« La Case de l’oncle Tom/Ch XII » : différence entre les versions

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— J’ai moi-même tout un régiment de nègres, poursuivit l’homme, reprenant sa position et son attaque
contre le chenet ; je leur dis : Enfants, creusez, bêchez, ''courez'', si le cœur vous en dit ! je ne serai jamais sur votre dos à vous espionner, et comme cela, je les gardes. Dès qu’ils se sentent libres de s’enfuir, l’envie leur en passe. De plus, j’ai leurs actes d’affranchissement tout prêts, tout enregistrés, au cas ou je viendrais à chavirer un de ces jours, et ils le savent. Je puis vous dire qu’il n’y a personne dans tout le pays qui tire meilleur parti de ses nègres que moi. J’en ai envoyé à Cincinnati conduire pour cinq cents dollars de poulains, et ils m’ont rapporté l’argent, leste et preste. Ça tombe sous le sens. Traitez-les comme des chiens, et vous aurez de la ''chienne'' de besogne ; traitez-les en hommes, ils travailleront et agiront en hommes. »
 
Dès qu’ils se sentent libres de s’enfuir, l’envie leur en passe. De plus, j’ai leurs actes d’affranchissement tout prêts, tout enregistrés, au cas ou je viendrais à chavirer un de ces jours, et ils le savent. Je puis vous dire qu’il n’y a personne dans tout le pays qui tire meilleur parti de ses nègres que moi. J’en ai envoyé à Cincinnati conduire pour cinq cents dollars de poulains, et ils m’ont rapporté l’argent, leste et preste. Ça tombe sous le sens. Traitez-les comme des chiens, et vous aurez de la ''chienne'' de besogne ; traitez-les en hommes, ils travailleront et agiront en hommes. »
 
Et, dans la chaleur de sa conviction, l’honnête éleveur de bestiaux accompagna cette sortie morale d’un véritable ''feu d’artifice'' dirigé vers l’âtre.
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L’hôte était tout zèle, et un relai d’environ sept nègres, jeunes et vieux, mâles et femelles, petits et grands, s’abattirent alentour comme une volée de perdrix, gazouillant, affairés, se poussant, se coudoyant, se marchant sur les talons, dans leur lutte à préparer la chambre « à maître, » tandis que ce dernier, assis au milieu de la salle, liait conversation avec son voisin.
 
Depuis l’entrée de l’étranger, M. Wilson n’avait cessé de l’examiner d’un œil inquiet et envieux. Il lui semblait l’avoir vu quelque part, mais où ? impossible de se le rappeler. Par moments, quand l’homme parlait, se remuait, souriait, le fabricant tressaillait et le regardait fixement ; puis il détournait la tête, dès que les yeux noirs et brillants rencontraient les siens avec une froide indifférence. Tout à coup un souvenir subit sembla l’éclairer, et il envisagea l’étranger d’un air à la fois si surpris et si effaré, que celui-ci se leva et vint droit à lui.
 
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— Ou…i… oui… oui… monsieur, » répondit M. Wilson, comme s’il essayait de parler dans un rêve.
 
Un nègre vint annoncer que la chambre « à maître » était prête.
 
« Jim, voyez aux malles, dit négligemment le gentilhomme ; et s’adressant à M. Wilson, il ajouta : Je désirerais avoir un moment d’entretien avec vous pour affaires, dans ma chambre, s’il vous plaît. »
 
Je désirerais avoir un moment d’entretien avec vous pour affaires, dans ma chambre, s’il vous plaît. »
 
M. Wilson le suivit, toujours de l’air d’un homme qui marche en rêvant. Ils montèrent au-dessus, dans une grande pièce, où pétillait un feu nouvellement allumé, et où plusieurs domestiques mettaient la dernière main aux arrangements de la chambre.
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— Et après ?
 
