« La Débâcle » : différence entre les versions

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==Partie 1==
 
*[[La Débâcle - Partie 1|Partie 1]]
===Chapitre I===
*[[La Débâcle - Partie 2|Partie 2]]
<center>'''Chapitre I'''</center>
*[[La Débâcle - Partie 3|Partie 3]]
 
 
à deux kilomètres de Mulhouse, vers le Rhin, au
milieu de la plaine fertile, le camp était dressé.
Sous le jour finissant de cette soirée d’août, au
ciel trouble, traversé de lourds nuages, les
tentes-abris s’alignaient, les faisceaux
luisaient, s’espaçaient régulièrement sur le front
de bandière ; tandis que, fusils chargés, les
sentinelles les gardaient, immobiles, les yeux
perdus, là-bas, dans les brumes violâtres du
lointain horizon, qui montaient du grand fleuve.
On était arrivé de Belfort vers cinq heures. Il en
était huit, et les hommes venaient seulement de
toucher les vivres. Mais le bois devait s’être
égaré, la distribution n’avait pu avoir lieu.
Impossible d’allumer du feu et de faire la soupe. Il
avait fallu se contenter de mâcher à froid
le biscuit, qu’on arrosait de grands coups
d’eau-de-vie, ce qui achevait de casser les jambes,
déjà molles de fatigue. Deux soldats pourtant, en
arrière des faisceaux, près de la cantine,
s’entêtaient à vouloir enflammer un tas
de bois vert, de jeunes troncs d’arbre qu’ils
avaient coupés avec leurs sabres-baïonnettes, et qui
refusaient
obstinément de brûler. Une grosse fumée, noire et
lente, montait dans l’air du soir, d’une infinie
tristesse.
Il n’y avait là que douze mille hommes, tout ce que
le général Félix Douay avait avec lui du
7e corps d’armée. La première division, appelée la
veille, était partie pour Froeschwiller ; la
troisième se trouvait encore à Lyon ; et
il s’était décidé à quitter Belfort, à se porter
ainsi en avant avec la deuxième division,
l’artillerie de réserve et une division de
cavalerie, incomplète. Des feux avaient été
aperçus à Lorrach. Une dépêche du sous-préfet de
Schelestadt annonçait que les prussiens allaient
passer le Rhin à Markolsheim. Le général, se
sentant trop isolé à l’extrême droite des autres
corps, sans communication avec eux, venait de hâter
d’autant plus son mouvement vers la frontière, que,
la veille, la nouvelle était arrivée de la
surprise désastreuse de Wissembourg. D’une heure à
l’autre, s’il n’avait pas lui-même l’ennemi
à repousser, il pouvait craindre d’être appelé,
pour soutenir le 1er corps. Ce jour-là, ce samedi
d’inquiète journée d’orage, le 6 août,
on devait s’être battu quelque part, du côté de
Froeschwiller : cela était dans le ciel anxieux et
accablant, de grands frissons passaient, de
brusques souffles de vent, chargés d’angoisse. Et,
depuis deux jours, la division croyait marcher au
combat, les soldats s’attendaient à trouver
les prussiens devant eux, au bout de cette marche
forcée de Belfort à Mulhouse.
Le jour baissait, la retraite partit d’un coin
éloigné du camp, un roulement des tambours, une
sonnerie des clairons, faibles encore, emportés par
le grand air. Et Jean Macquart, qui s’occupait
à consolider la tente, en enfonçant les piquets
davantage, se leva. Aux premiers bruits
de guerre, il avait quitté Rognes, tout saignant du
drame où il venait de perdre sa femme Françoise et
les terres qu’elle lui avait apportées ; il s’était
réengagé à trente-neuf ans, retrouvant ses galons de
caporal, tout de suite incorporé
au 106e régiment de ligne, dont on complétait les
cadres ; et, parfois, il s’étonnait encore, de se
revoir avec la capote aux épaules, lui qui, après
Solférino, était si joyeux de quitter le service, de
n’être plus un traîneur de sabre, un tueur de monde.
Mais quoi faire ? Quand on n’a plus de métier,
qu’on n’a plus ni femme ni bien au soleil,
que le coeur vous saute dans la gorge de tristesse et
de rage ? Autant vaut-il cogner sur les ennemis,
s’ils vous embêtent. Et il se rappelait son cri :
ah ! Bon sang ! Puisqu’il n’avait plus de courage
à la travailler, il la défendrait, la vieille terre
de France !
Jean, debout, jeta un coup d’oeil dans le camp, où
une agitation dernière se produisait, au passage de
la retraite. Quelques hommes couraient. D’autres,
assoupis déjà, se soulevaient, s’étiraient d’un air
de lassitude irritée. Lui, patient, attendait
l’appel, avec cette tranquillité d’humeur,
ce bel équilibre raisonnable, qui faisait de lui un
excellent soldat. Les camarades disaient qu’avec de
l’instruction il serait peut-être allé loin.
Sachant tout juste lire et écrire, il
n’ambitionnait même pas le grade de sergent. Quand on
a été paysan, on reste paysan.
Mais la vue du feu de bois vert qui fumait
toujours, l’intéressa, et il interpella les deux
hommes en train de s’acharner, Loubet et
Lapoulle, tous deux de son escouade.
–lâchez donc ça ! Vous nous empoisonnez !
Loubet, maigre et vif, l’air farceur, ricanait.
–ça prend, caporal, je vous assure... souffle donc,
toi !
Et il poussait Lapoulle, un colosse, qui
s’épuisait à déchaîner une tempête, de ses joues
enflées comme des outres, la face congestionnée, les
yeux rouges et pleins de larmes.
Deux autres soldats de l’escouade, Chouteau et
Pache, le premier étalé sur le dos, en fainéant qui
aimait ses
aises, l’autre accroupi, très occupé à recoudre
soigneusement une déchirure de sa culotte,
éclatèrent, égayés par l’affreuse grimace de cette
brute de Lapoulle.
–tourne-toi, souffle de l’autre côté, ça ira mieux !
Cria Chouteau.
Jean les laissa rire. On n’allait peut-être plus en
trouver si souvent l’occasion ; et lui, avec son air
de gros garçon sérieux, à la figure pleine et
régulière, n’était pourtant pas pour la mélancolie,
fermant les yeux volontiers quand ses hommes
prenaient du plaisir. Mais un autre groupe
l’occupa, un soldat de son escouade encore,
Maurice Levasseur, en train, depuis une heure
bientôt, de causer avec un civil, un monsieur roux
d’environ trente-six ans, une face de bon chien,
éclairée de deux gros yeux bleus à fleur de tête,
des yeux de myope qui l’avaient fait réformer.
Un artilleur de la réserve, maréchal des logis,
l’air crâne et d’aplomb avec ses moustaches et sa
barbiche brunes, était venu les rejoindre ; et tous
les trois s’oubliaient là, comme en famille.
Obligeamment, pour leur éviter quelque algarade,
Jean crut devoir intervenir.
–vous feriez bien de partir, monsieur. Voici la
retraite, si le lieutenant vous voyait...
Maurice ne le laissa pas achever.
–restez donc, Weiss.
Et, sèchement, au caporal :
–monsieur est mon beau-frère. Il a une permission
du colonel, qu’il connaît.
De quoi se mêlait-il, ce paysan, dont les mains
sentaient encore le fumier ? Lui, reçu avocat au
dernier automne, engagé volontaire que la protection
du colonel avait fait incorporer dans le 106e, sans
passer par le dépôt, consentait bien à porter le
sac ; mais, dès les premières heures, une
répugnance, une sourde révolte l’avait dressé
contre cet illettré, ce rustre qui le commandait.
–c’est bon, répondit Jean, de sa voix tranquille,
faites-vous empoigner, je m’en fiche.
Puis, il tourna le dos, en voyant bien que Maurice
ne mentait pas ; car le colonel, M De Vineuil,
passait à ce moment, de son grand air noble, sa
longue face jaune coupée de ses épaisses
moustaches blanches ; et il avait salué Weiss
et le soldat d’un sourire. Vivement, le colonel
se rendait à une ferme que l’on apercevait sur la
droite, à deux ou trois cents pas, parmi des pruniers,
et où l’état-major s’était installé pour la nuit.
On ignorait si le commandant du 7e corps se trouvait
là, dans l’affreux deuil dont venait de le frapper
la mort de son frère, tué à Wissembourg. Mais le
général de brigade Bourgain-Des-Feuilles, qui
avait sous ses ordres le 106e, y était sûrement,
très braillard comme à l’ordinaire, roulant son gros
corps sur ses courtes jambes, avec son teint fleuri
de bon vivant que son peu de cervelle ne gênait
point. Une agitation grandissait autour de la ferme,
des estafettes partaient et revenaient à chaque
minute, toute l’attente fébrile des dépêches,
trop lentes, sur cette grande bataille que
chacun sentait fatale et voisine depuis le matin.
Où donc avait-elle été livrée, et quels en étaient à
cette heure les résultats ? à mesure que tombait la
nuit, il semblait que, sur le verger, sur les meules
éparses autour des étables, l’anxiété roulât,
s’étalât en un lac d’ombre. Et l’on disait
encore qu’on venait d’arrêter un espion prussien
rôdant autour du camp, et qu’on l’avait conduit à la
ferme, pour que le général l’interrogeât. Peut-être
le colonel De Vineuil avait-il reçu quelque
télégramme, qu’il courait si fort.
Cependant, Maurice s’était remis à causer avec son
beau-frère Weiss et son cousin Honoré Fouchard,
le maréchal des logis. La retraite, venue de loin,
peu à peu grossie, passa près d’eux, sonnante,
battante, dans la paix mélancolique du crépuscule ;
et ils ne semblèrent même
pas l’entendre. Petit-fils d’un héros de la grande
armée, le jeune homme était né, au Chêne-Populeux,
d’un père détourné de la gloire, tombé à un maigre
emploi de percepteur. Sa mère, une paysanne, avait
succombé en les mettant au monde, lui et sa soeur
jumelle Henriette, qui, toute petite, l’avait
élevé. Et, s’il se trouvait là, engagé
volontaire, c’était à la suite de grandes fautes,
toute une dissipation de tempérament faible et
exalté, de l’argent qu’il avait jeté au jeu, aux
femmes, aux sottises de Paris dévorateur,
lorsqu’il y était venu terminer son droit et
que la famille s’était saignée pour faire de lui un
monsieur. Le père en était mort, la soeur, après
s’être dépouillée, avait eu la chance de trouver un
mari, cet honnête garçon de Weiss, un alsacien de
Mulhouse, longtemps comptable à la raffinerie
générale du Chêne-Populeux, aujourd’hui
contremaître chez M Delaherche, un des
principaux fabricants de drap de Sedan. Et Maurice
se croyait bien corrigé, dans sa nervosité prompte à
l’espoir du bien comme au découragement du mal,
généreux, enthousiaste, mais sans fixité aucune,
soumis à toutes les sautes du vent qui passe. Blond,
petit, avec un front très développé, un nez et un
menton menus, le visage fin, il avait des yeux gris
et caressants, un peu fous parfois.
Weiss était accouru à Mulhouse, à la veille des
premières hostilités, dans le brusque désir d’y
régler une affaire de famille ; et, s’il s’était
servi, pour serrer la main de son beau-frère, du
bon vouloir du colonel De Vineuil, c’était que ce
dernier se trouvait être l’oncle de la jeune
Madame Delaherche, une jolie veuve épousée l’année
d’auparavant par le fabricant de drap, et que Maurice
et Henriette avaient connue gamine, grâce à un
hasard de voisinage. D’ailleurs, outre le colonel,
Maurice venait de retrouver dans le capitaine de sa
compagnie, le capitaine Beaudoin, une connaissance
de Gilberte, la jeune Madame
Delaherche, un ami à elle, intime, disait-on,
lorsqu’elle était à Mézières Madame Maginot,
femme de M Maginot, inspecteur des forêts.
–embrassez bien Henriette pour moi, répétait à
Weiss le jeune homme, qui aimait passionnément sa
soeur. Dites-lui qu’elle sera contente, que je veux
la rendre enfin fière de moi.
Des larmes lui emplissaient les yeux, au souvenir de
ses folies. Son beau-frère, ému lui-même, coupa
court, en s’adressant à Honoré Fouchard,
l’artilleur.
–et, dès que je passerai à Remilly, je monterai
dire à l’oncle Fouchard que je vous ai vu et que
vous vous portez bien.
L’oncle Fouchard, un paysan, qui avait quelques
terres et qui faisait le commerce de boucher
ambulant, était un frère de la mère d’Henriette et
de Maurice. Il habitait Remilly, en haut, sur le
coteau, à six kilomètres de Sedan.
–bon ! Répondit tranquillement Honoré, le père
s’en fiche, mais allez-y tout de même, si ça vous
fait plaisir.
à cette minute, une agitation se produisit, du côté
de la ferme ; et ils en virent sortir, libre,
conduit par un seul officier, le rôdeur, l’homme
qu’on avait accusé d’être un espion. Sans doute, il
avait montré des papiers, conté une histoire, car on
l’expulsait simplement du camp. De si loin,
dans l’ombre naissante, on le distinguait mal,
énorme, carré, avec une tête roussâtre.
Pourtant, Maurice eut un cri.
–Honoré, regarde donc... on dirait le prussien,
tu sais, Goliath !
Ce nom fit sursauter l’artilleur. Il braqua ses
yeux ardents. Goliath Steinberg, le garçon de
ferme, l’homme qui l’avait fâché avec son père,
qui lui avait pris Silvine, toute la vilaine
histoire, toute l’abominable saleté dont il
souffrait encore ! Il aurait couru, l’aurait
étranglé. Mais
déjà l’homme, au delà des faisceaux, s’en allait,
s’évanouissait dans la nuit.
–oh ! Goliath ! Murmura-t-il, pas possible ! Il
est là-bas, avec les autres... si jamais je le
rencontre !
D’un geste menaçant, il avait montré l’horizon
envahi de ténèbres, tout cet orient violâtre, qui
pour lui était la Prusse. Il y eut un silence, on
entendit de nouveau la retraite, mais très
lointaine, qui se perdait à l’autre bout
du camp, d’une douceur mourante au milieu des choses
devenues indécises.
–fichtre ! Reprit Honoré, je vais me faire pincer,
moi, si je ne suis pas là pour l’appel... bonsoir !
Adieu à tout le monde !
Et, ayant serré une dernière fois les deux mains de
Weiss, il fila à grandes enjambées vers le
monticule où était parquée l’artillerie de réserve,
sans avoir reparlé de son père, sans rien avoir fait
dire à Silvine, dont le nom lui brûlait les
lèvres.
Des minutes encore se passèrent, et vers la gauche,
du côté de la deuxième brigade, un clairon sonna
l’appel. Plus près, un autre répondit. Puis, ce fut
un troisième, très loin. De proche en proche, tous
sonnaient à la fois, lorsque Gaude, le clairon de
la compagnie, se décida, à toute volée des notes
sonores. C’était un grand garçon, maigre et
douloureux, sans un poil de barbe, toujours
muet, et qui soufflait ses sonneries d’une haleine
de tempête.
Alors, le sergent Sapin, un petit homme pincé et
aux grands yeux vagues, commença l’appel. Sa voix
grêle jetait les noms, tandis que les soldats qui
s’étaient approchés, répondaient sur tous les tons,
du violoncelle à la flûte. Mais un arrêt se
produisit.
–Lapoulle ! Répéta très haut le sergent.
Personne ne répondit encore. Et il fallut que Jean
se précipitât vers le tas de bois vert, que le
fusilier Lapoulle,
excité par les camarades, s’obstinait à vouloir
enflammer. Maintenant, sur le ventre, le visage
cuit, il chassait au ras du sol la fumée du bois,
qui noircissait.
–mais, tonnerre de dieu ! Lâchez donc ça ! Cria
Jean.
Répondez à l’appel !
Lapoulle, ahuri, se souleva, parut comprendre,
hurla un : présent ! D’une telle voix de sauvage,
que Loubet en tomba sur le derrière, tant il le
trouva farce. Pache, qui avait fini sa couture,
répondit, à peine distinct, d’un marmottement
de prière. Chouteau, dédaigneusement, sans même se
lever, jeta le mot et s’étala davantage.
Cependant, le lieutenant de service, Rochas,
immobile, attendait à quelques pas. Lorsque,
l’appel fini, le sergent Sapin vint lui dire
qu’il ne manquait personne, il gronda dans ses
moustaches, en désignant du menton Weiss
toujours en train de causer avec Maurice :
–il y en a même un de trop, qu’est-ce qu’il fiche,
ce particulier-là ?
–permission du colonel, mon lieutenant, crut devoir
expliquer Jean, qui avait entendu.
Rochas haussa furieusement les épaules, et, sans un
mot, se remit à marcher le long des tentes, en
attendant l’extinction des feux ; pendant que Jean,
les jambes cassées par l’étape de la journée,
s’asseyait à quelques pas de Maurice, dont les
paroles lui arrivèrent, bourdonnantes d’abord,
sans qu’il les écoutât, envahi lui-même de
réflexions obscures, à peine formulées, au fond de
son épaisse et lente cervelle.
Maurice était pour la guerre, la croyait inévitable,
nécessaire à l’existence même des nations. Cela
s’imposait à lui, depuis qu’il se donnait aux idées
évolutives, à toute cette théorie de l’évolution qui
passionnait dès lors la jeunesse lettrée. Est-ce que
la vie n’est pas une guerre de chaque seconde ?
Est-ce que la condition même de la nature n’est pas
le combat continu, la victoire du plus
digne, la force entretenue et renouvelée par l’action,
la vie renaissant toujours jeune de la mort ? Et il
se rappelait le grand élan qui l’avait soulevé,
lorsque, pour racheter ses fautes, cette pensée
d’être soldat, d’aller se battre à la frontière, lui
était venue. Peut-être la France du plébiscite, tout
en se livrant à l’empereur, ne voulait-elle
pas la guerre. Lui-même, huit jours auparavant, la
déclarait coupable et imbécile. On discutait sur
cette candidature d’un prince allemand au trône
d’Espagne ; dans la confusion qui, peu à peu,
s’était faite, tout le monde semblait avoir tort ;
si bien qu’on ne savait plus de quel côté partait la
provocation, et que, seul, debout, l’inévitable
demeurait, la loi fatale qui, à l’heure marquée,
jette un peuple sur un autre. Mais un grand frisson
avait traversé Paris, il revoyait la soirée
ardente, les boulevards charriant la foule, les
bandes qui secouaient des torches, en criant :
à Berlin ! à Berlin ! Devant l’hôtel de ville, il
entendait encore, montée sur le siège d’un cocher,
une grande belle femme, au profil de reine, dans les
plis d’un drapeau et chantant la '' marseillaise. ''
 
était-ce donc menteur, le coeur de Paris
n’avait-il pas battu ? Et puis, comme
toujours chez lui, après cette exaltation nerveuse,
des heures de doute affreux et de dégoût avaient
suivi : son arrivée à la caserne, l’adjudant qui
l’avait reçu, le sergent qui l’avait fait habiller,
la chambrée empestée et d’une crasse repoussante, la
camaraderie grossière avec ses nouveaux compagnons,
l’exercice mécanique qui lui cassait les membres et
lui appesantissait le cerveau. En moins d’une
semaine pourtant, il s’était habitué, sans
répugnance désormais. Et l’enthousiasme l’avait
repris, lorsque le régiment était enfin parti pour
Belfort.
Dès les premiers jours, Maurice avait eu l’absolue
certitude de la victoire. Pour lui, le plan de
l’empereur était clair : jeter quatre cent mille
hommes sur le Rhin, franchir le fleuve avant que les
prussiens fussent prêts,
séparer l’Allemagne du nord de l’Allemagne du sud
par une pointe vigoureuse ; et, grâce à quelque
succès éclatant, forcer tout de suite l’Autriche et
l’Italie à se mettre avec la France. Le bruit
n’avait-il pas couru, un instant, que ce 7e corps,
dont son régiment faisait partie, devait prendre la
mer à Brest, pour être débarqué en Danemark et
opérer une diversion qui obligerait la Prusse
à immobiliser une de ses armées ? Elle allait être
surprise, accablée de toutes parts, écrasée en
quelques semaines. Une simple promenade militaire,
de Strasbourg à Berlin. Mais, depuis son attente à
Belfort, des inquiétudes le tourmentaient. Le
7e corps, chargé de surveiller la trouée de la
Forêt-Noire, y était arrivé dans une confusion
inexprimable, incomplet, manquant de tout. On
attendait d’Italie la troisième division ; la
deuxième brigade de cavalerie restait à Lyon, par
crainte d’un mouvement populaire ; et trois
batteries s’étaient égarées, on ne savait où. Puis,
c’était un dénuement extraordinaire, les magasins de
Belfort qui devaient tout fournir, étaient
vides : ni tentes, ni marmites, ni ceintures de
flanelle, ni cantines médicales, ni forges, ni
entraves à chevaux. Pas un infirmier et pas un ouvrier
d’administration. Au dernier moment, on venait de
s’apercevoir que trente mille pièces de rechange
manquaient, indispensables au service des fusils ;
et il avait fallu envoyer à Paris un officier, qui
en avait rapporté cinq mille, arrachées avec peine.
D’autre part, ce qui l’angoissait, c’était
l’inaction. Depuis deux semaines qu’on se trouvait
là, pourquoi ne marchait-on pas en avant ? Il
sentait bien que chaque jour de retard
était une irréparable faute, une chance perdue
de victoire. Et, devant le plan rêvé, se dressait
la réalité de l’exécution, ce qu’il devait savoir
plus tard, dont il n’avait alors que l’anxieuse
et obscure conscience : les sept corps
d’armée échelonnés, disséminés le long de la
frontière, de Metz à Bitche et de Bitche
à Belfort ; les effectifs partout
incomplets, les quatre cent trente mille hommes se
réduisant à deux cent trente mille au plus ; les
généraux se jalousant, bien décidés chacun à gagner
son bâton de maréchal, sans porter aide au voisin ;
la plus effroyable imprévoyance, la mobilisation
et la concentration faites d’un seul coup pour
gagner du temps, aboutissant à un gâchis
inextricable ; la paralysie lente enfin, partie de
haut, de l’empereur malade, incapable d’une
résolution prompte, et qui allait envahir l’armée
entière, la désorganiser, l’annihiler, la jeter
aux pires désastres, sans qu’elle pût se défendre.
