« Le Cousin Pons » : différence entre les versions

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Ligatures, accentuation des lettres en capitale
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== Dédicace ==
 
AÀ Don Michele Angelo Cajetani, prince de Teano.
 
Ce n’est ni au prince romain, ni à l’héritier de l’illustre maison de Cajetani qui a fourni des papes à la Chrétienté, c’est au savant commentateur de Dante que je dédie ce petit fragment d’une longue histoire.
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Un savant français se ferait une réputation, gagnerait une chaire et beaucoup de croix, à publier, en un volume dogmatique, l’improvisation par laquelle vous avez charmé l’une de ces soirées où l’on se repose d’avoir vu Rome. Vous ne savez peut-être pas que la plupart de nos professeurs vivent sur l’Allemagne, sur l’Angleterre, sur l’Orient ou sur le Nord, comme des insectes sur un arbre ; et, comme l’insecte, ils en deviennent partie intégrante, empruntant leur valeur de celle du sujet. Or, l’Italie n’a pas encore été exploitée à chaire ouverte. On ne me tiendra jamais compte de ma discrétion littéraire. J’aurais pu, vous dépouillant, devenir un homme docte de la force de trois Schlegel ; tandis que je vais rester simple docteur en médecine sociale, le vétérinaire des maux incurables ne fût-ce que pour offrir un témoignage de reconnaissance à mon cicerone, et joindre votre illustre nom à ceux des Porcia, des San Severino, des Pareto, des di Negro, des Belgiojoso, qui représenteront dans la Comédie humaine cette alliance intime et continue de l’Italie et de la France que déjà le Bandello, cet évêque, auteur des contes très drolatiques, consacrait de la même manière, au seizième siècle, dans ce magnifique recueil de nouvelles d’où sont issues plusieurs pièces de Shakespeare, quelquefois même des rôles entiers, et textuellement.
 
Les deux esquisses que je vous dédie constituent les deux éternelles faces d’un même fait Homo duplex, a dit notre grand Buffon, pourquoi ne pas ajouter : Res duplex ? Tout est double, même la vertu. Aussi Molière présente-t-il toujours les deux côtés de tout problème humain ; à son imitation, Diderot écrivit un jour : ceci n’est pas un conte, le chef-d’oeuvred’œuvre de Diderot peut-être, où il offre la sublime figure de mademoiselle de Lachaux immolée par Gardanne, en regard de celle d’un parfait amant tué par sa maîtresse. Mes deux nouvelles sont donc mises en pendant, comme deux jumeaux de sexe différent. C’est une fantaisie littéraire à laquelle on peut sacrifier une fois, surtout dans un ouvrage où l’on essaie de représenter toutes les formes qui servent de vêtement à la pensée. La plupart des disputes humaines viennent de ce qu’il existe à la fois des savants et des ignorants, constitués de manière à ne jamais voir qu’un seul côté des faits ou des idées ; et chacun de prétendre que la face qu’il a vue est la seule vraie, la seule bonne. Aussi le Livre Saint a-t-il jeté cette prophétique parole : Dieu livra le monde aux discussions. J’avoue que ce seul passage de l’Ecriturel’Écriture devrait engager le Saint-Siège à vous donner le gouvernement des deux Chambres pour obéir à cette sentence commentée, en 1814, par l’ordonnance de Louis XVIII.
 
Que votre esprit, que la poésie qui est en vous protègent les deux épisodes des Parents pauvres.
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acteurs recherchent pour assurer le succès de leurs entrées. Ce vieillard, sec et maigre, portait un spencer couleur noisette sur un habit verdâtre à boutons de métal blanc !… Un homme en spencer, en 1844, c’est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné ressusciter pour deux heures.
 
Le spencer fut inventé, comme son nom l’indique, par un lord sans doute vain de sa jolie taille. Avant la paix d’Amiens, cet Anglais avait résolu le problème de couvrir le buste sans assommer le corps par le poids de cet affreux carrick qui finit aujourd’hui sur le dos des vieux cochers de fiacre ; mais comme les fines tailles sont en minorité, la mode du spencer pour homme n’eut en France qu’un succès passager, quoique ce fût une invention anglaise. AÀ la vue du spencer, les gens de quarante à cinquante ans revêtaient par la pensée ce monsieur de bottes à revers, d’une culotte de casimir vert-pistache à noeudnœud de rubans, et se revoyaient dans le costume de leur jeunesse ! Les vieilles femmes se remémoraient leurs conquêtes ! Quant aux jeunes gens, ils se demandaient pourquoi ce vieil Alcibiade avait coupé la queue à son paletot. Tout concordait si bien à ce spencer que vous n’eussiez pas hésité à nommer ce passant un homme-Empire, comme on dit un meuble-Empire ; mais il ne
symbolisait l’Empire que pour ceux à qui cette magnifique et grandiose époque est connue, au moins de visu ; car il exigeait une certaine fidélité de souvenirs quant aux modes. L’Empire est déjà si loin de nous, que tout le monde ne peut pas se le figurer dans sa réalité gallo-grecque.
 
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Un costume comme l’on en voit peu.
 
Cet homme si disgracié par la nature était mis comme le sont les pauvres de la bonne compagnie, à qui les riches essaient assez souvent de ressembler. Il portait des souliers cachés par des guêtres, faites sur le modèle de celles de la garde impériale, et qui lui permettaient sans doute de garder les mêmes chaussettes pendant un certain temps. Son pantalon en drap noir présentait des reflets rougeâtres, et sur les plis des lignes blanches ou luisantes qui, non moins que la façon, assignaient à trois ans la date de l’acquisition. L’ampleur de ce vêtement déguisait assez mal une maigreur provenue plutôt de la constitution que d’un régime pythagoricien ; car le bonhomme, doué d’une bouche sensuelle à lèvres lippues, montrait en souriant des dents blanches dignes d’un requin. Le gilet à châle, également en drap noir, mais doublé d’un gilet blanc sous lequel brillait en troisième ligne le bord d’un tricot rouge, vous remettait en mémoire les cinq gilets de Garat. Une énorme cravate en mousseline blanche dont le noeudnœud prétentieux avait été cherché par un Beau pour charmer les femmes charmantes de 1809, dépassait si bien le menton que la figure semblait s’y plonger comme dans un abîme. Un cordon de soie tressée, jouant les cheveux, traversait la chemise et protégeait la montre contre un vol improbable. L’habit verdâtre, d’une propreté remarquable, comptait quelque trois-ans de plus que le pantalon ; mais le collet en velours noir et les boutons en métal blanc récemment renouvelés trahissaient les soins domestiques poussés jusqu’à la minutie.
 
Cette manière de retenir le chapeau par l’occiput, le triple gilet, l’immense cravate où plongeait le menton, les guêtres, les boutons de métal sur l’habit verdâtre, tous ces vestiges des modes impériales s’harmoniaient aux parfums arriérés de la coquetterie des Incroyables, à je ne sais quoi de menu dans les plis, de correct et de sec dans l’ensemble, qui sentait l’école de David, qui rappelait les meubles grêles de Jacob. On reconnaissait d’ailleurs à la première vue un homme bien élevé en proie à quelque vice secret, ou l’un de ces petits rentiers dont toutes les dépenses sont si nettement déterminées par la médiocrité du revenu, qu’une vitre cassée, un habit déchiré, ou la peste philanthropique d’une quête, suppriment leurs menus plaisirs pendant un mois. Si vous eussiez été là, vous vous seriez demandé pourquoi le sourire animait cette figure grotesque dont l’expression habituelle devait être triste et froide, comme celle de tous ceux qui luttent obscurément pour obtenir les triviales nécessités de l’existence. Mais en remarquant la précaution maternelle avec laquelle ce vieillard singulier tenait de sa main droite un objet évidemment précieux, sous les deux basques gauches de son double habit, pour le garantir des chocs imprévus ; en lui voyant surtout l’air affairé que prennent les oisifs chargés d’une commission, vous l’auriez soupçonné d’avoir retrouvé quelque chose d’équivalent au bichon d’une marquise et de l’apporter triomphalement, avec la galanterie empressée d’un homme-Empire, à la charmante femme de soixante ans qui n’a pas encore su renoncer à la visite journalière de son attentif. Paris est la seule ville du monde où vous rencontriez de pareils spectacles, qui font de ses boulevards un drame continu joué gratis par les Français, au profit de l’Art.
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n’eussent point immédiatement donné la becquée à ces mêmes poulets ? Ainsi se comporte cependant la France qui tâche de produire des artistes par la serre-chaude du Concours ; et, une fois le statuaire, le peintre, le graveur, le musicien obtenus par ce procédé mécanique, elle ne s’en inquiète pas plus que le dandy ne se soucie le soir des fleurs qu’il a mises à sa boutonnière. Il se trouve que l’homme de talent est Greuze ou Watteau, Félicien David ou Pagnesi, Géricault ou Decamps, Auber ou David d’Angers, Eugène Delacroix ou Meissonier, gens peu soucieux des grands prix et poussés en pleine terre sous les rayons de ce soleil invisible, nommé la Vocation.
 
Envoyé par l’État à Rome, pour devenir un grand musicien, Sylvain Pons en avait rapporté le goût des antiquités et des belles choses d’art. Il se connaissait admirablement en tous ces travaux, chefs-d’oeuvred’œuvre de la main et de la Pensée, compris depuis peu dans ce mot populaire, le Bric-à-Brac. Cet enfant d’Euterpe revint donc à Paris, vers 1810, collectionneur féroce, chargé de tableaux, de statuettes, de cadres, de sculptures en ivoire, en bois, d’émaux, porcelaines, etc., qui, pendant son séjour académique à Rome, avaient absorbé la plus grande partie de l’héritage paternel, autant par les frais de transport que par les prix d’acquisition. Il avait employé de la même manière la succession de sa mère durant le voyage qu’il fit en Italie, après ces trois ans officiels passés à Rome. Il voulut visiter à loisir Venise, Milan, Florence, Bologne, Naples, séjournant dans chaque ville en rêveur, en philosophe, avec l’insouciance de l’artiste qui, pour vivre, compte sur son talent, comme les filles de joie comptent sur leur beauté. Pons fut heureux pendant ce splendide voyage autant que pouvait l’être un homme plein d’âme et de délicatesse, à qui sa laideur interdisait des succès auprès des femmes, selon la phrase consacrée en 1809, et qui trouvait les choses de la vie toujours au-dessous du type idéal qu’il s’en était créé ; mais il avait pris son parti sur cette discordance entre le son de son âme et les réalités. Ce sentiment du beau, conservé pur et vif dans son coeurcœur, fut sans doute le principe des mélodies ingénieuses, fines, pleines de grâce qui lui valurent une réputation de 1810 à 1814. Toute réputation qui se fonde en France sur la vogue, sur la mode, sur les folies éphémères de Paris, produit des Pons. Il n’est pas de pays où l’on soit si sévère pour les grandes choses, et si dédaigneusement indulgent pour les petites. Bientôt noyé dans les flots d’harmonie allemande, et dans la production rossinienne, si Pons fut encore, en 1824, un musicien agréable et connu par quelques dernières romances, jugez de ce qu’il pouvait être en 1831 ! Aussi, en 1844, l’année où commença le seul drame de cette vie obscure, Sylvain Pons avait-il atteint à la valeur d’une croche antédiluvienne ; les marchands de musique ignoraient complètement son existence, quoiqu’il fit à des prix médiocres la musique de quelques pièces à son théâtre et aux théâtres voisins.
 
Ce bonhomme rendait d’ailleurs justice aux fameux maîtres de notre époque ; une belle exécution de quelques morceaux d’élite le faisait pleurer ; mais sa religion n’arrivait pas à ce point où elle frise la manie, comme chez les Kreisler d’Hoffmann ; il n’en laissait rien paraître, il jouissait en lui-même à la façon des Hatchischins ou des Tériakis. Le génie de l’admiration, de la compréhension, la seule faculté par laquelle un homme ordinaire devient le frère d’un grand poète, est si rare à Paris, où toutes les idées ressemblent à des voyageurs passant dans une hôtellerie, que l’on doit accorder à Pons une respectueuse estime. Le fait de l’insuccès du bonhomme peut sembler exorbitant, mais il avouait naïvement sa faiblesse relativement à l’harmonie : il avait négligé l’étude du Contrepoint ; et l’orchestration moderne, grandie outre mesure, lui parut inabordable au moment où, par de nouvelles études, il aurait pu se maintenir parmi les compositeurs modernes, devenir, non pas Rossini, mais Hérold. Enfin, il trouva dans les plaisirs du collectionneur de si vives compensations à la faillite de la gloire, que s’il lui eût fallu choisir entre la possession de ses curiosités et le nom de Rossini, le croirait-on ? Pons aurait opté pour son cher cabinet. Le vieux musicien pratiquait l’axiome de Chenavard, le savant collectionneur de gravures précieuses, qui prétend qu’on ne peut avoir de plaisir à regarder un Ruysdaël, un Hobbéma, un Holbein, un Raphaël, un Murillo, un Greuze, un Sébastien del Piombo, un Giorgione, un Albert Durer, qu’autant que le tableau n’a coûté que cinquante francs. Pons n’admettait pas d’acquisition au-dessus de cent francs ; et, pour qu’il payât un objet cinquante francs, cet objet devait en valoir trois mille. La plus belle chose du monde, qui coûtait trois cents francs, n’existait plus pour lui. Rares avaient été les occasions, mais il possédait les trois éléments du succès : les jambes du cerf, le temps des flâneurs et la patience de l’israélite.
 
Ce système, pratiqué pendant quarante ans, à Rome comme à Paris, avait porté ses fruits. Après avoir dépensé, depuis son retour de Rome, environ deux mille francs par an, Pons cachait à tous les regards une collection de chefs-d’oeuvred’œuvre en tout genre dont le catalogue atteignait au fabuleux numéro 1907. De 1811 à 1816, pendant ses courses à travers Paris, il avait trouvé pour dix francs ce qui se paye aujourd’hui mille à douze cents francs. C’était des tableaux triés dans les quarante-cinq mille tableaux qui s’exposent par an dans les ventes parisiennes ; des porcelaines de Sèvres, pâte tendre, achetées chez les Auvergnats, ces satellites de la Bande-Noire, qui ramenaient sur des charrettes les merveilles de la France-Pompadour. Enfin, il avait ramassé les débris du dix-septième et du dix-huitième siècle, en rendant justice aux gens d’esprit et de génie de l’école française, ces grands inconnus, les Lepautre, les Lavallée-Poussin, etc., qui ont créé le genre Louis XV, le genre Louis XVI, et dont les oeuvresœuvres défraient aujourd’hui les prétendues inventions de nos artistes, incessamment courbés sur les trésors du Cabinet des Estampes pour faire du nouveau en faisant d’adroits pastiches. Pons devait beaucoup de morceaux à ces échanges, bonheur ineffable des collectionneurs ! Le plaisir d’acheter des curiosités n’est que le second, le premier c’est de les brocanter. Le premier, Pons avait collectionné les tabatières et les miniatures. Sans célébrité dans la Bricabraquologie, car il ne hantait pas les ventes, il ne se montrait pas chez les illustres marchands, Pons ignorait la valeur vénale de son trésor.
 
Feu Dusommerard avait bien essayé de se lier avec le musicien ; mais le prince du Bric-à-Brac mourut sans avoir pu pénétrer dans le musée Pons, le seul qui pût être comparé à la célèbre collection Sauvageot. Entre Pons et monsieur Sauvageot, il se rencontrait quelques ressemblances. Monsieur Sauvageot, musicien comme Pons, sans grande fortune aussi, a procédé de la même manière, par les mêmes moyens, avec le même amour de l’art, avec la même haine contre ces illustres riches qui se font des cabinets pour faire une habile concurrence aux marchands. De même que son rival, son émule, son antagoniste pour toutes ces oeuvresœuvres de la Main, pour ces prodiges du travail, Pons se sentait au coeurcœur une avarice insatiable, l’amour de l’amant pour une belle maîtresse, et la revente, dans les salles de la rue des Jeûneurs, aux coups de marteau des commissaires-priseurs, lui semblait un crime de lèse Bric-à-Brac. Il possédait son musée pour en jouir à toute heure, car les âmes créées pour admirer les grandes oeuvresœuvres, ont la faculté sublime des vrais amants ; ils éprouvent autant de plaisir aujourd’hui qu’hier, ils ne se lassent jamais, et les chefs-d’oeuvred’œuvre sont, heureusement, toujours jeunes. Aussi l’objet tenu si paternellement devait-il être une de ces trouvailles que l’on emporte, avec quel amour ! amateurs, vous le savez !
 
Aux premiers contours de cette esquisse biographique, tout le monde va s’écrier : "- Voilà, malgré sa laideur, l’homme le plus heureux de la terre !" En effet, aucun ennui, aucun spleen ne résiste au moxa qu’on se pose à l’âme en se donnant une manie. Vous tous qui ne pouvez plus boire à ce que, dans tous les temps, on a nommé la coupe du plaisir, prenez à tâche de collectionner quoi que ce soit (on a collectionné des affiches !), et vous retrouverez le lingot du bonheur en petite monnaie. Une manie, c’est le plaisir passé à l’état d’idée ! Néanmoins, n’enviez pas le bonhomme Pons, ce sentiment reposerait, comme tous les mouvements de ce genre, sur une erreur.
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== IV. Où l’on voit qu’un bienfait est quelquefois perdu ==
 
Les plus beaux hommes de la France échangeaient en ce temps-là des coups de sabre avec les plus beaux hommes de la coalition ; la laideur de Pons s’appela donc originalité, d’après la grande loi promulguée par Molière dans le fameux couplet d’Elianted’Éliante. Quand il avait rendu quelque service à quelque belle dame, il s’entendit appeler quelquefois un homme charmant, mais son bonheur n’alla jamais plus loin que cette parole.
 
Pendant cette période, qui dura six ans environ, de 1810 à 1816, Pons contracta la funeste habitude de bien dîner, de voir les personnes qui l’invitaient se mettant en frais, se procurant des primeurs, débouchant leurs meilleurs vins, soignant le dessert, le café, les liqueurs, et le traitant de leur mieux, comme on traitait sous l’Empire, où beaucoup de maisons imitaient les splendeurs des rois, des reines, des princes dont regorgeait Paris. On jouait beaucoup alors à la royauté, comme on joue aujourd’hui à la Chambre en créant une foule de Sociétés à présidents, vice-présidents et secrétaires ; Société linière, vinicole, séricicole, agricole, de l’industrie, etc. On est arrivé jusqu’à chercher des plaies sociales pour constituer les guérisseurs en société ! Un estomac dont l’éducation se fait ainsi, réagit nécessairement sur le moral et le corrompt en raison de la haute sapience culinaire qu’il acquiert. La Volupté, tapie dans tous les plis du coeurcœur, y parle en souveraine, elle bat en brèche la volonté, l’honneur, elle veut à tout prix sa satisfaction. On n’a jamais peint les exigences de la Gueule, elles échappent à la critique littéraire par la nécessité de vivre ; mais on ne se figure pas le nombre des gens que la Table a ruinés. La Table est, à Paris, sous ce rapport, l’émule de la courtisane ; c’est, d’ailleurs, la Recette dont celle-ci est la Dépense. Lorsque, d’invité perpétuel, Pons arriva, par sa décadence comme artiste, à l’état de pique-assiette, il lui fut impossible de passer de ces tables si bien servies au brouet lacédémonien d’un restaurant à quarante sous. Hélas ! il lui prit des frissons en pensant que son indépendance tenait à de si grands sacrifices, et il se sentit capable des plus grandes lâchetés pour continuer à bien vivre, à savourer toutes les primeurs à leur date, enfin à gobichonner (mot populaire, mais expressif) de bons petits plats soignés. Oiseau picoreur, s’enfuyant le gosier plein, et gazouillant un air pour tout remerciement, Pons éprouvait d’ailleurs un certain plaisir à bien vivre aux dépens de la société qui lui demandait, quoi ? de la monnaie de singe. Habitué, comme tous les célibataires qui ont le chez soi en horreur et qui vivent chez les autres, à ces formules, à ces grimaces sociales par lesquelles on remplace les sentiments dans le monde, il se servait des compliments comme de menue monnaie ; et, à l’égard des personnes, il se contentait des étiquettes sans plonger une main curieuse dans les sacs.
 
Cette phase assez supportable dura dix autres années ; mais quelles années ! Ce fut un automne pluvieux. Pendant tout ce temps, Pons se maintint gratuitement à table, en se rendant nécessaire dans toutes les maisons où il allait. Il entra dans une voie fatale en s’acquittant d’une multitude de commissions, en remplaçant les portiers et les domestiques dans mainte et mainte occasion. Préposé de bien des achats, il devint l’espion honnête et innocent détaché d’une famille dans une autre ; mais on ne lui sut aucun gré de tant de courses et de tant de lâchetés. - Pons est un garçon, disait-on, il ne sait que faire de son temps, il est trop heureux de trotter pour nous… Que deviendrait-il ?
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Bientôt se déclara la froideur que le vieillard répand autour de lui. Cette bise se communique, elle produit son effet dans la température morale, surtout lorsque le vieillard est laid et pauvre. N’est-ce pas être trois fois vieillard ? Ce fut l’hiver de la vie, l’hiver au nez rouge, aux joues hâves, avec toutes sortes d’onglées !
 
De 1836 à 1843, Pons se vit invité rarement. Loin de rechercher le parasite, chaque famille l’acceptait comme on accepte un impôt ; on ne lui tenait plus compte de rien, pas même de ses services réels. Les familles où le bonhomme accomplissait ses évolutions, toutes sans respect pour les arts, en adoration devant les résultats, ne prisaient que ce qu’elles avaient conquis depuis 1830 : des fortunes ou des positions sociales éminentes. Or, Pons n’ayant pas assez de hauteur dans l’esprit ni dans les manières pour imprimer la crainte que l’esprit ou le génie cause au bourgeois, avait naturellement fini par devenir moins que rien, sans être néanmoins tout à fait méprisé. Quoiqu’il éprouvât dans ce monde de vives souffrances, comme tous les gens timides, il les taisait. Puis, il s’était habitué par degrés à comprimer ses sentiments, à se faire de son coeurcœur un sanctuaire où il se retirait. Ce phénomène, beaucoup de gens superficiels le traduisent par le mot égoïsme. La ressemblance est assez grande entre le solitaire et l’égoïste pour que les médisants paraissent avoir raison contre l’homme de coeurcœur, surtout à Paris, où personne dans le monde n’observe, où tout est rapide comme le flot, où tout passe comme un ministère !
 
