« Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 2/Chapitre 4 » : différence entre les versions

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=== I ===
I
 
À la fin de l’année 1811, les souverains de l’Europe occidentale renforcèrent leurs armements, et concentrèrent leurs troupes. En 1812, ces forces réunies, qui se composaient de millions d’hommes, y compris, et ceux qui les commandaient, et ceux qui devaient les approvisionner, se mettaient en marche vers les frontières de la Russie, qui, de son côté, dirigeait ses soldats vers le même but. Le 12 juin, les armées de l’Occident entrèrent en Russie, et la guerre éclata !… C’est-à-dire qu’à ce moment eut lieu un événement en complet désaccord avec la raison et avec toutes les lois divines et humaines !
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Aucun des actes de leur soi-disant libre arbitre n’est un acte volontaire : il est lié à priori à la marche générale de l’histoire et de l’humanité, et sa place y est fixée à l’avance de toute éternité.
 
=== II ===
II
 
Napoléon quitta Dresde le 4 juin ; il y avait séjourné trois semaines, au milieu d’une cour composée de princes, de grands-ducs, de rois et même d’un empereur. Aimable avec les princes et les rois qui méritaient bien de lui, il avait fait la leçon à ceux dont il croyait avoir sujet d’être mécontent, offert en cadeau à l’impératrice d’Autriche des perles et des diamants enlevés à des souverains, et embrassé avec tendresse Marie-Louise, qui se considérait comme sa femme légitime, bien que la première fût à Paris, incapable, à ce qu’il semble, de se consoler du chagrin que lui causait leur séparation. Malgré la foi des diplomates dans la possibilité du maintien de la paix, et leurs efforts en ce sens, malgré la lettre autographe de Napoléon à l’Empereur Alexandre commençant par ces mots : « Monsieur mon frère », contenant « l’assurance sincère qu’il ne voulait pas de guerre », et se terminant par des protestations d’affection et d’estime éternelles, il allait rejoindre l’armée, et donnait, à chaque nouveau relais, des ordres incessants à l’effet d’accélérer la marche des troupes dirigées de l’Occident vers l’Orient. Il voyageait dans une voiture fermée, attelée de six chevaux, accompagné de pages, d’aides de camp et d’une nombreuse escorte ; sa route était tracée par Posen, Thorn, Danzig, Kœnigsberg, et dans chacune de ces villes des milliers d’individus se portaient à sa rencontre avec un enthousiasme mêlé de terreur.
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Le soir même, Napoléon, après avoir lancé l’ordre d’accélérer l’envoi des faux assignats destinés à la Russie, et après avoir fait fusiller un Saxon sur lequel on avait saisi des renseignements sur la situation de l’armée française, décora de l’ordre de la Légion d’honneur, dont il était le chef suprême, le colonel des uhlans qui, sans nécessité, s’était précipité dans l’endroit le plus profond du fleuve !… Quos vult perdere, Jupiter dementat !
 
=== III ===
 
L’Empereur Alexandre, établi à Vilna depuis plus d’un mois, y employait tout son temps à des revues et des manœuvres. Rien n’était prêt pour la guerre, bien qu’elle fût prévue depuis longtemps, et c’était pour s’y préparer que l’Empereur avait quitté Pétersbourg. Il n’existait aucun plan général, et l’indécision quant au choix à faire entre tous ceux que l’on proposait ne fit qu’augmenter, à la suite des quatre semaines le séjour de Sa Majesté au quartier général. Chacune des trois armées avait son commandant en chef, mais il n’y avait pas de généralissime, et l’Empereur ne voulait pas en assumer les fonctions. Plus il restait à Vilna, plus les préparatifs traînaient en longueur, et il semblait que les efforts de l’entourage impérial n’eussent d’autre but que de faire oublier à Sa Majesté la guerre prochaine, et de rendre son séjour aussi agréable que possible.
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« Alexandre. »
 
=== IV ===
IV
 
L’Empereur envoya ensuite chercher Balachow, lui lut sa lettre, le chargea d’aller la remettre en personne à l’Empereur des Français, et, lui répétant de nouveau les paroles qu’il lui avait dites au bal, lui ordonna de les rapporter telles quelles à Napoléon. Il ne les avait pas mises dans sa lettre, comprenant, avec son tact habituel, qu’il n’était pas convenable de les prononcer au moment où il faisait une dernière tentative pour le maintien de la paix ; mais il réitéra l’ordre à Balachow de les redire textuellement à Napoléon lui-même. Partant aussitôt avec un trompette et deux cosaques, Balachow arriva, au point du jour, au village de Rykonty, occupé par des avant-postes de cavalerie française, en deçà du Niémen.
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Balachow, croyant trouver Napoléon à peu de distance de là, continua son chemin, mais, arrivé au premier village, il fut arrêté cette fois par les sentinelles du corps d’infanterie de Davout, et l’aide de camp du chef de corps le conduisit jusqu’à l’habitation du maréchal.
 
