copier de la musique ; il dînait à midi et demi ; à une heure et demie il allait prendre du café, assez souvent au café des Champs- Elysées où nous nous donnions rendez-vous<ref>Ce café était un petit pavillon de madame la duchesse de Bourbon, qui avait été un cabinet de bain de la marquise de Pompadour</ref>. Ensuite il allait herboriser dans les campagnes, le chapeau sous le bras en plein soleil, même dans la canicule. Il prétendait que l'action du soleil lui faisait du bien. Cependant je lui disais que tous les peuples méridionaux couvraient leurs têtes de coiffures d'autant plus élevées qu'ils approchent plus de la Ligne. Je lui citais les turbans des Turcs et des Persans, les longs bonnets pointus des Chinois et des Siamois, les mitres élevées des Arabes, qui cherchent tous à ménager entre leurs têtes et leurs coiffures un grand volume d'air, tandis que les peuples du nord n'ont que des toques ; j'ajoutais que la nature fait croître dans les pays chauds les arbres à larges feuilles, qui semblent destinés à donner aux animaux et aux hommes des ombrages plus épais. Enfin, je lui rappelais l'instinct des troupeaux qui vont se mettre à l'ombre au fort de la chaleur ; mais ces raisons ne produisaient aucun effet, il me citait l'habitude et son expérience. Cependant j'attribue à ces promenades brûlantes une maladie qu'il éprouva dans l'été de 1777. C'était une révolution de bile, avec des vomissements et des crispations de nerfs si violentes, qu'il m'avoua n'avoir jamais tant souffert. Sa dernière maladie, arrivée l'année suivante dans la même saison, à la suite des mêmes exercices, pourrait bien avoir eu la même cause. Autant il aimait le soleil, autant il craignait la pluie ; quand il pleuvait il ne sortait point. ''Je suis'', me disait-il en riant, ''tout le contraire du petit bon-homme du baromètre suisse ; quand il rentre je sors, et quand il sort je rentre''. Il était de retour de la promenade un peu avant la fin du jour, il soupait et se couchait à neuf heures et demie.
 
Tel était l'ordre de sa vie; ses goûts avaient la même simplicité. A commencer par le sens qui est le précurseur de celui du goût, comme il n'usait point de tabac, il avait l'odorat fort subtil ; il ne recueillait pas de plantes qu'il ne les flairât, et je crois qu'il aurait pu faire une botanique de l'odorat, s'il y avait dans les langues autant de noms propres à caractériser les odeurs, qu'il y a d'odeurs dans la nature. Il m'avait appris à connaître beaucoup de plantes par les seules émanations : l'œillet à odeur de girofle; la croisette qui sent le miel ; le muscari, la prune ; un certain chenopodium, la morue salée; une espèce de géranium, le gigot de mouton rôti; une vesse-de-loup façonnée en boîte à savonnette, divisée en côtes de melon avec un tel artifice, que si on s'essaie à l'ouvrir par-là, elle se fend tout-à-coup par une suture transversale et imperceptible, et vous couvre d'une poussière fétide ; et une infinité d'autres. Mais que dire, en passant, de ces jeux où la nature imite jusqu'aux ouvrages de l'homme, comme pour s'en moquer ?
 
Il mangeait de tous les aliments, à l'exception des asperges, parce qu'il avait éprouvé qu'elles offensent la vessie. Il regardait les haricots, les petits pois, les jeunes artichauts, comme moins sains et moins agréables que ceux qui ont acquis leur maturité. Il ne mettait pas à cet égard de différence entre les primeurs en légumes et les primeurs en fruits. Il aimait beaucoup les fèves de marais, quand elles ont leur grosseur naturelle, et que toutefois elles sont encore tendres.
 
II m'a raconté que dans les premiers temps qu'il vint à Paris, il soupait avec des biscuits. Il y avait alors deux fameux pâtissiers au Palais-Royal, chez lesquels beaucoup de personnes allaient faire leur repas du soir. L'un d'eux mettait du citron dans ses biscuits, l'autre n'y en mettait pas ; celui-ci passait pour le meilleur. Autrefois, me disait-il, nous buvions, ma femme et moi, un quart de bouteille de vin à notre souper, ensuite est venue la demi-bouteille, à présent nous buvons la bouteille tout entière; cela nous réchauffe. Il aimait à se rappeler les bons laitages de la Suisse, entre autres celui qu'on mange en quelques endroits des bords du lac de Genève. La crême en été y est couleur de rose, parce que les vaches y paissent quantite de fraises qui croissent dans les pâturages des montagnes. ''Je ne voudrais pas'', disait-il, ''faire tous les jours bonne chère, mais je ne la hais pas''. Un jour que j'étais dans le carrosse de Montpellier, on nous servit, à quelques lieues de cette ville, un dîner excellent en gibier, en poissons et en fruits ; nous crûmes qu'il nous en coûterait beaucoup : on nous demanda 30 sous par tête. Le bon marché, la société qui se convenait, la beauté du paysage et de la saison, nous firent prendre le parti de laisser aller le carrosse ; nous restâmes là trois jours à nous réjouir; je n'ai jamais fait meilleure chère. On ne jouit des biens de la vie que dans les pays où il n'y a point de commerce : le désir de tout convertir en or fait qu'ailleurs on se prive de tout. Cette réflexion peut servir de réponse à ceux de nos politiques modernes qui veulent étendre sans discrétion le commerce d'un pays, et qui regardent cette extension comme le plus grand avantage qu'on puisse lui procurer. A l'observation de Jean-Jacques sur les jouissances des peuples qui n'ont point de commerce, j'en ajouterai une sur les privations de ceux qui en ont beaucoup. J'ai un peu voyagé, et j'ai vu dans les pays où l'on fabrique beaucoup de draps, le peuple presque nu ; dans ceux où l'on engraisse quantité de bœufs et de volailles, le paysan sans beurre, sans œufs et sans viande ; et ne mangeant que du pain noir dans ceux où croît le plus beau froment : c'est ce que j'ai vu à-la-fois en Normandie, dont les campagnes sont les plus fertiles et les plus commerçantes que je connaisse. Au demeurant, personne n'était plus sobre que Rousseau. Dans nos promenades, c'était toujours moi qui lui faisais la proposition de goûter; il l'acceptait, mais il fallait absolument qu'il payât la moitié de la dépense, et si je la payais à son insu, il refusait les semaines suivantes de venir avec moi. ''Vous manquez'', disait-il, ''à nos engagements''. Je sais que la gourmandise est un goût de l'enfance, mais c'est aussi quelquefois celui des vieillards. S'il avait en ce vice, combien de tables délicates à Paris auraient été à sa discrétion ! mais la bonne compagnie y est plus rare que la bonne chère, et le plaisir disparaissait pour lui, dès qu'il était en opposition avec quelque vertu. J'en citerais une occasion où il fut sollicité par un désir fort vif. Un jour d'été très-chaud, nous nous promenions aux prés Saint-Gervais ; il etait tout en sueur : nous fûmes nous asseoir dans une des charmantes solitudes de ce lieu, sur l'herbe fraîche, à l'ombre des cerisiers, ayant devant nous un vaste champ de groseilliers, dont les fruits étaient tout rouges. ''J'ai grand soif'', me dit-il, ''je mangerais bien des groseilles; elles sont mûres, elles font envie, mais il n'y pas moyen d'en avoir : le maître n'est pas là''. Il n'y toucha pas. Il n'y avait aux environs, ni gardes, ni maître, ni témoin ; mais il voyait dans le champ la statue de la Justice. Ce n'était pas son épée qu'il respectait, c'était ses balances.
 
(...)