Le cousin Pons succomba donc sous un acte d’accusation d’égoïsme porté en arrière contre lui, car le monde finit toujours par condamner ceux qu’il accuse. Sait-on combien une défaveur imméritée accable les gens timides ? Qui peindra jamais les malheurs de la Timidité ! Cette situation, qui s’aggravait de jour en jour davantage, explique la tristesse empreinte sur le visage de ce pauvre musicien, qui vivait de capitulations infâmes. Mais les lâchetés que toute passion exige sont autant de liens ; plus la passion en demande, plus elle vous attache ; elle fait de tous les sacrifices comme un idéal trésor négatif où l’homme voit d’immenses richesses Après avoir reçu le regard insolemment protecteur d’un bourgeois roide de bêtise, Pons dégustait comme une vengeance le verre de vin de Porto, la caille au gratin qu’il avait commencé de savourer, se disant à lui-même : - Ce n’est pas trop payé !
 
Aux yeux du moraliste, il se rencontrait cependant en cette vie des circonstances atténuantes. En effet, l’homme n’existe que par une satisfaction quelconque. Un homme sans passion, le juste parfait, est un monstre, un demi-ange qui n’a pas encore ses ailes. Les anges n’ont que des têtes dans la mythologie catholique. Sur terre, le juste, c’est l’ennuyeux Grandisson, pour qui la Vénus des carrefours elle-même se trouverait sans sexe. Or, excepté les rares et vulgaires aventures de son voyage en Italie, où le climat fut sans doute la raison de ses succès, Pons n’avait jamais vu de femmes lui sourire. Beaucoup d’hommes ont cette fatale destinée. Pons était monstre-né ; son père et sa mère l’avaient obtenu dans leur vieillesse, et il portait les stigmates de cette naissance hors de saison sur son teint cadavéreux qui semblait avoir été contracté dans le bocal d’esprit-de-vin où la science conserve certains foetusfœtus extraordinaires. Cet artiste, doué d’une âme tendre, rêveuse, délicate, forcé d’accepter le caractère que lui imposait sa figure, désespéra d’être jamais aimé. Le célibat fut donc chez lui moins un goût qu’une nécessité. La gourmandise, le péché des moines vertueux, lui tendit les bras ; il s’y précipita comme il s’était précipité dans l’adoration des oeuvresœuvres d’art et dans son culte pour la musique. La bonne chère et le Bric-à-Brac furent pour lui la monnaie d’une femme ; car la musique était son état, et trouvez un homme qui aime l’état dont il vit ? AÀ la longue, il en est d’une profession comme du mariage, on n’en sent plus que les inconvénients.
 
Brillat-Savarin a justifié par parti pris les goûts des gastronomes ; mais peut-être n’a-t-il pas assez insisté sur le plaisir réel que l’homme trouve à table. La digestion, en employant les forces humaines, constitue un combat intérieur qui, chez les gastrolâtres, équivaut aux plus hautes jouissances de l’amour. On sent un si vaste déploiement de la capacité vitale, que le cerveau s’annule au profit du second cerveau, placé dans le diaphragme, et l’ivresse arrive par l’inertie même de toutes les facultés. Les boas gorgés d’un taureau sont si bien ivres qu’ils se laissent tuer. Passé quarante ans, quel homme ose travailler après son dîner ?… Aussi tous les grands hommes ont-ils été sobres. Les malades en convalescence d’une maladie grave, à qui l’on mesure si chichement une nourriture choisie, ont pu souvent observer l’espèce de griserie gastrique causée par une seule aile de poulet. Le sage Pons, dont toutes les jouissances étaient concentrées dans le jeu de son estomac, se trouvait toujours dans la situation de ces convalescents : il demandait à la bonne chère toutes les sensations qu’elle peut donner, et il les avait jusqu’alors obtenues tous les jours. Personne n’ose dire adieu à une habitude. Beaucoup de suicides se sont arrêtés sur le seuil de la Mort par le souvenir du café où ils vont jouer tous les soirs leur partie de dominos.
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== V. Les deux casse-noisettes ==
 
En 1835, le hasard vengea Pons de l’indifférence du beau sexe, il lui donna ce qu’on appelle, en style familier, un bâton de vieillesse. Ce vieillard de naissance trouva dans l’amitié un soutien pour sa vie, il contracta le seul mariage que la société lui permît de faire, il épousa un homme, un vieillard, un musicien comme lui. Sans la divine fable de La Fontaine, cette esquisse aurait eu pour titre les Deux Amis. Mais n’eût-ce pas été comme un attentat littéraire, une profanation devant laquelle tout véritable écrivain reculera ? Le chef-d’oeuvred’œuvre de notre fabuliste, à la fois la confidence de son âme et l’histoire de ses rêves, doit avoir le privilège éternel de ce titre. Cette page, au fronton de laquelle le poète a gravé ces trois mots : les Deux Amis, est une de ces propriétés sacrées, un temple où chaque génération entrera respectueusement et que l’univers visitera, tant que durera la typographie.
 
L’ami de Pons était un professeur de piano, dont la vie et les moeursmœurs sympathisaient si bien avec les siennes, qu’il disait l’avoir connu trop tard pour son bonheur ; car leur connaissance, ébauchée à une distribution de prix, dans un pensionnat, ne datait que de 1834. Jamais peut-être deux âmes ne se trouvèrent si pareilles dans l’océan humain qui prit sa source au paradis terrestre contre la volonté de Dieu : Ces deux musiciens devinrent en peu de temps l’un pour l’autre une nécessité. Réciproquement confidents l’un de l’autre, ils furent en huit jours comme deux frères. Enfin Schmucke ne croyait pas plus qu’il pût exister un Pons, que Pons ne se doutait qu’il existât un Schmucke. Déjà, ceci suffirait à peindre ces deux braves gens, mais toutes les intelligences ne goûtent pas les brièvetés de la synthèse. Une légère démonstration est nécessaire pour les incrédules.
 
Ce pianiste, comme tous les pianistes ; était un Allemand, Allemand comme le grand Listz et le grand Mendelssohn, Allemand comme Steibelt, Allemand comme Mozart et Dusseck, Allemand comme Meyer, Allemand comme Doelher, Allemand comme Thalberg, comme Dreschok, comme Hiller, comme Léopold Mayer, comme Crammer, comme Zimmerman et Kalkbrenner, comme Herz, Woëtz, Karr, Wolff, Pixis, Clara Wieck, et particulièrement tous les Allemands. Quoique grand compositeur, Schmucke ne pouvait être que démonstrateur, tant son caractère se refusait à l’audace nécessaire à l’homme de génie pour se manifester en musique. La naïveté de beaucoup d’Allemands n’est pas continue, elle a cessé ; celle qui leur est restée à un certain âge, est prise, comme on prend l’eau d’un canal, à la source de leur jeunesse, et ils s’en servent pour fertiliser leur succès en toute chose, science, art ou argent, en écartant d’eux la défiance. En France, quelques gens fins remplacent cette naïveté d’Allemagne par la bêtise de l’épicier parisien. Mais Schmucke avait gardé toute sa naïveté d’enfant, comme Pons gardait sur lui les reliques de l’Empire, sans s’en douter. Ce véritable et noble Allemand était à la fois le spectacle et les spectateurs, il se faisait de la musique à lui-même. Il habitait Paris, comme un rossignol habite sa forêt, et il y chantait seul de son espèce, depuis vingt ans, jusqu’au moment où il rencontra dans Pons un autre lui-même. (Voir Une fille d’Eved’Ève.)
 
Pons et Schmucke avaient en abondance, l’un comme l’autre, dans le coeurcœur et dans le caractère, ces enfantillages de sentimentalité qui distinguent les Allemands : comme la passion des fleurs, comme l’adoration des effets naturels, qui les porte à planter de grosses bouteilles dans leurs jardins pour voir en petit le paysage qu’ils ont en grand sous les yeux ; comme cette prédisposition aux recherches qui fait faire à un savant germanique cent lieues dans ses guêtres pour trouver une vérité qui le regarde en riant, assise à la marge du puits sous le jasmin de la cour ; comme enfin ce besoin de prêter une signifiance psychique aux riens de la création, qui produit les oeuvresœuvres inexplicables de Jean-Paul Richter, les griseries imprimées d’Hoffmann et les garde-fous in-folio que l’Allemagne met autour des questions les plus simples, creusées en manière d’abîmes, au fond desquels il ne se trouve qu’un Allemand. Catholiques tous deux, allant à la messe ensemble, ils accomplissaient leurs devoirs religieux, comme des enfants n’ayant jamais rien à dire à leurs confesseurs. Ils croyaient fermement que la musique, la langue du ciel, était aux idées et aux sentiments, ce que les idées et les sentiments sont à la parole, et ils conversaient à l’infini sur ce système, en se répondant l’un à l’autre par des orgies de musique pour se démontrer à eux-mêmes leurs propres convictions, à la manière des amants. Schmucke était aussi distrait que Pons était attentif. Si Pons était collectionneur, Schmucke était rêveur ; celui-ci étudiait les belles choses morales, comme l’autre sauvait les belles choses matérielles. Pons voyait et achetait une tasse de porcelaine pendant le temps que Schmucke mettait à se moucher, en pensant à quelque motif de Rossini, de Bellini, de Beethoven, de Mozart, et cherchant dans le monde des sentiments où pouvait se trouver l’origine ou la réplique de cette phrase musicale. Schmucke, dont les économies étaient administrées par la distraction, Pons, prodigue par passion, arrivaient l’un et l’autre au même résultat : zéro dans la bourse à la Saint-Sylvestre de chaque année.
 
Sans cette amitié, Pons eût succombé peut-être à ses chagrins ; mais dès qu’il eut un coeurcœur où décharger le sien, la vie devint supportable pour lui. La première fois qu’il exhala ses peines dans le coeurcœur de Schmucke, le bon Allemand lui conseilla de vivre comme lui, de pain et de fromage, chez lui, plutôt que d’aller manger des dîners qu’on lui faisait payer si cher. Hélas ! Pons n’osa pas avouer à Schmucke que, chez lui, le coeurcœur et l’estomac étaient ennemis, que l’estomac s’accommodait de ce qui faisait souffrir le coeurcœur, et qu’il lui fallait à tout prix un bon dîner à déguster, comme à un homme galant une maîtresse à… lutiner. Avec le temps, Schmucke finit par comprendre Pons, car il était trop Allemand pour avoir la rapidité d’observation dont jouissent les Français, et il n’en aima que mieux le pauvre Pons. Rien ne fortifie l’amitié comme lorsque, de deux amis, l’un se croit supérieur à l’autre. Un ange n’aurait eu rien à dire en voyant Schmucke, quand il se frotta les mains au moment où il découvrit dans son ami l’intensité qu’avait prise la gourmandise. En effet, le lendemain le bon Allemand orna le déjeuner de friandises qu’il alla chercher lui-même, et il eut soin d’en avoir tous les jours de nouvelles pour son ami ; car depuis leur réunion ils déjeunaient tous les jours ensemble au logis.
 
Il ne faudrait pas connaître Paris pour imaginer que les deux amis eussent échappé à la raillerie parisienne, qui n’a jamais rien respecté. Schmucke et Pons, en mariant leurs richesses et leurs misères, avaient eu l’idée économique de loger ensemble, et ils supportaient également le loyer d’un appartement fort inégalement partagé, situé dans une tranquille maison de la tranquille rue de
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Madame Cibot, la portière de cette maison, était le pivot sur lequel roulait le ménage des deux casse-noisettes ; mais elle joue un si grand rôle dans le drame qui dénoua cette double existence, qu’il convient de réserver son portrait au moment de son entrée dans cette Scène.
 
Ce qui reste à dire sur le moral de ces deux êtres en est précisément le plus difficile à faire comprendre aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes des lecteurs dans la quarante-septième année du dix-neuvième siècle, probablement à cause du prodigieux développement financier produit par l’établissement des chemins de fer. C’est peu de chose et c’est beaucoup. En effet, il s’agit de donner une idée de la délicatesse excessive de ces deux coeurscœurs. Empruntons une image aux rails-ways, ne fût-ce que par façon de remboursement des emprunts qu’ils nous font. Aujourd’hui les convois en brûlant leurs rails y broient d’imperceptibles grains de sable. Introduisez ce grain de sable invisible pour les voyageurs dans leurs reins, ils ressentiront les douleurs de la plus affreuse maladie, la gravelle ; on en meurt. Eh bien ! ce qui, pour notre société lancée dans sa voie métallique avec une vitesse de locomotive, est le grain de sable invisible dont elle ne prend nul souci, ce grain incessamment jeté dans les fibres de ces deux êtres, et à tout propos, leur causait comme une gravelle au coeurcœur. D’une excessive tendresse aux douleurs d’autrui, chacun d’eux pleurait de son impuissance ; et, pour leurs propres sensations, ils étaient d’une finesse de sensitive qui arrivait à la maladie. La vieillesse, les spectacles continuels du drame parisien, rien n’avait endurci ces deux âmes fraîches, enfantines et pures. Plus ces deux êtres allaient, plus vives étaient leurs souffrances intimes. Hélas ! il en est ainsi chez les natures chastes, chez les penseurs tranquilles et chez les vrais poètes qui ne sont tombés dans aucun excès.
 
Depuis la réunion de ces deux vieillards, leurs occupations, à peu près semblables, avaient pris cette allure fraternelle qui distingue à Paris les chevaux de fiacre. Levés vers les sept heures du matin en été comme en hiver, après leur déjeuner ils allaient donner leurs leçons dans les pensionnats où ils se suppléaient au besoin. Vers midi, Pons se rendait à son théâtre quand une répétition l’y appelait, et il donnait à la flânerie tous ses instants de liberté. Puis les deux amis se retrouvaient le soir au théâtre où Pons avait placé Schmucke. Voici comment.
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position de renouveler sa garde-robe et de remplir sa bourse ; car la
politique, les vanités de la cour citoyenne n’avaient point gâté le
coeurcœur de cet ancien droguiste. Gaudissard, toujours fou des femmes,
demanda le privilège d’un théâtre alors en faillite, et le ministre, en
le lui donnant, eut soin de lui envoyer quelques vieux amateurs du beau
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pièces à succès, ils les expliquèrent par le mot progrès, sans en
chercher les auteurs. Pons et Schmucke s’éclipsèrent dans la gloire,
comme certaines personnes se noient dans leur baignoire. AÀ Paris,
surtout depuis 1830, personne n’arrive sans pousser, quibuscumque viis,
et très fort, une masse effrayante de concurrents ; il faut alors
beaucoup trop de force dans les reins, et les deux amis avaient cette
gravelle au coeurcœur, qui gêne tous les mouvements ambitieux.</p><p>
Ordinairement Pons se rendait à l’orchestre de son théâtre vers huit
heures, heure à laquelle se donnent les pièces en faveur, et dont les
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des autres et de lui-même avait valu l’estime générale au bon et
modeste Pons. D’ailleurs, dans toute sphère, une vie limpide, une
honnêteté sans tache commandent une sorte d’admiration aux coeurscœurs les
plus mauvais. AÀ Paris une belle vertu a le succès d’un gros diamant,
d’une curiosité rare. Pas un acteur, pas un auteur, pas une danseuse,
quelque effrontée qu’elle pût être, ne se serait permis la moindre
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des produits chimiques, était liée avec la grosse droguerie dont le coq
fut pendant longtemps monsieur Anselme Popinot que la révolution de
Juillet avait lancé, comme on sait, au coeurcœur de la politique la plus
dynastique. Et Pons de venir à la queue des Camusot et des Cardot chez
les Chiffreville ; et, de là chez les Popinot, toujours en qualité de
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Mais, hélas ! la présidente, fille du feu sieur Thirion, huissier du
cabinet des rois Louis XVIII et Charles X, n’avait jamais bien traité
le petit-cousin de son mari. AÀ tâcher d’adoucir cette terrible parente,
Pons avait perdu son temps, car après avoir donné gratuitement des
leçons à mademoiselle Camusot, il lui avait été impossible de faire une
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son avènement en politique, contracté la manie de collectionner les
belles choses, sans doute pour faire opposition à la politique qui
collectionne secrètement les actions les plus laides.</p>
 
== VII. Une des mille jouissances des collectionneurs==
 
== VII. Une des mille jouissances des collectionneurs ==
 
<p>
Le président de Marville demeurait rue de Hanovre, dans une maison
achetée depuis dix ans par la présidente, après la mort de son père et
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scélérats à l’aspect d’un gendarme, et causée uniquement par la
question de savoir comment le recevrait la présidente. Ce grain de
sable, qui lui déchirait les fibres du coeurcœur, ne s’était jamais
arrondi ; les angles en devenaient de plus en plus aigus, et les gens de
cette maison en ravivaient incessamment les arêtes. En effet, le peu de
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dire par la présidente (de quel ton ?… le cousin en rougissait), ou
elle lui renversait de la sauce sur ses habits. C’était enfin la guerre
de l’inférieur qui se sait impuni, contre un supérieur malheureux.</p>
 
== VIII. Où l’infortuné cousin se trouve très mal reçu==
 
== VIII. Où l’infortuné cousin se trouve très mal reçu ==
<p>
 
A la fois femme de charge et femme de chambre, Madeleine avait suivi
À la fois femme de charge et femme de chambre, Madeleine avait suivi
monsieur et madame Camusot depuis leur mariage. Elle avait vu ses
maîtres dans la pénurie de leurs commencements, en province, quand
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- Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous
deviez en donner la valeur, répliqua le pauvre homme offensé, car c’est
un chef-d’oeuvred’œuvre de Watteau qui l’a peint des deux côtés ; mais soyez
tranquille, ma cousine, je n’ai pas payé la centième partie du prix
d’art.</p><p>
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trépidation cordiale à laquelle le bonhomme était en proie, il est
nécessaire de donner une légère esquisse de la présidente.</p><p>
AÀ quarante-six ans, madame de Marville, autrefois petite, blonde,
grasse et fraîche, toujours petite, était devenue sèche. Son front
busqué, sa bouche rentrée, que la jeunesse décorait jadis de teintes
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chambre des mises en accusation où, grâce à sa routine d’ancien juge
d’instruction, il rendait des services en rendant des arrêts</p>
 
== IX. Une bonne trouvaille==
 
== IX. Une bonne trouvaille ==
 
<p>
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là des trésors. Mon brocanteur a trouvé cet éventail dans un
bonheur-du-jour en marqueterie que j’aurais acheté, si je faisais
collection de ces oeuvresœuvres-là ; mais c’est inabordable ! un meuble de
Riesener vaut de trois à quatre mille francs ! On commence à reconnaître
à Paris que les fameux marqueteurs allemands et français des seizième,
Ligne 500 ⟶ 503 :
tendre de Sèvres.</p><p>
- Qu’est-ce que le Frankenthal ? dit Cécile.</p><p>
- C’est le nom de la fabrique de porcelaines de l’Electeurl’Électeur Palatin ;
elle est plus ancienne que notre manufacture de Sèvres, comme les
fameux jardins de Heidelberg, ruinés par Turenne, ont eu le malheur
Ligne 512 ⟶ 515 :
- Et à quoi reconnaissez-vous le Frankenthal ?</p><p>
- Et la signature ! dit Pons avec feu. Tous ces ravissants
chefs-d’oeuvred’œuvre sont signés. Le Frankenthal porte un C. et un T
(Charles-Théodore) entrelacés et surmontés d’une couronne de prince. Le
vieux Saxe a ses deux épées et le numéro d’ordre en or. Vincennes
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dix-huitième siècle, tous les souverains de l’Europe ont rivalisé dans
la fabrication de la porcelaine. On s’arrachait les ouvriers. Watteau
dessinait des services pour la manufacture de Dresde, et ses oeuvresœuvres
ont acquis des prix fous. (Il faut s’y bien connaître, car,
aujourd’hui, Dresde les répète et les recopie.) Alors on a fabriqué des
Ligne 529 ⟶ 532 :
Rembrandt, ni des Van Eyck, ni des Cranach !… Tenez ! les Chinois sont
bien habiles, bien adroits, eh bien ! ils recopient aujourd’hui les
belles oeuvresœuvres de leur porcelaine dite Grand-Mandarin… Eh bien ! deux
vases de Grand-Mandarin ancien, du plus grand format, valent six, huit,
dix mille francs, et on a la copie moderne pour deux cents francs !</p><p>
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maman m’a fait l’honneur de me demander un éventail, reprit Pons. J’ai
vu tous les marchands de Paris sans y rien trouver de beau ; car, pour
la chère présidente, je voulais un chef-d’oeuvred’œuvre, et je pensais à lui
donner l’éventail de Marie-Antoinette, le plus beau de tous les
éventails célèbres. Mais hier, je fus ébloui par ce divin
chef-d’oeuvred’œuvre, que Louis XV a bien certainement commandé. Pourquoi
suis-je allé chercher un éventail, rue de Lappe ! chez un Auvergnat ! qui
vend des cuivres, des ferrailles, des meubles dorés ? Moi, je crois à
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Monistrol ? Avez-vous des dessus de porte ?" ai-je demandé à ce marchand,
qui me permet de jeter les yeux sur ses acquisitions avant les grands
marchands. AÀ cette question, Monistrol me raconte comment Liénard, qui
sculptait dans la chapelle de Dreux de fort belles choses pour la liste
civile, avait sauvé à la vente d’Aulnay les boiseries sculptées des
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laisse à rien pour prix de la révélation que je lui fais de la beauté
de ce meuble de Riesener. Et voilà ! Mais il faut bien de la pratique
pour conclure de pareils marchés ! C’est des combats d’oeild’œil à oeilœil, et
quel oeilœil que celui d’un juif ou d’un Auvergnat !</p><p>
L’admirable pantomime, la verve du vieil artiste qui faisaient de lui,
racontant le triomphe de sa finesse sur l’ignorance du brocanteur, un
Ligne 599 ⟶ 602 :
Pons, glacé par cette question, éprouva l’envie de battre la présidente.</p><p>
- Mais, ma chère cousine, reprit-il, c’est la chasse aux
chefs-d’oeuvred’œuvre ! Et on se trouve face à face avec des adversaires qui
défendent le gibier ! c’est ruse contre ruse ! Un chef-d’oeuvred’œuvre doublé
d’un Normand, d’un juif ou d’un Auvergnat ; mais c’est comme dans les
contes de fées, une princesse gardée par des enchanteurs !</p><p>
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dit le bonhomme en retrouvant de l’assurance. Il aura fallu cent ans
pour opérer ce miracle. Soyez sûre qu’à la cour aucune princesse n’aura
rien de comparable à ce chef-d’oeuvred’œuvre ; car il est, malheureusement,
dans la nature humaine de faire plus pour une Pompadour que pour une
vertueuse reine !…</p><p>
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l’appoint d’un payement, que Pons rougit comme une jeune fille prise en
faute. Ce gravier un peu trop gros lui roula pendant quelque temps dans
le coeurcœur. Cécile, jeune personne très rousse, dont le maintien, entaché
de pédantisme, affectait la gravité judiciaire du président et se
sentait de la sécheresse de sa mère, disparut en laissant le pauvre
Pons aux prises avec la terrible présidente.</p>
 