=== V ===
V
 
Davout, l’Araktchéïew de l’Empereur Napoléon, en avait, avec la poltronnerie en moins, toute la sévérité, et toute l’exactitude dans le service, et, comme lui, ne savait témoigner son dévouement à son maître que par des actes de cruauté.
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Peu de jours auparavant, des sentinelles du régiment de Préobrajensky avaient monté la garde à l’entrée de la maison où l’on conduisit Balachow : il y avait maintenant deux grenadiers français, aux uniformes gros-bleu à revers et en bonnets à poils, une escorte de hussards, de lanciers, et une brillante suite d’aides de camp attendant la sortie de Napoléon. Ils étaient groupés au bas du perron près de son cheval de selle, dont le mamelouk Roustan tenait les brides. Ainsi, Napoléon le recevait dans la même maison où Alexandre lui avait confié son message.
 
=== VI ===
VI
 
Le luxe et la magnificence déployés autour de l’Empereur des Français surprirent Balachow, bien qu’il fût habitué à la pompe des cours.
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« Assurez en mon nom votre Empereur, continua-t-il, que je lui suis dévoué comme par le passé ; je le connais, et j’apprécie hautement ses grandes qualités. Je ne vous retiens plus, général ; vous recevrez ma réponse à l’Empereur… » Et, saisissant son chapeau, il marcha rapidement vers la sortie ; sa suite se précipita aussitôt sur l’escalier pour le précéder et l’attendre au bas du perron.
 
=== VII ===
 
Après cette explosion de colère et ces dernières paroles si sèches, Balachow resta convaincu que Napoléon ne le ferait plus demander, et éviterait même de le voir, lui, l’ambassadeur humilié, témoin de son emportement déplacé. Mais, à sa grande surprise, il fut invité par Duroc à la table de l’Empereur pour ce même jour. Bessières, Caulaincourt et Berthier y dînaient également.
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Balachow, chargé par Napoléon d’une lettre pour l’Empereur Alexandre, la dernière qu’il lui écrivit, rendit compte au Tsar de l’accueil qui lui avait été fait… et la guerre éclata !
 
=== VIII ===
 
Le prince André quitta Moscou peu de temps après son entrevue avec Pierre, et se rendit à Pétersbourg ; il disait que c’était pour ses affaires, mais en réalité c’était pour y découvrir Kouraguine, avec qui il tenait à avoir une rencontre. Kouraguine, averti par son beau-frère, s’empressa de s’éloigner, et obtint du ministre de la guerre un emploi dans notre armée de Moldavie. Koutouzow, en revoyant le prince André, qu’il avait toujours beaucoup aimé, lui offrit de l’attacher à son état-major ; il venait d’être nommé général en chef de cette armée, et allait se rendre sur les lieux ; le prince André accepta, et ils partirent ensemble.
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Bien que les éléments qui composaient son existence fussent les mêmes qu’autrefois, ils ne lui apportaient plus aujourd’hui que des impressions sans lien entre elles, et isolées.
 
=== IX ===
IX
 
Le prince André arriva à la fin de juin au quartier général. La première armée, celle que l’Empereur commandait, occupait sur la Drissa un camp retranché. La seconde, qui en était séparée, disait-on, par des forces ennemies considérables, se repliait pour la rejoindre. Il régnait des deux côtés un grand mécontentement, causé par la marche générale des opérations militaires, mais il ne venait à l’idée de personne de craindre une invasion étrangère dans les gouvernements russes, et de croire que la guerre pût être portée au delà des provinces polonaises de l’Ouest.
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Schichkow, le secrétaire d’État, l’un des membres les plus influents de ce parti, adressa, de concert avec Balachow et Araktchéïew, une lettre à l’Empereur, dans laquelle, usant de la permission qui leur avait été accordée de discuter l’ensemble des opérations, ils l’engageaient respectueusement à retourner dans sa capitale, afin d’exciter l’ardeur guerrière de son peuple, de l’enflammer par ses paroles, de le soulever pour la défense de la patrie, et de provoquer en lui cet élan enthousiaste qui devint plus tard une des causes du triomphe de la Russie, et auquel contribua jusqu’à un certain point la présence de Sa Majesté à Moscou. Le conseil, présenté sous cette forme, fut approuvé et le départ de l’Empereur décidé.
 
