« Le Cousin Pons » : différence entre les versions

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Ligatures, accentuation des lettres en capitale
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Trait cadratin
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== I. Un glorieux débris de l’empire ==
 
Vers trois heures de l’après-midi, dans le mois d’octobre de l’année 1844, un homme âgé d’une soixantaine d’années, mais à qui tout le monde eût donné plus que cet âge, allait le long du boulevard des Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon content de lui-même au sortir d’un boudoir. C’est à Paris la plus grande expression connue de la satisfaction personnelle chez l’homme. En apercevant de loin ce vieillard, les personnes qui sont là tous les jours assises sur des chaises, livrées au plaisir d’analyser les passants, laissaient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire particulier aux gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques, moqueuses ou compatissantes, mais qui, pour animer le visage d’un Parisien, blasé sur tous les spectacles possibles, exigent de hautes curiosités vivantes. Un mot fera comprendre et la valeur archéologique de ce bonhomme et la raison du sourire qui se répétait comme un écho dans tous les yeux. On demandait à Hyacinthe, un acteur célèbre par ses saillies, où il faisait faire les chapeaux à la vue desquels la salle pouffe de rire : "- Je ne les fais point faire, je les garde ?" répondit-il. Eh bien ! il se rencontre dans le million d’acteurs qui composent la grande troupe de Paris, des Hyacinthes sans le savoir qui gardent sur eux tous les ridicules d’un temps, et qui vous apparaissent comme la personnification de toute une époque pour vous arracher une bouffée de gaieté quand vous vous promenez en dévorant quelque chagrin amer causé par la trahison d’un ex-ami.
 
En conservant dans quelques détails de sa mise une fidélité quand même aux modes de l’an 1806, ce passant rappelait l’Empire sans être par trop caricature. Pour les observateurs, cette finesse rend ces sortes d’évocations extrêmement précieuses. Mais cet ensemble de petites choses voulait l’attention analytique dont sont doués les connaisseurs en flânerie ; et, pour exciter le rire à distance, le passant devait offrir une de ces énormités à crever les yeux, comme on dit, et que les
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Feu Dusommerard avait bien essayé de se lier avec le musicien ; mais le prince du Bric-à-Brac mourut sans avoir pu pénétrer dans le musée Pons, le seul qui pût être comparé à la célèbre collection Sauvageot. Entre Pons et monsieur Sauvageot, il se rencontrait quelques ressemblances. Monsieur Sauvageot, musicien comme Pons, sans grande fortune aussi, a procédé de la même manière, par les mêmes moyens, avec le même amour de l’art, avec la même haine contre ces illustres riches qui se font des cabinets pour faire une habile concurrence aux marchands. De même que son rival, son émule, son antagoniste pour toutes ces œuvres de la Main, pour ces prodiges du travail, Pons se sentait au cœur une avarice insatiable, l’amour de l’amant pour une belle maîtresse, et la revente, dans les salles de la rue des Jeûneurs, aux coups de marteau des commissaires-priseurs, lui semblait un crime de lèse Bric-à-Brac. Il possédait son musée pour en jouir à toute heure, car les âmes créées pour admirer les grandes œuvres, ont la faculté sublime des vrais amants ; ils éprouvent autant de plaisir aujourd’hui qu’hier, ils ne se lassent jamais, et les chefs-d’œuvre sont, heureusement, toujours jeunes. Aussi l’objet tenu si paternellement devait-il être une de ces trouvailles que l’on emporte, avec quel amour ! amateurs, vous le savez !
 
Aux premiers contours de cette esquisse biographique, tout le monde va s’écrier : "- Voilà, malgré sa laideur, l’homme le plus heureux de la terre !" En effet, aucun ennui, aucun spleen ne résiste au moxa qu’on se pose à l’âme en se donnant une manie. Vous tous qui ne pouvez plus boire à ce que, dans tous les temps, on a nommé la coupe du plaisir, prenez à tâche de collectionner quoi que ce soit (on a collectionné des affiches !), et vous retrouverez le lingot du bonheur en petite monnaie. Une manie, c’est le plaisir passé à l’état d’idée ! Néanmoins, n’enviez pas le bonhomme Pons, ce sentiment reposerait, comme tous les mouvements de ce genre, sur une erreur.
 
Cet homme, plein de délicatesse, dont l’âme vivait par une admiration infatigable pour la magnificence du Travail humain, cette belle lutte avec les travaux de la nature, était l’esclave de celui des sept péchés capitaux que Dieu doit punir le moins sévèrement : Pons était gourmand. Son peu de fortune et sa passion pour le Bric-à-Brac lui commandaient un régime diététique tellement en horreur avec sa gueule fine, que le célibataire avait tout d’abord tranché la question en allant dîner tous les jours en ville. Or, sous l’Empire, on eut bien plus que de nos jours un culte pour les gens célèbres, peut-être à cause de leur petit nombre et de leur peu de prétentions politiques. On devenait poète, écrivain, musicien à si peu de frais ! Pons, regardé comme le rival probable des Nicolo, des Paër et des Berton, reçut alors tant d’invitations, qu’il fut obligé de les écrire sur un agenda, comme les avocats écrivent leurs causes. Se comportant d’ailleurs en artiste, il offrait des exemplaires de ses romances à tous ses amphitryons, il touchait le forté chez eux, il leur apportait des loges à Feydeau, théâtre pour lequel il travaillait ; il y organisait des concerts ; il jouait même quelquefois du violon chez ses parents en improvisant un petit bal.
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De 1836 à 1843, Pons se vit invité rarement. Loin de rechercher le parasite, chaque famille l’acceptait comme on accepte un impôt ; on ne lui tenait plus compte de rien, pas même de ses services réels. Les familles où le bonhomme accomplissait ses évolutions, toutes sans respect pour les arts, en adoration devant les résultats, ne prisaient que ce qu’elles avaient conquis depuis 1830 : des fortunes ou des positions sociales éminentes. Or, Pons n’ayant pas assez de hauteur dans l’esprit ni dans les manières pour imprimer la crainte que l’esprit ou le génie cause au bourgeois, avait naturellement fini par devenir moins que rien, sans être néanmoins tout à fait méprisé. Quoiqu’il éprouvât dans ce monde de vives souffrances, comme tous les gens timides, il les taisait. Puis, il s’était habitué par degrés à comprimer ses sentiments, à se faire de son cœur un sanctuaire où il se retirait. Ce phénomène, beaucoup de gens superficiels le traduisent par le mot égoïsme. La ressemblance est assez grande entre le solitaire et l’égoïste pour que les médisants paraissent avoir raison contre l’homme de cœur, surtout à Paris, où personne dans le monde n’observe, où tout est rapide comme le flot, où tout passe comme un ministère !
 
Le cousin Pons succomba donc sous un acte d’accusation d’égoïsme porté en arrière contre lui, car le monde finit toujours par condamner ceux qu’il accuse. Sait-on combien une défaveur imméritée accable les gens timides ? Qui peindra jamais les malheurs de la Timidité ! Cette situation, qui s’aggravait de jour en jour davantage, explique la tristesse empreinte sur le visage de ce pauvre musicien, qui vivait de capitulations infâmes. Mais les lâchetés que toute passion exige sont autant de liens ; plus la passion en demande, plus elle vous attache ; elle fait de tous les sacrifices comme un idéal trésor négatif où l’homme voit d’immenses richesses Après avoir reçu le regard insolemment protecteur d’un bourgeois roide de bêtise, Pons dégustait comme une vengeance le verre de vin de Porto, la caille au gratin qu’il avait commencé de savourer, se disant à lui-même : - Ce n’est pas trop payé !
 
Aux yeux du moraliste, il se rencontrait cependant en cette vie des circonstances atténuantes. En effet, l’homme n’existe que par une satisfaction quelconque. Un homme sans passion, le juste parfait, est un monstre, un demi-ange qui n’a pas encore ses ailes. Les anges n’ont que des têtes dans la mythologie catholique. Sur terre, le juste, c’est l’ennuyeux Grandisson, pour qui la Vénus des carrefours elle-même se trouverait sans sexe. Or, excepté les rares et vulgaires aventures de son voyage en Italie, où le climat fut sans doute la raison de ses succès, Pons n’avait jamais vu de femmes lui sourire. Beaucoup d’hommes ont cette fatale destinée. Pons était monstre-né ; son père et sa mère l’avaient obtenu dans leur vieillesse, et il portait les stigmates de cette naissance hors de saison sur son teint cadavéreux qui semblait avoir été contracté dans le bocal d’esprit-de-vin où la science conserve certains fœtus extraordinaires. Cet artiste, doué d’une âme tendre, rêveuse, délicate, forcé d’accepter le caractère que lui imposait sa figure, désespéra d’être jamais aimé. Le célibat fut donc chez lui moins un goût qu’une nécessité. La gourmandise, le péché des moines vertueux, lui tendit les bras ; il s’y précipita comme il s’était précipité dans l’adoration des œuvres d’art et dans son culte pour la musique. La bonne chère et le Bric-à-Brac furent pour lui la monnaie d’une femme ; car la musique était son état, et trouvez un homme qui aime l’état dont il vit ? À la longue, il en est d’une profession comme du mariage, on n’en sent plus que les inconvénients.
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l’objet d’une conversation au foyer. Il s’agissait de douze cents
francs ! Le pauvre honnête homme voulut rendre ce cadeau ! Gaudissard eut
mille peines à le lui faire accepter. "- Ah ! si nous pouvions, dit-il à
son associé, trouver des acteurs de cet échantillon-là !" Cette double
vie, si calme en apparence, était troublée uniquement par le vice
auquel sacrifiait Pons, ce besoin féroce de dîner en ville. Aussi
toutes les fois que Schmucke se trouvait au logis quand Pons
s’habillait, le bon Allemand déplorait-il cette funeste habitude. "-
Engore si ça l’encraissait !" s’écriait-il souvent. Et Schmucke rêvait
au moyen de guérir son ami de ce vice dégradant, car les amis
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d’antichambre, qui voulait devenir la cousine de ses maîtres,
jouait-elle les plus méchants tours au pauvre musicien. Madeleine
s’écriait très bien : "- Ah ! voilà le pique-assiette !" en entendant le
bonhomme dans l’escalier et en tâchant d’être entendue par lui. Si elle
servait à table, en l’absence du valet de chambre, elle versait peu de
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cousine de monsieur, devait cacher une de ces haines sourdes, engendrée
par un de ces graviers qui font les avalanches.</p><p>
- Madame, voilà votre monsieur Pons, et en spencer encore ! vint dire
Madeleine à la présidente, il devrait bien me dire par quel procédé il
le conserve depuis vingt-cinq ans !</p><p>
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son grand salon et sa chambre à coucher, madame Camusot regarda sa
fille et haussa les épaules.</p><p>
- Vous me prévenez toujours avec tant d’intelligence, Madeleine, que je
n’ai plus le temps de prendre un parti, dit la présidente.</p><p>
- Madame, Jean est sorti, j’étais seule, monsieur Pons a sonné, je lui
ai ouvert la porte, et, comme il est presque de la maison, je ne
pouvais pas l’empêcher de me suivre ; il est là qui se débarrasse de son
spencer.</p><p>
- Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises, nous devons maintenant dîner ici.</p><p>
- Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse, faut-il nous débarrasser de lui pour toujours ?</p><p>
- Oh ! pauvre homme ! répondit mademoiselle Camusot, le priver d’un de ses dîners !</p><p>
Le petit salon retentit de la fausse tousserie d’un homme qui voulait dire ainsi : Je vous entends.</p><p>
- Eh bien ! qu’il entre ! dit madame Camusot à Madeleine en faisant un geste d’épaules</p><p>
- Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit Cécile Camusot en
prenant un petit air câlin, que vous nous avez surprises au moment où
ma mère allait s’habiller.</p><p>
Le cousin Pons, à qui le mouvement d’épaules de la présidente n’avait
pas échappé, fut si cruellement atteint, qu’il ne trouva pas un
compliment à dire, et il se contenta de ce mot profond : - Vous êtes
toujours charmante, ma petite cousine ! Puis, se tournant vers la mère
et la saluant : - Chère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m’en vouloir
de venir un peu plus tôt que de coutume, je vous apporte ce que vous
m’avez fait le plaisir de me demander…</p><p>
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poche de côté de son habit une ravissante petite boîte oblongue en bois
de Sainte-Lucie, divinement sculptée.</p><p>
- Ah ! je l’avais oublié ! dit sèchement la présidente.</p><p>
Cette exclamation n’était-elle pas atroce ? n’ôtait-elle pas tout mérite
au soin du parent, dont le seul tort était d’être un parent pauvre ?</p><p>
- Mais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin. Vous dois-je beaucoup d’argent pour cette petite bêtise ?</p><p>
Cette demande causa comme un tressaillement intérieur au cousin, il
avait la prétention de solder tous ses dîners par l’offrande de ce
bijou.</p><p>
- J’ai cru que vous me permettiez de vous l’offrir, dit-il d’une voix émue.</p><p>
- Comment ! comment ! reprit la présidente ; mais, entre nous, pas de
cérémonies, nous nous connaissons assez pour laver notre linge
ensemble. Je sais que vous n’êtes pas assez riche pour faire la guerre
à vos dépens. N’est-ce pas déjà beaucoup que vous ayez pris la peine de
perdre votre temps à courir chez les marchands ?…</p><p>
- Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous
deviez en donner la valeur, répliqua le pauvre homme offensé, car c’est
un chef-d’œuvre de Watteau qui l’a peint des deux côtés ; mais soyez
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partant d’un misérable musicien vis-à-vis de qui elle se posait en
bienfaitrice.</p><p>
- Ils sont donc bien bêtes les gens à qui vous achetez ces choses-là ?… dit vivement la présidente.</p><p>
- On ne connaît pas à Paris de marchands bêtes, répliqua Pons presque sèchement.</p><p>
- C’est alors vous qui avez beaucoup d’esprit, dit Cécile pour calmer le débat.</p><p>
- Ma petite cousine, j’ai l’esprit de connaître Lancret, Pater,
Watteau, Greuze ; mais j’avais surtout le désir de plaire à votre chère
maman.</p><p>
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qui ne parle que par férules. La présidente ne s’expliquait donc pas la
subite audace de son cousin, elle ignorait la valeur du cadeau.</p><p>
- Où donc avez-vous trouvé cela ? demanda Cécile en examinant le bijou.</p><p>
- Rue de Lappe, chez un brocanteur qui venait de le rapporter d’un
château qu’on a dépecé près de Dreux. Aulnay, un château que madame de
Pompadour habitait quelquefois, avant de bâtir Ménars ; on en a sauvé
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je collectionne depuis vingt ans, deux fois plus cher que la pâte
tendre de Sèvres.</p><p>
- Qu’est-ce que le Frankenthal ? dit Cécile.</p><p>
- C’est le nom de la fabrique de porcelaines de l’Électeur Palatin ;
elle est plus ancienne que notre manufacture de Sèvres, comme les
fameux jardins de Heidelberg, ruinés par Turenne, ont eu le malheur
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et exclusifs ; ils ne savent que ce qu’on leur apprend, quand ils
veulent l’apprendre.</p><p>
- Et à quoi reconnaissez-vous le Frankenthal ?</p><p>
- Et la signature ! dit Pons avec feu. Tous ces ravissants
chefs-d’œuvre sont signés. Le Frankenthal porte un C. et un T
(Charles-Théodore) entrelacés et surmontés d’une couronne de prince. Le
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aujourd’hui, Dresde les répète et les recopie.) Alors on a fabriqué des
choses admirables et qu’on ne refera plus…</p><p>
- Ah bah !</p><p>
- Oui, cousine ! on ne refera plus certaines marqueteries, certaines
porcelaines, comme on ne refera plus des Raphaël, des Titien, ni des
Rembrandt, ni des Van Eyck, ni des Cranach !… Tenez ! les Chinois sont
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vases de Grand-Mandarin ancien, du plus grand format, valent six, huit,
dix mille francs, et on a la copie moderne pour deux cents francs !</p><p>
- Vous plaisantez !</p><p>
- Cousine, ces prix vous étonnent, mais ce n’est rien. Non seulement un
service complet pour un dîner de douze personnes en pâte tendre de
Sèvres, qui n’est pas de la porcelaine, vaut cent mille francs, mais
c’est le prix de facture. Un pareil service se payait cinquante mille
livres, à Sèvres, en 1750. J’ai vu des factures originales.</p><p>
- Revenons à cet éventail, dit Cécile à qui le bijou paraissait trop vieux.</p><p>
- Vous comprenez que je me suis mis en chasse, dès que votre chère
maman m’a fait l’honneur de me demander un éventail, reprit Pons. J’ai
vu tous les marchands de Paris sans y rien trouver de beau ; car, pour
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appellent, ils leur font : Chit ! chit !…</p><p>
La présidente haussa les épaules en regardant sa fille, sans que Pons pût voir cette mimique rapide.</p><p>
- Je les connais tous, ces rapiats-là ! "Qu’avez-vous de nouveau, papa
Monistrol ? Avez-vous des dessus de porte ?" ai-je demandé à ce marchand,
qui me permet de jeter les yeux sur ses acquisitions avant les grands
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civile, avait sauvé à la vente d’Aulnay les boiseries sculptées des
mains des marchands de Paris, occupés de porcelaines et de meubles
incrustés. "- Je n’ai pas eu grand’chose, me dit-il, mais je pourrai
gagner mon voyage avec cela." Et il me montra le bonheur-du-jour, une
merveille ! C’est des dessins de Boucher exécutés en marqueterie avec un
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modèle digne du pinceau hollandais, tout fut perdu pour la présidente
et pour sa fille qui se dirent, en échangeant des regards froids et
dédaigneux : - Quel original !…</p><p>
- Ça vous amuse donc ? demanda la présidente.</p><p>
Pons, glacé par cette question, éprouva l’envie de battre la présidente.</p><p>
- Mais, ma chère cousine, reprit-il, c’est la chasse aux
chefs-d’œuvre ! Et on se trouve face à face avec des adversaires qui
défendent le gibier ! c’est ruse contre ruse ! Un chef-d’œuvre doublé
d’un Normand, d’un juif ou d’un Auvergnat ; mais c’est comme dans les
contes de fées, une princesse gardée par des enchanteurs !</p><p>
- Et comment savez-vous que c’est de Wat… Comment dites-vous ?</p><p>
- Watteau ! ma cousine, un des plus grands peintres français du
dix-huitième siècle ! Tenez, ne voyez-vous pas la signature ? dit-il en
montrant une des bergeries qui représentait une ronde dansée par de
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or, et elle est terminée de chaque côté par un tout petit rubis que
j’ai décrassé !</p><p>
- S’il en est ainsi, je ne pourrais pas, mon cousin, accepter de vous
un objet d’un si grand prix. Il vaut mieux vous en faire des rentes,
dit la présidente qui ne demandait cependant pas mieux que de garder ce
magnifique éventail.</p><p>
- Il est temps que ce qui a servi au Vice soit aux mains de la Vertu !
dit le bonhomme en retrouvant de l’assurance. Il aura fallu cent ans
pour opérer ce miracle. Soyez sûre qu’à la cour aucune princesse n’aura
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dans la nature humaine de faire plus pour une Pompadour que pour une
vertueuse reine !…</p><p>
- Eh bien ! je l’accepte, dit en riant la présidente. Cécile, mon petit
ange, va donc voir avec Madeleine à ce que le dîner soit digne de notre
cousin…</p><p>
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<p>
- Elle est bien gentille, ma petite Lili, dit la présidente en
employant toujours l’abréviation enfantine donnée jadis au nom de
Cécile.</p><p>
- Charmante ! répondit le vieux musicien en tournant ses pouces.</p><p>
- Je ne comprends rien au temps où nous vivons, répondit la présidente.
À quoi cela sert-il donc d’avoir pour père un président à la Cour
royale de Paris, et commandeur de la Légion-d’Honneur, pour grand-père
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à l’amitié qui l’unissait à Popinot. Ce ministre, malgré sa modestie,
s’était, comme on l’a vu, laissé faire comte.</p><p>
- À cause de mon fils, dit-il à ses nombreux amis.</p><p>
- On ne veut que de l’argent aujourd’hui, répondit le cousin Pons, on n’a d’égards que pour les riches, et…</p><p>
- Que serait-ce donc, s’écria la présidente, si le ciel m’avait laissé mon pauvre petit Charles ?…</p><p>
- Oh ! avec deux enfants, vous seriez pauvre ! reprit le cousin. C’est
l’effet du partage égal des biens ; mais, soyez tranquille, ma belle
cousine, Cécile finira bien par se marier. Je ne vois nulle part de
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chez lui, mais que l’habitude de s’effacer avait alors presque abolie,
et qu’on rembarrait, comme tout à l’heure, quand elle reparaissait.</p><p>
- Mais, je me suis mariée avec vingt mille francs de dot, seulement…</p><p>
- En 1819, ma cousine ? dit Pons en interrompant. Et c’était vous, une
femme de tête, une jeune fille protégée par le roi Louis XVIII !</p><p>
- Mais enfin ma fille est un ange de perfection, d’esprit ; elle est
pleine de cœur, elle a cent mille francs en mariage, sans compter les
plus belles espérances, et elle nous reste sur les bras…</p><p>
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homme de quarante-huit ans, pourvu qu’il eût vingt mille francs de
rente.</p><p>
- Cécile est dans sa vingt-troisième année, et si le malheur voulait
qu’elle atteignît vingt-cinq ou vingt-six ans, il serait excessivement
difficile de la marier. Le monde se demande alors pourquoi une jeune
personne est restée si longtemps sur pied. On cause déjà beaucoup trop
dans notre société de cette situation. Nous avons épuisé les raisons
vulgaires : "Elle est bien jeune. - Elle aime trop ses parents pour les
quitter. - Elle est heureuse à la maison. - Elle est difficile, elle
veut un beau nom !" Nous devenons ridicules, je le sens bien.
D’ailleurs, Cécile est lasse d’attendre, elle souffre, pauvre petite…</p><p>
- Et de quoi ? demanda sottement Pons.</p><p>
- Mais, reprit la mère d’un ton de duègne, elle est humiliée de voir toutes ses amies mariées avant elle.</p><p>
- Ma cousine, qu’y a-t-il donc de changé depuis la dernière fois que
j’ai eu le plaisir de dîner ici, pour que vous songiez à des gens de
quarante-huit ans ? dit humblement le pauvre musicien.</p><p>
- Il y a, répliqua la présidente, que nous devions avoir une entrevue
chez un conseiller à la cour, dont le fils a trente ans, dont la
fortune est considérable, et pour qui monsieur de Marville aurait
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ami pour renouer l’affaire de mon mariage, le cousin s’en irait, et
nous pourrions donner suite à nos projets chez les Popinot."</p><p>
- Qui donc monsieur m’a-t-il dépêché ? demanda vivement la présidente.</p><p>
- Un garçon de salle du Palais, répondit effrontément la sèche Madeleine.</p><p>
Par cette réponse, la vieille soubrette indiquait à sa maîtresse
qu’elle avait ourdi ce complot, de concert avec Cécile impatientée.</p><p>
- Dites que ma fille et moi, nous y serons à cinq heures et demie.</p>
 
 
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cette fausse aménité qui fait sur une âme délicate l’effet que du
vinaigre et du lait mélangés produisent sur la langue d’un friand.</p><p>
- Mon cher cousin, le dîner est ordonné, vous le mangerez sans nous,
car mon mari m’écrit de l’audience pour me prévenir que le projet de
mariage se reprend avec le conseiller, et nous allons y dîner… Vous
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pour qui je n’ai pas de secret… Vous ne voudriez pas faire manquer le
mariage de ce petit ange ?</p><p>
- Moi, ma cousine, qui voudrais au contraire lui trouver un mari ; mais, dans le cercle où je vis…</p><p>
- Oui, ce n’est pas probable, repartit insolemment la présidente.
Ainsi, vous restez ? Cécile vous tiendra compagnie pendant que je
m’habillerai.</p><p>
- Oh ! ma cousine, je puis dîner ailleurs, dit le bonhomme.</p><p>
Quoique cruellement affecté de la manière dont s’y prenait la
présidente pour lui reprocher son indigence, il était encore plus
effrayé par la perspective de se trouver seul avec les domestiques.</p><p>
- Mais pourquoi ?… le dîner est prêt, les domestiques le mangeraient.</p><p>
En entendant cette horrible phrase, Pons se redressa comme si la
décharge de quelque pile galvanique l’eût atteint, salua froidement sa
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mines qui révélèrent quelque lâche mystification au vieil artiste. Pons
descendit lentement l’escalier en retenant ses larmes : il se voyait
chassé de cette maison, sans savoir pourquoi. - Je suis trop vieux
maintenant, se disait-il, le monde a horreur de la vieillesse et de la
pauvreté, deux laides choses. Je ne veux plus aller nulle part sans
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habitué de la maison qui, disait-il, ne donnait jamais qu’un petit écu
aux étrennes !</p><p>
- Oui, mais s’il prend la mouche et qu’il ne revienne pas, fit observer
la cuisinière, ce sera toujours trois francs de perdus pour nous autres
au jour de l’an…</p><p>
- Hé ! comment le saurait-il ? dit le valet de chambre en réponse à la cuisinière.</p><p>
- Bah ! reprit Madeleine, un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’est-ce
que cela nous fait ? Il ennuie tellement les maîtres dans les maisons où
il dîne, qu’on le chassera de partout.</p><p>
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portière. Ce cri douloureux fut accueilli par un profond silence à la
cuisine.</p><p>
- Il écoutait, dit le valet de chambre.</p><p>
- Hé bien ! tant pire, ou plutôt tant mieux, répliqua Madeleine, c’est un rat fini.</p><p>
Le pauvre homme, qui n’avait rien perdu des propos tenus à la cuisine,
entendit encore ce dernier mot. Il revint chez lui par les boulevards
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cents francs en moyenne par an, les époux se faisaient, avec leurs
étrennes, un revenu de seize cents francs, à la lettre mangés par les
Cibot qui vivaient mieux que ne vivent les gens du peuple. "- On ne vit
qu’une fois !" disait la Cibot. Née pendant la révolution, elle
ignorait, comme on le voit, le catéchisme.</p><p>
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vingt-six ans de probité stricte. S’ils ne possédaient rien, ils
n’avaient nune centime à autrui, selon leur expression, car madame
Cibot prodiguait les N dans son langage. Elle disait à son mari : "- Tu
n’es n’un amour !" Pourquoi ? Autant vaudrait demander la raison de son
indifférence en matière de religion. Fiers tous les deux de cette vie
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couchée sur un testament pour trois ou quatre cents francs en viager,
c’était des doléances de loge en loge, qui peuvent donner une idée de
la jalousie dont sont dévorées les professions infimes à Paris. - Ah
çà ! il ne nous arrivera jamais, à nous autres, d’être mis sur des
testaments ! Nous n’avons pas de chance ! Nous sommes plus utiles que les
domestiques, cependant. Nous sommes des gens de confiance, nous faisons
les recettes, nous veillons au grain ; mais nous sommes traités ni plus
ni moins que des chiens, et voilà ! - Il n’y a qu’heur et malheur,
disait Cibot en rapportant un habit. - Si j’avais laissé Cibot à sa
loge, et que je me fusse mise cuisinière, nous aurerions trente mille
francs de placés, s’écriait madame Cibot en causant avec sa voisine les
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heures du soir. Non seulement ce fait n’avait jamais eu lieu, mais
encore son monsieur ne la vit pas, ne la salua point.</p><p>
- Ah bien ! Cibot, dit-elle à son mari, monsieur Pons est millionnaire ou fou !</p><p>
- Ça m’en a l’air, répliqua Cibot en laissant tomber une manche d’habit
où il faisait ce que, dans l’argot des tailleurs, on appelle un
poignard.</p>
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avait diminué cet ordinaire jusqu’à pouvoir le faire pour la somme de
vingt sous.</p><p>
- Je vas savoir ce qui lui n’est arrivé, n’à ce pauvre cher homme, dit
madame Cibot à son époux, car v’là le dîner de monsieur Schmucke tout
paré.</p><p>
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porcelaine commune ; puis elle arriva, malgré son âge, à l’appartement
des deux amis, au moment où Schmucke ouvrait à Pons.</p><p>
- Qu’as-du, mon pon ami ? dit l’Allemand effrayé par le bouleversement de la physionomie de Pons.</p><p>
- Je te dirai tout ; mais je viens dîner avec toi…</p><p>
- Tinner ! tinner ! s’écria Schmucke enchanté. Mais c’esdre imbossiple !
ajouta-t-il en pensant aux habitudes gastrolâtriques de son ami.</p><p>
Le vieil Allemand aperçut alors madame Cibot qui écoutait, selon son
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qui ne brillent que dans le cœur d’un ami véritable, il alla droit à
la portière, et l’emmena sur le palier :</p><p>
- Montame Zipod, ce pon Bons aime les ponnes chosses, hâlez au Catran
Pleu, temandez ein bedid tinner vin : tes angeois, di magaroni ! Anvin
ein rebas de Liquillis !</p><p>
- Qu’est-ce que c’est ? demanda madame Cibot.</p><p>
- Eh pien ! reprit Schmucke, c’esde ti feau à la pourchoise ; ein pon
boisson, eine poudeille te fin de Porteaux, dout ce qu’il y aura te
meilleur en vriantise : gomme des groguettes te risse ed ti lard vîmé !
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du matin.) Enfin, les quartiers de ses rentes étaient payés chez des
notaires.</p><p>
- Ed cebentant, c’esde tes cueirs t’or, reprit-il. Anvin, c’esd mes
bedides saindes Céciles, tes phames jarmantes, montame de Bordentuère,
montame de Fentenesse, montame Ti Dilet. Quante che les fois, c’esd aus
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restèrent ainsi pendant quelques minutes, comme des amants qui se
revoient après une longue absence.</p><p>
- Tinne izi, dus les churs !… reprit Schmucke, qui bénissait
intérieurement la dureté de la présidente. Diens ! nus pricabraquerons
ensemple, et le tiaple ne meddra chamais sa queu tan notre ménache.</p><p>
Ligne 1 083 :
prinporions que son ami n’en prenait lui-même. Il ne faut donc pas
s’étonner que le mot sublime de Schmucke ait eu le pouvoir de calmer le
désespoir de Pons, car le : - Nus pricabraquerons ! de l’Allemand voulait
dire : - Je mettrai de l’argent dans le bric-à-brac, si tu veux dîner
ici.</p><p>
- Ces messieurs sont servis, vint dire avec un aplomb étonnant madame Cibot.</p><p>
On comprendra facilement la surprise de Pons en voyant et savourant le
dîner dû à l’amitié de Schmucke. Ces sortes de sensations, si rares
Ligne 1 104 :
lorsqu’elle est rapidement éclose dans son cerveau congelé par le
respect dû aux princes souverains.</p><p>
- Mon pon Bons ? dit Schmucke.</p><p>
- Je te devine, tu veux que nous dînions tous les jours ensemble..</p><p>
- Che fitrais edre assez ruche bir de vaire fifre tu les churs gomme ça… répondit mélancoliquement le bon Allemand.</p><p>
Madame Cibot, à qui Pons donnait de temps en temps des billets pour les
spectacles du boulevard, ce qui le mettait dans son cœur à la même
hauteur que son pensionnaire Schmucke, fit alors la proposition que
voici : - Pardine, dit-elle, pour trois francs, sans le vin, je puis
vous faire tous les jours, pour vous deux, n’un dîner n’à licher les
plats, et les rendre nets comme s’ils étaient lavés.</p><p>
- Le vrai est, répondit Schmucke, que che tine mieix afec ce que me
guisine montame Zipod que les chens qui mangent le vrigod di Roi…</p><p>
Dans son espérance, le respectueux Allemand alla jusqu’à imiter
l’irrévérence des petits journaux, en calomniant le prix fixe de la
table royale.</p><p>
- Vraiment ? dit Pons. Eh bien ! j’essaierai demain !</p><p>
En entendant cette promesse, Schmucke sauta d’un bout de la table à
l’autre, en entraînant la nappe, les plats, les carafes, et saisit Pons
par une étreinte comparable à celle d’un gaz s’emparant d’un autre gaz
pour lequel il a de l’affinité.</p><p>
- Kel ponhire ! s’écria-t-il.</p><p>
- Monsieur dînera tous les jours ici ! dit orgueilleusement madame Cibot attendrie.</p><p>
Sans connaître l’événement auquel elle devait l’accomplissement de son
rêve, l’excellente madame Cibot descendit à sa loge et y entra comme
Josépha entre en scène dans Guillaume Tell. Elle jeta les plats et les
assiettes, et s’écria : - Cibot, cours chercher deux demi-tasses, au
Café Turc ! et dis au garçon de fourneau que c’est pour moi ! Puis elle
s’assit en se mettant les mains sur ses puissants genoux, et regardant
par la fenêtre le mur qui faisait face à la maison, elle s’écria : -
J’irai, ce soir, consulter madame Fontaine !…</p>
 
Ligne 1 139 :
<p>
Madame Fontaine tirait les cartes à toutes les cuisinières, femmes de
chambre, laquais, portiers, etc., du Marais. - Depuis que ces deux
messieurs sont venus chez nous, nous avons deux mille francs de placés
à la caisse d’épargne. En huit ans ! quelle chance ! Faut-il ne rien
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excellentes tasses de café que flanquaient deux petits verres de
kirch-wasser.</p><p>
- Fife montame Zipod ! s’écria Schmucke, elle m’a tefiné.</p><p>
Après quelques lamentations du pique-assiette que combattit Schmucke
par les câlineries que le pigeon sédentaire dut trouver pour son pigeon
Ligne 1 213 :
certaines volailles truffées, des amours ! et par-dessus tout les
fameuses carpes du Rhin qui ne se trouvent qu’à Paris et avec quels
condiments ! Par certains jours Pons s’écriait : "- O Sophie !" en pensant
à la cuisinière du comte Popinot. Un passant, en entendant ce soupir,
aurait cru que le bonhomme pensait à une maîtresse, et il s’agissait de
Ligne 1 233 :
théâtre. C’était le jour d’une première représentation où donnaient les
instruments dont jouait le vieux maître allemand.</p><p>
- Le bonhomme Pons décline, il y a quelque chose dans son sac qui sonne
mal, l’œil est triste, le mouvement de son bras s’affaiblit, dit
Wilhem Schwab en montrant le bonhomme qui montait à son pupitre d’un
air funèbre.</p><p>
- C’esdre gomme ça à soissande ans, tuchurs, répondit Schmucke.</p><p>
Schmucke, semblable à cette mère des chroniques de la Canongate qui,
pour jouir de son fils vingt-quatre heures de plus, le fait fusiller,
était capable de sacrifier Pons au plaisir de le voir dîner tous les
jours avec lui.</p><p>
- Tout le monde au théâtre s’inquiète, et, comme le dit mademoiselle
Héloïse Brisetout, notre première danseuse, il ne fait presque plus de
bruit en se mouchant.</p><p>
Ligne 1 248 :
son nez long et creux sonnait dans le foulard. Ce tapage était la cause
d’un des plus constants reproches de la présidente au cousin Pons.</p><p>
- Che tonnerais pien tes chausses pir l’amisser, dit Schmucke, l’annui le cagne.</p><p>
- Ma foi, dit Wilhem Schwab, monsieur Pons me semble un être si
supérieur à nous autres pauvres diables, que je n’osais pas l’inviter à
ma noce. Je me marie…</p><p>
- Ed gommend ? demanda Schmucke.</p><p>
- Oh ! très honnêtement, répondit Wilhem qui trouva dans la question
bizarre de Schmucke une raillerie dont ce parfait chrétien était
incapable.</p><p>
- Allons, messieurs, à vos places ! dit Pons qui regarda dans
l’orchestre sa petite armée après avoir entendu le coup de sonnette du
directeur.</p><p>
Ligne 1 263 :
Schmucke se virent seuls dans l’orchestre désert. L’atmosphère de la
salle comportait trente-deux degrés Réaumur.</p><p>
- Gondez-moi tonc fotre husdoire, dit Schmucke à Wilhem.</p><p>
- Tenez, voyez-vous à l’avant-scène, ce jeune homme ?… le reconnaissez-vous ?</p><p>
- Ti tud…</p><p>
- Ah ! parce qu’il a des gants jaunes, et qu’il brille de tous les
rayons de l’opulence ; mais c’est mon ami, Fritz Brunner de
Francfort-sur-Mein…</p><p>
- Celui qui fenaid foir les bièces à l’orguesdre, brès te fus ?</p><p>
- Le même. N’est-ce pas, que c’est à ne pas croire à une pareille métamorphose ?</p><p>
Ce héros de l’histoire promise était un de ces Allemands dont la figure
contient à la fois la raillerie sombre du Méphistophélès de Goethe et
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de Heidelberg pour entretenir l’ardeur des touristes qui affluent pour
voir cette belle ruine, si bien entretenue. On en causait à Francfort
comme d’une faillite, on s’y montrait Brunner au doigt en se disant : -
Voilà où peut nous mener une mauvaise femme de qui l’on n’hérite pas,
et un fils élevé à la française.</p><p>
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vulgaire, avec des figurantes du théâtre de Strasbourg et des
Alsaciennes qui, de leurs petits balais, n’avaient [rôti] que le
manche. Et ils se disaient tous les matins l’un à l’autre : - Il faut
cependant nous arrêter, prendre un parti, faire quelque chose avec ce
qui nous reste ! - Bah ! encore aujourd’hui, disait Fritz, mais demain…
Oh ! demain… Dans la vie des dissipateurs, Aujourd’hui est un bien
grand fat, mais Demain est un grand lâche qui s’effraie du courage de
Ligne 1 462 :
 