== X. Une fille à marier==
 
== X. Une fille à marier ==
 
<p>
Ligne 643 ⟶ 648 :
- Charmante ! répondit le vieux musicien en tournant ses pouces.</p><p>
- Je ne comprends rien au temps où nous vivons, répondit la présidente.
AÀ quoi cela sert-il donc d’avoir pour père un président à la Cour
royale de Paris, et commandeur de la Légion-d’Honneur, pour grand-père
un député millionnaire, un futur pair de France, le plus riche des
Ligne 651 ⟶ 656 :
à l’amitié qui l’unissait à Popinot. Ce ministre, malgré sa modestie,
s’était, comme on l’a vu, laissé faire comte.</p><p>
- AÀ cause de mon fils, dit-il à ses nombreux amis.</p><p>
- On ne veut que de l’argent aujourd’hui, répondit le cousin Pons, on n’a d’égards que pour les riches, et…</p><p>
- Que serait-ce donc, s’écria la présidente, si le ciel m’avait laissé mon pauvre petit Charles ?…</p><p>
Ligne 660 ⟶ 665 :
Voilà jusqu’où Pons avait ravalé son esprit chez ses amphitryons : il y
répétait leurs idées, et il les leur commentait platement, à la manière
des choeurschœurs antiques. Il n’osait pas se livrer à l’originalité qui
distingue les artistes et qui dans sa jeunesse abondait en traits fins
chez lui, mais que l’habitude de s’effacer avait alors presque abolie,
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femme de tête, une jeune fille protégée par le roi Louis XVIII !</p><p>
- Mais enfin ma fille est un ange de perfection, d’esprit ; elle est
pleine de coeurcœur, elle a cent mille francs en mariage, sans compter les
plus belles espérances, et elle nous reste sur les bras…</p><p>
Madame de Marville parla de sa fille et d’elle-même pendant vingt
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qu’elle avait ourdi ce complot, de concert avec Cécile impatientée.</p><p>
- Dites que ma fille et moi, nous y serons à cinq heures et demie.</p>
 
== XI. Une des mille avanies que doit essuyer un pique-assiette==
 
== XI. Une des mille avanies que doit essuyer un pique-assiette ==
 
<p>
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heure allait produire chez lui, les explications promises sur madame
Cibot sont ici nécessaires.</p>
 
== XII. Spécimen de portier (mâle et femelle)==
 
== XII. Spécimen de portier (mâle et femelle) ==
 
<p>
Ligne 865 ⟶ 874 :
qu’une fois !" disait la Cibot. Née pendant la révolution, elle
ignorait, comme on le voit, le catéchisme.</p><p>
De ses rapports avec le Cadran-Bleu, cette portière, à l’oeill’œil orange et
hautain, avait gardé quelques connaissances en cuisine qui rendaient
son mari l’objet de l’envie de tous ses confrères. Aussi, parvenus à
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mains sur ses grosses hanches. J’ai mal entendu la vie, histoire d’être
logée et chauffée dedans une bonne loge et de ne manquer de rien.</p>
 
== XIII. Profond étonnement==
 
== XIII. Profond étonnement ==
 
<p>
Ligne 914 ⟶ 925 :
elle disait : "Mes deux messieurs." Enfin, en trouvant les deux
Casse-noisettes doux comme des moutons, faciles à vivre, point
défiants, de vrais enfants, elle se mit, par suite de son coeurcœur de
femme du peuple, à les protéger, à les adorer, à les servir avec un
dévouement si véritable, qu’elle leur lâchait quelques semonces, et les
Ligne 964 ⟶ 975 :
où il faisait ce que, dans l’argot des tailleurs, on appelle un
poignard.</p>
 
== XIV. Un vivant exemple de la fable des Deux Pigeons==
 
== XIV. Un vivant exemple de la fable des Deux Pigeons ==
 
<p>
Ligne 970 ⟶ 983 :
achevait le dîner de Schmucke. Ce dîner consistait en un certain
ragoût, dont l’odeur se répandait dans toute la cour. C’était des
restes de boeufbœuf bouilli achetés chez un rôtisseur tant soit peu
regrattier, et fricassés au beurre avec des oignons coupés en tranches
minces, jusqu’à ce que le beurre fût absorbé par la viande et par les
Ligne 1 000 ⟶ 1 013 :
Le vieil Allemand aperçut alors madame Cibot qui écoutait, selon son
droit de femme de ménage légitime. Saisi par une de ces inspirations
qui ne brillent que dans le coeurcœur d’un ami véritable, il alla droit à
la portière, et l’emmena sur le palier :</p><p>
- Montame Zipod, ce pon Bons aime les ponnes chosses, hâlez au Catran
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figure reprit graduellement une expression de stupéfaction, en
entendant le récit des malheurs qui venaient de fondre en un moment sur
le coeurcœur de son ami. Schmucke essaya de consoler Pons, en lui
dépeignant le monde à son point de vue. Paris était une tempête
perpétuelle, les hommes et les femmes y étaient emportés par un
Ligne 1 052 ⟶ 1 065 :
bêtises de son ami, comme un poisson, qui aurait reçu un billet
d’invitation, regarderait une exposition de fleurs au Luxembourg. Il
respectait ces oeuvresœuvres merveilleuses à cause du respect que Pons
manifestait en époussetant son trésor. Il répondait : "Ui ! c’esde pien
choli !" aux admirations de son ami, comme une mère répond des phrases
Ligne 1 086 ⟶ 1 099 :
se dirent rien, mais ils s’aimèrent davantage, et ils se firent de
petits signes de tête dont les expressions balsamiques pansèrent les
douleurs du gravier introduit par la présidente dans le coeurcœur de Pons.
Schmucke se frottait les mains à s’emporter l’épiderme, car il avait
conçu l’une de ces inventions qui n’étonnent un Allemand que
Ligne 1 095 ⟶ 1 108 :
- Che fitrais edre assez ruche bir de vaire fifre tu les churs gomme ça… répondit mélancoliquement le bon Allemand.</p><p>
Madame Cibot, à qui Pons donnait de temps en temps des billets pour les
spectacles du boulevard, ce qui le mettait dans son coeurcœur à la même
hauteur que son pensionnaire Schmucke, fit alors la proposition que
voici : - Pardine, dit-elle, pour trois francs, sans le vin, je puis
Ligne 1 120 ⟶ 1 133 :
par la fenêtre le mur qui faisait face à la maison, elle s’écria : -
J’irai, ce soir, consulter madame Fontaine !…</p>
 
== XV. Une chasse au testament==
 
== XV. Une chasse au testament ==
 
<p>
Ligne 1 157 ⟶ 1 172 :
fût bleu, que les anges fissent entendre à Pons la musique qu’ils lui
jouaient. Il avait conquis la dernière province qui n’était pas à lui
dans ce coeurcœur !</p><p>
Pendant trois mois environ, Pons dîna tous les jours avec Schmucke.
D’abord il fut forcé de retrancher quatre-vingts francs par mois sur la
Ligne 1 171 ⟶ 1 186 :
rappelait-il avec mille regrets poignants les vins exquis de ses
amphitryons. Donc, au bout de trois mois, les atroces douleurs qui
avaient failli briser le coeurcœur délicat de Pons étaient amorties, il ne
pensait plus qu’aux agréments de la société ; de même qu’un vieux homme
à femmes regrette une maîtresse quittée coupable de trop d’infidélités !
Ligne 1 190 ⟶ 1 205 :
Schmucke ne pouvait pas comprendre. Pons était trop délicat pour se
plaindre, et s’il y a quelque chose de plus triste que le génie
méconnu, c’est l’estomac incompris. Le coeurcœur dont l’amour est rebuté,
ce drame dont on abuse, repose sur un faux besoin ; car si la créature
nous délaisse, on peut aimer le créateur, il a des trésors à nous
dispenser. Mais l’estomac !… Rien ne peut être comparé à ses
souffrances ; car, avant tout, la vie ! Pons regrettait certaines crèmes,
de vrais poèmes ! certaines sauces blanches, des chefs-d’oeuvred’œuvre !
certaines volailles truffées, des amours ! et par-dessus tout les
fameuses carpes du Rhin qui ne se trouvent qu’à Paris et avec quels
Ligne 1 206 ⟶ 1 221 :
considérablement maigrir le chef d’orchestre attaqué d’une nostalgie
gastrique.</p>
 
== XVI. Un type allemand==
 
== XVI. Un type allemand ==
 
<p>
Ligne 1 217 ⟶ 1 234 :
instruments dont jouait le vieux maître allemand.</p><p>
- Le bonhomme Pons décline, il y a quelque chose dans son sac qui sonne
mal, l’oeill’œil est triste, le mouvement de son bras s’affaiblit, dit
Wilhem Schwab en montrant le bonhomme qui montait à son pupitre d’un
air funèbre.</p><p>
Ligne 1 277 ⟶ 1 294 :
tour de ses yeux, où jadis une mère regardait avec ivresse une divine
réplique des siens. Ce philosophe prématuré, ce jeune vieillard était
l’oeuvrel’œuvre d’une marâtre.</p><p>
Ici commence l’histoire curieuse d’un fils prodigue de
Francfort-sur-Mein, le fait le plus extraordinaire et le plus bizarre
qui soit jamais arrivé dans cette ville sage, quoique centrale.</p>
 
==
 
XVII. Où l’on voit que les enfants prodigues finissent par devenir
== XVII. Où l’on voit que les enfants prodigues finissent par devenir
banquiers et millionnaires quand ils sont de Francfort-sur-Mein
banquiers et millionnaires quand ils sont de Francfort-sur-Mein ==
 
<p>
Ligne 1 298 ⟶ 1 316 :
beaucoup de marcs banco dans la maison Al-Sartchild, et sans y toucher.
Pour se venger de cette exigence israélite, le père Brunner se remaria,
en alléguant l’impossibilité de tenir son immense auberge sans l’oeill’œil
et le bras d’une femme. Il épousa la fille d’un autre aubergiste, dans
laquelle il vit une perle ; mais il n’avait pas expérimenté ce qu’était
Ligne 1 327 ⟶ 1 345 :
Mais si les roulettes des Eaux et les amis du Vin, au nombre desquels
était Wilhem Schwab, achevèrent le capital Virlaz, le jeune enfant
prodigue demeura pour servir, selon les voeuxvœux du Seigneur, d’exemple
aux puînés de la ville de Francfort-sur-Mein, où toutes les familles
l’emploient comme un épouvantail pour garder leurs enfants sages et
Ligne 1 375 ⟶ 1 393 :
Fritz alla de pied à Strasbourg, et il y rencontra ce que l’enfant
prodigue de la Bible n’a pas trouvé dans la patrie de la Sainte
EcritureÉcriture. En ceci se révèle la supériorité de l’Alsace, où battent tant
de coeurscœurs généreux pour montrer à l’Allemagne la beauté de la
combinaison de l’esprit français et de la solidité germanique. Wilhem,
depuis quelques jours héritier de ses père et mère, possédait cent
mille francs. Il ouvrit ses bras à Fritz, il lui ouvrit son coeurcœur, il
lui ouvrit sa maison, il lui ouvrit sa bourse. Décrire le moment où
Fritz, poudreux, malheureux et quasi lépreux, rencontra, de l’autre
Ligne 1 439 ⟶ 1 457 :
la fortune, et se promirent de lui couper les ailes, si jamais elle
revenait à leur porte.</p>
 
== XVIII. Comment on fait fortune==
 
== XVIII. Comment on fait fortune ==
 
<p>
Ligne 1 453 ⟶ 1 473 :
- C’esdre pien, cheûne homme, dit Schmucke. Mais qui ébisez-fus ?</p><p>
- La fille de monsieur Graff, notre hôte, le propriétaire de l’hôtel du
Rhin. J’aime mademoiselle EmilieÉmilie depuis sept ans, elle a lu tant de
romans immoraux qu’elle a refusé tous les partis pour moi, sans savoir
ce qui en adviendrait. Cette jeune personne sera très riche, elle est
Ligne 1 490 ⟶ 1 510 :
de Pons ; et il ne savait si ce sacrifice serait possible ; cette idée le
rendait fou.</p>
 
== XIX. A propos d’un éventail==
 
== XIX. À propos d’un éventail ==
 
<p>
Ligne 1 513 ⟶ 1 535 :
précisément après avoir fait un présent aussi considérable que
l’éventail de madame de Pompadour. Cet éventail, reconnu par le comte
Popinot pour un chef-d’oeuvred’œuvre, valut à la présidente, et aux Tuileries,
où l’on se passa ce bijou de main en main, des compliments qui
flattèrent excessivement son amour-propre ; on lui détailla les beautés
Ligne 1 524 ⟶ 1 546 :
lendemain de cette offre, de se bien connaître à ces petites
bêtises-là…</p><p>
- Des petites bêtises ! s’écria le président. Mais l’Etatl’État va payer trois
cent mille francs la collection de feu monsieur le conseiller
Dusommerard, et dépenser, avec la ville de Paris par moitié, près d’un
Ligne 1 533 ⟶ 1 555 :
cinquante mille francs, sont des petites bêtises qui nous révèlent la
perfection des arts au temps du siège de Troie, en nous démontrant que
les EtrusquesÉtrusques étaient des Troyens réfugiés en Italie.</p><p>
Tel était le genre de plaisanterie du gros-petit président, il procédait avec sa femme et sa fille par de lourdes ironies.</p><p>
- La réunion des connaissances qu’exigent ces petites bêtises, Cécile,
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que, chez moi, vous devez avoir trouvé des égards…</p><p>
- Vous êtes la seule exception que je fasse, dit le bonhomme.
D’ailleurs, vous êtes un grand seigneur, un homme d’Etatd’État, et vos
préoccupations excuseraient tout, au besoin.</p><p>
Pons, soumis à l’adresse diplomatique conquise par Popinot dans le
Ligne 1 613 ⟶ 1 635 :
ici dépend entièrement de lui, car je vous renvoie tous, s’il ne vous
pardonne.</p>
 
== XX. Retour des beaux jours==
 
== XX. Retour des beaux jours ==
 
<p>
Ligne 1 649 ⟶ 1 673 :
- Eh bien ! à samedi ! D’ici là, vous aurez eu le temps de rassurer une
petite fille qui a déjà versé des larmes sur sa faute. Dieu ne demande
que le repentir, serez-vous plus exigeant que le Père EternelÉternel avec
cette pauvre petite Cécile ?…</p><p>
Pons, pris par ses côtés faibles, se rejeta dans des formules plus que
Ligne 1 693 ⟶ 1 717 :
Français de l’Empire, en qui la galanterie du dernier siècle s’unissait
au dévouement pour la femme, tant célébré dans les romances de Partant
pour la Syrie, etc. Schmucke enterra son chagrin dans son coeurcœur sous
les fleurs de sa philosophie allemande ; mais en huit jours il devint
jaune et madame Cibot usa d’artifices pour introduire le médecin du
Ligne 1 702 ⟶ 1 726 :
en ville ; mais, pour Schmucke, c’était faire une excursion en
Allemagne. En effet, Johann Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, et sa
fille EmilieÉmilie, Wolfgang Graff, le tailleur, et sa femme, Fritz Brunner
et Wilhem Schwab étaient Allemands. Pons et le notaire se trouvaient
les seuls Français admis au banquet. Les tailleurs qui possédaient un
Ligne 1 717 ⟶ 1 741 :
Banque étaient ménagés dans l’aile qui réunissait une magnifique maison
de produit bâtie sur la rue à l’ancien hôtel sis entre cour et jardin.</p>
 
== XXI. Ce que coûte une femme==
 
== XXI. Ce que coûte une femme ==
 
<p>
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atteint du désir de marier Fritz Brunner avec Cécile de Marville. Le
hasard voulut que le notaire des frères Graff fût précisément le gendre
et le successeur de Cardot, ancien second premier clerc de l’Etudel’Étude,
chez qui dînait souvent Pons.</p><p>
- Ah ! c’est vous, monsieur Berthier, dit le vieux musicien en tendant la main à son ex-amphitryon.</p><p>
Ligne 1 763 ⟶ 1 789 :
espérances ont quinze ou vingt ans d’échéance ; aucun garçon ne se
soucie de les garder si longtemps en portefeuille ; et le calcul
gangrène si bien le coeurcœur des étourdis qui dansent la polka chez
Mabille avec des lorettes, que tous les jeunes gens à marier étudient
les deux faces de ce problème sans avoir besoin de nous pour le leur
expliquer. Entre nous, mademoiselle de Marville laisse à ses prétendus
le coeurcœur assez tranquille pour que la tête soit à sa place, et ils se
livrent tous à ces réflexions antimatrimoniales. Si quelque jeune
homme, jouissant de sa raison et de vingt mille francs de rente, se
Ligne 1 837 ⟶ 1 863 :
boulevards, en philosophant à perte de raison sur l’arrangement musical
des choses en ce bas monde.</p>
 
== XXII. Où Pons apporte à la présidente un objet d’art un peu plus précieux qu’un éventail==
 
== XXII. Où Pons apporte à la présidente un objet d’art un peu plus précieux qu’un éventail ==
 
<p>
Ligne 1 844 ⟶ 1 872 :
Certainement il atteignit au sublime, et tout le monde en conviendra,
car nous sommes dans un siècle où l’on donne le prix Montyon à ceux qui
font leur devoir, en suivant les préceptes de l’Evangilel’Évangile. - Ah ! ils
auront d’immenses obligations à leur pique-assiette, se disait-il en
tournant la rue de Choiseul.</p><p>
Ligne 1 867 ⟶ 1 895 :
d’analogue à cette situation que certaines hypocrisies qui durent des
années dans le sacré collège des cardinaux ou dans les chapitres des
chefs d’ordres religieux. AÀ trois heures, au moment où le président
revint du Palais, Pons avait à peine fini de raconter les incidents
merveilleux de sa connaissance avec monsieur Frédéric Brunner, et le
Ligne 1 901 ⟶ 1 929 :
et vous ferez connaissance avec le futur, sans être compromises.
Frédéric peut parfaitement ignorer qui vous êtes.</p><p>
- AÀ merveille ! s’écria le président.</p><p>
On peut deviner les égards qui furent prodigués au parasite jadis
dédaigné. Le pauvre homme fut, ce jour-là, le cousin de la présidente.
Ligne 1 919 ⟶ 1 947 :
de la fortune de monsieur Frédéric Brunner, alla chez le notaire.
Berthier, prévenu par la présidente, avait fait venir son nouveau
client, le banquier Schwab, l’ex-flûte. EblouiÉbloui d’une pareille alliance
pour son ami (on sait combien les Allemands respectent les distinctions
sociales ! en Allemagne, une femme est madame la générale, madame la
Ligne 1 932 ⟶ 1 960 :
Berthier se caressa le menton en pensant : - Il va bien, monsieur le président !</p><p>
Schwab, après s’être fait expliquer l’effet du régime dotal, se porta
fort pour son ami. Cette clause accomplissait le voeuvœu qu’il avait
entendu former à Fritz de trouver une combinaison qui l’empêchât jamais
de retomber dans la misère.</p><p>
Ligne 1 956 ⟶ 1 984 :
vaisseau d’amiral. Pas un grain de poussière dans les bois sculptés.
Tous les cuivres reluisaient. Les glaces des pastels laissaient voir
nettement les oeuvresœuvres de Latour, de Greuze et de Liautard, l’illustre
auteur de la Chocolatière, le miracle de cette peinture, hélas ! si
passagère. L’inimitable émail des bronzes florentins chatoyait. Les
vitraux coloriés resplendissaient de leurs fines couleurs. Tout
brillait dans sa forme et jetait sa phrase à l’âme dans ce concert de
chefs-d’oeuvred’œuvre organisé par deux musiciens aussi poètes l’un que
l’autre.</p>
 