Et, cependant, au-dessus du sourd malaise de
l’attente, dans le frisson instinctif de ce
qui allait venir, la certitude de victoire
demeurait.
Brusquement, le 3 août, avait éclaté la nouvelle de
la victoire de Sarrebruck, remportée la veille.
Grande victoire, on ne savait. Mais les journaux
débordaient d’enthousiasme, c’était
l’Allemagne envahie, le premier pas dans la
marche glorieuse ; et le prince impérial,
qui avait ramassé froidement une balle sur le
champ de bataille, commençait sa légende. Puis,
deux jours plus tard, lorsqu’on avait su la
surprise et l’écrasement de Wissembourg, un cri de
rage s’était échappé des poitrines. Cinq mille
hommes pris dans un guet-apens, qui avaient
résisté pendant dix heures à trente-cinq mille
prussiens, ce lâche massacre criait simplement
vengeance ! Sans doute, les chefs étaient
coupables de s’être mal gardés et de n’avoir rien
prévu. Mais tout cela allait être réparé,
Mac-Mahon avait appelé la première division du
7e corps, le 1er corps serait soutenu par le 5e,
les prussiens devaient, à cette heure, avoir
repassé le Rhin, avec les baïonnettes de nos
fantassins dans le dos. Et la pensée qu’on s’était
furieusement battu ce jour-là, l’attente de plus en
plus enfiévrée des nouvelles, toute l’anxiété
épandue s’élargissait à chaque minute sous le
vaste ciel pâlissant.
C’était ce que Maurice répétait à Weiss.
–ah ! On leur a sûrement aujourd’hui allongé une
fameuse raclée !
Sans répondre, Weiss hocha la tête d’un air
soucieux. Lui aussi regardait du côté du Rhin,
vers cet orient où la nuit s’était déjà
complètement faite, un mur noir, assombri
de mystère. Depuis les dernières sonneries
de l’appel, un grand silence tombait sur le camp
engourdi, troublé à peine par les pas et les voix
de quelques soldats attardés. Une lumière venait de
s’allumer, une étoile clignotante, dans la salle de
la ferme où l’état-major veillait, attendant
les dépêches qui arrivaient d’heure en heure,
obscures encore. Et le feu de bois vert, enfin
abandonné, fumait toujours d’une grosse fumée
triste, qu’un léger vent poussait au-dessus de
cette ferme inquiète, salissant au ciel les
premières étoiles.
–une raclée, finit par répéter Weiss, dieu vous
entende !
Jean, toujours assis à quelques pas, dressa
l’oreille ; tandis que le lieutenant Rochas, ayant
surpris ce voeu tremblant de doute, s’arrêta net
pour écouter.
–comment ! Reprit Maurice, vous n’avez pas une
entière confiance, vous croyez une défaite
possible !
D’un geste, son beau-frère l’arrêta, les mains
frémissantes, sa bonne face tout d’un coup
bouleversée et pâlie.
–une défaite, le ciel nous en garde ! ... vous savez,
je suis de ce pays, mon grand-père et ma
grand’mère ont été assassinés par les cosaques, en
1814 ; et, quand je songe à l’invasion, mes poings
se serrent, je ferais le coup de feu, avec ma
redingote, comme un troupier ! ... une défaite, non,
non ! Je ne veux pas la croire possible !
Il se calma, il eut un abandon d’épaules, plein
d’accablement.
–seulement, que voulez-vous ! Je ne suis pas
tranquille...
je la connais bien, mon Alsace ; je viens de la
traverser encore, pour mes affaires ; et nous avons
vu, nous autres, ce qui crevait les yeux des
généraux, et ce qu’ils ont refusé de voir... ah ! La
guerre avec la Prusse, nous la désirions, il y
avait longtemps que nous attendions paisiblement de
régler cette vieille querelle. Mais ça
n’empêchait pas nos relations de bon voisinage avec
Bade et avec la Bavière, nous avons tous des
parents ou des amis, de l’autre côté du Rhin.
Nous pensions qu’ils rêvaient comme nous d’abattre
l’orgueil insupportable des prussiens... et nous,
si calmes, si résolus, voilà plus de
quinze jours que l’impatience et l’inquiétude nous
prennent, à voir comment tout va de mal en pis. Dès
la déclaration de guerre, on a laissé les cavaliers
ennemis terrifier les villages, reconnaître le
terrain, couper les fils télégraphiques. Bade et la
Bavière se lèvent, d’énormes mouvements de troupes
ont lieu dans le Palatinat, les renseignements
venus de partout, des marchés, des foires,
nous prouvent que la frontière est menacée ; et,
quand les habitants, les maires des communes,
effrayés enfin, accourent dire cela aux officiers
qui passent, ceux-ci haussent les épaules : des
hallucinations de poltrons, l’ennemi est loin...
quoi ? Lorsqu’il n’aurait pas fallu perdre
une heure, les jours et les jours se passent ! Que
peut-on attendre ? Que l’Allemagne tout entière
nous tombe sur les reins !
Il parlait d’une voix basse et désolée, comme s’il se
fût répété ces choses à lui-même, après les avoir
pensées longtemps.
–ah ! L’Allemagne, je la connais bien aussi ; et le
terrible, c’est que vous autres, vous paraissez
l’ignorer autant que la Chine... vous vous
souvenez, Maurice, de mon cousin Gunther, ce
garçon qui est venu, le printemps dernier, me
serrer la main à Sedan. Il est mon cousin
par les femmes : sa mère, une soeur de la mienne,
s’est
mariée à Berlin ; et il est bien de là-bas, il a la
haine de la France. Il sert aujourd’hui comme
capitaine dans la garde prussienne... le soir où je
l’ai reconduit à la gare, je l’entends encore me
dire de sa voix coupante : " si la France nous
déclare la guerre, elle sera battue. "
du coup, le lieutenant Rochas, qui s’était contenu
jusque-là, s’avança, furieux. âgé de près de
cinquante ans, c’était un grand diable maigre, avec
une figure longue et creusée, tannée, enfumée. Le
nez énorme, busqué, tombait dans une large bouche
violente et bonne, où se hérissaient de rudes
moustaches grisonnantes. Et il s’emportait,
la voix tonnante.
–ah çà ! Qu’est-ce que vous foutez là, vous,
à décourager nos hommes !
Jean, sans se mêler de la querelle, trouva au fond
qu’il avait raison. Lui non plus, tout en commençant
à s’étonner des longs retards et du désordre où
l’on était, n’avait jamais douté de la raclée
formidable que l’on allait allonger aux prussiens.
C’était sûr, puisqu’on n’était venu que pour ça.
–mais, lieutenant, répondit Weiss interloqué, je ne
veux décourager personne... au contraire, je voudrais
que tout le monde sût ce que je sais, parce que le
mieux est de savoir pour prévoir et pouvoir... et,
tenez ! Cette Allemagne...
il continua, de son air raisonnable, il expliqua ses
craintes : la Prusse grandie après Sadowa, le
mouvement national qui la plaçait à la tête des
autres états allemands, tout ce vaste empire en
formation, rajeuni, ayant l’enthousiasme et
l’irrésistible élan de son unité à conquérir ; le
système du service militaire obligatoire, qui
mettait debout la nation en armes, instruite,
disciplinée, pourvue d’un matériel puissant, rompue
à la grande guerre, encore glorieuse de son
triomphe foudroyant sur l’Autriche ;
l’intelligence, la force morale de cette armée,
commandée par des chefs presque tous jeunes,
obéissant à un généralissime qui semblait devoir
renouveler l’art de se battre, d’une prudence et
d’une prévoyance parfaites, d’une netteté de vue
merveilleuse. Et, en face de cette Allemagne, il
osa ensuite montrer la France : l’empire vieilli,
acclamé encore au plébiscite, mais pourri à la base,
ayant affaibli l’idée de patrie en détruisant
la liberté, redevenu libéral trop tard et
pour sa ruine, prêt à crouler dès qu’il ne
satisferait plus les appétits de jouissances
déchaînés par lui ; l’armée, certes, d’une
admirable bravoure de race, toute chargée des
lauriers de Crimée et d’Italie, seulement
gâtée par le remplacement à prix d’argent, laissée
dans sa routine de l’école d’Afrique, trop certaine
de la victoire pour tenter le grand effort de la
science nouvelle ; les généraux enfin, médiocres
pour la plupart, dévorés de rivalités,
quelques-uns d’une ignorance stupéfiante, et
l’empereur à leur tête, souffrant et hésitant,
trompé et se trompant, dans l’effroyable aventure
qui commençait, où tous se jetaient en aveugles,
sans préparation sérieuse, au milieu d’un
effarement, d’une débandade de troupeau
mené à l’abattoir.
Rochas, béant, les yeux arrondis, écoutait. Son
terrible nez s’était froncé. Puis, tout d’un coup,
il prit le parti de rire, d’un rire énorme qui lui
fendait les mâchoires.
–qu’est-ce que vous nous chantez là, vous !
Qu’est-ce que ça veut dire, toutes ces bêtises ! ...
mais ça n’a pas de sens, c’est trop bête pour qu’on
se casse la tête à comprendre... allez conter ça à
des recrues, mais pas à moi, non ! Pas à moi qui ai
vingt-sept ans de service !
Et il se tapait la poitrine du poing. Fils d’un
ouvrier maçon, venu du Limousin, né à Paris et
répugnant à l’état de son père, il s’était engagé dès
l’âge de dix-huit ans. Soldat de fortune, il avait
porté le sac, caporal en Afrique, sergent à
Sébastopol, lieutenant après Solférino, ayant
mis quinze années de dure existence et d’héroïque
bravoure pour conquérir ce grade, d’un manque tel
d’instruction, qu’il ne devait jamais passer
capitaine.
–mais, monsieur, vous qui savez tout, vous ne savez
pas ça... oui, à Mazagran, j’avais dix-neuf ans à
peine, et nous étions cent vingt-trois hommes, pas
un de plus, et nous avons tenu quatre jours contre
douze mille arabes... ah ! Oui, pendant des années et
des années, là-bas, en Afrique, à Mascara, à
Biskra, à Dellys, plus tard dans la grande
Kabylie, plus tard à Laghouat, si vous aviez été
avec nous, monsieur, vous auriez vu tous ces sales
moricauds filer comme des lièvres, dès que nous
paraissions... et à Sébastopol, monsieur, fichtre !
On ne peut pas dire que ç’a été commode. Des
tempêtes à vous déraciner les cheveux, un froid de
loup, toujours des alertes, puis ces sauvages qui,
à la fin, ont tout fait sauter ! N’empêche pas que
nous les avons fait sauter eux-mêmes, oh ! En
musique et dans la grande poêle à frire ! ... et à
Solférino, vous n’y étiez pas, monsieur, alors
pourquoi en parlez-vous ? Oui, à Solférino, où il a
fait si chaud, bien qu’il ait tombé ce jour-là plus
d’eau que vous n’en avez peut-être jamais
vu dans votre vie ! à Solférino, la grande
brossée aux autrichiens, il fallait les voir, devant
nos baïonnettes, galoper, se culbuter, pour courir
plus vite, comme s’ils avaient eu le feu au
derrière !
Il éclatait d’aise, toute la vieille gaieté militaire
française sonnait dans son rire de triomphe. C’était
la légende, le troupier français parcourant le
monde, entre sa belle et une bouteille de bon vin, la
conquête de la terre faite en chantant des refrains
de goguette. Un caporal et quatre hommes, et des
armées immenses mordaient la poussière.
Brusquement, sa voix gronda.
–battue, la France battue ! ... ces cochons de
prussiens nous battre, nous autres !
Il s’approcha, saisit violemment Weiss par un
revers de sa redingote. Tout son grand corps maigre
de chevalier errant exprimait l’absolu mépris de
l’ennemi, quel qu’il fût, dans une insouciance
complète du temps et des lieux.
–écoutez bien, monsieur... si les prussiens osent
venir, nous les reconduirons chez eux à coups de pied
dans le cul... vous entendez, à coups de pied dans le
cul, jusqu’à Berlin !
Et il eut un geste superbe, la sérénité d’un enfant,
la conviction candide de l’innocent qui ne sait rien
et ne craint rien.
–parbleu ! C’est comme ça, parce que c’est comme
ça !
Weiss, étourdi, convaincu presque, se hâta de
déclarer qu’il ne demandait pas mieux. Quant à
Maurice, qui se taisait, n’osant intervenir devant
son supérieur, il finit par éclater de rire avec lui :
ce diable d’homme, que d’ailleurs il jugeait
stupide, lui faisait chaud au coeur. De
même, Jean, d’un hochement de tête, avait approuvé
chaque parole du lieutenant. Lui aussi était à
Solférino, où il avait tant plu. Et voilà qui était
parler ! Si tous les chefs avaient parlé comme ça,
on ne se serait pas mal fichu qu’il manquât des
marmites et des ceintures de flanelle !
La nuit était complètement venue depuis longtemps,
et Rochas continuait d’agiter ses grands membres
dans les ténèbres. Il n’avait jamais épelé qu’un
volume des victoires de Napoléon, tombé au fond de
son sac de la boîte d’un colporteur. Et il ne
pouvait se calmer, et toute sa science sortit en un
cri impétueux.
–l’Autriche rossée à Castiglione, à Marengo,
à Austerlitz, à Wagram ! La Prusse rossée à
Eylau, à Iéna, à Lutzen ! La Russie rossée à
Friedland, à Smolensk, à la Moskowa !
L’Espagne, l’Angleterre rossées partout ! La terre
entière rossée, rossée de haut en bas, de long en
large ! .. et, aujourd’hui, c’est nous qui serions
rossés ! Pourquoi ? Comment ? On aurait donc changé
le monde ?
Il se grandit encore, levant son bras comme la hampe
d’un drapeau !
–tenez ! On s’est battu là-bas aujourd’hui, on
attend les nouvelles. Eh bien ! Les nouvelles, je vais
vous les donner, moi ! ... on a rossé les prussiens,
rossé à ne leur laisser ni ailes ni pattes, rossé à
en balayer les miettes !
Sous le ciel sombre, à ce moment, un grand cri
douloureux passa. était-ce la plainte d’un oiseau de
nuit ? était-ce une voix du mystère, venue de loin,
chargée de larmes ? Tout le camp, noyé de
ténèbres, en frissonna, et l’anxiété épandue dans
l’attente des dépêches si lentes à venir,
s’en trouva enfiévrée, élargie encore. Au loin,
dans la ferme, éclairant la veillée inquiète de
l’état-major, la chandelle brûlait plus haute,
d’une flamme droite et immobile de cierge.
Mais il était dix heures, Gaude surgit du sol noir,
où il avait disparu, et le premier sonna le
couvre-feu. Les autres clairons répondirent,
s’éteignirent de proche en proche, dans une fanfare
mourante, déjà comme engourdie de sommeil. Et
Weiss, qui s’était oublié là si tard, serra
tendrement Maurice entre ses bras : bon espoir et
bon courage ! Il embrasserait Henriette pour son
frère, il irait dire bien des choses à l’oncle
Fouchard. Alors, comme il partait enfin, une
rumeur courut, toute une agitation fébrile. C’était
une grande victoire que le maréchal De
Mac-Mahon venait de remporter : le prince royal
de Prusse fait prisonnier avec vingt-cinq mille
hommes, l’armée ennemie refoulée, détruite,
laissant entre nos mains ses canons et ses bagages.
–parbleu ! Cria simplement Rochas, de sa voix de
tonnerre.
Puis, poursuivant Weiss, tout heureux, qui se
hâtait de rentrer à Mulhouse :
–à coups de pied dans le cul, monsieur, à coups de
pied dans le cul, jusqu’à Berlin !
Un quart d’heure plus tard, une autre dépêche disait
que l’armée avait dû abandonner Woerth et battait en
retraite. Ah ! Quelle nuit ! Rochas, foudroyé de
sommeil, venait de s’envelopper dans son manteau et
dormait sur la terre, insoucieux d’un abri, comme
cela lui arrivait souvent. Maurice et Jean
s’étaient glissés sous la tente, où déjà Loubet,
Chouteau, Pache et Lapoulle se tassaient, la
tête sur leur sac. On tenait six, à condition de
replier les jambes. Loubet avait d’abord égayé leur
faim à tous, en faisant croire à Lapoulle qu’il y
aurait du poulet, le lendemain matin, à la
distribution ; mais ils étaient trop las,
ils ronflaient, les prussiens pouvaient venir. Un
instant, Jean resta sans bouger, serré contre
Maurice ; malgré sa grande fatigue, il tardait à
s’endormir, tout ce qu’avait dit ce monsieur lui
tournait dans la tête, l’Allemagne en armes,
innombrable, dévorante ; et il sentait bien que son
compagnon non plus ne dormait pas, pensait
aux mêmes choses. Puis, celui-ci eut une impatience,
un mouvement de recul, et l’autre comprit qu’il le
gênait. Entre le paysan et le lettré, l’inimitié
d’instinct, la répugnance de classe et d’éducation
étaient comme un malaise physique. Le premier
pourtant en éprouvait une honte, une tristesse au
fond, se faisant petit, tâchant d’échapper à ce
mépris hostile qu’il devinait là. Si la nuit
dehors devenait fraîche, on étouffait tellement sous
la tente, parmi l’entassement des corps, que
Maurice, exaspéré de fièvre, sortit d’un saut
brusque, alla s’étendre à quelques pas. Jean,
malheureux, roula dans un cauchemar, un
demi-sommeil pénible, où se mêlaient le regret de ne
pas être aimé et l’appréhension d’un immense
malheur, dont il croyait entendre le galop, là-bas,
au fond de l’inconnu.
Des heures durent se passer, tout le camp noir,
immobile, semblait s’anéantir sous l’oppression de
la vaste nuit mauvaise, où pesait ce quelque chose
d’effroyable, sans nom encore. Des sursauts venaient
d’un lac d’ombre, un râle subit sortait d’une tente
invisible. Ensuite, c’étaient des bruits qu’on ne
reconnaissait pas, l’ébrouement d’un cheval, le choc
d’un sabre, la fuite d’un rôdeur attardé,
toutes les ordinaires rumeurs qui prenaient des
retentissements de menace. Mais, tout à coup, près
des cantines, une grande lueur éclata. Le front de
bandière en était vivement éclairé, on aperçut les
faisceaux alignés, les canons des fusils réguliers
et clairs, où filaient des reflets rouges, pareils à
des coulures fraîches de sang ; et les
sentinelles, sombres et droites, apparurent dans ce
brusque incendie. était-ce donc l’ennemi, que les
chefs annonçaient depuis deux jours, et que l’on
était venu chercher de Belfort à Mulhouse ? Puis,
au milieu d’un grand pétillement d’étincelles, la
flamme s’éteignit. Ce n’était que le tas de bois
vert, si longtemps tracassé par Lapoulle, qui,
après avoir couvé pendant des heures, venait de
flamber comme un feu de paille.
Jean, effrayé par cette clarté vive, sortit à son
tour précipitamment de la tente ; et il faillit
buter dans Maurice, soulevé sur un coude,
regardant. Déjà, la nuit était retombée plus opaque,
les deux hommes restèrent allongés sur la terre nue,
à quelques pas l’un de l’autre. Il n’y avait
plus, en face d’eux, au fond des ténèbres épaisses,
que la fenêtre toujours éclairée de la ferme,
cette chandelle perdue qui semblait veiller un mort.
Quelle heure pouvait-il être ? Deux heures, trois
heures peut-être. Là-bas, l’état-major ne s’était
décidément pas couché. On entendait la voix
braillarde du général Bourgain-Desfeuilles,
enragé de cette nuit de veille, pendant laquelle il
n’avait pu se soutenir qu’à l’aide de grogs et de
cigares. De nouveaux télégrammes arrivaient, les
choses devaient se gâter, des
ombres d’estafettes galopaient, affolées et
indistinctes. Il y eut des piétinements, des jurons,
comme un cri étouffé de mort, suivi d’un effrayant
silence. Quoi donc ? était-ce la fin ? Un souffle
glacé avait couru sur le camp, anéanti de
sommeil et d’angoisse.
Et ce fut alors que Jean et Maurice reconnurent le
colonel De Vineuil, dans une ombre maigre et haute,
qui passait rapidement. Il devait être avec le major
Bouroche, un gros homme à tête de lion. Tous les
deux échangeaient des paroles sans suite, de ces
paroles incomplètes, chuchotées, comme on en entend
dans les mauvais rêves.
–elle vient de Bâle... notre première division
détruite... douze heures de combat, toute l’armée en
retraite...
l’ombre du colonel s’arrêta, appela une autre ombre
qui se hâtait, légère, fine et correcte.
–c’est vous, Beaudouin ?
–oui, mon colonel.
–ah ! Mon ami, Mac-Mahon battu à Froeschwiller,
Frossard battu à Spickeren, De Failly
immobilisé, inutile entre les deux...
à Froeschwiller, un seul corps contre toute
une armée, des prodiges. Et tout emporté, la
déroute, la panique, la France ouverte...
des larmes l’étranglaient, des paroles encore se
perdirent, les trois ombres disparurent, noyées,
fondues.
Dans un frémissement de tout son être, Maurice
s’était mis debout.
–mon dieu ! Bégaya-t-il.
Et il ne trouvait rien autre chose, tandis que Jean,
le coeur glacé, murmurait :
–ah ! Fichu sort ! ... ce monsieur, votre parent,
avait tout de même raison de dire qu’ils sont plus
forts que nous.