=== X ===
X
 
Cette lettre n’avait pas encore été portée à la connaissance de l’Empereur, lorsque Barclay annonça un jour au prince André, pendant le dîner, qu’il devait se rendre le même soir, à six heures, chez Bennigsen, Sa Majesté ayant témoigné le désir de le questionner en personne au sujet de la Turquie.
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Les quelques mots qu’il échangea avec le prince André et Czernichew à propos de la guerre actuelle furent dits par lui du ton d’un homme qui prévoit un triste résultat et ne peut que le déplorer. Les houppettes de cheveux ébouriffés qui pendaient sur sa nuque, et les mèches bien lissées ramenées sur ses tempes étaient en harmonie avec l’expression de ses paroles, il passa ensuite dans le salon contigu, d’où l’on entendit aussitôt s’élever sa voix forte et grondeuse.
 
=== XI ===
XI
 
Le prince André avait eu à peine le temps de tourner les yeux d’un autre côté, que le comte Bennigsen entra précipitamment, et, le saluant d’un signe de tête, passa dans la cabine en donnant des ordres à son aide de camp. Il avait précédé l’Empereur pour prendre quelques dispositions et le recevoir chez lui. Czernichew et Bolkonsky sortirent sur le perron : le Souverain descendait de cheval. Il avait l’air fatigué, et la tête inclinée en avant ; on voyait qu’il écoutait avec ennui les observations que lui adressait Paulucci avec une véhémence toute particulière : il fit un pas en avant pour y couper court, mais l’Italien, rouge d’excitation et oubliant toute convenance, le suivit sans s’interrompre :
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Le lendemain, à la revue, l’Empereur lui demanda où il désirait servir, et le prince André se perdit à tout jamais dans l’opinion du monde de la cour en se bornant tout simplement à désigner l’armée active, au lieu de solliciter un emploi auprès de Sa Majesté.
 
=== XII ===
 
Nicolas Rostow reçut, un peu avant l’ouverture de la campagne, une lettre de ses parents ; ils l’informaient, en quelques mots, de la maladie de Natacha et de la rupture de son mariage, « qu’elle-même avait rompu, » disaient-ils ; ils l’engageaient de nouveau à quitter le service et à revenir auprès d’eux. Il leur exprima dans sa réponse tous les regrets que lui causaient la maladie et le mariage manqué de sa sœur, les assura qu’il ferait son possible pour réaliser leur souhait, mais se garda bien de demander un congé.
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– Par ici, répondait Rostow… Vois donc, quels éclairs ! »
 
=== XIII ===
 
La kibitka du docteur stationnait devant le cabaret, où cinq officiers s’étaient réfugiés. Marie Henrikovna, une jolie blonde, un peu forte, en bonnet de nuit et en camisole, assise sur le banc, à la place d’honneur, cachait en partie son mari étendu derrière elle et dormant profondément. On riait, et l’on causait au moment de l’apparition des deux nouveaux venus.
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L’expression de la physionomie du docteur, qui suivait d’un œil farouche chacun de ses gestes, augmenta la gaieté des officiers, qui, ne pouvant retenir leurs rires, s’ingéniaient à leur trouver des prétextes plus ou moins plausibles. Lorsqu’il eut enfin emmené sa jolie moitié, les officiers s’étendirent à leur tour, en se couvrant de leurs manteaux encore humides ; mais ils ne dormirent pas, et continuèrent longtemps à plaisanter sur la frayeur du docteur et sur la gaieté de sa femme ; quelques-uns même allèrent de nouveau sur le perron, pour tâcher de deviner ce qui se passait dans la kibitka. Rostow essaya bien, il est vrai, de s’endormir à différentes reprises, mais chaque fois une nouvelle plaisanterie l’arrachait au sommeil qui le gagnait, et la conversation recommençait de plus belle, au milieu de joyeux éclats de rire, sans rime ni raison, de vrais rires d’enfants !
 
=== XIV ===
 
Personne ne dormait encore à trois heures de la nuit, lorsque le maréchal des logis apporta l’ordre de se mettre en marche vers le bourg d’Ostrovna.
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Ce bruit, en se rapprochant, excita encore plus l’ardeur et la gaieté de Rostow. Crânement campé sur sa selle, il voyait se dérouler à ses pieds tout le terrain du combat, et prenait part de tout son cœur à l’attaque des uhlans. Lorsque ceux-ci fondirent sur la cavalerie française, il y eut quelques instants de confusion générale dans un tourbillon de fumée ; puis il les vit revenir en arrière sur la gauche, et il aperçut soudain, au milieu d’eux et de leurs chevaux alezans, des groupes compacts de dragons bleus français, montés sur des chevaux gris pommelé, qui les repoussaient avec vigueur.
 