== XXIII. Une idée allemande==
 
== XXIII. Une idée allemande ==
 
<p>
Ligne 1 972 ⟶ 2 002 :
millionnaire, les deux ignorantes prêtèrent une attention médiocre aux
démonstrations artistiques du bonhomme Pons. Elles regardaient d’un
oeilœil indifférent les émaux de Petitot espacés dans les champs en
velours rouge de trois cadres merveilleux. Les fleurs de Van Huysum, de
David de Heim, les insectes d’Abraham Mignon, les Van Eyck, les Albert
Ligne 2 005 ⟶ 2 035 :
Virlaz. Quelle est la jeune fille qui ne se permet pas un petit roman
dans l’histoire de son mariage ? Cécile se regarda comme la plus
heureuse des femmes, quand Brunner, à l’aspect des magnifiques oeuvresœuvres
collectionnées pendant quarante ans de patience, s’enthousiasma, les
estima, pour la première fois, à leur valeur, à la grande satisfaction
Ligne 2 014 ⟶ 2 044 :
Chaque carreau des deux croisées de la chambre du bonhomme était un
vitrail suisse colorié, dont le moindre valait mille francs, et il
comptait seize de ces chefs-d’oeuvred’œuvre à la recherche desquels voyagent
aujourd’hui les amateurs. En 1815, ces vitraux se vendaient entre six
et dix francs. Le prix des soixante tableaux qui composaient cette
divine collection, chefs-d’oeuvred’œuvre purs, sans un repeint, authentiques,
ne pouvait être connu qu’à la chaleur des enchères. Autour de chaque
tableau s’épanouissait un cadre d’une immense valeur, et l’on en voyait
Ligne 2 058 ⟶ 2 088 :
- Merci, cousin. Elle pressa le bras de Pons d’une façon tellement
significative, que la phrase sacramentelle : "C’est entre nous à la vie
à la mort !" n’eût pas été si forte. Elle embrassa Pons par l’oeilladel’œillade
qui accompagna ce "Merci, cousin".</p><p>
Après avoir mis la jeune personne en voiture, et quand le coupé de
Ligne 2 066 ⟶ 2 096 :
- Ah ! répliqua Brunner, la petite est insignifiante, la mère est un peu pincée… nous verrons.</p><p>
- Une belle fortune à venir, fit observer Pons. Plus d’un million…</p><p>
- AÀ lundi ! répéta le millionnaire. Si vous vouliez vendre votre
collection de tableaux, j’en donnerais bien cinq à six cent mille
francs…</p><p>
Ligne 2 077 ⟶ 2 107 :
regarda fuir le petit coupé sans faire attention à Rémonencq qui fumait
sa pipe sur le pas de la porte.</p>
 
== XXIV. Châteaux en Espagne==
 
== XXIV. Châteaux en Espagne ==
 
<p>
Le soir même, chez son beau-père que la présidente de Marville alla
consulter, elle trouva la famille Popinot. Dans son désir de satisfaire
une petite vengeance bien naturelle au coeurcœur des mères, quand elles
n’ont pas réussi à capturer un fils de famille, madame de Marville fit
entendre que Cécile faisait un mariage superbe. - Qui Cécile
Ligne 2 092 ⟶ 2 124 :
Cécile de Marville se marie avec un jeune Allemand qui se fait banquier
par humanité, car il est riche de quatre millions ; c’est un héros de
roman, un vrai Werther, charmant, un bon coeurcœur, ayant fait ses folies,
qui s’est épris de Cécile à en perdre la tête, c’est un amour à
première vue, et d’autant plus sûr, que Cécile avait pour rivales
Ligne 2 101 ⟶ 2 133 :
autrefois on consultait le parfait secrétaire :</p><p>
- Un mariage n’est fait, disait-elle à madame Chiffreville, que quand
on revient de la Mairie et de l’Eglisel’Église, et nous n’en sommes encore qu’à
des entrevues ; aussi compté-je assez sur votre amitié pour ne pas
parler de nos espérances…</p><p>
Ligne 2 196 ⟶ 2 228 :
gendre Berthier. Le bonhomme Pons, se voyant en famille, remercia fort
maladroitement le président et la présidente de la proposition que
Cécile venait de lui faire. Les gens de coeurcœur sont ainsi, tout à leur
premier mouvement. Brunner, qui vit dans cette rente offerte ainsi,
comme une prime, fit sur lui-même un retour israélite, et prit une
Ligne 2 234 ⟶ 2 266 :
surgissait quelques difficultés, et il demanda par un geste à son fils,
à sa belle-fille et à Pons de le laisser avec le futur.</p><p>
- Voilà ce chef-d’oeuvred’œuvre ! dit le vieux marchand de soieries en montrant l’éventail.</p><p>
- Cela vaut cinq mille francs, répondit Brunner après l’avoir contemplé.</p><p>
- N’étiez-vous pas venu, monsieur, reprit le futur pair de France, pour demander la main de ma petite-fille ?</p><p>
Ligne 2 295 ⟶ 2 327 :
laissant aller dans les bras de sa mère.</p><p>
Le président et sa femme traînèrent Cécile dans un fauteuil, où elle acheva de s’évanouir. Le grand-père sonna les domestiques.</p>
 
== XXV. Pons enseveli sous le gravier==
 
== XXV. Pons enseveli sous le gravier ==
 
<p>
Ligne 2 302 ⟶ 2 336 :
- Monsieur, reprit la présidente dont les yeux furent comme deux
fontaines de bile verte, monsieur a voulu répondre à une innocente
plaisanterie par une injure. AÀ qui fera-t-on croire que cet Allemand
soit dans son bon sens ? Ou il est complice d’une atroce vengeance, ou
il est fou. J’espère, monsieur</p><p>
Ligne 2 411 ⟶ 2 445 :
comme une vipère réchauffée au sein des familles, comme un homme d’une
méchanceté rare, un saltimbanque dangereux qu’on devait oublier.</p>
 
== XXVI. Le dernier coup==
 
== XXVI. Le dernier coup ==
 
<p>
Ligne 2 442 ⟶ 2 478 :
L’ancien ministre passa, laissant Pons foudroyé. Jamais les passions,
ni la justice, ni la politique, jamais les grandes puissances sociales
ne consultent l’état de l’être sur qui elles frappent. L’homme d’Etatd’État,
pressé par l’intérêt de famille d’écraser Pons, ne s’aperçut point de
la faiblesse physique de ce redoutable ennemi.</p><p>
- Qu’as-du, mon baufre ami ? s’écria Schmucke en devenant aussi pâle que Pons.</p><p>
- Je viens de recevoir un nouveau coup de poignard dans le coeurcœur,
répondit le bonhomme en s’appuyant sur le bras de Schmucke. Je crois
qu’il n’y a que le bon Dieu qui ait le droit de faire le bien, voilà
Ligne 2 478 ⟶ 2 514 :
sieur Pons l’honneur de le recevoir…</p><p>
- Mais, monsir, fus ètes ein home rézonaple ; ed, si fus le bermeddez che fais fus egsbliguer l’avaire…</p><p>
- Restez, si vous en avez le coeurcœur, son ami, libre à vous, monsieur,
répliqua Cardot ; mais n’allez pas plus avant, car je crois devoir vous
prévenir que j’envelopperai dans la même réprobation ceux qui
Ligne 2 485 ⟶ 2 521 :
- Oui, car sa conduite est injustifiable, comme elle est inqualifiable.</p><p>
Sur ce bon mot, le député de la Seine continua son chemin sans vouloir entendre une syllabe de plus.</p><p>
- J’ai déjà les deux pouvoirs de l’Etatl’État contre moi, dit en souriant le
pauvre Pons quand Schmucke eut fini de lui redire ces sauvages
imprécations.</p><p>
Ligne 2 546 ⟶ 2 582 :
maternelle même, la sensible et dévouée Cibot amena le médecin du
quartier.</p>
 
== XXVII. Le chagrin passé à l’état de jaunisse==
 
== XXVII. Le chagrin passé à l’état de jaunisse ==
 
<p>
AÀ Paris, dans chaque quartier, il existe un médecin dont le nom et la
demeure ne sont connus que de la classe inférieure, des petits
bourgeois, des portiers, et qu’on nomme conséquemment le médecin du
Ligne 2 569 ⟶ 2 607 :
cachée sous une commisération de costume, est toujours devinée par des
yeux intéressés à savoir la vérité. Aussi madame Cibot, qui plongea
dans les yeux du docteur un coup d’oeild’œil d’espion, ne se méprit-elle pas
à l’accent de la phrase médicale ni à la physionomie hypocrite du
docteur Poulain, et elle le suivit à sa sortie.</p><p>
Ligne 2 599 ⟶ 2 637 :
vais savoir de quoi n’il retourne ! Et c’est moi qui me charge de
savonner ceux qui m’ont sangé mon monsieur…</p><p>
- EcoutezÉcoutez, ma chère madame Cibot, dit le médecin qui se trouvait alors
sur le pas de la porte cochère, un des principaux caractères de la
maladie de votre monsieur, c’est une impatience constante à propos de
Ligne 2 613 ⟶ 2 651 :
vous ai montré toutes ces antiquailles-là pendant que mes messieurs
étaient sortis, dit madame Cibot à Rémonencq.</p><p>
AÀ Paris, où les pavés ont des oreilles, où les portes ont une langue,
où les barreaux des fenêtres ont des yeux, rien n’est plus dangereux
que de causer devant les portes cochères. Les derniers mots qu’on se
Ligne 2 620 ⟶ 2 658 :
les laissent écouter que pour ceux qui les recueillent. Un seul exemple
pourra suffire à corroborer celui que présente cette histoire.</p>
 
== XXVIII. L’or est une chimère==
 
== XXVIII. L’or est une chimère ==
 
<p>
Ligne 2 650 ⟶ 2 690 :
septuagénaire aujourd’hui, paye encore la rente en 1846. Comme le
ci-devant jeune homme a quatre-vingt-seize ans, est en enfance, et
qu’il a épousé sa madame EvrardÉvrard, il peut aller encore fort loin. Le
coiffeur ayant donné quelque trente mille francs à la bonne, l’immeuble
lui coûte plus d’un million ; mais la maison vaut aujourd’hui près de
huit à neuf cent mille francs.</p><p>
AÀ l’imitation de ce coiffeur, l’Auvergnat avait écouté les derniers
mots dits par Brunner à Pons sur le pas de sa porte, le jour de
l’entrevue du fiancé-phénix avec Cécile ; il avait donc désiré pénétrer
Ligne 2 704 ⟶ 2 744 :
Cette boutique, jadis occupée par un café, était restée telle que
l’Auvergnat l’avait trouvée en la prenant à bail. On lisait encore :
CAFECAFÉ DE NORMANDIE, sur le tableau long qui couronne les vitrages de
toutes les boutiques modernes. L’Auvergnat avait fait peindre, gratis
sans doute, au pinceau et avec une couleur noire par quelque apprenti
peintre en bâtiments, dans l’espace qui restait SOUS CAFECAFÉ DE NORMANDIE,
ces mots : Rémonencq, ferrailleur, achète les marchandises d’occasion.
Naturellement, les glaces, les tables, les tabourets, les étagères,
Ligne 2 718 ⟶ 2 758 :
dans la boutique, et les fortes barres de fer de la devanture avec
leurs boulons.</p>
 
== XXIX. Iconographie du genre brocanteur==
 
== XXIX. Iconographie du genre brocanteur ==
 
<p>
Ligne 2 724 ⟶ 2 766 :
par étaler des sonnettes cassées, des plats fêlés, des ferrailles, de
vieilles balances, des poids anciens repoussés par la loi sur les
nouvelles mesures que l’Etatl’État seul n’exécute pas, car il laisse dans la
monnaie publique les pièces d’un et de deux sous qui datent du règne de
Louis XVI. Puis cet Auvergnat, de la force de cinq Auvergnats, acheta
Ligne 2 739 ⟶ 2 781 :
éclairci, l’intérieur est restauré, l’Auvergnat quitte le velours et
les vestes, il porte des redingotes ! on l’aperçoit comme un dragon
gardant son trésor ; il est entouré de chefs-d’oeuvred’œuvre, il est devenu fin
connaisseur, il a décuplé ses capitaux et ne se laisse plus prendre à
aucune ruse, il sait les tours du métier. Le monstre est là, comme une
Ligne 2 752 ⟶ 2 794 :
Dès la troisième année, on vit chez Rémonencq d’assez belles pendules,
des armures, de vieux tableaux ; et il faisait, pendant ses absences,
garder sa boutique par une grosse femme fort laide, sa soeursœur venue du
pays à pied, sur sa demande. La Rémonencq, espèce d’idiote au regard
vague et vêtue comme une idole japonaise, ne cédait pas un centime sur
les prix que son frère indiquait ; elle vaquait d’ailleurs aux soins du
ménage, et résolvait le problème en apparence insoluble de vivre des
brouillards de la Seine. Rémonencq et sa soeursœur se nourrissaient de pain
et de harengs, d’épluchures, de restes de légumes ramassés dans les tas
d’ordures que les restaurateurs laissent au coin de leurs bornes. AÀ eux
deux, ils ne dépensaient pas, le pain compris, douze sous par jour, et
la Rémonencq cousait ou filait de manière à les gagner.</p><p>
Ligne 2 848 ⟶ 2 890 :
personnel que ceux si péniblement cherchés par les ambassadeurs pour
déterminer la rupture des alliances les mieux cimentées.</p><p>
- Ch’ai choliment allumé la Chibot, dit le frère à la soeursœur en lui
voyant reprendre sa place sur une chaise dépaillée. Et doncques, che
vais conchulleter le cheul qui s’y connaiche, nostre Chuif, un bon
Chuif qui ne nouche a presté qu’à quinche pour chent !</p><p>
Rémonencq avait lu dans le coeurcœur de la Cibot. Chez les femmes de cette
trempe, vouloir, c’est agir ; elles ne reculent devant aucun moyen pour
arriver au succès ; elles passent de la probité la plus entière à la
Ligne 2 862 ⟶ 2 904 :
dans la tentation jusqu’à mi-jambes sans y succomber, comme celle des
garçons de recettes.</p>
 
== XXX. Où la Cibot commence sa première attaque==
 
== XXX. Où la Cibot commence sa première attaque ==
 
<p>
Une foule d’intentions mauvaises se rua dans l’intelligence et dans le
coeurcœur de cette portière par l’écluse de l’intérêt ouverte à la
diabolique parole du ferrailleur. La Cibot monta, vola, pour être
exact, de la loge à l’appartement de ses deux messieurs, et se montra
Ligne 2 886 ⟶ 2 930 :
bien mieux fait, mon bon Schmucke, de suivre tes conseils ! de dîner ici
tous les jours depuis notre réunion ! de renoncer à cette société qui
roule sur moi, comme un tombereau sur un oeufœuf, et pourquoi ?…</p><p>
- Allons, allons, mon bon monsieur, pas de doléances, dit la Cibot, le docteur m’a dit la vérité…</p><p>
Schmucke tira la portière par la robe.</p><p>
Ligne 2 926 ⟶ 2 970 :
- Mais il n’y a que Schmucke et ma pauvre mère qui m’aient jamais aimé, dit tristement le pauvre Pons.</p><p>
- Allons ! vous n’êtes pas n’un saint ! vous n’avez été jeune et vous
deviez n’être bien joli garçon. AÀ vingt ans… moi, bon comme vous
l’êtes, je vous n’aurais n’aimé…</p><p>
- J’ai toujours été laid comme un crapaud ! dit Pons au désespoir.</p><p>
Ligne 2 957 ⟶ 3 001 :
- Foyons, fenez ! répondit Schmucke.</p><p>
Le bon Allemand prit héroïquement madame Cibot par la taille, et l’emmena dans le salon, sans tenir compte de ses cris.</p>
 
== XXXI. Beau trait de continence==
 
== XXXI. Beau trait de continence ==
 
<p>
Ligne 2 989 ⟶ 3 035 :
- Zoignez-le pien, ma petite montam Zibod, reprit Schmucke en essayant de prendre la main à madame Cibot.</p><p>
- N’ah ! voyez-vous, n’encore ?</p><p>
- EgoudezÉgoudez-moi tonc ? dud ce que c’haurai zera à fus, zi nus le zauffons…</p><p>
- Eh bien ! je vais chez l’apothicaire, chercher ce qu’il faut… car,
voyez-vous, monsieur, ça coûtera cette maladie ; net comment
Ligne 3 032 ⟶ 3 078 :
- Soyez tranquille, papa Rémonencq, quand il faudra savoir ce que
valent toutes les choses que le bonhomme a amassées, nous verrons…</p>
 
== XXXII. Traité des sciences occultes==
 
== XXXII. Traité des sciences occultes ==
 
<p>
Ligne 3 054 ⟶ 3 102 :
Le peuple a des instincts indélébiles. Parmi ces instincts, celui qu’on
nomme si sottement superstition, est aussi bien dans le sang du peuple
que dans l’esprit des gens supérieurs. Plus d’un homme d’Etatd’État consulte,
à Paris, les tireuses de cartes. Pour les incrédules, l’astrologie
judiciaire (alliance de mots excessivement bizarre) n’est que
Ligne 3 103 ⟶ 3 151 :
parisienne peuvent dire la profession d’un passant en le voyant venir.
Aujourd’hui, les mystères du sabbat, si bien peints par les peintres du
seizième siècle, ne sont plus des mystères. Les EgyptiennesÉgyptiennes ou les
EgyptiensÉgyptiens, pères des Bohémiens, cette nation étrange, venue des Indes,
faisait tout uniment prendre du hatschich à ses clients. Les phénomènes
produits par cette conserve expliquent parfaitement le chevauchage sur
Ligne 3 183 ⟶ 3 231 :
tous les inventeurs, et qui consiste à systématiser absolument des
faits isolés, dont la cause génératrice échappe encore à l’analyse. Un
jour l’Eglisel’Église catholique et la Philosophie moderne se sont trouvées
d’accord avec la Justice pour proscrire, persécuter, ridiculiser les
mystères de la Cabale ainsi que ses adeptes, et il s’est fait une
Ligne 3 196 ⟶ 3 244 :
due aux encyclopédistes du dix-huitième siècle, ne sont plus
justiciables que de la police correctionnelle, et dans le cas seulement
où ils se livrent à des manoeuvresmanœuvres frauduleuses, quand ils effraient
leurs pratiques dans le dessein d’extorquer de l’argent, ce qui
constitue une escroquerie. Malheureusement l’escroquerie et souvent le
Ligne 3 205 ⟶ 3 253 :
l’humanité. Ces brutes donnent les prophètes, les saint Pierre, les
l’Hermite. Toutes les fois que la pensée demeure dans sa totalité,
reste bloc, ne se débite pas en conversations, en intrigues, en oeuvresœuvres
de littérature, en imaginations de savant, en efforts administratifs,
en conceptions d’inventeur, en travaux guerriers, elle est apte à jeter
Ligne 3 247 ⟶ 3 295 :
amenait là souvent des jeunes personnes et des commères dévorées de
curiosité.</p>
 
== XXXIII. Le grand jeu==
 
== XXXIII. Le grand jeu ==
 
<p>
Ligne 3 299 ⟶ 3 349 :
mais ce sera pour vous comme pour tous ceux qui sont auprès des
malades, et qui convoitent une part de succession. Vous serez aidée
dans cette oeuvreœuvre de malfaisance par des personnages considérables…
Plus tard, vous vous repentirez dans les angoisses de la mort, car vous
mourrez assassinée par deux forçats évadés, un petit à cheveux rouges
Ligne 3 311 ⟶ 3 361 :
regarda tout d’un air étonné ; puis elle reconnut madame Cibot et parut
surprise de la voir en proie à l’horreur peinte sur ce visage.</p>
 
== XXXIV. Un personnage des contes d’Hoffmann==
 
== XXXIV. Un personnage des contes d’Hoffmann ==
 
<p>
Ligne 3 336 ⟶ 3 388 :
offrait de favorable à ses intérêts et douta des malheurs annoncés. Le
lendemain, affermie dans ses résolutions, elle pensait à tout mettre en
oeuvreœuvre pour devenir riche en se faisant donner une partie du
Musée-Pons. Aussi n’eut-elle plus, pendant quelque temps, d’autre
pensée que celle de combiner les moyens de réussir. Le phénomène
Ligne 3 357 ⟶ 3 409 :
- Qui ?</p><p>
- Monsieur Magus, un Juif qui ne fait plus d’affaires que pour son plaisir.</p><p>
ElieÉlie Magus, dont le nom est trop connu dans la Comédie humaine pour
qu’il soit nécessaire de parler de lui, s’était retiré du commerce des
tableaux et des curiosités, en imitant, comme marchand, la conduite que
Pons avait tenue comme amateur. Les célèbres appréciateurs, feu Henry,
messieurs Pigeot et Moret, Théret, Georges et Roëhn, enfin, les experts
du Musée, étaient tous les enfants, comparés à ElieÉlie Magus, qui devinait
un chef-d’oeuvred’œuvre sous une crasse centenaire, qui connaissait toutes les
EcolesÉcoles et l’écriture de tous les peintres.</p><p>
Ce Juif, venu de Bordeaux à Paris, avait quitté le commerce en 1835,
sans quitter les dehors misérables qu’il gardait, selon les habitudes
Ligne 3 371 ⟶ 3 423 :
pour déjouer les soupçons, à toujours se plaindre, pleurnicher, crier à
la misère. Ces nécessités d’autrefois sont devenues, comme toujours, un
instinct de peuple, un vice endémique. ElieÉlie Magus, à force d’acheter
des diamants et de les revendre, de brocanter les tableaux et les
dentelles, les hautes curiosités et les émaux, les fines sculptures et
Ligne 3 379 ⟶ 3 431 :
les curiosités du monde se donnent rendez-vous. Quant aux tableaux, ils
ne se vendent que dans trois villes, à Rome, à Londres et à Paris.</p><p>
ElieÉlie Magus vivait, Chaussée des Minimes, petite et vaste rue qui mène à
la place Royale où il possédait un vieil hôtel acheté, pour un morceau
de pain, comme on dit, en 1831. Cette magnifique construction contenait
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par une manie poussée jusqu’à la folie. Quoiqu’il fût avare autant que
son ami feu Gobseck, il se laissa prendre par l’admiration des
chefs-d’oeuvred’œuvre qu’il brocantait ; mais son goût, de plus en plus épuré,
difficile, était devenu l’une de ces passions qui ne sont permises
qu’aux Rois, quand ils sont riches et qu’ils aiment les arts. Semblable
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grenadiers, le brocanteur retiré ne se passionnait que pour des toiles
irréprochables, restées telles que le maître les avait peintes, et du
premier ordre dans l’oeuvrel’œuvre. Aussi ElieÉlie Magus ne manquait-il pas une
seule des grandes ventes, visitait-il tous les marchés, et voyageait-il
par toute l’Europe. Cette âme vouée au lucre, froide comme un glaçon,
s’échauffait à la vue d’un chef-d’oeuvred’œuvre, absolument comme un libertin,
lassé de femmes, s’émeut devant une fille parfaite, et s’adonne à la
recherche des beautés sans défaut. Ce Don Juan des toiles, cet
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supérieures à celles que donne à l’avare la contemplation de l’or. Il
vivait dans un sérail de beaux tableaux !</p><p>
Ces chefs-d’oeuvred’œuvre, logés comme doivent l’être les enfants des princes,
occupaient tout le premier étage de l’hôtel qu’Eliequ’Élie Magus avait fait
restaurer, et avec quelle splendeur ! Aux fenêtres, pendaient en rideaux
les plus beaux brocarts d’or de Venise. Sur les parquets, s’étendaient
les plus magnifiques tapis de la Savonnerie. Les tableaux, au nombre de
cent environ, étaient encadrés dans les cadres les plus splendides,
redorés tous avec esprit par le seul doreur de Paris qu’Eliequ’Élie trouvât
consciencieux, par Servais, à qui le vieux Juif apprit à dorer avec
l’or anglais, or infiniment supérieur à celui des batteurs d’or
français. Servais est, dans l’art du doreur, ce qu’était. Thouvenin
dans la reliure, un artiste amoureux de ses oeuvresœuvres. Les fenêtres de
cet appartement étaient protégées par des volets garnis en tôle. ElieÉlie
Magus habitait deux chambres en mansarde au deuxième étage, meublées
pauvrement, garnies de ses haillons, et sentant la juiverie, car il
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par deux servantes fanatiques et juives, avait pour avant-garde un Juif
polonais nommé Abramko, compromis, par un hasard fabuleux, dans les
événements de Pologne, et qu’Eliequ’Élie Magus, avait sauvé par spéculation.
Abramko, concierge de cet hôtel muet, morne et désert, occupait une
loge armée de trois chiens d’une férocité remarquable, l’un de
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francs, y compris ses profusions pour sa fille, défrayaient toutes ses
dépenses.</p>
 