<p>
- Eh bien ! papa Schmucke, tout va vous être expliqué en un mot, reprit
Wilhem qui raconta longuement cette histoire en allemand au pianiste.
Le père Brunner est mort. Il était, sans que son fils ni monsieur
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je m’en serais allé depuis quelques jours, mais je n’ai pas voulu faire
manquer ma partie.</p><p>
- C’esdre pien, cheûne homme, dit Schmucke. Mais qui ébisez-fus ?</p><p>
- La fille de monsieur Graff, notre hôte, le propriétaire de l’hôtel du
Rhin. J’aime mademoiselle Émilie depuis sept ans, elle a lu tant de
romans immoraux qu’elle a refusé tous les partis pour moi, sans savoir
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de son père à Francfort, qui sont estimées un million, et il a déjà
loué le grand hôtel de Hollande à un cousin des Graff.</p><p>
- Fus recartez fodre hami drisdement, répondit Schmucke qui avait écouté Wilhem avec attention ; seriez-fus chaloux te lui ?</p><p>
- Je suis jaloux, mais c’est du bonheur de Fritz, dit Wilhem. Est-ce là
le masque d’un homme satisfait ? J’ai peur de Paris pour lui ; je lui
voudrais voir prendre le parti que je prends. L’ancien démon peut se
Ligne 1 543 :
de cet éventail extraordinaire, en souriant de le voir en de telles
mains, car c’était, il faut l’avouer, un éventail de duchesse.</p><p>
- On ne peut pas refuser à ce pauvre cousin, dit Cécile à son père le
lendemain de cette offre, de se bien connaître à ces petites
bêtises-là…</p><p>
- Des petites bêtises ! s’écria le président. Mais l’État va payer trois
cent mille francs la collection de feu monsieur le conseiller
Dusommerard, et dépenser, avec la ville de Paris par moitié, près d’un
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les Étrusques étaient des Troyens réfugiés en Italie.</p><p>
Tel était le genre de plaisanterie du gros-petit président, il procédait avec sa femme et sa fille par de lourdes ironies.</p><p>
- La réunion des connaissances qu’exigent ces petites bêtises, Cécile,
reprit-il, est une science qui s’appelle l’archéologie. L’archéologie
comprend l’architecture, la sculpture, la peinture, l’orfèvrerie, la
céramique, l’ébénisterie, art tout moderne, les dentelles, les
tapisseries, enfin toutes les créations du travail humain.</p><p>
- Le cousin Pons est donc un savant ? dit Cécile.</p><p>
- Ah çà ! pourquoi ne le voit-on plus ? demanda le président de l’air
d’un homme qui ressent une commotion produite par mille observations
oubliées dont la réunion subite fait balle, pour employer une
expression aux chasseurs.</p><p>
- Il aura pris la mouche pour des riens, répondit la présidente. Je
n’ai peut-être pas été sensible autant que je le devais au cadeau de
cet éventail. Je suis, vous le savez, assez ignorante…</p><p>
- Vous ! une des plus fortes élèves de Servin, s’écria le président, vous ne connaissez pas Watteau ?</p><p>
- Je connais David, Gérard, Gros, et Girodet, et Guérin, et monsieur de Forbin, et monsieur Turpin de Crissé…</p><p>
- Vous auriez dû…</p><p>
- Qu’aurais-je dû, monsieur ? demanda la présidente en regardant son mari d’un air de reine de Saba.</p><p>
- Savoir ce qu’est Watteau, ma chère, il est très à la mode, répondit
le président avec une humilité qui dénotait toutes les obligations
qu’il avait à sa femme.</p><p>
Ligne 1 590 :
narquois enthousiasme fait renchérir de jour en jour les curiosités,
qui, disent-ils, deviennent si rares qu’on n’en trouve plus.</p><p>
- Mon cher Pons, pourquoi ne vous voit-on plus ? Vous nous manquez beaucoup, et madame Popinot ne sait que penser de cet abandon.</p><p>
- Monsieur le comte, répondit le bonhomme, on m’a fait comprendre dans
une maison, chez un parent, qu’à mon âge on est de trop dans le monde.
On ne m’a jamais reçu avec beaucoup d’égards, mais du moins on ne
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la faculté d’y mettre par le geste et par l’accent, frappèrent
tellement le pair de France, qu’il prit le digne musicien à part.</p><p>
- Ah ça, mon vieil ami, que vous est-il arrivé ? Ne pouvez-vous me
confier ce qui vous a blessé ? Vous me permettrez de vous faire observer
que, chez moi, vous devez avoir trouvé des égards…</p><p>
- Vous êtes la seule exception que je fasse, dit le bonhomme.
D’ailleurs, vous êtes un grand seigneur, un homme d’État, et vos
préoccupations excuseraient tout, au besoin.</p><p>
Ligne 1 631 :
et tous ceux qui lui faisaient l’honneur de venir chez lui n’étaient
pas traités comme lui-même. Cette parole fit sourire Madeleine.</p><p>
- Vous n’avez même, dit le président, qu’une chance de salut, c’est de
désarmer mon cousin par des excuses. Allez lui dire que votre maintien
ici dépend entièrement de lui, car je vous renvoie tous, s’il ne vous
Ligne 1 645 :
Cibot. Pons, qui recevait cet honneur pour la première fois de sa vie,
pressentit une réparation.</p><p>
- Mon cher cousin, dit le président après les compliments d’usage, j’ai
fini par savoir la cause de votre retraite. Votre conduite augmente, si
c’est possible, l’estime que j’ai pour vous. Je ne vous dirai qu’un mot
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musicien de son orchestre, qui jetait la flûte aux orties pour devenir
banquier.</p><p>
- Eh bien ! demain.</p><p>
- Mon cousin, madame la comtesse Popinot m’a fait l’honneur de m’inviter par une lettre d’une amabilité…</p><p>
- Après-demain donc… reprit le président.</p><p>
- Après-demain, l’associé de ma première flûte, un Allemand, un
monsieur Brunner, rend aux fiancés la politesse qu’il reçoit d’eux
aujourd’hui…</p><p>
- Vous êtes bien assez aimable pour qu’on se dispute ainsi le plaisir
de vous recevoir, dit le président. Eh bien ! dimanche prochain ! à
huitaine… comme on dit au Palais.</p><p>
- Mais nous dînons chez un monsieur Graff, le beau-père de la flûte…</p><p>
- Eh bien ! à samedi ! D’ici là, vous aurez eu le temps de rassurer une
petite fille qui a déjà versé des larmes sur sa faute. Dieu ne demande
que le repentir, serez-vous plus exigeant que le Père Éternel avec
Ligne 1 681 :
pleurèrent ! Madeleine prit à part monsieur Pons, et se jeta résolument
à ses pieds.</p><p>
- C’est moi, monsieur, qui ai tout fait, et monsieur sait bien que je
l’aime, dit-elle en fondant en larmes. C’est à la vengeance, qui me
bouillait dans le sang, que monsieur doit s’en prendre de toute cette
Ligne 1 754 :
et le successeur de Cardot, ancien second premier clerc de l’Étude,
chez qui dînait souvent Pons.</p><p>
- Ah ! c’est vous, monsieur Berthier, dit le vieux musicien en tendant la main à son ex-amphitryon.</p><p>
- Et pourquoi ne nous faites-vous plus le plaisir de venir dîner chez
nous ? demanda le notaire. Ma femme était inquiète de vous. Nous vous
avons vu à la première représentation de la Fiancée du Diable, et notre
inquiétude est devenue de la curiosité.</p><p>
- Les vieillards sont susceptibles, répondit le bonhomme, ils ont le
tort d’être d’un siècle en retard ; mais qu’y faire ?… c’est bien assez
d’en représenter un, ils ne peuvent pas être de celui qui les voit
mourir.</p><p>
- Ah ! dit le notaire d’un air fin, on ne court pas deux siècles à la fois.</p><p>
- Ah çà ! demanda le bonhomme en attirant le jeune notaire dans un coin,
pourquoi ne mariez-vous pas ma cousine Cécile de Marville ?…</p><p>
- Ah ! pourquoi… reprit le notaire. Dans ce siècle, où le luxe a
pénétré jusque dans les loges de concierge, les jeunes gens hésitent à
joindre leur sort à celui de la fille d’un président à la Cour royale
Ligne 1 798 :
dessine in petto un programme d’alliance pour satisfaire à
d’ambitieuses pensées, mademoiselle de Marville y répond fort peu…</p><p>
- Et pourquoi ? demanda le musicien stupéfait.</p><p>
- Ah !… répondit le notaire, aujourd’hui, presque tous ces garçons,
fussent-ils laids comme nous deux, mon cher Pons, ont l’impertinence de
vouloir une dot de six cent mille francs, des filles de grande maison,
très belles, très spirituelles, très bien élevées, sans tare, parfaites.</p><p>
- Ma cousine se mariera donc difficilement ?</p><p>
- Elle restera fille, tant que le père et la mère ne se décideront pas
à lui donner Marville en dot ; et, s’ils l’avaient voulu, elle serait
déjà la vicomtesse Popinot… Mais voici monsieur Brunner, nous allons
Ligne 1 837 :
de son désir de marier Fritz, mais avec une force, avec une éloquence
vineuse.</p><p>
- Que dites-vous de ce programme pour votre ami Brunner ? s’écria Pons à
l’oreille de Wilhem : une jeune personne charmante, raisonnable,
vingt-quatre ans, appartenant à une famille de la plus haute
Ligne 1 843 :
magistrature, il y a cent mille francs de dot, et des espérances pour
un million.</p><p>
- Attendez ! répondit Schwab, je vais en parler à l’instant à Fritz.</p><p>
Et les deux musiciens virent Brunner et son ami tournant dans le
jardin, passant et repassant sous leurs yeux, l’un écoutant l’autre
Ligne 1 872 :
Certainement il atteignit au sublime, et tout le monde en conviendra,
car nous sommes dans un siècle où l’on donne le prix Montyon à ceux qui
font leur devoir, en suivant les préceptes de l’Évangile. - Ah ! ils
auront d’immenses obligations à leur pique-assiette, se disait-il en
tournant la rue de Choiseul.</p><p>
Ligne 1 904 :
lorsqu’elle eut conjecturé que Frédéric avait l’air distingué, elle
admira la générosité de son caractère.</p><p>
- Donner cinq cent mille francs à son compagnon d’infortune ! oh ! maman, j’aurai voiture et loge aux Italiens.</p><p>
Et Cécile devint presque jolie en pensant à la réalisation de toutes
les prétentions de sa mère pour elle, et à l’accomplissement des
espérances dont elle désespérait.</p><p>
Quant à la présidente, elle dit ce seul mot : - Chère petite fillette, tu peux être mariée dans quinze jours.</p><p>
Toutes les mères appellent leurs filles qui ont vingt-trois ans, des fillettes !</p><p>
- Néanmoins, dit le président, encore faut-il le temps de prendre des
renseignements, jamais je ne donnerai ma fille au premier venu…</p><p>
- Quant aux renseignements, c’est chez Berthier que se sont faits les
actes, répondit le vieil artiste. Quant au jeune homme, ma chère
cousine, vous savez ce que vous m’avez dit ! Eh bien, il a quarante ans
Ligne 1 918 :
famille un port contre les orages, je ne l’en ai pas détourné ; tous les
goûts sont dans la nature…</p><p>
- Raison de plus pour voir monsieur Frédéric Brunner, répliqua le
président. Je ne veux pas donner ma fille à quelque valétudinaire.</p><p>
- Eh bien ! ma cousine, vous allez juger de mon prétendu, dans cinq
jours, si vous voulez ; car, dans vos idées, une entrevue suffirait…</p><p>
Cécile et la présidente firent un geste d’enchantement.</p><p>
- Frédéric, qui est un amateur très distingué, m’a prié de lui laisser
voir en détail ma petite collection, reprit le cousin Pons. Vous n’avez
jamais vu mes tableaux, mes curiosités, venez, dit-il à ses deux
Ligne 1 929 :
et vous ferez connaissance avec le futur, sans être compromises.
Frédéric peut parfaitement ignorer qui vous êtes.</p><p>
- À merveille ! s’écria le président.</p><p>
On peut deviner les égards qui furent prodigués au parasite jadis
dédaigné. Le pauvre homme fut, ce jour-là, le cousin de la présidente.
Ligne 1 939 :
vie de cocagne et une suite merveilleuse de plats couverts ! de
surprises gastronomiques, de vins exquis !</p><p>
- Si notre cousin Pons nous fait faire une pareille affaire, dit le
président à sa femme quand Pons fut parti, nous devons lui constituer
une rente équivalente à ses appointements de chef d’orchestre.</p><p>
- Certainement, dit la présidente.</p><p>
Cécile fut chargée, dans le cas où elle agréerait le jeune homme, de faire accepter cette ignoble munificence au vieux musicien.</p><p>
Le lendemain, le président, désireux d’avoir des preuves authentiques
Ligne 1 952 :
conseillère, madame l’avocate), Schwab fut coulant comme un
collectionneur qui croit fourber un marchand.</p><p>
- Avant tout, dit le père de Cécile à Schwab, comme je donnerai par
contrat ma terre de Marville à ma fille, je désirerais la marier sous
le régime dotal. Monsieur Brunner placerait alors un million en terres
Ligne 1 958 :
l’avenir de ma fille et celui de ses enfants à l’abri des chances de la
Banque.</p><p>
Berthier se caressa le menton en pensant : - Il va bien, monsieur le président !</p><p>
Schwab, après s’être fait expliquer l’effet du régime dotal, se porta
fort pour son ami. Cette clause accomplissait le vœu qu’il avait
entendu former à Fritz de trouver une combinaison qui l’empêchât jamais
de retomber dans la misère.</p><p>
- Il se trouve en ce moment pour douze cent mille francs de fermes et d’herbages à vendre, dit le président.</p><p>
- Un million en actions de la Banque suffira bien, dit Schwab, pour
garantir le compte de notre maison à la Banque, Fritz ne veut pas
mettre plus de deux millions dans les affaires, il fera ce que vous
Ligne 1 971 :
ces nouvelles. Jamais capture si riche ne s’était montrée si
complaisante au filet conjugal.</p><p>
- Tu seras madame Brunner de Marville, dit le père à sa fille, car
j’obtiendrai pour ton mari la permission de joindre ce nom au sien, et
plus tard il aura des lettres de naturalité. Si je deviens pair de
Ligne 2 038 :
collectionnées pendant quarante ans de patience, s’enthousiasma, les
estima, pour la première fois, à leur valeur, à la grande satisfaction
de Pons. - C’est un poète ! se dit mademoiselle de Marville, il voit là
des millions. Un poète est un homme qui ne compte pas, qui laisse sa
femme maîtresse des capitaux, un homme facile à mener et qu’on occupe
Ligne 2 071 :
Cécile, qui causait toujours beaux-arts, fut étonnée de l’admiration de
son prétendu pour les brimborions de son cousin Pons.</p><p>
- Vous croyez donc que tout ce que nous venons de voir vaut beaucoup d’argent ?</p><p>
- Eh ! mademoiselle, si monsieur votre cousin voulait me vendre sa
collection, j’en donnerais ce soir huit cent mille francs, et je ne
ferais pas une mauvaise affaire. Les soixante tableaux monteraient
seuls à une somme plus forte en vente publique.</p><p>
- Je le crois, puisque vous me le dites ; répondit-elle, et il faut bien
que cela soit, car c’est ce dont vous vous êtes le plus occupé.</p><p>
- Oh ! mademoiselle !… s’écria Brunner. Pour toute réponse à ce
reproche, je vais demander à madame votre mère la permission de me
présenter chez elle pour avoir le bonheur de vous revoir.</p><p>
- Est-elle spirituelle, ma fillette ! pensa la présidente qui marchait
sur les talons de sa fille. - Ce sera avec le plus grand plaisir,
monsieur, ajouta-t-elle à haute voix. J’espère que vous viendrez avec
notre cousin Pons à l’heure du dîner ; monsieur le président sera charmé
de faire votre connaissance…</p><p>
- Merci, cousin. Elle pressa le bras de Pons d’une façon tellement
significative, que la phrase sacramentelle : "C’est entre nous à la vie
à la mort !" n’eût pas été si forte. Elle embrassa Pons par l’œillade
Ligne 2 093 :
remise eut disparu dans la rue Charlot, Brunner parla bric-à-brac à
Pons qui parlait mariage.</p><p>
- Ainsi, vous ne voyez pas d’obstacle ?… dit Pons.</p><p>
- Ah ! répliqua Brunner, la petite est insignifiante, la mère est un peu pincée… nous verrons.</p><p>
- Une belle fortune à venir, fit observer Pons. Plus d’un million…</p><p>
- À lundi ! répéta le millionnaire. Si vous vouliez vendre votre
collection de tableaux, j’en donnerais bien cinq à six cent mille
francs…</p><p>
- Ah ! s’écria le bonhomme qui ne se savait pas si riche ; mais je ne
pourrais pas me séparer de ce qui fait mon bonheur… Je ne vendrais ma
collection que livrable après ma mort.</p><p>
- Eh bien ! nous verrons…</p><p>
- Voilà deux affaires en train, dit le collectionneur, qui ne pensait qu’au mariage.</p><p>
Brunner salua Pons et disparut, emporté par son brillant équipage. Pons
regarda fuir le petit coupé sans faire attention à Rémonencq qui fumait
Ligne 2 116 :
une petite vengeance bien naturelle au cœur des mères, quand elles
n’ont pas réussi à capturer un fils de famille, madame de Marville fit
entendre que Cécile faisait un mariage superbe. - Qui Cécile
épouse-t-elle donc ? fut une demande qui courut sur toutes les lèvres.
Et alors, sans croire trahir ses secrets, la présidente dit tant de
Ligne 2 132 :
ces variations admirables que les mères pourront consulter, comme
autrefois on consultait le parfait secrétaire :</p><p>
- Un mariage n’est fait, disait-elle à madame Chiffreville, que quand
on revient de la Mairie et de l’Église, et nous n’en sommes encore qu’à
des entrevues ; aussi compté-je assez sur votre amitié pour ne pas
parler de nos espérances…</p><p>
- Vous êtes bien heureuse, madame la présidente, les mariages se concluent aujourd’hui bien difficilement.</p><p>
- Que voulez-vous ? c’est un hasard ; mais les mariages se font souvent ainsi.</p><p>
- Eh bien ! vous mariez donc Cécile ? disait madame Cardot.</p><p>
- Oui, répondait la présidente en comprenant la malice du donc. Nous
étions exigeants, c’est ce qui retardait l’établissement de Cécile.
Mais nous trouvons tout : fortune, amabilité, bon caractère, et un joli
Ligne 2 146 :
il connaît la vie, il est fou de Cécile, il l’aime sincèrement ; et,
malgré ses trois ou quatre millions, Cécile l’accepte. Nous n’avions
pas de prétentions si élevées, mais… - Les avantages ne gâtent rien…</p><p>
- Ce n’est pas tant la fortune que l’affection inspirée par ma fille
qui nous décide, disait la présidente à madame Lebas. Monsieur Brunner
est si pressé, qu’il veut que le mariage se fasse dans les délais
légaux.</p><p>
- C’est un étranger…</p><p>
- Oui, madame ; mais j’avoue que je suis bien heureuse. Non, ce n’est
pas un gendre, c’est un fils que j’aurai. Monsieur Brunner est d’une
délicatesse vraiment séduisante. On n’imagine pas l’empressement qu’il
Ligne 2 182 :
de goût (il aimait la fillette), le futur rival des Nucingen, des
Keller, des du Tillet, etc.</p><p>
- C’est notre jour, dit avec une simplicité fort étudiée la présidente
à celui qu’elle regardait comme son gendre en lui nommant les convives,
nous n’avons que des intimes. D’abord, le père de mon mari, qui, vous
Ligne 2 191 :
amis… Nous serons obligés de dîner un peu tard, à cause de la Chambre
où la séance ne finit jamais qu’à six heures.</p><p>
Brunner regarda Pons d’une manière significative, et Pons se frotta les mains, en homme qui dit : - Voilà nos amis, mes amis !…</p><p>
La présidente, en femme habile, eut quelque chose de particulier à dire
à son cousin, afin de laisser Cécile un instant en tête à tête avec son
Ligne 2 197 :
Frédéric aperçut un dictionnaire allemand, une grammaire allemande, un
Goethe qu’elle avait cachés.</p><p>
- Ah ! vous apprenez l’allemand ? dit Brunner en rougissant.</p><p>
Il n’y a que les Françaises pour inventer ces sortes de trappes.</p><p>
- Oh ! dit-elle, êtes-vous méchant !… ce n’est pas bien, monsieur, de
fouiller ainsi dans mes cachettes. Je veux lire Goethe dans l’original,
répondit-elle. Et il y a deux ans que j’apprends l’allemand.</p><p>
- La grammaire est donc bien difficile à comprendre, car il n’y a pas dix feuillets de coupés… répondit naïvement Brunner.</p><p>
Cécile, confuse, se retourna pour ne pas laisser voir sa rougeur. Un
Allemand ne résiste pas à ces sortes de témoignages, il prit Cécile par
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les fiancés se regardent dans les romans d’Auguste Lafontaine, de
pudique mémoire.</p><p>
- Vous êtes adorable ! dit-il.</p><p>
Cécile fut un geste mutin qui signifiait : - Et vous donc ! qui ne vous
aimerait ? - Maman, ça va bien ! dit-elle à l’oreille de sa mère qui
revint avec Pons.</p><p>
L’aspect d’une famille pendant une soirée pareille ne se décrit pas.
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comme une prime, fit sur lui-même un retour israélite, et prit une
attitude qui dénotait la rêverie plus que froide du calculateur.</p><p>
- Ma collection ou son prix appartiendra toujours à votre famille, que
j’en traite avec notre ami Brunner ou que je la garde, disait Pons en
apprenant à la famille étonnée qu’il possédait de si grandes valeurs.</p><p>
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leur Cécile, idole de la maison, et il se plut alors à exciter les
surprises et les exclamations de ces dignes bourgeois.</p><p>
- J’ai dit à mademoiselle que les tableaux de monsieur Pons valaient
cette somme pour moi ; mais au prix que les objets d’art uniques ont
acquis, personne ne peut prévoir la valeur à laquelle cette collection
atteindrait en vente publique. Les soixante tableaux monteraient à un
million, j’en ai vu plusieurs de cinquante mille francs.</p><p>
- Il fait bon être votre héritier, dit l’ancien notaire à Pons.</p><p>
- Mais mon héritier, c’est ma cousine Cécile, répliqua le bonhomme en persistant dans sa parenté.</p><p>
Un mouvement d’admiration se manifesta pour le vieux musicien.</p><p>
- Ce sera une très riche héritière, dit en riant Cardot qui partit.</p><p>
On laissa Camusot le père, le président, la présidente, Cécile,
Brunner, Berthier et Pons ensemble ; car on présuma que la demande
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personnes furent seules, Brunner commença par une demande, qui parut
d’un bon augure aux parents.</p><p>
- J’ai cru comprendre, dit Brunner en s’adressant à la présidente, que mademoiselle était fille unique…</p><p>
- Certainement, répondit-elle avec orgueil.</p><p>
- Vous n’aurez de difficultés avec personne, répondit le bonhomme Pons pour décider Brunner à formuler sa demande.</p><p>
Brunner devint soucieux, et un fatal silence amena la froideur la plus
étrange. Il semblait que la présidente eût avoué que sa fillette était
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surgissait quelques difficultés, et il demanda par un geste à son fils,
à sa belle-fille et à Pons de le laisser avec le futur.</p><p>
- Voilà ce chef-d’œuvre ! dit le vieux marchand de soieries en montrant l’éventail.</p><p>
- Cela vaut cinq mille francs, répondit Brunner après l’avoir contemplé.</p><p>
- N’étiez-vous pas venu, monsieur, reprit le futur pair de France, pour demander la main de ma petite-fille ?</p><p>
- Oui, monsieur, dit Brunner, et je vous prie de croire qu’aucune
alliance ne peut être plus flatteuse pour moi que celle-là. Je ne
trouverai jamais une jeune personne plus belle, plus aimable, qui me
convienne mieux que mademoiselle Cécile ; mais…</p><p>
- Ah ! pas de mais, dit le vieux Camusot, ou voyons sur-le-champ la traduction de vos mais, mon cher monsieur…</p><p>
- Monsieur ! reprit gravement Brunner, je suis bien heureux que nous ne
soyons engagés ni les uns ni les autres, car la qualité de fille
unique, si précieuse pour tout le monde, excepté pour moi, qualité que
j’ignorais, croyez-moi, est un empêchement absolu…</p><p>
- Comment, monsieur, dit le vieillard stupéfait, d’un avantage immense,
vous en faites un tort ? Votre conduite est vraiment extraordinaire, et
je voudrais bien en connaître les raisons.</p><p>
- Monsieur, reprit l’Allemand avec flegme, je suis venu ce soir ici
avec l’intention de demander, à monsieur le président, la main de sa
fille. Je voulais faire un sort brillant à mademoiselle Cécile en lui
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sacrifié, s’il est toutefois nécessaire d’expliquer pourquoi je n’ai
fait qu’une visite ici…</p><p>
- Si tels sont vos motifs, monsieur, dit le futur pair de France, quelque singuliers qu’ils soient, ils sont plausibles…</p><p>
- Monsieur, ne mettez pas en doute ma sincérité, reprit vivement
Brunner en l’interrompant. Si vous connaissez une pauvre fille dans une
famille chargée d’enfants, bien élevée néanmoins, sans fortune, comme
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Werther, Cécile se montra pâle comme une moribonde, elle avait tout
écouté, cachée dans la garde-robe de sa mère.</p><p>
- Refusée !… dit-elle à l’oreille de sa mère.</p><p>
- Et pourquoi ? demanda la présidente à son beau-père embarrassé.</p><p>
- Sous le joli prétexte que les filles uniques sont des enfants gâtés,
répondit le vieillard. Et il n’a pas tout à fait tort, ajouta-t-il en
saisissant cette occasion de blâmer sa belle-fille, qui l’ennuyait fort
depuis vingt ans.</p><p>
- Ma fille en mourra ! vous l’aurez tuée !… dit la présidente à Pons en
retenant sa fille qui trouva joli de justifier ces paroles en se
laissant aller dans les bras de sa mère.</p><p>
Ligne 2 332 :
 
<p>
- J’aperçois la trame ourdie par monsieur, dit la mère furieuse en désignant le pauvre Pons.</p><p>
Pons se dressa comme s’il avait entendu retentir à ses oreilles la trompette du jugement dernier.</p><p>
- Monsieur, reprit la présidente dont les yeux furent comme deux
fontaines de bile verte, monsieur a voulu répondre à une innocente
plaisanterie par une injure. À qui fera-t-on croire que cet Allemand
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une maison où vous avez essayé de porter la honte et le déshonneur.</p><p>
Pons, devenu statue, tenait les yeux sur une rosace du tapis et tournait ses pouces.</p><p>
- Eh bien ! vous êtes encore là, monstre d’ingratitude !… s’écria la
présidente en se retournant. Nous n’y serons jamais, monsieur ni moi,
si jamais monsieur se présentait ! dit-elle aux domestiques en leur
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qui chacun craignait de parler, alla bravement au-devant des
explications.</p><p>
- Vraiment aujourd’hui, disait-elle, on ne saurait prendre trop de
précautions quand il s’agit de mariage, et surtout quand on a affaire à
des étrangers.</p><p>
- Et pourquoi, madame ?</p><p>
- Que vous est-il arrivé ? demanda madame Chiffreville.</p><p>
- Vous ne connaissez pas notre aventure avec ce Brunner, qui avait
l’audace d’aspirer à la main de Cécile ?… C’est le fils d’un
cabaretier allemand, le neveu d’un marchand de peaux de lapins.</p><p>
- Est-ce possible ? Vous, si sagace !… dit une dame.</p><p>
- Ces aventuriers sont si fins ! Mais nous avons tout su par Berthier.
Cet Allemand a pour ami un pauvre diable qui joue de la flûte ! Il est
lié avec un homme qui tient un garni, rue du Mail, avec des
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et aucune fortune ne peut suffire à un drôle qui a déjà mangé celle de
sa mère…</p><p>
- Mais mademoiselle votre fille eût été bien malheureuse !… dit madame Berthier.</p><p>
- Et comment vous a-t-il été présenté ? demanda la vieille madame Lebas.</p><p>
- C’est une vengeance de monsieur Pons ; il nous a présenté ce beau
monsieur-là pour nous livrer au ridicule… Ce Brunner, ça veut dire
Fontaine (on nous le donnait pour un grand seigneur), est d’une assez
triste santé, chauve, les dents gâtées ; aussi m’a-t-il suffi de le voir
une fois pour me défier de lui.</p><p>
- Mais cette grande fortune dont vous me parliez ? demanda timidement une jeune femme.</p><p>
- La fortune n’est pas aussi considérable qu’on le dit. Les tailleurs,
le maître d’hôtel et lui, tous ont gratté leurs caisses pour faire une
maison de Banque… Aujourd’hui, qu’est-ce que la Banque, quand on la
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plus respectueuse, l’ancien ministre étant un des hommes que Pons
estimait et vénérait le plus.</p><p>
- Ah ! monsieur, répondit sévèrement le pair de France, je ne comprends
pas que vous ayez assez peu de tact pour saluer une personne alliée à
la famille où vous avez tenté d’imprimer la honte et le ridicule par
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pressé par l’intérêt de famille d’écraser Pons, ne s’aperçut point de
la faiblesse physique de ce redoutable ennemi.</p><p>
- Qu’as-du, mon baufre ami ? s’écria Schmucke en devenant aussi pâle que Pons.</p><p>
- Je viens de recevoir un nouveau coup de poignard dans le cœur,
répondit le bonhomme en s’appuyant sur le bras de Schmucke. Je crois
qu’il n’y a que le bon Dieu qui ait le droit de faire le bien, voilà
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Ce sarcasme d’artiste fut un suprême effort de cette excellente
créature qui voulut dissiper l’effroi peint sur la figure de son ami.</p><p>
- Che le grois, répondit simplement Schmucke.</p><p>
Ce fut inexplicable pour Pons, à qui ni les Camusot ni les Popinot
n’avaient envoyé de billet de faire part du mariage de Cécile. Sur le
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quinze jours, il se contenta de le saluer ; mais le maire, le député de
Paris, regarda Pons d’un air indigné, sans lui rendre son salut.</p><p>
- Va donc lui demander ce qu’ils ont tous contre moi, dit le bonhomme à
Schmucke qui connaissait dans tous ses détails la catastrophe survenue
à Pons.</p><p>
- Monsir, dit finement Schmucke à Cardot, mône hâmi Bons relèfe d’eine malatie, et fus ne l’afez sans tude bas regonni ?</p><p>
- Parfaitement.</p><p>
- Mais qu’afez-fus tonc à lu rebroger ?</p><p>
- Vous avez pour ami un monstre d’ingratitude, un homme qui, s’il vit
encore, c’est que, comme dit le proverbe : La mauvaise herbe croît en
dépit de tout. Le monde a bien raison de se défier des artistes, ils
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personnes de ma famille, de la sienne, et des gens qui faisaient au
sieur Pons l’honneur de le recevoir…</p><p>
- Mais, monsir, fus ètes ein home rézonaple ; ed, si fus le bermeddez che fais fus egsbliguer l’avaire…</p><p>
- Restez, si vous en avez le cœur, son ami, libre à vous, monsieur,
répliqua Cardot ; mais n’allez pas plus avant, car je crois devoir vous
prévenir que j’envelopperai dans la même réprobation ceux qui
tenteraient de l’excuser, de le défendre.</p><p>
- Te le chisdivier ?</p><p>
- Oui, car sa conduite est injustifiable, comme elle est inqualifiable.</p><p>
Sur ce bon mot, le député de la Seine continua son chemin sans vouloir entendre une syllabe de plus.</p><p>
- J’ai déjà les deux pouvoirs de l’État contre moi, dit en souriant le
pauvre Pons quand Schmucke eut fini de lui redire ces sauvages
imprécations.</p><p>
- Doud esd gondre nus, répliqua douloureusement Schmucke. Hâlons nus-en, bir ne bas rengondrer t’audres pèdes.</p><p>
C’était la première fois de sa vie, vraiment ovine, que Schmucke
proférait de telles paroles. Jamais sa mansuétude quasi divine n’avait
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traité de cousin ; mais, ne pouvant l’éviter, Félicie Berthier s’arrêta
devant le moribond.</p><p>
- Je ne vous croyais pas méchant, mon cousin ; mais si, de tout ce que
j’entends dire de vous, le quart seulement est vrai, vous êtes un homme
bien faux… Oh ! ne vous justifiez pas ! ajouta-t-elle vivement en
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vous ai parlé pour la dernière fois, il me gronderait. Tout le monde
est contre vous.</p><p>
- Je le vois bien, madame ! répondit d’une voix émue le pauvre musicien qui salua respectueusement la femme du notaire.</p><p>
Et il reprit péniblement le chemin de la rue de Normandie en s’appuyant
sur le bras de Schmucke avec une pesanteur qui trahit au vieil Allemand
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la nuit, s’était gratté la peau devenue tout à fait insensible. L’état
des yeux, cerclés de jaune, s’accordait avec ce symptôme.</p><p>
- Vous avez eu, depuis deux jours, quelque violent chagrin, dit le docteur à son malade.</p><p>
- Hélas ! oui, répondit Pons.</p><p>
- Vous avez la maladie que monsieur a failli avoir, dit-il en montrant
Schmucke, la jaunisse ; mais ce ne sera rien, ajouta le docteur Poulain
en écrivant une ordonnance.</p><p>
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à l’accent de la phrase médicale ni à la physionomie hypocrite du
docteur Poulain, et elle le suivit à sa sortie.</p><p>
- Croyez-vous que ce ne sera rien ? dit madame Cibot au docteur sur le palier.</p><p>
- Ma chère madame Cibot, votre monsieur est un homme mort, non par
suite de l’invasion de la bile dans le sang, mais à cause de sa
faiblesse morale. Avec beaucoup de soins, cependant, votre malade peut
encore s’en tirer ; il faudrait le sortir d’ici, l’emmener voyager…</p><p>
- Et avec quoi ? dit la portière. Il n’a pour tout potage que sa place,
et son ami vit de quelques petites rentes que lui font de grandes dames
auxquelles il aurait, à l’entendre, rendu des services, des dames très
charitables. C’est deux enfants que je soigne depuis neuf ans.</p><p>
- Je passe ma vie à voir des gens qui meurent, non pas de leurs
maladies, mais de cette grande et incurable blessure, le manque
d’argent. Dans combien de mansardes ne suis-je pas obligé, loin de
faire payer ma visite, de laisser cent sous sur la cheminée !…</p><p>
- Pauvre cher monsieur Poulain… dit madame Cibot. Ah ! si vous n’aviez
les cent mille livres de rente que possèdent certains grigous du
quartier, qui sont de vrais décharnés des enfers (déchaînés), vous
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ses besoins, leva les yeux au ciel et remercia madame Cibot par une
moue digne de Tartuffe.</p><p>
- Vous dites donc, mon cher monsieur Poulain, qu’avec beaucoup de soins, notre cher malade en reviendrait ?</p><p>
- Oui, s’il n’est pas trop attaqué dans son moral par le chagrin qu’il a éprouvé.</p><p>
- Pauvre homme ! qui donc a pu le chagriner ? C’est n’un brave homme qui
n’a son pareil sur terre que dans son ami, monsieur Schmucke !… Je
vais savoir de quoi n’il retourne ! Et c’est moi qui me charge de
savonner ceux qui m’ont sangé mon monsieur…</p><p>
- Écoutez, ma chère madame Cibot, dit le médecin qui se trouvait alors
sur le pas de la porte cochère, un des principaux caractères de la
maladie de votre monsieur, c’est une impatience constante à propos de
rien, et, comme il n’est pas vraisemblable qu’il puisse prendre une
garde, c’est vous qui le soignerez. Ainsi…</p><p>
- Ch’est-i de mochieur Ponche que vouche parlez ? demanda le marchand de ferraille qui fumait une pipe.</p><p>
Et il se leva de dessus la borne de la porte pour se mêler à la conversation de la portière et du concierge.</p><p>
- Oui, papa Rémonencq ! répondit madame Cibot à l’Auvergnat.</p><p>
- Eh bienne ! il est plus richeu que moucheu Monichtrolle, et que les
cheigneurs de la curiochité… Cheu me connaîche achez dedans l’artique
pour vous direu que le cher homme a deche trégeors !</p><p>
- Tiens, j’ai cru que vous vous moquiez de moi l’autre jour, quand je
vous ai montré toutes ces antiquailles-là pendant que mes messieurs
étaient sortis, dit madame Cibot à Rémonencq.</p><p>
Ligne 2 674 :
le coiffeur, les médecins, en se disant adieu sur le pas de la porte
cochère, parlaient, la science et la vérité sur la main, comme ils se
parlent entre eux quand la farce de la consultation est jouée. - C’est
un homme mort, dit le docteur Haudry. - Il n’a pas un mois à vivre…
répondit Desplein, à moins d’un miracle. Le coiffeur entendit ces
paroles. Comme tous les coiffeurs, il entretenait des intelligences
Ligne 2 702 :
monter, ce qui veut dire dans l’argot des marchands une fortune à
voler, et il y songeait depuis cinq à six jours.</p><p>
- Che badine chi peu, répondit-il à madame Cibot et au docteur Poulain,
que nous caugerons de la choge, et que chi ce braveu mocheu veutte une
renteu viachère de chinquante mille francs, che vous paille un pagnier
de vin du paysse chi vous me…</p><p>
- Y pensez-vous ? dit le médecin à Rémonencq, cinquante mille francs de
rente viagère !… Mais si le bonhomme est si riche, soigné par moi,
gardé par madame Cibot, il peut guérir alors… car les maladies de
foie sont les inconvénients des tempéraments très forts…</p><p>
- Ai-che dite chinquante ? Maiche un mocheu, là, dechus le passe de
voustre porte, lui a proupouché chet chent mille francs, et cheulement
des tabelausse, fouchtra !</p><p>
Ligne 2 716 :
docteur Poulain d’un air étrange, le diable allumait un feu sinistre
dans ses yeux couleur orange.</p><p>
- Allons ! n’écoutons pas de pareilles fariboles, reprit le médecin
assez heureux de savoir que son client pouvait payer toutes les visites
qu’il allait faire.</p><p>
- Moncheu le doucteurre, chi ma chère madame Chibot, puiche que le
moncheux est au litte, veutte me laicher amenar mon ecchepert, che
chuis chûre de trouver l’archant, en deuche heures, quand il s’achirait
de chet chent milé franques…</p><p>
- Bien, mon ami ! répondit le docteur. Allons, madame Cibot, ayez soin
de ne jamais contrarier le malade ; il faut vous armer de patience, car
tout l’irritera, le fatiguera, même vos attentions pour lui ;
attendez-vous à ce qu’il ne trouve rien de bien…</p><p>
- Il sera joliment difficile, dit la portière.</p><p>
- Voyons, écoutez-moi bien, reprit le médecin avec autorité. La vie de
monsieur Pons est entre les mains de ceux qui le soigneront ; aussi
viendrai-je le voir peut-être deux fois, tous les jours. Je commencerai
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reconnaissant la possibilité de cette fortune, d’après le sérieux du
spéculateur.</p><p>
- Il sera soigné comme un roi, répondit madame Cibot avec un factice enthousiasme.</p><p>
La portière attendit que le médecin eût tourné la rue Charlot avant de
reprendre la conversation avec Rémonencq. Le ferrailleur achevait sa
Ligne 2 848 :
gratis par Cibot. Comme on le voit, tous les juifs ne sont pas en
Israel.</p><p>
- Ne vous moquez-vous pas de moi, Rémonencq ? dit la portière. Est-ce
que monsieur Pons peut avoir une pareille fortune et mener la vie qu’il
mène ? Il n’a pas cent francs chez lui !…</p><p>
- Leje amateurs chont touches comme cha, répondit sentencieusement Rémonencq.</p><p>
- Ainsi, vous croyez, nà vrai, que mon monsieur n’a pour sept cent mille francs…</p><p>
- Rien qu’eu dedans leche tableausse… il en a eune que ch’il en
voulait chinquante mille franques, queu che les trouveraisse quand che
devrais me strangula. Vous chavez bien leje petites cadres en cuivre
Ligne 2 859 :
bien ! ch’esce desche émauche de Petitotte que moncheu le minichtre du
gouvarnemente, uene anchien deroguisse, paille mille escus pièche…</p><p>
- Il y en a trente ! dans les deux cadres, dit la portière dont les yeux se dilatèrent.</p><p>
- Eh bien ! chuchez de chon trégeor ?</p><p>
Madame Cibot, prise de vertige, fit volte-face. Elle conçut aussitôt
l’idée de se faire coucher sur le testament du bonhomme Pons, à
Ligne 2 890 :
personnel que ceux si péniblement cherchés par les ambassadeurs pour
déterminer la rupture des alliances les mieux cimentées.</p><p>
- Ch’ai choliment allumé la Chibot, dit le frère à la sœur en lui
voyant reprendre sa place sur une chaise dépaillée. Et doncques, che
vais conchulleter le cheul qui s’y connaiche, nostre Chuif, un bon
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dans les yeux du docteur ; et elle y répondit par un autre signe de
tête, en exprimant une profonde douleur.</p><p>
- Eh bien ! mon cher monsieur, comment vous sentez-vous ? dit la Cibot.</p><p>
La portière se posa au pied du lit, les poings sur ses hanches et les
yeux fixés sur le malade amoureusement ; mais quelles paillettes d’or en
jaillissaient ! C’eût été terrible comme un regard de tigre, pour un
observateur.</p><p>
- Mais bien mal ! répondit le pauvre Pons, je ne me sens plus le moindre
appétit. Ah ! le monde ! le monde ! s’écriait-il en pressant la main de
Schmucke qui tenait, assis au chevet du lit, la main de Pons, et avec
qui sans doute le malade parlait des causes de sa maladie. - J’aurais
bien mieux fait, mon bon Schmucke, de suivre tes conseils ! de dîner ici
tous les jours depuis notre réunion ! de renoncer à cette société qui
roule sur moi, comme un tombereau sur un œuf, et pourquoi ?…</p><p>
- Allons, allons, mon bon monsieur, pas de doléances, dit la Cibot, le docteur m’a dit la vérité…</p><p>
Schmucke tira la portière par la robe.</p><p>
- Hé ! vous pouvez vous n’en tirer, mais n’avec beaucoup de soins…
Soyez tranquille, vous n’avez près de vous n’un bon ami, et, sans me
vanter, n’une femme qui vous soignera comme n’une mère soigne son
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moi… je vous n’en tirerai n’a moi seule ! Soyez tranquille, ne vous
n’agitez pas comme ça. Elle ramena la couverture sur les mains du
malade. - N’allez, mon fiston, dit-elle, monsieur Schmucke et moi, nous
passerons les nuits, là, n’à votre chevet… Vous serez mieux gardé
qu’un prince, et… d’ailleurs, vous n’êtes assez riche pour ne vous
Ligne 2 957 :
l’image du bon Dieu sur la terre, je ne me mêle plus de vous… faut
m’obéir…</p><p>
- Ui, montame Zipod ! il fus opéira, répondit Schmucke, gar ile feud fifre bir son pon hami Schmucke, che le carandis.</p><p>
- Ne vous impatientez pas, surtout ; car votre maladie, dit la Cibot,
vous n’y pousse assez, sans que vous n’augmentiez votre défaut de
patience. Dieu nous envoie nos maux, mon cher bon monsieur, il nous
punit de nos fautes, vous n’avez bien quelques chères petites fautes
n’à vous reprocher !… Le malade inclina la tête négativement. - Oh !
n’allez, vous n’aurez aimé dans votre jeunesse, vous n’aurez fait vos
fredaines, vous n’avez peut-être quelque part n’un fruit de vos
n’amours, qui n’est sans pain, ni feu, ni lieu… Monstres d’hommes ! Ça
n’aime n’un jour, et puis : - Frist ! Ça ne pense plus n’a rien, pas même
n’aux mois de nourrice ! Pauvres femmes !…</p><p>
- Mais il n’y a que Schmucke et ma pauvre mère qui m’aient jamais aimé, dit tristement le pauvre Pons.</p><p>
- Allons ! vous n’êtes pas n’un saint ! vous n’avez été jeune et vous
deviez n’être bien joli garçon. À vingt ans… moi, bon comme vous
l’êtes, je vous n’aurais n’aimé…</p><p>
- J’ai toujours été laid comme un crapaud ! dit Pons au désespoir.</p><p>
- Vous dites cela par modestie, car vous n’avez cela pour vous, que vous n’êtes modeste.</p><p>
- Mais non, ma chère madame Cibot, je vous le répète, j’ai toujours été laid, et je n’ai jamais été aimé…</p><p>
- Par exemple ! vous ?… dit la portière. Vous voulez n’à cette heure me
faire accroire que vous n’êtes à votre âge, comme n’une rosière… à
d’autres ! n’un musicien ! un homme de théâtre ! mais ce serait nune femme
qui me dirait cela, que je ne la croirais pas.</p><p>
- Montame Zibod ! fus allez l’irrider ! cria Schmucke en voyant Pons qui se tortillait comme un ver dans son lit.</p><p>
- Taisez-vous n’aussi, vous n’êtes deux vieux libertins… Vous n’avez
beau n’être laids, il n’y a si vilain couvercle qui ne trouve son pot !
comme dit le proverbe ! Cibot s’est bien fait n’aimer d’une des plus
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Vous n’êtes bon ! vous… n’allons, vous n’avez fait vos farces ! Et Dieu
vous punit d’avoir abandonné vos enfants, comme Abraham !… Le malade
abattu trouva la force de faire encore un geste de dénégation. - Mais
soyez tranquille, ça ne vous empêchera de vivre n’autant que Mathusalem.</p><p>
- Mais laissez-moi donc tranquille ! cria Pons, je n’ai jamais su ce que
c’était que d’être aimé !… je n’ai pas eu d’enfants, je suis seul sur
la terre…</p><p>
- Nà, bien vrai ?… demanda la portière, car vous n’êtes si bon, que
les femmes, qui, voyez-vous, n’aiment la bonté, c’est ce qui les
attache… et il me semblait impossible que dans votre bon temps…</p><p>
- Emmène-là ! dit Pons à l’oreille de Schmucke, elle m’agace !</p><p>
- Monsieur Schmucke alors, n’en a des enfants… Vous n’êtes tous comme ça, vous autres vieux garçons.</p><p>
- Moi ! s’écria Schmucke en se dressant sur ses jambes, mais…</p><p>
- Allons, vous n’aussi, vous n’êtes sans héritiers, n’est-ce pas ! Vous
n’êtes venus tous deux comme des champignons sur cette terre.</p><p>
- Foyons, fenez ! répondit Schmucke.</p><p>
Le bon Allemand prit héroïquement madame Cibot par la taille, et l’emmena dans le salon, sans tenir compte de ses cris.</p>
 