Hors de lui, Maurice l’aurait étranglé. Les
prussiens plus forts que les français ! C’était de
cela que saignait son orgueil. Déjà, le paysan
ajoutait, calme et têtu :
–ça ne fait rien, voyez-vous. Ce n’est pas parce
qu’on reçoit une tape, qu’on doit se rendre...
faudra cogner tout de même.
Mais, devant eux, une longue figure s’était
dressée. Ils reconnurent Rochas, drapé encore de son
manteau, et que les bruits errants, le souffle de la
défaite peut-être venait de tirer de son dur
sommeil. Il questionna, voulut savoir.
Quand il eut compris, à grand’peine, une immense
stupeur se peignit dans ses yeux vides d’enfant.
à plus de dix reprises, il répéta :
–battus ! Comment battus ? Pourquoi battus ?
Maintenant, à l’orient, le jour blanchissait, un jour
louche d’une infinie tristesse, sur les tentes
endormies, dans l’une desquelles on commençait à
distinguer les faces terreuses de Loubet et de
Lapoulle, de Chouteau et de Pache, qui
ronflaient toujours, la bouche ouverte. Une
aube de deuil se levait, parmi les brumes couleur de
suie qui étaient montées, là-bas, du fleuve
lointain.
===Chapitre II===
<center>'''Chapitre II'''</center>
 
 
vers huit heures, le soleil dissipa les nuées
lourdes, et un ardent et pur dimanche d’août
resplendit sur Mulhouse, au milieu de la vaste
plaine fertile. Du camp, maintenant éveillé,
bourdonnant de vie, on entendait les
cloches de toutes les paroisses carillonner à la
volée, dans l’air limpide. Ce beau dimanche
d’effroyable désastre avait sa gaieté, son ciel
éclatant des jours de fête.
Gaude, brusquement, sonna à la distribution, et
Loubet s’étonna. Quoi ? Qu’y avait-il ? était-ce le
poulet qu’il avait promis la veille à Lapoulle ? Né
dans les halles, rue de la Cossonnerie, fils de
hasard d’une marchande au petit tas, engagé " pour des
sous " , comme il disait, après avoir fait tous les
métiers, il était le fricoteur, le nez tourné
continuellement à la friandise. Et il alla voir,
pendant que Chouteau, l’artiste, le peintre en
bâtiments de Montmartre, bel homme et
révolutionnaire, furieux d’avoir été rappelé
après son temps fini, blaguait férocement Pache,
qu’il venait de surprendre en train de faire sa
prière, à genoux derrière la tente. En voilà un
calotin ! Est-ce qu’il ne pouvait pas lui demander
cent mille livres de rente, à son bon dieu ? Mais
Pache, arrivé d’un village perdu de la Picardie,
chétif et la tête en pointe, se laissait plaisanter,
avec la douceur muette des martyrs. Il était le
souffre-douleur de l’escouade, en compagnie de
Lapoulle, le colosse, la brute poussée dans les
marais de la Sologne, si ignorant de tout, que, le
jour de son arrivée au régiment, il avait demandé à
voir le roi. Et, bien que la nouvelle
désastreuse de Froeschwiller circulât depuis le
lever, les quatre hommes riaient, faisaient avec leur
indifférence de machine les besognes accoutumées.
Mais il y eut un grognement de surprise goguenarde.
C’était Jean, le caporal, qui, accompagné de
Maurice, revenait de la distribution, avec du bois
à brûler. Enfin, on distribuait le bois, que les
troupes avaient vainement attendu la veille, pour
cuire la soupe. Douze heures de retard seulement.
–bravo, l’intendance ! Cria Chouteau.
–n’importe, ça y est ! Dit Loubet. Ah ! Ce que je
vais vous faire un chouette pot-au-feu !
D’habitude, il se chargeait volontiers de la
popote ; et on l’en remerciait, car il cuisinait à
ravir. Mais il accablait alors Lapoulle de corvées
extraordinaires.
–va chercher le champagne, va chercher les
truffes...
puis, ce matin-là, une idée baroque de gamin de
Paris se moquant d’un innocent, lui traversa la
cervelle.
–plus vite que ça ! Donne-moi le poulet.
–où donc, le poulet ?
–mais là, par terre... le poulet que je t’ai
promis, le poulet que le caporal vient d’apporter !
Il lui désignait un gros caillou blanc, à leurs
pieds. Lapoulle, interloqué, finit par le prendre et
par le retourner entre ses doigts.
–tonnerre de dieu ! Veux-tu laver le poulet ! ...
encore ! Lave-lui les pattes, lave-lui le cou ! ...
à grande eau, feignant !
Et, pour rien, pour la rigolade, parce que l’idée
de la soupe le rendait gai et farceur, il flanqua la
pierre avec la viande dans la marmite pleine d’eau.
–c’est ça qui va donner du goût au bouillon ! Ah !
Tu ne savais pas ça, tu ne sais donc rien,
sacrée andouille ! ...
tu auras le croupion, tu verras si c’est tendre !
L’escouade se tordait de la tête de Lapoulle,
maintenant
convaincu, se pourléchant. Cet animal de Loubet,
pas moyen de s’ennuyer avec lui ! Et, lorsque le feu
crépita au soleil, lorsque la marmite se mit à
chanter, tous, en dévotion, rangés autour,
s’épanouirent, regardant danser la viande,
humant la bonne odeur qui commençait à se
répandre. Ils avaient une faim de chien depuis la
veille, l’idée de manger emportait tout. On était
rossé, mais ça n’empêchait pas qu’il fallait
s’emplir. D’un bout à l’autre du camp, les feux des
cuisines flambaient, les marmites bouillaient, et
c’était une joie vorace et chantante, au
milieu des claires volées de cloches qui
continuaient à venir de toutes les paroisses
de Mulhouse.
Mais, comme il allait être neuf heures, une agitation
se propagea, des officiers coururent, et le
lieutenant Rochas, à qui le capitaine Beaudoin
avait donné un ordre, passa devant les tentes de
sa section.
–allons, pliez tout, emballez tout, on part !
–mais la soupe ?
–un autre jour, la soupe ! On part tout de suite !
Le clairon de Gaude sonnait, impérieux. Ce fut une
consternation, une colère sourde. Eh quoi ! Partir
sans manger, ne pas attendre une heure que la soupe
fût possible ! L’escouade voulut quand même boire le
bouillon ; mais ce n’était encore que de l’eau
chaude ; et la viande, pas cuite, résistait,
pareille à du cuir sous les dents. Chouteau grogna
des paroles rageuses. Jean dut intervenir,
afin de hâter les préparatifs de ses hommes. Qu’y
avait-il donc de si pressé, à filer ainsi, à
bousculer les gens, sans leur laisser le temps de
reprendre des forces ? Et, comme, devant Maurice,
on disait qu’on marchait à la rencontre des
prussiens, pour la revanche, il haussa les
épaules, incrédule. En moins d’un quart d’heure, le
camp fut levé, les tentes pliées, rattachées sur les
sacs, les faisceaux défaits, et il ne resta, sur la
terre nue, que les feux des cuisines qui achevaient
de s’éteindre.
C’étaient de graves raisons qui venaient de décider
le général Douay à une retraite immédiate. La
dépêche du sous-préfet de Schelestadt, vieille
déjà de trois jours, se trouvait confirmée : on
télégraphiait qu’on avait vu de nouveau les feux
des prussiens qui menaçaient Markolsheim ; et,
d’autre part, un télégramme annonçait qu’un
corps d’armée ennemi passait le Rhin à Huningue.
Des détails arrivaient, abondants, précis : la
cavalerie et l’artillerie aperçues, les troupes en
marche, se rendant de toutes parts à leur point de
ralliement. Si l’on s’attardait une heure, c’était
sûrement la ligne de retraite sur Belfort
coupée. Dans le contre-coup de la défaite, après
Wissembourg et Froeschwiller, le général, isolé,
perdu à l’avant-garde, n’avait qu’à se replier en
hâte ; d’autant plus que les nouvelles, reçues le
matin, aggravaient encore celles de la nuit.
En avant, était parti l’état-major, au grand trot,
poussant de l’éperon les montures, dans la crainte
d’être devancé et de trouver déjà les prussiens à
Altkirch. Le général Bourgain-Desfeuilles, qui
prévoyait une étape dure, avait eu la précaution
de traverser Mulhouse, pour y déjeuner
copieusement, en maugréant de la bousculade. Et
Mulhouse, sur le passage des officiers, était
désolé ; les habitants, à l’annonce de la retraite,
sortaient dans les rues, se lamentaient du brusque
départ de ces troupes, dont ils avaient si
instamment imploré la venue : on les abandonnait
donc, les richesses incalculables entassées
dans la gare allaient-elles être laissées à
l’ennemi, leur ville elle-même devait-elle, avant le
soir, n’être plus qu’une ville conquise ? Puis, le
long des routes, au travers des campagnes, les
habitants des villages, des maisons isolées,
s’étaient eux aussi plantés devant leur porte,
étonnés, effarés. Eh quoi ! Ces régiments qu’ils
avaient vus passer la veille, marchant au combat,
se repliaient, fuyaient sans avoir combattu ! Les
chefs étaient sombres, hâtaient leurs
chevaux, sans vouloir répondre aux questions, comme
si le malheur eût galopé à leurs trousses. C’était
donc vrai que les prussiens venaient d’écraser
l’armée, qu’ils coulaient de toutes parts en France,
comme la crue d’un fleuve débordé ? Et déjà, dans
l’air muet, les populations, gagnées par la panique
montante, croyaient entendre le lointain
roulement de l’invasion, grondant plus haut de minute
en minute ; et déjà, des charrettes s’emplissaient de
meubles, des maisons se vidaient, des familles se
sauvaient à la file par les chemins, où passait le
galop d’épouvante.
Dans la confusion de la retraite, le long du canal
du Rhône au Rhin, près du pont, le 106e dut
s’arrêter, au premier kilomètre de l’étape. Les
ordres de marche, mal donnés et plus mal exécutés
encore, venaient d’accumuler là toute la deuxième
division ; et le passage était si étroit,
un passage de cinq mètres à peine, que le défilé
s’éternisait.
Deux heures s’écoulèrent, le 106e attendait toujours,
immobile, devant l’interminable flot qui passait
devant lui. Les hommes debout, sous le soleil ardent,
le sac au dos, l’arme au pied, finissaient par se
révolter d’impatience.
–paraît que nous sommes de l’arrière-garde, dit la
voix blagueuse de Loubet.
Mais Chouteau s’emporta.
–c’est pour se foutre de nous qu’ils nous font
cuire.
Nous étions là les premiers, nous aurions dû filer.
Et, comme, de l’autre côté du canal, par la vaste
plaine fertile, par les chemins plats, entre les
houblonnières et les blés mûrs, on se rendait bien
compte maintenant du mouvement de retraite des
troupes, qui refaisaient en sens inverse le chemin
déjà fait la veille, des ricanements circulèrent,
toute une moquerie furieuse.
–ah ! Nous nous cavalons ! Reprit Chouteau !
Eh bien ! Elle est rigolo, leur marche à l’ennemi,
dont ils nous bourrent les oreilles, depuis l’autre
matin... non, vrai,
c’est trop crâne ! On arrive, et puis on refout le
camp, sans avoir seulement le temps d’avaler sa
soupe !
L’enragement des rires augmenta, et Maurice, qui
était près de Chouteau, lui donnait raison.
Puisqu’on restait là, comme des pieux, à attendre
depuis deux heures, pourquoi ne les avait-on pas
laissés faire tranquillement bouillir la soupe et la
manger ? La faim les reprenait, ils avaient
une rancune noire de leur marmite renversée
trop tôt, sans qu’ils pussent comprendre la
nécessité de cette précipitation, qui leur
paraissait imbécile et lâche. De fameux lièvres,
tout de même !
Mais le lieutenant Rochas rudoya le sergent Sapin,
qu’il accusait de la mauvaise tenue de ses hommes.
Attiré par le bruit, le capitaine Beaudoin s’était
approché.
–silence dans les rangs !
Jean, muet, en vieux soldat d’Italie, rompu à la
discipline, regardait Maurice, que la blague mauvaise
et emportée de Chouteau semblait amuser ; et il
s’étonnait, comment un monsieur, un garçon qui avait
reçu tant d’instruction, pouvait-il approuver des
choses, peut-être vraies tout de même, mais qui
n’étaient pas à dire ? Si chaque soldat se mettait à
blâmer les chefs et à donner son avis, on n’irait pas
loin, pour sûr.
Enfin, après une heure encore d’attente, le 106e
reçut l’ordre d’avancer. Seulement, le pont était
toujours si encombré par la queue de la division,
que le plus fâcheux désordre se produisit. Plusieurs
régiments se mêlèrent, des compagnies filèrent
quand même, emportées ; tandis que d’autres,
rejetées au bord de la route, durent marquer le pas.
Et, pour mettre le comble à la confusion, un
escadron de cavalerie s’entêta à passer, refoulant
dans les champs voisins les traînards que
l’infanterie semait déjà. Au bout de la première
heure de marche, toute une débandade traînait le
pied, s’allongeait, attardée comme à plaisir.
Ce fut ainsi que Jean se trouva en arrière, égaré
au fond d’un chemin creux, avec son escouade, qu’il
n’avait pas voulu lâcher. Le 106e avait disparu,
plus un homme ni même un officier de la
compagnie. Il n’y avait là que des soldats isolés,
un pêle-mêle d’inconnus, éreintés dès le
commencement de l’étape, chacun marchant à son
loisir, au hasard des sentiers. Le soleil était
accablant, il faisait très chaud ; et le sac,
alourdi par la tente et le matériel compliqué
qui le gonflait, pesait terriblement aux épaules.
Beaucoup n’avaient point l’habitude de le porter,
gênés déjà dans l’épaisse capote de campagne,
pareille à une chape de plomb. Brusquement, un petit
soldat pâle, les yeux emplis d’eau, s’arrêta, jeta
son sac dans un fossé, avec un grand soupir, le
souffle fort de l’homme à l’agonie qui se reprend à
l’existence.
–en voilà un qui est dans le vrai, murmura
Chouteau.
Pourtant, il continuait de marcher, le dos arrondi
sous le poids. Mais, deux autres s’étant
débarrassés à leur tour, il ne put tenir.
–ah ! Zut ! Cria-t-il.
Et, d’un coup d’épaule, il lança son sac contre un
talus.
Merci ! Vingt-cinq kilos sur l’échine, il en avait
assez !
On n’était pas des bêtes de somme, pour traîner ça.
Presque aussitôt, Loubet l’imita et força
Lapoulle à en faire autant. Pache, qui se signait
devant les croix de pierre rencontrées, défit les
bretelles, posa tout le paquet soigneusement
au pied d’un petit mur, comme s’il devait
revenir le chercher. Et Maurice seul restait
chargé, lorsque Jean, en se retournant, vit ses
hommes les épaules libres.
–reprenez vos sacs, on m’empoignerait, moi !
Mais les hommes, sans se révolter encore, la face
mauvaise et muette, allaient toujours, poussant le
caporal devant eux, dans le chemin étroit.
–voulez-vous bien reprendre vos sacs, ou je ferai
mon rapport !
Ce fut comme un coup de fouet en travers de la
figure de '' maurice. Son rapport ! Cette brute de paysan allait faire son rapport, parce que des malheureux, les muscles broyés, se soulageaient ! Et, dans une fièvre d’aveugle colère, lui aussi fit sauter les bretelles, laissa tomber son sac au bord du chemin, en fixant sur Jean des yeux de défi. -c’est bon, dit de son air sage ce dernier, qui ne pouvait engager une lutte. Nous réglerons ça ce soir. Maurice souffrait abominablement des pieds. Ses gros et durs souliers, auxquels il n’était pas accoutumé, lui avaient mis la chair en sang. Il était de santé assez faible, il gardait à la colonne vertébrale comme une plaie vive, la meurtrissure intolérable du sac, bien qu’il en fût débarrassé ; et le poids de son fusil, qu’il ne savait de quel bras porter, suffisait à lui faire perdre le souffle. Mais il était angoissé plus encore par son agonie morale, dans une de ces crises de désespérance auxquelles il était sujet. Tout d’un coup, sans résistance possible, il assistait à la ruine de sa volonté, il tombait aux mauvais instincts, à un abandon de lui-même, dont il sanglotait de honte ensuite. Ses fautes, à Paris, n’avaient jamais été que les folies de " l’autre " , comme il disait, du garçon faible qu’il devenait aux heures lâches, capable des pires vilenies. Et, depuis qu’il traînait les pieds, sous l’écrasant soleil, dans cette retraite qui ressemblait à une déroute, il n’était plus qu’une bête de ce troupeau attardé, débandé, semant les chemins. C’était le choc en retour de la défaite, du tonnerre qui avait éclaté très loin, à des lieues, et dont l’écho perdu battait maintenant les talons de ces hommes, pris de panique, fuyant sans avoir vu un ennemi. Qu’espérer à cette heure ? Tout n’était-il pas fini ? On était battu, il n’y avait plus qu’à se coucher et à dormir. -ça ne fait rien, cria très haut Loubet, avec son rire d’enfant des halles, ce n’est tout de même pas à Berlin que nous allons. à Berlin ! à Berlin ! Maurice entendit ce cri hurlé par la foule grouillante des boulevards, pendant la nuit de fol enthousiasme, qui l’avait décidé à s’engager. Le vent venait de tourner, sous un coup de tempête ; et il y avait une saute terrible, et tout le tempérament de la race était dans cette confiance exaltée, qui tombait brusquement, dès le premier revers, à la désespérance dont le galop l’emportait parmi ces soldats errants, vaincus et dispersés, avant d’avoir combattu. -ah ! Ce qu’il me scie les pattes, le flingot ! Reprit Loubet, en changeant une fois encore son fusil d’épaule. En voilà un mirliton, pour se promener ! Et, faisant allusion à la somme qu’il avait touchée comme remplaçant : -n’importe ! Quinze cents balles, pour ce métier-là, on est rudement volé ! ... ce qu’il doit fumer de bonnes pipes, au coin de son feu, le richard à la place de qui je vas me faire casser la gueule ! -moi, grogna Chouteau, j’avais fini mon temps, j’allais filer... ah ! Vrai, ce n’est pas de chance, de tomber dans une cochonnerie d’histoire pareille ! Il balançait son fusil, d’une main rageuse. Puis, violemment, il le lança aussi de l’autre côté d’une haie. -eh ! Va donc, sale outil ! Le fusil tourna deux fois sur lui-même, alla s’abattre dans un sillon et resta là, très long, immobile, pareil à un mort. Déjà, d’autres volaient, le rejoignaient. Le champ bientôt fut plein d’armes gisantes, d’une tristesse raidie d’abandon, sous le lourd soleil. Ce fut une épidémique folie, la faim qui tordait les estomacs, les chaussures qui blessaient les pieds, cette marche dont on souffrait, cette défaite imprévue dont on entendait derrière soi la menace. Plus rien à espérer de bon, les chefs qui lâchaient pied, l’intendance qui ne les nourrissait seulement pas, la colère, l’embêtement, l’envie d’en finir tout de suite, avant d’avoir commencé. Alors, quoi ? Le fusil pouvait aller rejoindre le sac. Et, dans une rage imbécile, au milieu de ricanements de fous qui s’amusent, les fusils volaient, le long de la queue sans fin des traînards, épars au loin dans la campagne. Loubet, avant de se débarrasser du sien, lui fit exécuter un beau moulinet, comme à une canne de tambour-major. Lapoulle, en voyant tous les camarades jeter le leur, dut croire que cela rentrait dans la manoeuvre ; et il imita le geste. Mais Pache, dans la confuse conscience du devoir, qu’il devait à son éducation religieuse, refusa d’en faire autant, couvert d’injures par Chouteau, qui le traitait d’enfant de curé. -en voilà un cafard ! ... parce que sa vieille paysanne de mère lui a fait avaler le bon Dieu tous les dimanches ! ... va donc servir la messe, c’est lâche de ne pas être avec les camarades ! Très sombre, Maurice marchait en silence, la tête penchée sous le ciel de feu. Il n’avançait plus que dans un cauchemar d’atroce lassitude, halluciné de fantômes, comme s’il allait à un gouffre, là-bas, devant lui ; et c’était une dépression de toute sa culture d’homme instruit, un abaissement qui le tirait à la bassesse des misérables dont il était entouré. -tenez ! Dit-il brusquement à Chouteau, vous avez raison ! Et Maurice avait déjà posé son fusil sur un tas de pierres, lorsque Jean, qui tentait vainement de s’opposer à cet abandon abominable des armes, l’aperçut. Il se précipita. -reprenez votre fusil tout de suite, tout de suite, entendez-vous ! Un flot de terrible colère était monté soudain à la face de Jean. Lui, si calme d’habitude, toujours porté à la conciliation, avait des yeux de flamme, une voix tonnante d’autorité. Ses hommes, qui ne l’avaient jamais vu comme ça, s’arrêtèrent, surpris. -reprenez votre fusil tout de suite, ou vous aurez affaire à moi ! Maurice, frémissant, ne laissa tomber qu’un mot, qu’il voulait rendre outrageux. -paysan ! -oui, c’est bien ça, je suis un paysan, tandis que vous êtes un monsieur, vous ! ... et c’est pour ça que vous êtes un cochon, oui ! Un sale cochon. Je ne vous l’envoie pas dire. Des huées s’élevaient, mais le caporal poursuivait avec une force extraordinaire : -quand on a de l’instruction, on le fait voir... si nous sommes des paysans et des brutes, vous nous devriez l’exemple à tous, puisque vous en savez plus long que nous... reprenez votre fusil, nom de dieu ! Ou je vous fais fusiller en arrivant à l’étape. Dompté, Maurice avait ramassé le fusil. Des larmes de rage lui voilaient les yeux. Il continua sa marche en chancelant comme un homme ivre, au milieu des camarades qui, à présent, ricanaient de ce qu’il avait cédé. Ah ! Ce Jean ! Il le haïssait d’une inextinguible haine, frappé au coeur de cette leçon si dure, qu’il sentait juste. Et, Chouteau ayant grogné, à son côté, que des caporaux de cette espèce, on attendait un jour de bataille pour leur loger une balle dans la tête, il vit rouge, il se vit nettement cassant le crâne de Jean, derrière