== XXXV. Où l’on voit que les connaisseurs de peinture ne sont pas tous de l’Académie des Beaux-Arts==
 
== XXXV. Où l’on voit que les connaisseurs de peinture ne sont pas tous de l’Académie des Beaux-Arts ==
 
<p>
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faisait en famille. Entre son lever et l’heure de midi, le maniaque
usait le temps à se promener dans l’appartement où brillaient les
chefs-d’oeuvred’œuvre. Il y époussetait tout, meubles et tableaux, il admirait
sans lassitude ; puis il descendait chez sa fille, il s’y grisait du
bonheur des pères, et il partait pour ses courses à travers Paris, où
il surveillait les ventes, allait aux expositions, etc. Quand un
chef-d’oeuvred’œuvre se trouvait dans les conditions où il le voulait, la vie
de cet homme s’animait ; il avait un coup à monter, une affaire à mener,
une bataille de Marengo à gagner. Il entassait ruse sur ruse pour avoir
sa nouvelle sultane à bon marché. Magus possédait sa carte d’Europe,
une carte où les chefs-d’oeuvred’œuvre étaient marqués, et il chargeait ses
coreligionnaires dans chaque endroit d’espionner l’affaire pour son
compte, moyennant une prime. Mais aussi quelles récompenses pour tant
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peintre est mort, et les prétendus originaux sont des copies de cette
toile illustre qui vaut cinq cent mille francs, à l’estimation de
Magus. Ce Juif garde le chef-d’oeuvred’œuvre de Titien : le Christ mis au
tombeau, tableau peint pour Charles-Quint, qui fut envoyé par le grand
homme au grand Empereur, accompagné d’une lettre écrite tout entière de
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lui-même, déployait autant de soins et de précautions pour ses tableaux
que pour sa fille, son autre idole. Ah ! le vieux tableaumane
connaissait bien les lois de la peinture ! Selon lui, les chefs-d’oeuvred’œuvre
avaient une vie qui leur était propre, ils étaient journaliers, leur
beauté dépendait de la lumière qui venait les colorer, il en parlait
comme les Hollandais parlaient jadis de leurs tulipes, et venait voir
tel tableau, à l’heure où le chef-d’oeuvred’œuvre resplendissait dans toute sa
gloire, quand le temps était clair et pur.</p><p>
C’était un tableau vivant au milieu de ces tableaux immobiles que ce
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soie décennal, d’un pantalon crasseux, la tête chauve, le visage creux,
la barbe frétillante et dardant ses poils blancs, le menton menaçant et
pointu, la bouche démeublée, l’oeill’œil brillant comme celui de ses chiens,
les mains osseuses et décharnées, le nez en obélisque, la peau rugueuse
et froide, souriant à ces belles créations du génie ! Un Juif, au milieu
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pas, quelque sublime qu’il soit, atteindre à cette poésie. Paris est la
ville du monde qui recèle le plus d’originaux en ce genre, ayant une
religion au coeurcœur. Les excentriques de Londres finissent toujours par
se dégoûter de leurs adorations comme ils se dégoûtent de vivre ; tandis
qu’à Paris les monomanes vivent avec leur fantaisie dans un heureux
concubinage d’esprit. Vous y voyez souvent venir à vous des Pons, des
ElieÉlie Magus vêtus fort pauvrement, le nez comme celui du secrétaire
perpétuel de l’Académie française, à l’ouest ! ayant l’air de ne tenir à
rien, de ne rien sentir, ne faisant aucune attention aux femmes, aux
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terre, des gens capables de s’avancer dans les terrains boueux de la
police correctionnelle pour s’emparer d’une tasse, d’un tableau, d’une
pièce rare, comme fit ElieÉlie Magus, un jour, en Allemagne.</p><p>
Tel était l’expert chez qui Rémonencq conduisit mystérieusement la
Cibot. Rémonencq consultait ElieÉlie Magus toutes les fois qu’il le
rencontrait sur les boulevards. Le Juif avait, à diverses reprises,
fait prêter par Abramko de l’argent à cet ancien commissionnaire dont
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puissiez dire à un pauvre chaudronnier comme moi ce qu’il en peut
donner, quand il n’a pas, comme vous, des mille et des cents !</p><p>
- Où est-ce ? dit ElieÉlie Magus.</p><p>
- Voici la portière de la maison qui fait le ménage du monsieur, et avec qui je me suis arrangé…</p><p>
- Quel est le nom du propriétaire ?</p><p>
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tard que Pons, la même idée ; mais, en sa qualité de marchand amateur,
le Musée-Pons lui resta fermé de même qu’à Dusommerard. Pons et Magus
avaient au coeurcœur la même jalousie. Ni l’un ni l’autre ils n’aimaient
cette célébrité que recherchent ordinairement ceux qui possèdent des
cabinets. Pouvoir examiner la magnifique collection du pauvre musicien,
c’était, pour ElieÉlie Magus, le même bonheur que celui d’un amateur de
femmes parvenant à se glisser dans le boudoir d’une belle maîtresse que
lui cache un ami. Le grand respect que témoignait Rémonencq à ce
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les locataires et ses deux messieurs, elle accepta les conditions de
Magus et promit de l’introduire dans le Musée-Pons, le jour même.
C’était amener l’ennemi dans le coeurcœur de la place, plonger un poignard
au coeurcœur de Pons qui, depuis dix ans, interdisait à la Cibot de laisser
pénétrer qui que ce fût chez lui, qui prenait toujours sur lui ses
clefs, et à qui la Cibot avait obéi, tant qu’elle avait partagé les
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écolière l’écoutait expliquant la maladie de Pons. Entre deux leçons,
il accourait rue de Normandie pour voir Pons pendant un quart d’heure.
EffrayéÉffrayé du vide de la caisse sociale, alarmé par madame Cibot qui,
depuis quinze jours, grossissait de son mieux les dépenses de la
maladie, le professeur de piano sentait ses angoisses dominées par un
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d’asseoir dans une bergère pour faire le lit, aurait-il pu surveiller
ce soi-disant ange gardien ? Naturellement la Cibot était allée chez
ElieÉlie Magus pendant le déjeuner de Schmucke.</p><p>
Elle revint pour le moment où l’Allemand disait adieu au malade ; car,
depuis la révélation de la fortune possible de Pons, la Cibot ne
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l’esprit du bonhomme Pons avec une adresse machiavélique, comme on va
le voir.</p>
 
== XXXVI. Ragots et politique des vieilles portières==
 
== XXXVI. Ragots et politique des vieilles portières ==
 
<p>
Ligne 3 650 ⟶ 3 706 :
devant elle, et elle se proposait d’escompter cette magnifique valeur.
Depuis le jour où, par un mot plein d’or, Rémonencq avait fait éclore
dans le coeurcœur de cette femme un serpent contenu dans sa coquille
pendant vingt-cinq ans, le désir d’être riche, cette créature avait
nourri le serpent de tous les mauvais levains qui tapissent le fond des
coeurscœurs, et l’on va voir comment elle exécutait les conseils que lui
sifflait le serpent.</p><p>
- Eh bien ! a-t-il bien bu, notre chérubin ? va-t-il mieux ? dit-elle à Schmucke.</p><p>
Ligne 3 706 ⟶ 3 762 :
quitte… D’abord vous n’êtes pas assez bien pour ne pas avoir une
garde ! Pus souvent que je souffrirais une garde ici, moi qui fais vos
affaires et votre ménage depuis dix ans… Et alleselles sont sur leuxleur
bouche ! qu’elles mangent comme dix, qu’elles veulent du vin, du sucre,
leurs chaufferettes, leurs aises… Et puis qu’elles volent les
Ligne 3 776 ⟶ 3 832 :
celui-là, comme un chien aime son maître.</p><p>
- Ah ! oui ! dit Pons, je n’ai été aimé dans toute ma vie que par lui…</p>
 
== XXXVII. Où l’on voit l’effet d’un beau bras==
 
== XXXVII. Où l’on voit l’effet d’un beau bras ==
 
<p>
Ligne 3 782 ⟶ 3 840 :
- Je ne dis pas cela, ma chère madame Cibot…</p><p>
- Bon ! allez-vous pas me prendre pour une servante, une cuisinière
ordinaire, comme si je n’avais pas n’un coeurcœur ! Ah ! mon Dieu !
fendez-vous donc pendant onze ans pour deux vieux garçons ! ne soyez
donc occupée que de leur bien-être, que je remuais tout chez dix
Ligne 3 790 ⟶ 3 848 :
rien cassé, rien écorné… Soyez donc comme une mère pour ses enfants !
Et vous n’entendre dire un ma chère madame Cibot qui prouve qu’il n’y a
pas un sentiment pour vous dans le coeurcœur du vieux monsieur que vous
soignez comme un fils de roi, car le petit roi de Rome n’a pas été
soigné comme vous !… Voulez-vous parier qu’on ne l’a pas soigné comme
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lame est tirée de sa gaine, devait éblouir Pons, qui n’osa pas le
regarder trop longtemps. - Et, reprit-elle, qui ont ouvert autant de
coeurscœurs que mon couteau ouvrait d’huîtres ! Eh bien ! c’est à Cibot, et
j’ai eu le tort de négliger ce pauvre cher homme, qui se jetterait
dedans un précipice au premier mot que je dirais, pour vous, monsieur,
qui m’appelez ma chère madame Cibot, quand je ferais l’impossible pour
vous…</p><p>
- EcoutezÉcoutez-moi donc, dit le malade, je ne peux pas vous appeler ma mère ni ma femme…</p><p>
- Non, jamais de ma vie ni de mes jours, je ne m’attache plus à personne !…</p><p>
- Mais laissez-moi donc dire ! reprit Pons. Voyons, j’ai parlé de Schmucke, d’abord.</p><p>
- Monsieur Schmucke ! en voilà un de coeurcœur ! dit-elle. Allez, il m’aime,
lui, parce qu’il est pauvre ! C’est la richesse qui rend insensible, et
vous êtes riche ! Eh bien ! n’ayez une garde, vous verrez quelle vie elle
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- Mais, sacrebleu ! écoutez-moi donc ! s’écria le malade en colère. Je ne
parlais pas des femmes en parlant de mon ami Schmucke !… Je sais bien
que je n’ai pas d’autres coeurscœurs où je suis aimé sincèrement que le
vôtre et celui de Schmucke !…</p><p>
- Voulez-vous bien ne pas vous irriter comme ça ! s’écria la Cibot en se précipitant sur Pons et le récouchant de force.</p><p>
Ligne 3 851 ⟶ 3 909 :
arracherais les yeux ?… Ces gens-là méritent d’être fait mourir à la
barrière Saint-Jacques ! et c’est encore trop doux pour de pareils
scélérats !… Vous si bon, si tendre, car vous n’avez un coeurcœur d’or,
vous étiez créé et mis au monde pour rendre une femme heureuse… Oui,
vous l’aureriez rendue heureuse… ça se voit, vous étiez taillé pour
Ligne 3 884 ⟶ 3 942 :
pas dans son paradis, où il doit ne laisser entrer que ceux qui ont été
reconnaissants envers leurs amis en leur laissant des rentes.</p>
 
== XXXVIII. Exorde par insinuation==
 
== XXXVIII. Exorde par insinuation ==
 
<p>
Ligne 3 903 ⟶ 3 963 :
- Rémonencq, qui vous connaît pour un amateur, et qui brocante, dit
qu’il vous ferait bien trente mille francs de rente viagère, pour avoir
vos tableaux après vous… En voilà une affaire ! AÀ votre place, je la
ferais ! Mais j’ai cru qu’il se moquait de moi, quand il m’a dit cela…
Vous devriez avertir monsieur Schmucke de la valeur de toutes ces
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gens du peuple ; que serais-je devenu sans vous et Schmucke ?</p><p>
- Ah ! nous sommes bien vos seuls amis sur cette terre ! ça c’est bien
vrai ! Mais deux bons coeurscœurs valent toutes les familles… Ne me parlez
pas de la famille ! C’est comme la langue, disait cet ancien acteur,
c’est tout ce qu’il y a de meilleur et de pire… Où sont-ils donc, vos
Ligne 3 946 ⟶ 4 006 :
de beau ! On doit voir qui vous êtes. Une femme de chambre est une femme
de chambre, comme moi je suis n’une concierge ! Pourquoi donc a-t-on des
épaulettes à grains d’épinards dans le militaire ? AÀ chacun son grade !
Tenez, voulez-vous que je vous dise le fin mot de tout ça ? Eh bien ! la
France est perdue !… Et sous l’Empereur, pas vrai, monsieur ? tout ça
Ligne 3 968 ⟶ 4 028 :
atteintes embrassent le moral encore plus que le physique, l’inanité de
la vie, tout pousse un célibataire, surtout quand il est déjà faible de
caractère et que son coeurcœur est sensible, crédule, à s’attacher à l’être
qui le soigne, comme un noyé s’attache à une planche. Aussi Pons
écoutait-il les commérages de la Cibot avec ravissement. Schmucke et
Ligne 3 988 ⟶ 4 048 :
de rien ! car il est comme un crin dès qu’il s’agit de son trésor.</p><p>
- Une simple promenade suffira, répondit le Juif armé de la loupe et d’une lorgnette.</p>
 
== XXXIX. Corruption parlementée==
 
== XXXIX. Corruption parlementée ==
 
<p>
Ligne 4 007 ⟶ 4 069 :
porcelaines, etc.</p><p>
Dès que le Juif fut dans ce sanctuaire, il alla droit à quatre
chefs-d’oeuvred’œuvre qu’il reconnut pour les plus beaux de cette collection,
et de maîtres qui manquaient à la sienne. C’était pour lui ce que sont
pour les naturalistes ces desiderata qui font entreprendre des voyages
Ligne 4 049 ⟶ 4 111 :
par la maison Holzschuer de Nuremberg, et dont la gravure a été
récemment achevée.</p><p>
ElieÉlie Magus eut des larmes dans les yeux en regardant tour à tour ces quatre chefs-d’oeuvred’œuvre.</p><p>
- Je vous donne deux mille francs de gratification par chacun de ces
tableaux, si vous me les faites avoir pour quarante mille francs !…
Ligne 4 080 ⟶ 4 142 :
bien, m’a chargé de vous dire que si vous aviez besoin d’argent, il se
mettait à votre service…</p><p>
- Il vous envoie pour donner un coup d’oeild’œil à mes biblot !… dit le vieux collectionneur avec une aigreur pleine de défiance.</p><p>
Dans les maladies de foie, les sujets contractent presque toujours une
antipathie spéciale, momentanée ; ils concentrent leur mauvaise humeur
Ligne 4 093 ⟶ 4 155 :
j’achèterais bien de monsieur, les yeux fermés… Si monsieur avait
quelquefois besoin d’argent, car rien ne coûte comme ces sacrées
maladies que ma soeursœur, en dix jours, a dépensé trente sous de remèdes,
quand elle a eu les sangs bouleversés, et qu’elle aurait bien guéri
sans cela… Les médecins sont des fripons qui profitent de notre état
Ligne 4 106 ⟶ 4 168 :
ineffable que cause la perfection dans l’art, et qui restent plantés
sur leurs pieds durant des heures entières au Musée devant la Joconde
de Leonardo da Vinci, devant l’Antiope du Corrège, le chef-d’oeuvred’œuvre de
ce peintre, devant la maîtresse du Titien, la Sainte-Famille d’Andrea
del Sarto, devant les enfants entourés de fleurs du Dominiquin, le
petit camaïeu de Raphaël et son portrait de vieillard, les plus
immenses chefs-d’oeuvred’œuvre de l’art.</p><p>
- Sauvez-vous sans bruit ! dit-elle.</p><p>
Le Juif s’en alla lentement et à reculons, regardant les tableaux comme un amant regarde une maîtresse à laquelle il dit adieu.</p>
 
== XL. Assaut d’astuce==
 
== XL. Assaut d’astuce ==
 
<p>
Ligne 4 128 ⟶ 4 192 :
- Moitié dans les bénéfices, dit promptement Rémonencq.</p><p>
- J’aime mieux une somme tout de suite, je ne suis pas dans le commerce, répondit la Cibot.</p><p>
- Vous entendez joliment les affaires ! dit ElieÉlie Magus en souriant, vous feriez une fameuse marchande.</p><p>
- Je lui offre de s’associer avec moi corps et biens, dit l’Auvergnat
en prenant le bras potelé de la Cibot et tapant dessus avec une force
Ligne 4 142 ⟶ 4 206 :
suis connue dans le quartier pour une honnête femme, n’à !</p><p>
Les yeux de la Cibot flamboyaient.</p><p>
- Là, rassurez-vous ! dit ElieÉlie Magus. Cet Auvergnat a l’air de vous trop aimer pour vouloir vous offenser.</p><p>
- Comme elle vous mènerait les pratiques ! s’écria l’Auvergnat.</p><p>
- Soyez justes, mes fistons, reprit madame Cibot radoucie, et jugez
Ligne 4 161 ⟶ 4 225 :
donc vous fier à des héritiers ?… pus souvent ! Tenez, voyez-vous,
paroles ne puent pas, tout le monde est de la canaille !</p><p>
- C’est vrai ! dit sournoisement ElieÉlie Magus, et c’est encore nous
autres, ajouta-t-il en regardant Rémonencq, qui sommes les plus
honnêtes gens…</p><p>
Ligne 4 199 ⟶ 4 263 :
mesure de ce qu’elle pouvait tenter avec cette épée de Damoclès.</p><p>
- C’est ma maladie ! dit-il piteusement.</p><p>
- AÀ la bonne heure ! répliqua la Cibot rudement.</p><p>
Elle laissa Pons confus, en proie à des remords, admirant le dévouement
criard de sa garde-malade, se faisant des reproches, et ne sentant pas
le mal horrible par lequel il venait d’aggraver sa maladie en tombant
ainsi sur les dalles de la salle à manger.</p>
 
== XLI. Où le noeud se resserre==
 
== XLI. Où le nœud se resserre ==
 
<p>
Ligne 4 288 ⟶ 4 354 :
- Je vous recommanderai à Schmucke, dit enfin le malade.</p><p>
- Ah ! s’écria la portière, tout ce que vous ferez sera bien fait, je
m’en rapporte à vous, à votre coeur…cœur… Ne parlons jamais de cela, car
vous m’humiliez, mon cher chérubin ; pensez à vous guérir ! vous vivrez
plus que nous…</p><p>
Une profonde inquiétude s’empara du coeurcœur de madame Cibot, elle résolut
de faire expliquer son monsieur sur le legs qu’il entendait lui
laisser ; et, de prime abord, elle sortit pour aller trouver le docteur
Poulain chez lui, le soir, après le dîner de Schmucke, qui mangeait
auprès du lit de Pons depuis que son ami était malade.</p>
 
== XLII. Histoire de tous les débuts à Paris==
 
== XLII. Histoire de tous les débuts à Paris ==
 
<p>
Ligne 4 411 ⟶ 4 479 :
parti violent, celui de l’émigration. Quitter la France est, pour un
Français, une situation funèbre. Le docteur Poulain alla bien remercier
le comte Popinot, mais, le médecin de l’homme d’Etatd’État étant l’illustre
Bianchon, le solliciteur comprit qu’il ne pouvait guère arriver dans
cette maison-là. Le pauvre docteur, après s’être flatté d’obtenir la
Ligne 4 492 ⟶ 4 560 :
Parisien se regimbe alors, il ne veut pas toujours dorer ou adorer les
médiocrités.</p>
 
== XLIII. Tout vient à point à qui sait attendre==
 
== XLIII. Tout vient à point à qui sait attendre ==
 
<p>
Ligne 4 515 ⟶ 4 585 :
deux Casse-noisettes, elle répéta l’histoire de son prêt en
l’enjolivant, et raconta les immenses services qu’elle rendait depuis
dix ans à messieurs Pons et Schmucke. AÀ l’entendre, ces deux vieillards
n’existeraient plus, sans ses soins maternels. Elle se posa comme un
ange et dit tant et tant de mensonges arrosés de larmes, qu’elle finit
Ligne 4 575 ⟶ 4 645 :
griffe rouge. Effrayé de perdre son honnêteté pour si peu de chose, il
répondit à cette idée diabolique par une idée non moins diabolique.</p><p>
- EcoutezÉcoutez, ma chère madame Cibot, dit-il en la faisant rentrer et
l’emmenant dans son cabinet, je vais vous payer la dette de
reconnaissance que j’ai contractée envers vous, à qui je dois ma place
Ligne 4 645 ⟶ 4 715 :
récit sert en quelque sorte d’avant-scène, a d’ailleurs pour acteurs
tous les personnages qui jusqu’à présent ont occupé la scène.</p>
 