Ligne 3 006 :
 
<p>
- Vous voudriez n’à votre âge, n’abuser d’une pauvre femme !… criait la Cibot en se débattant dans les bras de Schmucke.</p><p>
- Ne griez bas !</p><p>
- Vous, le meilleur des deux ! répondit la Cibot. Ah ! j’ai n’eu tort de
parler d’amour n’à des vieillards qui n’ont jamais connu de femmes !
j’ai n’allumé vos feux, monstre, s’écria-t-elle en voyant les yeux de
Schmucke brillant de colère. N’à la garde ! n’à la garde ! on m’enlève !</p><p>
- Fus edes eine pedde ! répondit l’Allemand. Foyons, qu’a tid le togdeur ?…</p><p>
- Vous me brutalisez ainsi, dit en pleurant la Cibot rendue à la
liberté, moi qui me jetterais dans le feu pour vous deux ! Ah bien ! n’on
dit que les hommes se connaissent à l’user… Comme c’est vrai ! C’est
pas mon pauvre Cibot qui me malmènerait ainsi… Moi qui fais de vous
mes enfants ; car je n’ai pas d’enfants, et je disais hier, oui, pas
plus tard qu’hier, à Cibot : "- Mon ami, Dieu savait bien ce qu’il
faisait en nous refusant des enfants, car j’ai deux enfants là-haut !"
Voilà, par la sainte croix de Dieu, sur l’âme de ma mère, ce que je lui
disais…</p><p>
- Eh ! mais qu’a tid le togdeur ? demanda rageusement Schmucke qui pour la première fois de sa vie frappa du pied.</p><p>
- Eh bien ! il n’a dit, répondit madame Cibot en attirant Schmucke dans
la salle à manger, il n’a dit que notre cher bien-aimé chéri de n’amour
de malade serait en danger de mourir, s’il n’était pas bien soigné ;
Ligne 3 029 :
que je croyais si doux. N’en avez-vous de ce tempérament !… N’ah ! vous
n’abuseriez donc n’encore n’à votre âge d’une femme, gros polisson ?…</p><p>
- Bolizon ! moâ ?… Fus ne gombrenez toncques bas que che n’ame que Bons.</p><p>
- N’a la bonne heure, vous me laisserez tranquille, n’est-ce pas ?
dit-elle en souriant à Schmucke. Vous ferez bien, car Cibot casserait
les os à quiconque n’attenterait à son noneur !</p><p>
- Zoignez-le pien, ma petite montam Zibod, reprit Schmucke en essayant de prendre la main à madame Cibot.</p><p>
- N’ah ! voyez-vous, n’encore ?</p><p>
- Égoudez-moi tonc ? dud ce que c’haurai zera à fus, zi nus le zauffons…</p><p>
- Eh bien ! je vais chez l’apothicaire, chercher ce qu’il faut… car,
voyez-vous, monsieur, ça coûtera cette maladie ; net comment
ferez-vous ?…</p><p>
- Che dravaillerai ! Che feux que Bons zoid soigné gomme ein brince…</p><p>
- Il le sera, mon bon monsieur Schmucke ; et, voyez-vous, ne vous
inquiétez de rien. Cibot et moi, nous n’avons deux mille francs
d’économies, elles sont à vous, et n’il y a longtemps que je mets du
mien ici, n’allez !…</p><p>
- Ponne phâme ! s’écria Schmucke en s’essuyant les yeux, quel cueir !</p><p>
- Séchez des larmes qui m’honorent, car voilà ma récompense, à moi ! dit
mélodramatiquement la Cibot. Je suis la plus désintéressée de toutes
les créatures, mais n’entrez pas n’avec des larmes n’aux yeux, car
monsieur Pons croirait qu’il est plus malade qu’il n’est.</p><p>
Schmucke, ému de cette délicatesse, prit enfin la main de la Cibot et la lui serra.</p><p>
- N’épargnez-moi ! dit l’ancienne écaillère en jetant à Schmucke un regard tendre.</p><p>
- Bons, dit le bon Allemand en rentrant, c’esd eine anche que montam Zibod, c’esd eine anche pafard, mais c’esd eine anche.</p><p>
- Tu crois ?… Je suis devenu défiant depuis un mois, répondit le
malade en hochant la tête. Après tous mes malheurs, on ne croit plus à
rien qu’à Dieu et à toi !…</p><p>
- Cuéris, et nus fifrons dus trois gomme tes roisse ! s’écria Schmucke.</p><p>
- Cibot ! s’écria la portière essoufflée, en entrant dans sa loge. Ah !
mon ami, notre fortune n’est faite ! Mes deux messieurs n’ont pas
d’héritiers, ni d’enfants naturels, ni rien… quoi !… Oh ! j’irai chez
madame Fontaine me faire tirer les cartes, pour savoir ce que nous
n’aurons de rente !…</p><p>
- Ma femme, répondit le petit tailleur, ne comptons pas sur les souliers d’un mort pour être bien chaussés.</p><p>
- Ah çà ! vas-tu m’asticoter, toi, dit-elle, en donnant une tape amicale
à Cibot. Je sais ce que je sais ! Monsieur Poulain n’a condamné monsieur
Pons ! Et nous serons riches ! Je serai sur le testament… Je m’en
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Batignolles. N’une belle maison, n’un beau jardin, que tu t’amuseras à
cultiver, et j’aurai n’une servante !…</p><p>
- Eh bien ! voichine, comment cha va la-haute, demanda Rémonencq, chavez-vousse che que vautte chette collectchion ?…</p><p>
- Non, non, pas encore ! N’on ne va pas comme ça ! mon brave homme. Moi,
j’ai commencé par me faire dire des choses plus importantes…</p><p>
- Pluche impourtantes ! s’écria Rémonencq ; maiche, che qui este plus impourtant que cette choge…</p><p>
- Allons, gamin ! laisse-moi conduire la barque, dit la portière avec autorité.</p><p>
- Maiche, tante pour chent, chur chette chent mille franques, vouche
auriez de quoi reschter bourcheois pour le reschte de vostre vie…</p><p>
- Soyez tranquille, papa Rémonencq, quand il faudra savoir ce que
valent toutes les choses que le bonhomme a amassées, nous verrons…</p>
 
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<p>
La vieille domestique, qui servait de prévôt à la tireuse de cartes, ouvrit la porte du sanctuaire, sans prévenir sa maîtresse.</p><p>
- C’est madame Cibot ! Entrez, ajouta-t-elle, il n’y a personne.</p><p>
- Eh bien ! ma petite, qu’avez-vous donc pour venir si matin ? dit la sorcière.</p><p>
Madame Fontaine, alors âgée de soixante-dix-huit ans, méritait cette qualification pour son extérieur digne d’une Parque.</p><p>
- J’ai les sangs tournés, donnez-moi le grand jeu ! s’écria la Cibot, il s’agit de ma fortune.</p><p>
Et elle expliqua la situation dans laquelle elle se trouvait en demandant une prédiction pour son sordide espoir.</p><p>
- Vous ne savez pas ce que c’est que le grand jeu ? dit solennellement madame Fontaine.</p><p>
- Non, je ne suis pas n’assez riche pour n’en n’avoir jamais vu la
farce ! cent francs !… Excusez du peu ! N’où que je les n’aurais pris ?
Mais n’aujourd’hui, n’il me le faut !</p><p>
- Je ne le joue pas souvent, ma petite, répondit madame Fontaine, je ne
le donne aux riches que dans les grandes occasions, et on me le paye
vingt-cinq louis ; car, voyez-vous, ça me fatigue, ça m’use ! l’Esprit me
tripote, là, dans l’estomac. C’est, comme on disait autrefois, aller au
sabbat !</p><p>
- Mais, quand je vous dis, ma bonne mame Fontaine, qu’il s’agit de mon n’avenir…</p><p>
- Enfin pour vous à qui je dois tant de consultations, je vais me
livrer à l’Esprit ! répondit madame Fontaine en laissant voir sur sa
figure décrépite une expression de terreur qui n’était pas jouée.</p><p>
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extraordinaire, à côté d’une cage ouverte et habitée par une poule
noire aux plumes ébouriffées.</p><p>
- Astaroth ! ici, mon fils ! dit-elle en donnant un léger coup d’une
longue aiguille à tricoter sur le dos du crapaud, qui la regarda d’un
air intelligent. - Et vous, mademoiselle Cléopâtre !… attention !
reprit-elle en donnant un petit coup sur le bec de la vieille poule.
Madame Fontaine se recueillit, elle demeura pendant quelques instants
immobile ; elle eut l’air d’une morte, ses yeux tournèrent et devinrent
blancs. Puis elle se roidit, et dit : - Me voilà ! d’une voix caverneuse.
Après avoir automatiquement éparpillé du millet pour Cléopâtre, elle
prit son grand jeu, le mêla convulsivement, et le fit couper par madame
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chemin que faisait le crapaud en se retirant, elle déchiffra le sens
des cartes en y dirigeant ses yeux blancs.</p><p>
- Vous réussirez ! quoique rien dans cette affaire ne doive aller comme
vous le croyez ! dit-elle. Vous aurez bien des démarches à faire. Mais
vous recueillerez le fruit de vos peines. Vous vous conduirez bien mal,
Ligne 3 366 :
 
<p>
- Eh bien ! ma fille ! dit-elle d’une voix tout à fait différente de
celle qu’elle avait eue en prophétisant, êtes-vous contente ?…</p><p>
Madame Cibot regarda la sorcière d’un air hébété sans pouvoir lui répondre.</p><p>
- Ah ! vous avez voulu le grand jeu ! je vous ai traitée comme une vieille connaissance. Donnez-moi cent francs, seulement…</p><p>
- Cibot, mourir ? s’écria la portière.</p><p>
- Je vous ai donc dit des choses bien terribles ?… demanda très ingénument madame Fontaine.</p><p>
- Mais oui !… dit la Cibot en tirant de sa poche cent francs et les posant au bord de la table, mourir assassinée !…</p><p>
- Ah ! voilà, vous voulez le grand jeu !… Mais consolez-vous, tous les gens assassinés dans les cartes ne meurent pas.</p><p>
- Mais c’est-y possible, mame Fontaine ?</p><p>
- Ah ! ma petite belle, moi je n’en sais rien ! Vous avez voulu frapper à
la porte de l’avenir, j’ai tiré le cordon, voilà tout, et il est venu !</p><p>
- Qui, il ? dit madame Cibot.</p><p>
- Eh bien ! l’Esprit, quoi ! répliqua la sorcière impatientée.</p><p>
- Adieu, mame Fontaine ! s’écria la portière. Je ne connaissais pas le grand jeu, vous m’avez bien effrayée, n’allez !…</p><p>
- Madame ne se met pas deux fois par mois dans cet état-là ! dit la
servante en reconduisant la portière jusque sur le palier. Elle
crèverait à la peine, tant ça la lasse. Elle va manger des côtelettes
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aussi spirituelle sous sa bêtise que le séduisant la Palférine.</p><p>
Quelques jours après, sur les sept heures du matin, en voyant Rémonencq occupé d’ouvrir sa boutique, elle alla chattement à lui.</p><p>
- Comment faire pour savoir la vérité sur la valeur des choses entassées chez mes messieurs ? lui demanda-t-elle.</p><p>
- Ah ! c’est bien facile, répondit le marchand de curiosités dans son
affreux charabia qu’il est inutile de continuer à figurer pour la
clarté du récit. Si vous voulez jouer franc jeu avec moi, je vous
indiquerai un appréciateur, un bien honnête homme, qui saura la valeur
des tableaux à deux sous près…</p><p>
- Qui ?</p><p>
- Monsieur Magus, un Juif qui ne fait plus d’affaires que pour son plaisir.</p><p>
Élie Magus, dont le nom est trop connu dans la Comédie humaine pour
qu’il soit nécessaire de parler de lui, s’était retiré du commerce des
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de la rue de Normandie, les deux complices du coup à monter y furent en
dix minutes.</p><p>
- Vous allez voir, lui dit Rémonencq, le plus riche des anciens
marchands de la Curiosité, le plus grand connaisseur qu’il y ait à
Paris…</p><p>
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rez-de-chaussée ; puis, en recevant un regard de ces yeux pleins d’une
malice froide comme ceux des chats, elle trembla.</p><p>
- Que voulez-vous, Rémonencq ? dit-il.</p><p>
- Il s’agit d’estimer des tableaux ; et il n’y a que vous dans Paris qui
puissiez dire à un pauvre chaudronnier comme moi ce qu’il en peut
donner, quand il n’a pas, comme vous, des mille et des cents !</p><p>
- Où est-ce ? dit Élie Magus.</p><p>
- Voici la portière de la maison qui fait le ménage du monsieur, et avec qui je me suis arrangé…</p><p>
- Quel est le nom du propriétaire ?</p><p>
- Monsieur Pons ! dit la Cibot.</p><p>
- Je ne le connais pas, répondit d’un air ingénu Magus en pressant tout doucement de son pied le pied de son restaurateur.</p><p>
Moret, ce peintre, savait la valeur du Musée-Pons, et il avait levé
brusquement la tête. Cette finesse ne pouvait être hasardée qu’avec
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situation des deux amis, demandait à Schmucke comment il pouvait
laisser Pons tout seul, il répondait, avec le sublime sourire des
dupes : - Matemoiselle, nus afons montam Zibod ! eine trèssor ! eine
berle ! Bons ed zoicné gomme ein brince ! Or, dès que Schmucke trottait
par les rues, la Cibot était la maîtresse de l’appartement et du
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cœurs, et l’on va voir comment elle exécutait les conseils que lui
sifflait le serpent.</p><p>
- Eh bien ! a-t-il bien bu, notre chérubin ? va-t-il mieux ? dit-elle à Schmucke.</p><p>
- Bas pien ! mon tchère montame Zibod ! bas pien ! répondit l’Allemand en essuyant une larme.</p><p>
- Bah ! vous vous alarmez par trop aussi, mon cher monsieur, il faut en
prendre et en laisser… Cibot serait à la mort, je ne serais pas si
désolée que vous l’êtes. Allez ! notre chérubin est d’une bonne
Ligne 3 721 :
Soyez tranquille, allez à vos affaires, je vais lui tenir compagnie, et
lui faire boire ses pintes d’eau d’orge.</p><p>
- Sans fus, che murerais d’einguiédute… dit Schmucke en pressant dans
ses mains par un geste de confiance la main de sa bonne ménagère.</p><p>
La Cibot entra dans la chambre de Pons en s’essuyant les yeux.</p><p>
- Qu’avez-vous, madame Cibot ? dit Pons.</p><p>
- C’est monsieur Schmucke qui me met l’âme à l’envers, il vous pleure
comme si vous étiez mort ! dit-elle. Quoique vous ne soyez pas bien,
vous n’êtes pas encore assez mal pour qu’on vous pleure ; mais cela me
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mignon, allons, un plein verre ! Voulez-vous boire, monsieur ! D’abord,
monsieur Poulain a dit :</p><p>
- S’il ne veut pas aller au Père-Lachaise, monsieur Pons doit boire
dans sa journée autant de voies d’eau qu’un Auvergnant en vend. Ainsi,
buvez ! allons !…</p><p>
- Mais, je bois, ma bonne Cibot… tant et tant que j’ai l’estomac noyé…</p><p>
- Là, c’est bien ! dit la portière en prenant le verre vide. Vous vous
en sauverez comme ça ! Monsieur Poulain avait un malade comme vous, qui
n’avait aucun soin, que ses enfants abandonnaient et il est mort de
Ligne 3 768 :
Mettez une garde ici pour aujourd’hui, mais demain nous trouvererions
un tableau, quelque objet de moins…</p><p>
- Oh ! madame Cibot ! s’écria Pons hors de lui, ne me quittez pas !… Qu’on ne touche à rien !…</p><p>
- Je suis là ! dit la Cibot, tant que j’en aurai la force, je serai
là… soyez tranquille ! Monsieur Poulain, qui peut-être a des vues sur
votre trésor, ne voulait-il pas vous donner n’une garde !… Comme je
vous l’ai remouché ! "- Il n’y a que moi, que je lui ai dit, de qui
veuille monsieur, il a mes habitudes comme j’ai les siennes." Et il
s’est tu. Mais une garde, c’est tout voleuses ! J’haï-t-il ces
femmes-là… Vous allez voir comme elles sont intrigantes. Pour lors,
un vieux monsieur…</p><p>
- Notez que c’est monsieur Poulain qui m’a raconté cela…</p><p>
- Donc une madame Sabatier, une femme de trente-six ans, ancienne
marchande de mules au Palais, - vous connaissez bien la galerie
marchande qu’on a démolie au Palais…</p><p>
Pons fit un signe affirmatif.</p><p>
- Bien, c’te femme, pour lors, n’a pas réussi, rapport à son homme qui
buvait tout et qu’est mort d’une imbustion spontanée, mais elle a été
belle femme, faut tout dire, mais ça ne lui a pas profité, quoiqu’elle
Ligne 3 816 :
comme vos enfants, vous leur avez épargné mille francs par an…" Car,
à ma place, savez-vous, monsieur, qu’il y a bien des cuisinières qui
auraient déjà mille francs ed’ placés. "- C’est donc justice si ce
digne monsieur vous laisse un petit viager !…" qu’on me dirait par
supposition. Eh bien ! non ! moi je suis désintéressée… Je ne sais pas
Ligne 3 831 :
devoir, car il est à lui seul, toute votre famille ! il vous n’aime,
celui-là, comme un chien aime son maître.</p><p>
- Ah ! oui ! dit Pons, je n’ai été aimé dans toute ma vie que par lui…</p>
 
 
Ligne 3 837 :
 
<p>
- Ah ! monsieur, dit madame Cibot, vous n’êtes pas gentil, et moi, donc ! je ne vous aime donc pas…</p><p>
- Je ne dis pas cela, ma chère madame Cibot…</p><p>
- Bon ! allez-vous pas me prendre pour une servante, une cuisinière
ordinaire, comme si je n’avais pas n’un cœur ! Ah ! mon Dieu !
fendez-vous donc pendant onze ans pour deux vieux garçons ! ne soyez
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je ne suis qu’une pauvre portière. Ah ! mon Dieu ; vous croyez donc
aussi, vous, que nous sommes des chiens…</p><p>
- Mais, ma chère madame Cibot…</p><p>
- Enfin, vous qu’êtes un savant, expliquez-moi pourquoi nous sommes
traités comme ça, nous autres concierges, qu’on ne nous croit pas des
sentiments, qu’on se moque de nous, dans n’un temps où l’on parle
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connaissez bien ce gringalet de ferrailleur qu’est à la porte, eh bien !
si j’étais veuve, une supposition, il m’épouserait les yeux fermés,
tant il les a ouverts à mon endroit, qu’il me dit toute la journée : "-
Oh ! les beaux bras que vous avez !… mame Cibot ! je rêvais, cette nuit,
que c’était du pain et que j’étais du beurre, et que je m’étendais
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fossettes, et qui, tiré de son fourreau de mérinos commun, comme une
lame est tirée de sa gaine, devait éblouir Pons, qui n’osa pas le
regarder trop longtemps. - Et, reprit-elle, qui ont ouvert autant de
cœurs que mon couteau ouvrait d’huîtres ! Eh bien ! c’est à Cibot, et
j’ai eu le tort de négliger ce pauvre cher homme, qui se jetterait
Ligne 3 879 :
qui m’appelez ma chère madame Cibot, quand je ferais l’impossible pour
vous…</p><p>
- Écoutez-moi donc, dit le malade, je ne peux pas vous appeler ma mère ni ma femme…</p><p>
- Non, jamais de ma vie ni de mes jours, je ne m’attache plus à personne !…</p><p>
- Mais laissez-moi donc dire ! reprit Pons. Voyons, j’ai parlé de Schmucke, d’abord.</p><p>
- Monsieur Schmucke ! en voilà un de cœur ! dit-elle. Allez, il m’aime,
lui, parce qu’il est pauvre ! C’est la richesse qui rend insensible, et
vous êtes riche ! Eh bien ! n’ayez une garde, vous verrez quelle vie elle
Ligne 3 890 :
d’avoir une madame Cibot !… Allez ! quand monsieur Poulain viendra,
vous lui demanderez une garde !</p><p>
- Mais, sacrebleu ! écoutez-moi donc ! s’écria le malade en colère. Je ne
parlais pas des femmes en parlant de mon ami Schmucke !… Je sais bien
que je n’ai pas d’autres cœurs où je suis aimé sincèrement que le
vôtre et celui de Schmucke !…</p><p>
- Voulez-vous bien ne pas vous irriter comme ça ! s’écria la Cibot en se précipitant sur Pons et le récouchant de force.</p><p>
- Mais, comment ne vous aimerais-je pas ?… dit le pauvre Pons.</p><p>
- Vous m’aimez, là, bien vrai ?… Allons, allons, pardon, monsieur !
dit-elle en pleurant et essuyant ses pleurs. Eh bien ! oui, vous
m’aimez, comme on aime une domestique, voilà… une domestique à qui
l’on jette une viagère de six cents francs, comme un morceau de pain
dans la niche d’un chien !…</p><p>
- Oh ! madame Cibot ! s’écria Pons, pour qui me prenez-vous ? Vous ne me connaissez pas !</p><p>
- Ah ! vous m’aimerez encore mieux ! reprit-elle en recevant un regard de
Pons ; vous aimerez votre bonne grosse Cibot comme une mère ? Eh bien !
c’est cela ; je suis votre mère, vous êtes tous deux mes enfants !… Ah !
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vous l’aureriez rendue heureuse… ça se voit, vous étiez taillé pour
cela… Moi, d’abord, en voyant comment vous êtes avec monsieur
Schmucke, je me disais : - Non, monsieur Pons a manqué sa vie ! il était
fait pour être un bon mari… Allez, vous aimez les femmes !</p><p>
- Ah ! oui, dit Pons, et je n’en ai jamais eu !…</p><p>
- Vraiment ! s’écria la Cibot d’un air provocateur en se rapprochant de
Pons et lui prenant la main. Vous ne savez pas ce que c’est que n’avoir
une maîtresse qui fait les cent coups pour son ami ? C’est-il possible !
Ligne 3 951 :
celui de stoper la langue d’une portière épuisera le génie des
inventeurs.</p><p>
- Je sais ce que vous allez dire ! reprit-elle. Ça ne tue pas, mon cher
monsieur, de faire son testament quand on est malade ; et, n’à votre
place, moi, crainte d’accident, je ne voudrais pas abandonner ce pauvre
Ligne 3 960 :
donneriez votre bien ! Savez-vous qu’on dit que tout ce qui est ici en
vaut la peine ?</p><p>
- Mais, oui, dit Pons.</p><p>
- Rémonencq, qui vous connaît pour un amateur, et qui brocante, dit
qu’il vous ferait bien trente mille francs de rente viagère, pour avoir
vos tableaux après vous… En voilà une affaire ! À votre place, je la
Ligne 3 972 :
vit après vous, toutefois, car il mourra de votre mort ! Mais je suis
là, moi ! je le défendrai envers et contre tous !… moi et Cibot.</p><p>
- Chère madame Cibot, répondit Pons attendri par cet effroyable
bavardage où le sentiment paraissait être naïf comme il l’est chez les
gens du peuple ; que serais-je devenu sans vous et Schmucke ?</p><p>
- Ah ! nous sommes bien vos seuls amis sur cette terre ! ça c’est bien
vrai ! Mais deux bons cœurs valent toutes les familles… Ne me parlez
pas de la famille ! C’est comme la langue, disait cet ancien acteur,
c’est tout ce qu’il y a de meilleur et de pire… Où sont-ils donc, vos
parents ? En avez-vous, des parents ?… je ne les ai jamais vus…</p><p>
- C’est eux qui m’ont mis sur le grabat !… s’écria Pons avec une profonde amertume.</p><p>
- Ah ! vous avez des parents !… dit la Cibot en se dressant comme si
son fauteuil eût été de fer rougi subitement au feu Ah bien ! ils sont
gentils, vos parents ! Comment, voilà vingt jours, oui, ce matin, il y a
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votre place, je laisserais plutôt ma fortune à l’hospice des
Enfants-Trouvés que de leur donner un liard !</p><p>
- Eh bien, ma chère madame Cibot, je voulais léguer tout ce que je
possède à ma petite-cousine, la fille de mon cousin germain, le
président Camusot, vous savez, le magistrat qui est venu un matin, il y
a bientôt deux mois.</p><p>
- Ah ! un petit gros, qui vous a envoyé ses domestiques vous demander
pardon… de la sottise de sa femme… que la femme de chambre m’a fait
des questions sur vous, une vieille mijaurée à qui j’avais envie
Ligne 4 009 :
Tenez, voulez-vous que je vous dise le fin mot de tout ça ? Eh bien ! la
France est perdue !… Et sous l’Empereur, pas vrai, monsieur ? tout ça
marchait autrement. Aussi j’ai dit à Cibot : - Tiens, vois-tu, mon
homme, une maison où il y a des femmes de chambre à crispins en
velours, c’est des gens sans entrailles…</p><p>
- Sans entrailles ! c’est cela ! répondit Pons.</p><p>
Et Pons raconta ses déboires et ses chagrins à madame Cibot, qui se
répandit en invectives contre les parents, et témoigna la plus
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malade. L’art prodigieux de la Cibot consistait, à son insu d’ailleurs,
à exprimer les propres idées de Pons.</p><p>
- Ah ! voilà le docteur, dit-elle en entendant des coups de sonnette.</p><p>
Et elle laissa Pons tout seul, sachant bien que le Juif et Rémonencq arrivaient.</p><p>
- Ne faites pas de bruit, messieurs… dit-elle, qu’il ne s’aperçoive
de rien ! car il est comme un crin dès qu’il s’agit de son trésor.</p><p>
- Une simple promenade suffira, répondit le Juif armé de la loupe et d’une lorgnette.</p>
 
 
Ligne 4 112 :
récemment achevée.</p><p>
Élie Magus eut des larmes dans les yeux en regardant tour à tour ces quatre chefs-d’œuvre.</p><p>
- Je vous donne deux mille francs de gratification par chacun de ces
tableaux, si vous me les faites avoir pour quarante mille francs !…
dit-il à l’oreille de la Cibot stupéfaite de cette fortune tombée du
Ligne 4 119 :
produit un tel désarroi dans son intelligence et dans ses habitudes de
cupidité, que le Juif s’y abîma, comme on voit.</p><p>
- Et moi ?… dit Rémonencq qui ne se connaissait pas en tableaux.</p><p>
- Tout est ici de la même force, répliqua finement le Juif à l’oreille
de l’Auvergnat, prends dix tableaux au hasard et aux mêmes conditions,
ta fortune sera faite !</p><p>
Ligne 4 126 :
la plus vive de toutes, la satisfaction du succès en fait de fortune,
lorsque la voix du malade retentit et vibra comme des coups de cloche…</p><p>
- Qui va là !… criait Pons.</p><p>
- Monsieur ! recouchez-vous donc ! dit la Cibot en s’élançant sur Pons et
le forçant à se remettre au lit. Ah çà ! voulez-vous vous tuer !… Eh
bien ! ce n’est pas monsieur Poulain, c’est ce brave Rémonencq, qui est
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si aimé, que toute la maison est en l’air pour vous. De quoi donc
avez-vous peur ?</p><p>
- Mais, il me semble que vous êtes là plusieurs, dit le malade.</p><p>
- Plusieurs ! c’est bon !… Ah ! çà, rêvez-vous ?… Vous finirez par devenir fou, ma parole d’honneur !… Tenez ! voyez.</p><p>
La Cibot alla vivement ouvrir la porte, fit signe à Magus de se retirer et à Rémonencq d’avancer.</p><p>
- Eh bien ! mon cher monsieur, dit l’Auvergnat pour qui la Cibot avait
parlé, je viens savoir de vos nouvelles, car toute la maison est dans
les transes par rapport à vous… Personne n’aime que la mort se mette
Ligne 4 142 :
bien, m’a chargé de vous dire que si vous aviez besoin d’argent, il se
mettait à votre service…</p><p>
- Il vous envoie pour donner un coup d’œil à mes biblot !… dit le vieux collectionneur avec une aigreur pleine de défiance.</p><p>
Dans les maladies de foie, les sujets contractent presque toujours une
antipathie spéciale, momentanée ; ils concentrent leur mauvaise humeur
Ligne 4 149 :
envoyait, de moments en moments, Schmucke voir si personne ne s’était
glissé dans le sanctuaire.</p><p>
- Elle est assez belle, votre collection, répondit astucieusement
Rémonencq, pour exciter l’attention des chineurs ; je ne me connais pas
en haute curiosité, mais monsieur passe pour être un si grand
Ligne 4 159 :
sans cela… Les médecins sont des fripons qui profitent de notre état
pour…</p><p>
- Adieu, merci, monsieur, répondit Pons au ferrailleur en lui jetant des regards inquiets.</p><p>
- Je vais le reconduire, dit tout bas la Cibot à son malade, crainte qu’il ne touche à quelque chose.</p><p>
- Oui, oui, répondit le malade en remerciant la Cibot par un regard.</p><p>
La Cibot ferma la porte de la chambre à coucher, ce qui réveilla la
défiance de Pons. Elle trouva Magus immobile devant les quatre
Ligne 4 173 :
petit camaïeu de Raphaël et son portrait de vieillard, les plus
immenses chefs-d’œuvre de l’art.</p><p>
- Sauvez-vous sans bruit ! dit-elle.</p><p>
Le Juif s’en alla lentement et à reculons, regardant les tableaux comme un amant regarde une maîtresse à laquelle il dit adieu.</p>
 