— Après, mon maître fit des échanges, et acheta ma sœur aînée ; une douce et pieuse fille — de l’Église des Anabaptistes, — et aussi belle que l’avait été ma pauvre mère, bien élevée aussi, et de bonnes mœurs. Je me réjouis d’abord qu’on l’eût achetée ; c’était pour moi une compagne, une amie. Mais je ne tardai pas à en être fâché. Je me suis tenu à la porte, monsieur, et je l’ai entendu fouetter ; chaque coup me coupait le cœur au vif, et je ne pouvais rien pour elle ! On la fouettait, monsieur, parce qu’elle voulait mener une vie honnête, une vie chrétienne, interdite par vos lois à la pauvre fille esclave. Enfin, je la vis enchaînée avec le troupeau d’un marchand d’hommes, et expédiée au marché de la Nouvelle-Orléans : — et cela uniquement parce qu’elle s’obstinait dans son honnêteté. — Depuis lors je n’en ai plus rien su. Je grandis, — durant de longues années, — sans père, ni mère, ni sœur ; sans une âme qui s’intéressât à moi plus qu’à un chien : fouetté, grondé, affamé ! Oui, monsieur, j’ai eu souvent si grand’faim que j’étais trop heureux de ramasser les os qu’on jetait à la meute ; et pourtant, quand, tout petit garçon, je veillais et pleurait la nuit, ce n’était pas de faim, ce n’était pas à cause du fouet. Non ! je pleurais ''ma mère et mes sœurs'' ; je pleurais de n’avoir pas sur terre un ami qui m’aimât. Je n’avais jamais connu ni paix, ni consolation : jamais on ne m’avait adressé un mot affectueux, jusqu’au jour où j’allai travailler dans votre fabrique, monsieur Wilson. Vous me traitiez humainement ; vous m’encouragiez à bien faire, à apprendre à lire, à écrire, à m’essayer à quelque chose, et Dieu sait quelle reconnaissance je vous en garde ! Ce fut alors que je connus ma femme ; vous l’avez vue, vous savez si elle est belle ! Quand j’appris qu’elle m’aimait, quand je l’épousai, je ne pouvais croire à mon bonheur ! je ne me sentais pas de joie. Et monsieur, son cœur est encore plus beau que son visage. Eh bien ! voilà que, tout au travers, survient mon maître qui m’enlève à mon ouvrage, à mes amis, à tout ce que j’aime, qui me broie et m’enfonce jusqu’aux lèvres dans la boue. Et pourquoi ? parce que, dit-il, j’ai oublié qui j’étais, et qu’il m’apprendra que je ne suis qu’un nègre ! Ce n’est pas tout ; il se jette entre ma femme et moi, il me commande de l’abandonner pour aller vivre avec une autre. Et vos lois qui donnent la puissance de faire tout cela à la face de Dieu et des hommes ! Prenez-y garde, monsieur Wilson, il n’y a pas ''une'' seule de ces choses qui ont brisé le cœur de ma mère, de ma sœur, de ma femme et de moi, que vos lois ne sanctionnent et ne permettent à tout homme de faire dans le Kentucky, sans que personne puisse lui dire non ! Appelez-vous ces lois les lois de ''mon'' pays ? Je n’ai pas de pays, monsieur, pas plus que je n’ai de père ! C’est un pays que je vais chercher. Quant au ''vôtre'', je ne lui demande rien que de me laisser passer. Si j’arrive au Canada, dont les lois m’avouent et me protègent, le Canada sera mon pays, et j’obéirai à ses lois. Mais si quelqu’un essaye de m’arrêter, malheur à lui ! car je suis désespéré. Je combattrai pour ma liberté jusqu’au dernier souffle. Vous honorez vos pères d’en avoir fait autant ; ce qui était juste pour eux, l’est aussi pour moi. »
— Après, mon maître fit des échanges, et acheta ma sœur aînée ; une douce et pieuse fille — de l’Église des Anabaptistes, — et aussi belle que l’avait été ma pauvre mère, bien élevée aussi, et de bonnes mœurs. Je me réjouis d’abord qu’on l’eût achetée ; c’était pour moi une compagne, une amie.
 