== XLIV. Un homme de loi==
 
== XLIV. Un homme de loi ==
 
<p>
L’avilissement des mots est une de ces bizarreries des moeursmœurs qui, pour
être expliquée, voudrait des volumes. EcrivezÉcrivez à un avoué en le
qualifiant d’homme de loi, vous l’aurez offensé tout autant que vous
offenseriez un négociant en gros de denrées coloniales à qui vous
Ligne 4 732 ⟶ 4 804 :
vous montez chez lui, n’est-ce pas, madame ?… eh bien ! quand vous
serez dans son cabinet, vous saurez pourquoi.</p>
 
== XLV. Un intérieur peu recommandable==
 
== XLV. Un intérieur peu recommandable ==
 
<p>
Ligne 4 846 ⟶ 4 920 :
quelques-unes des préventions que tant de détails ignobles venaient de
lui inspirer.</p>
 
== XLVI. Consultation non gratuite==
 
== XLVI. Consultation non gratuite ==
 
<p>
Ligne 4 862 ⟶ 4 938 :
deuxièmement, quels sont les héritiers ; car, si la succession est le
butin, les héritiers sont l’ennemi.</p><p>
La Cibot parla de Rémonencq et d’Elied’Élie Magus, et dit que les deux fins
compères évaluaient la collection de tableaux à six cent mille francs…</p><p>
- La prendraient-ils à ce prix-là ?… demanda l’ancien avoué de Mantes,
Ligne 4 884 ⟶ 4 960 :
marchand de soieries…</p><p>
- Qui vient d’être nommé pair de France…</p><p>
- EtaitÉtait une demoiselle Pons, cousine germaine de monsieur Pons.</p><p>
- Ils sont cousins issus de germains…</p><p>
- Ils ne sont plus rien du tout, ils sont brouillés.</p><p>
Ligne 4 935 ⟶ 5 011 :
elle se mettait dans l’idée de nous envoyer tous deux en cour d’assises
et au bagne, moi qui suis innocent comme l’enfant qui naît, je
prendrais un passe-port et j’irais aux EtatsÉtats-Unis… tant je connais
bien la justice. Or, ma chère madame Cibot, pour pouvoir marier sa
fille unique au jeune vicomte Popinot, qui sera, dit-on, héritier de
Ligne 4 951 ⟶ 5 027 :
- Mais le bonhomme a ses héritiers en horreur ; il me répète que ces
gens-là, je me rappelle les noms, monsieur Cardot, monsieur Berthier,
etc., l’ont écrasé comme un oeufœuf qui se trouverait sous un tombereau.</p><p>
- Voulez-vous être broyée ainsi ?…</p><p>
- Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria la portière. Ah ! madame Fontaine avait
raison en disant que je rencontrerais des obstacles ; mais elle a dit
que je réussirais…</p><p>
- EcoutezÉcoutez, ma chère madame Cibot… Que vous tiriez de cette affaire
une trentaine de mille francs, c’est possible ; mais la succession, il
n’y faut pas songer.. Nous avons causé de vous et de votre affaire, le
Ligne 4 965 ⟶ 5 041 :
- Madame Cibot, je connaissais votre affaire, mais je ne savais rien de madame Cibot ! Autant de clients, autant de caractères…</p><p>
Là, madame Cibot jeta sur son futur conseil un singulier regard où toute sa défiance éclata et que Fraisier surprit.</p>
 
== XLVII. Le fin mot de Fraisier==
 
== XLVII. Le fin mot de Fraisier ==
 
<p>
Ligne 4 991 ⟶ 5 069 :
- Il compte donc faire un testament en faveur de ce Schmucke ?</p><p>
- Il lui donnera tout…</p><p>
- EcoutezÉcoutez, ma chère madame Cibot, il faudrait pour que j’eusse des
opinions arrêtées, pour concevoir un plan, que je connusse monsieur
Schmucke, que je visse les objets dont se compose la succession, que
Ligne 5 024 ⟶ 5 102 :
Elle parla pendant cinq minutes, et Fraisier examina cette grande
artiste exécutant son concerto de louanges sur elle-même. Il était
froid, railleur, son oeilœil perçait la Cibot comme d’un stylet, il riait
en dedans, sa perruque sèche se remuait. C’était Robespierre au temps
où ce Sylla français faisait des quatrains.</p><p>
Ligne 5 031 ⟶ 5 109 :
La Cibot tomba pâle comme une morte, car cette phrase lui tomba sur le
cou comme le couteau de la loi. Elle regarda Fraisier d’un air égaré.</p><p>
- EcoutezÉcoutez-moi bien, ma chère enfant, reprit Fraisier en réprimant un
mouvement de satisfaction que lui causa l’effroi de sa cliente.</p><p>
- J’aimerais mieux tout laisser là… dit en murmurant la Cibot.</p><p>
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coûté… Ah ! vous êtes ici à confesse, ma belle dame… Ne trompez pas
votre confesseur, surtout quand ce confesseur a le pouvoir de lire dans
votre coeur…cœur…</p><p>
La Cibot fut effrayée de la perspicacité de cet homme et comprit la
raison de la profonde attention avec laquelle il l’avait écoutée.</p><p>
Ligne 5 080 ⟶ 5 158 :
Elle fondit en larmes, tant cette idée de guillotine l’avait fait
frissonner, ses nerfs étaient en mouvement, la terreur lui serrait le
coeurcœur, elle perdit la tête. Fraisier jouissait de son triomphe. En
apercevant l’hésitation de sa cliente, il se voyait privé de l’affaire,
et il avait voulu dompter la Cibot, l’effrayer, la stupéfier, l’avoir à
Ligne 5 095 ⟶ 5 173 :
là-dedans ! Et il avait promis à Poulain une place de médecin en chef
d’hôpital, à Paris, et il s’était promis à lui-même de devenir juge de
paix de l’arrondissement.</p><p>
 
Etre juge de paix ! c’était pour cet homme plein de capacités, docteur
Être juge de paix ! c’était pour cet homme plein de capacités, docteur
en droit et sans chaussettes, une chimère si rude à la monture, qu’il y
pensait, comme les avocats-députés pensent à la simarre et les prêtres
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vacance probable d’une des vingt-quatre perceptions de Paris cause une
émeute d’ambitions à la Chambre des députés ! Ces places se donnent en
conseil, la nomination est une affaire d’Etatd’État. Or, les appointements de
juge de paix, à Paris, sont d’environ six mille francs. Le greffe de ce
tribunal est une charge qui vaut cent mille francs. C’est une des
Ligne 5 116 ⟶ 5 195 :
ami d’un médecin en chef d’hôpital, se mariait richement, et mariait le
docteur Poulain ; ils se prêtaient la main mutuellement.</p>
 
== XLVIII. Où la Cibot est prise dans ses propres filets==
 
== XLVIII. Où la Cibot est prise dans ses propres filets ==
 
<p>
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- Eh bien ! je serai toute à vous, dit la Cibot, et, quant aux honoraires, monsieur Poulain…</p><p>
- Ne parlons pas de cela, dit Fraisier. Songez à maintenir Poulain au
chevet du malade ; le docteur est un des coeurscœurs les plus honnêtes, les
plus purs que je connaisse, et il nous faut là, voyez-vous, un homme
sûr… Poulain vaut mieux que moi, je suis devenu méchant.</p><p>
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leurs intérêts…</p><p>
Cette pensée devait hâter, comme on va le voir, la fin du malheureux musicien.</p>
 
== XLIX. La Cibot au théâtre==
 
== XLIX. La Cibot au théâtre ==
 
<p>
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tribouillerait, ça le ferait jaunir, et il est bien assez irrité comme
il est. Sauvons-le avant tout, et nous verrons après. Eh bien ! dans le
temps comme dans le temps. AÀ la guerre comme à la guerre, pas vrai !…</p><p>
- Ponne phâme ! cueir ziblime ! dit le pauvre musicien en prenant la main
de la Cibot et la mettant sur son coeurcœur, avec une expression
d’attendrissement.</p><p>
Cet ange leva les yeux au ciel, les montra pleins de larmes.</p><p>
- Finissez donc, papa Schmucke, vous êtes drôle. V’là-t-il pas quelque
chose de fort ! Je suis n’une vieille fille du peuple, j’ai le coeurcœur sur
la main. J’ai de ça, voyez-vous, dit-elle en se frappant le sein,
autant que vous deux, qui êtes des âmes d’or…</p><p>
Ligne 5 254 ⟶ 5 337 :
t’y bleurer tes larmes de sang, et te monder tans le ciel, ça me prise !
che ne sirfifrai pas à Bons…</p><p>
- Parbleu, je le crois bien, vous vous tuez… EcoutezÉcoutez, mon bichon…</p><p>
- Pichon !</p><p>
- Eh bien ! mon fiston.</p><p>
Ligne 5 288 ⟶ 5 371 :
plus ses écolières… des bêtises… Monsieur Poulain dit que nous ne
sauverons notre Benjamin qu’en le laissant dans le plus grand calme.</p><p>
- AÀ pien ! pien ! vaides le técheuner, che fais vaire la lisde et vis tonner les attresses !… fis avez réson, che zugomprais !</p><p>
Une heure après, la Cibot s’endimancha, partit en milord au grand
étonnement de Rémonencq, et se promit de représenter dignement la femme
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fussent en retard ; il fut charmé d’avoir des nouvelles de son chef
d’orchestre, il fit un geste napoléonien, et la Cibot entra.</p>
 
== L. Une entreprise théâtrale fructueuse==
 
== L. Une entreprise théâtrale fructueuse ==
 
<p>
Ligne 5 381 ⟶ 5 466 :
administrateur, et épouser la fille d’un des plus riches maires de
Paris, mademoiselle Minard. Il espérait être nommé député sur sa ligne
et arriver, par la protection de Popinot, au Conseil d’Etatd’État.</p><p>
- AÀ qui ai-je l’honneur de parler ? dit Gaudissard en arrêtant sur la Cibot un regard directorial.</p><p>
- Je suis, monsieur, la femme de confiance de monsieur Pons.</p><p>
- Eh bien ! comment va-t-il, ce cher garçon ?…</p><p>
Ligne 5 388 ⟶ 5 473 :
- Diable ! diable ! j’en suis fâché, je l’irai voir ; car c’est un de ces hommes rares…</p><p>
- Ah ! oui, monsieur, un vrai chérubin… Je me demande encore comment cet homme-là se trouvait dans un théâtre…</p><p>
- Mais, madame, le théâtre est un lieu de correction pour les moeurs…mœurs…
dit Gaudissard. Pauvre Pons !… ma parole d’honneur, on devrait avoir
de la graine pour entretenir cette espèce-là… c’est un homme modèle,
Ligne 5 427 ⟶ 5 512 :
pilée sur les joues…</p><p>
- Avec ce que la nature vous en a mis déjà, ça ferait un fier
pléonasme, mon enfant ! dit Héloïse en jetant une oeilladeœillade à son
directeur.</p><p>
- Je suis une honnête femme…</p><p>
Ligne 5 470 ⟶ 5 555 :
me faire jouer le premier rôle du ballet d’Ariane. Tu te maries, et tu
sais comme je puis te rendre malheureux !…</p><p>
- Héloïse, j’ai le coeurcœur doublé de cuivre, comme une frégate.</p><p>
- Je montrerai des enfants de toi ! j’en emprunterai.</p><p>
- J’ai déclaré notre attachement…</p><p>
Ligne 5 484 ⟶ 5 569 :
dès que je le pourrai.</p><p>
- Un homme à la mer, dit Héloïse.</p><p>
- Ah ! monsieur, des coeurscœurs comme le vôtre ne se trouvent qu’au théâtre. Que Dieu vous bénisse !</p><p>
- AÀ quel compte porter cela ? demanda le caissier.</p><p>
- Je vais vous signer le bon, vous le porterez au compte des gratifications.</p><p>
Avant de sortir, la Cibot fit une belle révérence à la danseuse et put
Ligne 5 492 ⟶ 5 577 :
des Mohicans en douze jours ? S’il me tire d’affaire, il aura la
succession de Pons !</p>
 
== LI. Châteaux en Espagne==
 
== LI. Châteaux en Espagne ==
 
<p>
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avait fait une bonne action, supprima toutes les recettes des deux
amis, et les priva de leurs moyens d’existence, dans le cas où Pons
recouvrerait la santé. Cette perfide manoeuvremanœuvre devait amener en
quelques jours le résultat désiré par la Cibot, l’aliénation des
tableaux convoités par ElieÉlie Magus. Pour réaliser cette première
spoliation, la Cibot devait endormir le terrible collaborateur qu’elle
s’était donné, l’avocat Fraisier, et obtenir une entière discrétion
d’Elied’Élie Magus et de Rémonencq.</p><p>
Quant à l’Auvergnat, il était arrivé par degrés à l’une de ces passions
comme les conçoivent les gens sans instruction, qui viennent du fond
Ligne 5 513 ⟶ 5 600 :
d’elle sa concubine en l’enlevant à Cibot, espèce de bigamie beaucoup
plus commune qu’on ne le pense, à Paris, dans les classes inférieures.
Mais l’avarice fut un noeudnœud coulant qui étreignit de jour en jour
davantage le coeurcœur et finit par étouffer la raison. Aussi Rémonencq, en
évaluant à quarante mille francs les remises d’Elied’Élie Magus et les
siennes, passa-t-il du délit au crime en souhaitant avoir la Cibot pour
femme légitime. Cet amour, purement spéculatif, l’amena, dans les
Ligne 5 555 ⟶ 5 642 :
soixante-sept, personne n’en saura le compte ! D’ailleurs, si monsieur
Pons en a vendu de son vivant, on n’a rien à dire.</p><p>
- Oui, reprit Rémonencq, pour moi ça m’est égal, mais monsieur ElieÉlie Magus voudra des quittances bien en règle.</p><p>
- Vous aurez aussi votre quittance, pardine ! Croyez-vous que ce sera
moi qui vous écrirai cela !… Ce sera monsieur Schmucke ! mais vous
Ligne 5 566 ⟶ 5 653 :
Rémonencq… Laissez-moi là votre Cibot.</p><p>
- Mais voilà votre Juif, dit la portière, nous pouvons arranger les affaires.</p><p>
- Eh bien ! ma chère dame, dit ElieÉlie Magus qui venait tous les trois
jours de très grand matin savoir quand il pourrait acheter ses
tableaux. Où en sommes-nous ?</p><p>
- N’avez-vous personne qui vous ait parlé de monsieur Pons et de ses biblots ? lui demanda la Cibot.</p><p>
- J’ai reçu, répondit ElieÉlie Magus, une lettre d’un avocat ; mais comme
c’est un drôle qui me paraît être un petit coureur d’affaires, et que
je me défie de ces gens-là, je n’ai rien répondu. Au bout de trois
jours, il est venu me voir, et il a laissé une carte, j’ai dit à mon
concierge que je serais toujours absent quand il viendrait…</p><p>
- Vous êtes un amour de Juif, dit la Cibot à qui la prudence d’Elied’Élie
Magus était peu connue. Eh bien ! mes fistons, d’ici à quelques jours,
j’amènerai monsieur Schmucke à vous vendre sept ou huit tableaux, dix
Ligne 5 601 ⟶ 5 688 :
par le docteur Poulain, et c’est une fameuse scie que de le faire tenir
tranquille, ce coco-là.</p><p>
AÀ moitié chemin de la rue de Normandie à la rue de la Perle, la Cibot
trouva Fraisier qui venait chez elle, tant il était impatient d’avoir,
selon son expression, les éléments de l’affaire.</p><p>
- Tiens ! j’allais chez vous, dit-elle.</p><p>
Fraisier se plaignit de n’avoir pas été reçu par ElieÉlie Magus ; mais la
portière éteignit l’éclair de défiance qui pointait dans les yeux de
l’homme de loi, en lui disant que Magus revenait de voyage, et qu’au
Ligne 5 614 ⟶ 5 701 :
Pons. Dans cette position, je serai bien plus à même de vous servir.</p><p>
Ce fut dit si sèchement, que la Cibot trembla. Cet homme d’affaires
famélique devait manoeuvrermanœuvrer de son côté, comme elle manoeuvraitmanœuvrait du
sien ; elle résolut donc de hâter la vente des tableaux. La Cibot ne se
trompait pas dans ses conjectures. L’avocat et le médecin avaient fait
Ligne 5 636 ⟶ 5 723 :
commis un crime ; mais à la porte de la présidente, c’était le poignard
élégant qu’une jeune femme met dans son petit-dunkerque.</p>
 
== LII. Le fraisier en fleurs==
 
== LII. Le fraisier en fleurs ==
 
<p>
Ligne 5 679 ⟶ 5 768 :
l’ex-propriétaire de Marville pût être en mesure lors de la réélection
de la Chambre, car il lui fallait la possession annale.</p><p>
Fraisier parvint sans peine jusqu’à Madeleine Vivet. Ces deux natures de vipère se reconnurent pour être sorties du même oeufœuf.</p><p>
- Mademoiselle, dit doucereusement Fraisier, je désirerais obtenir un
moment d’audience de madame la présidente pour une affaire qui lui est
Ligne 5 717 ⟶ 5 806 :
- Oui, madame, d’une succession perdue pour vous, oh ! bien entièrement
perdue, mais que je puis, que je saurai vous faire avoir…</p><p>
- Parlez, monsieur ! dit froidement madame de Marville qui toisa Fraisier et l’examina d’un oeilœil sagace.</p><p>
- Madame, je connais vos éminentes capacités, je suis de Mantes.
Monsieur LeboeufLebœuf, le président du tribunal, l’ami de monsieur de
Marville, pourra lui donner des renseignements sur moi…</p><p>
La présidente fit un haut-le-corps si cruellement significatif, que
Ligne 5 787 ⟶ 5 876 :
indispensable. Vous n’accomplirez vos promesses qu’après
l’accomplissement des miennes.</p>
 
== LIII. Conditions du marché==
 
== LIII. Conditions du marché ==
 
<p>
Ligne 5 843 ⟶ 5 934 :
circonstance.</p><p>
- N’avez-vous sur la conscience que le fait d’avoir occupé pour les deux parties ? demanda-t-elle en regardant fixement Fraisier.</p><p>
- Madame la présidente peut voir monsieur LeboeufLebœuf ; monsieur LeboeufLebœuf m’était favorable.</p><p>
- Etes-vous sûr que monsieur LeboeufLebœuf donnera sur vous de bons
renseignements à monsieur de Marville, à monsieur le comte Popinot ?</p><p>
- J’en réponds, surtout monsieur Olivier Vinet n’étant plus à Mantes ;
car, entre nous, ce petit magistrat seco faisait peur au bon monsieur
LeboeufLebœuf. D’ailleurs, madame la présidente, si vous me le permettez,
j’irai voir à Mantes monsieur LeboeufLebœuf. Ce ne sera pas un retard, je ne
saurai d’une manière certaine le chiffre de la succession que dans deux
ou trois jours. Je veux et je dois cacher à madame la présidente tous
les ressorts de cette affaire ; mais le prix que j’attends de mon entier
dévouement n’est-il pas pour elle un gage de réussite ?</p><p>
- Eh bien ! disposez en votre faveur monsieur LeboeufLebœuf, et si la
succession a l’importance, ce dont je doute, que vous accusez, je vous
promets les deux places, en cas de succès, bien entendu…</p><p>
Ligne 5 906 ⟶ 5 997 :
- Que pense votre ami de l’état de mon cousin ? demanda la présidente.</p><p>
Fraisier fit trembler madame de Marville, par la justesse de sa
réponse, et par la lucidité avec laquelle il pénétra dans ce coeurcœur
aussi avide que celui de la Cibot.</p><p>
- Dans six semaines, la succession sera ouverte.</p><p>
La présidente baissa les yeux.</p><p>
- Pauvre homme ! fit-elle en essayant, mais en vain, de prendre une physionomie attristée.</p><p>
- Madame la présidente a-t-elle quelque chose à dire à monsieur LeboeufLebœuf ? Je vais à Mantes par le chemin de fer.</p><p>
- Oui, restez là, je lui écrirai de venir dîner demain avec nous, j’ai
besoin de le voir pour nous concerter, afin de réparer l’injustice dont
Ligne 5 936 ⟶ 6 027 :
pour lui. La présidente, en revenant une lettre à la main, regarda sans
être vue par lui, cet homme, qui croyait à une vie heureuse et bien
rentée, et elle le trouva moins laid qu’au premier coup d’oeild’œil qu’elle
avait jeté sur lui ; d’ailleurs, il allait la servir, et on regarde un
instrument qui nous appartient autrement qu’on ne regarde celui du
Ligne 5 954 ⟶ 6 045 :
démarches, quand il s’agira de vous, vous seront préalablement
soumises…</p><p>
- Très bien ; voici la lettre pour monsieur LeboeufLebœuf. J’attends maintenant les renseignements sur la valeur de la succession.</p><p>
- Tout est là, dit finement Fraisier en saluant la présidente avec toute la grâce que sa physionomie lui permettait d’avoir.</p><p>
- Quelle providence ! se dit madame Camusot de Marville. Ah ! je serai
Ligne 5 962 ⟶ 6 053 :
- Quelle providence ! se disait Fraisier en descendant l’escalier, et
quelle commère que madame Camusot ! Il me faudrait une femme dans ces
conditions-là ! Maintenant à l’oeuvrel’œuvre.</p><p>
Et il partit pour Mantes où il fallait obtenir les bonnes grâces d’un
homme qu’il connaissait fort peu ; mais il comptait sur madame Vatinelle
Ligne 5 968 ⟶ 6 059 :
chagrins d’amour son souvent comme la lettre de change protestée d’un
bon débiteur, elle porte intérêt.</p>
 