=== XV ===
XV
 
L’œil exercé de Rostow avait été le premier à se rendre compte de ce qui se passait : les uhlans, poursuivis par l’ennemi, fuyaient à la débandade et se rapprochaient de plus en plus. Déjà on pouvait distinguer les gestes de ces hommes, si petits à distance ; on pouvait les voir se choquer, s’attaquer, se saisir mutuellement, en brandissant leurs sabres.
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Pendant que Nicolas Rostow s’absorbait dans ces questions, d’autant plus embarrassantes, qu’il n’y trouvait aucune réponse plausible, la roue de la fortune tourna subitement en sa faveur. Avancé à la suite de l’affaire d’Ostrovna, on lui donna deux escadrons de hussards, et dès ce moment, lorsqu’on eut besoin d’un brave officier, ce fut toujours à lui qu’on accorda la préférence.
 
=== XVI ===
 
À la nouvelle de la maladie de Natacha, la comtesse se mit en route, quoique encore souffrante et affaiblie, avec Pétia et toute sa suite ; arrivée à Moscou, elle s’établit dans sa maison, où le reste de sa famille s’était déjà transporté.
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Cependant, en dépit de cette circonstance, et malgré l’innombrable quantité de flacons et de boîtes de pilules, de gouttes et de poudres, dont Mme Schoss, qui les aimait à la folie, se fit, pour son usage, une collection complète, la jeunesse finit par prendre le dessus : les impressions journalières de la vie atténuèrent peu à peu le chagrin de Natacha, la douleur aiguë qui avait brisé son cœur glissa doucement dans le passé, et ses forces physiques revinrent insensiblement.
 
=== XVII ===
 
Natacha devint plus calme, mais sa gaieté ne reparut pas. Elle évitait même tout ce qui aurait pu la distraire, les bals, les promenades, les théâtres et les concerts, et lorsqu’elle souriait, on devinait des larmes derrière son triste sourire. Chanter, elle ne le pouvait plus ! Les pleurs l’étouffaient au premier son de sa voix, pleurs de repentir, pleurs causés par le souvenir de ce temps si pur, passé à tout jamais ! Il lui semblait que le rire et le chant profanaient sa douleur ! Quant à la coquetterie, elle n’y pensait guère : les hommes lui étaient tous aussi indifférents que le vieux bouffon Nastacia Ivanovna, et elle disait vrai. Un sentiment intime lui interdisait encore tout plaisir : elle ne retrouvait plus en elle-même les mille et un intérêts de sa vie de jeune fille, de cette vie insouciante, pleine de folles espérances. Que n’aurait-elle donné pour faire revivre un jour, un seul jour de l’automne dernier passé à Otradnoë avec Nicolas, vers qui son cœur se reportait à tout instant avec une douloureuse angoisse ? Hélas ! c’était fini, et fini à jamais !… et son pressentiment ne l’avait pas trompée ! C’en était fait de sa liberté d’alors, de ses aspirations vers des joies inconnues, et cependant il fallait vivre !
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La comtesse cracha en regardant ses ongles20, et retourna, toute joyeuse, au salon.
 
=== XVIII ===
 
Des bruits de plus en plus inquiétants sur la marche de la guerre se répandirent à Moscou, vers le commencement de juillet. On parlait d’une proclamation de l’Empereur à son peuple et de sa prochaine arrivée ; on disait qu’il quittait l’armée parce qu’elle était en danger ; que Smolensk s’était rendu ; que Napoléon avait avec lui un million d’hommes, et qu’un miracle seul pouvait sauver la Russie.
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Impressionnable et fortement troublée comme elle l’était en ce moment, Natacha fut profondément remuée par cette prière. Elle en écouta religieusement les passages où il était question des victoires de Moïse, de Gédéon, de David, de la destruction de Jérusalem, et pria Dieu, d’un cœur attendri et ému, mais sans se rendre bien compte de ce qu’elle lui demandait. Lorsqu’il s’agissait pour elle d’en obtenir un esprit pur, le raffermissement de sa foi, de lui rendre l’espoir et de lui inspirer l’amour fraternel, elle y mettait toute son âme ; mais comment pouvait-elle demander à Dieu de lui laisser fouler aux pieds ses ennemis, lorsque peu d’instants auparavant elle avait souhaité d’en avoir beaucoup, afin de pouvoir les aimer tous et de prier pour eux ? Comment, d’un autre côté, douterait-elle de la vérité de la prière qu’on venait de lire à genoux ? Une terreur pleine de recueillement la pénétra à la pensée des punitions qui frappent les pécheurs ; elle pria avec élan, afin d’obtenir leur pardon et le sien, et il lui sembla que Dieu avait entendu sa prière et qu’il lui accorderait le repos et le bonheur en ce monde.
 