Mais je ne tardai pas à en être fâché. Je me suis tenu à la porte, monsieur, et je l’ai entendu fouetter ; chaque coup me coupait le cœur au vif, et je ne pouvais rien pour elle ! On la fouettait, monsieur, parce qu’elle voulait mener une vie honnête, une vie chrétienne, interdite par vos lois à la pauvre fille esclave. Enfin, je la vis enchaînée avec le troupeau d’un marchand d’hommes, et expédiée au marché de la Nouvelle-Orléans : — et cela uniquement parce qu’elle s’obstinait dans son honnêteté. — Depuis lors je n’en ai plus rien su. Je grandis, — durant de longues années, — sans père, ni mère, ni sœur ; sans une âme qui s’intéressât à moi plus qu’à un chien : fouetté, grondé, affamé ! Oui, monsieur, j’ai eu souvent si grand’faim que j’étais trop heureux de ramasser les os qu’on jetait à la meute ; et pourtant, quand, tout petit garçon, je veillais et pleurait la nuit, ce n’était pas de faim, ce n’était pas à cause du fouet. Non ! je pleurais ''ma mère et mes sœurs'' ; je pleurais de n’avoir pas sur terre un ami qui m’aimât. Je n’avais jamais connu ni paix, ni consolation : jamais on ne m’avait adressé un mot affectueux, jusqu’au jour où j’allai travailler dans votre fabrique, monsieur Wilson. Vous me traitiez humainement ; vous m’encouragiez à bien faire, à apprendre à lire, à écrire, à m’essayer à quelque chose, et Dieu sait quelle reconnaissance je vous en garde ! Ce fut alors que je connus ma femme ; vous l’avez vue, vous savez si elle est belle ! Quand j’appris qu’elle m’aimait, quand je l’épousai, je ne pouvais croire à mon bonheur ! je ne me sentais pas de joie. Et monsieur, son cœur est encore plus beau que son visage. Eh bien ! voilà que, tout au travers, survient mon maître qui m’enlève à mon ouvrage, à mes amis, à tout ce que j’aime, qui me broie et m’enfonce jusqu’aux lèvres dans la boue. Et pourquoi ? parce que, dit-il, j’ai oublié qui j’étais, et qu’il m’apprendra que je ne suis qu’un nègre ! Ce n’est pas tout ; il se jette entre ma femme et moi, il me commande de l’abandonner pour aller vivre avec une autre.
 
Et vos lois qui donnent la puissance de faire tout cela à la face de Dieu et des hommes ! Prenez-y garde, monsieur Wilson, il n’y a pas ''une'' seule de ces choses qui ont brisé le cœur de ma mère, de ma sœur, de ma femme et de moi, que vos lois ne sanctionnent et ne permettent à tout homme de faire dans le Kentucky, sans que personne puisse lui dire non ! Appelez-vous ces lois les lois de ''mon'' pays ? Je n’ai pas de pays, monsieur, pas plus que je n’ai de père ! C’est un pays que je vais chercher.
 
Quant au ''vôtre'', je ne lui demande rien que de me laisser passer. Si j’arrive au Canada, dont les lois m’avouent et me protègent, le Canada sera mon pays, et j’obéirai à ses lois. Mais si quelqu’un essaye de m’arrêter, malheur à lui ! car je suis désespéré. Je combattrai pour ma liberté jusqu’au dernier souffle. Vous honorez vos pères d’en avoir fait autant ; ce qui était juste pour eux, l’est aussi pour moi. »
 
Ce récit, fait tantôt assis, tantôt debout, en marchant de long en large dans la chambre, accompagné de pleurs, de regards flamboyants, de gestes énergiques, était plus que n’en pouvait endurer le paisible et bon naturel du digne homme auquel il s’adressait : il tira de sa poche un grand foulard jaune, et s’essuya la figure de toutes ses forces.
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— Je suis abasourdi de votre audace ! descendre ici ! à la taverne la plus voisine !
 
— Précisément ; la chose est si hardie, la taverne si proche, qu’ils n’y penseront pas : ils me chercheront plus loin. Vous-même aviez peine à me reconnaître. Le maître de Jim n’habite pas ce comté ; il n’y est pas connu. Et quant à Jim, toute recherche est abandonnée. Personne ne s’avisera, je pense, de m’arrêter d’après le signalement.
 
Et quant à Jim, toute recherche est abandonnée. Personne ne s’avisera, je pense, de m’arrêter d’après le signalement.
 
— Mais, dit avec hésitation M. Wilson, la marque… dans votre main ? »