== LIV. Avis aux vieux garçons==
 
== LIV. Avis aux vieux garçons ==
 
<p>
Ligne 6 125 ⟶ 6 218 :
- Ah ! ça m’est bien égal, lui ou un autre, pour ce que vous me donnerez !</p><p>
Et elle hocha la tête en signe de mépris des richesses. Le silence se rétablit.</p>
== LV. La Cibot se pose en victime==
 
 
<p>
== LV. La Cibot se pose en victime ==
 
En ce moment, Schmucke, qui dormait depuis plus de six heures, réveillé
par la faim, se leva, vint dans la chambre de Pons, et le contempla
Ligne 6 154 ⟶ 6 248 :
la crut partie.</p><p>
- Elle m’assassine, ajouta-t-il.</p><p>
- Comment, je vous assassine ?… dit-elle en se montrant l’oeill’œil
enflammé, ses poings sur les hanches. Voilà donc la récompense d’un
dévouement de chien caniche… Dieu de Dieu ! Elle fondit en larmes, se
Ligne 6 193 ⟶ 6 287 :
scélérade. C’édre sa malatie, dit-il pour attendrir la Cibot sans
accuser Pons.</p><p>
- Oh ! j’en ai assez, de sa maladie ! EcoutezÉcoutez, ce n’est ni mon père, ni
mon mari, ni mon frère, ni mon enfant. Il m’a prise en grippe, eh bien !
en voilà assez ! Vous, voyez-vous, je vous suivrais au bout du monde ;
mais quand on donne sa vie, son coeurcœur, toutes ses économies, qu’on
néglige son mari, que v’là Cibot malade, et qu’on s’entend traiter de
scélérate… c’est un peu trop fort de café comme ça…</p><p>
Ligne 6 215 ⟶ 6 309 :
carter, resdez nodre Profidence… che fus le temante à chenux.</p><p>
Et l’Allemand se prosterna devant la Cibot en baisant les mains de ce bourreau.</p><p>
- EcoutezÉcoutez, mon bon chat, dit-elle en relevant Schmucke et l’embrassant
sur le front, voilà Cibot malade, il est au lit, je viens d’envoyer
chercher le docteur Poulain. Dans ces circonstances-là je dois mettre
Ligne 6 261 ⟶ 6 355 :
ne résista plus.</p><p>
- Fentez les dableaux, dit-il les larmes aux yeux.</p><p>
Le lendemain, à six heures du matin, ElieÉlie Magus et Rémonencq
décrochèrent chacun leurs tableaux. Deux quittances de deux mille cinq
cents francs furent ainsi faites parfaitement en règle.</p><p>
"Je soussigné, me portant fort pour monsieur Pons, reconnais avoir reçu
de monsieur ElieÉlie Magus la somme de deux mille cinq cents francs pour
quatre tableaux que je lui ai vendus, ladite somme devant être employée
aux besoins de monsieur Pons. L’un de ces tableaux, attribué à Durer,
Ligne 6 274 ⟶ 6 368 :
La quittance donnée par Rémonencq était dans les mêmes termes et
comprenait un Greuze, un Claude Lorrain, un Rubens et un Van Dyck,
déguisés sous les noms de tableaux de l’Ecolel’École française et de l’Ecolel’École
flamande.</p><p>
- Ced archant me verait groire que ces primporions falent quelque chose… dit Schmucke en recevant les cinq mille francs.</p><p>
Ligne 6 282 ⟶ 6 376 :
choisissant parmi des tableaux inférieurs que Pons avait mis dans la
chambre de Schmucke</p>
 
== LVI. La part du lion==
 
== LVI. La part du lion ==
 
<p>
ElieÉlie Magus, une fois en possession des quatre chefs-d’oeuvred’œuvre, emmena la
Cibot chez lui, sous prétexte de faire leurs comptes. Mais il chanta
misère, il trouva des défauts aux toiles, il fallait rentoiler, et il
Ligne 6 365 ⟶ 6 461 :
- Ne faites pas de bruit, disait la Cibot toutes les fois que Magus
s’extasiait et discutait avec Rémonencq en l’instruisant de la valeur
d’une belle oeuvreœuvre.</p><p>
C’était un spectacle à navrer le coeurcœur, que celui de ces quatre
cupidités différentes soupesant la succession pendant le sommeil de
celui dont la mort était le sujet de leurs convoitises. L’estimation
Ligne 6 372 ⟶ 6 468 :
- En moyenne, dit le vieux Juif crasseux, chaque chose ici vaut mille francs.</p><p>
- Ce serait dix-sept cent mille francs ! s’écria Fraisier stupéfait.</p><p>
- Non pas pour moi, reprit Magus dont l’oeill’œil prit des teintes froides.
Je ne donnerais pas plus de huit cent mille francs ; car on ne sait pas
combien de temps on gardera ça dans un magasin… Il y a des
chefs-d’oeuvred’œuvre qui ne se vendent pas avant dix ans, et le prix
d’acquisition est doublé par les intérêts composés ; mais je payerais la
somme comptant.</p><p>
Ligne 6 382 ⟶ 6 478 :
- Je vas voir s’il dort bien, répliqua la Cibot.</p><p>
Et, sur un signe de la portière, les trois oiseaux de proie entrèrent.</p><p>
- Là, sont les chefs-d’oeuvred’œuvre ! dit en montrant le salon Magus dont la
barbe blanche frétillait par tous ses poils, mais ici sont les
richesses ! Et quelles richesses ! les souverains n’ont rien de plus beau
Ligne 6 395 ⟶ 6 491 :
cauchemar. Tout à coup, sous le jet de ces trois rayons diaboliques, le
malade ouvrit les yeux et jeta des cris perçants.</p><p>
- Des voleurs ! Les voilà ! AÀ la garde ! on m’assassine. Evidemment il
continuait son rêve tout éveillé, car il s’était dressé sur son séant,
les yeux agrandis, blancs, fixes, sans pouvoir bouger. ElieÉlie Magus et
Rémonencq gagnèrent la porte ; mais ils y furent cloués par ce mot : -
Magus ici… je suis trahi… Le malade était réveillé par l’instinct
Ligne 6 404 ⟶ 6 500 :
en frissonnant à l’aspect de Fraisier qui restait immobile.</p><p>
- Pardieu ! est-ce que je pouvais le mettre à la porte, dit-elle en
clignant de l’oeill’œil et faisant signe à Fraisier… Monsieur s’est
présenté tout à l’heure au nom de votre famille.</p><p>
Fraisier laissa échapper un mouvement d’admiration pour la Cibot.</p><p>
Ligne 6 418 ⟶ 6 514 :
Paris ?… Ah ! la charge est bonne, reprit-il en riant d’un rire de fou.
Vous venez évaluer mes tableaux, mes curiosités, mes tabatières, mes
miniatures !… EvaluezÉvaluez ! vous avez un homme qui, non seulement a les
connaissances en toute chose, mais qui peut acheter, car il est dix
fois millionnaire… Mes chers parents n’attendront pas longtemps ma
Ligne 6 435 ⟶ 6 531 :
encore sur le palier, et lorsque la Cibot les vit, elle leur dit de
l’attendre, en entendant cette parole de Fraisier à Magus : -
EcrivezÉcrivez-moi une lettre signée de vous deux, par laquelle vous vous
engageriez à payer neuf cent mille francs comptant la collection de
monsieur Pons, et nous verrons à vous faire faire un beau bénéfice.</p><p>
Puis il souffla dans l’oreille de la Cibot un mot, un seul que personne
ne put entendre, et il descendit avec les deux marchands à la loge.</p>
 
== LVII. Où Schmucke s’élève jusqu’au trône de Dieu==
 
== LVII. Où Schmucke s’élève jusqu’au trône de Dieu ==
 
<p>
Ligne 6 453 ⟶ 6 551 :
- Allez-vous m’ostiner encore, reprit-elle. Ma foi, savez-vous où l’on
devrait vous mettre ? à Chalenton !… Vous voyez des hommes…</p><p>
- ElieÉlie Magus, Rémonencq…</p><p>
- Ah ! pour Rémonencq, vous pouvez l’avoir vu, car il est venu me dire
que mon pauvre Cibot va si mal, que je vais vous planter là pour
Ligne 6 473 ⟶ 6 571 :
jambes nues, la tête en feu, put faire le tour des deux rues qui se
trouvaient tracées par les crédences et les armoires dont la rangée
partageait le salon en deux parties. Au premier coup d’oeild’œil du maître,
il compta tout, et aperçut son musée au complet. Il allait rentrer,
lorsque son regard fut attiré par un portrait de Greuze mis à la place
Ligne 6 496 ⟶ 6 594 :
italiens ont sculptées dans leurs bas-reliefs appelés Piéta, baisant le
Christ. Ces efforts divins, cette effusion d’une vie dans une autre,
cette oeuvreœuvre de mère et d’amante fut couronnée d’un plein succès. Au
bout d’une demi-heure, Pons réchauffé reprit forme humaine : la couleur
vitale revint aux yeux, la chaleur extérieure rappela le mouvement dans
Ligne 6 529 ⟶ 6 627 :
Schmucke des jouissances presque égales à celles de l’amour.</p><p>
- Fis ! fis ! ed che tevientrai ein lion ! che drafaillerai bir teux.</p><p>
- EcouteÉcoute, mon bon, et fidèle, et adorable ami ! laisse-moi parler, le
temps me presse, car je suis mort, je ne reviendrai pas de ces crises
répétées.</p><p>
Schmucke pleura comme un enfant.</p><p>
- EcouteÉcoute donc, tu pleureras après… dit Pons. Chrétien, il faut te
soumettre. On m’a volé, et c’est la Cibot… Avant de te quitter je
dois t’éclairer sur les choses de la vie, tu ne les sais pas… On a
Ligne 6 549 ⟶ 6 647 :
d’élève de l’Académie de Rome, toute sa jeunesse lui revint pour
quelques instants</p><p>
- Mon bon Schmucke, obéis-moi militairement. EcouteÉcoute ! descends à la loge
et dis à cette affreuse femme que je voudrais revoir la personne qui
m’est envoyée par mon cousin le président, et que, si elle ne vient
Ligne 6 562 ⟶ 6 660 :
- Elle est plus forte, plus madrée, plus astucieuse, plus machiavélique
que je ne le croyais, dit Pons en souriant, elle ment jusque dans sa
loge ! Figure-toi qu’elle a, ce matin, amené ici un Juif, nommé ElieÉlie
Magus, Rémonencq et un troisième qui m’est inconnu, mais qui est plus
affreux à lui seul que les deux autres. Elle a compté sur mon sommeil
Ligne 6 582 ⟶ 6 680 :
d’ailleurs ce serait te mettre en cause comme la dupe de ces coquins…
Un procès te tuerait ! Tu ne sais pas ce que c’est que la justice ! c’est
l’égout de toutes les infamies morales… AÀ voir tant d’horreurs, des
âmes comme la tienne y succombent. Et puis tu seras assez riche. Ces
tableaux m’ont coûté quatre mille francs, je les ai depuis trente-six
Ligne 6 602 ⟶ 6 700 :
alez chercher ein nodaire…</p><p>
Ceci fut dit en présence de plusieurs personnes, car l’état de Cibot
était presque désespéré. Rémonencq, sa soeursœur, deux portières accourues
des maisons voisines, trois domestiques des locataires de la maison et
le locataire du premier étage sur le devant de la rue stationnaient
Ligne 6 636 ⟶ 6 734 :
piège en la priant de rappeler l’envoyé de la famille. Rémonencq, qui
vit venir le docteur Poulain, ne demandait pas mieux que de
disparaître. Et voici pourquoi…</p>
 
== LVIII. Un crime punissable==
 
== LVIII. Un crime punissable ==
 
<p>
Rémonencq, depuis dix jours, remplissait le rôle de la Providence, ce
qui déplaît singulièrement à la Justice dont la prétention est de la
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tisane, à l’insu de tout le monde, et il en opéra l’analyse lui-même ;
mais il n’y trouva rien. Le hasard voulut que, ce jour-là, Rémonencq,
effrayé de ses oeuvresœuvres, n’eût pas mis sa fatale rondelle. Le docteur
Poulain s’en tira vis-à-vis de lui-même et de la science, en supposant
que, par suite d’une vie sédentaire, dans une loge humide, le sang de
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quittent guère le Palais avant cinq heures.</p><p>
Madame de Marville reçut Fraisier avec une distinction qui prouvait
que, selon sa promesse, faite à madame Vatinelle, monsieur LeboeufLebœuf
avait parlé favorablement de l’ancien avoué de Mantes. Amélie fut
presque chatte avec Fraisier, comme la duchesse de Montpensier dut
l’être avec Jacques Clément ; car ce petit avoué, c’était son couteau.
Mais quand Fraisier présenta la lettre collective, par laquelle ElieÉlie
Magus et Rémonencq s’engageaient à prendre en bloc la collection de
Pons pour une somme de neuf cent mille francs payée comptant, la
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d’un méchant petit homme d’affaires…</p><p>
La présidente regarda Fraisier avec admiration.</p><p>
- Vous devez aller bien haut ou bien bas, lui dit-elle. AÀ votre place,
au lieu d’ambitionner cette retraite de juge de paix, je voudrais être
procureur du roi… à Mantes ! et faire un grand chemin.</p><p>
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de biens… Je me présenterai à l’Anglais en cette qualité. Je connais
ces affaires-là, c’était à Mantes ma spécialité. Vatinelle avait doublé
la valeur de son EtudeÉtude, car je travaillais sous son nom…</p><p>
- De là votre liaison avec la petite madame Vatinelle… Ce notaire doit être bien riche aujourd’hui…</p><p>
- Mais madame Vatinelle dépense beaucoup… Ainsi, soyez tranquille, madame, je vous servirai l’Anglais cuit à point…</p><p>
- Si vous arriviez à ce résultat, vous auriez des droits éternels à ma
reconnaissance… Adieu, mon cher monsieur Fraisier. AÀ demain…</p><p>
Fraisier sortit en saluant la présidente avec moins de servilité que la dernière fois.</p><p>
- Je dîne demain chez le président Marville !… se disait Fraisier.
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de paix. Mademoiselle Tabareau, cette grande fille rousse et
poitrinaire, est propriétaire du chef de sa mère d’une maison à la
place Royale ; je serai donc éligible. AÀ la mort de son père, elle aura
bien encore six mille livres de rente. Elle n’est pas belle ; mais, mon
Dieu ! pour passer de zéro à dix-huit mille francs de rente, il ne faut
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spectres bibliques ; les autres sont des cadavres. Cet homme vierge, ce
Caton friand, ce juste presque sans péchés, pénétra tardivement dans
les poches de fiel qui composaient le coeurcœur de la présidente. Il devina
le monde sur le point de le quitter. Aussi, depuis quelques heures,
avait-il pris gaiement son parti, comme un joyeux artiste, pour qui
tout est prétexte à charge, à raillerie. Les derniers liens qui
l’unissaient à la vie, les chaînes de l’admiration, les noeudsnœuds
puissants qui rattachaient le connaisseur aux chefs-d’oeuvred’œuvre de l’art,
venaient d’être brisés le matin. En se voyant volé par la Cibot, Pons
avait dit adieu chrétiennement aux pompes et aux vanités de l’art, à sa
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par de telles paroles. Elle descendit et passa la nuit près de Cibot,
en se promettant de se faire remplacer par mademoiselle Rémonencq, et
d’aller lire le testament entre deux et trois heures du matin.</p>
 
== LX. Le testament postiche==
 
== LX. Le testament postiche ==
 
<p>
La visite de mademoiselle Héloïse Brisetout, à dix heures et demie du
soir, parut assez naturelle à la Cibot ; mais elle eut si peur que la
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dit Héloïse en montant l’escalier. Je vous engage à rester dans votre
emploi !</p><p>
Héloïse, amenée en voiture par Bixiou, son ami de coeurcœur, était
magnifiquement habillée, car elle allait à une soirée de Mariette, l’un
des plus illustres premiers sujets de l’Opéra. Monsieur Chapoulot,
Ligne 7 022 ⟶ 7 122 :
vit le pauvre musicien étendu, pâle et la face appauvrie, ça ne va donc
pas bien ? Tout le monde au théâtre s’inquiète de vous ; mais vous savez !
quoiqu’on ait bon coeurcœur, chacun a ses affaires, et on ne trouve pas une
heure pour aller voir ses amis. Gaudissard parle de venir ici tous les
jours, et tous les matins il est pris par les ennuis de
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triste, les entrepreneurs chipotent, les rois carottent, les ministres
tripotent, les gens riches économisotent… Les artistes n’ont plus de
ça ! dit-elle en se frappant le coeurcœur, c’est un temps à mourir… Adieu,
vieux !</p><p>
- Je te demande avant tout, Héloïse, la plus grande discrétion.</p><p>
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n’éveiller personne.</p><p>
- C’est entendu, dit Fraisier, vous aurez de la lumière, n’est-ce pas ? une bougie, cela me suffira…</p><p>
AÀ minuit, le pauvre Allemand, assis dans un fauteuil, navré de douleur,
contemplait Pons, dont la figure crispée, comme l’est celle d’un
moribond, s’affaissait, après tant de fatigues, à faire croire qu’il
Ligne 7 138 ⟶ 7 238 :
Il se fit une longue pause.</p><p>
- Dieu n’a pas voulu que la vie fût pour moi comme je la rêvais, reprit
Pons. J’aurais tant aimé une femme, des enfants, une famille !… EtreÊtre
chéri de quelques êtres, dans un coin, était toute mon ambition ! La vie
est amère pour tout le monde, car j’ai vu des gens avoir tout ce que
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en me donnant un ami tel que toi !… Aussi n’ai-je pas à me reprocher
de t’avoir méconnu ou mal apprécié… mon bon Schmucke ; je t’ai donné
mon coeurcœur et toutes mes forces aimantes… Ne pleure pas, Schmucke, ou
je me tairai ! Et c’est si doux pour moi de te parler de nous… Si je
t’avais écouté, je vivrais. J’aurais quitté le monde et mes habitudes,
Ligne 7 157 ⟶ 7 257 :
méchants, que je dois te prémunir contre eux. Tu vas donc perdre ta
noble confiance, ta sainte crédulité, cette grâce des âmes pures qui
n’appartient qu’aux gens de génie et aux coeurscœurs comme le tien… Tu vas
voir bientôt madame Cibot, qui nous a bien observés par l’ouverture de
la porte entrebâillée, venir prendre ce faux testament… Je présume
que la coquine fera cette expédition ce matin, quand elle te croira
endormi. EcouteÉcoute-moi bien, et suis mes instructions à la lettre…
M’entends-tu ? demanda le malade.</p>
== LXI. Profond désappointement==
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était assez longue pour répéter les musiques de théâtre, et que, dans
une maison du Marais, on ne devait pas pianoter pendant la nuit… Il
était environ trois heures du matin. AÀ trois heures et demie, selon les
prévisions de Pons, qui semblait avoir entendu la conférence de
Fraisier et de la Cibot, la portière se montra. Le malade jeta sur
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où la clef du secrétaire était nouée, et qui se trouvait sous
l’oreiller de Pons, que le malade avait exprès laissé passer son
mouchoir dessous son traversin, et qu’il se prêtait à la manoeuvremanœuvre de
la Cibot, en se tenant le nez dans la ruelle et dans une pose qui
laissait pleine liberté de prendre le mouchoir. La Cibot alla droit au
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volontés, que voici :</p><p>
"J’ai toujours été frappé des inconvénients qui nuisent aux
chefs-d’oeuvred’œuvre de la peinture, et qui souvent ont entraîné leur
destruction. J’ai plaint les belles toiles d’être condamnées à toujours
voyager de pays en pays, sans être jamais fixées dans un lieu où les
admirateurs de ces chefs-d’oeuvred’œuvre pussent aller les voir. J’ai toujours
pensé que les pages vraiment immortelles des fameux maîtres devraient
être des propriétés nationales, et mises incessamment sous les yeux des
peuples comme la lumière, chef-d’oeuvred’œuvre de Dieu, sert à tous ses
enfants.</p><p>
"Or, comme j’ai passé ma vie à rassembler, à choisir quelques tableaux,
qui sont de glorieuses oeuvresœuvres des plus grands maîtres, que ces
tableaux sont francs, sans retouche, ni repeints, je n’ai pas pensé
sans chagrin que ces toiles, qui ont fait le bonheur de ma vie,
Ligne 7 316 ⟶ 7 416 :
de ce vieux artiste !…</p><p>
- Eh bien ? vint demander la Cibot.</p><p>
- Votre monsieur est un monstre, il donne tout au Musée, à l’Etatl’État. Or,
on ne peut plaider contre l’Etatl’État !… Le testament est inattaquable Nous
sommes volés, ruinés, dépouillés, assassinés !…</p><p>
- Que m’a-t-il donné ?…</p><p>
Ligne 7 345 ⟶ 7 445 :
- Ah ! ben oui ! dit-elle, on vous promet des monts d’or, et quand on
tient les choses, qu’il s’agit de payer, on vous carotte comme…</p><p>
Elle s’arrêta bien à temps, car elle allait parler d’Elied’Élie Magus à Fraisier…</p><p>
- Je me sauve ! dit Fraisier. Il ne faut pas, dans votre intérêt, que
l’on m’ait vu dans l’appartement ; mais nous nous retrouverons en bas, à
Ligne 7 376 ⟶ 7 476 :
leva fière comme Tartufe, jeta sur Schmucke un regard qui le fit
trembler et sortit en emportant sous sa robe un sublime petit tableau
de Metzu qu’Eliequ’Élie Magus avait beaucoup admiré et dont il avait dit : -
C’est un diamant ! La Cibot trouva dans sa loge Fraisier qui
l’attendait, en espérant qu’elle aurait brûlé l’enveloppe et le papier
Ligne 7 428 ⟶ 7 528 :
<p>
Au petit jour, Rémonencq, après avoir ouvert sa boutique et l’avoir
laissée sous la garde de sa soeursœur, vint, selon une habitude prise
depuis quelques jours, voir comment allait son bon ami Cibot, et trouva
la portière qui contemplait le tableau de Metzu en se demandant comment
Ligne 7 437 ⟶ 7 537 :
- Qu’en donnerait-il ? demanda la Cibot.</p><p>
- Mais si vous me promettez de m’épouser dans l’année de votre veuvage,
répondit Rémonencq, je me charge d’avoir vingt mille francs d’Elied’Élie
Magus, et si vous ne m’épousez pas, vous ne pourrez jamais vendre ce
tableau plus de mille francs.</p><p>
Ligne 7 463 ⟶ 7 563 :
vous en avez un jour autant, je me charge de vous faire une belle
fortune… si vous êtes ma femme… Vous seriez bourgeoise.. bien
servie par ma soeursœur qui ferait le ménage, et…</p><p>
Le séducteur fut interrompu par les plaintes déchirantes du petit tailleur dont l’agonie commençait.</p><p>
- Allez-vous-en, dit la Cibot, vous êtes un monstre de me parler de ces
Ligne 7 493 ⟶ 7 593 :
par les deux amis, ne s’occupa point du déjeuner de Schmucke ; mais les
événements de cette matinée, le spectacle de l’agonie résignée de Pons
qui mourait héroïquement, avait tellement serré le coeurcœur de Schmucke,
qu’il ne sentit pas la faim.</p><p>
Néanmoins, vers les deux heures, n’ayant pas vu le vieil Allemand, la
portière, autant par curiosité que par intérêt, pria la soeursœur de
Rémonencq d’aller voir si Schmucke n’avait pas besoin de quelque chose.
En ce moment même, l’abbé Duplanty, à qui le pauvre musicien avait fait
Ligne 7 574 ⟶ 7 674 :
fait depuis dix ans le ménage de ces messieurs, et ils se sont
brouillés momentanément sans doute ; mais il ne peut pas rester sans
aide dans les circonstances où il va se trouver. C’est oeuvreœuvre de
charité que de s’occuper de lui. Dites donc, Cantinet, dit le docteur
en appelant à lui le bedeau, demandez donc à votre femme si elle veut
Ligne 7 798 ⟶ 7 898 :
le pot-au-feu sacramentel dont tous les ingrédients étaient en quantité
tellement exagérée, que le bouillon ressemblait à de la gelée de
viande. AÀ neuf heures du soir, le prêtre envoyé par le vicaire pour
veiller Schmucke, vint avec Cantinet, qui apporta quatre cierges et des
flambeaux d’église. Le prêtre trouva Schmucke couché le long de son
Ligne 7 809 ⟶ 7 909 :
madame Cantinet était allée au Temple acheter un lit de sangle et un
coucher complet, pour madame Sauvage ; car le sac de douze cent
cinquante-six francs était au pillage. AÀ onze heures du soir, madame
Cantinet vint voir si Schmucke voulait manger un morceau. L’Allemand
fit signe qu’on le laissât tranquille.</p><p>
Ligne 7 815 ⟶ 7 915 :
Schmucke, resté seul, sourit comme un fou qui se voit libre d’accomplir
un désir comparable à celui des femmes grosses. Il se jeta sur Pons et
le tint encore une fois étroitement embrassé. AÀ minuit, le prêtre
revint, et Schmucke, grondé par lui, lâcha Pons, et se remit en prière.
Au jour, le prêtre s’en alla. AÀ sept heures du matin, le docteur
Poulain vint voir Schmucke affectueusement et voulut l’obliger à
manger ; mais l’Allemand s’y refusa.</p><p>
Ligne 7 832 ⟶ 7 932 :
On ne se figure pas ce que sont ces tiraillements de la loi sur une
douleur vraie. C’est à faire haïr la civilisation, à faire préférer les
coutumes des Sauvages. AÀ neuf heures, madame Sauvage descendit Schmucke
en le tenant sous les bras, et il fut obligé, dans le fiacre, de prier
Rémonencq de venir avec lui certifier le décès de Pons à la mairie.
Ligne 7 852 ⟶ 7 952 :
- Et vous feriez bien de vous faire représenter par un conseil, par un homme d’affaires.</p><p>
- Ein home t’avvaires ! répéta Schmucke machinalement.</p><p>
- Vous verrez que vous aurez besoin de vous faire représenter. AÀ votre
place, moi, je prendrais un homme d’expérience, un homme connu dans le
quartier, un homme de confiance… Moi, dans toutes mes petites
Ligne 7 861 ⟶ 7 961 :
la douleur fige pour ainsi dire l’âme en en arrêtant les fonctions, la
mémoire reçoit toutes les empreintes que le hasard y fait arriver.
Schmucke écoutait Rémonencq, en le regardant d’un oeilœil si complètement
dénué d’intelligence, que le brocanteur ne lui dit plus rien.</p><p>
- S’il reste imbécile comme cela, pensa Rémonencq, je pourrai bien lui
Ligne 7 867 ⟶ 7 967 :
lui… - Monsieur, nous voici à la Mairie.</p><p>
Rémonencq fut forcé de sortir Schmucke du fiacre et de le prendre sous
le bras pour le faire arriver jusqu’au bureau des actes de l’Etatl’État
civil, où Schmucke donna dans une noce. Schmucke dut attendre son tour,
car, par un de ces hasards assez fréquents à Paris, le commis avait
Ligne 7 990 ⟶ 8 090 :
- Qu’y a-d-il engore ?…</p><p>
- Monsieur, nous devons au docteur Gannal une découverte sublime ; nous
ne contestons pas sa gloire, il a renouvelé les miracles de l’Egyptel’Égypte ;
mais il y a eu des perfectionnements, et nous avons obtenu des
résultats surprenants. Donc, si vous voulez revoir votre ami, tel qu’il
Ligne 8 150 ⟶ 8 250 :
mortuaire à l’église, en le lui attachant par des cordons de soie noire
sous le menton.</p><p>
Et Schmucke fut paré en héritier.</p>
 