un mur. Mais il y eut une diversion. Loubet remarqua que Pache, pendant la querelle, avait, lui aussi, abandonné enfin son fusil, doucement, en le couchant au bas d’un talus. Pourquoi ? Il n’essaya point de l’expliquer, riant en dessous, de la façon gourmande et un peu honteuse d’un garçon sage à qui on reproche son premier péché. Très gai, ragaillardi, il marcha les bras ballants. Et, par les longues routes ensoleillées, entre les blés mûrs et les houblonnières qui se succédaient toujours pareils, la débandade continuait, les traînards n’étaient plus, sans sacs et sans fusils, qu’une foule égarée, piétinante, un pêle-mêle de vauriens et de mendiants, à l’approche desquels les portes des villages épouvantés se fermaient. à ce moment, une rencontre acheva d’enrager Maurice. Un sourd roulement arrivait de loin, c’était l’artillerie de réserve, partie la dernière, dont la tête, tout d’un coup, déboucha d’un coude de la route ; et les traînards débandés n’eurent que le temps de se jeter dans les champs voisins. Elle marchait en colonne, elle défilait d’un trot superbe, dans un bel ordre correct, tout un régiment de six batteries, le colonel en dehors et au centre, les officiers à leur place. Les pièces passaient, sonores, à des intervalles égaux, strictement observés, accompagnées chacune de son caisson, de ses chevaux et de ses hommes. Et Maurice, dans la cinquième batterie, reconnut parfaitement la pièce de son cousin Honoré. Le maréchal des logis était là, campé fièrement sur son cheval, à la gauche du conducteur de devant, un bel homme blond, Adolphe, qui montait un porteur solide, une bête alezane, admirablement accouplée avec le sous-verge trottant près d’elle ; tandis que, parmi les six servants, assis deux par deux sur les coffres de la pièce et du caisson, se trouvait à son rang le pointeur, Louis, un petit brun, le camarade d’Adolphe, la paire, comme on disait, selon la règle établie de marier un homme à cheval et un homme à pied. Ils apparurent grandis à Maurice, qui avait fait leur connaissance au camp ; et la pièce, attelée de ses quatre chevaux, suivie du caisson que six autres chevaux tiraient, lui sembla éclatante ainsi qu’un soleil, soignée, astiquée, aimée de tout son monde, des bêtes et des gens, serrés autour d’elle, dans une discipline et une tendresse de famille brave ; et surtout il souffrit affreusement du regard méprisant que le cousin Honoré jeta sur les traînards, stupéfait soudain de l’apercevoir parmi ce troupeau d’hommes désarmés. Déjà, le défilé se terminait, le matériel des batteries, les prolonges, les fourragères, les forges. Puis, dans un dernier flot de poussière, ce furent les haut-le-pied, les hommes et les chevaux de rechange, dont le trot se perdit à un autre coude de la route, au milieu du grondement peu à peu décroissant des sabots et des roues. -pardi ! Déclara Loubet, ce n’est pas malin de faire les crânes, quand on va en voiture ! L’état-major avait trouvé Altkirch libre. Pas de prussiens encore. Et, toujours dans la crainte d’être talonné, de les voir paraître d’une minute à l’autre, le général Douay avait voulu qu’on poussât jusqu’à Dannemarie, où les têtes de colonne n’étaient entrées qu’à cinq heures du soir. Il était huit heures, la nuit se faisait, qu’on établissait à peine les bivouacs, dans la confusion des régiments réduits de moitié. Les hommes, exténués, tombaient de faim et de fatigue. Jusqu’à près de dix heures, on vit arriver, cherchant et ne retrouvant plus leurs compagnies, les soldats isolés, les petits groupes, toute cette lamentable et interminable queue des éclopés et des révoltés, semés le long des chemins. Jean, dès qu’il put rejoindre son régiment, se mit en quête du lieutenant Rochas, pour faire son rapport. Il le trouva, ainsi que le capitaine Beaudoin, en conférence avec le colonel, tous les trois devant la porte d’une petite auberge, très préoccupés de l’appel, inquiets de savoir où étaient leurs hommes. Dès les premiers mots du caporal au lieutenant, le colonel De Vineuil qui entendit, le fit approcher, le força à tout dire. Sa longue face jaune, où les yeux étaient restés très noirs, dans la blancheur des épais cheveux de neige et des longues moustaches tombantes, exprima une désolation muette. -mon colonel, s’écria le capitaine Beaudoin, sans attendre l’avis de son chef, il faut fusiller une demi-douzaine de ces bandits. Et le lieutenant Rochas approuvait du menton. Mais le colonel eut un geste d’impuissance. -ils sont trop... comment voulez-vous ? Près de sept cents ! Qui prendre là dedans ? ... et puis, si vous saviez ! Le général ne veut pas. Il est paternel, il dit qu’en Afrique il n’a jamais puni un homme... non, non ! Je ne puis rien. C’est terrible. Le capitaine osa répéter : -c’est terrible... c’est la fin de tout. Et Jean se retirait, lorsqu’il entendit le major Bouroche, qu’il n’avait pas vu, debout sur le seuil de l’auberge, gronder de sourdes paroles : plus de discipline, plus de punitions, armée fichue ! Avant huit jours, les chefs recevraient des coups de pied au derrière ; tandis que, si l’on avait tout de suite cassé la tête à quelques-uns de ces gaillards, les autres auraient réfléchi peut-être. Personne ne fut puni. Des officiers, à l’arrière-garde, qui escortaient les voitures du convoi, avaient eu l’heureuse précaution de faire ramasser les sacs et les fusils, aux deux bords des chemins. Il n’en manqua qu’un petit nombre, les hommes furent réarmés à la pointe du jour, comme furtivement, pour étouffer l’affaire. Et l’ordre était de lever le camp à cinq heures ; mais, dès quatre heures, on réveilla les soldats, on pressa la retraite sur Belfort, dans la certitude que les prussiens n’étaient plus qu’à deux ou trois lieues. On avait dû encore se contenter de biscuit, les troupes restaient fourbues de cette nuit trop courte et fiévreuse, sans rien de chaud dans l’estomac. De nouveau, ce matin-là, la bonne conduite de la marche se trouva compromise par ce départ précipité. Ce fut une journée pire, d’une infinie tristesse. L’aspect du pays avait changé, on était entré dans une contrée montagneuse, les routes montaient, dévalaient par des pentes plantées de sapins ; et les étroites vallées, embroussaillées de genêts, étaient toutes fleuries d’or. Mais, au travers de cette campagne éclatante sous le grand soleil d’août, la panique soufflait plus affolée à chaque heure, depuis la veille. Une dépêche, recommandant aux maires d’avertir les habitants qu’ils feraient bien de mettre à l’abri ce qu’ils avaient de précieux, venait de porter l’épouvante à son comble. L’ennemi était donc là ? Aurait-on seulement le temps de se sauver ? Et tous croyaient entendre grossir le grondement de l’invasion, ce roulement sourd de fleuve débordé qui, maintenant, à chaque nouveau village, s’aggravait d’un nouvel effroi, au milieu des clameurs et des lamentations. Maurice marchait d’un pas de somnambule, les pieds saignants, les épaules écrasées par le sac et le fusil. Il ne pensait plus, il avançait dans le cauchemar de ce qu’il voyait ; et, autour de lui, la conscience du piétinement des camarades s’en était allée, il ne sentait que Jean à sa gauche, exténué par la même fatigue et la même douleur. C’était lamentable, ces villages qu’on traversait, d’une pitié à serrer le coeur d’angoisse. Dès qu’apparaissaient les troupes en retraite, cette débandade des soldats éreintés, traînant la jambe, les habitants s’agitaient, hâtaient leur fuite. Eux si tranquilles quinze jours plus tôt, toute cette Alsace qui attendait la guerre avec un sourire, convaincue qu’on se battrait en Allemagne ! Et la France était envahie, et c’était chez eux, autour de leur maison, dans leurs champs, que la tempête crevait, comme un de ces terribles ouragans de grêle et de foudre qui anéantissent une province en deux heures ! Devant les portes, au milieu d’une furieuse confusion, les hommes chargeaient les voitures, entassaient les meubles, au risque de briser tout. En haut, par les fenêtres, les femmes jetaient un dernier matelas, passaient le berceau qu’on allait oublier. On sanglait le bébé dedans, on l’accrochait au sommet, parmi les pieds des chaises et des tables renversées. Sur une autre charrette, à l’arrière, on liait, contre une armoire, le vieux grand-père infirme, qu’on emportait comme une chose. Puis, c’étaient ceux qui n’avaient pas de voiture, qui empilaient leur ménage en travers d’une brouette ; et d’autres s’éloignaient avec une charge de hardes entre les bras, d’autres n’avaient songé qu’à sauver la pendule, qu’ils serraient sur leur coeur, ainsi qu’un enfant. On ne pouvait tout prendre, des meubles abandonnés, des paquets de linge trop lourds restaient dans le ruisseau. Certains, avant le départ, fermaient tout, les maisons semblaient mortes, portes et fenêtres closes ; tandis que le plus grand nombre, dans leur hâte, dans la certitude désespérée que tout serait détruit, laissaient les vieilles demeures ouvertes, les fenêtres et les portes béantes sur le vide des pièces déménagées ; et elles étaient les plus tristes, d’une tristesse affreuse de ville prise, dépeuplée par la peur, ces pauvres maisons ouvertes au vent, d’où les chats eux-mêmes s’étaient enfuis, dans le frisson de ce qui allait venir. à chaque village, le pitoyable spectacle s’assombrissait, le nombre des déménageurs et des fuyards devenait plus grand, parmi la bousculade croissante, les poings tendus, les jurons et les larmes. Mais Maurice, surtout, sentait l’angoisse l’étouffer, le long de la grand’route, par la campagne libre. Là, à mesure qu’on approchait de Belfort, la queue des fuyards se resserrait, n’était plus qu’un cortège ininterrompu. Ah ! Les pauvres gens qui croyaient trouver un asile sous les murs de la place ! L’homme tapait sur le cheval, la femme suivait, traînant les enfants. Des familles se hâtaient, écrasées de fardeaux, débandées, les petits ne pouvant suivre, dans l’aveuglante blancheur du chemin que chauffait le soleil de plomb. Beaucoup avaient retiré leurs souliers, marchaient pieds nus, pour courir plus vite ; et des mères à moitié vêtues, sans cesser d’allonger le pas, donnaient le sein à des marmots en larmes. Les faces effarées se tournaient en arrière, les mains hagardes faisaient de grands gestes, comme pour fermer l’horizon, dans ce vent de panique qui échevelait les têtes et fouettait les vêtements attachés à la hâte. D’autres, des fermiers, avec tous leurs serviteurs, se jetaient à travers champs, poussaient devant eux les troupeaux lâchés, les moutons, les vaches, les boeufs, les chevaux, qu’on avait fait sortir à coups de bâton des étables et des écuries. Ceux-là gagnaient les gorges, les hauts plateaux, les forêts désertes, soulevant la poussière des grandes migrations, lorsque autrefois les peuples envahis cédaient la place aux barbares conquérants. Ils allaient vivre sous la tente, dans quelque cirque de rochers solitaires, si loin de tout chemin, que pas un soldat ennemi n’oserait s’y hasarder. Et les fumées volantes qui les enveloppaient, se perdaient derrière les bouquets de sapins, avec le bruit décroissant des beuglements et des sabots du bétail, tandis que, sur la route, le flot des voitures et des piétons passait toujours, gênant la marche des troupes, si compact aux approches de Belfort, d’un tel courant irrésistible de torrent élargi, que des haltes, à plusieurs reprises, devinrent nécessaires. Alors, ce fut pendant une de ces courtes haltes que Maurice assista à une scène, dont le souvenir lui resta comme celui d’un soufflet, reçu en plein visage. Au bord du chemin, se trouvait une maison isolée, la demeure de quelque paysan pauvre, dont le maigre bien s’étendait derrière. Celui-là n’avait pas voulu quitter son champ, attaché au sol par des racines trop profondes ; et il restait, ne pouvant s’éloigner, sans laisser là des lambeaux de sa chair. On l’apercevait dans une salle basse, écrasé sur un banc, regardant d’un oeil vide défiler ces soldats, dont la retraite allait livrer son blé mûr à l’ennemi. Debout à son côté, sa femme, jeune encore, tenait un enfant, tandis qu’un autre se pendait à ses jupes ; et tous les trois se lamentaient. Mais, tout d’un coup, dans le cadre de la porte violemment ouverte, parut la grand’mère, une très vieille femme, haute, maigre, avec des bras nus, pareils à des cordes noueuses, qu’elle agitait furieusement. Ses cheveux gris, échappés de son bonnet, s’envolaient autour de sa tête décharnée, et sa rage était si grande, que les paroles qu’elle criait, s’étranglaient dans sa gorge, indistinctes. D’abord, les soldats s’étaient mis à rire. Elle avait une bonne tête, la vieille folle ! Puis, des mots leur parvinrent, la vieille criait : -canailles ! Brigands ! Lâches ! Lâches ! D’une voix de plus en plus perçante, elle leur crachait l’insulte de lâcheté, à toute volée. Et les rires cessèrent, un grand froid avait passé dans les rangs. Les hommes baissaient la tête, regardaient ailleurs. -lâches ! Lâches ! Lâches ! Brusquement, elle parut encore grandir. Elle se soulevait, d’une maigreur tragique, dans son lambeau de robe, promenant son long bras de l’ouest à l’est, d’un tel geste immense, qu’il semblait emplir le ciel. -lâches, le Rhin n’est pas là... le Rhin est là-bas, lâches, lâches ! Enfin, on se remettait en marche, et Maurice dont le regard, à ce moment, rencontra le visage de Jean, vit que les yeux de celui-ci étaient pleins de grosses larmes. Il en eut un saisissement, son malheur en fut accru, à l’idée que les brutes avaient elles-mêmes senti l’injure, qu’on ne méritait pas et qu’il fallait subir. Tout s’effondrait dans sa pauvre tête endolorie, jamais il ne put se rappeler comment il avait achevé l’étape. Le 7e corps avait employé la journée entière, pour franchir les vint-trois kilomètres qui séparent Dannemarie de Belfort ; et de nouveau la nuit tombait, il était très tard, lorsque les troupes purent installer leurs bivouacs sous les murs de la place, à l’endroit même d’où elles étaient parties, quatre jours auparavant, pour marcher à l’ennemi. Malgré l’heure avancée et la fatigue extrême, les soldats tinrent absolument à allumer les feux de cuisine et à faire la soupe. Depuis le départ, c’était enfin la première fois qu’ils avalaient quelque chose de chaud. Et, autour des feux, sous la nuit fraîche, les nez s’enfonçaient dans les écuelles, des grognements d’aise commençaient à s’élever, lorsqu’une rumeur qui courait, stupéfia le camp. Deux dépêches nouvelles étaient arrivées coup sur coup : les prussiens n’avaient point passé le Rhin à Markolsheim, et il n’y avait plus un seul prussien à Huningue. Le passage du Rhin à Markolsheim, le pont de bateaux établi à la clarté de grands foyers électriques, tous ces récits alarmants étaient simplement un cauchemar, une hallucination inexpliquée du sous-préfet de Schelestadt. Et quant au corps d’armée qui menaçait Huningue, le fameux corps d’armée de la Forêt-Noire, devant lequel tremblait l’Alsace, il n’était composé que d’un infime détachement wurtembergeois, deux bataillons et un escadron, dont la tactique habile, les marches, les contremarches répétées, les apparitions imprévues et soudaines, avaient fait croire à la présence de trente à quarante mille hommes. Dire que, le matin encore, on avait failli faire sauter le viaduc de Dannemarie ! Vingt lieues d’une riche contrée venaient d’être ravagées, sans raison aucune, par la plus imbécile des paniques ; et, au souvenir de ce qu’ils avaient vu dans cette journée lamentable, les habitants fuyant affolés, poussant leurs bestiaux vers la montagne, le flot des voitures chargées de meubles coulant vers la ville, parmi le troupeau des enfants et des femmes, les soldats se fâchaient, s’exclamaient, au milieu de ricanements exaspérés. -ah ! Non, elle est trop drôle ! Bégayait Loubet, la bouche pleine, en agitant sa cuiller. Comment ! C’est là l’ennemi qu’on nous menait combattre ? Il n’y avait personne ! ... douze lieues en avant, douze lieues en arrière, et pas un chat devant nous ! Tout ça pour rien, pour le plaisir d’avoir eu peur ! Chouteau, qui torchait bruyamment l’écuelle, gueula alors contre les généraux, sans les nommer. -hein ? Les cochons ! Sont-ils assez crétins ! De fameux lièvres qu’on nous a donnés là ! S’ils se sont cavalés ainsi, quand il n’y avait personne, hein ? Auraient-ils pris leurs jambes à leur cou, s’ils s’étaient trouvés en face d’une vraie armée ! On avait jeté une nouvelle brassée de bois dans le feu, pour la joie claire de la grande flamme qui montait, et Lapoulle, en train de se chauffer béatement les jambes, éclatait d’un rire idiot, sans comprendre, lorsque Jean, après avoir commencé par faire la sourde oreille, se permit de dire, paternellement : -taisez-vous donc ! ... si l’on vous entendait, ça pourrait mal tourner. Lui-même, dans son simple bon sens, était outré de la bêtise des chefs. Mais il fallait bien les faire respecter ; et, comme Chouteau grognait encore, il lui coupa la parole. -taisez-vous ! ... voici le lieutenant, adressez-vous à lui, si vous avez des observations à faire. Maurice, assis silencieusement à l’écart, avait baissé la tête. Ah ! C’était bien la fin de tout ! à peine avait-on commencé, et c’était fini. Cette indiscipline, cette révolte des hommes, au premier revers, faisaient déjà de l’armée une bande sans liens aucuns, démoralisée, mûre pour toutes les catastrophes. Là, sous Belfort, eux n’avaient pas vu un prussien, et ils étaient battus. Les jours qui suivirent, furent, dans leur monotonie, frissonnants d’attente et de malaise. Pour occuper ses troupes, le général Douay les fit travailler aux ouvrages de défense de la place, fort incomplets. On remuait la terre avec rage, on tranchait le roc. Et pas une nouvelle ! Où était l’armée de Mac-Mahon ? Que faisait-on sous Metz ? Les rumeurs les plus extravagantes circulèrent, à peine quelques journaux de Paris venaient-ils augmenter par leurs contradictions les ténèbres anxieuses où l’on se débattait. Deux fois, le général avait écrit, demandé des ordres, sans même recevoir de réponse. Cependant, le 12 août enfin, le 7e corps se compléta par l’arrivée de la troisième division, qui débarquait d’Italie ; mais il n’y avait toujours là que deux divisions, car la première, battue à Froeschwiller, s’était trouvée emportée dans la déroute, sans qu’on sût encore à cette heure où le courant l’avait jetée. Puis, après une semaine de cet abandon, de cette séparation totale d’avec le reste de la France, un télégramme apporta l’ordre du départ. Ce fut une grande joie, on préférait tout à cette vie murée qu’on menait. Et, pendant les préparatifs, les suppositions recommencèrent, personne ne savait où l’on se rendait : les uns disaient qu’on allait défendre Strasbourg, tandis que d’autres parlaient même d’une pointe hardie dans la Forêt-Noire, pour couper la ligne de retraite des prussiens. Dès le lendemain matin, le 106e partit un des premiers, entassé dans des wagons à bestiaux. Le wagon où se trouvait l’escouade de Jean, fut particulièrement empli, à ce point que Loubet prétendait qu’il n’avait pas la place pour éternuer. Comme les distributions, une fois de plus, venaient d’avoir lieu dans le plus grand désordre, les soldats ayant reçu en eau-de-vie ce qu’ils auraient dû recevoir en vivres, presque tous étaient ivres, d’une ivresse violente et hurlante, qui se répandait en chansons obscènes. Le train roulait, on ne se voyait plus dans le wagon, que la fumée des pipes noyait d’un brouillard ; il y régnait une insupportable chaleur, la fermentation de ces corps empilés ; tandis que, de la voiture noire et fuyante, sortaient des vociférations, dominant le grondement des roues, allant s’éteindre au loin, dans les mornes campagnes. Et ce fut seulement à Langres que les troupes comprirent qu’on les ramenait vers Paris. -ah ! Nom de dieu ! Répétait Chouteau, qui régnait déjà dans son coin, en maître indiscuté, par sa toute-puissance de beau parleur, c’est bien sûr qu’on va nous aligner à Charentonneau, pour empêcher Bismarck d’aller coucher aux tuileries. Les autres se tordaient, trouvaient ça très farce, sans savoir pourquoi. D’ailleurs, les moindres incidents du voyage soulevaient des huées, des cris et des rires assourdissants : les paysans plantés sur le bord de la voie, les groupes de gens anxieux qui attendaient le passage des trains, aux petites stations, avec l’espoir d’obtenir des nouvelles, toute cette France effarée et frissonnante devant l’invasion. Et les populations accourues ne recevaient ainsi au visage, dans le coup de vent de la locomotive et la vision rapide du