« La Morale de Nietzsche » : différence entre les versions

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Ces données peuvent sembler assez banales et même indécises. On en saisira tout le sens si nous ajoutons que Nietzsche n'accorde presque aucune part à la « nature » dans la moralité. Pour lui, toute espèce de moralité est, non seulement dans ses principes généraux, mais surtout dans ses particularités délicates et vraiment distinctives, une œuvre du discernement, de l'application et du soin, une culture. Il trouve les modernes mal venus à invoquer la nature, eux dont les moindres nuances de sensibilité et d'estimation morale sous-entendent tant d'expérience humaine. Il n'a pas assez de railleries pour ces philosophes qui, parce qu'ils n'ont d'yeux que pour le type moyen de l'homme éduqué, tel qu'il existe sur quelques centaines de pieds carrés autour d'eux, attribuent à la « nature humaine » les caractères de ce personnage spécial — appellent « nature » leur propre médiocrité. Pour Rousseau, la « nature » ce sont les rancunes plébéiennes, les attendrissements morbides de Rousseau solennisés, élevés à une dignité quasi mystique. Bref, Nietzsche est trop épris du net, du clair, du fini — trop droit, ajouterai-je, pour ne pas expulser impitoyablement de toute controverse sur la morale, avec cette notion de Nature — si vague qu'on peut y mettre tout ce qu'on veut, et généralement ce n'est qu'un nom pompeux donné à nos propres instincts — ces autres entités également obscures et dangereuses : Raison pure, Libre arbitre, Autonomie, Conscience... bref, la métaphysique. Il n'est pas le premier, dira-t-on. Il est le premier à l'avoir fait avec cette intransigeance et cette malice, parce qu'il ne le faisait pas au nom d'une théorie, mais par simple finesse psychologique, par haine de toute équivoque et de tout nébuleux dans les principes de conduite, enfin, selon un mot qu'il aimait, par « propreté » morale. Toute morale donc, toute règle des mœurs qui a été reconnue pour bonne ici ou là, en même temps qu'elle marque ses directions à l'énergie humaine, est une œuvre de cette énergie. Elle condense le résultat de beaucoup de victoires remportées par l'homme sur lui-même. Elle est le legs de beaucoup de générations d'ancêtres obstinées et patientes à se travailler, et à s'accentuer elles-mêmes en un certain sens. Il en est des données d'une morale comme des préceptes d'un art arrivé à un certain point de perfection : ceux-ci fournissent à présent des facilités au génie, lui épargnent bien des tâtonnements et de stériles efforts, lui procurent, en le contenant fermement, une aisance supérieure. Mais combien chacun d'eux suppose-t-il d'essais maladroits et de tentatives recommencées ! II en est d'un jugement sain et fin sur les mœurs comme du goût. Le goût ne se manifeste guère dans l'élite d'un peuple comme une intuition rapide et naturelle que quand toutes les façons à peu près d'être diffus, plat, choquant, insignifiant, ennuyeux ont été pratiquées par ses artistes et écrivains antérieurs. Il résume donc dans sa spontanéité acquise de longues habitudes de vigilance sur soi-même. Ainsi de tout tact moral, de tout sentiment de devoir ou de convenance. Pas une vertu n'a fleuri et n'a obtenu consécration dans l'histoire, dont des hommes n'aient été les artisans laborieux. Tout ce qui rehausse l'homme ou le pare — depuis les héroïsmes, les loyalismes, les nobles et chimériques fidélités jusqu'à la politesse et aux bonnes manières — est un acquis de l'art humain. La première œuvre d'art de l'homme, c'est l'homme.
 
=== II ===