== LXIX. Un convoi de vieux garçon==
 
== LXIX. Un convoi de vieux garçon ==
 
<p>
- Maintenant, il nous survient une grande difficulté, dit le maître des
cérémonies. Nous avons les quatre glands du poêle à garnir… S’il n’y
Ligne 8 188 ⟶ 8 289 :
couleurs-là. Je demandais à voir ce pauvre cher malade ; mais on ne m’a
jamais laissé monter.</p><p>
- L’invâme Zibod !… dit Schmucke en serrant sur son coeurcœur la main calleuse du garçon de théâtre.</p><p>
- C’était le roi des hommes, ce brave monsieur Pons.</p><p>
Tous les mois, il me donnait cent sous… Il savait que j’ai trois enfants et une femme. Ma femme est à l’église.</p><p>
Ligne 8 238 ⟶ 8 339 :
toutes les dépenses, en veillant sur son client Le modeste corbillard
de Cibot, escorté de soixante à quatre-vingts personnes, fut accompagné
par tout ce monde jusqu’au cimetière. AÀ la sortie de l’église, le
convoi de Pons eut quatre voitures de deuil ; une pour le clergé, les
trois autres pour les parents ; mais une seule fut nécessaire, car le
Ligne 8 256 ⟶ 8 357 :
cimetière, et reviennent-elles à la maison mortuaire, où les cochers
demandent un pourboire. On ne se figure pas le nombre des gens pour qui
la mort est un abreuvoir. Le bas clergé de l’Eglisel’Église, les pauvres, les
croque-morts, les cochers, les fossoyeurs, ces natures spongieuses se
retirent gonflées en se plongeant dans un corbillard. De l’église, où
Ligne 8 263 ⟶ 8 364 :
comme les criminels allaient du Palais à la place de Grève. Il menait
son propre convoi, tenant dans sa main la main du garçon Topinard, le
seul homme qui eût dans le coeurcœur un vrai regret de la mort de Pons.
Topinard, excessivement touché de l’honneur qu’on lui avait fait en lui
confiant un des cordons du poêle, et content d’aller en voiture,
possesseur d’une paire de gants, commenCait à entrevoir dans le convoi
de Pons une des grandes journées de sa vie. Abîmé de douleur, soutenu
par le contact de cette main à laquelle répondait un coeurcœur, Schmucke se
laissait rouler absolument comme ces malheureux veaux conduits en
charrette à l’abattoir. Sur le devant de la voiture se tenaient
Ligne 8 315 ⟶ 8 416 :
au-dessus duquel quatre hommes tenaient avec des cordes la bière de
Pons sur laquelle le clergé disait sa dernière prière, l’Allemand fut
pris d’un tel serrement de coeurcœur, qu’il s’évanouit.</p>
== LXXI. Pour ouvrir une succession, on ferme toutes les portes==
 
Ligne 8 417 ⟶ 8 518 :
honnête homme. Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes une canaille.
Oui, oui, grattez-vous le bras !… mais empochez ça !…</p><p>
- Pas de mots, pas de colère, ma mie, dit Fraisier. EcoutezÉcoutez-moi ! Vous
avez fait votre pelote… Ce matin, pendant les préparatifs du convoi,
j’ai trouvé ce catalogue, en double, écrit tout entier de la main de
Ligne 8 427 ⟶ 8 528 :
Anglais, représente un chevalier de Malte en prières, et se trouvait
au-dessus du tombeau de la famille Rossi. Sans la date, on pourrait
attribuer cette oeuvreœuvre à Raphaël. Ce morceau me semble supérieur au
portrait de Baccio Bandinelli, du Musée, qui est un peu sec, tandis que
ce chevalier de Malte est d’une fraîcheur due à la conservation de la
Ligne 8 435 ⟶ 8 536 :
cérémonies complétait son nombre de personnes pour tenir les cordons du
poêle, j’ai vérifié les tableaux, et il y a huit substitutions de
toiles ordinaires et sans numéros, à des oeuvresœuvres indiquées comme
capitales par feu monsieur Pons et qui ne se trouvent plus… Et enfin,
il manque un petit tableau sur bois, de Metzu, désigné comme un
chef-d’oeuvre…d’œuvre…</p><p>
- Est-ce que j’étais gardienne de tableaux ? moi ! dit la Cibot.</p><p>
- Non, mais vous étiez femme de confiance, faisant le ménage et les affaires de monsieur Pons, et s’il y a vol…</p><p>
Ligne 8 444 ⟶ 8 545 :
Schmucke, d’après les ordres de monsieur Pons, pour subvenir à ses
besoins.</p><p>
- AÀ qui ?</p><p>
- AÀ messieurs ElieÉlie Magus et Rémonencq…</p><p>
- Combien ?…</p><p>
- Mais, je ne m’en souviens pas !…</p><p>
- EcoutezÉcoutez, ma chère madame Cibot, vous avez fait votre pelote, elle est
dodue !… reprit Fraisier. J’aurai l’oeill’œil sur vous, je vous tiens…
Servez-moi, je me tairai ! Dans tous les cas, vous comprenez que vous ne
devez compter sur rien de la part de monsieur le président Camusot, du
Ligne 8 507 ⟶ 8 608 :
- Monsieur…</p><p>
- Tu veux te mêler de faire des affaires, de mettre ton doigt dans des
successions !… Mais, malheureux, tu serais écrasé comme un oeufœuf ! J’ai
pour protecteur Son Excellence Monseigneur le comte Popinot, homme
d’esprit et d’un grand caractère, que le roi a eu la sagesse de
rappeler dans son conseil… Cet homme d’Etatd’État, ce politique supérieur,
je parle du comte Popinot, a marié son fils aîné à la fille du
président de Marville, un des hommes les plus considérables et les plus
Ligne 8 594 ⟶ 8 695 :
là notre plus forte affaire que les successions. Mais j’ai rarement vu
des légataires universels suivre les testateurs dans la tombe.</p><p>
- Ch’irai, moi ! dit Schmucke qui se sentit après tant de coups des douleurs intolérables au coeurcœur.</p><p>
- Ah ! voilà monsieur Villemot ! s’écria la Sauvage.</p><p>
- Monsir Fillemod, dit le pauvre Allemand, rebrezendez-moi…</p><p>
Ligne 8 684 ⟶ 8 785 :
fizaches de digre… Ch’enferrai gerger mes baufres avvaires, dit-il.</p><p>
- Où Monsieur va-t-il ?</p><p>
- AÀ la crase de Tieu ! répondit le légataire universel en faisant un geste sublime d’indifférence.</p><p>
- Faites-le-moi savoir, dit Villemot.</p><p>
- Suis-le, dit Fraisier à l’oreille du premier clerc.</p><p>
Ligne 8 759 ⟶ 8 860 :
pièce, donnée comme chambre de domestique, permettait d’annoncer le
logement de Topinard, comme un appartement complet, et de le taxer à
quatre cents francs de loyer. AÀ l’entrée, pour masquer la cuisine, il
existait un tambour cintré, éclairé par un oeilœil-de-boeufbœuf sur la cuisine
et formé par la réunion de la porte de la première chambre et par celle
de la cuisine, en tout trois portes. Ces trois pièces carrelées en
Ligne 8 782 ⟶ 8 883 :
linge, était bariolée d’affiches de spectacle et de gravures prises
dans des journaux ou provenant des prospectus des livres illustrés.
EvidemmentÉvidemment l’aîné de la famille Topinard, dont les livres de classe se
voyaient dans un coin, était chargé du ménage, lorsqu’à six heures, le
père et la mère faisaient leur service au théâtre. Dans beaucoup de
familles de la classe inférieure, dès qu’un enfant atteint l’âge de six
ou sept ans, il joue le rôle de la mère vis-à-vis de ses soeurssœurs et de
ses frères.</p><p>
On conçoit, sur ce léger croquis, que les Topinard étaient, selon la
phrase devenue proverbiale, pauvres mais honnêtes. Topinard avait
environ quarante ans, et sa femme, ancienne coryphée des choeurschœurs,
maîtresse, dit-on, du directeur en faillite à qui Gaudissard avait
succédé, devait avoir trente ans. Lolotte avait été belle femme, mais
Ligne 8 863 ⟶ 8 964 :
quittance !</p><p>
- Nus n’afons rien rési, dit le bon Allemand. Ed si che fiens à fus,
c’esde que che zuis tans la rie et sans eine liart… AÀ qui afez-fus
remis la cradivigation ?</p><p>
- AÀ votre portière !…</p><p>
- Madame Zibod ! s’écria le musicien. Ele a dué Bons, elle l’a follé,
elle l’a fenti… Ele fouleid prîler son desdamand… C’esde eine
Ligne 8 874 ⟶ 8 975 :
- On m’a mis à la borde… Che zuis édrencher, che ne gonnais rien aux lois…</p><p>
- Pauvre bonhomme ! pensa Gaudissard en entrevoyant la fin probable
d’une lutte inégale. - EcoutezÉcoutez, lui dit-il, savez-vous ce que vous avez
à faire ?</p><p>
- Ch’ai eine homme d’avvaires !</p><p>
Ligne 8 880 ⟶ 8 981 :
une somme et une rente viagère, et vous vivrez tranquille…</p><p>
- Che ne feux bas audre chosse ! répondit Schmucke.</p><p>
- Eh bien ! laissez-moi vous arranger cela, dit Gaudissard à qui, la veille, Fraisier, avait dit son plan.</p>
 
== LXXVI. Où le Gaudissard se montre généreux==
 
== LXXVI. Où le Gaudissard se montre généreux ==
 
<p>
Gaudissard pensa pouvoir se faire un mérite auprès de la jeune
vicomtesse Popinot et de sa mère de la conclusion de cette sale
affaire, et il serait au moins Conseiller-d’Etatd’État un jour, se disait-il.</p><p>
- Che fus tonne mes bouvoirs…</p><p>
- Eh bien ! voyons ! D’abord, tenez, dit le Napoléon des théâtres du
Ligne 8 929 ⟶ 9 032 :
clair dans les choses de ce bas monde.</p><p>
- Il est fou ! se dit Gaudissard.</p><p>
Et, pris de pitié pour cet innocent, le directeur eut une larme à l’oeill’œil.</p><p>
- Ha ! fous me gombrenez ! monsir le tirecdir ! hé pien ! ced hôme à la
bedide file est Dobinard, qui serd l’orguestre et allime les lambes ;
Ligne 8 941 ⟶ 9 044 :
que les victoires des conquérants. Gaudissard cachait sous ses vanités,
sous sa brutale envie de parvenir, et de se hausser jusqu’à son ami
Popinot, un bon coeurcœur, une bonne nature. Donc, il effaça ses jugements
téméraires sur Schmucke, et passa de son côté.</p><p>
- Vous aurez tout cela ! mais je ferai mieux, mon cher Schmucke. Topinard est un homme de probité…</p><p>
Ligne 8 959 ⟶ 9 062 :
Et il chanta cette opinion politique pour chasser son émotion.</p><p>
- Faites avancer ma voiture ! dit-il à son garçon de bureau.</p><p>
Il descendit et cria au cocher : - Rue de Hanovre ! L’ambitieux avait reparu tout entier ! Il voyait le Conseil-d’Etatd’État.</p>
== LXXVII. Manière de rattraper une succession==
 
Ligne 9 006 ⟶ 9 109 :
- Eh bien ! madame, où sont ces messieurs ? demanda l’ancien avoué de Mantes.</p><p>
- Partis ! en me disant de renoncer à l’affaire ! répondit madame de Marville.</p><p>
- Renoncer ! dit Fraisier avec un accent de rage contenue. EcoutezÉcoutez, madame…</p><p>
Et il lut la pièce suivante :</p><p>
"AÀ la requête de, etc…, je passe le verbiage.</p><p>
"Attendu qu’il a été déposé entre les mains de monsieur le président du
tribunal de première instance, un testament reçu par maître Léopold
Ligne 9 017 ⟶ 9 120 :
sieur Schmucke, Allemand ;</p><p>
"Attendu que le requérant se fait fort de démontrer que le testament
est l’oeuvrel’œuvre d’une odieuse captation, et le résultat de manoeuvresmanœuvres
réprouvées par la loi ; qu’il sera prouvé par des personnes éminentes
que l’intention du testateur était de laisser sa fortune à mademoiselle
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C’est-à-dire que, selon moi, il est déjà fort embarrassé de ses deux
mille cinq cents francs de rente, et vous le provoquez à la débauche…</p><p>
- C’est d’un bien noble coeurcœur, dit la présidente, d’enrichir ce garçon
qui regrette notre cousin. Mais moi je déplore la petite bisbille qui
nous a brouillés, monsieur Pons et moi ; s’il était revenu, tout lui
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madame, à la bienveillance de votre charmante fille, la vicomtesse
Popinot ; qu’elle dise à mon illustre ami, son bon et excellent père, à
ce grand homme d’Etatd’État, combien je suis dévoué à tous les siens, et
qu’il me continue sa précieuse faveur. J’ai dû la vie à son oncle, le
juge, et je lui dois ma fortune… Je voudrais tenir de vous et de
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- Adorable ! reprit Gaudissard en baisant la main sèche de madame de Marville.</p><p>
Conclusion</p><p>
AÀ quatre heures, se trouvaient réunis dans le cabinet de monsieur
Berthier, notaire, d’abord Fraisier, rédacteur de la transaction, puis
Tabareau, mandataire de Schmucke, et Schmucke lui-même, amené par
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Bordin. Schmucke prit le papier, le lut, et en se voyant traité comme
il l’était, ne comprenant rien aux gentillesses de la procédure, il
reçut un coup mortel. Ce gravier lui boucha le coeurcœur. Topinard reçut
Schmucke dans ses bras ; ils étaient alors tous deux sous la porte
cochère du notaire. Une voiture vint à passer, Topinard y fit entrer le
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Tout le monde désirera sans doute savoir ce qu’est devenue l’héroïne de
cette histoire, malheureusement trop véridique dans ses détails, et
qui, superposée à la précédente, dont elle est la soeursœur jumelle, prouve
que la grande force sociale est le caractère. Vous devinez, ô amateurs,
connaisseurs et marchands, qu’il s’agit de la collection de Pons ! Il
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- Oh ! milord, dit modestement le comte Popinot, en fait de tableaux,
personne, je ne dirai pas à Paris, mais en Europe, ne peut se flatter
de rivaliser avec un inconnu, un Juif nommé ElieÉlie Magus, vieillard
maniaque, le chef des tableaumanes. Il a réuni cent et quelques
tableaux qui sont à décourager les amateurs d’entreprendre des
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- Non, reprit l’étranger, mais où trouvez-vous le temps de chercher ? Les curiosités ne viennent pas à vous…</p><p>
- Mon père avait déjà, dit la vicomtesse Popinot, un noyau de
collection, il aimait les arts, les belles oeuvresœuvres ; mais la plus grande
partie de ses richesses vient de moi !</p><p>
- De vous ! madame ?… si jeune ! vous aviez ces vices-là, dit un prince russe.</p><p>
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cousin qui m’aimait beaucoup et qui avait passé quarante et quelques
années, depuis 1805, à ramasser dans tous les pays, et principalement
en Italie, tous ces chefs-d’oeuvre…d’œuvre…</p><p>
- Et comment l’appelez-vous ? demanda le milord.</p><p>
- Pons ! dit le président Camusot.</p><p>
- C’était un homme charmant, reprit la présidente de sa petite voix
flûtée, plein d’esprit, original, et avec cela beaucoup de coeurcœur. Cet
éventail que vous admirez, milord, et qui est celui de madame de
Pompadour, il me l’a remis un matin en me disant un mot charmant que
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nous aussi nous avons mieux aimé la vendre ainsi, car il est si affreux
de voir disperser de belles choses qui avaient tant amusé ce cher
cousin. ElieÉlie Magus fut alors l’appréciateur, et c’est ainsi, milord,
que j’ai pu avoir le cottage bâti par votre oncle, et où vous nous
ferez l’honneur de venir nous voir.</p><p>
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excellente, ayant mis ailleurs le petit verre, Rémonencq l’avala. Cette
fin, digne de ce scélérat, prouve en faveur de la Providence que les
peintres de moeursmœurs sont accusés d’oublier, peut-être à cause des
dénouements de drames qui en abusent.</p><p>
Excusez les fautes du copiste !</p><p>
Paris, juillet 1846 - mai 1847</p>
 
 
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