Ligne 4 181 :
<p>
Quand le Juif fut sur le palier, la Cibot, à qui cette contemplation avait donné des idées, frappa sur le bras sec de Magus.</p><p>
- Vous me donnerez quatre mille francs par tableau ! sinon rien de fait…</p><p>
- Je suis si pauvre !… dit Magus. Si je désire ces toiles, c’est par amour, uniquement par amour de l’art, ma belle dame !</p><p>
- Tu es si sec, mon fiston ! dit la portière, que je conçois cet
amour-là. Mais si tu ne me promets pas aujourd’hui seize mille francs
devant Rémonencq, demain, ce sera vingt mille.</p><p>
- Je promets les seize, répondit le Juif effrayé de l’avidité de cette portière.</p><p>
- Par quoi ça peut-il jurer, un Juif ?… dit la Cibot à Rémonencq.</p><p>
- Vous pouvez vous fier à lui, répondit le ferrailleur, il est aussi honnête homme que moi.</p><p>
- Eh bien ! et vous ? demanda la portière, si je vous en fais vendre, que me donnerez-vous ?…</p><p>
- Moitié dans les bénéfices, dit promptement Rémonencq.</p><p>
- J’aime mieux une somme tout de suite, je ne suis pas dans le commerce, répondit la Cibot.</p><p>
- Vous entendez joliment les affaires ! dit Élie Magus en souriant, vous feriez une fameuse marchande.</p><p>
- Je lui offre de s’associer avec moi corps et biens, dit l’Auvergnat
en prenant le bras potelé de la Cibot et tapant dessus avec une force
de marteau. Je ne lui demande pas d’autre mise de fonds que sa beauté !
Ligne 4 202 :
Laissez-moi là votre loge quand vous aurez fait votre pelote ici, et
vous verrez ce que nous deviendrons à nous deux !</p><p>
- Faire ma pelote ! dit la Cibot. Je suis incapable de prendre ici la
valeur d’une épingle ! entendez-vous, Rémonencq ? s’écria la portière. Je
suis connue dans le quartier pour une honnête femme, n’à !</p><p>
Les yeux de la Cibot flamboyaient.</p><p>
- Là, rassurez-vous ! dit Élie Magus. Cet Auvergnat a l’air de vous trop aimer pour vouloir vous offenser.</p><p>
- Comme elle vous mènerait les pratiques ! s’écria l’Auvergnat.</p><p>
- Soyez justes, mes fistons, reprit madame Cibot radoucie, et jugez
vous-mêmes de ma situation ici !… Voilà dix ans que je m’extermine le
tempérament pour ces deux vieux garçons-là, sans que jamais ils ne
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donc vous fier à des héritiers ?… pus souvent ! Tenez, voyez-vous,
paroles ne puent pas, tout le monde est de la canaille !</p><p>
- C’est vrai ! dit sournoisement Élie Magus, et c’est encore nous
autres, ajouta-t-il en regardant Rémonencq, qui sommes les plus
honnêtes gens…</p><p>
- Laissez-moi donc, reprit la Cibot, je ne parle pas pour vous… Les
personnes pressantes, comme dit cet ancien acteur, sont toujours
acceptées !… Je vous jure que ces deux messieurs me doivent déjà près
Ligne 4 236 :
n’ose pas leux en parler. Pour lors, vous qu’êtes dans les affaires,
mon cher monsieur, me conseillez-vous de m’adresser à un avocat ?…</p><p>
- Un avocat ! s’écria Rémonencq, vous en savez plus que tous les avocastes !…</p><p>
Le bruit de la chute d’un corps lourd, tombé sur le carreau de la salle à manger, retentit dans le vaste espace de l’escalier.</p><p>
- Ah ! mon Dieu ! cria la Cibot, qué qu’il arrive ? Il me semble que c’est monsieur qui vient de prendre un billet de parterre !…</p><p>
Elle poussa ses deux complices qui dégringolèrent avec agilité, puis
elle se retourna, se précipita dans la salle à manger et y vit Pons
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elle le ranima. Puis, lorsqu’elle vit les yeux de Pons ouverts, que la
vie fut revenue, elle se posa les poings sur les hanches.</p><p>
- Sans pantoufles, en chemise ! il y a de quoi vous tuer ! Et pourquoi
vous défiez-vous de moi ?… Si c’est ainsi, adieu, monsieur. Après dix
ans que je vous sers, que je mets du mien dans votre ménage, que mes
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bras, que je risque d’être blessée pour le reste de mes jours. Ah ! mon
Dieu ! et la porte que j’ai laissée ouverte…</p><p>
- Avec qui causiez-vous ?</p><p>
- En voilà des idées ! s’écria la Cibot. Ah çà ! suis-je votre esclave ?
ai-je des comptes à vous rendre ? Savez-vous que si vous m’ennuyez
ainsi, je plante tout là ! Vous prendrez n’une garde !</p><p>
Pons, épouvanté de cette menace, donna sans le savoir à la Cibot la
mesure de ce qu’elle pouvait tenter avec cette épée de Damoclès.</p><p>
- C’est ma maladie ! dit-il piteusement.</p><p>
- À la bonne heure ! répliqua la Cibot rudement.</p><p>
Elle laissa Pons confus, en proie à des remords, admirant le dévouement
criard de sa garde-malade, se faisant des reproches, et ne sentant pas
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<p>
La Cibot aperçut Schmucke qui montait l’escalier.</p><p>
- Venez, monsieur… Il y a de tristes nouvelles ! allez ! monsieur Pons
devient fou !… Figurez-vous qu’il s’est levé tout nu, qu’il m’a
suivie, non, il s’est étendu là, tout de son long… Demandez-lui
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mes bras, que ses yeux en brillaient comme des escarboucles…</p><p>
Schmucke écoutait madame Cibot, comme s’il l’entendait parlant hébreu.</p><p>
- Je me suis donné un effort que j’en serai blessée pour jusqu’à la fin
de mes jours !… ajouta la Cibot en paraissant éprouver de vives
douleurs et pensant à mettre à profit l’idée qu’elle avait eue, par
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devenir sans elle ?… Schmucke, en voyant le changement produit chez
Pons par son escapade, n’osa pas le gronder.</p><p>
- Vichis pric-à-prac ! c’haimerais mieux les priler que de bertre mon
ami !… s’écria-t-il en apprenant de Pons la cause de l’accident. Se
tevier de montam Zibod, qui nous brede ses igonomies ! C’esdre bas pien ;
mais c’est la malatie…</p><p>
- Ah ! quelle maladie ! Je suis changé, je le sens, dit Pons. Je ne voudrais pas te faire souffrir, mon bon Schmucke.</p><p>
- Cronte-moi ! dit Schmucke, et laisse montam Zibod dranquille…</p><p>
Le docteur Poulain fit disparaître en quelques jours l’infirmité dont
se disait menacée madame Cibot, et sa réputation reçut dans le quartier
Ligne 4 321 :
une reconnaissance des deux mille francs qu’elle disait avoir prêtés
aux deux amis.</p><p>
- Ah ! quel médecin que monsieur Poulain ! dit la Cibot à Pons. Il vous
sauvera, mon cher monsieur, car il m’a tirée du cercueil ! Mon pauvre
Cibot me regardait comme morte !… Eh bien ! monsieur Poulain a dû vous
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Dieu, que je disais, prenez-moi, et laissez vivre mon cher monsieur
Pons…"</p><p>
- Pauvre chère madame Cibot, vous avez manqué d’avoir une infirmité pour moi !…</p><p>
- Ah ! sans monsieur Poulain, je serais dans la chemise de sapin qui
nous attend tous. Eh bien ! n’au bout du fossé la culbute, comme disait
cet ancien acteur ! Faut de la philosophie. Comment avez-vous fait sans
moi ?…</p><p>
- Schmucke m’a gardé, répondit le malade ; mais notre pauvre caisse et
notre clientèle en ont souffert… Je ne sais pas comment il a fait.</p><p>
- Ti galme ! Bons ! s’écria Schmucke, nus afons i tans le bère Zibod, ein panquier…</p><p>
- Ne parlez pas de cela ! mon cher mouton, vous êtes tous deux nos
enfants, s’écria la Cibot. Nos économies sont bien placées chez vous,
allez ! vous êtes plus solides que la Banque. Tant que nous aurons un
morceau de pain, vous en aurez la moitié… ça ne vaut pas la peine
d’en parler…</p><p>
- Baufre montam Zibod ! dit Schmucke en s’en allant.</p><p>
Pons gardait le silence.</p><p>
- Croireriez-vous, mon chérubin, dit la Cibot au malade en le voyant
inquiet, que, dans mon agonie, car j’ai vu la camarde de bien près !…
ce qui me tourmentait le plus, c’était de vous laisser seuls, livrés à
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laisseront jamais sans pain…</p><p>
Pons ne répondit rien à cette attaque ad testamentum, et la portière garda le silence en attendant un mot.</p><p>
- Je vous recommanderai à Schmucke, dit enfin le malade.</p><p>
- Ah ! s’écria la portière, tout ce que vous ferez sera bien fait, je
m’en rapporte à vous, à votre cœur… Ne parlons jamais de cela, car
vous m’humiliez, mon cher chérubin ; pensez à vous guérir ! vous vivrez
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dits les quatre mendiants, où se voyaient beaucoup de râpes de raisin,
et une assiette de mauvaises pommes de bateau.</p><p>
- Ma mère, vous pouvez rester, dit le médecin en retenant madame
Poulain par le bras, c’est madame Cibot de qui je vous ai parlé.</p><p>
- Mes respects, madame, mes devoirs, monsieur, dit la Cibot en
acceptant la chaise que lui présenta le docteur. Ah ! c’est madame votre
mère, elle est bien heureuse d’avoir un fils qui a tant de talent ; car
c’est mon sauveur, madame, il m’a tiré de l’abîme…</p><p>
La veuve Poulain trouva madame Cibot charmante, en l’entendant faire ainsi l’éloge de son fils.</p><p>
- C’est donc pour vous dire, mon cher monsieur Poulain, entre nous, que
le pauvre monsieur Pons va bien mal, et que j’ai à vous parler, rapport
à lui…</p><p>
- Passons au salon, dit le docteur Poulain en montrant la domestique à madame Cibot par un geste significatif.</p><p>
Une fois au salon, la Cibot expliqua longuement sa position avec les
deux Casse-noisettes, elle répéta l’histoire de son prêt en
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ange et dit tant et tant de mensonges arrosés de larmes, qu’elle finit
par attendrir la vieille madame Poulain.</p><p>
- Vous comprenez, mon cher monsieur, dit-elle en terminant, qu’il
faudrait bien savoir à quoi s’en tenir sur ce que monsieur Pons compte
faire pour moi, dans le cas où il viendrait à mourir ; c’est ce que je
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idées en français, et qui d’ailleurs est capable de s’en aller en
Allemagne, tant il sera désespéré de la mort de son ami ?…</p><p>
- Ma chère madame Cibot, répondit le docteur devenu grave, ces sortes
d’affaires ne concernent point les médecins, et l’exercice de ma
profession me serait interdit si l’on savait que je me suis mêlé des
dispositions testamentaires d’un de mes clients. La loi ne permet pas à
un médecin d’accepter un legs de son malade…</p><p>
- Quelle bête de loi ! car qu’est-ce qui m’empêche de partager mon legs avec vous ? répondit sur-le-champ la Cibot.</p><p>
- J’irai plus loin, dit le docteur, ma conscience de médecin m’interdit
de parler à monsieur Pons de sa mort. D’abord, il n’est pas assez en
danger pour cela ; puis, cette conversation de ma part lui causerait un
saisissement qui pourrait lui faire un mal réel, et rendre alors sa
maladie mortelle…</p><p>
- Mais je ne prends pas de mitaines, s’écria madame Cibot, pour lui
dire de mettre ses affaires en ordre, et il ne s’en porte pas plus
mal… Il est fait à cela !… ne craignez rien.</p><p>
- Ne me dites rien de plus, ma chère madame Cibot !… Ces choses ne
sont pas du domaine de la médecine, elles regardent les notaires…</p><p>
- Mais, mon cher monsieur Poulain, si monsieur Pons vous demandait de
lui-même où il en est, et s’il ferait bien de prendre ses précautions,
là, refuseriez-vous de lui dire que c’est une excellente chose pour
recouvrer la santé que d’avoir tout bâclé… Puis vous glisseriez un
petit mot de moi…</p><p>
- Ah ! s’il me parle de faire son testament, je ne l’en détournerai point, dit le docteur Poulain.</p><p>
- Eh bien ! voilà qui est dit, s’écria madame Cibot. Je venais vous
remercier de vos soins, ajouta-t-elle en glissant dans la main du
docteur une papillote qui contenait trois pièces d’or. C’est tout ce
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le médecin devait être son complice, puisqu’il acceptait des honoraires
pour une fausse maladie.</p><p>
- Comment, mon bon monsieur Poulain, lui dit-elle, après m’avoir tirée
d’affaire pour mon accident, vous refuseriez de me sauver de la misère
en disant quelques paroles ?</p><p>
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griffe rouge. Effrayé de perdre son honnêteté pour si peu de chose, il
répondit à cette idée diabolique par une idée non moins diabolique.</p><p>
- Écoutez, ma chère madame Cibot, dit-il en la faisant rentrer et
l’emmenant dans son cabinet, je vais vous payer la dette de
reconnaissance que j’ai contractée envers vous, à qui je dois ma place
de la mairie…</p><p>
- Nous partagerons, dit-elle vivement.</p><p>
- Quoi ? demanda le docteur.</p><p>
- La succession, répondit la portière.</p><p>
- Vous ne me connaissez pas, répliqua le docteur en se posant en
Valérius Publicola. Ne parlons plus de cela. J’ai pour ami de collège
un garçon fort intelligent, et nous sommes d’autant plus liés, que nous
Ligne 4 664 :
province comprennent si peu les intelligences parisiennes, que l’on a
fait mille chicanes à mon ami.</p><p>
- Des canailles ! s’écria la Cibot.</p><p>
- Oui, reprit le docteur, car on s’est coalisé contre lui si bien,
qu’il a été forcé de revendre son étude pour des faits où l’on a su lui
donner l’apparence d’un tort ; le procureur du Roi s’en est mêlé ; ce
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je serai votre intermédiaire…</p><p>
Madame Cibot regarda le docteur malignement.</p><p>
- N’est-ce pas l’homme de loi, dit-elle, qui a tiré la mercière de la
rue Vieille-du-Temple, madame Florimond, de la mauvaise passe où elle
était, rapport à cet héritage de son bon ami ?…</p><p>
- C’est lui-même, dit le docteur.</p><p>
- N’est-ce pas une horreur, s’écria la Cibot, qu’après lui avoir obtenu
deux mille francs de rente, elle lui a refusé sa main, qu’il lui
demandait, et qu’elle a cru, dit-on, être quitte en lui donnant douze
chemises de toile de Hollande, vingt-quatre mouchoirs, enfin tout un
trousseau !</p><p>
- Ma chère madame Cibot, dit le docteur, le trousseau valait mille
francs, et Fraisier, qui débutait alors dans le quartier, en avait bien
besoin. Elle a d’ailleurs payé le mémoire de frais sans observation…
Cette affaire-là en a valu d’autres à Fraisier, qui maintenant est très
occupé ; mais, dans mon genre, nos clientèles se valent…</p><p>
- Il n’y a que les justes qui pâtissent ici-bas, répondit la portière ! Eh bien ! adieu et merci, mon bon monsieur Poulain.</p><p>
Ici commence le drame, ou, si vous voulez, la comédie terrible de la
mort d’un célibataire livré par la force des choses à la rapacité des
Ligne 4 724 :
qualifiant d’homme de loi, vous l’aurez offensé tout autant que vous
offenseriez un négociant en gros de denrées coloniales à qui vous
adresseriez ainsi votre lettre : - Monsieur un tel, épicier. Un assez
grand nombre de gens du monde qui devraient savoir, puisque c’est là
toute leur science, ces délicatesses du savoir vivre, ignorent encore
Ligne 4 782 :
le déjeuner du cordonnier et des deux enfants, madame Cibot amena la
conversation sur les locataires et parla de l’homme de loi.</p><p>
- Je viens le consulter, dit-elle, pour des affaires ; un de ses amis,
monsieur le docteur Poulain, a dû me recommander à lui. Vous connaissez
monsieur Poulain ?</p><p>
- Je le crois bien ! dit la portière de la rue de la Perle. Il a sauvé ma petite qu’avait le croup.</p><p>
- Il m’a sauvée aussi, moi, madame. Quel homme est-ce, ce monsieur Fraisier ?…</p><p>
- C’est un homme, ma chère dame, dit la portière, de qui l’on arrache
bien difficilement l’argent de ses ports de lettres à la fin du mois.</p><p>
Cette réponse suffit à l’intelligente Cibot.</p><p>
- On peut être pauvre et honnête, répondit-elle.</p><p>
- Je l’espère bien, reprit la portière de Fraisier ; nous ne roulons pas
sur l’or ni sur l’argent, pas même sur les sous, mais nous n’avons pas
un liard à qui que ce soit.</p><p>
La Cibot se reconnut dans ce langage.</p><p>
- Enfin, ma petite, reprit-elle, on peut se fier à lui, n’est-ce pas ?</p><p>
- Ah ! dame ! quand monsieur Fraisier veut du bien à quelqu’un, j’ai entendu dire à madame Florimond qu’il n’a pas son pareil…</p><p>
- Et pourquoi ne l’a-t-elle pas épousé, demanda vivement la Cibot,
puisqu’elle lui devait sa fortune ? C’est quelque chose pour une petite
mercière, et qui était entretenue par un vieux, que de devenir la femme
d’un avocat…</p><p>
- Pourquoi ? dit la portière en entraînant madame Cibot dans l’allée ;
vous montez chez lui, n’est-ce pas, madame ?… eh bien ! quand vous
serez dans son cabinet, vous saurez pourquoi.</p>
Ligne 4 819 :
docteur Poulain ; mais en se réservant de l’employer à ses affaires
d’après ses impressions.</p><p>
- Je me demande quelquefois comment madame Sauvage peut tenir à son
service, dit en forme de commentaire la portière qui suivait madame
Cibot. Je vous accompagne, madame, ajouta-t-elle, car je monte le lait
Ligne 4 853 :
dont le lait répandu jetait dans l’escalier une odeur de plus, qui s’y
sentait peu, malgré son âcreté nauséabonde.</p><p>
- Qué qu’il y a pour votre service, médème ? demanda madame Sauvage.</p><p>
Et, d’un air menaçant, elle jeta sur la Cibot, qu’elle trouva, sans
doute, trop bien vêtue, un regard d’autant plus meurtrier, que ses yeux
étaient naturellement sanguinolents.</p><p>
- Je viens voir monsieur Fraisier de la part de son ami le docteur Poulain.</p><p>
- Entrez, médème, répondit la Sauvage d’un air devenu soudain très
aimable et qui prouvait qu’elle était avertie de cette visite matinale.</p><p>
Et, après avoir fait une révérence de théâtre, la domestique à moitié
Ligne 4 880 :
brique et d’une expression sinistre, se leva de dessus un fauteuil de
canne, où il siégeait sur un rond en maroquin vert. Il prit un air
agréable et une voix flûtée pour dire, en avançant une chaise : - Madame
Cibot, je pense ?…</p><p>
- Oui, monsieur, répondit la portière qui perdit son assurance habituelle.</p><p>
Madame Cibot fut effrayée par cette voix, qui ressemblait assez à celle
de la sonnette, et par un regard encore plus vert que les yeux
Ligne 4 889 :
Cibot comprit alors pourquoi madame Florimond n’était pas devenue
madame Fraisier.</p><p>
- Poulain m’a parlé de vous, ma chère dame, dit l’homme de loi, de
cette voix d’emprunt qu’on appelle vulgairement petite voix, mais qui
restait aigre et clairette comme un vin de pays.</p><p>
Ligne 4 901 :
de roseau, Fraisier réunit d’un coup de pincettes deux tisons qui
s’évitaient depuis fort longtemps, comme deux frères ennemis. Puis,
saisi d’une pensée subite, il se leva : - Madame Sauvage ! cria-t-il.</p><p>
- Après ?</p><p>
- Je n’y suis pour personne.</p><p>
- Hé ! parbleur ! on le sait, répondit la virago d’une maîtresse voix.</p><p>
- C’est ma vieille nourrice, dit l’homme de loi d’un air confus à la Cibot.</p><p>
- Elle a encore beaucoup de laid, répliqua l’ancienne héroïne des Halles.</p><p>
Fraisier rit du calembour et mit le verrou, pour que sa ménagère ne vînt pas interrompre les confidences de la Cibot.</p><p>
- Eh bien ! madame, expliquez-moi votre affaire, dit-il en s’asseyant et
tâchant toujours de draper sa robe de chambre. Une personne qui m’est
recommandée par le seul ami que j’aie au monde peut compter sur moi…
Ligne 4 929 :
future cliente, fut pris d’une toux dite de cercueil, et eut recours à
un bol en faïence à demi plein de jus d’herbes, qu’il vida.</p><p>
- Sans Poulain, je serais déjà mort, ma chère madame Cibot, répondit
Fraisier à des regards maternels que lui jeta la portière ; mais il me
rendra, dit-il, la santé…</p><p>
Il paraissait avoir perdu la mémoire des confidences de sa cliente, qui pensait à quitter un pareil moribond.</p><p>
- Madame, en matière de succession, avant de s’avancer, il faut savoir
deux choses, reprit l’ancien avoué de Mantes en devenant grave.
Premièrement, si la succession vaut la peine qu’on se donne, et,
Ligne 4 940 :
La Cibot parla de Rémonencq et d’Élie Magus, et dit que les deux fins
compères évaluaient la collection de tableaux à six cent mille francs…</p><p>
- La prendraient-ils à ce prix-là ?… demanda l’ancien avoué de Mantes,
car, voyez-vous, madame, les gens d’affaires ne croient pas aux
tableaux. Un tableau, c’est quarante sous de toile ou cent mille francs
Ligne 4 955 :
lire sur ce front, sur cette atroce physionomie, et trouva ce qu’en
affaires on nomme une tête de bois.</p><p>
- Oui, mon cher monsieur ; répéta la Cibot, mon monsieur Pons est le
propre cousin du président Camusot de Marville, il me rabâche sa
parenté deux fois par jour. La première femme de monsieur Camusot, le
marchand de soieries…</p><p>
- Qui vient d’être nommé pair de France…</p><p>
- Était une demoiselle Pons, cousine germaine de monsieur Pons.</p><p>
- Ils sont cousins issus de germains…</p><p>
- Ils ne sont plus rien du tout, ils sont brouillés.</p><p>
Monsieur Camusot de Marville avait été, pendant cinq ans, président du
tribunal de Mantes, avant de venir à Paris. Non seulement il y avait
Ligne 4 969 :
lié pendant son séjour, présidait encore le tribunal et conséquemment
connaissait Fraisier à fond.</p><p>
- Savez-vous, madame, dit-il lorsque la Cibot eut arrêté les rouges
écluses de sa bouche torrentielle, savez-vous que vous auriez pour
ennemi capital un homme qui peut envoyer les gens à l’échafaud ?</p><p>
La portière exécuta sur sa chaise un bond qui la fit ressembler à la poupée de ce joujou nommé une surprise.</p><p>
- Calmez-vous, ma chère dame, reprit Fraisier. Que vous ignoriez ce
qu’est le président de la chambre des mises en accusation de la Cour
royale de Paris, rien de plus naturel, mais vous deviez savoir que
Ligne 4 987 :
d’assises.</p><p>
La Cibot tressaillit encore à ce mot.</p><p>
- Oui, c’est lui qui vous envoie là, reprit Fraisier. Ah ! ma chère
dame, vous ne savez pas ce qu’est une robe rouge ! C’est déjà bien assez
d’avoir une simple robe noire contre soi ! Si vous me voyez ici ruiné,
Ligne 5 006 :
l’un des plus grands seigneurs de la cour de Charles X. Enfin, elle a
renversé le procureur général, monsieur de Granville…</p><p>
- Qui demeurait Vieille-rue-du-Temple, au coin de la rue Saint-François, dit la Cibot.</p><p>
- C’est lui-même… On dit qu’elle veut faire son mari ministre de la
justice, et je ne sais pas si elle n’arrivera point à ses fins… Si
elle se mettait dans l’idée de nous envoyer tous deux en cour d’assises
et au bagne, moi qui suis innocent comme l’enfant qui naît, je
prendrais un passe-portpasseport et j’irais aux États-Unis… tant je connais
bien la justice. Or, ma chère madame Cibot, pour pouvoir marier sa
fille unique au jeune vicomte Popinot, qui sera, dit-on, héritier de
Ligne 5 021 :
j’aimerais mieux affronter des canons chargés à mitraille que de me
savoir une pareille femme contre moi…</p><p>
- Mais, dit la Cibot, ils sont brouillés…</p><p>
- Qu’est-ce que cela fait ? dit Fraisier. Raison de plus ! Tuer un parent
de qui l’on se plaint, c’est quelque chose ; mais hériter de lui, c’est
là un plaisir !</p><p>
- Mais le bonhomme a ses héritiers en horreur ; il me répète que ces
gens-là, je me rappelle les noms, monsieur Cardot, monsieur Berthier,
etc., l’ont écrasé comme un œuf qui se trouverait sous un tombereau.</p><p>
- Voulez-vous être broyée ainsi ?…</p><p>
- Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la portière. Ah ! madame Fontaine avait
raison en disant que je rencontrerais des obstacles ; mais elle a dit
que je réussirais…</p><p>
- Écoutez, ma chère madame Cibot… Que vous tiriez de cette affaire
une trentaine de mille francs, c’est possible ; mais la succession, il
n’y faut pas songer.. Nous avons causé de vous et de votre affaire, le
docteur Poulain et moi, hier au soir…</p><p>
Là, madame Cibot fit encore un bond sur [sa] chaise.</p><p>
- Eh bien ! qu’avez-vous ?</p><p>
- Mais, si vous connaissiez mon affaire, pourquoi m’avez-vous laissée jaser comme une pie ?</p><p>
- Madame Cibot, je connaissais votre affaire, mais je ne savais rien de madame Cibot ! Autant de clients, autant de caractères…</p><p>
Là, madame Cibot jeta sur son futur conseil un singulier regard où toute sa défiance éclata et que Fraisier surprit.</p>
 
Ligne 5 046 :
 
<p>
- Je reprends, dit Fraisier. Donc, notre ami Poulain a été mis par vous
en rapport avec le vieux monsieur Pillerault, le grand-oncle de madame
la comtesse, Popinot, et c’est un de vos titres à mon dévouement.
Ligne 5 059 :
qu’une cloche n’a qu’un son… Votre malade se dit innocent, mais le
monde le regarde comme un monstre…</p><p>
- Ça ne m’étonnerait pas qu’il en fût un ! s’écria la Cibot.
Figurez-vous que voilà dix ans passés que j’y mets du mien, il le sait,
il a mes économies, et il ne veut pas me coucher sur son testament…
Ligne 5 067 :
regarde d’un air… Le plus qu’il m’a dit, c’est qu’il me
recommanderait à monsieur Schmucke.</p><p>
- Il compte donc faire un testament en faveur de ce Schmucke ?</p><p>
- Il lui donnera tout…</p><p>
- Écoutez, ma chère madame Cibot, il faudrait pour que j’eusse des
opinions arrêtées, pour concevoir un plan, que je connusse monsieur
Schmucke, que je visse les objets dont se compose la succession, que
j’eusse une conférence avec ce Juif de qui vous me parlez ; et, alors,
laissez-moi vous diriger…</p><p>
- Nous verrons, mon bon monsieur Fraisier.</p><p>
- Comment ! nous verrons, dit Fraisier en jetant un regard de vipère à
la Cibot et parlant avec sa voix naturelle. Ah çà ! suis-je ou ne
suis-je pas votre conseil ? entendons-nous bien.</p><p>
La Cibot se sentit devinée, elle eut froid dans le dos.</p><p>
- Vous avez toute ma confiance, répondit-elle en se voyant à la merci d’un tigre.</p><p>
- Nous autres avoués, nous sommes habitués aux trahisons de nos
clients. Examinez bien votre position : elle est superbe. Si vous suivez
mes conseils de point en point, vous aurez, je vous le garantis, trente
Ligne 5 091 :
Cibot, qui pensa sur-le-champ que Fraisier se chargerait de la
dénonciation.</p><p>
- Ma chère cliente, en dix minutes on obtiendra du bonhomme Pillerault
votre renvoi de la loge, et l’on vous donnera deux heures pour
déménager…</p><p>
- Quéque ça me ferait !… dit la Cibot en se dressant sur ses pieds en
Bellone, je resterais chez ces messieurs comme leur femme de confiance.</p><p>
- Et, voyant cela, l’on vous tendrait un piège, et vous vous
réveilleriez un beau matin dans un cachot, vous et votre mari, sous une
accusation capitale…</p><p>
- Moi !… s’écria la Cibot, moi qui n’ai pas n’une centime à autrui !… Moi !… moi !…</p><p>
Elle parla pendant cinq minutes, et Fraisier examina cette grande
artiste exécutant son concerto de louanges sur elle-même. Il était
Ligne 5 105 :
en dedans, sa perruque sèche se remuait. C’était Robespierre au temps
où ce Sylla français faisait des quatrains.</p><p>
- Et comment ! et pourquoi ! et sous quel prétexte ! demanda-t-elle en terminant.</p><p>
- Voulez-vous savoir comment vous pourriez être guillotinée ?…</p><p>
La Cibot tomba pâle comme une morte, car cette phrase lui tomba sur le
cou comme le couteau de la loi. Elle regarda Fraisier d’un air égaré.</p><p>
- Écoutez-moi bien, ma chère enfant, reprit Fraisier en réprimant un
mouvement de satisfaction que lui causa l’effroi de sa cliente.</p><p>
- J’aimerais mieux tout laisser là… dit en murmurant la Cibot.</p><p>
Et elle voulut se lever.</p><p>
- Restez, car vous devez connaître votre danger, je vous dois mes
lumières, dit impérieusement Fraisier. Vous êtes renvoyée par monsieur
Pillerault, ça ne fait pas de doute, n’est-ce pas ? Vous devenez la
Ligne 5 120 :
vous emparer de cette succession, en tirer pied ou aile…</p><p>
La Cibot fit un geste.</p><p>
- Je ne vous blâme pas, ce n’est pas mon rôle, dit Fraisier en
répondant au geste de sa cliente. C’est une bataille que cette
entreprise, et vous irez plus loin que vous ne pensez ! On se grise de
son idée, on tape dur…</p><p>
Autre geste de dénégation de la part de madame Cibot, qui se rengorgea.</p><p>
- Allons, allons, ma petite mère, reprit Fraisier avec une horrible familiarité, vous iriez bien loin…</p><p>
- Ah çà ! me prenez-vous pour une voleuse ?</p><p>
- Allons, maman, vous avez un reçu de monsieur Schmucke qui vous a peu
coûté… Ah ! vous êtes ici à confesse, ma belle dame… Ne trompez pas
votre confesseur, surtout quand ce confesseur a le pouvoir de lire dans
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La Cibot fut effrayée de la perspicacité de cet homme et comprit la
raison de la profonde attention avec laquelle il l’avait écoutée.</p><p>
- Eh bien ! reprit Fraisier, vous pouvez bien admettre que la présidente
ne se laissera pas dépasser par vous dans cette course à la
succession… On vous observera, l’on vous espionnera… Vous obtenez
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fidèle à sa religion, devait regarder l’inquisiteur au moment où elle
s’entendait condamner au feu.</p><p>
- Vous dites donc, mon bon monsieur Fraisier, qu’en vous laissant
faire, vous confiant le soin de mes intérêts, j’aurais quelque chose,
sans rien craindre ?</p><p>
- Je vous garantis trente mille francs, dit Fraisier en homme sûr de son fait.</p><p>
- Enfin, vous savez combien j’aime le cher docteur Poulain, reprit-elle
de sa voix la plus pateline, c’est lui qui m’a dit de venir vous
trouver, et le digne homme ne m’envoyait pas ici pour m’entendre dire
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son ami Fraisier, et leurs esprits alertes avaient sondé toutes les
hypothèses, examiné les ressources et les dangers. Fraisier, dans un
élan d’enthousiasme, s’était écrié : - Notre fortune à tous deux est
là-dedans ! Et il avait promis à Poulain une place de médecin en chef
d’hôpital, à Paris, et il s’était promis à lui-même de devenir juge de
Ligne 5 207 :
d’abattre à ses pieds l’audacieuse portière en déployant toutes les
forces de sa nature vénéneuse.</p><p>
- Ma chère madame Cibot, voyons, rassurez-vous, dit-il en lui prenant la main.</p><p>
Cette main, froide comme la peau d’un serpent, produisit une impression
terrible sur la portière, il en résulta comme une réaction physique qui
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Fontaine moins dangereux à toucher que ce bocal de poisons couvert
d’une perruque rougeâtre et qui parlait comme les portes crient.</p><p>
- Ne croyez pas que je vous effraie à tort, reprit Fraisier après avoir
noté ce nouveau mouvement de répulsion de la Cibot. Les affaires qui
font la terrible réputation de madame la présidente sont tellement
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danger… Je suis déjà ruiné par la Justice, moi, pauvre petit avoué
obscur. Mon expérience me coûte cher, elle est toute à votre service.</p><p>
- Ma foi, non, merci… dit la Cibot, je renonce à tout ! j’aurai fait
un ingrat. Je ne veux que mon dû ! J’ai trente ans de probité, monsieur.
Mon monsieur Pons dit qu’il me recommandera sur son testament à son ami
Ligne 5 241 :
Allemand…</p><p>
Fraisier dépassait le but, il avait découragé la Cibot, et il fut obligé d’effacer les tristes impressions qu’elle avait reçues.</p><p>
- Ne désespérons de rien, dit-il, allez-vous-en chez vous, tout tranquillement. Allez, nous conduirons l’affaire à bon port.</p><p>
- Mais que faut-il que je fasse alors, mon bon monsieur Fraisier, pour avoir des rentes, et ?…</p><p>
- N’avoir aucun remords, dit-il vivement en coupant la parole à la
Cibot. Eh ! mais, c’est précisément pour ce résultat que les gens
d’affaires sont inventés. On ne peut rien avoir dans ces cas-là sans se
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posséderez en paix vis-à-vis des hommes, car la conscience, c’est votre
affaire.</p><p>
- Eh bien ! dites, reprit la Cibot, que ces paroles rendirent curieuse et heureuse.</p><p>
- Je ne sais pas, je n’ai pas étudié l’affaire dans ses moyens, je ne
me suis occupé que des obstacles. D’abord, il faut, voyez-vous, pousser
au testament, et vous ne ferez pas fausse route ; mais avant tout,
sachons en faveur de qui Pons disposera de sa fortune, car si vous
étiez son héritière…</p><p>
- Non, non, il ne m’aime pas ! Ah ! si j’avais connu la valeur de ses
biblots, et si j’avais su ce qu’il m’a dit de ses amours, je serais
sans inquiétude aujourd’hui…</p><p>
- Enfin, reprit Fraisier, allez toujours ! Les moribonds ont de
singulières fantaisies, ma chère madame Cibot, ils trompent bien des
espérances. Qu’il teste, et nous verrons après. Mais, avant tout, il
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suis l’ami de mon client, à pendre et à dépendre, quand il est le mien.
Ami ou ennemi, tel est mon caractère.</p><p>
- Eh bien ! je serai toute à vous, dit la Cibot, et, quant aux honoraires, monsieur Poulain…</p><p>
- Ne parlons pas de cela, dit Fraisier. Songez à maintenir Poulain au
chevet du malade ; le docteur est un des cœurs les plus honnêtes, les
plus purs que je connaisse, et il nous faut là, voyez-vous, un homme
sûr… Poulain vaut mieux que moi, je suis devenu méchant.</p><p>
- Vous en avez l’air, dit la Cibot, mais moi je me fierais à vous…</p><p>
- Et vous auriez raison ! dit-il… Venez me voir à chaque incident, et allez… Vous êtes une femme d’esprit, tout ira bien.</p><p>
- Adieu, mon cher monsieur Fraisier, bonne santé… votre servante.</p><p>
Fraisier reconduisit la cliente jusqu’à la porte, et là, comme elle la veille avec le docteur, il lui dit son dernier mot.</p><p>
- Si vous pouviez faire réclamer mes conseils par monsieur Pons, ce serait un grand pas de fait…</p><p>
- Je tâcherai, répondit la Cibot.</p><p>
- Ma grosse mère, reprit Fraisier en faisant rentrer la Cibot jusque
dans son cabinet, je connais beaucoup monsieur Trognon, notaire, c’est
le notaire du quartier. Si monsieur Pons n’a pas de notaire, parlez-lui
de celui-là… faites-lui prendre.</p><p>
- Compris, répondit la Cibot.</p><p>
En se retirant, la portière entendit le frôlement d’une robe et le
bruit d’un pas pesant qui voulait se rendre léger. Une fois seule et
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naturelle et qui l’allait mettre en lutte sourde avec son terrible
conseiller.</p><p>
- Eh ! qu’ai-je besoin, se dit-elle, de me donner des associés ? faisons
ma pelote, et après je prendrai tout ce qu’ils m’offriront pour servir
leurs intérêts…</p><p>
Ligne 5 300 :
 