train, noyé de vapeur et de bruit, que le hurlement de toute cette chair à canon, charriée à grande vitesse. Cependant, dans une gare où l’on s’arrêta, trois dames bien mises, des bourgeoises riches de la ville, qui distribuaient aux soldats des tasses de bouillon, eurent un vrai succès. Les hommes pleuraient, en les remerciant et en leur baisant les mains. Mais, plus loin, les abominables chansons, les cris sauvages recommencèrent. Et il arriva ainsi, un peu après Chaumont, que le train en croisa un autre, chargé d’artilleurs, que l’on devait conduire à Metz. La marche venait d’être ralentie, les soldats des deux trains fraternisèrent dans une effroyable clameur. Du reste, ce furent les artilleurs, plus ivres sans doute, debout, les poings hors des wagons, qui l’emportèrent, en jetant ce cri, avec une telle violence désespérée, qu’il couvrait tout : -à la boucherie ! à la boucherie ! à la boucherie ! Il sembla qu’un grand froid, un vent glacial de charnier passait. Il se fit un brusque silence, dans lequel on entendit le ricanement de Loubet. -pas gais, les camarades ! -mais ils ont raison, reprit Chouteau, de sa voix d’orateur de cabaret, c’est dégoûtant d’envoyer un tas de braves garçons se faire casser la gueule, pour de sales histoires dont ils ne savent pas le premier mot. Et il continua. C’était le pervertisseur, le mauvais ouvrier de Montmartre, le peintre en bâtiments flâneur et noceur, ayant mal digéré les bouts de discours entendus dans les réunions publiques, mêlant des âneries révoltantes aux grands principes d’égalité et de liberté. Il savait tout, il endoctrinait les camarades, surtout Lapoulle, dont il avait promis de faire un gaillard. -hein ? Vieux, c’est bien simple ! ... si Badinguet et Bismarck ont une dispute, qu’ils règlent ça entre eux, à coups de poing, sans déranger des centaines de mille hommes qui ne se connaissent seulement pas et qui n’ont pas envie de se battre. Tout le wagon riait, amusé, conquis, et Lapoulle, sans savoir qui était Badinguet, incapable de dire même s’il se battait pour un empereur ou pour un roi, répétait, de son air de colosse enfant : -bien sûr, à coups de poing, et on trinque après ! Mais Chouteau avait tourné la tête vers Pache, qu’il entreprenait à son tour. -c’est comme toi qui crois au bon Dieu... il a défendu de se battre, ton bon Dieu. Alors, espèce de serin, pourquoi es-tu ici ? -dame ! Répondit Pache interloqué, je n’y suis pas pour mon plaisir... seulement, les gendarmes... -les gendarmes ! Ah, ouiche ! On s’en fout, des gendarmes ! ... vous ne savez pas, vous tous, ce que nous ferions, si nous étions de bons bougres ? ... tout à l’heure, quand on nous débarquera, nous filerions, oui ! Nous filerions tranquillement, en laissant ce gros cochon de Badinguet et toute sa clique de généraux de quatre sous se débarbouiller comme ils l’entendraient avec leurs sales prussiens ! Des bravos éclatèrent, la perversion agissait, et Chouteau alors triompha, en sortant ses théories, où roulaient dans un flot trouble la république, les droits de l’homme, la pourriture de l’empire qu’il fallait jeter bas, la trahison de tous les chefs qui les commandaient, vendus chacun pour un million, ainsi que cela était prouvé. Lui se proclamait révolutionnaire, les autres ne savaient seulement pas s’ils étaient républicains, ni même de quelle façon on pouvait l’être, excepté Loubet, le fricoteur, qui, lui aussi, connaissait son opinion, n’ayant jamais été que pour la soupe ; mais, tous, entraînés, n’en criaient pas moins contre l’empereur, les officiers, la sacrée boutique qu’ils lâcheraient, et raide ! Au premier embêtement. Et, soufflant sur leur ivresse montante, Chouteau guettait de l’oeil Maurice, le monsieur, qu’il égayait, qu’il était fier d’avoir avec lui ; si bien que, pour le passionner à son tour, il eut l’idée de tomber sur Jean, immobile et comme endormi jusque-là, au milieu du vacarme, les yeux demi-clos. Depuis la dure leçon donnée par le caporal à l’engagé volontaire, qu’il avait forcé à reprendre son fusil, si celui-ci gardait quelque rancune contre son chef, c’était bien le cas de jeter les deux hommes l’un sur l’autre. -c’est comme j’en connais qui ont parlé de nous faire fusiller, reprit Chouteau menaçant. Des salauds qui nous traitent pire que des bêtes, qui ne comprennent pas que, lorsqu’on a assez du sac et du flingot, aïe donc ! On foute tout ça dans les champs, pour voir s’il en poussera d’autres ! ... hein ? Les camarades, qu’est-ce qu’ils diraient, ceux-là, si, à cette heure que nous les tenons dans un petit coin, nous les jetions à leur tour sur la voie ? ... ça y est-il, hein ? Faut un exemple, pour qu’on ne nous embête plus avec cette sale guerre ! à mort les punaises à Badinguet ! à mort les salauds qui veulent qu’on se batte ! Jean était devenu très rouge, sous le flot du sang de colère qui parfois lui montait au visage, dans ses rares coups de passion. Bien qu’il fût serré par ses voisins comme dans un étau vivant, il se leva, avança ses poings tendus et sa face enflammée, d’un air si terrible, que l’autre blêmit. -tonnerre de dieu ! Veux-tu te taire à la fin, cochon ! ... voilà des heures que je ne dis rien, puisqu’il n’y a plus de chefs et que je ne puis seulement pas vous faire coller au bloc. Bien sûr, oui ! J’aurais rendu un fier service au régiment, en le débarrassant d’une fichue crapule de ton espèce... mais écoute, du moment où les punitions sont de la blague, c’est à moi que tu auras affaire. Il n’y a plus de caporal, il y a un bon bougre que tu embêtes et qui va te fermer le bec... ah ! Sacré lâche, tu ne veux pas te battre et tu cherches à empêcher les autres de se battre ! Répète un peu voir, que je cogne ! Déjà, tout le wagon, retourné, soulevé par la belle crânerie de Jean, abandonnait Chouteau, qui bégayait, reculant devant les gros poings de son adversaire. -et je me fiche de Badinguet, comme de toi, entends-tu ? ... moi, la politique, la république ou l’empire, je m’en suis toujours fichu ; et, aujourd’hui comme autrefois, lorsque je cultivais mon champ, je n’ai jamais désiré qu’une chose, c’est le bonheur de tous, le bon ordre, les bonnes affaires... certainement que ça embête tout le monde, de se battre. Mais ça n’empêche qu’on devrait les coller au mur, les canailles qui viennent vous décourager, quand on a déjà tant de peine à se conduire proprement. Nom de dieu ! Les amis, votre sang ne fait donc pas qu’un tour, lorsqu’on vous dit que les prussiens sont chez vous et qu’il faut les foutre dehors ! Alors, avec cette facilité des foules à changer de passion, les soldats acclamèrent le caporal, qui répétait son serment de casser la gueule au premier de son escouade qui parlerait de ne pas se battre. Bravo, le caporal ! On allait vite régler son affaire à Bismarck ! Et, au milieu de la sauvage ovation, Jean, calmé, dit poliment à Maurice, comme s’il ne se fût pas adressé à un de ses hommes : -monsieur, vous ne pouvez pas être avec les lâches... allez, nous ne sommes pas encore battus, c’est nous qui finirons bien par les rosser un jour, les prussiens ! à cette minute, Maurice sentit un chaud rayon de soleil lui couler jusqu’au coeur. Il restait troublé, humilié. Quoi ? Cet homme n’était donc pas qu’un rustre ? Et il se rappelait l’affreuse haine dont il avait brûlé, en ramassant son fusil, jeté dans une minute d’inconscience. Mais il se rappelait aussi son saisissement, à la vue des deux grosses larmes du caporal, lorsque la vieille grand’mère, ses cheveux gris au vent, les insultait, en montrant le Rhin, là-bas, derrière l’horizon. était-ce la fraternité des mêmes fatigues et des mêmes douleurs, subies ensemble, qui emportait ainsi sa rancune ? Lui, de famille bonapartiste, n’avait jamais rêvé la république qu’à l’état théorique ; et il se sentait plutôt tendre pour la personne de l’empereur, il était pour la guerre, la vie même des peuples. Tout d’un coup, l’espoir lui revenait, dans une de ces sautes d’imagination qui lui étaient familières ; tandis que l’enthousiasme qui l’avait, un soir, poussé à s’engager, battait de nouveau en lui, gonflant son coeur d’une certitude de victoire. -mais c’est certain, caporal, dit-il gaiement, nous les rosserons ! Le wagon roulait, roulait toujours, emportant sa charge d’hommes, dans l’épaisse fumée des pipes et l’étouffante chaleur des corps entassés, jetant aux stations anxieuses qu’on traversait, aux paysans hagards, plantés le long des haies, ses obscènes chansons en une clameur d’ivresse. Le 20 août on était à Paris, à la gare de Pantin, et le soir même on repartait, on débarquait le lendemain à Reims, en route pour le camp de Châlons. chapitre iii : ''
 
à sa grande surprise, Maurice vit que le 106e
descendait à Reims et recevait l’ordre d’y
camper. On n’allait donc pas à Châlons rejoindre
l’armée ? Et, lorsque, deux heures plus tard, son
régiment eut formé les faisceaux, à une
lieue de la ville, du côté de Courcelles, dans la
vaste plaine qui s’étend le long du canal de
l’Aisne à la Marne, son étonnement grandit encore,
en apprenant que toute l’armée de Châlons se
repliait depuis le matin et venait bivouaquer en cet
endroit. En effet, d’un bout de l’horizon
à l’autre, jusqu’à Saint-Thierry et à la
Neuvillette, au delà même de la route de Laon,
des tentes se dressaient, les feux de quatre corps
d’armée flamberaient là le soir. évidemment, le
plan qui avait prévalu était d’aller prendre
position sous Paris, pour y attendre les prussiens.
Et il en fut très heureux. N’était-ce pas le plus
sage ?
Cette après-midi du 21, Maurice la passa à flâner
au travers du camp, en quête de nouvelles. On était
très libre, la discipline semblait s’être relâchée
encore, les hommes s’écartaient, rentraient à leur
fantaisie. Lui, tranquillement, finit par retourner
à Reims, où il voulait toucher un bon de cent
francs, qu’il avait reçu de sa soeur Henriette. Dans
un café, il entendit un sergent parler du mauvais
esprit des dix-huit bataillons de la garde
mobile de la Seine, qu’on venait de renvoyer à
Paris : le 6e bataillon surtout avait failli tuer
ses chefs. Là-bas, au camp, journellement, les
généraux étaient insultés, et les soldats ne
saluaient même plus le maréchal De Mac-Mahon,
depuis Froeschwiller. Le café s’emplissait de voix,
une violente discussion éclata entre deux bourgeois
paisibles, au sujet du nombre d’hommes que le
maréchal allait avoir sous ses ordres. L’un parlait
de trois cent mille, c’était fou. L’autre, plus
raisonnable, énumérait les quatre corps : le 12e,
péniblement complété au camp, à l’aide de
régiments de marche et d’une division d’infanterie de
marine ; le 1er, dont les débris arrivaient
débandés depuis le 14, et dont on reformait tant bien
que mal les cadres ; enfin, le 5e, défait sans avoir
combattu, emporté, disloqué dans la déroute, et le
7e qui débarquait, démoralisé lui aussi, amoindri
de sa première division, qu’il venait seulement
de retrouver à Reims, en pièces ; au plus, cent
vingt mille hommes, en comptant la cavalerie de
réserve, les divisions Bonnemain et Margueritte.
Mais le sergent s’étant mêlé à la querelle, en
traitant avec un mépris furieux cette armée, un
ramassis d’hommes sans cohésion, un troupeau
d’innocents menés au massacre par des
imbéciles, les deux bourgeois, pris d’inquiétude,
craignant d’être compromis, filèrent.
Dehors, Maurice tâcha de se procurer des
journaux. Il se bourra les poches de tous les
numéros qu’il put acheter ; et il les lisait en
marchant, sous les grands arbres des magnifiques
promenades qui bordent la ville. Où étaient
donc les armées allemandes ? Il semblait qu’on les
eût perdues. Deux sans doute se trouvaient du côté de
Metz : la première, celle que le général
Steinmetz commandait, surveillant la place ; la
seconde, celle du prince Frédéric-Charles,
tâchant de remonter la rive droite de la Moselle,
pour couper à Bazaine la route de Paris. Mais la
troisième armée, celle du prince royal de Prusse,
l’armée victorieuse à Wissembourg et à
Froeschwiller, et qui poursuivait le 1er corps et
le 5e, où était-elle réellement, au milieu du
gâchis des informations contradictoires ?
Campait-elle encore à Nancy ? Arrivait-elle devant
Châlons,
pour qu’on eût quitté le camp avec une telle hâte,
en incendiant les magasins, des objets
d’équipement, des fourrages, des provisions de
toutes sortes ? Et la confusion, les hypothèses les
plus contraires recommençaient d’ailleurs, à propos
des plans qu’on prêtait aux généraux. Maurice,
comme séparé du monde, apprit seulement alors
les événements de Paris : le coup de foudre de la
défaite sur tout un peuple certain de la victoire,
l’émotion terrible des rues, la convocation des
chambres, la chute du ministère libéral qui avait
fait le plébiscite, l’empereur déchu de son titre
de général en chef, forcé de passer le commandement
suprême au maréchal Bazaine. Depuis le 16,
l’empereur était au camp de Châlons, et tous les
journaux parlaient d’un grand conseil, tenu le 17, où
avaient assisté le prince Napoléon et des
généraux ; mais ils ne s’accordaient guère entre eux
sur les véritables décisions prises, en dehors des
faits qui en résultaient : le général Trochu nommé
gouverneur de Paris, le maréchal De Mac-Mahon mis
à la tête de l’armée de Châlons, ce qui impliquait le
complet effacement de l’empereur. On sentait
un effarement, une irrésolution immenses, des plans
opposés, qui se combattaient, qui se succédaient
d’heure en heure. Et toujours cette question : où
donc étaient les armées allemandes ? Qui avait
raison, de ceux qui prétendaient Bazaine libre, en
train d’opérer sa retraite par les places du nord,
ou de ceux qui le disaient déjà bloqué sous
Metz ? Un bruit persistant courait de gigantesques
batailles, de luttes héroïques soutenues du 14 au
20, pendant toute une semaine, sans qu’il s’en
dégageât autre chose qu’un formidable retentissement
d’armes, lointain et perdu.
Alors, Maurice, les jambes cassées de fatigue,
s’assit sur un banc. La ville, autour de lui,
semblait vivre de sa vie quotidienne, et des bonnes,
sous les beaux arbres, surveillaient des enfants,
tandis que les petits rentiers
faisaient d’un pas ralenti leur habituelle
promenade. Il avait repris ses journaux, lorsqu’il
tomba sur un article qui lui avait échappé,
l’article d’une feuille ardente de l’opposition
républicaine. Brusquement, tout s’éclaira. Le
journal affirmait que, dans le conseil du 17, tenu
au camp de Châlons, la retraite de l’armée sur
Paris avait été décidée, et que la nomination du
général Trochu n’était faite que pour préparer la
rentrée de l’empereur. Mais il ajoutait que ces
résolutions venaient de se briser devant
l’attitude de l’impératrice-régente et du nouveau
ministère. Pour l’impératrice, une révolution était
certaine, si l’empereur reparaissait. On lui prêtait
ce mot : " il n’arriverait pas vivant aux tuileries " .
Aussi voulait-elle, de toute son entêtée volonté, la
marche en avant, la jonction quand même avec
l’armée de Metz, soutenue d’ailleurs par
le général De Palikao, le nouveau ministre de la
guerre, qui avait un plan de marche foudroyante et
victorieuse, pour donner la main à Bazaine. Et, le
journal glissé sur les genoux, Maurice maintenant,
les regards perdus, croyait tout comprendre : les
deux plans qui se combattaient, les hésitations
du maréchal De Mac-Mahon à entreprendre
cette marche de flanc si dangereuse avec des troupes
peu solides, les ordres impatients, de plus en plus
irrités, qui lui arrivaient de Paris, qui le
poussaient à la témérité folle de cette aventure.
Puis, au milieu de cette lutte tragique, il eut tout
d’un coup la vision nette de l’empereur,
démis de son autorité impériale qu’il avait confiée
aux mains de l’impératrice-régente, dépouillé de son
commandement de général en chef dont il venait
d’investir le maréchal Bazaine, n’étant plus
absolument rien, une ombre d’empereur, indéfinie et
vague, une inutilité sans nom et encombrante, dont on
ne savait quoi faire, que Paris repoussait et qui
n’avait plus de place dans l’armée, depuis qu’il
s’était engagé à ne pas même donner un ordre.
Cependant, le lendemain matin, après une nuit
orageuse, qu’il dormit hors de la tente, roulé dans
sa couverture, ce fut un soulagement pour Maurice,
d’apprendre que, décidément, la retraite sur Paris
l’emportait. On parlait d’un nouveau conseil, tenu
la veille au soir, auquel assistait l’ancien
vice-empereur, M Rouher, envoyé par
l’impératrice pour hâter la marche sur Verdun, et
que le maréchal semblait avoir convaincu du danger
d’un pareil mouvement. Avait-on reçu de mauvaises
nouvelles de Bazaine ? On n’osait l’affirmer. Mais
l’absence de nouvelles même était significative,
tous les officiers de quelque bon sens se
prononçaient pour l’attente sous Paris, dont on
allait être ainsi l’armée de secours. Et, convaincu
qu’on se replierait dès le lendemain, puisqu’on
disait les ordres donnés, Maurice, heureux, voulut
satisfaire une envie d’enfant qui le tourmentait :
celle d’échapper pour une fois à la gamelle, de
déjeuner quelque part sur une nappe, d’avoir devant
lui une bouteille, un verre, une assiette,
toutes ces choses dont il lui semblait être privé
depuis des mois. Il avait de l’argent, il fila le
coeur battant, comme pour une fredaine, cherchant
une auberge.
Ce fut, au delà du canal, à l’entrée du village de
Courcelles, qu’il trouva le déjeuner rêvé. La
veille, on lui avait dit que l’empereur était
descendu dans une maison bourgeoise de ce
village ; et il y était venu flâner par
curiosité, il se souvenait d’avoir vu, à l’angle de
deux routes, ce cabaret avec sa tonnelle, d’où
pendaient de belles grappes de raisin, déjà dorées et
mûres. Sous la vigne grimpante, il y avait des
tables peintes en vert, tandis que, dans la vaste
cuisine, par la porte grande ouverte, on apercevait
l’horloge sonore, les images d’épinal collées parmi
les faïences, l’hôtesse énorme activant le
tournebroche. Derrière, s’étendait un jeu de
boules. Et c’était bon enfant, gai et joli, toute la
vieille guinguette française.
Une belle fille, de poitrine solide, vint lui
demander, en montrant ses dents blanches :
–est-ce que monsieur déjeune ?
–mais oui, je déjeune ! ... donnez-moi des oeufs,
une côtelette, du fromage ! ... et du vin blanc !
Il la rappela.
–dites, n’est-ce pas dans une de ces maisons que
l’empereur est descendu ?
–tenez ! Monsieur, dans celle qui est là devant
nous...
vous ne voyez pas la maison, elle est derrière
ce grand mur que des arbres dépassent.
Alors, il s’installa sous la tonnelle, déboucla son
ceinturon pour être plus à l’aise, choisit sa table,
sur laquelle le soleil, filant à travers les
pampres, jetait des palets d’or. Et il revenait
toujours à ce grand mur jaune, qui abritait
l’empereur. C’était en effet une maison cachée,
mystérieuse, dont on ne voyait pas même les tuiles du
dehors. L’entrée donnait de l’autre côté, sur la rue
du village, une rue étroite, sans une boutique, ni
même une fenêtre, qui tournait entre des murailles
mornes. Derrière, le petit parc faisait comme un
îlot d’épaisse verdure, parmi les quelques
constructions voisines. Et là, il remarqua,
à l’autre bord de la route, encombrant une
large cour, entourée de remises et d’écuries, tout
un matériel de voitures et de fourgons, au milieu
d’un va-et-vient continu d’hommes et de chevaux.
–est-ce que c’est pour l’empereur, tout ça ?
Demanda-t-il, croyant plaisanter, à la servante,
qui étalait sur la table une nappe très blanche.
–pour l’empereur tout seul, justement !
Répondit-elle de son bel air de gaieté, heureuse
de montrer ses dents fraîches.
Et, renseignée sans doute par les palefreniers, qui,
depuis la veille, venaient boire, elle énuméra :
l’état-major composé de vingt-cinq officiers, les
soixante cent-gardes
et le peloton de guides du service d’escorte, les
six gendarmes du service de la prévôté ; puis, la
maison, comprenant soixante-treize personnes, des
chambellans, des valets de chambre et de bouche,
des cuisiniers, des marmitons ; puis, quatre
chevaux de selle et deux voitures pour l’empereur,
dix chevaux pour les écuyers, huit pour
les piqueurs et les grooms, sans compter
quarante-sept chevaux de poste ; puis, un char à
bancs, douze fourgons à bagages, dont deux, réservés
aux cuisiniers, avaient fait son admiration
par la quantité d’ustensiles, d’assiettes et
de bouteilles qu’on y apercevait, en bel ordre.
–oh ! Monsieur, on n’a pas idée de ces
casseroles ! ça luit comme des soleils... et toutes
sortes de plats, de vases, de machines qui servent je
ne peux pas même vous dire à quoi ! ... et une cave,
oui ! Du Bordeaux, du Bourgogne, du Champagne, de
quoi donner une fameuse noce !