=== XIX ===
 
Depuis le jour où Pierre avait emporté l’impression du regard reconnaissant de Natacha, depuis le jour où il avait contemplé la comète brillant dans l’espace, un horizon nouveau s’était entr’ouvert devant lui : le problème du néant et de la sottise humaine, qui le tourmentait toujours, cessa de le préoccuper. Les terribles énigmes qui à tout moment surgissaient menaçantes dans son esprit s’effacèrent comme par enchantement devant son image. Causait-il ou écoutait-il les propos les plus indifférents, entendait-il citer une action lâche ou une absurdité monstrueuse, il ne s’en effrayait plus comme jadis : il ne se demandait plus pourquoi les hommes s’agitaient ainsi, lorsque à la vie déjà si courte succédait l’inconnu. Mais il se la représentait, elle, telle qu’il venait de la voir, et ses doutes s’envolaient ; son souvenir relevait et le transportait dans le monde idéal et pur, où il ne trouvait plus ni pécheurs ni justes, mais où régnaient la beauté et l’amour, ces deux seules raisons d’être de l’existence. Quelque grandes que fussent les misères morales qu’il venait à découvrir, il se disait : « Que m’importe, après tout, que celui qui a volé l’État et l’Empereur soit comblé d’honneurs, puisqu’elle m’a souri hier, qu’elle m’a prié de retourner chez eux aujourd’hui, que je l’aime, et que personne n’en saura jamais rien ! »
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S’il n’eût été membre d’une société qui prêchait la paix éternelle, il aurait pris du service sans balancer, la vue même des Moscovites devenus militaires et chauvins exaltés, tout en lui inspirant une certaine fausse honte, ne l’eût pas empêché de suivre leur exemple. Toutefois son abstention était principalement motivée par la conviction où il était que lui « l’Russe Bésuhof », dont le nombre égalait celui de la Bête, et qui était prédestiné de toute éternité à la grande œuvre de sa destruction, devait se borner à attendre et à voir venir.
 
=== XX ===
XX
 
Les Rostow avaient l’habitude de réunir à dîner, le dimanche, quelques amis : Pierre se rendit donc chez eux avant l’heure habituelle, pour être plus sûr de les trouver seuls.
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Pierre essaya en vain de sourire : son sourire exprimait la souffrance ; il lui prit la main, la baisa, et sortit sans proférer une parole : il venait de prendre la résolution, de ne plus remettre les pieds chez les Rostow !
 
=== XXI ===
 
Pétia, après avoir été brusquement éconduit, s’enferma dans sa chambre et y pleura à chaudes larmes, mais aucun des siens n’eut l’air de remarquer qu’il avait les yeux rouges lorsqu’il reparut à l’heure du thé.
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Si heureux qu’il fût, Pétia était mécontent de rentrer, et de penser que le plaisir de la journée était fini pour lui. Aussi préféra-t-il aller retrouver son ami Obolensky, lequel était de son âge, et à la veille de partir pour l’armée. De là il fut pourtant obligé de regagner la maison paternelle ; à peine arrivé, il déclara solennellement à ses parents qu’il s’échapperait, si on ne le laissait pas agir à sa guise. Le vieux comte céda ; mais, avant de lui accorder une autorisation formelle, il alla le lendemain même s’informer, auprès de gens compétents, où et comment il pourrait le faire entrer au service, sans trop l’exposer au danger.
 
=== XXII ===
 
Dans la matinée du 15 juillet, trois jours après les événements que nous venons de raconter, de nombreuses voitures stationnaient devant le palais Slobodski.
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– Faites donc attention, Messieurs, vous m’écrasez ! » criait-on à la fois de tous les côtés.
 
=== XXIII ===
 
À ce moment, le comte Rostoptchine, portant l’uniforme de général, avec un cordon en sautoir, fit son entrée dans la salle, et la foule se recula devant lui. Des yeux perçants et un menton des plus accusés accentuaient tout particulièrement son visage.