<p>
- Eh bien ! mon cher monsieur Schmucke, dit la Cibot en entrant dans l’appartement, comment va notre cher adoré de malade ?</p><p>
- Bas pien, répondit l’Allemand. Bons hâ paddi (battu) la gambagne bendant tidde la nouitte.</p><p>
- Qué qu’il disait donc ?</p><p>
- Tes bêtisses ! qu’il foulait que c’husse dude sa vordine (fortune), à
la gondission de ne rien vendre… Et il pleurait ! Paufre homme ! Ça m’a
vait pien ti mâle !</p><p>
- Ça passera ! mon cher bichon ! reprit la portière. Je vous ai fait
attendre votre déjeuner, vu qu’il s’en va de neuf heures, mais ne me
grondez pas… Voyez-vous, j’ai eu bien des affaires… rapport à vous.
V’là que nous n’avons plus rien, et je me suis procuré de l’argent !…</p><p>
- Et gomment ? dit le pianiste.</p><p>
- Et ma tante !</p><p>
- Guèle dande ?</p><p>
- Le plan !</p><p>
- Le bland ?</p><p>
- Oh ! cher homme ! est-il simple ! Non, vous êtes un saint, n’un amour,
un archevêque d’innocence, un homme à empailler, comme disait cet
ancien acteur. Comment ! vous êtes à Paris depuis vingt-neuf ans, vous
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il est. Sauvons-le avant tout, et nous verrons après. Eh bien ! dans le
temps comme dans le temps. À la guerre comme à la guerre, pas vrai !…</p><p>
- Ponne phâme ! cueir ziblime ! dit le pauvre musicien en prenant la main
de la Cibot et la mettant sur son cœur, avec une expression
d’attendrissement.</p><p>
Cet ange leva les yeux au ciel, les montra pleins de larmes.</p><p>
- Finissez donc, papa Schmucke, vous êtes drôle. V’là-t-il pas quelque
chose de fort ! Je suis n’une vieille fille du peuple, j’ai le cœur sur
la main. J’ai de ça, voyez-vous, dit-elle en se frappant le sein,
autant que vous deux, qui êtes des âmes d’or…</p><p>
- Baba Schmucke ! reprit le musicien. Non t’aller au fond di chagrin,
t’y bleurer tes larmes de sang, et te monder tans le ciel, ça me prise !
che ne sirfifrai pas à Bons…</p><p>
- Parbleu, je le crois bien, vous vous tuez… Écoutez, mon bichon…</p><p>
- Pichon !</p><p>
- Eh bien ! mon fiston.</p><p>
- Viston ?</p><p>
- Mon chou, n’a ! si vous aimez mieux.</p><p>
- Ça n’esde bas plis clair…</p><p>
- Eh bien ! laissez-moi vous soigner et vous diriger, ou si vous
continuez ainsi, voyez-vous, j’aurai deux malades sur les bras… Selon
ma petite entendement, il faut nous partager la besogne ici. Vous ne
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vous êtes, pour avoir veillé monsieur cette nuit…</p><p>
Elle amena Schmucke devant la glace, et Schmucke se trouva fort changé.</p><p>
- Donc, si vous êtes de mon avis, je vas vous servir darre darre votre
déjeuner. Puis vous garderez encore notre amour jusqu’à deux heures.
Mais vous allez me donner la liste de vos pratiques, et j’aurai bientôt
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arrivée, et vous vous reposerez jusqu’à ce soir.</p><p>
Cette proposition était si sage, que Schmucke y adhéra sur-le-champ.</p><p>
- Motus avec monsieur Pons ; car, vous savez, il se croirait perdu si
nous lui disions comme ça qu’il va suspendre ses fonctions au théâtre
et ses leçons. Le pauvre monsieur s’imaginerait qu’il ne retrouvera
plus ses écolières… des bêtises… Monsieur Poulain dit que nous ne
sauverons notre Benjamin qu’en le laissant dans le plus grand calme.</p><p>
- À pien ! pien ! vaides le técheuner, che fais vaire la lisde et vis tonner les attresses !… fis avez réson, che zugomprais !</p><p>
Une heure après, la Cibot s’endimancha, partit en milord au grand
étonnement de Rémonencq, et se promit de représenter dignement la femme
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entre eux, comme tous les gens de même profession. Chaque état a ses
Shiholeth, comme il a son injure et ses stigmates.</p><p>
- Ah ! madame, vous êtes la portière du théâtre, avait dit la Cibot.
Moi, je ne suis qu’une pauvre concierge d’une maison de la rue de
Normandie où loge monsieur Pons, votre chef d’orchestre. Oh ! comme je
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danseuses, les auteurs ! C’est, comme disait cet ancien acteur, le bâton
de maréchal de notre métier.</p><p>
- Et comment va-t-il, ce brave monsieur Pons ? demanda la portière.</p><p>
- Mais il ne va pas du tout ; v’là deux mois qu’il ne sort pas de son
lit, et il quittera la maison les pieds en avant, c’est sûr.</p><p>
- Ce sera une perte…</p><p>
- Oui. Je viens de sa part expliquer sa position à votre directeur ; tâchez donc, ma petite, que je lui parle…</p><p>
- Une dame de la part de monsieur Pons !</p><p>
Ce fut ainsi que le garçon de théâtre, attaché au service du cabinet,
annonça madame Cibot, que la concierge du théâtre lui recommanda.
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avait-il pris un développement financier qui réagissait sur sa
personne. Devenu fort et gros, coloré par la bonne chère et la
prospérité, Gaudissard s’était métamorphosé franchement en Mondor. -
Nous tournons au Beaujon ! disait-il en essayant de rire le premier de
lui-même. - Tu n’en es encore qu’à Turcaret, lui répondit Bixiou qui le
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d’intérêt, à monsieur Matifat, au général Gouraud, gendre de Matifat, à
Crevel, s’ils étaient contents de Gaudissard, Gouraud, devenu pair de
France, répondit : - On nous dit qu’il nous vole, mais il est si
spirituel, si bon enfant, que nous sommes contents… - C’est alors
comme dans le conte de La Fontaine, dit l’ancien ministre en souriant.
Gaudissard faisait valoir ses capitaux dans des affaires en dehors du
Ligne 5 467 :
Paris, mademoiselle Minard. Il espérait être nommé député sur sa ligne
et arriver, par la protection de Popinot, au Conseil d’État.</p><p>
- À qui ai-je l’honneur de parler ? dit Gaudissard en arrêtant sur la Cibot un regard directorial.</p><p>
- Je suis, monsieur, la femme de confiance de monsieur Pons.</p><p>
- Eh bien ! comment va-t-il, ce cher garçon ?…</p><p>
- Mal, très mal, monsieur.</p><p>
- Diable ! diable ! j’en suis fâché, je l’irai voir ; car c’est un de ces hommes rares…</p><p>
- Ah ! oui, monsieur, un vrai chérubin… Je me demande encore comment cet homme-là se trouvait dans un théâtre…</p><p>
- Mais, madame, le théâtre est un lieu de correction pour les mœurs…
dit Gaudissard. Pauvre Pons !… ma parole d’honneur, on devrait avoir
de la graine pour entretenir cette espèce-là… c’est un homme modèle,
Ligne 5 481 :
heures… et nous aurons beau nous apitoyer, ça ne ferait pas de bonne
musique… Voyons, où en est-il ?</p><p>
- Hélas ! mon bon monsieur, dit la Cibot en tirant son mouchoir et en se
le mettant sur les yeux, c’est bien terrible à dire ; mais je crois que
nous aurons le malheur de le perdre, quoique nous le soignions comme la
Ligne 5 489 :
comme s’il y avait de l’espoir, et d’essayer d’arracher ce digne et
cher homme à la mort… Le médecin n’a plus d’espoir.</p><p>
- Et de quoi meurt-il ?</p><p>
- De chagrin, de jaunisse, du foie, et tout cela compliqué de bien des choses de famille.</p><p>
- Et d’un médecin, dit Gaudissard. Il aurait dû prendre le docteur Lebrun, notre médecin, ça n’aurait rien coûté…</p><p>
- Monsieur en a un qu’est un dieu.. mais que peut faire un médecin, malgré son talent, contre tant de causes ?…</p><p>
- J’avais bien besoin de ces deux braves Casse-noisettes pour la musique de ma nouvelle féerie.</p><p>
- Est-ce quelque chose que je puisse faire pour eux ? dit la Cibot d’un air digne de Jocrisse.</p><p>
Gaudissard éclata de rire.</p><p>
- Monsieur, je suis leur femme de confiance, et il y a bien des choses que ces messieurs…</p><p>
Aux éclats de rire de Gaudissard, une femme s’écria : - Si tu ris, on peut entrer, mon vieux.</p><p>
Et le premier sujet de la danse fit irruption dans le cabinet en se
jetant sur le seul canapé qui s’y trouvât. C’était Héloïse Brisetout,
enveloppée d’une magnifique écharpe dite algérienne.</p><p>
- Qu’est-ce qui te fait rire ?… Est-ce madame ? Pour quel emploi
vient-elle ?… dit la danseuse en jetant un de ces regards d’artiste à
artiste qui devrait faire le sujet d’un tableau.</p><p>
Ligne 5 508 :
que n’en ont ordinairement les premiers sujets de la danse ; en faisant
sa question, elle respira dans une cassolette des parfums pénétrants.</p><p>
- Madame, toutes les femmes se valent quand elles sont belles, et si je
ne renifle pas la peste en flacon, et si je ne me mets pas de brique
pilée sur les joues…</p><p>
- Avec ce que la nature vous en a mis déjà, ça ferait un fier
pléonasme, mon enfant ! dit Héloïse en jetant une œillade à son
directeur.</p><p>
- Je suis une honnête femme…</p><p>
- Tant pis pour vous, dit Héloïse. N’est fichtre pas entretenue qui veut ! et je le suis, madame, et crânement bien !</p><p>
- Comment, tant pis ! Vous avez beau avoir des Algériens sur le corps et
faire votre tête, dit la Cibot, vous n’aurez jamais tant de
déclarations que j’en ai reçu, médème ! Et vous ne vaudrez jamais la
Ligne 5 523 :
revers de sa main droite à son front, comme un soldat qui salue son
général.</p><p>
- Quoi ! dit Gaudissard, vous seriez cette belle écaillère dont me parlait mon père ?</p><p>
- Madame ne connaît alors ni la cachucha ni la polka ? Madame a cinquante ans passés ! dit Héloïse.</p><p>
La danseuse se posa dramatiquement et déclama ce vers :</p><p>
Soyons amis, Cinna !…</p><p>
- Allons, Héloïse, madame n’est pas de force, laisse-la tranquille.</p><p>
- Madame serait la nouvelle Héloïse ?… dit la portière avec une fausse ingénuité pleine de raillerie.</p><p>
- Pas mal, la vieille ! s’écria Gaudissart.</p><p>
- C’est archidit, reprit la danseuse, le calembour a des moustaches
grises, trouvez-en un autre, la vieille… ou prenez une cigarette.</p><p>
- Pardonnez-moi, madame, dit la Cibot, je suis trop triste pour
continuer à vous répondre, j’ai mes deux messieurs bien malades… et
j’ai engagé pour les nourrir et leur éviter des chagrins jusqu’aux
habits de mon mari, ce matin, qu’en voilà la reconnaissance…</p><p>
- Oh ! ici la chose tourne au drame ! s’écria la belle Héloïse. De quoi s’agit-il ?</p><p>
- Madame, reprit la Cibot, tombe ici comme…</p><p>
- Comme un premier sujet, dit Héloïse. Je vous souffle, allez ! médème.</p><p>
- Allons, je suis pressé, dit Gaudissard. Assez de farces comme ça !
Héloïse, madame est la femme de confiance de notre pauvre chef
d’orchestre qui se meurt ; elle vient me dire de ne plus compter sur
lui ; je suis dans l’embarras.</p><p>
- Ah ! le pauvre homme, mais il faut donner une représentation à son bénéfice.</p><p>
- Ça le ruinerait ! dit Gaudissard, il pourrait le lendemain devoir cinq
cents francs aux hospices qui ne reconnaissent pas d’autres malheureux
à Paris que les leurs. Non, tenez, ma bonne femme, puisque vous courez
pour le prix Montyon… Gaudissard sonna, le garçon de théâtre se
présenta soudain. - Dites au caissier de m’envoyer un billet de mille
francs. Asseyez-vous, madame.</p><p>
- Ah ! pauvre femme, voilà qu’elle pleure !… s’écria la danseuse. C’est
bête… Allons, ma mère, nous irons le voir, consolez-vous. - Dis donc,
toi, Chinois, dit-elle au directeur en l’attirant dans un coin, tu veux
me faire jouer le premier rôle du ballet d’Ariane. Tu te maries, et tu
sais comme je puis te rendre malheureux !…</p><p>
- Héloïse, j’ai le cœur doublé de cuivre, comme une frégate.</p><p>
- Je montrerai des enfants de toi ! j’en emprunterai.</p><p>
- J’ai déclaré notre attachement…</p><p>
- Sois bon enfant, donne la place de Pons à Garangeot, ce pauvre garçon a du talent, il n’a pas le sou, je te promets la paix.</p><p>
- Mais attends que Pons soit mort… le bonhomme peut d’ailleurs en revenir.</p><p>
- Oh ! pour ça, non, monsieur… dit la Cibot. Depuis la dernière nuit,
qu’il n’était plus dans son bon sens, il a le délire. C’est
malheureusement bientôt fini.</p><p>
- D’ailleurs, fais faire l’intérim par Garangeot ! dit Héloïse, il a toute la Presse pour lui…</p><p>
En ce moment, le caissier entra, tenant à la main deux billets de cinq cents francs.</p><p>
- Donnez-les à madame, dit Gaudissart. Adieu, ma brave femme, soignez
bien ce cher homme, et dites-lui que j’irai le voir, demain ou après…
dès que je le pourrai.</p><p>
- Un homme à la mer, dit Héloïse.</p><p>
- Ah ! monsieur, des cœurs comme le vôtre ne se trouvent qu’au théâtre. Que Dieu vous bénisse !</p><p>
- À quel compte porter cela ? demanda le caissier.</p><p>
- Je vais vous signer le bon, vous le porterez au compte des gratifications.</p><p>
Avant de sortir, la Cibot fit une belle révérence à la danseuse et put
entendre cette question que fit Gaudissard à son ancienne maîtresse :</p><p>
- Garangeot est-il capable de me trousser la musique de notre ballet
des Mohicans en douze jours ? S’il me tire d’affaire, il aura la
succession de Pons !</p>
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au moment où il arrangeait les bagatelles de son étalage, et voulut
savoir jusqu’où pourrait aller son amour.</p><p>
- Eh bien ! vint lui dire l’Auvergnat, les choses vont-elles comme vous le voulez ?</p><p>
- C’est vous qui m’inquiétez, lui répondit la Cibot. Vous me
compromettez, ajouta-t-elle, les voisins finiront par apercevoir vos
yeux en manches de veste.</p><p>
Elle quitta la porte et s’enfonça dans les profondeurs de la boutique de l’Auvergnat.</p><p>
- En voilà une idée ! dit Rémonencq.</p><p>
- Venez que je vous parle, dit la Cibot. Les héritiers de monsieur Pons
vont se remuer, et ils sont capables de nous faire bien de la peine.
Dieu sait ce qui nous arriverait s’ils envoyaient des gens d’affaires
Ligne 5 642 :
soixante-sept, personne n’en saura le compte ! D’ailleurs, si monsieur
Pons en a vendu de son vivant, on n’a rien à dire.</p><p>
- Oui, reprit Rémonencq, pour moi ça m’est égal, mais monsieur Élie Magus voudra des quittances bien en règle.</p><p>
- Vous aurez aussi votre quittance, pardine ! Croyez-vous que ce sera
moi qui vous écrirai cela !… Ce sera monsieur Schmucke ! mais vous
direz à votre Juif, reprit la portière, qu’il soit aussi discret que
vous.</p><p>
- Nous serons muets comme des poissons. C’est dans notre état. Moi je
sais lire, mais je ne sais pas écrire, voilà pourquoi j’ai besoin d’une
femme instruite et capable comme vous !… Moi qui n’ai jamais pensé
qu’à gagner du pain pour mes vieux jours, je voudrais des petits
Rémonencq… Laissez-moi là votre Cibot.</p><p>
- Mais voilà votre Juif, dit la portière, nous pouvons arranger les affaires.</p><p>
- Eh bien ! ma chère dame, dit Élie Magus qui venait tous les trois
jours de très grand matin savoir quand il pourrait acheter ses
tableaux. Où en sommes-nous ?</p><p>
- N’avez-vous personne qui vous ait parlé de monsieur Pons et de ses biblots ? lui demanda la Cibot.</p><p>
- J’ai reçu, répondit Élie Magus, une lettre d’un avocat ; mais comme
c’est un drôle qui me paraît être un petit coureur d’affaires, et que
je me défie de ces gens-là, je n’ai rien répondu. Au bout de trois
jours, il est venu me voir, et il a laissé une carte, j’ai dit à mon
concierge que je serais toujours absent quand il viendrait…</p><p>
- Vous êtes un amour de Juif, dit la Cibot à qui la prudence d’Élie
Magus était peu connue. Eh bien ! mes fistons, d’ici à quelques jours,
j’amènerai monsieur Schmucke à vous vendre sept ou huit tableaux, dix
Ligne 5 670 :
acquéreur. Enfin, quoi qu’il en soit, je n’y serai pour rien. Vous
donnez quarante-six mille francs des quatre tableaux ?</p><p>
- Soit, répondit le Juif en soupirant.</p><p>
- Très bien, reprit la portière. La deuxième condition est que vous
m’en remettrez quarante-trois mille, et que vous ne les achèterez que
trois mille à monsieur Schmucke ; Rémonencq en achètera quatre pour deux
Ligne 5 682 :
une certitude de la valeur de la succession. Seulement il ne faut pas
qu’il vienne avant notre vente, entendez-vous ?…</p><p>
- C’est compris, dit le Juif ; mais il faut du temps pour voir les choses et en dire le prix.</p><p>
- Vous aurez une demi-journée. Allez, ça me regarde… Causez de cela,
mes enfants, entre vous ; pour lors, après-demain, l’affaire se fera. Je
vais chez ce Fraisier lui parler, car il sait tout ce qui se passe ici
Ligne 5 691 :
trouva Fraisier qui venait chez elle, tant il était impatient d’avoir,
selon son expression, les éléments de l’affaire.</p><p>
- Tiens ! j’allais chez vous, dit-elle.</p><p>
Fraisier se plaignit de n’avoir pas été reçu par Élie Magus ; mais la
portière éteignit l’éclair de défiance qui pointait dans les yeux de
Ligne 5 697 :
plus tard le surlendemain elle lui procurerait une entrevue avec lui
dans l’appartement de Pons, pour fixer la valeur de la collection.</p><p>
- Agissez franchement avec moi, lui répondit Fraisier. Il est plus que
probable que je serai chargé des intérêts des héritiers de monsieur
Pons. Dans cette position, je serai bien plus à même de vous servir.</p><p>
Ligne 5 756 :
suprêmes de la magistrature, qui ne seraient plus accordés qu’à une
forte position parlementaire, et son mari saurait la prendre et se
faire craindre des ministres. - Ces gens-là n’accordent rien qu’à ceux
qui leur tordent la cravate au cou jusqu’à ce qu’ils tirent la langue,
dit-elle. Ils sont ingrats !… Que ne doivent-ils pas à Camusot !
Ligne 5 769 :
de la Chambre, car il lui fallait la possession annale.</p><p>
Fraisier parvint sans peine jusqu’à Madeleine Vivet. Ces deux natures de vipère se reconnurent pour être sorties du même œuf.</p><p>
- Mademoiselle, dit doucereusement Fraisier, je désirerais obtenir un
moment d’audience de madame la présidente pour une affaire qui lui est
personnelle et qui concerne sa fortune ; il s’agit, dites-le-lui bien,
Ligne 5 786 :
qu’il fût, n’avait pu produire encore sur cette peau réfractaire et
bouchée par d’affreuses maladies, il se sentit une légère sueur dans le
dos et au front. - Si ma fortune ne se fait pas, se dit-il, je suis
sauvé, car Poulain m’a promis la santé le jour où la transpiration se
rétablirait. - Madame… dit-il, en voyant la présidente qui vint en
négligé. Et Fraisier s’arrêta pour saluer, avec cette condescendance
qui, chez les officiers ministériels, est la reconnaissance de la
qualité supérieure de ceux à qui ils s’adressent.</p><p>
- Asseyez-vous, monsieur, fit la présidente en reconnaissant aussitôt un homme du monde judiciaire.</p><p>
- Madame la présidente, si j’ai pris la liberté de m’adresser à vous
pour une affaire d’intérêt qui concerne monsieur le président, c’est
que j’ai la certitude que monsieur de Marville, dans la haute position
Ligne 5 800 :
s’entendent, selon moi, beaucoup mieux aux affaires privées que les
meilleurs magistrats, ne dédaignent point…</p><p>
- Vous avez parlé d’une succession… dit la présidente en interrompant.</p><p>
Amélie, éblouie par la somme et voulant cacher son étonnement, son
bonheur, imitait les lecteurs impatients qui courent au dénouement du
roman.</p><p>
- Oui, madame, d’une succession perdue pour vous, oh ! bien entièrement
perdue, mais que je puis, que je saurai vous faire avoir…</p><p>
- Parlez, monsieur ! dit froidement madame de Marville qui toisa Fraisier et l’examina d’un œil sagace.</p><p>
- Madame, je connais vos éminentes capacités, je suis de Mantes.
Monsieur Lebœuf, le président du tribunal, l’ami de monsieur de
Marville, pourra lui donner des renseignements sur moi…</p><p>
Ligne 5 813 :
Fraisier fut forcé d’ouvrir et de fermer rapidement une parenthèse dans
son discours.</p><p>
- Une femme aussi distinguée que vous va comprendre sur-le-champ
pourquoi je lui parle d’abord de moi. C’est le chemin le plus court
pour arriver à la succession.</p><p>
La présidente répondit sans parler, à cette fine observation, par un geste.</p><p>
- Madame, reprit Fraisier, autorisé par le geste à raconter son
histoire, j’étais avoué à Mantes, ma charge devait être toute ma
fortune, car j’ai traité de l’étude de monsieur Levroux, que vous avez
sans doute connu…</p><p>
La présidente inclina la tête.</p><p>
- Avec des fonds qui m’étaient prêtés, et une dizaine de mille francs à
moi, je sortais de chez Desroches, l’un des plus capables avoués de
Paris, et j’y étais premier clerc depuis six ans. J’ai eu le malheur de
déplaire au procureur du roi de Mantes, monsieur…</p><p>
- Olivier Vinet.</p><p>
- Le fils du procureur général, oui, madame. Il courtisait une petite dame…</p><p>
- Lui !</p><p>
- Madame Vatinelle…</p><p>
- Ah ! madame Vatinelle… elle était bien jolie et bien… de mon temps…</p><p>
- Elle avait des bontés pour moi : Inde irae, reprit Fraisier. J’étais
actif, je voulais rembourser mes amis et me marier ; il me fallait des
affaires, je les cherchais ; j’en brassai bientôt à moi seul plus que
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La présidente qui depuis un moment s’était croisé les bras, comme une
personne forcée de subir un sermon, les décroisa, regarda Fraisier et
lui dit : - Monsieur, vous avez le mérite de la clarté pour tout ce qui
vous regarde, mais pour moi vous êtes d’une obscurité…</p><p>
- Deux mots suffisent à tout éclaircir, madame, dit Fraisier. Monsieur
le président est le seul et unique héritier au troisième degré de
monsieur Pons. Monsieur Pons est très malade, il va tester, s’il ne l’a
Ligne 5 892 :
Dans trois jours, j’espère avoir des renseignements de la dernière
exactitude sur le chiffre…</p><p>
- Si cela est, se dit à elle-même la présidente foudroyée par la
possibilité de ce chiffre, j’ai fait une grande faute en me brouillant
avec lui, en l’accablant…</p><p>
- Non, madame, car sans cette rupture il serait gai comme un pinson et
vivrait plus longtemps que vous, que monsieur le président et que
moi… La Providence a ses voies, ne les sondons pas ! ajouta-t-il pour
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président Camusot. Fraisier ignorait et devait ignorer cette
circonstance.</p><p>
- N’avez-vous sur la conscience que le fait d’avoir occupé pour les deux parties ? demanda-t-elle en regardant fixement Fraisier.</p><p>
- Madame la présidente peut voir monsieur Lebœuf ; monsieur Lebœuf m’était favorable.</p><p>
- Etes-vous sûr que monsieur Lebœuf donnera sur vous de bons
renseignements à monsieur de Marville, à monsieur le comte Popinot ?</p><p>
- J’en réponds, surtout monsieur Olivier Vinet n’étant plus à Mantes ;
car, entre nous, ce petit magistrat seco faisait peur au bon monsieur
Lebœuf. D’ailleurs, madame la présidente, si vous me le permettez,
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les ressorts de cette affaire ; mais le prix que j’attends de mon entier
dévouement n’est-il pas pour elle un gage de réussite ?</p><p>
- Eh bien ! disposez en votre faveur monsieur Lebœuf, et si la
succession a l’importance, ce dont je doute, que vous accusez, je vous
promets les deux places, en cas de succès, bien entendu…</p><p>
- J’en réponds, madame. Seulement vous aurez la bonté de faire venir
ici votre notaire, votre avoué, lorsque j’aurai besoin d’eux, de me
donner une procuration pour agir au nom de monsieur le président, et de
dire à ces messieurs de suivre mes instructions, de ne rien
entreprendre de leur chef.</p><p>
- Vous avez la responsabilité, dit solennellement la présidente, vous
devez avoir l’omnipotence. Mais monsieur Pons est-il bien malade ?
demanda-t-elle en souriant.</p><p>
- Ma foi, madame, il s’en tirerait, surtout soigné par un homme aussi
consciencieux que le docteur Poulain, car, mon ami, madame, n’est qu’un
innocent espion dirigé par moi dans vos intérêts, il est capable de
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opération qu’il ne supportera pas… Le docteur, une belle âme !… est
dans une affreuse situation. Il devrait faire renvoyer cette femme…</p><p>
- Mais cette mégère est un monstre ! s’écria la présidente en faisant sa petite voix flûtée.</p><p>
Cette similitude entre la terrible présidente et lui, fit sourire
intérieurement Fraisier, qui savait à quoi s’en tenir sur ces douces
Ligne 5 986 :
de sa femme. En ce moment, madame de Marville remerciait Dieu d’avoir
placé près de Pons une femme qui l’en débarrasserait honnêtement.</p><p>
- Je ne voudrais pas d’un million, dit-elle, au prix d’une
indélicatesse… Votre ami doit éclairer monsieur Pons, et faire
renvoyer cette portière.</p><p>
- D’abord, madame, messieurs Schmucke et Pons croient que cette femme
est un ange, et renverraient mon ami. Puis cette atroce écaillère est
la bienfaitrice du docteur, elle l’a introduit chez monsieur
Ligne 5 995 :
malade, mais ses recommandations indiquent à cette créature les moyens
d’empirer la maladie.</p><p>
- Que pense votre ami de l’état de mon cousin ? demanda la présidente.</p><p>
Fraisier fit trembler madame de Marville, par la justesse de sa
réponse, et par la lucidité avec laquelle il pénétra dans ce cœur
aussi avide que celui de la Cibot.</p><p>
- Dans six semaines, la succession sera ouverte.</p><p>
La présidente baissa les yeux.</p><p>
- Pauvre homme ! fit-elle en essayant, mais en vain, de prendre une physionomie attristée.</p><p>
- Madame la présidente a-t-elle quelque chose à dire à monsieur Lebœuf ? Je vais à Mantes par le chemin de fer.</p><p>
- Oui, restez là, je lui écrirai de venir dîner demain avec nous, j’ai
besoin de le voir pour nous concerter, afin de réparer l’injustice dont
vous avez été la victime.</p><p>
Ligne 6 031 :
instrument qui nous appartient autrement qu’on ne regarde celui du
voisin.</p><p>
- Monsieur Fraisier, dit-elle, vous m’avez prouvé que vous étiez un homme d’esprit, je vous crois capable de franchise.</p><p>
Fraisier fit un geste éloquent.</p><p>
- Eh bien ! reprit la présidente, je vous somme de répondre avec candeur
à cette question : - Monsieur de Marville ou moi devons-nous être
compromis par suite de vos démarches ?…</p><p>
- Je ne serais pas venu vous trouver, madame, si je pouvais un jour me
reprocher d’avoir jeté de la boue sur vous, n’y en eût-il que gros
comme la tête d’une épingle, car alors la tache paraît grande comme la
Ligne 6 045 :
démarches, quand il s’agira de vous, vous seront préalablement
soumises…</p><p>
- Très bien ; voici la lettre pour monsieur Lebœuf. J’attends maintenant les renseignements sur la valeur de la succession.</p><p>
- Tout est là, dit finement Fraisier en saluant la présidente avec toute la grâce que sa physionomie lui permettait d’avoir.</p><p>
- Quelle providence ! se dit madame Camusot de Marville. Ah ! je serai
donc riche ! Camusot sera député, car en lâchant ce Fraisier dans
l’arrondissement de Bolbec, il nous obtiendra la majorité. Quel
instrument !</p><p>
- Quelle providence ! se disait Fraisier en descendant l’escalier, et
quelle commère que madame Camusot ! Il me faudrait une femme dans ces
conditions-là ! Maintenant à l’œuvre.</p><p>
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une bonne omelette ou du chocolat à la vanille, il ne fallait rien
moins que cette parole absolue du docteur Poulain :</p><p>
- Donnez une seule bouchée de n’importe quoi à monsieur Pons, et vous le tueriez comme d’un coup de pistolet.</p><p>
L’entêtement des classes populaires est si grand à cet égard, que la
répugnance des malades pour aller à l’hôpital vient de ce que le peuple
Ligne 6 100 :
immédiats, raconta sa visite au directeur du théâtre, sans oublier sa
prise de bec avec mademoiselle Héloïse, la danseuse.</p><p>
- Mais qu’alliez-vous faire là ? lui demanda pour la troisième fois le
malade qui ne pouvait arrêter la Cibot une fois qu’elle était lancée en
paroles.</p><p>
- Pour lors, quand je lui ai eu dit son fait, mademoiselle Héloïse qu’a
vu ce que j’étais, a mis les pouces, et nous avons été les meilleures
amies du monde. - Vous me demandez maintenant ce que j’allais faire là ?
dit-elle en répétant la question de Pons.</p><p>
Certains bavards, et ceux-là sont des bavards de génie, ramassent ainsi
Ligne 6 111 :
provision, pour alimenter leurs discours ; comme si la source en pouvait
jamais tarir.</p><p>
- Mais j’y suis allée pour tirer votre monsieur Gaudissard d’embarras,
il a besoin d’une musique pour un ballet, et vous n’êtes guère en état,
mon chéri, de gribouiller du papier et de remplir votre devoir… J’ai
donc entendu, comme ça, qu’on appellerait un monsieur Garangeot pour
arranger les Mohicans en musique…</p><p>
- Garangeot ! s’écria Pons en fureur. Garangeot, un homme sans aucun
talent, je n’ai pas voulu de lui pour premier violon ! C’est un homme de
beaucoup d’esprit, qui fait très bien des feuilletons sur la musique ;
mais pour composer un air, je l’en défie !… Et où diable avez-vous
pris l’idée d’aller au théâtre ?</p><p>
- Mais est-il ostiné, ce démon-là !… Voyons, mon chat, ne nous
emportons pas comme une soupe au lait… Pouvez-vous écrire de la
musique dans l’état où vous êtes ? Mais vous ne vous êtes donc pas
Ligne 6 135 :
celui-là !… Donc, fallait lui dire où vous en étiez… dame ! vous
n’êtes pas bien, et il vous a momentanément remplacé…</p><p>
- Remplacé ! s’écria Pons d’une voix formidable en se dressant sur son séant.</p><p>
En général les malades, surtout ceux qui sont dans l’envergure de la
faux de la Mort, s’accrochent à leurs places avec la fureur que
déploient les débutants pour les obtenir. Aussi son remplacement
parut-il être au pauvre moribond une première mort.</p><p>
- Mais le docteur me dit, reprit-il, que je vas parfaitement bien ! que
je reprendrai bientôt ma vie ordinaire. Vous m’avez tué, ruiné,
assassiné !…</p><p>
- Ta, ta, ta, ta ! s’écria la Cibot, vous voilà parti, allez, je suis
votre bourreau, vous dites ces douceurs-là, toujours, parbleu, à
monsieur Schmucke, quand j’ai le dos tourné. J’entends bien ce que vous
dites, allez !… vous êtes un monstre d’ingratitude.</p><p>
- Mais vous ne savez pas que si je tarde seulement quinze jours à ma
convalescence, on me dira, quand je reviendrai, que je suis une
perruque, un vieux, que mon temps est fini, que je suis Empire, rococo !
Ligne 6 157 :
celle-là, madame Cibot, on sait trouver des poux à la tête d’un chauve !
Quel démon vous a poussée là ?…</p><p>
- Mais parbleu, monsieur Schmucke a discuté la chose avec moi pendant
huit jours. Que voulez-vous ? vous ne voyez rien que vous ! vous êtes un
égoïste à tuer les gens pour vous guérir !.. Mais ce pauvre monsieur
Ligne 6 168 :
au ménage et au grain ?… Et que voulez-vous, la maladie est la
maladie !… et voilà !…</p><p>
- Il est impossible que ce soit Schmucke qui ait eu cette pensée-là…</p><p>
- Ne voulez-vous pas à cette heure que ce soit moi qui l’aie prise sous
mon bonnet ! Et croyez-vous que nous sommes de fer ? Mais si monsieur
Schmucke avait continué son métier, d’aller donner sept ou huit leçons
Ligne 6 186 :
malade, le prit par la tête, le força de se coucher, ramena sur lui la
couverture.</p><p>
- Peut-on se mettre dans des états pareils ! Après ça, mon chat, c’est
votre maladie ! C’est ce que dit le bon monsieur Poulain. Voyons,
calmez-vous. Soyez gentil, mon bon petit fiston. Vous êtes l’idole de
Ligne 6 198 :
moi, qui vous aime comme mes petits boyaux, nous avons cru bien faire !
Eh bien ! mon chérubin, c’est bien allez.</p><p>
- Schmucke n’a pas pu vous dire d’aller au théâtre sans me consulter…</p><p>
- Faut-il l’éveiller, ce pauvre cher homme qui dort comme un bienheureux, et l’appeler en témoignage !</p><p>
- Non ! non ! s’écria Pons. Si mon bon et tendre Schmucke a pris cette
résolution, je suis peut-être plus mal que je ne le crois, dit Pons en
jetant un regard plein d’une horrible mélancolie sur les objets d’art
qui décoraient sa chambre. Il faudra dire adieu à mes chers tableaux, à
toutes ces choses dont je m’étais fait des amis. Et mon divin Schmucke !
- oh ! serait-ce vrai ?</p><p>
La Cibot, cette atroce comédienne, se mit son mouchoir sur les yeux.
Cette muette réponse fit tomber le malade dans une sombre rêverie.
Ligne 6 212 :
il s’affaissa tant, qu’il n’eut plus la force de se mettre en colère.
Et il resta morne comme un poitrinaire après son agonie.</p><p>
- Voyez-vous, dans l’intérêt de monsieur Schmucke, dit la Cibot en
voyant sa victime tout à fait matée, vous feriez bien d’envoyez
chercher le notaire du quartier, monsieur Trognon, un bien brave homme.</p><p>
- Vous me parlez toujours de ce Trognon… dit le malade.</p><p>
- Ah ! ça m’est bien égal, lui ou un autre, pour ce que vous me donnerez !</p><p>
Et elle hocha la tête en signe de mépris des richesses. Le silence se rétablit.</p>
 
Ligne 6 222 :
== LV. La Cibot se pose en victime ==
 
<p>
En ce moment, Schmucke, qui dormait depuis plus de six heures, réveillé
par la faim, se leva, vint dans la chambre de Pons, et le contempla
pendant quelques instants sans mot dire, car madame Cibot s’était mis
un doigt sur les lèvres en faisant : - Chut !</p><p>
Puis elle se leva, s’approcha de l’Allemand pour lui parler à
l’oreille, et lui dit : - Dieu merci ! le voilà qui va s’endormir, il est
méchant comme un âne rouge !… Que voulez-vous ! il se défend contre la
maladie…</p><p>
- Non, je suis, au contraire, très patient, répondit la victime d’un
ton dolent qui accusait un effroyable abattement ; mais, mon cher
Schmucke, elle est allée au théâtre me faire renvoyer…</p><p>
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cet intervalle pour peindre par un signe à Schmucke l’état d’une tête
où la raison déménage, et dit :</p><p>
- Ne le contrariez pas, il mourrait…</p><p>
- Et, reprit Pons en regardant l’honnête Schmucke, elle prétend que c’est toi qui l’as envoyée…</p><p>
- Ui, répondit Schmucke héroïquement, il le vallait. Dais-doi !…
laisse-nus de saufer !… C’esde tes bêdises que te d’ébuiser à
drafailler quand du as ein drèssor… Rédablis-doi, nus fentrons
quelque pric-à-prac ed nus vinirons nos churs dranquillement dans ein
goin, afec cede ponne montam Zibod…</p><p>
- Elle t’a perverti ! répondit douloureusement Pons.</p><p>
Le malade, ne voyant plus madame Cibot, qui s’était mise en arrière du
lit pour pouvoir dérober à Pons les signes qu’elle faisait à Schmucke,
la crut partie.</p><p>
- Elle m’assassine, ajouta-t-il.</p><p>
- Comment, je vous assassine ?… dit-elle en se montrant l’œil
enflammé, ses poings sur les hanches. Voilà donc la récompense d’un
dévouement de chien caniche… Dieu de Dieu ! Elle fondit en larmes, se
laissa tomber sur un fauteuil, et ce mouvement tragique causa la plus
funeste révolution à Pons. - Eh bien ! dit-elle en se relevant et
montrant aux deux amis ces regards de femme haineuse qui lancent à la
fois des coups de pistolet et du venin, je suis lasse de ne rien faire
de bien ici en m’exterminant le tempérament. Vous prendrez une garde !
Les deux amis se regardèrent effrayés. - Oh ! quand vous vous regarderez
comme des acteurs ! C’est dit ! Je vas prier le docteur Poulain de vous
chercher une garde ! Et nous allons faire nos comptes. Vous me rendrez
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redemandé… Moi qui suis allée chez monsieur Pillerault lui emprunter
encore cinq cents francs…</p><p>
- C’est sa malatie ! dit Schmucke en se précipitant sur madame Cibot et l’embrassant par la taille, ayez te la badience !</p><p>
- Vous, vous êtes un ange, que je baiserais la marque de vos pas,
dit-elle. Mais monsieur Pons ne m’a jamais aimée, il m’a toujours
z’haïe !… D’ailleurs, il peut croire que je veux être mise sur son
testament…</p><p>
- Chit ! fus alez le duer ! s’écria Schmucke.</p><p>
- Adieu, monsieur ! vint-elle dire à Pons en le foudroyant par un
regard. Pour le mal que je vous veux, portez-vous bien. Quand vous
serez aimable pour moi, quand vous croirez que ce que je fais est bien
Ligne 6 284 ⟶ 6 285 :
son dîner l’attendait dans la salle à manger. Le pauvre Allemand y vint
le visage blême et couvert de larmes.</p><p>
- Mon baufre Bons extrafaque, dit-il, gar il bredend que fus édes ine
scélérade. C’édre sa malatie, dit-il pour attendrir la Cibot sans
accuser Pons.</p><p>
- Oh ! j’en ai assez, de sa maladie ! Écoutez, ce n’est ni mon père, ni
mon mari, ni mon frère, ni mon enfant. Il m’a prise en grippe, eh bien !
en voilà assez ! Vous, voyez-vous, je vous suivrais au bout du monde ;
Ligne 6 293 ⟶ 6 294 :
néglige son mari, que v’là Cibot malade, et qu’on s’entend traiter de
scélérate… c’est un peu trop fort de café comme ça…</p><p>
- Gavé ?</p><p>
- Oui, café ! Laissons les paroles oiseuses. Venons au positif. Pour
lors, vous me devez trois mois à cent quatre-vingt-dix francs, ça fait
cinq cent soixante-dix ; plus le loyer que j’ai payé deux fois, que
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mille francs donné par Gaudissard.</p><p>
Schmucke écoutait ce compte dans une stupéfaction très concevable, car il était financier, comme les chats sont musiciens.</p><p>
- Montame Zibod, Bons n’a bas sa dède ! Bartonnez-lui, gondinuez à le
carter, resdez nodre Profidence… che fus le temante à chenux.</p><p>
Et l’Allemand se prosterna devant la Cibot en baisant les mains de ce bourreau.</p><p>
- Écoutez, mon bon chat, dit-elle en relevant Schmucke et l’embrassant
sur le front, voilà Cibot malade, il est au lit, je viens d’envoyer
chercher le docteur Poulain. Dans ces circonstances-là je dois mettre
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par la tête. Je souffrirai ce martyre-là pour l’amour de vous, qui êtes
un ange.</p><p>
- Non, che suis ein paufre home, qui ème son ami, qui tonnerait sa fie pour le saufer…</p><p>
- Mais de l’argent ?… Mon bon monsieur Schmucke, une supposition, vous
ne me donneriez rien, qu’il faut trouver trois mille francs pour vos
besoins ! Ma foi, savez-vous ce que je ferais à votre place. Je n’en
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retournés contre le mur, faute de place ! car un tableau ou un autre,
qu’est-ce que ça fait ?</p><p>
- Et bourquoi ?</p><p>
- Il est si malicieux ! c’est sa maladie, car en santé c’est un mouton !
Il est capable de se lever, de fureter ; et, si par hasard il venait
dans le salon, quoiqu’il soit si faible qu’il ne pourra plus passer le
seuil de sa porte, il trouverait toujours son nombre !…</p><p>
- C’est chiste !</p><p>
- Mais nous lui dirons la vente quand il sera tout à fait bien. Si vous
voulez lui avouer cette vente, vous rejetterez tout sur moi, sur la
nécessité de me payer. Allez, j’ai bon dos…</p><p>
- Che ne buis bas disboser de choses qui ne m’abbardiennent bas… répondit simplement le bon Allemand.</p><p>
- Eh bien ! je vais vous assigner en justice, vous et monsieur Pons.</p><p>
- Ce zerait le duer…</p><p>
- Choisissez !… Mon Dieu ! vendez les tableaux, et dites-le lui après… vous lui montrerez l’assignation.</p><p>
- Eh pein ! azicnez-nus… ça sera mon egscusse… che lui mondrerai le chuchmend…</p><p>
Le jour même, à sept heures, madame Cibot, qui était allée consulter un
huissier, appela Schmucke. L’Allemand se vit en présence de monsieur
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papier timbré griffonné produisirent un tel effet sur Schmucke, qu’il
ne résista plus.</p><p>
- Fentez les dableaux, dit-il les larmes aux yeux.</p><p>
Le lendemain, à six heures du matin, Élie Magus et Rémonencq
décrochèrent chacun leurs tableaux. Deux quittances de deux mille cinq
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déguisés sous les noms de tableaux de l’École française et de l’École
flamande.</p><p>
- Ced archant me verait groire que ces primporions falent quelque chose… dit Schmucke en recevant les cinq mille francs.</p><p>
- Ça vaut quelque chose, dit Rémonencq. Je donnerais bien cent mille francs de tout cela.</p><p>
L’Auvergnat, prié de rendre ce petit service, remplaça les huit
tableaux par des tableaux de même dimension, dans les mêmes cadres, en
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pria le Juif de lui dire comment placer cette somme de manière que
personne ne pût la voir en sa possession.</p><p>
- Achetez des actions du chemin de fer d’Orléans, elles sont à trente
francs au-dessous du pair, vous doublerez vos fonds en trois ans, et
vous aurez des chiffons de papier qui tiendront dans un portefeuille.</p><p>
- Restez ici, monsieur Magus, je vais chez l’homme d’affaires de la
famille de monsieur Pons, il veut savoir à quel prix vous prendriez
tout le bataclan de là-haut… je vais vous l’aller chercher…</p><p>
- Si elle était veuve ! dit Rémonencq à Magus, ça serait bien mon affaire, car la voilà riche…</p><p>
- Surtout si elle place son argent sur le chemin d’Orléans ; dans deux
ans ce sera doublé. J’y ai placé mes pauvres petites économies, dit le
Juif, c’est la dot de ma fille… Allons faire un petit tour sur le
boulevard en attendant l’avocat…</p><p>
- Si Dieu voulait appeler à lui ce Cibot, qui est bien malade déjà,
reprit Rémonencq, j’aurais une fière femme pour tenir un magasin, et je
pourrais entreprendre le commerce en grand…</p><p>
- Bonjour, mon bon monsieur Fraisier, dit la Cibot d’un ton patelin, en
entrant dans le cabinet de son conseil. Eh bien ! que me dit donc votre
portier, que vous vous en allez d’ici !…</p><p>
- Oui, ma chère madame Cibot, je prends, dans la maison du docteur
Poulain, l’appartement du premier étage, au-dessus du sien. Je cherche
à emprunter deux à trois mille francs pour meubler convenablement cet
Ligne 6 423 ⟶ 6 424 :
suis docteur en droit, j’ai fait mon stage, et j’ai déjà des
protecteurs puissants… Eh bien ! où en sommes-nous ?</p><p>
- Si vous vouliez accepter mes économies qui sont à la caisse
d’épargne, lui dit la Cibot ; je n’ai pas grand’chose, trois mille
francs, le fruit de vingt-cinq ans d’épargnes et de privations… vous
me feriez une lettre de change, comme dit Rémonencq, car je suis
ignorante, je ne sais que ce qu’on m’apprend…</p><p>
- Non, les statuts de l’ordre interdisent à un avocat de souscrire des
lettres de change, je vous en ferai un reçu portant intérêt à cinq pour
cent, et vous me le rendrez si je vous trouve douze cents francs de
rente viagère dans la succession du bonhomme Pons.</p><p>
La Cibot, prise au piège ; garda le silence.</p><p>
- Qui ne dit mot, consent, reprit Fraisier. Apportez-moi ça demain.</p><p>
- Ah ! je vous payerai bien volontiers vos honoraires d’avance, dit la Cibot, c’est être sûre que j’aurai mes rentes.</p><p>
- Où en sommes-nous ? reprit Fraisier en faisant un signe de tête
affirmatif. J’ai vu Poulain hier au soir, il paraît que vous menez
votre malade grand train… Encore un assaut comme celui d’hier, et il
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lui, voyez-vous, ma chère madame Cibot, il ne faut pas se créer des
remords. On ne vit pas vieux.</p><p>
- Laissez-moi donc tranquille, avec vos remords !… N’allez-vous pas
encore me parler de la guillotine ? monsieur Pons c’est un vieil ostiné !
vous ne le connaissez pas ! c’est lui qui me fait endêver ! Il n’y a pas
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sournois, vindicatif et ostiné… Monsieur Magus est à la maison, comme
je vous l’ai dit, et il vous attend.</p><p>
- Bien !… j’y serai en même temps que vous. C’est de la valeur de
cette collection que dépend le chiffre de votre rente, s’il y a huit
cent mille francs, vous aurez quinze cents francs viagers… c’est une
fortune !</p><p>
- Eh bien ! je vas leur dire d’évaluer les choses en conscience.</p><p>
Une heure après, pendant que Pons dormait profondément, après avoir
pris des mains de Schmucke une potion calmante, ordonnée par le
Ligne 6 459 ⟶ 6 460 :
se composait la collection du vieux musicien. Schmucke s’étant couché,
ces corbeaux flairant leur cadavre furent maîtres du terrain.</p><p>
- Ne faites pas de bruit, disait la Cibot toutes les fois que Magus
s’extasiait et discutait avec Rémonencq en l’instruisant de la valeur
d’une belle œuvre.</p><p>
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celui dont la mort était le sujet de leurs convoitises. L’estimation
des valeurs contenues dans le salon dura trois heures.</p><p>
- En moyenne, dit le vieux Juif crasseux, chaque chose ici vaut mille francs.</p><p>
- Ce serait dix-sept cent mille francs ! s’écria Fraisier stupéfait.</p><p>
- Non pas pour moi, reprit Magus dont l’œil prit des teintes froides.
Je ne donnerais pas plus de huit cent mille francs ; car on ne sait pas
combien de temps on gardera ça dans un magasin… Il y a des
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d’acquisition est doublé par les intérêts composés ; mais je payerais la
somme comptant.</p><p>
- Il y a dans la chambre des vitraux, des émaux, des miniatures, des tabatières en or et en argent, fit observer Rémonencq.</p><p>
- Peut-on les examiner ? demanda Fraisier.</p><p>
- Je vas voir s’il dort bien, répliqua la Cibot.</p><p>
Et, sur un signe de la portière, les trois oiseaux de proie entrèrent.</p><p>
- Là, sont les chefs-d’œuvre ! dit en montrant le salon Magus dont la
barbe blanche frétillait par tous ses poils, mais ici sont les
richesses ! Et quelles richesses ! les souverains n’ont rien de plus beau
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cauchemar. Tout à coup, sous le jet de ces trois rayons diaboliques, le
malade ouvrit les yeux et jeta des cris perçants.</p><p>
- Des voleurs ! Les voilà ! À la garde ! on m’assassine. Evidemment il
continuait son rêve tout éveillé, car il s’était dressé sur son séant,
les yeux agrandis, blancs, fixes, sans pouvoir bouger. Élie Magus et
Rémonencq gagnèrent la porte ; mais ils y furent cloués par ce mot : -
Magus ici… je suis trahi… Le malade était réveillé par l’instinct
de la conservation de son trésor, sentiment au moins égal à celui de la
conservation personnelle. - Madame Cibot, qui est monsieur ? cria-t-il
en frissonnant à l’aspect de Fraisier qui restait immobile.</p><p>
- Pardieu ! est-ce que je pouvais le mettre à la porte, dit-elle en
clignant de l’œil et faisant signe à Fraisier… Monsieur s’est
présenté tout à l’heure au nom de votre famille.</p><p>
Fraisier laissa échapper un mouvement d’admiration pour la Cibot.</p><p>
- Oui, monsieur, je venais de la part de madame la présidente de
Marville ; de son mari, de sa fille, vous témoigner leurs regrets ; ils
ont appris fortuitement votre maladie, et ils voudraient vous soigner
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vous aimez tant, sera votre garde-malade… elle a pris votre défense
auprès de sa mère, elle l’a fait revenir de l’erreur où elle était.</p><p>
- Et ils vous ont envoyé, mes héritiers ! s’écria Pons indigné, en vous
donnant pour guide le plus habile connaisseur, le plus fin expert de
Paris ?… Ah ! la charge est bonne, reprit-il en riant d’un rire de fou.
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dors !… Sortez tous…</p><p>
Et le malheureux, surexcité par la double action de la colère et de la peur, se leva décharné.</p><p>
- Prenez mon bras, monsieur, dit la Cibot, en se précipitant sur Pons
pour l’empêcher de tomber. Calmez-vous donc, ces messieurs sont sortis.</p><p>
- Je veux voir le salon !… dit le moribond.</p><p>
La Cibot fit signe aux trois corbeaux de s’envoler ; puis, elle saisit
Pons, l’enleva comme une plume, et le recoucha, malgré ses cris. En
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fermer la porte de l’appartement. Les trois bourreaux de Pons étaient
encore sur le palier, et lorsque la Cibot les vit, elle leur dit de
l’attendre, en entendant cette parole de Fraisier à Magus : -
Écrivez-moi une lettre signée de vous deux, par laquelle vous vous
engageriez à payer neuf cent mille francs comptant la collection de
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<p>
- Madame Cibot, dit le malheureux Pons, quand la portière revint, sont-ils partis ?…</p><p>
- Qui… partis ?… demanda-t-elle…</p><p>
- Ces hommes ?…</p><p>
- Quels hommes ?… Allons, vous avez vu des hommes ! dit-elle. Vous
venez d’avoir un coup de fièvre chaude, que sans moi vous alliez passer
par la fenêtre, et vous me parlez encore d’hommes… Allez-vous rester
toujours comme ça ?…</p><p>
- Comment, là, tout à l’heure, il n’y avait pas un monsieur qui s’est dit envoyé par ma famille…</p><p>
- Allez-vous m’ostiner encore, reprit-elle. Ma foi, savez-vous où l’on
devrait vous mettre ? à Chalenton !… Vous voyez des hommes…</p><p>
- Élie Magus, Rémonencq…</p><p>
- Ah ! pour Rémonencq, vous pouvez l’avoir vu, car il est venu me dire
que mon pauvre Cibot va si mal, que je vais vous planter là pour
reverdir. Mon Cibot avant tout, voyez-vous ! Quand mon homme est malade,
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dormir une couple d’heures, car j’ai dit d’envoyer chercher monsieur
Poulain, et je reviendrai avec lui… Buvez et soyez sage.</p><p>
- Il n’y avait personne dans ma chambre, là, tout à l’heure quand je me suis éveillé ?…</p><p>
- Personne ! dit-elle. Vous aurez vu monsieur Rémonencq dans vos glaces.</p><p>
- Vous avez raison, madame Cibot, dit le malade en devenant doux comme un mouton.</p><p>
- Eh bien ! vous voilà raisonnable, adieu, mon Chérubin, restez tranquille, je serai dans un instant à vous.</p><p>
Quand Pons entendit fermer la porte de l’appartement, il rassembla ses dernières forces pour se lever, car il se dit :</p><p>
- On me trompe ! on me dévalise ! Schmucke est un enfant qui se laisserait lier dans un sac !…</p><p>
Et le malade, animé par le désir d’éclaircir la scène affreuse qui lui
semblait trop réelle pour être une vision, put gagner la porte de sa
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comprit alors à quel saint dévouement, à quelle puissance d’amitié
cette résurrection était due.</p><p>
- Sans toi, je mourais ! dit-il en se sentant le visage doucement baigné
par les larmes du bon Allemand, qui riait et qui pleurait tout à la
fois.</p><p>
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l’exacte observation de leurs ordonnances ; mais beaucoup de mères
connaissent la vertu de ces ardentes projections d’un constant désir.</p><p>
- Mon bon Schmucke !…</p><p>
- Ne barle bas, che d’endendrai bar le cueir… rebose ! rebose ! dit le musicien en souriant.</p><p>
- Pauvre ami ! noble créature ! Enfant de Dieu vivant en Dieu ! seul être
qui m’ait aimé !… dit Pons par interjections, en trouvant dans sa voix
des modulations inconnues.</p><p>
L’âme, près de s’envoler, était toute dans ces paroles qui donnèrent à
Schmucke des jouissances presque égales à celles de l’amour.</p><p>
- Fis ! fis ! ed che tevientrai ein lion ! che drafaillerai bir teux.</p><p>
- Écoute, mon bon, et fidèle, et adorable ami ! laisse-moi parler, le
temps me presse, car je suis mort, je ne reviendrai pas de ces crises
répétées.</p><p>
Schmucke pleura comme un enfant.</p><p>
- Écoute donc, tu pleureras après… dit Pons. Chrétien, il faut te
soumettre. On m’a volé, et c’est la Cibot… Avant de te quitter je
dois t’éclairer sur les choses de la vie, tu ne les sais pas… On a
pris huit tableaux qui valaient des sommes considérables.</p><p>
- Bartonne-moi, che les ai fentus…</p><p>
- Toi ?</p><p>
- Moi… dit le pauvre Allemand, nis édions assignés au dripinal…</p><p>
- Assignés ?… par qui ?…</p><p>
- Addans !…</p><p>
Schmucke alla chercher le papier timbré laissé par l’huissier et l’apporta.</p><p>
Pons lut attentivement ce grimoire. Après lecture il laissa tomber le
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d’élève de l’Académie de Rome, toute sa jeunesse lui revint pour
quelques instants</p><p>
- Mon bon Schmucke, obéis-moi militairement. Écoute ! descends à la loge
et dis à cette affreuse femme que je voudrais revoir la personne qui
m’est envoyée par mon cousin le président, et que, si elle ne vient
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faire mon testament.</p><p>
Schmucke s’acquitta de la commission ; mais, au premier mot, la Cibot répondit par un sourire.</p><p>
- Notre cher malade a eu, mon bon monsieur Schmucke, une attaque de
fièvre chaude, et il a cru voir du monde dans sa chambre. Je vous donne
ma parole d’honnête femme que personne n’est venu de la part de la
famille de notre cher malade…</p><p>
Schmucke revint avec cette réponse, qu’il répéta textuellement à Pons.</p><p>
- Elle est plus forte, plus madrée, plus astucieuse, plus machiavélique
que je ne le croyais, dit Pons en souriant, elle ment jusque dans sa
loge ! Figure-toi qu’elle a, ce matin, amené ici un Juif, nommé Élie
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femme qui nous avait servis fidèlement pendant quelques années. Ce
doute m’a perdu… Combien t’a-t-on donné des huit tableaux ?…</p><p>
- Cinq mille francs.</p><p>
- Bon Dieu, ils en valaient vingt fois autant ! s’écria Pons, c’est la
fleur de ma collection Je n’ai pas le temps d’intenter un procès,
d’ailleurs ce serait te mettre en cause comme la dupe de ces coquins…
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existât une nature aussi perverse que devait être celle de la Cibot, si
Pons avait raison, c’était pour lui la négation de la Providence.</p><p>
- Mon baufre ami Bons se droufe si mâle, dit l’Allemand en descendant à
la loge et s’adressant à madame Cibot, qu’ile feud vaire son desdamend,
alez chercher ein nodaire…</p><p>
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le locataire du premier étage sur le devant de la rue stationnaient
sous la porte cochère.</p><p>
- Ah ! vous pouvez bien aller chercher un notaire vous-même, s’écria la
Cibot les larmes aux yeux, et faire faire votre testament par qui vous
voudrez… Ce n’est pas quand mon pauvre Cibot est à la mort que je
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pendant trente ans de ménage !…</p><p>
Et elle rentra, laissant Schmucke tout interdit.</p><p>
- Monsieur, dit à Schmucke le locataire du premier étage, monsieur Pons est-il donc bien mal ?…</p><p>
Ce locataire, nommé Jolivard, était un employé de l’enregistrement, au bureau du Palais.</p><p>
- Il a vailli murir dud à l’heire ! répondit Schmucke avec une profonde douleur.</p><p>
- Il y a près d’ici, rue Saint-Louis, monsieur Trognon, notaire, fit observer monsieur Jolivard. C’est le notaire du quartier.</p><p>
- Voulez-vous que je l’aille chercher ? demanda Rémonencq à Schmucke.</p><p>
- Pien folondiers… répondit Schmucke, gar si montame Zibod ne beut
bas carter mon ami, che ne fitrais bas le guidder tans l’édat ù il
esd…</p><p>
- Madame Cibot nous disait qu’il devenait fou !… reprit Jolivard.</p><p>
- Bons vou ? s’écria Schmucke frappé de terreur. Chamais il n’a i dand t’esbrit… et c’ed ce qui m’einguiède bir sa sandé…</p><p>
Toutes les personnes qui composaient l’attroupement écoutaient cette
conversation avec une curiosité bien naturelle, et qui la grava dans
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piège en la priant de rappeler l’envoyé de la famille. Rémonencq, qui
vit venir le docteur Poulain, ne demandait pas mieux que de
disparaître. Et voici pourquoi…</p>
 