Dans la joie de la nappe très blanche, ravi du vin
blanc qui étincelait dans son verre, Maurice mangea
deux oeufs à la coque, avec une gourmandise qu’il ne
se connaissait pas. à gauche, lorsqu’il tournait la
tête, il avait, par une des portes de la tonnelle,
la vue de la vaste plaine, plantée de tentes, toute
une ville grouillante qui venait de pousser parmi les
chaumes, entre le canal et Reims. à peine
quelques maigres bouquets d’arbres tachaient-ils
de vert la grise étendue. Trois moulins dressaient
leurs bras maigres. Mais, au-dessus des confuses
toitures de Reims, que noyaient des cimes de
marronniers, le colossal vaisseau de la cathédrale
se profilait dans l’air bleu, géant malgré la
distance, à côté des maisons basses. Et
des souvenirs de classe, des leçons apprises,
ânonnées, revenaient dans sa mémoire : le sacre de
nos rois, la sainte ampoule, Clovis,
Jeanne D’Arc, toute la glorieuse vieille France.
Puis, comme Maurice, envahi de nouveau par l’idée de
l’empereur, dans cette modeste maison bourgeoise, si
discrètement close, ramenait les yeux sur le grand
mur jaune, il fut surpris d’y lire, charbonné en
énormes lettres, ce cri : vive Napoléon ! à côté
d’obscénités maladroites, démesurément grossies.
La pluie avait lavé les lettres, l’inscription,
évidemment, était ancienne. Quelle singulière chose,
sur cette muraille, ce cri du vieil enthousiasme
guerrier, qui acclamait sans doute l’oncle, le
conquérant, et non le neveu ! Déjà, toute son
enfance renaissait, chantait dans ses souvenirs,
lorsque, là-bas, au Chêne-Populeux, dès le berceau,
il écoutait les histoires de son grand-père,
un des soldats de la grande armée. Sa mère
était morte, son père avait dû accepter un emploi de
percepteur, dans cette faillite de la gloire qui avait
frappé les fils des héros, après la chute de
l’empire ; et le grand-père vivait là, d’une
infime pension, retombé à la médiocrité de cet
intérieur de bureaucrate, n’ayant d’autre
consolation que de conter ses campagnes à ses
petits-enfants, les deux jumeaux, le garçon et la
fille, aux mêmes cheveux blonds, dont il était un
peu la mère. Il installait Henriette sur son genou
gauche, Maurice sur son genou droit, et c’était
pendant des heures des récits homériques
de batailles.
Les temps se confondaient, cela semblait se passer en
dehors de l’histoire, dans un choc effroyable de
tous les peuples. Les anglais, les autrichiens, les
prussiens, les russes, défilaient tour à tour et
ensemble, au petit bonheur des alliances, sans
qu’il fût toujours possible de savoir pourquoi
les uns étaient battus plutôt que les autres.
Mais, en fin de compte, tous étaient battus,
inévitablement battus à l’avance, dans une poussée
d’héroïsme et de génie qui balayait les armées comme
de la paille. C’était Marengo, la bataille en
plaine, avec ses grandes lignes savamment
développées, son impeccable retraite en échiquier,
par bataillons, silencieux et impassibles
sous le feu, la légendaire bataille perdue à trois
heures, gagnée à six, où les huit cents grenadiers
de la garde consulaire brisèrent l’élan de toute la
cavalerie autrichienne, où Desaix arriva pour
mourir et pour changer la déroute commençante en
une immortelle victoire. C’était Austerlitz, avec
son beau soleil de gloire dans la brume d’hiver,
Austerlitz débutant par la prise du plateau de
Pratzen, se terminant par la terrifiante débâcle
des étangs glacés, tout un corps d’armée russe
s’effondrant sous la glace, les hommes, les bêtes,
dans un affreux craquement, tandis que le dieu
Napoléon, qui avait naturellement tout prévu,
hâtait le désastre à coups de boulets. C’était
Iéna, le tombeau de la puissance prussienne,
d’abord des feux de tirailleurs à travers le
brouillard d’octobre, l’impatience de Ney qui
manque de tout compromettre, puis l’entrée
en ligne d’Augereau qui le dégage, le grand choc
dont la violence emporte le centre ennemi, enfin
la panique, le sauve-qui-peut d’une cavalerie trop
vantée, que nos hussards sabrent ainsi que des
avoines mûres, semant la vallée romantique d’hommes
et de chevaux moissonnés. C’était Eylau,
l’abominable Eylau, la plus sanglante, la
boucherie entassant les corps hideusement
défigurés, Eylau rouge de sang sous sa tempête
de neige, avec son morne et héroïque cimetière,
Eylau encore tout retentissant de sa foudroyante
charge des quatre-vingts escadrons de Murat, qui
traversèrent de part en part l’armée russe,
jonchant le sol d’une telle épaisseur de cadavres,
que Napoléon lui-même en pleura. C’était
Friedland, le grand piège effroyable où les russes
de nouveau vinrent tomber comme une bande de
moineaux étourdis, le chef-d’oeuvre de stratégie de
l’empereur qui savait tout et pouvait tout,
notre gauche immobile, imperturbable, tandis que
Ney, ayant pris la ville, rue par rue, détruisait
les ponts, puis notre gauche alors se ruant sur la
droite ennemie, la poussant à la rivière, l’écrasant
dans cette impasse, une
telle besogne de massacre, qu’on tuait encore à dix
heures du soir. C’était Wagram, les autrichiens
voulant nous couper du Danube, renforçant toujours
leur aile droite pour battre Masséna, qui, blessé,
commandait en calèche découverte, et Napoléon,
malin et titanique, les laissant faire, et tout
d’un coup cent pièces de canon enfonçant
d’un feu terrible leur centre dégarni, le rejetant à
plus d’une lieue, pendant que la droite, épouvantée
de son isolement, lâchant pied devant Masséna
redevenu victorieux, emporte le reste de l’armée
dans une dévastation de digue rompue. C’était enfin
la Moskowa, où le clair soleil d’Austerlitz
reparut pour la dernière fois, une terrifiante
mêlée d’hommes, la confusion du nombre et du
courage entêté, des mamelons enlevés sous
l’incessante fusillade, des redoutes prises d’assaut
à l’arme blanche, de continuels retours offensifs
disputant chaque pouce de terrain, un tel
acharnement de bravoure de la garde russe, qu’il
fallut pour la victoire les furieuses charges de
Murat, le tonnerre de trois cents canons tirant
ensemble et la valeur de Ney, le triomphal prince
de la journée. Et, quelle que fût la bataille, les
drapeaux flottaient avec le même frisson glorieux
dans l’air du soir, les mêmes cris de : vive
Napoléon ! Retentissaient à l’heure où les feux de
bivouac s’allumaient sur les positions conquises, la
France était partout chez elle, en conquérante qui
promenait ses aigles invincibles d’un bout de
l’Europe à l’autre, n’ayant qu’à poser le pied dans
les royaumes pour faire rentrer en terre les peuples
domptés.
Maurice achevait sa côtelette, grisé moins par le
vin blanc qui pétillait au fond de son verre, que par
tant de gloire évoquée, chantant dans sa mémoire,
lorsque son regard tomba sur deux soldats en loques,
couverts de boue, pareils à des bandits las de
rouler les routes ; et il les entendit demander à la
servante des renseignements sur l’exacte position
des régiments campés le long du canal.
Alors, il les appela.
–eh ! Camarades, par ici ! ... mais vous êtes du
7e corps, vous !
–bien sûr, de la première division ! ... ah !
Foutre ! Je vous le promets, que j’en suis ! à preuve
que j’étais à Froeschwiller, où il ne faisait pas
froid, je vous en réponds... et, tenez ! Le
camarade, lui, est du 1er corps, et il était à
Wissembourg, encore un sale endroit !
Ils dirent leur histoire, roulés dans la panique et
dans la déroute, restés à demi morts de fatigue au
fond d’un fossé, blessés même légèrement l’un et
l’autre, et dès lors traînant la jambe à la queue de
l’armée, forcés de s’arrêter dans des villes par des
crises épuisantes de fièvre, si en retard enfin,
qu’ils arrivaient seulement, un peu remis, en quête
de leur escouade.
Le coeur serré, Maurice, qui allait attaquer un
morceau de gruyère, remarqua leurs yeux voraces,
fixés sur son assiette.
–dites donc, mademoiselle ! Encore du fromage, et
du pain, et du vin ! ... n’est-ce pas, camarades, vous
allez faire comme moi ? Je régale. à votre santé !
Ils s’attablèrent, ravis. Et lui, envahi d’un froid
grandissant, les regardait, dans leur déchéance
lamentable de soldats sans armes, vêtus de
pantalons rouges et de capotes si rattachés de
ficelles, rapiécés de tant de lambeaux différents,
qu’ils ressemblaient à des pillards, à des
bohémiens achevant d’user la défroque de quelque
champ de bataille.
–ah ! Foutre, oui ! Reprit le plus grand, la
bouche pleine, ce n’était pas drôle, là-bas ! ... faut
avoir vu, raconte donc, Coutard.
Et le petit raconta, avec des gestes, agitant son
pain.
–moi, je lavais ma chemise, tandis qu’on faisait la
soupe... imaginez-vous un sale trou, un vrai
entonnoir, avec des bois tout autour, qui avaient
permis à ces cochons
de prussiens de s’approcher à quatre pattes, sans
qu’on s’en doute seulement... alors, à sept heures,
voilà que les obus se mettent à tomber dans nos
marmites. Nom de dieu ! ça n’a pas traîné, nous
avons sauté sur nos flingots, et jusqu’à onze
heures, vrai ! On a cru qu’on leur allongeait une
raclée dans les grands prix... mais faut que
vous sachiez que nous n’étions pas cinq mille et que
ces cochons arrivaient, arrivaient toujours. J’étais,
moi, sur un petit coteau, couché derrière un buisson,
et j’en voyais déboucher en face, à droite, à
gauche, oh ! De vraies fourmilières, des files de
fourmis noires, si bien que, quand il n’y en avait
plus, il y en avait encore. Ce n’est pas pour
dire, mais nous pensions tous que les chefs étaient
de rudes serins, de nous avoir fourrés dans un
pareil guêpier, loin des camarades, et de nous y
laisser aplatir, sans venir à notre aide... pour
lors, voilà notre général, le pauvre bougre de
général Douay, pas une bête ni un capon,
celui-là, qui gobe une prune et qui s’étale, les
quatre fers en l’air. Nettoyé, plus personne ! ça ne
fait rien, on tient tout de même. Pourtant, ils
étaient trop, il fallait bien déguerpir. On se bat
dans un enclos, on défend la gare, au milieu
d’un tel train, qu’il y avait de quoi rester sourd...
et puis, je ne sais plus, la ville devait être
prise, nous nous sommes trouvés sur une
montagne, le Geissberg, comme ils disent, je
crois ; et alors, là, retranchés dans une
espèce de château, ce que nous en avons tué, de
ces cochons ! Ils sautaient en l’air, ça faisait
plaisir de les voir retomber sur le nez... et puis,
que voulez-vous ? Il en arrivait, il en arrivait
toujours, dix hommes contre un, et du canon tant
qu’on en demandait. Le courage, dans ces
histoires-là, ça ne sert qu’à rester sur le
carreau. Enfin, une telle marmelade, que nous avons
dû foutre le camp... n’empêche que, pour des
serins, nos officiers se sont montrés de fameux
serins, n’est-ce pas, Picot ?
Il y eut un silence. Picot, le plus grand, avala un
verre de vin blanc ; et, se torchant d’un revers de
main :
–bien sûr... c’est comme à Froeschwiller,
fallait être bête à manger du foin pour se battre
dans des conditions pareilles. Mon capitaine, un
petit malin, le disait... la vérité est qu’on ne
devait pas savoir. Toute une armée de ces salauds
nous est tombée sur le dos, quand nous étions
à peine quarante mille, nous autres. Et on ne
s’attendait pas à se battre ce jour-là, la bataille
s’est engagée peu à peu, sans que les chefs le
veuillent, paraît-il... bref ! Moi, je n’ai pas tout
vu, naturellement. Mais ce que je sais bien,
c’est que la danse a recommencé d’un bout à
l’autre de la journée, et que, lorsqu’on croyait que
c’était fini, pas du tout ! Les violons
reprenaient de plus belle... d’abord, à Woerth, un
gentil village, avec un clocher drôle, qui a l’air
d’un poêle, à cause des carreaux de faïence qu’on a
mis dessus. Je ne sais foutre pas pourquoi
on nous l’avait fait quitter le matin, car nous nous
sommes usé les dents et les ongles pour le
réoccuper, sans y parvenir. Oh ! Mes enfants, ce
qu’on s’est bûché là, ce qu’il y a eu de ventres
ouverts et de cervelles écrabouillées, c’est à ne
pas croire ! ... ensuite, ç’a été autour d’un
autre village qu’on s’est cogné :
Elsasshaussen, un nom à coucher à la porte. Nous
étions canardés par un tas de canons, qui tiraient à
leur aise du haut d’une sacrée colline, que nous
avions lâchée aussi le matin. Et c’est alors
que j’ai vu, oui ! Moi qui vous parle, j’ai vu la
charge des cuirassiers. Ce qu’ils se sont fait tuer,
les pauvres bougres ! Une vraie pitié de lancer des
chevaux et des hommes sur un terrain pareil, une
pente couverte de broussailles, coupée de
fossés ! D’autant plus, nom de dieu ! Que ça ne
pouvait servir à rien du tout. N’importe ! C’était
crâne, ça vous réchauffait le coeur... ensuite,
n’est-ce pas ? Il semblait que le mieux était de
s’en aller souffler plus loin. Le village
flambait comme une allumette, les badois, les
wurtembergeois, les prussiens, toute la clique, plus
de cent vingt mille de ces salauds, à ce qu’on a
compté plus tard, avaient fini par nous
envelopper. Et pas du tout, voilà la musique qui
repart plus fort, autour de Froeschwiller ! Car,
c’est la vérité pure, Mac-Mahon est peut-être
un serin, mais il est brave. Fallait le voir sur son
grand cheval, au milieu des obus ! Un autre aurait
filé dès le commencement, jugeant qu’il n’y a pas de
honte à refuser de se battre, quand on n’est pas de
force. Lui, puisque c’était commencé, a voulu se faire
casser la gueule jusqu’au bout. Et ce qu’il y a
réussi ! ... dans Froeschwiller, voyez-vous ! Ce
n’étaient plus des hommes, c’étaient des bêtes qui
se mangeaient. Pendant près de deux heures,
les ruisseaux ont roulé du sang... ensuite, ensuite,
dame ! Il a tout de même fallu décamper. Et dire
qu’on est venu nous raconter qu’à la gauche nous
avions culbuté les bavarois ! Tonnerre de bon dieu !
Si nous avions été cent vingt mille, nous aussi ! Si
nous avions eu assez de canons et des chefs un peu
moins serins !
Et violents, exaspérés encore, dans leurs uniformes
en guenilles, gris de poussière, Coutard et Picot
se coupaient du pain, avalaient de gros morceaux de
fromage, en jetant le cauchemar de leurs souvenirs,
sous la jolie treille, aux grappes mûres, criblées
par les flèches d’or du soleil. Maintenant, ils en
étaient à l’effroyable déroute qui avait
suivi, les régiments débandés, démoralisés, affamés,
fuyant à travers champs, les grands chemins roulant
une affreuse confusion d’hommes, de chevaux, de
voitures, de canons, toute la débâcle d’une armée
détruite, fouettée du vent fou de la panique.
Puisqu’on n’avait point su se replier sagement
et défendre les passages des Vosges, où dix mille
hommes en auraient arrêté cent mille, on aurait dû au
moins faire sauter les ponts, combler les tunnels.
Mais les généraux galopaient, dans l’effarement, et
une telle tempête de stupeur soufflait, emportant à
la fois les vaincus
et les vainqueurs, qu’un instant les deux armées
s’étaient perdues, dans cette poursuite à tâtons sous
le grand jour, Mac-Mahon filant vers Lunéville,
tandis que le prince royal de Prusse le cherchait
du côté des Vosges. Le 7, les débris du 1er corps
traversaient Saverne, ainsi qu’un fleuve
limoneux et débordé, charriant des épaves. Le 8, à
Sarrebourg, le 5e corps venait tomber dans le 1er,
comme un torrent démonté dans un autre, en fuite lui
aussi, battu sans avoir combattu, entraînant son
chef, le triste général De Failly, affolé de ce
qu’on faisait remonter à son inaction la
responsabilité de la défaite. Le 9, le 10, la
galopade continuait, un sauve-qui-peut enragé qui ne
regardait même pas en arrière. Le 11, sous une pluie
battante, on descendait vers Bayon, pour éviter
Nancy, à la suite d’une rumeur fausse qui disait
cette ville au pouvoir de l’ennemi. Le 12, on
campait à Haroué, le 13, à Vicherey ; et,
le 14, on était à Neufchâteau, où le chemin de
fer, enfin, recueillit cette masse roulante d’hommes
qu’il chargea à la pelle dans des trains, pendant
trois jours, pour les transporter à Châlons.
Vingt-quatre heures après le départ du dernier
train, les prussiens arrivaient.
–ah ! Foutu sort ! Conclut Picot, ce qu’il a
fallu jouer des jambes ! ... et nous qu’on avait
laissés à l’hôpital !
Coutard achevait de vider la bouteille dans son
verre et dans celui du camarade.
–oui, nous avons pris nos cliques et nos claques,
et nous courons encore... bah ! ça va mieux tout de
même, puisqu’on peut boire un coup à la santé de
ceux qui n’ont pas eu la gueule cassée.
Maurice, alors, comprit. Après la surprise
imbécile de Wissembourg, l’écrasement de
Froeschwiller était le coup de foudre, dont la
lueur sinistre venait d’éclairer nettement
la terrible vérité. Nous étions mal préparés, une
artillerie médiocre, des effectifs menteurs, des
généraux incapables ; et l’ennemi, tant dédaigné,
apparaissait fort
et solide, innombrable, avec une discipline et une
tactique parfaites. Le faible rideau de nos sept
corps, disséminés de Metz à Strasbourg, venait
d’être enfoncé par les trois armées allemandes,
comme par des coins puissants. Du coup, nous
restions seuls, ni l’Autriche, ni l’Italie ne
viendraient, le plan de l’empereur s’était
effondré dans la lenteur des opérations et dans
l’incapacité des chefs. Et jusqu’à la fatalité qui
travaillait contre nous, accumulant les
contretemps, les coïncidences fâcheuses, réalisant
le plan secret des prussiens, qui était de couper
en deux nos armées, d’en rejeter une partie sous
Metz, pour l’isoler de la France, tandis qu’ils
marcheraient sur Paris, après avoir anéanti le
reste. Dès maintenant, cela apparaissait
mathématique, nous devions être vaincus pour
toutes les causes dont l’inévitable résultat
éclatait, c’était le choc de la bravoure
inintelligente contre le grand nombre et la froide
méthode. On aurait beau disputer plus tard, la
défaite, malgré tout, était fatale, comme
la loi des forces qui mènent le monde.
Brusquement, Maurice, les yeux rêveurs et perdus,
relut là-bas, devant lui, le cri : vive Napoléon !
Charbonné sur le grand mur jaune. Et il eut une
sensation d’intolérable malaise, un élancement dont
la brûlure lui trouait le coeur. C’était donc vrai
que cette France, aux victoires légendaires, et qui
s’était promenée, tambours battants, au travers de
l’Europe, venait d’être culbutée du premier coup
par un petit peuple dédaigné ? Cinquante
ans avaient suffi, le monde était changé, la
défaite s’abattait effroyable sur les éternels
vainqueurs. Et il se souvenait de tout ce que
Weiss, son beau-frère, avait dit, pendant la nuit
d’angoisse, devant Mulhouse. Oui, lui seul
alors était clairvoyant, devinait les causes lentes
et cachées de notre affaiblissement, sentait le
vent nouveau de jeunesse et de force qui soufflait
d’Allemagne. N’était-ce pas un âge guerrier qui
finissait, un autre qui commençait ?
Malheur à qui s’arrête dans l’effort continu des
nations, la victoire est à ceux qui marchent à
l’avant-garde, aux plus savants, aux plus sains,
aux plus forts !
Mais, à ce moment, il y eut des rires, des cris de
fille qu’on force et qui plaisante. C’était le
lieutenant Rochas, qui, dans la vieille cuisine
enfumée, égayée d’images d’épinal, tenait entre
ses bras la jolie servante, en troupier
conquérant. Il parut sous la tonnelle, où il se fit
servir un café ; et, comme il avait entendu les
dernières paroles de Coutard et de Picot, il
intervint gaiement :
–bah ! Mes enfants, ce n’est rien, tout ça ! C’est
le commencement de la danse, vous allez voir la
sacrée revanche, à cette heure ! ... pardi !
Jusqu’à présent, ils se sont mis cinq contre un.
Mais ça va changer, c’est moi qui vous en fiche mon
billet ! ... nous sommes trois cent mille, ici. Tous
les mouvements que nous faisons et qu’on ne
comprend pas, c’est pour attirer les prussiens
sur nous, tandis que Bazaine, qui les surveille, va
les prendre en queue... alors, nous les
aplatissons, crac ! Comme cette mouche !
D’une claque sonore, entre ses mains, il avait
écrasé une mouche au vol ; et il s’égayait plus
haut, et il croyait de toute son innocence à ce
plan si aisé, retombé d’aplomb dans sa foi au
courage invincible. Obligeamment, il indiqua aux
deux soldats la place exacte de leur
régiment ; puis, heureux, un cigare aux dents, il
s’installa devant sa demi-tasse.
–le plaisir a été pour moi, camarades ! Répondit
Maurice à Coutard et à Picot qui s’en allaient,
en le remerciant de son fromage et de sa bouteille de
vin.
Il s’était fait également servir une tasse de
café, et il regardait le lieutenant, gagné par sa
belle humeur, un peu surpris pourtant des trois
cent mille hommes, lorsqu’on n’était guère plus de
cent mille, et de sa singulière facilité à
écraser les prussiens entre l’armée de Châlons
et l’armée de Metz. Mais il avait, lui aussi, un
tel besoin d’illusion ! Pourquoi ne pas espérer
encore, lorsque le passé glorieux chantait toujours
si haut dans sa mémoire ? La vieille guinguette
était si joyeuse, avec sa treille d’où
pendait le clair raisin de France, doré de soleil !
De nouveau, il eut une heure de confiance,
au-dessus de la grande tristesse sourde amassée peu
à peu en lui.
Maurice avait un instant suivi des yeux un officier
de chasseurs d’Afrique, accompagné d’une
ordonnance, qui tous deux venaient de disparaître
au grand trot, à l’angle de la maison silencieuse,
occupée par l’empereur. Puis, comme l’ordonnance
reparaissait seule et s’arrêtait avec
les deux chevaux, à la porte du cabaret, il eut un
cri de surprise.
–Prosper ! ... moi qui vous croyais à Metz !
C’était un homme de Remilly, un simple valet de
ferme, qu’il avait connu enfant, lorsqu’il allait
passer les vacances chez l’oncle Fouchard.
Tombé au sort, il était depuis trois ans en
Afrique, lorsque la guerre avait éclaté ; et il
avait bon air sous la veste bleu de ciel, le large
pantalon rouge à bandes bleues et la ceinture de
laine rouge, avec sa longue face sèche, ses
membres souples et forts, d’une adresse
extraordinaire.
–tiens ! Cette rencontre ! ... Monsieur Maurice !
Mais il ne se pressait pas, conduisait à l’écurie
les chevaux fumants, donnait surtout au sien un coup
d’oeil paternel. L’amour du cheval, pris sans doute
dès l’enfance, quand il menait les bêtes au labour,
lui avait fait choisir la cavalerie.
–c’est que nous arrivons de Monthois, plus de dix
lieues d’une traite, reprit-il quand il revint ; et
Zéphir va prendre volontiers quelque chose.
Zéphir, c’était son cheval. Lui, refusa de manger,
accepta un café seulement. Il attendait son officier,
qui attendait l’empereur. ça pouvait durer cinq
minutes, ça
pouvait durer deux heures. Alors, son officier lui
avait dit de mettre les chevaux à l’ombre. Et,
comme Maurice, la curiosité éveillée, tâchait de
savoir, il eut un geste vague.
–sais pas... une commission bien sûr... des papiers
à remettre.
Mais Rochas, d’un oeil attendri, regardait le
chasseur, dont l’uniforme éveillait ses souvenirs
d’Afrique.
–eh ! Mon garçon, où étiez-vous, là-bas ?
–à Médéah, mon lieutenant.
Médéah ! Et ils causèrent, rapprochés, malgré la
hiérarchie. Prosper s’était fait à cette vie de
continuelle alerte, toujours à cheval, partant pour
la bataille comme on part pour la chasse, quelque
grande battue d’arabes. On avait une seule gamelle
par six hommes, par tribu ; et chaque tribu était
une famille, l’un faisant la cuisine, l’autre
lavant le linge, les autres plantant la tente,
soignant les bêtes, nettoyant les armes. On
chevauchait le matin et l’après-midi, chargé d’un
paquetage énorme, par des soleils de plomb. On
allumait le soir, pour chasser les moustiques, de
grands feux, autour desquels on chantait
des chansons de France. Souvent, sous la nuit
claire, criblée d’étoiles, il fallait se relever et
mettre la paix parmi les chevaux, qui, fouettés de
vent tiède, se mordaient tout d’un coup,
arrachaient les piquets, avec de furieux
hennissements. Puis, c’était le café, le délicieux
café, la grande affaire, qu’on écrasait au fond d’une
gamelle et qu’on passait au travers d’une ceinture
rouge d’ordonnance. Mais il y avait aussi les jours
noirs, loin de tout centre habité, en face de
l’ennemi. Alors, plus de feux, plus de chants, plus
de noces. On souffrait parfois horriblement de la
privation de sommeil, de la soif et de la faim.
N’importe ! On l’aimait, cette existence d’imprévu
et d’aventures, cette guerre d’escarmouches, si
propre à l’éclat de la bravoure personnelle, amusante
comme la conquête d’une île sauvage, égayée par les
razzias, le vol
en grand, et par le maraudage, les petits vols des
chapardeurs, dont les bons tours légendaires
faisaient rire jusqu’aux généraux.
–ah ! Dit Prosper, devenu grave, ce n’est pas ici
comme là-bas, on se bat autrement.
Et, sur une nouvelle question de Maurice, il dit
leur débarquement à Toulon, leur long et pénible
voyage jusqu’à Lunéville. C’était là qu’ils
avaient appris Wissembourg et Froeschwiller.
Ensuite, il ne savait plus, confondait les
villes : de Nancy à Saint-Mihiel, de
Saint-Mihiel à Metz. Le 14, il devait y avoir eu
une grande bataille, l’horizon était en feu ; mais
lui n’avait vu que quatre uhlans, derrière
une haie. Le 16, on s’était battu encore, le canon
faisait rage dès six heures du matin ; et on lui
avait dit que, le 18, la danse avait recommencé,
plus terrible. Seulement, les chasseurs n’étaient
plus là, parce que, le 16, à Gravelotte,
comme ils attendaient d’entrer en ligne, le long
d’une route, l’empereur, qui filait dans une
calèche, les avait pris en passant, pour
l’accompagner à Verdun. Une jolie trotte,
quarante-deux kilomètres au galop, avec la peur,
à chaque instant, d’être coupés par les prussiens !
–et Bazaine ? Demanda Rochas.
–Bazaine ? On dit qu’il a été rudement content que
l’empereur lui fiche la paix.
Mais le lieutenant voulait savoir si Bazaine
arrivait. Et Prosper eut un geste vague : est-ce
qu’on pouvait dire ? Eux, depuis le 16, avaient passé
les journées en marches et contremarches sous la
pluie, en reconnaissances, en grand’gardes, sans
voir un ennemi. Maintenant, ils faisaient partie de
l’armée de Châlons. Son régiment, deux autres de
chasseurs de France et un de hussards, formaient
l’une des divisions de la cavalerie de réserve, la
première division, commandée par le général
Margueritte, dont il parlait avec une tendresse
enthousiaste.
–ah ! Le bougre ! En voilà un rude lapin ! Mais à
quoi
bon ? Puisqu’on n’a encore su que nous faire
patauger dans la boue !
Il y eut un silence. Puis, Maurice causa un
instant de Remilly, de l’oncle Fouchard, et
Prosper regretta de ne pouvoir aller serrer la
main d’Honoré, le maréchal des logis, dont la
batterie devait camper à plus d’une lieue de
là, de l’autre côté du chemin de Laon. Mais un
ébrouement de cheval lui fit dresser l’oreille, il
se leva, disparut pour s’assurer que Zéphir ne
manquait de rien. Peu à peu, des soldats de toute
arme et de tous grades envahissaient la
guinguette, à cette heure de la demi-tasse et du
pousse-café. Pas une des tables ne restait libre,
c’était une gaieté éclatante d’uniformes dans la
verdure des pampres éclaboussés de soleil. Le major
Bouroche venait de s’asseoir près de Rochas,
lorsque Jean se présenta, porteur d’un ordre.
–mon lieutenant, c’est le capitaine qui vous
attendra à trois heures, pour un règlement de
service.
D’un signe de tête, Rochas dit qu’il serait
exact ; et Jean ne partit pas tout de suite,
sourit à Maurice, qui allumait une cigarette.
Depuis la scène du wagon, il y avait entre les deux
hommes une trêve tacite, comme une étude
réciproque, de plus en plus bienveillante.
Prosper était revenu, pris d’impatience.
–je vas manger, moi, si mon chef ne sort pas de
cette baraque... c’est fichu, l’empereur est
capable de ne pas rentrer avant ce soir.
–dites donc, demanda Maurice, dont la curiosité se
réveillait, c’est peut-être bien des nouvelles de
Bazaine que vous apportez ?
–possible ! On en causait là-bas, à Monthois.
Mais il y eut un brusque mouvement. Et Jean, qui
était resté à une des portes de la tonnelle, se
retourna, en disant :
–l’empereur !
Tous furent aussitôt debout. Entre les peupliers,
par la grande route blanche, un peloton de
cent-gardes apparaissait, d’un luxe d’uniformes
correct encore et resplendissant, avec le grand
soleil doré de leur cuirasse. Puis, tout de suite,
venait l’empereur à cheval, dans un large
espace libre, accompagné de son état-major, que
suivait un second peloton de cent-gardes.
Les fronts s’étaient découverts, quelques
acclamations retentirent. Et l’empereur, au passage,
leva la tête, très pâle, la face déjà tirée, les
yeux vacillants, comme troubles et pleins d’eau.
Il parut s’éveiller d’une somnolence, il eut un
faible sourire à la vue de ce cabaret ensoleillé,
et salua.
Alors, Jean et Maurice entendirent distinctement,
derrière eux, Bouroche qui grognait, après avoir
sondé à fond l’empereur de son coup d’oeil de
praticien :
–décidément, il a une sale pierre dans son sac.
Puis, d’un mot, il arrêta son diagnostic :
–foutu !
Jean, dans son étroit bon sens, avait eu un
hochement de tête : une sacrée malechance pour une
armée, un pareil chef ! Et, dix minutes plus tard,
après avoir serré la main de Prosper, lorsque
Maurice, heureux de son fin déjeuner,
s’en alla fumer en flânant d’autres cigarettes, il
emporta cette image de l’empereur, si blême et si
vague, passant au petit trot de son cheval.
C’était le conspirateur, le rêveur à qui
l’énergie manque au moment de l’action. On
le disait très bon, très capable d’une grande et
généreuse pensée, très tenace d’ailleurs en son
vouloir d’homme silencieux ; et il était aussi
très brave, méprisant le danger en fataliste prêt
toujours à subir le destin. Mais il semblait frappé
de stupeur dans les grandes crises, comme
paralysé devant l’accomplissement des faits,
impuissant dès lors à réagir contre la fortune, si
elle lui devenait adverse. Et Maurice se demandait
s’il n’y avait pas là un
état physiologique spécial, aggravé par la
souffrance, si la maladie dont l’empereur souffrait
visiblement n’était pas la cause de cette indécision,
de cette incapacité grandissantes qu’il montrait
depuis le commencement de la campagne. Cela aurait
tout expliqué. Un gravier dans la chair d’un homme,
et les empires s’écroulent.
Le soir, dans le camp, après l’appel, il y eut une
soudaine agitation, des officiers courant,
transmettant des ordres, réglant le départ du
lendemain matin, à cinq heures. Et ce fut, pour
Maurice, un sursaut de surprise et
d’inquiétude, quand il comprit que tout, une fois
encore, était changé : on ne se repliait plus sur
Paris, on allait marcher sur Verdun, à la
rencontre de Bazaine. Le bruit circulait d’une
dépêche de ce dernier, arrivée dans la journée,
annonçant qu’il opérait son mouvement de
retraite ; et le jeune homme se rappela Prosper,
avec l’officier de chasseurs, venus de Monthois,
peut-être bien pour apporter une copie de cette
dépêche. C’était donc l’impératrice-régente et le
conseil des ministres qui triomphaient, grâce à la
continuelle incertitude du maréchal De
Mac-Mahon, dans leur épouvante de voir
l’empereur rentrer à Paris, dans leur volonté têtue
de pousser malgré tout l’armée en avant, pour
tenter le suprême sauvetage de la dynastie. Et cet
empereur misérable, ce pauvre homme qui n’avait plus
de place dans son empire, allait être emporté comme
un paquet inutile et encombrant, parmi les bagages
de ses troupes, condamné à traîner derrière lui
l’ironie de sa maison impériale, ses cent-gardes,
ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers, ses
fourgons de casseroles d’argent et de vin de
Champagne, toute la pompe de son manteau de cour,
semé d’abeilles, balayant le sang et la boue des
grandes routes de la défaite.
à minuit, Maurice ne dormait pas encore. Une
insomnie fiévreuse, traversée de mauvais rêves, le
faisait se retourner
sous la tente. Il finit par en sortir, soulagé
d’être debout, de respirer l’air froid, fouetté de
vent. Le ciel s’était couvert de gros nuages, la
nuit devenait très sombre, un infini morne de
ténèbres, que les derniers feux mourants des fronts
de bandière éclairaient de rares étoiles.
Et, dans cette paix noire, comme écrasée de silence,
on sentait la respiration lente des cent mille
hommes qui étaient couchés là. Alors, les angoisses
de Maurice s’apaisèrent, une fraternité lui vint,
pleine de tendresse indulgente pour tous ces
vivants endormis, dont bientôt des milliers
dormiraient du sommeil de la mort. Braves gens
tout de même ! Ils n’étaient guère disciplinés,
ils volaient et buvaient. Mais que de souffrances
déjà, et que d’excuses, dans l’effondrement de la
nation entière ! Les vétérans glorieux de
Sébastopol et de Solférino n’étaient déjà plus que
le petit nombre, encadrés parmi des troupes
trop jeunes, incapables d’une longue résistance. Ces
quatre corps, formés et reconstitués à la hâte,
sans liens solides entre eux, c’était l’armée de la
désespérance, le troupeau expiatoire qu’on
envoyait au sacrifice, pour tenter de fléchir la
colère du destin. Elle allait monter son
calvaire jusqu’au bout, payant les fautes de tous du
flot rouge de son sang, grandie dans l’horreur même
du désastre.
Et Maurice, à ce moment, au fond de l’ombre
frissonnante, eut la conscience d’un grand devoir.
Il ne cédait plus à l’espérance vantarde de
remporter les victoires légendaires. Cette marche
sur Verdun, c’était une marche à la mort, et il
l’acceptait avec une résignation allègre et
forte, puisqu’il fallait mourir.
===Chapitre IV===
<center>'''Chapitre IV'''</center>
 
 
le 23 août, un mardi, à six heures du matin, le
camp fut levé, les cent mille hommes de l’armée de
Châlons s’ébranlèrent, coulèrent bientôt en un
ruissellement immense, comme un fleuve d’hommes, un
instant épandu en lac, qui reprend son cours ; et,
malgré les rumeurs qui avaient couru la veille, ce
fut une grande surprise pour beaucoup, de voir
qu’au lieu de continuer le mouvement de retraite,
on tournait le dos à Paris, allant là-bas, vers
l’est, à l’inconnu.
à cinq heures du matin, le 7e corps n’avait pas
encore de cartouches. Depuis deux jours, les
artilleurs s’épuisaient, pour débarquer les chevaux
et le matériel, dans la gare encombrée des
approvisionnements qui refluaient de Metz. Et ce
fut au dernier moment que des wagons chargés de
cartouches furent découverts parmi l’inextricable
pêle-mêle des trains, et qu’une compagnie de corvée,
dont Jean faisait partie, put en rapporter deux
cent quarante mille, sur des voitures
réquisitionnées à la hâte. Jean distribua les
cent cartouches réglementaires à chacun des hommes
de son escouade, au moment même où Gaude,
le clairon de la compagnie, sonnait le départ.
Le 106e ne devait pas traverser Reims, l’ordre de
marche était de tourner la ville, pour rejoindre
la grande route de Châlons. Mais, cette fois
encore, on avait négligé d’échelonner les heures,
de sorte que les quatre corps d’armée étant
partis ensemble, il se produisit une extrême
confusion, à l’entrée des premiers tronçons de
routes
communes. L’artillerie, la cavalerie, à chaque
instant, coupaient et arrêtaient les lignes de
fantassins. Des brigades entières durent attendre
pendant une heure, l’arme au pied. Et le pis, ce
fut qu’un épouvantable orage éclata, dix minutes à
peine après le départ, une pluie diluvienne qui
trempa les hommes jusqu’aux os, alourdissant
sur leurs épaules le sac et la capote. Le 106e,
pourtant, avait pu se remettre en marche, comme la
pluie cessait ; tandis que, dans un champ voisin,
des zouaves, forcés d’attendre encore, avaient
trouvé, pour prendre patience, le petit jeu de se
battre à coups de boules de terre, des paquets de
boue dont l’éclaboussement, sur les uniformes,
soulevait des tempêtes de rire.
Presque aussitôt, le soleil reparut, un soleil
triomphal, dans la chaude matinée d’août. Et la
gaieté revint, les hommes fumaient comme une
lessive, étendue au grand air : très vite ils
furent secs, pareils à des chiens crottés,
retirés d’une mare, plaisantant des sonnettes de
fange durcie qu’ils emportaient à leurs pantalons
rouges. à chaque carrefour, il fallait s’arrêter
encore. Tout au bout d’un faubourg de Reims, il y
eut une dernière halte, devant un débit de boissons
qui ne désemplissait pas.
Alors, Maurice eut l’idée de régaler l’escouade,
comme souhait de bonne chance à tous.
–caporal, si vous le permettez...
Jean, après une courte hésitation, accepta un petit
verre. Et il y avait là Loubet et Chouteau, ce
dernier sournoisement respectueux, depuis que le
caporal faisait sentir sa poigne ; et il y avait
également Pache et Lapoulle, deux braves garçons,
lorsqu’on ne leur montait pas la tête.
–à votre santé, caporal ! Dit Chouteau d’une voix
de bon apôtre.
–à la vôtre, et que chacun tâche de rapporter sa
tête et ses pieds ! Répondit Jean avec politesse, au
milieu d’un rire approbateur.
Mais on partait, le capitaine Beaudoin s’était
approché d’un air choqué, pendant que le lieutenant
Rochas affectait de tourner la tête, indulgent à la
soif de ses hommes. Déjà, l’on filait sur la route
de Châlons, un interminable ruban, bordé
d’arbres, allant d’un trait, tout droit, parmi
l’immense plaine, des chaumes à l’infini, que
bossuaient çà et là de hautes meules et des moulins
de bois, agitant leurs ailes. Plus au nord, des
files de poteaux télégraphiques indiquaient d’autres
routes, où l’on reconnaissait les lignes sombres
d’autres régiments en marche. Beaucoup même
coupaient à travers champs, en masses profondes. Une
brigade de cavalerie, en avant, sur la gauche,
trottait dans un éblouissement de soleil. Et tout
l’horizon désert, d’un vide triste et sans bornes,
s’animait, se peuplait ainsi de ces ruisseaux
d’hommes débordant de partout, de ces coulées
intarissables de fourmilière géante.
Vers neuf heures, le 106e quitta la route de
Châlons, pour prendre, à gauche, celle de
Suippe, un autre ruban tout droit, à l’infini. On
marchait par deux files espacées, laissant le milieu
de la route libre. Les officiers s’y avançaient à
l’aise, seuls ; et Maurice avait remarqué leur air
soucieux, qui contrastait avec la belle humeur, la
satisfaction gaillarde des soldats, heureux comme
des enfants de marcher enfin. Même, l’escouade se
trouvant presque en tête, il apercevait de loin le
colonel, M De Vineuil, dont l’allure sombre, la
grande taille raidie, balancée au pas du cheval, le
frappait. On avait relégué la musique à l’arrière,
avec les cantines du régiment. Puis, accompagnant
la division, venaient les ambulances et le train des
équipages, que suivait le convoi du corps tout
entier, un immense convoi, des fourragères, des
fourgons fermés pour les provisions, des chariots
pour les bagages, un défilé de voitures de toutes
sortes, qui tenait plus de cinq kilomètres, et dont,
aux rares coudes de la route, on apercevait
l’interminable queue. Enfin, à l’extrême bout,
des troupeaux fermaient la colonne, une débandade de
grands boeufs piétinant dans un flot de poussière, la
viande encore sur pied, poussée à coups de fouet,
d’une peuplade guerrière en migration.
Cependant, Lapoulle, de temps à autre, remontait
son sac, d’un haussement d’épaule. Sous le
prétexte qu’il était le plus fort, on le chargeait
des ustensiles communs à toute l’escouade, la
grande marmite et le bidon, pour la provision
d’eau. Cette fois même, on lui avait confié la
pelle de la compagnie, en lui persuadant que c’était
un honneur. Et il ne se plaignait pas, il riait
d’une chanson dont Loubet, le ténor de
l’escouade, charmait la longueur de la route.
Loubet, lui, avait un sac célèbre, dans lequel
on trouvait de tout : du linge, des souliers de
rechange, de la mercerie, des brosses, du chocolat,
un couvert et une timbale, sans compter les vivres
réglementaires, des biscuits, du café ; et, bien
que les cartouches y fussent aussi, qu’il y eût
encore, sur le sac, la couverture roulée,
la tente-abri et ses piquets, tout cela paraissait
léger, tellement il savait, selon son mot, bien
faire sa malle.
–foutu pays tout de même ! Répétait de loin en loin
Chouteau, en jetant un regard de mépris sur ces
plaines mornes de la Champagne pouilleuse.
Les vastes étendues de terre crayeuse continuaient,
se succédaient sans fin. Pas une ferme, pas une
âme, rien que des vols de corbeaux tachant de noir
l’immensité grise. à gauche, très loin, des bois de
pin, d’une verdure sombre, couronnaient les lentes
ondulations qui bornaient le ciel ; tandis que, sur
la droite, on devinait le cours de la Vesle, à une
ligne d’arbres continue. Et là, derrière les
coteaux, on voyait, depuis une lieue, monter une
fumée énorme, dont les flots amassés finissaient par
barrer l’horizon d’une effrayante nuée d’incendie.
–qu’est-ce qui brûle donc, là-bas ? Demandaient des
voix de tous côtés.