 
== LVIII. Un crime punissable ==
 
<p>
Rémonencq, depuis dix jours, remplissait le rôle de la Providence, ce
qui déplaît singulièrement à la Justice dont la prétention est de la
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naturellement maladif depuis fort longtemps. La bonne santé de la femme
et la maladie de l’homme semblèrent au docteur un fait naturel.</p><p>
- Quelle est donc la maladie de mon pauvre Cibot ? avait demandé la portière au docteur Poulain.</p><p>
- Ma chère madame Cibot, répondit le docteur, il meurt de la maladie
des portiers… son étiolement général annonce une incurable viciation
du sang.</p><p>
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commères, les voisins se comportaient aussi de manière à innocenter
Rémonencq en justifiant cette mort subite.</p><p>
- Ah ! s’écriait l’un, il y a bien longtemps que je disais que monsieur Cibot n’allait pas bien.</p><p>
- Il travaillait trop, c’t homme-là ! répondait un autre, il s’est brûlé le sang.</p><p>
- Il ne voulait pas m’écouter, s’écriait un voisin, je lui conseillais
de se promener le dimanche, de faire le lundi, car ce n’est pas trop de
deux jours par semaine pour se divertir.</p><p>
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empressement à Schmucke pour aller chercher ce monsieur Trognon que
connaissait Fraisier.</p><p>
- Je serai revenu pour le moment où le testament se fera, dit Fraisier
à l’oreille de la Cibot, et, malgré votre douleur, il faut veiller au
grain.</p><p>
Le petit avoué, qui disparut avec la légèreté d’une ombre, rencontra son ami le médecin.</p><p>
- Eh ! Poulain, s’écria-t-il, tout va bien. Nous sommes sauvés !… Je te
dirai ce soir comment ! Cherche quelle est la place qui te convient ! tu
l’auras ! Et moi ! je suis juge de paix. Tabareau ne me refusera plus sa
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présidente lança sur l’homme d’affaires un regard d’où jaillissait la
somme. Ce fut une nappe de convoitise qui roula jusqu’à l’avoué.</p><p>
- Monsieur le président, lui dit-elle, m’a chargée de vous inviter à
dîner demain, nous serons en famille, vous aurez pour convives monsieur
Godeschal, le successeur de maître Desroches mon avoué ; puis Berthier,
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que tout cela se passe bien. Vous aurez la procuration de monsieur de
Marville dès qu’elle vous sera nécessaire…</p><p>
- Il me la faudra pour le jour du décès…</p><p>
- On la tiendra prête…</p><p>
- Madame la présidente, si je demande une procuration, si je veux que
votre avoué ne paraisse pas, c’est bien moins dans mon intérêt que dans
le vôtre.. Quand je me donne, moi ! je me donne tout entier. Aussi,
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d’un méchant petit homme d’affaires…</p><p>
La présidente regarda Fraisier avec admiration.</p><p>
- Vous devez aller bien haut ou bien bas, lui dit-elle. À votre place,
au lieu d’ambitionner cette retraite de juge de paix, je voudrais être
procureur du roi… à Mantes ! et faire un grand chemin.</p><p>
- Laissez-moi faire, madame ! la justice de paix est un cheval de curé pour monsieur Vitel, je m’en ferai un cheval de bataille.</p><p>
La présidente fut amenée ainsi à sa dernière confidence avec Fraisier.</p><p>
- Vous me paraissez dévoué si complètement à nos intérêts, dit-elle,
que je vais vous initier aux difficultés de notre position et à nos
espérances. Le président, lors du mariage projeté pour sa fille et un
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si, comme cela se fait en matière rurale, on ne compte l’habitation
pour rien…</p><p>
- Mais, madame, vous pouvez, selon moi, si bien regarder la succession
comme à vous, que je m’offre à jouer le rôle d’acquéreur à votre
profit, et je me charge de vous avoir la terre au meilleur marché
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ces affaires-là, c’était à Mantes ma spécialité. Vatinelle avait doublé
la valeur de son Étude, car je travaillais sous son nom…</p><p>
- De là votre liaison avec la petite madame Vatinelle… Ce notaire doit être bien riche aujourd’hui…</p><p>
- Mais madame Vatinelle dépense beaucoup… Ainsi, soyez tranquille, madame, je vous servirai l’Anglais cuit à point…</p><p>
- Si vous arriviez à ce résultat, vous auriez des droits éternels à ma
reconnaissance… Adieu, mon cher monsieur Fraisier. À demain…</p><p>
Fraisier sortit en saluant la présidente avec moins de servilité que la dernière fois.</p><p>
- Je dîne demain chez le président Marville !… se disait Fraisier.
Allons, je tiens ces gens-là. Seulement, pour être maître absolu de
l’affaire, il faudrait que je fusse le conseil de cet Allemand, dans la
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boulevards paraissent courts, lorsqu’en s’y promenant on promène ainsi
son ambition à cheval sur la fantaisie.</p>
 
== LIX. Les ruses d’un testateur==
 
== LIX. Les ruses d’un testateur ==
 
<p>
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formé par lui pour se jouer de la Cibot et la dévoiler tout entière au
crédule Schmucke.</p><p>
- Schmucke, dit-il en prenant la main au pauvre Allemand hébété par
tant de nouvelles et d’événements, il doit régner une grande confusion
dans la maison, si le portier est à la mort, nous sommes à peu près
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Josépha ; mais bonne camarade et ne redoutant aucun pouvoir humain, à
force de les voir tous faibles, et habituée qu’elle était à lutter avec
les sergents de ville au bal peu champêtre de Mabille et au carnaval. -
Si elle a fait donner ma place à son protégé Garangeot, elle se croira
d’autant plus obligée de me servir, se dit Pons. Schmucke put sortir
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entendre, mais voir tout ce qui se dirait et ce qui se passerait dans
ce moment suprême pour elle.</p><p>
- Monsieur, dit Pons, j’ai malheureusement toutes mes facultés, car je
sens que je vais mourir ; et, par la volonté de Dieu, sans doute, aucune
des souffrances de la mort ne m’est épargnée !… Voici monsieur
Schmucke…</p><p>
Le notaire salua Schmucke.</p><p>
- C’est le seul ami que j’aie sur la terre, dit Pons, et je veux
l’instituer mon légataire universel ; dites-moi quelle forme doit avoir
mon testament, pour que mon ami, qui est Allemand, qui ne sait rien de
nos lois, puisse recueillir ma succession sans aucune contestation.</p><p>
- On peut toujours tout contester, monsieur, dit le notaire, c’est
l’inconvénient de la justice humaine. Mais en matière de testament, il
en est d’inattaquables…</p><p>
- Lequel ? demanda Pons.</p><p>
- Un testament fait par-devant notaire, en présence de témoins qui
certifient que le testateur jouit de toutes ses facultés, et si le
testateur n’a ni femme, ni enfants, ni père, ni frère…</p><p>
- Je n’ai rien de tout cela, toutes mes affections sont réunies sur la tête de mon cher ami Schmucke, que voici…</p><p>
Schmucke pleurait.</p><p>
- Si donc vous n’avez que des collatéraux éloignés, la loi vous
laissant la libre disposition de vos meubles et immeubles, si vous ne
les léguez pas à des conditions que la morale réprouve, car vous avez
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discussion… Néanmoins, un testament olographe, en bonne forme et
clair, est aussi peu discutable.</p><p>
- Je me décide, pour des raisons à moi connues, à écrire sous votre
dictée un testament olographe, et à le confier à mon ami que voici…
Cela se peut-il ?…</p><p>
- Très bien ! dit le notaire.. Voulez-vous écrire ? je vais dicter.</p><p>
- Schmucke, donne-moi ma petite écritoire de Boule. Monsieur, dictez-moi tout bas ; car, ajouta-t-il, on peut nous écouter.</p><p>
- Dites-moi donc avant tout quelles sont vos intentions, demanda le notaire.</p><p>
Au bout de dix minutes, la Cibot, que Pons entrevoyait dans une glace,
vit cacheter le testament, après que le notaire l’eut examiné pendant
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prix, une de ces choses que la loi permet de donner à un notaire,
sortit et trouva madame Cibot dans le salon.</p><p>
- Eh bien ! monsieur ? monsieur Pons a-t-il pensé à moi ?</p><p>
- Vous ne vous attendez pas, ma chère, à ce qu’un notaire trahisse les
secrets qui lui sont confiés, répondit monsieur Trognon. Tout ce que je
puis vous dire, c’est qu’il y aura bien des cupidités déjouées et bien
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par de telles paroles. Elle descendit et passa la nuit près de Cibot,
en se promettant de se faire remplacer par mademoiselle Rémonencq, et
d’aller lire le testament entre deux et trois heures du matin.</p>
 
 
== LX. Le testament postiche ==
 
<p>
La visite de mademoiselle Héloïse Brisetout, à dix heures et demie du
soir, parut assez naturelle à la Cibot ; mais elle eut si peur que la
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accompagna le premier sujet en lui prodiguant des politesses et des
flatteries comme à une souveraine.</p><p>
- Ah ! ma chère, vous êtes bien mieux sur votre terrain qu’au théâtre,
dit Héloïse en montant l’escalier. Je vous engage à rester dans votre
emploi !</p><p>
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comme sa femme, en rencontrant pareille toilette et une si jolie
créature dans leur escalier.</p><p>
- Qui est-ce, madame Cibot ? demanda madame Chapoulot.</p><p>
- C’est une rien du tout !… une sauteuse qu’on peut voir quasi-nue
tous les soirs pour quarante sous… répondit la portière à l’oreille
de l’ancienne passementière.</p><p>
- Victorine ! dit madame Chapoulot à sa fille, ma petite, laisse passer madame !</p><p>
Ce cri de mère épouvantée fut compris d’Héloïse, qui se retourna :</p><p>
- Votre fille est donc pire que l’amadou, madame, que vous craignez qu’elle ne s’incendie en me touchant ?…</p><p>
Héloïse regarda monsieur Chapoulot d’un air agréable en souriant.</p><p>
- Elle est, ma foi, très jolie à la ville ! dit monsieur Chapoulot en restant sur le palier.</p><p>
Madame Chapoulot pinça son mari à le faire crier, et le poussa dans l’appartement.</p><p>
- En voilà, dit Héloïse, un second qui s’est donné le genre d’être un quatrième.</p><p>
- Mademoiselle est cependant habituée à monter, dit la Cibot en ouvrant la porte de l’appartement</p><p>
- Eh bien ! mon vieux, dit Héloïse en entrant dans la chambre où elle
vit le pauvre musicien étendu, pâle et la face appauvrie, ça ne va donc
pas bien ? Tout le monde au théâtre s’inquiète de vous ; mais vous savez !
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jours, et tous les matins il est pris par les ennuis de
l’administration. Néanmoins nous vous aimons tous…</p><p>
- Madame Cibot, dit le malade, faites-moi le plaisir de nous laisser
avec mademoiselle, nous avons à causer théâtre et de ma place de chef
d’orchestre… Schmucke reconduira bien madame.</p><p>
Schmucke, sur un signe de Pons, mit la Cibot à la porte et tira les verrous.</p><p>
- Ah ! le gredin d’Allemand ! voilà qu’il se gâte aussi, lui !… se dit
la Cibot en entendant ce bruit significatif, c’est monsieur Pons qui
lui apprend ces horreurs-là… Mais vous me payerez cela, mes petits
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dans l’estomac, car Rémonencq venait de lui donner à boire en l’absence
de sa femme.</p><p>
- Ma chère enfant, dit Pons à la danseuse pendant que Schmucke
renvoyait la Cibot, je ne me fie qu’à vous pour me choisir un notaire
honnête homme, qui vienne recevoir demain matin, à neuf heures et demie
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légataire doit trouver un appui en lui. Je me défie de Berthier,
successeur de Cardot, et vous qui connaissez tant de monde…</p><p>
- Eh ! j’ai ton affaire ! dit la danseuse, le notaire de Florine, de la
comtesse du Bruel, Léopold Hannequin, un homme vertueux qui ne sait pas
ce qu’est une lorette ! C’est comme un père de hasard, un brave homme
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ça ! dit-elle en se frappant le cœur, c’est un temps à mourir… Adieu,
vieux !</p><p>
- Je te demande avant tout, Héloïse, la plus grande discrétion.</p><p>
- Ce n’est pas une affaire de théâtre, dit-elle, c’est sacré, ça, pour une artiste.</p><p>
- Quel est ton monsieur, ma petite ?</p><p>
- Le maire de ton arrondissement, monsieur Beaudoyer, un homme aussi
bête que feu Crevel ; car tu sais, Crevel, un des anciens commanditaires
de Gaudissard, il est mort il y a quelques jours, et il ne m’a rien
laissé, pas même un pot de pommade ! C’est ce qui me fait te dire que
notre siècle est dégoûtant.</p><p>
- Et de quoi est-il mort ?</p><p>
- De sa femme !… S’il était resté avec moi, il vivrait encore ! Adieu,
mon bon vieux ! je te parle de crevaison ; parce que je te vois dans
quinze jours d’ici te promenant sur le boulevard et flairant de jolies
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Naturellement l’homme de loi regarda la danseuse et se promit de tirer
parti de cette visite in extremis.</p><p>
- Ma chère madame Cibot, dit Fraisier, voici pour vous le moment critique.</p><p>
- Ah ! oui !… dit-elle, mon pauvre Cibot !… quand je pense qu’il ne jouira pas de ce que je pourrais avoir…</p><p>
- Il s’agit de savoir si monsieur Pons vous a légué quelque chose ;
enfin si vous êtes sur le testament ou si vous êtes oubliée, dit
Fraisier en continuant. Je représente les héritiers naturels, et vous
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il est, par conséquent, très vulnérable… Savez-vous où notre homme
l’a mis ?…</p><p>
- Dans une cachette du secrétaire, et il en a pris la clef,
répondit-elle, il l’a nouée au coin de son mouchoir, et il a serré le
mouchoir sous son oreiller… J’ai tout vu.</p><p>
- Le testament est-il cacheté ?</p><p>
- Hélas ! oui !</p><p>
- C’est un crime que de soustraire un testament et de le supprimer,
mais ce n’est qu’un délit de le regarder ; et, dans tous les cas,
qu’est-ce que c’est ? des peccadilles qui n’ont pas de témoins ! A-t-il
le sommeil dur, notre homme ?…</p><p>
- Oui ; mais quand vous avez voulu tout examiner et tout évaluer, il
devait dormir comme un sabot, et il s’est réveillé… Cependant, je
vais voir ! Ce matin, j’irai relever monsieur Schmucke sur les quatre
heures du matin, et, si vous voulez venir, vous aurez le testament à
vous pendant dix minutes…</p><p>
- Eh bien ! c’est entendu, je me lèverai sur les quatre heures, et je frapperai tout doucement…</p><p>
- Mademoiselle Rémonencq, qui me remplacera près de Cibot, sera
prévenue, et tirera le cordon ; mais frappez à la fenêtre pour
n’éveiller personne.</p><p>
- C’est entendu, dit Fraisier, vous aurez de la lumière, n’est-ce pas ? une bougie, cela me suffira…</p><p>
À minuit, le pauvre Allemand, assis dans un fauteuil, navré de douleur,
contemplait Pons, dont la figure crispée, comme l’est celle d’un
moribond, s’affaissait, après tant de fatigues, à faire croire qu’il
allait expirer.</p><p>
- Je pense que j’ai juste assez de force pour aller jusqu’à demain
soir, dit Pons avec philosophie. Mon agonie viendra, sans doute, mon
pauvre Schmucke, dans la nuit de demain. Dès que le notaire et tes deux
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malade, et je veux recevoir les saints sacrements demain à midi…</p><p>
Il se fit une longue pause.</p><p>
- Dieu n’a pas voulu que la vie fût pour moi comme je la rêvais, reprit
Pons. J’aurais tant aimé une femme, des enfants, une famille !… Être
chéri de quelques êtres, dans un coin, était toute mon ambition ! La vie
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et je n’y aurais pas reçu des blessures mortelles. Enfin, je ne veux
m’occuper que de toi !…</p><p>
- Dû as dort !…</p><p>
- Ne me contrarie pas, écoute-moi, cher ami… Tu as la naïveté, la
candeur d’un enfant de six ans qui n’aurait jamais quitté sa mère,
c’est bien respectable ; il me semble que Dieu doit prendre soin
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endormi. Écoute-moi bien, et suis mes instructions à la lettre…
M’entends-tu ? demanda le malade.</p>
 
== LXI. Profond désappointement==
 
== LXI. Profond désappointement ==
 
<p>
Schmucke, accablé de douleur, saisi par une affreuse palpitation, avait
laissé aller sa tête sur le dos du fauteuil, et paraissait évanoui.</p><p>
- Ui, che d’endans ! mais gomme si du édais à deux cend bas te moi… il
me zemple que che m’envonce dans la dombe afec toi !… dit l’Allemand
que la douleur écrasait.</p><p>
Il se rapprocha de Pons et il lui prit une main qu’il mit entre ses deux mains. Et il fit ainsi mentalement une fervente prière.</p><p>
- Que marmottes-tu là, en allemand ?…</p><p>
- Chai briè Tieu te nus abbeler à lui ensemple !… répondit-il simplement après avoir fini sa prière.</p><p>
Pons se pencha péniblement, car il souffrait au foie des douleurs
intolérables. Il put se baisser jusqu’à Schmucke, et il le baisa sur le
front, en épanchant son âme comme une bénédiction sur cet être
comparable à l’agneau qui repose aux pieds de Dieu.</p><p>
- Voyons, écoute-moi, mon bon Schmucke, il faut obéir aux mourants…</p><p>
- J’égoude !</p><p>
- On communique de ta chambre dans la mienne par la petite porte de ton alcôve, qui donne dans l’un des cabinets de la mienne.</p><p>
- Ui ! mais c’est engompré te dapleaux.</p><p>
- Tu vas dégager cette porte à l’instant, sans faire trop de bruit !…</p><p>
- Ui…</p><p>
- Débarrasse le passage des deux côtés, chez toi comme chez moi ; puis
tu laisseras la tienne entrebâillée. Quand la Cibot viendra te
remplacer près de moi (elle est capable d’arriver ce matin une heure
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entrouvrant le petit rideau de mousseline de cette porte vitrée, et
regarde bien ce qui se passera… Tu comprends ?</p><p>
- Che t’ai gombris, ti grois que la scélérade prîlera le desdaman…</p><p>
- Je ne sais pas ce qu’elle fera, mais je suis sûr que tu ne la
prendras plus pour un ange, après. Maintenant, fais-moi de la musique,
réjouis-moi par quelqu’une de tes improvisations… Ça t’occupera, tu
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douleur et l’irritation qu’elle lui causait, emporta le bon Allemand,
selon son habitude, au delà des mondes. Il trouva des thèmes sublimes
sur lesquels il broda des caprices exécutés - tantôt avec la douleur et
la perfection raphaëlesques de Chopin, tantôt avec la fougue et le
grandiose dantesque de Liszt, les deux organisations musicales qui se
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prévisions de Pons, qui semblait avoir entendu la conférence de
Fraisier et de la Cibot, la portière se montra. Le malade jeta sur
Schmucke un regard d’intelligence qui signifiait : - N’ai-je pas bien
deviné ? Et il se mit dans la position d’un homme qui dort profondément.</p><p>
L’innocence de Schmucke était une croyance si forte chez la Cibot, et
c’est là l’un des grands moyens et la raison du succès de toutes les
ruses de l’enfance, qu’elle ne put le soupçonner de mensonge quand elle
le vit venir à elle, et lui dire d’un air à la fois dolent et joyeux : -
Ile hâ ei eine nouitte derriple ! t’ine achidadion tiapolique ! Chai êdé
opliché te vaire te la misicque bir le galmer, ed les loguadaires ti
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il s’achissait te la fie te mon hami. Che suis si vadiqué t’affoir
choué dudde la nouitte, que che zugombe ce madin.</p><p>
- Mon pauvre Cibot aussi va bien mal, et encore une journée comme celle
d’hier, il n’y aura plus de ressources !… Que voulez-vous ? à la
volonté de Dieu !</p><p>
- Fus èdes eine cueir si honède, eine ame si pelle, que si le bère Zibod meurd nus fifrons ensemble !… dit le rusé Schmucke.</p><p>
Quand les gens simples et droits se mettent à dissimuler, ils sont
terribles, absolument comme les enfants, dont les pièges sont dressés
avec la perfection que déploient les Sauvages</p><p>
- Eh bien ! allez dormir, mon fiston ! dit la Cibot, vous avez les yeux
si fatigués, qu’ils sont gros comme le poing. Allez ! ce qui pourrait me
consoler de la perte de Cibot, ce serait de penser que je finirais mes
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degré. Quant à Schmucke, il tremblait de la tête aux pieds, comme s’il
avait commis un crime.</p><p>
- Retournez à votre poste, dit Fraisier en recevant le testament de la
Cibot, car, s’il s’éveillait, il faut qu’il vous trouve là.</p><p>
Après avoir décacheté l’enveloppe avec une habileté qui prouvait qu’il
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Duplanty, à qui je dois de pouvoir mourir en chrétien et en
catholique", etc.</p><p>
- C’est la ruine ! se dit Fraisier, la ruine de toutes mes espérances !
Ah ! je commence à croire tout ce que la présidente m’a dit de la malice
de ce vieux artiste !…</p><p>
- Eh bien ? vint demander la Cibot.</p><p>
- Votre monsieur est un monstre, il donne tout au Musée, à l’État. Or,
on ne peut plaider contre l’État !… Le testament est inattaquable Nous
sommes volés, ruinés, dépouillés, assassinés !…</p><p>
- Que m’a-t-il donné ?…</p><p>
- Deux cents francs de rente viagère…</p><p>
- La belle poussée !… Mais c’est un gredin fini !…</p><p>
- Allez voir, dit Fraisier, je vais remettre le testament de votre gredin dans l’enveloppe.</p>
 
== LXII. Première catastrophe==
 
== LXII. Première catastrophe ==
 
<p>
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la palpa, la sentit pleine, et soupira profondément. Elle avait espéré
que Fraisier aurait brûlé lui-même cette fatale pièce.</p><p>
- Eh bien ! que faire, mon cher monsieur Fraisier ? demanda-t-elle.</p><p>
- Ah ! ça vous regarde ! Moi, je ne suis pas héritier, mais si j’avais
les moindres droits à cela, dit-il en montrant la collection, je sais
bien comment je ferais…</p><p>
- C’est ce que je vous demande… dit assez niaisement la Cibot.</p><p>
- Il y a du feu dans la cheminée… répliqua-t-il en se levant pour s’en aller.</p><p>
- Au fait, il n’y a que vous et moi qui saurons cela !… dit la Cibot.</p><p>
- On ne peut jamais prouver qu’un testament a existé ! reprit l’homme de loi.</p><p>
- Et vous ?</p><p>
- Moi ?… Si monsieur Pons meurt sans testament, je vous assure cent mille francs.</p><p>
- Ah ! ben oui ! dit-elle, on vous promet des monts d’or, et quand on
tient les choses, qu’il s’agit de payer, on vous carotte comme…</p><p>
Elle s’arrêta bien à temps, car elle allait parler d’Élie Magus à Fraisier…</p><p>
- Je me sauve ! dit Fraisier. Il ne faut pas, dans votre intérêt, que
l’on m’ait vu dans l’appartement ; mais nous nous retrouverons en bas, à
votre loge.</p><p>
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qui s’étaient l’un et l’autre adossés à la cloison, de chaque côté de
la porte.</p><p>
- Ah ! cria la Cibot.</p><p>
Elle tomba la face en avant dans des convulsions affreuses, réelles ou
feintes, on ne sut jamais la vérité. Ce spectacle produisit une telle
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fondait en larmes, et tendait les mains aux deux amis en les suppliant
par une pantomime très expressive.</p><p>
- C’est pure curiosité ! dit-elle en se voyant l’objet de l’attention
des deux amis, mon bon monsieur Pons ! c’est le défaut des femmes, vous
savez ! Mais je n’ai su comment faire pour lire votre testament, et je
le rapportais !…</p><p>
- Hâlez fis-ens ! dit Schmucke qui se dressa sur ses pieds en se
grandissant de toute la grandeur de son indignation. Fus êdes eine
monsdre ! fus afez essayé te duer mon pon Bons. Il a raison ! fis êdes
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leva fière comme Tartufe, jeta sur Schmucke un regard qui le fit
trembler et sortit en emportant sous sa robe un sublime petit tableau
de Metzu qu’Élie Magus avait beaucoup admiré et dont il avait dit : -
C’est un diamant ! La Cibot trouva dans sa loge Fraisier qui
l’attendait, en espérant qu’elle aurait brûlé l’enveloppe et le papier
blanc par lequel il avait remplacé le testament ; il fut bien étonné de
voir sa cliente effrayée et le visage renversé.</p><p>
- Qu’est-il arrivé ?</p><p>
- Il est arrivé, mon cher monsieur Fraisier, que, sous prétexte de me
donner de bons conseils et de me diriger, vous m’avez fait perdre à
jamais mes rentes et la confiance de ces messieurs…</p><p>
Et elle se lança dans une de ces trombes de paroles auxquelles elle excellait.</p><p>
- Ne dites pas de paroles oiseuses, s’écria sèchement Fraisier en arrêtant sa cliente. Au fait ! au fait ! et vivement</p><p>
- Eh bien ! et voilà comment ça s’est fait.</p><p>
Elle raconta la scène telle qu’elle venait de se passer.</p><p>
- Je ne vous ai rien fait perdre, répondit Fraisier. Ces deux messieurs
doutaient de votre probité, puisqu’ils vous ont tendu ce piège ; ils
vous attendaient, ils vous épiaient !… Vous ne me dites pas tout…
ajouta l’homme d’affaires en jetant un regard de tigre sur la portière.</p><p>
- Moi ! vous cacher quelque chose !… après tout ce que nous avons fait ensemble !… dit-elle en frissonnant.</p><p>
- Mais, ma chère, je n’ai rien commis de répréhensible ! dit Fraisier en
manifestant ainsi l’intention de nier sa visite nocturne chez Pons.</p><p>
La Cibot sentit ses cheveux lui brûler le crâne, et un froid glacial l’enveloppa.</p><p>
- Comment ?… dit-elle hébétée.</p><p>
- Voilà l’affaire criminelle toute trouvée !… Vous pouvez être accusée
de soustraction de testament, répondit froidement Fraisier.</p><p>
La Cibot fit un mouvement d’horreur.</p><p>
- Rassurez-vous, je suis votre conseil, reprit-il. Je n’ai voulu que
vous prouver combien il est facile, d’une manière ou d’une autre, de
réaliser ce que je vous disais. Voyons ! qu’avez-vous fait pour que cet
Allemand si naïf se soit caché dans la chambre à votre insu ?…</p><p>
- Rien, c’est la scène de l’autre jour, quand j’ai soutenu à monsieur
Pons qu’il avait eu la berlue. Depuis ce jour-là, ces deux messieurs
ont changé du tout au tout à mon égard. Ainsi vous êtes la cause de
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me prendre avec lui, c’est tout un !</p><p>
Cette raison était si plausible, que Fraisier fut obligé de s’en contenter.</p><p>
- Rassurez-vous, reprit-il, je vous ai promis des rentes, je tiendrai
ma parole. Jusqu’à présent, tout, dans cette affaire, était
hypothétique ; maintenant, elle vaut des billets de Banque… Vous
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faudra, ma chère dame Cibot, obéir à mes ordres, et les exécuter avec
intelligence.</p><p>
- Oui, mon cher monsieur Fraisier, dit avec une servile souplesse la portière entièrement matée.</p><p>
- Eh bien ! adieu, repartit Fraisier en quittant la loge et emportant le dangereux testament.</p><p>
Il revint chez lui tout joyeux, car ce testament était une arme terrible.</p><p>
- J’aurai, pensait-il, une bonne garantie contre la bonne foi de madame
la présidente de Marville. Si elle s’avisait de ne pas tenir sa parole,
elle perdrait la succession.</p>
 
== LXIII. Propositions fallacieuses==
 
== LXIII. Propositions fallacieuses ==
 
<p>
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la portière qui contemplait le tableau de Metzu en se demandant comment
une petite planche peinte pouvait valoir tant d’argent.</p><p>
- Ah ! ah ! c’est le seul, dit-il en regardant par-dessus l’épaule de la
Cibot, que monsieur Magus regrettait de ne pas avoir, il dit qu’avec
cette petite chose-là, il ne manquerait rien à son bonheur.</p><p>
- Qu’en donnerait-il ? demanda la Cibot.</p><p>
- Mais si vous me promettez de m’épouser dans l’année de votre veuvage,
répondit Rémonencq, je me charge d’avoir vingt mille francs d’Élie
Magus, et si vous ne m’épousez pas, vous ne pourrez jamais vendre ce
tableau plus de mille francs.</p><p>
- Et pourquoi ?</p><p>
- Mais vous seriez obligée de signer une quittance comme propriétaire,
et vous auriez alors un procès avec les héritiers. Si vous êtes ma
femme, c’est moi qui le vendrai à monsieur Magus, et on ne demande rien
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souscrivit à cette proposition, qui la liait pour toujours au
brocanteur.</p><p>
- Vous avez raison, apportez-moi votre écriture, dit-elle en serrant le tableau dans sa commode.</p><p>
- Voisine, dit le brocanteur à voix basse en entraînant la Cibot sur le
pas de la porte, je vois bien que nous ne sauverons pas notre pauvre
ami Cibot ; le docteur Poulain désespérait de lui hier soir, et disait
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servie par ma sœur qui ferait le ménage, et…</p><p>
Le séducteur fut interrompu par les plaintes déchirantes du petit tailleur dont l’agonie commençait.</p><p>
- Allez-vous-en, dit la Cibot, vous êtes un monstre de me parler de ces
choses-là, quand mon pauvre homme se meurt dans de pareils états…</p><p>
- Ah ! c’est que je vous aime, dit Rémonencq, à tout confondre pour vous avoir…</p><p>
- Si vous m’aimiez, vous ne me diriez rien en ce moment, répondit-elle.</p><p>
Et Rémonencq rentra chez lui, sûr d’épouser la Cibot.</p><p>
Sur les dix heures, il y eut à la porte de la maison une sorte
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Sauvage ; et la bonne de Fraisier, une fois là, vaudrait Fraisier
lui-même.</p>
 
== LXIV. Où la femme sauvage reparaît==
 
== LXIV. Où la femme sauvage reparaît ==
 
<p>
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marques d’intérêt au plus ancien et au plus estimé des concierges du
quartier.</p><p>
Le docteur Poulain salua l’abbé Duplanty, le prit à part, et lui dit : -
Je vais aller voir ce pauvre monsieur Pons ; il pourrait encore se tirer
d’affaire ; il s’agirait de le décider à subir l’opération de
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cette opération ; je réponds de sa vie, si pendant qu’on la pratiquera
nul accident fâcheux ne se déclare.</p><p>
- Dès que j’aurai reporté le saint-ciboire à l’église, je reviendrai,
dit l’abbé Duplanty, car monsieur Schmucke est dans un état qui réclame
quelques secours religieux.</p><p>
- Je viens d’apprendre qu’il est seul, dit le docteur Poulain. Ce bon
Allemand a eu ce matin une petite altercation avec madame Cibot, qui
fait depuis dix ans le ménage de ces messieurs, et ils se sont
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cette brouille, aurait toujours eu besoin de se faire remplacer. C’est
une honnête femme, dit le docteur à l’abbé Duplanty.</p><p>
- On ne peut pas mieux choisir, répondit le bon prêtre, car elle a la
confiance de la fabrique pour la perception de la location des chaises.</p><p>
Quelques moments après, le docteur Poulain suivait au chevet du lit les
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Allemand désespéré que par des signes de tête négatifs, entremêlés de
mouvements d’impatience. Enfin, le moribond rassembla ses forces, lança
sur Schmucke un regard affreux et lui dit : - Laisse-moi donc mourir
tranquillement !…</p><p>
Schmucke faillit mourir de douleur ; mais il prit la main de Pons, la
Ligne 7 695 ⟶ 7 708 :
docteur Poulain entendit sonner et alla ouvrir la porte à l’abbé
Duplanty.</p><p>
- Notre pauvre malade, dit Poulain, commence à se débattre sous
l’étreinte de la mort. Il aura expiré dans quelques heures ; vous
enverrez sans doute un prêtre pour le veiller cette nuit. Mais il est
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autour de son corps par un horrible et significatif mouvement d’avarice
et de hâte.</p><p>
- Qu’allez-vous devenir, seul avec votre ami mort ? dit le bon prêtre à
l’Allemand, qui vint alors l’écouter, vous êtes sans madame Cibot…</p><p>
- C’esde eine monsdre qui a dué Bons ! dit-il.</p><p>
- Mais il vous faudra quelqu’un auprès de vous ? reprit le docteur Poulain, car il faut garder le corps cette nuit.</p><p>
- Che le carterai, che brierai Tieu ! répondit l’innocent Allemand.</p><p>
- Mais il faut manger !… Qui maintenant, vous fera votre cuisine ? dit le docteur.</p><p>
- La touleur m’ôde l’abbédit !… répondit naïvement Schmucke.</p><p>
- Mais, dit Poulain, il faut aller déclarer le décès avec des témoins,
il faut dépouiller le corps, l’ensevelir en le cousant dans un linceul,
il faut aller commander le convoi aux pompes funèbres, il faut nourrir
Ligne 7 729 ⟶ 7 742 :
monde civilisé !</p><p>
Schmucke ouvrit des yeux effrayés, et fut saisi d’un court accès de folie.</p><p>
- Mais Bons ne mûrera bas… che le sauferai !…</p><p>
- Vous ne resterez pas longtemps sans prendre un peu de sommeil, et
alors qui vous remplacera ? car il faut s’occuper de monsieur Pons, lui
donner à boire, faire des remèdes…</p><p>
- Ah ! c’esde frai !… dit l’Allemand.</p><p>
- Eh bien ! reprit l’abbé Duplanty, je pense à vous donner madame Cantinet, une brave et honnête femme…</p><p>
Le détail de ses devoirs sociaux envers son ami mort, hébéta tellement Schmucke, qu’il aurait voulu mourir avec Pons.</p><p>
- C’est un enfant ! dit le docteur Poulain à l’abbé Duplanty.</p><p>
- Eine anvant !… répéta machinalement Schmucke.</p><p>
- Allons ! dit le vicaire, je vais parler à madame Cantinet et vous l’envoyer.</p><p>
- Ne vous donnez pas cette peine, dit le docteur, elle est ma voisine, et je retourne chez moi.</p><p>
La Mort est comme un assassin invisible contre lequel lutte le mourant ;
dans l’agonie il reçoit les derniers coups, il essaie de les rendre et
Ligne 7 749 ⟶ 7 762 :
suit l’agonie, il revint à lui, la sérénité de la mort sur le visage et
regarda ceux qui l’entouraient d’un air presque riant.</p><p>
- Ah ! docteur, j’ai bien souffert, mais vous aviez raison, je vais
mieux… Merci, mon bon abbé, je me demandais où était Schmucke !…</p><p>
- Schmucke n’a pas mangé depuis hier au soir, et il est quatre heures :
vous n’avez plus personne auprès de vous, et il serait dangereux de
rappeler madame Cibot…</p><p>
- Elle est capable de tout ! dit Pons en manifestant toute son horreur
au nom de la Cibot. C’est vrai, Schmucke a besoin de quelqu’un de bien
honnête.</p><p>
- L’abbé Duplanty et moi, dit alors Poulain, nous avons pensé à vous deux…</p><p>
- Ah ! merci, dit Pons, je n’y songeais pas.</p><p>
- Et il vous propose madame Cantinet…</p><p>
- Ah ! la loueuse de chaises ! s’écria Pons. Oui, c’est une excellente créature.</p><p>
- Elle n’aime pas madame Cibot, reprit le docteur, et elle aura bien soin de monsieur Schmucke…</p><p>
- Envoyez-la-moi, mon bon monsieur Duplanty… elle et son mari, je serai tranquille. On ne volera rien ici…</p><p>
Schmucke avait repris la main de Pons et la tenait avec joie, en croyant la santé revenue.</p><p>
- Allons-nous-en, monsieur l’abbé, dit le docteur, je vais envoyer
promptement madame Cantinet ; je m’y connais : elle ne trouvera peut-être
pas monsieur Pons vivant.</p>
 
== LXV. La mort comme elle est==
 
== LXV. La mort comme elle est ==
 
<p>
Ligne 7 794 ⟶ 7 809 :
Sauvage le surprit tellement par sa tournure, qu’il laissa échapper un
mouvement de frayeur, à laquelle cette femme mâle était habituée.</p><p>
- Madame, dit madame Cantinet, est une dame de qui répond monsieur
Duplanty ; elle a été cuisinière chez un évêque, elle est la probité
même, elle fera la cuisine.</p><p>
- Ah ! vous pouvez parler haut ! s’écria la puissante et asthmatique
Sauvage, le pauvre monsieur est mort !… il vient de passer. Schmucke
jeta un cri perçant, il sentit la main de Pons glacée qui se
Ligne 7 806 ⟶ 7 821 :
respiration ne vint ternir la glace, elle sépara vivement la main de
Schmucke de la main du mort.</p><p>
- Quittez-la donc, monsieur, vous ne pourriez plus l’ôter ; vous ne
savez pas comme les os vont se durcir ! Ça va vite le refroidissement
des morts. Si l’on n’apprête pas un mort pendant qu’il est encore
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colla les mains de chaque côté du corps, et lui ramena la couverture
sur le nez, absolument comme un commis fait un paquet dans un magasin.</p><p>
- Il faut un drap pour l’ensevelir ; où donc en prendre un ?… demanda-t-elle à Schmucke, que ce spectacle frappa de terreur.</p><p>
Après avoir vu la Religion procédant avec son profond respect de la
créature destinée à un si grand avenir dans le ciel, ce fut une douleur
à dissoudre les éléments de la pensée, que cette espèce d’emballage où
son ami était traité comme une chose.</p><p>
- Vaides gomme fus fitrez !… répondit machinalement Schmucke.</p><p>
Cette innocente créature voyait mourir un homme pour la première fois.
Et cet homme était Pons, le seul ami, le seul être qui l’eût compris et
aimé !…</p><p>
- Je vais aller demander à madame Cibot où sont les draps, dit la Sauvage.</p><p>
- Il va falloir un lit de sangle pour coucher cette dame, dit madame Cantinet à Schmucke.</p><p>
Schmucke fit un signe de tête et fondit en larmes. Madame Cantinet
laissa ce malheureux tranquille ; mais, au bout d’une heure, elle revint
et lui dit :</p><p>
- Monsieur, avez-vous de l’argent à nous donner pour acheter ?</p><p>
Schmucke tourna sur madame Cantinet un regard à désarmer les haines les
plus féroces ; il montra le visage blanc, sec et pointu du mort, comme
une raison qui répondait à tout.</p><p>
- Brenez doud et laissez-moi bleurer et brier, dit-il en s’agenouillant.</p><p>
Madame Sauvage était allée annoncer la mort de Pons à Fraisier, qui
courut en cabriolet chez la présidente lui demander, pour le lendemain,
la procuration qui lui donnait le droit de représenter les héritiers.</p><p>
- Monsieur, dit à Schmucke madame Cantinet, une heure après sa dernière
question, je suis allée trouver madame Cibot, qui est donc au fait de
votre ménage, afin qu’elle me dise où sont les choses ; mais, comme elle
Ligne 7 845 ⟶ 7 860 :
les gens du peuple sont habitués à subir passivement les plus grandes
douleurs morales.</p><p>
- Monsieur, il faut du linge pour un linceul, il faut de l’argent pour
un lit de sangle, afin de coucher cette dame ; il en faut pour acheter
de la batterie de cuisine, des plats, des assiettes, des verres, car il
va venir un prêtre pour passer la nuit, et cette dame ne trouve
absolument rien dans la cuisine.</p><p>
- Mais, monsieur, répéta la Sauvage, il me faut cependant du bois, du
charbon, pour apprêter le dîner, et je ne vois rien ! Ce n’est
d’ailleurs pas bien étonnant, puisque la Cibot vous fournissait tout…</p><p>
- Mais, ma chère dame, dit madame Cantinet en montrant Schmucke qui
gisait aux pieds du mort dans un état d’insensibilité complète, vous ne
voulez pas me croire, il ne répond à rien.</p><p>
- Eh bien ! ma petite, dit la Sauvage, je vais vous montrer comment l’on fait dans ces cas-là.</p><p>
La Sauvage jeta sur la chambre un regard comme en jettent les voleurs
pour deviner les cachettes où doit se trouver l’argent. Elle alla droit
Ligne 7 863 ⟶ 7 878 :
tableaux, et vint le montrer à Schmucke, qui fit un signe de
consentement machinal.</p><p>
- Voilà de l’argent, ma petite ! dit la Sauvage à madame Cantinet ; je
vas le compter, en prendre pour acheter ce qu’il faut, du vin, des
vivres, des bougies, enfin tout, car ils n’ont rien… Cherchez-moi
Ligne 7 875 ⟶ 7 890 :
absolu de la mort. Il espérait mourir, et tout lui était indifférent.
La chambre eût été dévorée par un incendie, il n’aurait pas bougé.</p><p>
- Il y a douze cent cinquante-six francs… lui dit la Sauvage.</p><p>
Schmucke haussa les épaules. Lorsque la Sauvage voulut procéder à
l’ensevelissement de Pons, et mesurer le drap sur le corps, afin de
Ligne 7 883 ⟶ 7 898 :
impatientée saisit l’Allemand, le plaça sur un fauteuil et l’y maintint
avec une force herculéenne.</p><p>
- Allons, ma petite ! cousez le mort dans son linceul, dit-elle à madame Cantinet.</p><p>
Une fois l’opération terminée, la Sauvage remit Schmucke à sa place, au pied du lit, et lui dit :</p><p>
- Comprenez-vous ? il fallait bien trousser ce pauvre homme en mort.</p><p>
Schmucke se mit à pleurer ; les deux femmes le laissèrent et allèrent
prendre possession de la cuisine, où elles apportèrent à elles deux en
peu d’instants toutes les choses nécessaires à la vie.</p>
 
== LXVI. Sensibilité d’une garde-malade==
 
== LXVI. Sensibilité d’une garde-malade ==
 
<p>
Ligne 7 912 ⟶ 7 929 :
Cantinet vint voir si Schmucke voulait manger un morceau. L’Allemand
fit signe qu’on le laissât tranquille.</p><p>
- Le souper vous attend, monsieur Pastelot, dit alors la loueuse de chaises au prêtre.</p><p>
Schmucke, resté seul, sourit comme un fou qui se voit libre d’accomplir
un désir comparable à celui des femmes grosses. Il se jeta sur Pons et
Ligne 7 920 ⟶ 7 937 :
Poulain vint voir Schmucke affectueusement et voulut l’obliger à
manger ; mais l’Allemand s’y refusa.</p><p>
- Si vous ne mangez pas maintenant, vous sentirez la faim à votre
retour, lui dit le docteur, car il faut que vous alliez à la mairie
avec un témoin pour y déclarer le décès de monsieur Pons, et faire
dresser l’acte…</p><p>
- Moi ! dit l’Allemand avec effroi.</p><p>
- Et qui donc ?… Vous ne pouvez pas vous en dispenser, puisque vous êtes la seule personne qui l’ait vu mourir…</p><p>
- Che n’ai boint te champes… répondit Schmucke en implorant l’assistance du docteur Poulain.</p><p>
- Prenez une voiture, répondit doucement l’hypocrite docteur. J’ai déjà
constaté le décès. Demandez quelqu’un de la maison pour vous
accompagner. Ces deux dames garderont l’appartement en votre absence</p><p>
Ligne 7 942 ⟶ 7 959 :
peuple, les prolétaires sans aide, souffrent tout le poids de la
douleur.</p><p>
- Ah ! vous avez bien raison de le regretter, dit Rémonencq à une
plainte échappée au pauvre martyr, car c’était un bien brave homme, un
bien honnête homme, qui laisse une belle collection ; mais savez-vous,
Ligne 7 950 ⟶ 7 967 :
Schmucke n’écoutait pas ; il était plongé dans une telle douleur,
qu’elle avoisinait la folie. L’âme a son tétanos comme le corps.</p><p>
- Et vous feriez bien de vous faire représenter par un conseil, par un homme d’affaires.</p><p>
- Ein home t’avvaires ! répéta Schmucke machinalement.</p><p>
- Vous verrez que vous aurez besoin de vous faire représenter. À votre
place, moi, je prendrais un homme d’expérience, un homme connu dans le
quartier, un homme de confiance… Moi, dans toutes mes petites
Ligne 7 963 ⟶ 7 980 :
Schmucke écoutait Rémonencq, en le regardant d’un œil si complètement
dénué d’intelligence, que le brocanteur ne lui dit plus rien.</p><p>
- S’il reste imbécile comme cela, pensa Rémonencq, je pourrai bien lui
acheter tout le bataclan de là-haut pour cent mille francs, si c’est à
lui… - Monsieur, nous voici à la Mairie.</p><p>
Rémonencq fut forcé de sortir Schmucke du fiacre et de le prendre sous
le bras pour le faire arriver jusqu’au bureau des actes de l’État
Ligne 7 972 ⟶ 7 989 :
cinq ou six actes de décès à dresser. Là, ce pauvre Allemand devait
être en proie à une passion égale à celle de Jésus.</p><p>
- Monsieur est monsieur Schmucke ? dit un homme vêtu de noir en
s’adressant à l’Allemand stupéfait de s’entendre appeler par son nom.</p><p>
Schmucke regarda cet homme de l’air hébété qu’il avait eu en répondant à Rémonencq.</p><p>
- Mais, dit le brocanteur à l’inconnu, que lui voulez-vous ? Laissez
donc cet homme tranquille, vous voyez bien qu’il est dans la peine.</p><p>
- Monsieur vient de perdre son ami, et sans doute il se propose
d’honorer dignement sa mémoire, car il est son héritier, dit l’inconnu :
Monsieur ne lésinera sans doute pas… il achètera un terrain à
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Rémonencq fit un geste d’Auvergnat pour éloigner cet homme, et l’homme
répondit par un autre geste, pour ainsi dire commercial, qui
signifiait : "- Laissez-moi donc faire mes affaires !" et que comprit le
brocanteur.</p><p>
- Je suis le commissionnaire de la maison Sonet et compagnie,
entrepreneurs de monuments funéraires, reprit le courtier, que Walter
Scott eût surnommé le jeune homme des tombeaux. Si monsieur voulait
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Arts ont perdu..</p><p>
Rémonencq hocha la tête en signe d’assentiment et poussa le coude à Schmucke.</p><p>
- Tous les jours, nous nous chargeons, pour les familles, d’aller
accomplir toutes les formalités, disait toujours le courtier, encouragé
par ce geste de l’Auvergnat. Dans le premier moment de sa douleur, il
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ajouta-t-il en voyant venir un autre homme vêtu de noir qui se
proposait de parler pour une autre maison de marbrerie et de sculpture.</p>
 
== LXVII. Où l’on voit qu’il n’y a que les morts qu’on ne tourmente pas==
 
== LXVII. Où l’on voit qu’il n’y a que les morts qu’on ne tourmente pas ==
 
<p>
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abords des Mairies. Enfin, les courtiers pénètrent souvent dans la
maison mortuaire, un plan de tombe à la main</p><p>
- Je suis en affaires avec monsieur, dit le courtier de la maison Sonet au courtier qui se présentait.</p><p>
- Décès Pons !… Où sont les témoins !… dit le garçon de bureau.</p><p>
- Venez… monsieur, dit le courtier en s’adressant à Rémonencq.</p><p>
Rémonencq pria le courtier de soulever Schmucke, qui restait sur son
banc comme une masse inerte ; ils le menèrent à la balustrade derrière
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sur le pas de la porte cochère, monta Schmucke presque évanoui dans ses
bras, aidée par Rémonencq et par le courtier de la maison Sonet.</p><p>
- Il va se trouver mal !… s’écria le courtier, qui voulait terminer l’affaire qu’il disait commencée.</p><p>
- Je le crois bien ! répondit madame Sauvage ; il pleure depuis
vingt-quatre heures, et il n’a rien voulu prendre. Rien ne creuse
l’estomac comme le chagrin.</p><p>
- Mais, mon cher client, lui dit le courtier de la maison Sonet, prenez
donc un bouillon. Vous avez tant de choses à faire : il faut aller à
l’Hôtel de Ville, acheter le terrain nécessaire pour le monument que
vous voulez élever à la mémoire de cet ami des Arts, et qui doit
témoigner de votre reconnaissance.</p><p>
- Mais cela n’a pas de bon sens, dit madame Cantinet à Schmucke en arrivant avec un bouillon et du pain.</p><p>
- Songez, mon cher monsieur, si vous êtes si faible que cela, reprit
Rémonencq, songez à vous faire représenter par quelqu’un, car vous avez
bien des affaires sur les bras : il faut commander le convoi ! vous ne
voulez pas qu’on enterre votre ami comme un pauvre.</p><p>
- Allons, allons, mon cher monsieur ! dit la Sauvage en saisissant un
moment où Schmucke avait la tête inclinée sur le dos du fauteuil.</p><p>
Elle entonna dans la bouche de Schmucke une cuillerée de potage, et lui donna presque malgré lui à manger comme à un enfant.</p><p>
- Maintenant, si vous étiez sage, monsieur, puisque vous voulez vous
livrer tranquillement à votre douleur, vous prendriez quelqu’un pour
vous représenter…</p><p>
- Puisque monsieur, dit le courtier, a l’intention d’élever un
magnifique monument à la mémoire de son ami, il n’a qu’à me charger de
toutes les démarches, je les ferai…</p><p>
- Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? dit la Sauvage. Monsieur vous a commandé quelque chose ! Qui donc êtes-vous ?</p><p>
- L’un des courtiers de la maison Sonet, ma chère dame, les plus forts
entrepreneurs de monuments funéraires… dit-il en tirant une carte et
la présentant à la puissante Sauvage.</p><p>
- Eh bien ! c’est bon, c’est bon !… on ira chez vous quand on le jugera
convenable ; mais ne faut pas abuser de l’état dans lequel se trouve
monsieur. Vous voyez bien que monsieur n’a pas sa tête…</p><p>
- Si vous voulez vous arranger pour nous faire avoir la commande, dit
le courtier de la maison Sonet à l’oreille de madame Sauvage en
l’amenant sur le palier, j’ai pouvoir de vous offrir quarante francs…</p><p>
- Eh bien ! donnez-moi votre adresse, dit madame Sauvage en s’humanisant.</p><p>
Schmucke, en se voyant seul et se trouvant mieux par cette ingestion
d’un potage au pain, retourna promptement dans la chambre de Pons, où
il se mit en prières. Il était perdu dans les abîmes de la douleur,
lorsqu’il fut tiré de son profond anéantissement par un jeune homme
vêtu de noir qui lui dit pour la onzième fois un : - Monsieur ?… que le
pauvre martyr entendit d’autant mieux, qu’il se sentit secoué par la
manche de son habit.</p><p>
- Qu’y a-d-il engore ?…</p><p>
- Monsieur, nous devons au docteur Gannal une découverte sublime ; nous
ne contestons pas sa gloire, il a renouvelé les miracles de l’Égypte ;
mais il y a eu des perfectionnements, et nous avons obtenu des
résultats surprenants. Donc, si vous voulez revoir votre ami, tel qu’il
était de son vivant…</p><p>
- Le refoir !… s’écria Schmucke ; me barlera-d-il ?</p><p>
- Pas absolument !… Il ne lui manquera que la parole, reprit le
courtier d’embaumement ; mais il restera pour l’éternité comme
l’embaumement vous le montrera. L’opération exige peu d’instants. Une
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temps… Si vous attendiez encore un quart d’heure, vous ne pourriez
plus avoir la douce satisfaction d’avoir conservé le corps…</p><p>
- Hâlis-fis-en au tiaple !… Bons est une âme !… et cedde âme est au ciel.</p><p>
- Cet homme est sans aucune reconnaissance, dit le jeune courtier d’un
des rivaux du célèbre Gannal en passant sous la porte cochère ; il
refuse de faire embaumer son ami !</p><p>
- Que voulez-vous, monsieur ! dit la Cibot, qui venait de faire embaumer
son chéri. C’est un héritier, un légataire. Une fois leur affaire
faite, le défunt n’est plus rien pour eux.</p>
 
== LXVIII. Où l’on apprendra comment l’on meurt à Paris==
 
== LXVIII. Où l’on apprendra comment l’on meurt à Paris ==
 
<p>
Une heure après, Schmucke vit venir dans la chambre madame Sauvage
suivie d’un homme vêtu de noir et qui paraissait être un ouvrier.</p><p>
- Monsieur, dit-elle, Cantinet a eu la complaisance de vous envoyer monsieur, qui est le fournisseur des bières de la paroisse.</p><p>
Le fournisseur des bières s’inclina d’un air de commisération et de
condoléance, mais, en homme sûr de son fait et qui se sait
indispensable, il regarda le mort en connaisseur.</p><p>
- Comment monsieur veut-il cela ? En sapin, en bois de chêne simple, ou
en bois de chêne doublé de plomb ? Le bois de chêne doublé de plomb est
ce qu’il y a de plus comme il faut. Le corps, dit-il, a la mesure
ordinaire…</p><p>
Il tâta les pieds pour toiser le corps.</p><p>
- Un mètre soixante-dix ! ajouta-t-il. Monsieur pense sans doute à commander le service funèbre à l’église ?</p><p>
Schmucke jeta sur cet homme des regards comme en ont les fous avant de faire un mauvais coup.</p><p>
- Monsieur, vous devriez, dit la Sauvage, prendre quelqu’un qui s’occuperait de tous ces détails-là pour vous.</p><p>
- Oui… dit enfin la victime.</p><p>
- Voulez-vous que j’aille vous chercher monsieur Tabareau, car vous
allez avoir bien des affaires sur les bras ? Monsieur Tabareau,
voyez-vous, c’est le plus honnête homme du quartier.</p><p>
- Ui, monsieur Dapareau ! On m’en a barlé… répondit Schmucke vaincu.</p><p>
- Eh bien ! monsieur va être tranquille, et libre de se livrer à sa douleur, après une conférence avec son fondé de pouvoir.</p><p>
Vers deux heures, le premier clerc de monsieur Tabareau, jeune homme
qui se destinait à la carrière d’huissier, se présenta modestement. La
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appelé Villemot, s’assit auprès de Schmucke, et attendit le moment de
lui parler. Cette réserve toucha beaucoup Schmucke.</p><p>
- Monsieur, lui dit-il, je suis le premier clerc de monsieur Tabareau,
qui m’a confié le soin de veiller ici à vos intérêts, et de me charger
de tous les détails de l’enterrement de votre ami… Etes-vous dans
cette intention ?</p><p>
- Fus ne me sauferez pas la fie, gar che n’ai bas longdans à fifre, mais fus me laisserez dranquile ?</p><p>
- Oh ! vous n’aurez pas un dérangement, répondit Villemot.</p><p>
- Hé bien ! que vaud-il vair bir cela ?</p><p>
- Signez ce papier où vous nommez monsieur Tabareau votre mandataire, relativement à toutes les affaires de la succession.</p><p>
- Pien ! tonnez ! dit l’Allemand en voulant signer sur-le-champ.</p><p>
- Non, je dois vous lire l’acte.</p><p>
- Lissez !</p><p>
Schmucke ne prêta pas la moindre attention à la lecture de cette
procuration générale, et il la signa. Le jeune homme prit les ordres de
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avoir sa tombe, et pour le service de l’église, en lui disant qu’il
n’éprouverait plus aucun trouble, ni aucune demande d’argent.</p><p>
- Bir afoir la dranquilidé, je tonnerais doud ce que ché bossète, dit
l’infortuné qui de nouveau s’agenouilla devant le corps de son ami.</p><p>
Fraisier triomphait, le légataire ne pouvait pas faire un mouvement
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Pons, comme le dîner, à sa plus simple expression, à deux pantalons et
deux redingotes !…</p><p>
- Vous allez aller comme vous êtes à l’enterrement de monsieur ? C’est
une monstruosité à vous faire honnir par tout le quartier !…</p><p>
- Ed commend fulez-fus que ch’y alle ?</p><p>
- Mais en deuil !…</p><p>
- Le teuille !…</p><p>
- Les convenances…</p><p>
- Les gonfenances !… che me viche pien te doutes ces pétisses-là, dit
le pauvre homme arrivé au dernier degré d’exaspération où la douleur
puisse porter une âme d’enfant.</p><p>
- Mais c’est un monstre d’ingratitude, dit la Sauvage en se tournant
vers un monsieur qui se montra soudain dans l’appartement, et qui fit
frémir Schmucke.</p><p>
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baguette en ébène, insigne de ses fonctions, et sous le bras gauche un
tricorne à cocarde tricolore.</p><p>
- Je suis le maître des cérémonies, dit ce personnage d’une voix douce.</p><p>
Habitué par ses fonctions à diriger tous les jours des convois et à
traverser toutes les familles plongées dans une même affliction, réelle
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représentant le génie de la mort. Cette déclaration causa un
tremblement nerveux à Schmucke, comme s’il eût vu le bourreau.</p><p>
- Monsieur est-il le fils, le frère, le père du défunt ?… demanda l’homme officiel.</p><p>
- Che zuis dout cela, et plis… che zuis son ami !… dit Schmucke à travers un torrent de larmes.</p><p>
- Etes-vous l’héritier ? demanda le maître des cérémonies.</p><p>
- L’héritier… répéta Schmucke ! tout m’esd écal au monde.</p><p>
Et Schmucke reprit l’attitude que lui donnait sa douleur morne.</p><p>
- Où sont les parents, les amis ? demanda le maître des cérémonies.</p><p>
- Les foilà dous, s’écria Schmucke en montrant les tableaux et les
curiosités. Chamais ceux-là n’ond vaid zouvrir mon pon Bons !… Foilà
doud ce qu’il aimaid afec moi !</p><p>
- Il est fou, monsieur, dit la Sauvage au maître des cérémonies. Allez, c’est inutile de l’écouter.</p><p>
Schmucke s’était assis et avait repris sa contenance d’idiot, en
essuyant machinalement ses larmes. En ce moment, Villemot, le premier
clerc de maître Tabareau, parut ; et le maître des cérémonies,
reconnaissant celui qui était venu commander le convoi, lui dit : - Eh
bien ! monsieur, il est temps de partir… le char est arrivé ; mais j’ai
rarement vu de convoi pareil à celui-là. Où sont les parents, les
amis ?…</p><p>
- Nous n’avons pas eu beaucoup de temps, reprit monsieur Villemot,
monsieur est plongé dans une telle douleur qu’il ne pensait à rien ;
mais il n’y a qu’un parent…</p><p>
Ligne 8 222 ⟶ 8 243 :
expert en douleur distinguait bien le vrai du faux, et il vint près de
Schmucke.</p><p>
- Allons, mon cher monsieur, du courage !… Songez à honorer la mémoire de votre ami.</p><p>
- Nous avons oublié d’envoyer des billets de faire part, mais j’ai eu
le soin d’envoyer un exprès à monsieur le président de Marville, le
seul parent de qui je vous parlais… Il n’y a pas d’amis… Je ne
crois pas que les gens du théâtre où le défunt était chef d’orchestre,
viennent… Mais monsieur est, je crois, légataire universel.</p><p>
- Il doit alors conduire le deuil, dit le maître des cérémonies.</p><p>
- Vous n’avez pas d’habit noir ? demanda le maître des cérémonies en avisant le costume de Schmucke.</p><p>
- Che zuis doud en noir à l’indériére !… dit le pauvre Allemand d’une
voix déchirante, et si pien en noir, que che sens la mord en moi…
Dieu me vera la craze de m’inir à mon ami tans la dompe, ed che l’en
remercie !…</p><p>
Et il joignit les mains.</p><p>
- Je l’ai déjà dit à notre administration, qui a déjà tant introduit de
perfectionnements, reprit le maître des cérémonies en s’adressant à
Villemot ; elle devrait avoir un vestiaire, et louer des costumes
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de deuil, et celui que j’ai apporté l’enveloppera tout entier, si bien
qu’on ne s’apercevra pas de l’inconvenance de son costume…</p><p>
- Voulez-vous avoir la bonté de vous lever ? dit-il à Schmucke.</p><p>
Schmucke se leva, mais il vacilla sur ses jambes.</p><p>
- Tenez-le, dit le maître des cérémonies au premier clerc, puisque vous êtes son fondé de pouvoir.</p><p>
Villemot soutint Schmucke en le prenant sous les bras, et alors le
maître des cérémonies saisit cet ample et horrible manteau noir que
Ligne 8 250 ⟶ 8 271 :
mortuaire à l’église, en le lui attachant par des cordons de soie noire
sous le menton.</p><p>
Et Schmucke fut paré en héritier.</p>
 
 
== LXIX. Un convoi de vieux garçon ==
 
<p>
- Maintenant, il nous survient une grande difficulté, dit le maître des
cérémonies. Nous avons les quatre glands du poêle à garnir… S’il n’y
a personne, qui les tiendra ?… Voici deux heures et demie, dit-il en
consultant sa montre, on nous attend à l’église.</p><p>
- Ah ! voici Fraisier ! s’écria fort imprudemment Villemot.</p><p>
Mais personne ne pouvait recueillir cet aveu de complicité.</p><p>
- Qui est ce monsieur ? demanda le maître des cérémonies ?</p><p>
- Oh ! c’est la famille.</p><p>
- Quelle famille ?</p><p>
- La famille déshéritée. C’est le fondé de pouvoir de monsieur le président Camusot.</p><p>
- Bien ! dit le maître des cérémonies, avec un air de satisfaction. Nous
aurons au moins deux glands de tenus, l’un par vous et l’autre par lui.</p><p>
Le maître des cérémonies, heureux d’avoir deux glands garnis, alla
prendre deux magnifiques paires de gants de daim blancs, et les
présenta tour à tour à Fraisier et à Villemot d’un air poli.</p><p>
- Ces messieurs voudront bien prendre chacun un des coins du poêle !… dit-il.</p><p>
Fraisier, tout en noir, mis avec prétention, cravate blanche, l’air
officiel, faisait frémir, il contenait cent dossiers de procédure.</p><p>
- Volontiers, monsieur, dit-il.</p><p>
- S’il pouvait nous arriver seulement deux personnes, dit le maître des cérémonies, les quatre glands seraient garnis.</p><p>
En ce moment arriva l’infatigable courtier de la maison Sonet, suivi du
seul homme qui se souvînt de Pons, qui pensât à lui rendre les derniers
Ligne 8 281 ⟶ 8 303 :
donnait tous les mois une pièce de cinq francs, en le sachant père de
famille.</p><p>
- Ah ! Dobinard (Topinard)… s’écria Schmucke en reconnaissant le garçon. Du ame Bons, doi !…</p><p>
- Mais, monsieur, je suis venu tous les jours, le matin, savoir des nouvelles de monsieur…</p><p>
- Dus les chours ! baufre Dobinard !… dit Schmucke en serrant la main au garçon de théâtre.</p><p>
- Mais on me prenait sans doute pour un parent, et on me recevait bien
mal ! J’avais beau dire que j’étais du théâtre et que je venais savoir
des nouvelles de monsieur Pons, on me disait qu’on connaissait ces
couleurs-là. Je demandais à voir ce pauvre cher malade ; mais on ne m’a
jamais laissé monter.</p><p>
- L’invâme Zibod !… dit Schmucke en serrant sur son cœur la main calleuse du garçon de théâtre.</p><p>
- C’était le roi des hommes, ce brave monsieur Pons.</p><p>
Tous les mois, il me donnait cent sous… Il savait que j’ai trois enfants et une femme. Ma femme est à l’église.</p><p>
- Che bardacherai mon bain afec doi ! s’écria Schmucke dans la joie d’avoir près de lui un homme qui aimait Pons.</p><p>
- Monsieur veut-il prendre un des glands du poêle ? dit le maître des cérémonies, nous aurons ainsi les quatre.</p><p>
Le maître des cérémonies avait facilement décidé le courtier de la
maison Sonet à prendre un des glands, surtout en lui montrant la belle
paire de gants qui, selon les usages, devait lui rester.</p><p>
- Voici dix heures trois quarts !… il faut absolument descendre… l’église attend, dit le maître des cérémonies.</p><p>
Et ces six personnes se mirent en marche à travers les escaliers.</p><p>
- Fermez bien l’appartement et restez-y, dit l’atroce Fraisier aux deux
femmes qui restaient sur le palier, surtout si vous voulez être
gardienne, madame Cantinet. Ah ! ah ! c’est quarante sous par jour !…</p><p>
Ligne 8 322 ⟶ 8 344 :
badauds, n’entendait rien et ne voyait ce concours de personnes qu’à
travers le voile de ses larmes.</p><p>
- Ah ! c’est le Casse-noisette, disait l’un… le musicien, vous savez !</p><p>
- Quelles sont donc les personnes qui tiennent les cordons ?…</p><p>
- Bah ! des comédiens !</p><p>
- Tiens, voilà le convoi de ce pauvre père Cibot ! En voilà un travailleur de moins ! quel dévorant !</p><p>
- Il ne sortait jamais, cet homme-là !</p><p>
- Jamais il n’a fait le lundi.</p><p>
- Aimait-il sa femme !</p><p>
- En voilà une malheureuse !</p><p>
Rémonencq était derrière le char de sa victime, et recevait des compliments de condoléance sur la perte de son voisin.</p>
 
== LXX. La mort est un abreuvoir pour bien des gens à Paris==
 
== LXX. La mort est un abreuvoir pour bien des gens à Paris ==
 
<p>
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monuments somptueux. Les indifférents commencent la conversation, et
les gens les plus tristes finissent par les écouter et se distraire.</p><p>
- Monsieur le président était déjà parti pour l’audience, disait
Fraisier à Villemot, et je n’ai pas trouvé nécessaire d’aller
l’arracher à ses occupations au Palais, il serait toujours venu trop
Ligne 8 386 ⟶ 8 410 :
son fondé de pouvoir d’être ici…</p><p>
Topinard prêta l’oreille.</p><p>
- Qu’est-ce donc que ce drôle qui tenait le quatrième gland ? demanda Fraisier à Villemot.</p><p>
- C’est le courtier d’une maison qui fait le monument funéraire, et qui
voudrait obtenir la commande d’une tombe où il se propose de sculpter
trois figures en marbre, la Musique, la Peinture et la Sculpture
versant des pleurs sur le défunt.</p><p>
- C’est une idée, reprit Fraisier. Le bonhomme mérite bien cela ; mais ce monument-là coûtera bien sept à huit mille francs.</p><p>
- Oh ! oui !</p><p>
- Si monsieur Schmucke fait la commande, ça ne peut pas regarder la
succession, car on pourrait absorber une succession par de pareils
frais…</p><p>
- Ce serait un procès, mais on le gagnerait…</p><p>
- Eh bien ! reprit Fraisier, ça le regardera donc ! C’est une bonne farce
à faire à ces entrepreneurs… dit Fraisier à l’oreille de Villemot,
car si le testament est cassé, ce dont je réponds… ou s’il n’y avait
Ligne 8 417 ⟶ 8 441 :
Pons sur laquelle le clergé disait sa dernière prière, l’Allemand fut
pris d’un tel serrement de cœur, qu’il s’évanouit.</p>
 
== LXXI. Pour ouvrir une succession, on ferme toutes les portes==
 
== LXXI. Pour ouvrir une succession, on ferme toutes les portes ==
 
<p>
Ligne 8 434 ⟶ 8 460 :
Schmucke à boire un bon bouillon gras, car on avait mis le pot-au-feu
chez les marbriers.</p><p>
- Ça ne nous arrive pas souvent de recueillir ainsi des clients qui
sentent aussi vivement que cela ; mais ça se voit encore tous les deux
ans…</p><p>
Enfin Schmucke parla de regagner la rue de Normandie.</p><p>
- Monsieur, dit alors Sonet, voici le dessin qu’a fait Vitelot exprès
pour vous, il a passé la nuit !… Mais il a été bien inspiré ! ça sera
beau…</p><p>
- Ça sera l’un des plus beaux du Père-Lachaise !… dit la petite madame
Sonet. Mais vous devez honorer la mémoire d’un ami qui vous a laissé
toute sa fortune…</p><p>
Ligne 8 455 ⟶ 8 481 :
le calquant, Vitelot avait transformé les trois figures en celles des
génies de la Musique, de la Sculpture et de la Peinture.</p><p>
- Ce n’est rien si l’on pense aux détails et aux constructions ; mais en
six mois nous arriverons… dit Vitelot. Monsieur, voici le devis et la
commande… sept mille francs, non compris les praticiens.</p><p>
- Si Monsieur veut du marbre, dit Sonet, plus spécialement marbrier, ce
sera douze mille francs, et Monsieur s’immortalisera avec son ami…</p><p>
- Je viens d’apprendre que le testament sera attaqué, dit Topinard à
l’oreille de Vitelot, et que les héritiers rentreront dans leur
héritage ; allez voir monsieur le président Camusot, car ce pauvre
innocent n’aura pas un liard…</p><p>
- Vous nous amenez toujours des clients comme cela ! dit madame Vitelot au courtier en commençant une querelle.</p><p>
Topinard reconduisit Schmucke à pied, rue de Normandie, car les voitures de deuil s’y étaient dirigées :</p><p>
- Ne me guiddez bas !… dit Schmucke à Topinard.</p><p>
Topinard voulait s’en aller, après avoir remis le pauvre musicien entre les mains de la dame Sauvage.</p><p>
- Il est quatre heures, mon cher monsieur Schmucke, et il faut que
j’aille dîner… ma femme, qui est ouvreuse, ne comprendrait pas ce que
je suis devenu. Vous savez… le théâtre ouvre à cinq heures trois
quarts…</p><p>
- Vi, che le sais… mais sonchez que che zuis zeul sur la derre, sans
ein ami. Fous qui afez bleuré. Bons, églairez-moi, che zuis tans eine
nouitte brovonte, ed Bons m’a tit que j’édais enduré te goguins…</p><p>
- Je m’en suis déjà bien aperçu, je viens de vous empêcher d’aller coucher à Clichy !</p><p>
- Gligy ?… s’écria Schmucke, che ne gombrends bas…</p><p>
- Pauvre homme ! Eh bien ! soyez tranquille, je viendrai vous voir, adieu.</p><p>
- Atié ! à piendôd !… dit Schmucke en tombant quasi mort de lassitude.</p><p>
- Adieu ! mô-sieu ! dit madame Sauvage à Topinard d’un air qui frappa le gagiste.</p><p>
- Oh ! qu’avez-vous donc, la bonne ?… dit railleusement le garçon de théâtre. Vous vous posez là comme un traître de mélodrame.</p><p>
- Traître vous-même ! De quoi vous mêlez-vous ici ? N’allez-vous pas vouloir faire les affaires de monsieur ! et le carotter ?…</p><p>
- Le carotter !… servante !… reprit superbement Topinard. Je ne suis
qu’un pauvre garçon de théâtre, mais je tiens aux artistes, et apprenez
que je n’ai jamais rien demandé à personne ! Vous a-t-on demandé quelque
chose ? Vous doit-on ?… eh ! la vieille ?…</p><p>
- Vous êtes garçon de théâtre, et vous vous nommez ?… demanda la virago.</p><p>
- Topinard, pour vous servir…</p><p>
- Bien des choses chez vous, dit la Sauvage, et mes compliments à
médème, si môsieur est marié… C’est tout ce que je voulais savoir.</p><p>
- Qu’avez-vous donc, ma belle ?… dit madame Cantinet qui survint.</p><p>
- J’ai, ma petite, que vous allez rester là, surveiller le dîner, je vais donner un coup de pied jusque chez monsieur…</p><p>
- Il est en bas, il cause avec cette pauvre madame Cibot, qui pleure toutes les larmes de son corps, répondit la Cantinet.</p><p>
La Sauvage dégringola par les escaliers avec une telle rapidité, que les marches tremblaient sous ses pieds.</p><p>
- Monsieur… dit-elle à Fraisier en l’attirant à elle à quelques pas de madame Cibot.</p><p>
Et elle désigna Topinard au moment où le garçon de théâtre passait fier
d’avoir déjà payé sa dette à son bienfaiteur, en empêchant par une ruse
Ligne 8 501 ⟶ 8 527 :
promettait-il de protéger le musicien de son orchestre contre les
pièges qu’on tendrait à sa bonne foi.</p><p>
- Vous voyez ce petit misérable !… c’est une espèce d’honnête homme
qui veut fourrer son nez dans les affaires de monsieur Schmucke…</p><p>
- Qui est-ce ? demanda Fraisier.</p><p>
- Oh ! un rien du tout…</p><p>
- Il n’y a pas de rien du tout, en affaires…</p><p>
- Hé ! dit-elle, c’est un garçon de théâtre, nommé Topinard…</p><p>
- Bien, madame Sauvage ! continuez ainsi, vous aurez votre débit de tabac.</p><p>
Et Fraisier reprit la conversation avec madame Cibot.</p><p>
- Je dis donc, ma chère cliente, que vous n’avez pas joué franc jeu
avec nous, et que nous ne sommes tenus à rien avec un associé qui nous
trompe !</p><p>
- Et en quoi vous ai-je trompé ?… dit la Cibot en mettant les poings
sur ses hanches. Croyez-vous que vous me ferez trembler avec vos
regards de verjus et vos airs de givre !… Vous cherchez de mauvaises
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honnête homme. Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes une canaille.
Oui, oui, grattez-vous le bras !… mais empochez ça !…</p><p>
- Pas de mots, pas de colère, ma mie, dit Fraisier. Écoutez-moi ! Vous
avez fait votre pelote… Ce matin, pendant les préparatifs du convoi,
j’ai trouvé ce catalogue, en double, écrit tout entier de la main de
Ligne 8 532 ⟶ 8 558 :
ce chevalier de Malte est d’une fraîcheur due à la conservation de la
peinture sur la Lavagna (ardoise)."</p><p>
- En regardant, reprit Fraisier, à la place n° 7, j’ai trouvé un
portrait de dame signé Chardin, sans n° 7 !… Pendant que le maître des
cérémonies complétait son nombre de personnes pour tenir les cordons du
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il manque un petit tableau sur bois, de Metzu, désigné comme un
chef-d’œuvre…</p><p>
- Est-ce que j’étais gardienne de tableaux ? moi ! dit la Cibot.</p><p>
- Non, mais vous étiez femme de confiance, faisant le ménage et les affaires de monsieur Pons, et s’il y a vol…</p><p>
- Vol ! apprenez, monsieur, que les tableaux ont été vendus par monsieur
Schmucke, d’après les ordres de monsieur Pons, pour subvenir à ses
besoins.</p><p>
- À qui ?</p><p>
- À messieurs Élie Magus et Rémonencq…</p><p>
- Combien ?…</p><p>
- Mais, je ne m’en souviens pas !…</p><p>
- Écoutez, ma chère madame Cibot, vous avez fait votre pelote, elle est
dodue !… reprit Fraisier. J’aurai l’œil sur vous, je vous tiens…
Servez-moi, je me tairai ! Dans tous les cas, vous comprenez que vous ne
devez compter sur rien de la part de monsieur le président Camusot, du
moment où vous avez jugé convenable de le dépouiller.</p><p>
- Je savais bien, mon cher monsieur Fraisier, que cela tournerait en os
de boudin pour moi… répondit la Cibot adoucie par les mots : "Je me
tairai !"</p>
 
== LXXII. Du danger de se mêler des affaires de la justice==
 
== LXXII. Du danger de se mêler des affaires de la justice ==
 
<p>
- Voilà, dit Rémonencq en survenant, que vous cherchez querelle à
Madame ; ça n’est pas bien ! La vente des tableaux a été faite de gré à
gré avec monsieur Pons entre monsieur Magus et moi, que nous sommes
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Au lieu de sept à huit cent mille francs, vous ne ferez seulement pas
deux cent mille francs !</p><p>
- C’est bon ! c’est bon, nous verrons ! Nous ne vendrons pas, dit Fraisier, ou nous vendrons à Londres.</p><p>
- Nous connaissons Londres ! dit Rémonencq, et monsieur Magus y est aussi puissant qu’à Paris.</p><p>
- Adieu, madame, je vais éplucher vos affaires, dit Fraisier ; à moins que vous ne m’obéissiez toujours, ajouta-t-il.</p><p>
- Petit filou !…</p><p>
- Prenez garde, dit Fraisier, je vais être juge de paix !</p><p>
On se sépara sur des menaces dont la portée était bien appréciée de part et d’autre.</p><p>
- Merci, Rémonencq ! dit la Cibot, c’est bien bon pour une pauvre veuve de trouver un défenseur.</p><p>
Le soir, vers dix heures, au théâtre, Gaudissard manda dans son cabinet
le garçon de théâtre de l’orchestre. Gaudissard, debout devant la
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bretelle gauche, et il se mettait la tête de trois quarts en jetant son
regard dans le vide.</p><p>
- Ah çà ! Topinard, avez-vous des rentes ?</p><p>
- Non, monsieur.</p><p>
- Vous cherchez donc une place meilleure que la vôtre ? demanda le directeur.</p><p>
- Non, monsieur… répondit le gagiste en devenant blême.</p><p>
- Que diable, ta femme est ouvreuse aux premières… J’ai su respecter
en elle mon prédécesseur déchu… Je t’ai donné l’emploi de nettoyer
les quinquets des coulisses pendant le jour ; enfin, tu es attaché aux
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une position enviée par tous les gagistes, et tu es jalousé, mon ami,
au théâtre, où tu as des ennemis.</p><p>
- Des ennemis !… dit Topinard.</p><p>
- Et tu as trois enfants, dont l’aîné joue les rôles d’enfant, avec des feux de cinquante centimes !…</p><p>
- Monsieur…</p><p>
- Laisse-moi parler… dit Gaudissard d’une voix foudroyante. Dans cette position-là, tu veux quitter le théâtre…</p><p>
- Monsieur…</p><p>
- Tu veux te mêler de faire des affaires, de mettre ton doigt dans des
successions !… Mais, malheureux, tu serais écrasé comme un œuf ! J’ai
pour protecteur Son Excellence Monseigneur le comte Popinot, homme
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un Dieu particulier pour les Allemands, et tu serais très mal en
sous-Dieu ! vois-tu, reste gagiste !… tu ne peux pas mieux faire !</p><p>
- Suffit, monsieur le directeur, dit Topinard navré.</p><p>
Schmucke qui s’attendait à voir le lendemain ce pauvre garçon de
théâtre, le seul être qui eût pleuré Pons, perdit ainsi le protecteur
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salle à manger où madame Sauvage servait le déjeuner. Schmucke s’assit
et ne put rien manger.</p>
 
== LXXIII. Apparition de trois hommes noirs==
 
== LXXIII. Apparition de trois hommes noirs ==
 
<p>
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que jamais, en ayant subi le désappointement d’un testament en règle
qui annulait l’arme puissante, si audacieusement volée par lui.</p><p>
- Nous venons, monsieur, dit le juge de paix avec douceur à Schmucke, apposer les scellés ici…</p><p>
Schmucke, pour qui ces paroles étaient du grec, regarda d’un air effaré les trois hommes.</p><p>
- Nous venons, à la requête de monsieur Fraisier, avocat, mandataire de
monsieur Camusot de Marville, héritier de son cousin, le feu sieur
Pons… ajouta le greffier.</p><p>
- Les collections sont là, dans ce vaste salon, et dans la chambre à coucher du défunt, dit Fraisier.</p><p>
- Eh bien ! passons. Pardon, monsieur, déjeunez, faites, dit le juge de paix.</p><p>
L’invasion de ces trois hommes noirs avait glacé le pauvre Allemand de terreur.</p><p>
- Monsieur, dit Fraisier en dirigeant sur Schmucke un de ces regards
venimeux qui magnétisaient ses victimes comme une araignée magnétise
une mouche, monsieur, qui a su faire faire à son profit un testament
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seront mis, et je veux veiller à ce que cet acte conservatoire soit
exercé avec la dernière rigueur, et il le sera.</p><p>
- Mon Tieu ! mon Tieu ! qu’aiche vaid au ziel ? dit l’innocent Schmucke.</p><p>
- On jase beaucoup de vous dans la maison, dit la Sauvage, il est venu
pendant que vous dormiez un petit jeune homme, habillé tout en noir, un
freluquet, le premier clerc de monsieur Hannequin, et il voulait vous
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fatigué de la cérémonie d’hier, je lui ai dit que vous aviez signé un
pouvoir à monsieur Villemot, le premier clerc de Tabareau, et qu’il
eût, si c’était pour affaires, à l’aller voir. "- Ah ! tant mieux, qu’a
dit le petit jeune homme, je m’entendrai bien avec lui. Nous allons
déposer le testament au tribunal, après l’avoir présenté au président."
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lui ai dit, et vous irez au tribunal pour tout ce que vous avez volé à
vos messieurs…" Et elle a tu sa gueule.</p><p>
- Monsieur, dit le greffier en venant chercher Schmucke, veut-il être
présent à l’apposition des scellés dans la chambre mortuaire !</p><p>
- Vaides ! vaides ! dit Schmucke, che bressime que che bourrai mourir dranguile ?</p><p>
- On a toujours le droit de mourir, dit le greffier en riant, et c’est
là notre plus forte affaire que les successions. Mais j’ai rarement vu
des légataires universels suivre les testateurs dans la tombe.</p><p>
- Ch’irai, moi ! dit Schmucke qui se sentit après tant de coups des douleurs intolérables au cœur.</p><p>
- Ah ! voilà monsieur Villemot ! s’écria la Sauvage.</p><p>
- Monsir Fillemod, dit le pauvre Allemand, rebrezendez-moi…</p><p>
- J’accours, dit le premier clerc. Je viens vous apprendre que le
testament est tout à fait en règle, et sera certainement homologué par
le tribunal qui vous enverra en possession… Vous aurez une belle
fortune.</p><p>
- Môi eine pelle vordine ! s’écria Schmucke au désespoir d’être soupçonné de cupidité.</p><p>
- En attendant, dit la Sauvage, qu’est-ce que fait donc là le juge de
paix avec ses bougies et ses petites bandes de ruban de fil ?</p><p>
- Ah ! il met les scellés… Venez, monsieur Schmucke, vous avez droit d’y assister.</p><p>
- Non, hâlez-y.</p><p>
- Mais pourquoi les scellés, si monsieur est chez lui, et si tout est à
lui ? dit la Sauvage en faisant du droit à la manière des femmes, qui
toutes exécutent le Code à leur fantaisie.</p><p>
- Monsieur n’est pas chez lui, madame, il est chez monsieur Pons ; tout
lui appartiendra sans doute, mais quand on est légataire, on ne peut
prendre les choses dont se compose la succession que par ce que nous
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vantaux, ou à sceller l’ouverture des armoires ou des portes simples en
cachetant les deux lèvres de la paroi.</p><p>
- Passons à cette chambre, dit Fraisier en désignant la chambre de Schmucke dont la porte donnait dans la salle à manger.</p><p>
- Mais c’est la chambre à monsieur ! dit la Sauvage en s’élanCant et se mettant entre la porte et les gens de justice.</p><p>
- Voici le bail de l’appartement, dit l’affreux Fraisier, nous l’avons
trouvé dans les papiers, et il n’est pas au nom de messieurs Pons et
Schmucke, il est au nom seul de monsieur Pons. Cet appartement tout
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la porte de la chambre de Schmucke, tenez, monsieur le juge de paix,
elle est pleine de tableaux.</p><p>
- En effet, dit le juge de paix qui donna sur-le-champ gain de cause à Fraisier.</p>
 
== LXXIV. Les fruits du fraisier==
 
== LXXIV. Les fruits du fraisier ==
 
<p>
- Attendez, messieurs, dit Villemot. Pensez-vous que vous allez mettre
à la porte le légataire universel, dont jusqu’à présent la qualité
n’est pas contestée ?</p><p>
- Si ! si ! dit Fraisier ; nous nous opposons à la délivrance du legs.</p><p>
- Et sous quel prétexte ?</p><p>
- Vous le saurez, mon petit ! dit railleusement Fraisier. En ce moment,
nous ne nous opposons pas à ce que le légataire retire ce qu’il
déclarera être à lui dans cette chambre ; mais elle sera mise sous les
scellés. Et Monsieur ira se loger où bon lui semblera.</p><p>
- Non, dit Villemot, Monsieur restera dans sa chambre !…</p><p>
- Et comment ?</p><p>
- Je vais vous assigner en référé, reprit Villemot, pour voir dire que
nous sommes locataires par moitié de cet appartement, et vous ne nous
en chasserez pas… Otez les tableaux, distinguez ce qui est au défunt,
ce qui est à mon client, mais mon client y restera… mon petit !…</p><p>
- Che m’en irai ! dit le vieux musicien qui retrouva de l’énergie en écoutant cet affreux débat</p><p>
- Vous ferez mieux ! dit Fraisier. Ce parti vous épargnera des frais, car vous ne gagneriez pas l’incident. Le bail est formel…</p><p>
- Le bail ! le bail ! dit Villemot, c’est une question de bonne foi !…</p><p>
- Elle ne se prouvera pas, comme dans les affaires criminelles, par des
témoins… Allez-vous vous jeter dans des expertises, des
vérifications… des jugements interlocutoires et une procédure ?</p><p>
- Non ! non ! s’écria Schmucke effrayé, ché téménache, ché m’en fais.</p><p>
La vie de Schmucke était celle d’un philosophe, cynique sans le savoir,
tant elle était réduite au simple. Il ne possédait que deux paires de
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entra dans la chambre, surexcité par la fièvre de l’indignation, il y
prit toutes ses hardes, et les mit sur une chaise.</p><p>
- Doud ceci est à moi !… dit-il avec une simplicité digne de Cincinnatus ; le biano esd aussi à moi.</p><p>
- Madame… dit Fraisier à la Sauvage, faites-vous aider, emportez-le et mettez-le sur le carré, ce piano !</p><p>
- Vous êtes trop dur aussi, dit Villemot à Fraisier. Monsieur le juge
de paix est maître d’ordonner ce qu’il veut, il est souverain dans
cette matière.</p><p>
- Il y a là des valeurs, dit le greffier en montrant la chambre.</p><p>
- D’ailleurs, fit observer le juge de paix, Monsieur sort de bonne volonté.</p><p>
- On n’a jamais vu de client pareil, dit Villemot indigné, qui se retourna contre Schmucke. Vous êtes mou comme une chiffe.</p><p>
- Qu’imborde où l’on meird, dit Schmucke en sortant. Ces hommes ond des
fizaches de digre… Ch’enferrai gerger mes baufres avvaires, dit-il.</p><p>
- Où Monsieur va-t-il ?</p><p>
- À la crase de Tieu ! répondit le légataire universel en faisant un geste sublime d’indifférence.</p><p>
- Faites-le-moi savoir, dit Villemot.</p><p>
- Suis-le, dit Fraisier à l’oreille du premier clerc.</p><p>
Madame Cantinet fut constituée gardienne des scellés, et sur les fonds trouvés on lui alloua une provision de cinquante francs.</p><p>
- Ça va bien, dit Fraisier à monsieur Vitel quand Schmucke fut parti.
Si vous voulez donner votre démission en ma faveur, allez voir madame
la présidente de Marville, vous vous entendrez avec elle.</p><p>
- Vous avez trouvé un homme de beurre ! dit le juge de paix en montrant
Schmucke qui regardait dans la cour une dernière fois les fenêtres de
l’appartement.</p><p>
- Oui, l’affaire est dans le sac ! répondit Fraisier. Vous pourrez
marier sans crainte votre petite-fille à Poulain, il sera médecin en
chef des Quinze-Vingts.</p><p>
- Nous verrons ! Adieu, monsieur Fraisier, dit le juge de paix avec un air de camaraderie.</p><p>
- C’est un homme de moyens, dit le greffier, il ira loin, le mâtin !</p><p>
Il était alors onze heures, le vieil Allemand prit machinalement le
chemin qu’il faisait avec Pons en pensant à Pons ; il le voyait sans
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sortait son ami Topinard, qui venait de nettoyer les quinquets de tous
les portants, en pensant à la tyrannie de son directeur.</p><p>
- Ah ! foilà mon avvaire ! s’écria Schmucke en arrêtant le pauvre gagiste. Dobinart, ti has ein lochemand, toi ?…</p><p>
- Oui, monsieur.</p><p>
- Ein ménache ?…</p><p>
- Oui, monsieur.</p><p>
- Beux-du me brentre en bansion ? Oh ! che bayerai pien, c’hai neiffe
cende vrancs de randes… ed che n’ai bas pien londems à fifre… Che
ne te chénerai boint… che manche de doud !… Mon seil pessoin est te
vîmer ma bibe… Ed gomme ti ès le seil qui ait bleuré Bons afec moi,
che d’aime !</p><p>
- Monsieur, ce serait avec bien du plaisir ; mais d’abord figurez-vous que M. Gaudissard m’a fichu une perruque soignée…</p><p>
- Eine berruc ?</p><p>
- Une façon de dire qu’il m’a lavé la tête.</p><p>
- Lafé la dêde ?…</p><p>
- Il m’a grondé de m’être intéressé à vous.. Il faudrait donc être bien
discret, si vous veniez chez moi ! mais je doute que vous y restiez, car
vous ne savez pas ce qu’est le ménage d’un pauvre diable comme moi…</p><p>
- Ch’aime mieux le baufre ménache d’in hôme de cuier qui a bleuré Bons,
que les Duileries afec des hômes à face de digres ! Ché sors de foir des
digres chez Bons qui font mancher dut !…</p><p>
- Venez, monsieur, dit le gagiste, et vous verrez… Mais… Enfin, il y a une soupente… Consultons madame Topinard.</p><p>
Schmucke suivit comme un mouton Topinard, qui le conduisit dans une de
ces affreuses localités qu’on pourrait appeler les cancers de Paris. La
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chacun peut-il entrevoir les égratignures profondes que faisaient les
trois enfants à la hauteur où leurs bras pouvaient atteindre.</p>
 
== LXXV. Un intérieur peu confortable==
 
== LXXV. Un intérieur peu confortable ==
 
<p>
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Topinard cousait pour le magasin du théâtre. Ces courageux gagistes
réalisaient par des travaux gigantesques neuf cents francs par an.</p><p>
- Encore un étage ! disait depuis le troisième Topinard à Schmucke, qui
ne savait seulement pas s’il descendait ou s’il montait, tant il était
abîmé dans la douleur.</p><p>
Au moment où le gagiste vêtu de toile blanche comme tous les gens de
service, ouvrit la porte de la chambre, on entendit la voix de madame
Topinard criant : - Allons, enfants, taisez-vous, voilà papa !</p><p>
Et comme sans doute les enfants faisaient ce qu’ils voulaient de papa,
l’aîné continua de commander une charge en souvenir du
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dans un fifre de fer-blanc, et le troisième à suivre de son mieux le
gros de l’armée. La mère cousait un costume de théâtre.</p><p>
- Taisez-vous, cria Topinard d’une voix formidable, ou je tape ! - Faut
toujours leur dire cela, ajouta-t-il tout bas à Schmucke. - Tiens, ma
petite, dit le gagiste à l’ouvreuse, voici monsieur Schmucke, l’ami de
ce pauvre monsieur Pons, il ne sait pas où aller, et il voudrait venir
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où se trouvait une petite fille, âgée de cinq ans, celle qui soufflait
dans la trompette et qui avait de si magnifiques cheveux blonds.</p><p>
- Ele a l’air, d’une bedide Allemante ! dit Schmucke en lui faisant signe de venir à lui.</p><p>
- Monsieur serait là bien mal, dit l’ouvreuse ; si je n’étais pas
obligée d’avoir mes enfants près de moi, je proposerais bien notre
chambre.</p><p>
Ligne 8 941 ⟶ 8 975 :
lieu réservé était défendue essayèrent-ils d’y jeter des regards
curieux.</p><p>
- Monsieur serait bien là, dit l’ouvreuse.</p><p>
- Non, non, répondit Schmucke. Hé ! che n’ai pas londems à fifre, che ne feu qu’un goin bir murir.</p><p>
La porte de la chambre fermée, on monta dans la mansarde, et dès que
Schmucke y fut, il s’écria : - Foilà mon avvaire. Afand d’êdre afec
Bons, che n’édais chamais mieux loché gue zela.</p><p>
- Eh bien ! il n’y a qu’à acheter un lit de sangle, deux matelas, un
traversin, un oreiller, deux chaises et une table. Ce n’est pas la mort
d’un homme… ça peut coûter cinquante écus, avec la cuvette, le pot,
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Schmucke d’un mois d’appointements. Néanmoins, vérification faite, la
réclamation se trouva juste.</p><p>
- Ah ! diable, mon brave ! lui dit le directeur, les Allemands savent
toujours bien compter, même dans les larmes… Je croyais que vous
auriez été sensible à la gratification de mille francs ! une dernière
année d’appointements que je vous ai donnée, et que cela valait
quittance !</p><p>
- Nus n’afons rien rési, dit le bon Allemand. Ed si che fiens à fus,
c’esde que che zuis tans la rie et sans eine liart… À qui afez-fus
remis la cradivigation ?</p><p>
- À votre portière !…</p><p>
- Madame Zibod ! s’écria le musicien. Ele a dué Bons, elle l’a follé,
elle l’a fenti… Ele fouleid prîler son desdamand… C’esde eine
goguine ! eine monsdre.</p><p>
- Mais, mon brave, comment êtes-vous sans le sou, dans la rue, sans
asile, avec votre position de légataire universel ? Ça n’est pas
logique, comme nous disons.</p><p>
- On m’a mis à la borde… Che zuis édrencher, che ne gonnais rien aux lois…</p><p>
- Pauvre bonhomme ! pensa Gaudissard en entrevoyant la fin probable
d’une lutte inégale. - Écoutez, lui dit-il, savez-vous ce que vous avez
à faire ?</p><p>
- Ch’ai eine homme d’avvaires !</p><p>
- Eh bien ! transigez sur-le-champ avec les héritiers, vous aurez d’eux
une somme et une rente viagère, et vous vivrez tranquille…</p><p>
- Che ne feux bas audre chosse ! répondit Schmucke.</p><p>
- Eh bien ! laissez-moi vous arranger cela, dit Gaudissard à qui, la veille, Fraisier, avait dit son plan.</p>
 
 
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vicomtesse Popinot et de sa mère de la conclusion de cette sale
affaire, et il serait au moins Conseiller-d’État un jour, se disait-il.</p><p>
- Che fus tonne mes bouvoirs…</p><p>
- Eh bien ! voyons ! D’abord, tenez, dit le Napoléon des théâtres du
boulevard, voici cent écus… Il prit dans sa bourse quinze louis et
les tendit au musicien. - C’est à vous, c’est six mois d’appointements
que vous aurez ; et puis, si vous quittez le théâtre, vous me les
rendrez. Comptons ! que dépensez-vous par an ? Que vous faut-il pour être
heureux ? Allez ! allez ! faites-vous une vie de Sardanapale !…</p><p>
- Che n’ai pessoin que t’eine habilement t’ifer et ine d’édé…</p><p>
- Trois cents francs ! dit Gaudissard.</p><p>
- Tes zouliers, quadre baires…</p><p>
- Soixante francs.</p><p>
- Tis pas…</p><p>
- Douze ! c’est trente-six francs.</p><p>
- Sisse gemisses.</p><p>
- Six chemises en calicot, vingt-quatre francs, autant en toile,
quarante-huit : nous disons soixante-douze. Nous sommes à quatre cent
soixante-huit, mettons cinq cents avec les cravates et les mouchoirs,
et cent francs de blanchissage… six cents livres ! Après, que vous
faut-il pour vivre ?.. trois francs par jour ?…</p><p>
- Non, c’esde drob !…</p><p>
- Enfin, il vous faut aussi des chapeaux. Ça fait quinze cents francs
et cinq cents francs de loyer, deux mille. Voulez-vous que je vous
obtienne deux mille francs de rente viagère.. bien garanties…</p><p>
- Et mon dapac ?</p><p>
- Deux mille quatre cents francs !… Ah ! papa Schmucke vous appelez ça
le tabac ?… Eh bien ! on vous flanquera du tabac. C’est donc deux mille
quatre cents francs de rente viagère…</p><p>
- Ze n’esd bas dud ! che feux eine zôme ! gondand…</p><p>
- Les épingles !… c’est cela ! Ces Allemands ! ça se dit naïf, vieux
Robert Macaire !… pensa Gaudissard. Que voulez-vous ? répéta-t-il. Mais
plus rien après.</p><p>
- C’est bir aguidder ein tedde zagrée.</p><p>
- Une dette ! se dit Gaudissard ; quel filou ! c’est pis qu’un fils de
famille ! il va inventer des lettres de change ! Il faut finir roide ! ce
Fraisier ne voit pas en grand ! Quelle dette, mon brave ? dites !…</p><p>
- Ile n’y ha qu’eine hôme qui aid bleuré Bons afec moi… il a eine
chentille bedide fille qui a tes geveux maniviques, chai gru foir dud à
l’heire le chénie de ma baufre Allemagne que che n’aurais chamais tû
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dit-il en faisant le petit geste de tête d’un homme qui croit voir
clair dans les choses de ce bas monde.</p><p>
- Il est fou ! se dit Gaudissard.</p><p>
Et, pris de pitié pour cet innocent, le directeur eut une larme à l’œil.</p><p>
- Ha ! fous me gombrenez ! monsir le tirecdir ! hé pien ! ced hôme à la
bedide file est Dobinard, qui serd l’orguestre et allime les lambes ;
Bons l’aimait et le segourait, c’esde le seil qui aid aggombagné mon
inique ami au gonfoi, à l’éclise, au zimedière… Ché feux drois mille
vrancs bir lui, et drois mille vrancs bir la bedide file…</p><p>
- Pauvre homme !… se dit Gaudissard.</p><p>
Ce féroce parvenu fut touché de cette noblesse et de cette
reconnaissance pour une chose de rien aux yeux du monde, et qui, aux
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Popinot, un bon cœur, une bonne nature. Donc, il effaça ses jugements
téméraires sur Schmucke, et passa de son côté.</p><p>
- Vous aurez tout cela ! mais je ferai mieux, mon cher Schmucke. Topinard est un homme de probité…</p><p>
- Ui, che l’ai fu dud-à-l’heure, dans son baufre ménache où il est gontend afec ses enfants…</p><p>
- Je lui donnerai la place de caissier, car le père Baudrand me quitte…</p><p>
- Ha ! que Tieu fus pénisse ! s’écria Schmucke.</p><p>
- Eh bien ! mon bon et brave homme, venez à quatre heures, ce soir, chez
monsieur Berthier, notaire, tout sera prêt, et vous serez à l’abri du
besoin pour le reste de vos jours… Vous toucherez vos six mille
francs, et vous serez aux mêmes appointements, avec Garangeot, ce que
vous faisiez avec Pons.</p><p>
- Non ! dit Schmucke, che ne fifrai boind !… Che n’ai blis le cueir à rien… che me sens addaqué…</p><p>
- Pauvre mouton ! se dit Gaudissard en saluant l’Allemand qui se
retirait. On vit de côtelettes après tout. Et comme dit le sublime
Béranger :</p><p>
Pauvres moutons, toujours on vous tondra !</p><p>
Et il chanta cette opinion politique pour chasser son émotion.</p><p>
- Faites avancer ma voiture ! dit-il à son garçon de bureau.</p><p>
Il descendit et cria au cocher : - Rue de Hanovre ! L’ambitieux avait reparu tout entier ! Il voyait le Conseil-d’État.</p>
 
== LXXVII. Manière de rattraper une succession==
 
== LXXVII. Manière de rattraper une succession ==
 
<p>
Schmucke achetait en ce moment des fleurs, et il les apporta presque joyeux avec des gâteaux pour les enfants de Topinard.</p><p>
- Che tonne les câteaux !… dit-il avec un sourire.</p><p>
Ce sourire était le premier qui vînt sur ses lèvres depuis trois mois, et qui l’eût vu, en eût frémi.</p><p>
- Che les tonne à eine gondission.</p><p>
- Vous êtes trop bon, monsieur, dit la mère.</p><p>
- La bedide file m’emprassera et meddra les fleirs tans ses geveux, en les dressant gomme vont les bedides Allemandes !</p><p>
- Olga, ma fille, faites tout ce que veut monsieur… dit l’ouvreuse en prenant un air sévère.</p><p>
- Ne crontez bas ma bedide Allemante !…, s’écria Schmucke qui voyait sa chère Allemagne dans cette petite fille.</p><p>
- Tout le bataclan vient sur les épaules de trois commissionnaires !… dit Topinard en entrant.</p><p>
- Ha ! fit l’Allemand, mon ami, foici teux sante vrancs pir dud payer…
Mais vous afez une chantile femme, fus l’épiserez, n’est-ce bas ? Che
fus donne mille écus… La bedide file aura eine tode te mile écus que
fus blacerez en son nom. Ed fus ne serez plis cachisde… fus allez
êdre le gaissier du théâdre…</p><p>
- Moi, la place du père Baudrand ?</p><p>
- Ui.</p><p>
- Qui vous a dit cela ?</p><p>
- Monsieur Cautissard !</p><p>
- Oh ! c’est à devenir fou de joie !… Eh ! dis donc, Rosalie, va-t-on
bisquer au théâtre !… Mais ce n’est pas possible, reprit-il.</p><p>
- Notre bienfaiteur ne peut loger dans une mansarde…</p><p>
- Pah ! pur quelques jurs que c’hai à fifre ! dit Schmucke, c’esde bien
pon ! Atieu ! che fais au zimedière… foir ce qu’on a vaid te Bons… ed
gommander tes fleurs pir sa dompe !</p><p>
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et qui avaient voulu donner leur opinion à madame de Marville, sans que
Fraisier les écoutât.</p><p>
- Eh bien ! madame, où sont ces messieurs ? demanda l’ancien avoué de Mantes.</p><p>
- Partis ! en me disant de renoncer à l’affaire ! répondit madame de Marville.</p><p>
- Renoncer ! dit Fraisier avec un accent de rage contenue. Écoutez, madame…</p><p>
Et il lut la pièce suivante :</p><p>
"À la requête de, etc…, je passe le verbiage.</p><p>
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possession demandée par ledit sieur Schmucke, et je lui ai laissé copie
du présent, dont le coût est de…" etc.</p><p>
- Je connais l’homme, madame la présidente, et quand il aura lu ce
poulet, il transigera. Il consultera Tabareau, Tabareau lui dira
d’accepter nos propositions ! Donnez-vous les mille écus de rente
viagère ?</p><p>
- Certes, je voudrais bien en être à payer le premier terme.</p><p>
- Ce sera fait avant trois jours. Car cette assignation le saisira dans
le premier étourdissement de sa douleur, car il regrette Pons, ce
pauvre bonhomme. Il a pris cette perte très au sérieux.</p><p>
- L’assignation lancée peut-elle se retirer ? dit la présidente.</p><p>
- Certes, madame, on peut toujours se désister.</p><p>
- Eh bien ! monsieur, dit madame Camusot, faites !… allez toujours !
Oui, l’acquisition que vous m’avez ménagée en vaut la peine ! J’ai
d’ailleurs arrangé l’affaire de la démission de Vitel, mais vous
payerez les soixante mille francs à ce Vitel sur les valeurs de la
succession Pons… Ainsi, voyez, il faut réussir…</p><p>
- Vous avez sa démission ?</p><p>
- Oui, monsieur ; monsieur Vitel se fie à monsieur de Marville…</p><p>
- Eh bien ! madame, je vous ai déjà débarrassée de soixante mille francs
que je calculais devoir être donnés à cette ignoble portière, cette
madame Cibot. Mais je tiens toujours à avoir le débit de tabac pour la
femme Sauvage, et la nomination de mon ami Poulain à la place vacante
de médecin en chef des Quinze-Vingts.</p><p>
- C’est entendu, tout est arrangé.</p><p>
- Eh bien ! tout est dit… Tout le monde est pour vous dans cette
affaire, jusqu’à Gaudissard, le directeur du théâtre, que je suis allé
trouver hier, et qui m’a promis d’aplatir le gagiste qui pourrait
déranger nos projets.</p><p>
- Oh ! je le sais ! monsieur Gaudissard est tout acquis aux Popinot !</p><p>
Fraisier sortit. Malheureusement il ne rencontra pas Gaudissard, et la fatale assignation fut lancée aussitôt.</p><p>
Tous les gens cupides comprendront, autant que les gens honnêtes
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directeur du théâtre de lui enlever tous ses scrupules par des
observations qu’elle trouva pleines de justesse.</p><p>
- Madame la présidente, dit Gaudissard, en venant, je pensais que ce
pauvre diable ne saurait que faire de sa fortune ! C’est une nature
d’une simplicité de patriarche ! C’est naïf, c’est Allemand, c’est à
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C’est-à-dire que, selon moi, il est déjà fort embarrassé de ses deux
mille cinq cents francs de rente, et vous le provoquez à la débauche…</p><p>
- C’est d’un bien noble cœur, dit la présidente, d’enrichir ce garçon
qui regrette notre cousin. Mais moi je déplore la petite bisbille qui
nous a brouillés, monsieur Pons et moi ; s’il était revenu, tout lui
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service, au convoi, à l’enterrement, et moi-même, je serais allée à la
messe…</p><p>
- Eh bien ! belle dame, dit Gaudissard, veuillez faire préparer l’acte ;
à quatre heures, je vous amènerai l’Allemand… Recommandez-moi,
madame, à la bienveillance de votre charmante fille, la vicomtesse
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votre fille la haute considération qui s’attache aux gens puissants et
bien posés. Je veux quitter le théâtre, devenir un homme sérieux.</p><p>
- Vous l’êtes !… monsieur, dit la présidente.</p><p>
- Adorable ! reprit Gaudissard en baisant la main sèche de madame de Marville.</p><p>
Conclusion</p><p>
À quatre heures, se trouvaient réunis dans le cabinet de monsieur
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Pons, qu’il n’entendit pas un mot de cette transaction sur procès. Au
milieu de l’acte, un clerc entra dans le cabinet.</p><p>
- Monsieur, il y a là, dit-il à son patron, un homme qui veut parler à monsieur Schmucke…</p><p>
Le notaire, sur un geste de Fraisier, haussa les épaules significativement.</p><p>
- Ne nous dérangez donc jamais quand nous signons des actes. Demandez
le nom de ce… Est-ce un homme ou un monsieur ? est-ce un créancier…</p><p>
Le clerc revint et dit : - Il veut absolument parler à monsieur Schmucke.</p><p>
- Son nom ?</p><p>
- Il s’appelle Topinard.</p><p>
- J’y vais. Signez tranquillement, dit Gaudissard à Schmucke. Finissez, je vais savoir ce qu’il nous veut.</p><p>
Gaudissard avait compris Fraisier, et chacun d’eux flairait un danger.</p><p>
- Que viens-tu faire ici ? dit le directeur au gagiste. Tu ne veux donc
pas être caissier ? Le premier mérite d’un caissier… c’est la
discrétion.</p><p>
- Monsieur !.</p><p>
- Va donc à tes affaires, tu ne seras jamais rien si tu te mêles de celles des autres.</p><p>
- Monsieur, je ne mangerai pas de pain dont toutes les bouchées me
resteraient dans la gorge !… - Monsieur Schmucke ! criait-il…</p><p>
Schmucke, qui avait signé, qui tenait son argent à la main, vint à la voix de Topinard.</p><p>
- Voici pir la bedide Allemande et pir fus…</p><p>
- Ah ! mon cher monsieur Schmucke, vous avez enrichi des monstres, des
gens qui veulent vous ravir l’honneur. J’ai porté cela chez un brave
homme, un avoué qui connaît ce Fraisier, et il dit que vous devez punir
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suffira d’assister à une conversation tenue chez le comte Popinot, qui
montrait, il y a peu de jours, sa magnifique collection à des étrangers.</p><p>
- Monsieur le comte, disait un étranger de distinction, vous possédez des trésors !</p><p>
- Oh ! milord, dit modestement le comte Popinot, en fait de tableaux,
personne, je ne dirai pas à Paris, mais en Europe, ne peut se flatter
de rivaliser avec un inconnu, un Juif nommé Élie Magus, vieillard
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acquérir cette galerie à la mort de ce richard… Quant aux curiosités,
ma collection est assez belle pour qu’on en parle…</p><p>
- Mais comment un homme aussi occupé que vous l’êtes, dont la fortune primitive a été si loyalement gagnée dans le commerce…</p><p>
- De drogueries, dit Popinot, a pu continuer à se mêler de drogues…</p><p>
- Non, reprit l’étranger, mais où trouvez-vous le temps de chercher ? Les curiosités ne viennent pas à vous…</p><p>
- Mon père avait déjà, dit la vicomtesse Popinot, un noyau de
collection, il aimait les arts, les belles œuvres ; mais la plus grande
partie de ses richesses vient de moi !</p><p>
- De vous ! madame ?… si jeune ! vous aviez ces vices-là, dit un prince russe.</p><p>
Les Russes sont tellement imitateurs, que toutes les maladies de la
civilisation se répercutent chez eux. La bricabracomanie fait rage à
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renchérissement de prix qui rendra les collections impossibles. Et ce
prince était à Paris uniquement pour collectionner.</p><p>
- Prince, dit la vicomtesse, ce trésor m’est échu par succession d’un
cousin qui m’aimait beaucoup et qui avait passé quarante et quelques
années, depuis 1805, à ramasser dans tous les pays, et principalement
en Italie, tous ces chefs-d’œuvre…</p><p>
- Et comment l’appelez-vous ? demanda le milord.</p><p>
- Pons ! dit le président Camusot.</p><p>
- C’était un homme charmant, reprit la présidente de sa petite voix
flûtée, plein d’esprit, original, et avec cela beaucoup de cœur. Cet
éventail que vous admirez, milord, et qui est celui de madame de
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vous me permettrez de ne pas répéter…</p><p>
Et elle regarda sa fille.</p><p>
- Dites-nous le mot, demanda le prince russe, madame la vicomtesse.</p><p>
- Le mot vaut l’éventail !… répondit la vicomtesse dont le mot était
stéréotypé. Il a dit à ma mère qu’il était bien temps que ce qui avait
été dans les mains du vice restât dans les mains de la vertu.</p><p>
Le milord regarda madame Camusot de Marville d’un air de doute extrêmement flatteur pour une femme si sèche</p><p>
- Il dînait trois ou quatre fois par semaine chez moi, reprit-elle, il
nous aimait tant ! nous savions l’apprécier, les artistes se plaisent
avec ceux qui goûtent leur esprit. Mon mari était d’ailleurs son seul
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dénouements de drames qui en abusent.</p><p>
Excusez les fautes du copiste !</p><p>
Paris, juillet 1846 - mai 1847</p>