Mais l’explication courut d’un bout à l’autre de la
colonne. C’était le camp de Châlons qui flambait
depuis deux jours, incendié par ordre de l’empereur,
pour sauver des mains des prussiens les richesses
entassées. La cavalerie d’arrière-garde avait,
disait-on, été chargée de mettre le feu à un
grand baraquement, appelé le magasin jaune, plein
de tentes, de piquets, de nattes, et au magasin
neuf, un immense hangar fermé, où s’empilaient des
gamelles, des souliers, des couvertures, de quoi
équiper cent autres mille hommes. Des meules de
fourrage, allumées elles aussi, fumaient comme des
torches gigantesques. Et, à ce spectacle, devant
ces tourbillons livides qui débordaient des
collines lointaines, emplissant le ciel d’un
irréparable deuil, l’armée, en marche par la grande
plaine triste, était tombée dans un lourd
silence. Sous le soleil, on n’entendait plus que la
cadence des pas, tandis que les têtes, malgré elles,
se tournaient toujours vers les fumées
grossissantes, dont la nuée de désastre sembla
suivre la colonne pendant toute une lieue
encore.
La gaieté revint à la grande halte, dans un chaume,
où les soldats purent s’asseoir sur leurs sacs,
pour manger un morceau. Les gros biscuits, carrés,
servaient à tremper la soupe ; mais les petits,
ronds, croquants et légers, étaient une vraie
friandise, qui avait le seul défaut de donner
une soif terrible. Invité, Pache à son tour
chanta un cantique, que toute l’escouade reprit en
choeur. Jean, bon enfant, souriait, laissait faire,
tandis que Maurice reprenait confiance, à voir
l’entrain de tous, le bel ordre et la belle humeur
de cette première journée de marche. Et le
reste de l’étape fut franchi du même pas gaillard.
Pourtant, les huit derniers kilomètres semblèrent
durs. On venait de laisser à droite le village de
Prosnes, on avait quitté la grand’route pour
couper à travers des terrains incultes, des landes
sablonneuses plantées de petits bois
de pins ; et la division entière, suivie de
l’interminable convoi, tournait au milieu de ces
bois, dans ce sable, où l’on enfonçait jusqu’à la
cheville. Le désert s’était encore élargi, on ne
rencontra qu’un maigre troupeau de moutons, gardé
par un grand chien noir.
Enfin, vers quatre heures, le 106e s’arrêta à
Dontrien, un village bâti au bord de la Suippe.
La petite rivière court parmi des bouquets
d’arbres, la vieille église est au milieu du
cimetière, qu’un marronnier immense couvre
tout entier de son ombre. Et ce fut sur la rive
gauche, dans un pré en pente, que le régiment
dressa ses tentes. Les officiers disaient que les
quatre corps d’armée, ce soir-là, allaient
bivouaquer sur la ligne de la Suippe,
d’Auberive à Heutrégiville, en passant par
Dontrien, Béthiniville et Pont-Faverger, un
front de bandière qui avait près de cinq lieues.
Tout de suite, Gaude sonna à la distribution, et
Jean dut courir, car le caporal était le grand
pourvoyeur, toujours en alerte. Il avait emmené
Lapoulle, ils revinrent au bout d’une
demi-heure, chargés d’une côte de boeuf
saignante et d’un fagot de bois. On avait déjà,
sous un chêne, abattu et dépecé trois bêtes du
troupeau qui suivait. Lapoulle dut retourner
chercher le pain, qu’on cuisait à Dontrien même,
depuis midi, dans les fours du village. Et, ce
premier jour, tout fut vraiment en abondance, sauf
le vin et le tabac, dont jamais d’ailleurs
aucune distribution ne devait être faite.
Comme Jean était de retour, il trouva Chouteau en
train de dresser la tente, aidé de Pache. Il les
regarda un instant, en ancien soldat d’expérience,
qui n’aurait pas donné quatre sous de leur
besogne.
–ça va bien qu’il fera beau cette nuit, dit-il
enfin. Autrement, s’il ventait, nous irions nous
promener dans la rivière... faudra que je vous
apprenne.
Et il voulut envoyer Maurice à la provision
d’eau, avec
le grand bidon. Mais celui-ci, assis dans l’herbe,
s’était déchaussé, pour examiner son pied droit.
–tiens ! Qu’est-ce que vous avez donc ?
–c’est le contrefort qui m’a écorché le
talon... mes autres souliers s’en allaient, et j’ai
eu la bêtise, à Reims, d’acheter ceux-ci, qui me
chaussaient bien. J’aurais dû choisir des bateaux.
Jean s’était mis à genoux et avait pris le pied,
qu’il retournait avec précaution, comme un pied
d’enfant, en hochant la tête.
–vous savez, ce n’est pas drôle, ça... faites
attention. Un soldat qui n’a plus ses pieds, ça
n’est bon qu’à être fichu au tas de cailloux. Mon
capitaine, en Italie, disait toujours qu’on gagne
les batailles avec ses jambes.
Aussi commanda-t-il à Pache d’aller chercher
l’eau. Du reste, la rivière coulait à cinquante
mètres. Et Loubet, pendant ce temps, ayant
allumé le bois au fond du trou qu’il venait de
creuser en terre, put tout de suite installer
le pot-au-feu, la grande marmite remplie d’eau,
dans laquelle il plongea la viande artistement
ficelée. Dès lors, ce fut une béatitude, à
regarder bouillir la soupe. L’escouade entière,
libérée des corvées, s’était allongée sur
l’herbe, autour du feu, en famille, pleine d’une
sollicitude attendrie pour cette viande qui
cuisait ; tandis que Loubet, gravement, avec sa
cuiller, écumait le pot. Ainsi que les enfants et
les sauvages, ils n’avaient d’autre instinct que de
manger et de dormir, dans cette course à
l’inconnu, sans lendemain.
Mais Maurice venait de trouver dans son sac un
journal acheté à Reims, et Chouteau demanda :
–y a-t-il des nouvelles des prussiens ? Faut nous
lire ça !
On faisait bon ménage, sous l’autorité grandissante
de Jean. Maurice, complaisamment, lut les
nouvelles intéressantes, pendant que Pache, la
couturière de l’escouade,
lui raccommodait sa capote, et que Lapoulle
nettoyait son fusil. D’abord, ce fut une grande
victoire de Bazaine, qui avait culbuté tout un
corps prussien dans les carrières de Jaumont ;
et ce récit imaginaire était accompagné de
circonstances dramatiques, les hommes et les
chevaux s’écrasant parmi les roches, un
anéantissement complet, pas même des cadavres
entiers à mettre en terre. Ensuite, c’étaient des
détails copieux sur le pitoyable état des armées
allemandes, depuis qu’elles se trouvaient en
France : les soldats, mal nourris, mal équipés,
tombés à l’absolu dénuement, mouraient en masse, le
long des chemins, frappés d’affreuses maladies. Un
autre article disait que le roi de Prusse avait la
diarrhée et que Bismarck s’était cassé la jambe,
en sautant par la fenêtre d’une auberge,
dans laquelle des zouaves avaient failli le
prendre. Bon, tout cela ! Lapoulle en riait à se
fendre les mâchoires, pendant que Chouteau et les
autres, sans émettre l’ombre d’un doute,
crânaient à l’idée de ramasser bientôt les
prussiens, comme des moineaux dans un champ, après
la grêle. Et surtout on se tordait de la culbute de
Bismarck. Oh ! Les zouaves et les turcos, c’en
étaient des braves, ceux-là ! Toutes sortes de
légendes circulaient, l’Allemagne tremblait et se
fâchait, en disant qu’il était indigne
d’une nation civilisée de se faire défendre ainsi
par des sauvages. Bien que décimés déjà à
Froeschwiller, ils semblaient encore intacts et
invincibles.
Six heures sonnèrent au petit clocher de Dontrien,
et Loubet cria :
–à la soupe !
L’escouade, religieusement, fit le rond. Au
dernier moment, Loubet avait découvert des
légumes, chez un paysan voisin. Régal complet,
une soupe qui embaumait la carotte et le poireau,
quelque chose de doux à l’estomac comme du velours.
Les cuillers tapaient dur dans les petites
gamelles. Puis, Jean, qui distribuait les
portions,
dut partager le boeuf, ce jour-là, avec la justice
la plus stricte, car les yeux s’étaient allumés,
il y aurait eu des grognements, si un morceau avait
paru plus gros que l’autre. On torcha tout, on
s’en mit jusqu’aux yeux.
–ah ! Nom de dieu ! Déclara Chouteau, en se
renversant sur le dos, quand il eut fini, ça vaut
tout de même mieux qu’un coup de pied au derrière !
Et Maurice était très plein et très heureux, lui
aussi, ne songeant plus à son pied dont la cuisson
se calmait. Il acceptait maintenant ce
compagnonnage brutal, redescendu à une égalité bon
enfant, devant les besoins physiques de la vie en
commun. La nuit, également, il dormit du
profond sommeil de ses cinq camarades de tente, tous
en tas, contents d’avoir chaud, sous l’abondante
rosée qui tombait. Il faut dire que, poussé par
Loubet, Lapoulle était allé prendre, à une meule
voisine, de grandes brassées de paille, dans
lesquelles les six gaillards ronflèrent
comme dans de la plume. Et, sous la nuit claire,
d’Auberive à Heutrégiville, le long des rives
aimables de la Suippe, lente parmi les saules, les
feux des cent mille hommes endormis éclairaient les
cinq lieues de plaine, comme une traînée d’étoiles.
Au soleil levant, on fit le café, les grains
pilés dans une gamelle avec la crosse du fusil, et
jetés dans l’eau bouillante, puis le marc
précipité au fond, à l’aide d’une goutte d’eau
froide. Ce matin-là, le lever de l’astre était
d’une magnificence royale, au milieu de grandes
nuées de pourpre et d’or ; mais Maurice
lui-même ne voyait plus ces spectacles des
horizons et du ciel, et Jean seul, en
paysan réfléchi, regardait d’un air inquiet l’aube
rouge qui annonçait de la pluie. Aussi, avant le
départ, comme on venait de distribuer le pain cuit
la veille, et que l’escouade avait reçu trois pains
longs, il blâma fortement Loubet et Pache de les
avoir attachés sur leurs sacs. Les tentes étaient
pliées, les sacs ficelés, on ne l’écouta point.
Six heures sonnaient à tous les clochers des
villages, lorsque l’armée entière s’ébranla,
reprenant gaillardement sa marche en avant, dans
l’espoir matinal de cette journée nouvelle.
Le 106e, pour aller rejoindre la route de Reims à
Vouziers, coupa presque tout de suite par des
chemins de traverse, monta à travers des chaumes,
pendant plus d’une heure. En bas, vers le nord, on
apercevait parmi des arbres Béthiniville, où
l’on disait que l’empereur avait couché. Et,
lorsqu’on fut sur la route de Vouziers, les
plaines de la veille recommencèrent, la
Champagne pouilleuse acheva de dérouler ses champs
pauvres, d’une désespérante monotonie. Maintenant,
c’était l’Arne, un maigre ruisseau, qui coulait à
gauche, tandis que les terres nues s’étendaient à
droite, à l’infini, prolongeant l’horizon de
leurs lignes plates. On traversa des villages,
Saint-Clément, dont l’unique rue serpente aux
deux bords de la route, Saint-Pierre, gros bourg
de richards qui avaient barricadé leurs portes et
leurs fenêtres. La grande halte eut lieu, vers dix
heures, près d’un autre village, Saint-étienne,
où les soldats eurent la joie de trouver encore du
tabac. Le 7e corps s’était divisé en plusieurs
colonnes, le 106e marchait seul, n’ayant derrière lui
qu’un bataillon de chasseurs et que l’artillerie de
réserve ; et, vainement, Maurice se retournait,
aux coudes des routes, pour revoir l’immense convoi
qui l’avait intéressé la veille : les troupeaux
s’en étaient allés, il n’y avait plus que des canons
roulant, grandis par ces plaines rases, comme des
sauterelles sombres et hautes sur pattes.
Mais, après Saint-étienne, le chemin devint
abominable, un chemin qui montait par ondulations
lentes, au milieu de vastes champs stériles, dans
lesquels ne poussaient que les éternels bois de
pins, à la verdure noire, si triste au milieu
des terres blanches. On n’avait pas encore
traversé une pareille désolation. Mal empierré,
détrempé
par les dernières pluies, le chemin était un
véritable lit de boue, de l’argile grise délayée,
où les pieds se collaient comme dans de la poix.
La fatigue fut extrême, les hommes n’avançaient
plus, épuisés. Et, pour comble d’ennui, des
averses brusques se mirent à tomber, d’une
violence terrible. L’artillerie, embourbée,
faillit rester en route.
Chouteau, qui portait le riz de l’escouade, hors
d’haleine, furieux de la charge dont il était
écrasé, jeta le paquet, croyant n’être vu de
personne. Loubet l’avait aperçu.
–t’as tort, c’est pas à faire, ces coups-là,
parce qu’ensuite les camarades se brossent le
ventre.
–ah ! Ouiche ! Répondit Chouteau, puisqu’on a de
tout, on nous en donnera d’autre, à l’étape.
Et Loubet, qui portait le lard, convaincu par le
raisonnement, se débarrassa à son tour.
Maurice, lui, souffrait de plus en plus de son
pied, dont le talon devait s’être enflammé de
nouveau. Il traînait la jambe, si douloureusement,
que Jean céda à une sollicitude grandissante.
–hein ! ça ne va pas, ça recommence ?
Puis, comme on faisait une courte halte pour
laisser souffler les hommes, il lui donna un bon
conseil.
–déchaussez-vous, marchez le pied nu, la boue
fraîche calmera la brûlure.
En effet, Maurice put de cette façon continuer à
suivre, sans trop de peine ; et un profond
sentiment de reconnaissance l’envahit. C’était une
véritable chance, pour une escouade, d’avoir un
caporal pareil, ayant servi, sachant les tours du
métier : un paysan mal dégrossi, évidemment ;
mais tout de même un brave homme.
On n’arriva que tard à Contreuve, où l’on devait
bivouaquer, après avoir traversé la route de
Châlons à Vouziers et être descendu, par une
côte raide, dans le ravin de Semide. Le pays
changeait, c’étaient déjà les Ardennes.
Et, des vastes coteaux nus, choisis pour le
campement du 7e corps, dominant le village, on
apercevait au loin la vallée de l’Aisne, perdue
dans la fumée pâle des averses.
à six heures, Gaude n’avait pas encore sonné à la
distribution. Alors, Jean, pour s’occuper,
inquiet d’ailleurs du grand vent qui se levait,
voulut en personne planter la tente. Il montra à
ses hommes comment il fallait choisir un terrain en
pente légère, enfoncer les piquets de biais,
creuser une rigole autour de la toile, pour
l’écoulement des eaux. Maurice, à cause de son
pied, se trouvait exempté de toute corvée ; et il
regardait, surpris de l’adresse intelligente de ce
gros garçon, d’allure si lourde. Lui, était brisé
de fatigue, mais soutenu par l’espoir qui
rentrait dans tous les coeurs. On avait rudement
marché depuis Reims, soixante kilomètres en deux
étapes. Si l’on continuait de ce train, et toujours
droit devant soi, nul doute qu’on ne culbutât la
deuxième armée allemande, pour donner la main à
Bazaine, avant que la troisième, celle du prince
royal de Prusse, qu’on disait à
Vitry-Le-François, eût trouvé le temps de
remonter sur Verdun.
–ah çà ! Est-ce qu’on va nous laisser crever
de faim ? Demanda Chouteau, en constatant, à sept
heures, qu’aucune distribution n’était encore
faite.
Prudemment, Jean avait toujours commandé à
Loubet d’allumer du feu, puis de mettre dessus la
marmite pleine d’eau ; et, comme on n’avait pas de
bois, il avait dû fermer les yeux, lorsque
celui-ci, pour s’en procurer, s’était contenté
d’arracher les treillages d’un jardin
voisin. Mais, quand il parla de faire du riz au
lard, il fallut bien lui avouer que le riz et le
lard étaient restés dans la boue du chemin de
Saint-étienne. Chouteau mentait effrontément,
jurait que le paquet devait s’être détaché de son
sac, sans qu’il s’en aperçût.
–vous êtes des cochons ! Cria Jean, furieux.
Jeter du
manger, quand il y a tant de pauvres bougres qui
ont le ventre vide !
C’était comme pour les trois pains, attachés sur les
sacs : on ne l’avait pas écouté, les averses
venaient de les détremper, à tel point qu’ils
s’étaient fondus, une vraie bouillie, impossible à
se mettre sous la dent.
–nous sommes propres ! Répétait-il. Nous qui
avions de tout, nous voilà sans une croûte... ah !
Vous êtes de rudes cochons !
Justement, on sonnait au sergent, pour un service
d’ordre, et le sergent Sapin, de son air
mélancolique, vint avertir les hommes de sa section
que, toute distribution étant impossible, ils
eussent à se suffire avec leurs vivres de
campagne. Le convoi, disait-on, était resté en
route, à cause du mauvais temps. Quant au troupeau,
il devait s’être égaré, à la suite d’ordres
contraires. Plus tard, on sut que le 5e et le
12e corps étant remontés, ce jour-là, du côté de
Rethel, où allait s’installer le quartier
général, toutes les provisions des villages avaient
reflué vers cette ville, ainsi que les populations,
enfiévrées du désir de voir l’empereur ; de sorte
que, devant le 7e corps, le pays s’était vidé :
plus de viande, plus de pain, plus même
d’habitants. Et, pour comble de misère, un
malentendu avait envoyé les approvisionnements de
l’intendance sur le Chêne-Populeux. Pendant la
campagne entière, ce fut le continuel désespoir des
misérables intendants, contre lesquels tous les
soldats criaient, et dont la faute n’était
souvent que d’être exacts à des rendez-vous donnés,
où les troupes n’arrivaient pas.
–sales cochons, répéta Jean hors de lui, c’est
bien fait pour vous ! Et vous ne méritez pas la
peine que je vais avoir à vous déterrer quelque
chose, parce que, tout de même, mon devoir est de ne
pas vous laisser claquer en route !
Il partit à la découverte, comme tout bon caporal
devait
le faire, emmenant avec lui Pache, qu’il aimait
pour sa douceur, bien qu’il le trouvât trop enfoncé
dans les curés.
Mais, depuis un instant, Loubet avait avisé, à deux
ou trois cents mètres, une petite ferme, une des
dernières habitations de Contreuve, où il lui
avait semblé distinguer tout un gros commerce. Il
appela Chouteau et Lapoulle, en disant :
–filons de notre côté. J’ai idée qu’il y a du
fourbi, là-bas.
Et Maurice fut laissé à la garde de la marmite
d’eau qui bouillait, avec l’ordre d’entretenir le
feu. Il s’était assis sur sa couverture, le pied
déchaussé, pour que la plaie séchât. La vue du
camp l’intéressait, toutes les escouades en l’air,
depuis qu’elles n’attendaient plus les
distributions. Cette vérité se faisait en lui que
certaines manquaient toujours de tout, tandis que
d’autres vivaient dans une continuelle abondance,
selon la prévoyance et l’adresse du caporal et des
hommes. Au milieu de l’énorme agitation qui
l’entourait, à travers les faisceaux et les
tentes, il en remarquait qui n’avaient pas même pu
allumer leur feu, d’autres résignées déjà,
couchées pour la nuit, d’autres, au contraire, en
train de manger de grand appétit, on ne savait quoi,
de bonnes choses. Et ce qui le frappait d’autre
part, c’était le bel ordre de l’artillerie
de réserve, campée au-dessus de lui, sur le
coteau. à son coucher, le soleil parut entre deux
nuages, embrasa les canons, que les artilleurs
avaient déjà lavés de la boue des chemins.
Cependant, dans la petite ferme que Loubet et les
camarades guignaient, le chef de leur brigade, le
général Bourgain-Desfeuilles, venait de
s’installer commodément. Il avait trouvé un lit
possible, il était attablé devant une omelette et
un poulet rôti, ce qui le rendait d’une
humeur charmante ; et, comme le colonel De
Vineuil
s’était trouvé là, pour un détail de service, il
l’avait invité à dîner. Tous deux mangeaient donc,
servis par un grand diable blond, au service du
fermier depuis trois jours seulement, et qui se
disait alsacien, un expatrié emporté dans la
débâcle de Froeschwiller. Le général parlait
librement devant cet homme, commentait la marche de
l’armée, puis l’interrogeait sur la route et les
distances, oubliant qu’il n’était point des
Ardennes. L’ignorance absolue que montraient les
questions, finit par émouvoir le colonel. Lui, avait
habité Mézières. Il donna quelques indications
précises, qui arrachèrent ce cri au général :
–c’est idiot tout de même ! Comment voulez-vous
qu’on se batte dans un pays qu’on ne connaît pas !
Le colonel eut un vague geste désespéré. Il savait
que, dès la déclaration de guerre, on avait
distribué à tous les officiers des cartes
d’Allemagne, tandis que pas un, certainement,
ne possédait une carte de France. Depuis un
mois, ce qu’il voyait et ce qu’il entendait
l’anéantissait. Il ne lui restait que son courage,
dans son autorité de chef un peu faible et borné,
qui le faisait aimer plutôt que craindre de son
régiment.
–on ne peut pas manger tranquille ! Cria
brusquement le général. Qu’est-ce qu’ils ont à
brailler comme ça ? ...
allez donc voir, l’alsacien !
Mais le fermier parut, exaspéré, gesticulant,
sanglotant. On le pillait, des chasseurs et des
zouaves mettaient sa maison à sac. D’abord, il avait
eu la faiblesse d’ouvrir boutique, étant le seul du
village qui eût des oeufs, des pommes de terre,
des lapins. Il vendait sans trop voler, empochait
l’argent, livrait la marchandise ; si bien que les
acheteurs, toujours plus nombreux, le débordant,
l’étourdissant, avaient fini par le bousculer et
par tout prendre, en ne payant plus. Pendant la
campagne, si bien des paysans cachèrent tout,
refusèrent un verre d’eau, ce fut dans cette peur
des poussées lentes et irrésistibles de la
marée d’hommes qui les jetait hors de chez eux et
emportait la maison.
–eh ! Mon brave, fichez-moi la paix ! Répondit le
général contrarié. Il faudrait en fusiller une
douzaine par jour, de ces coquins ! Est-ce qu’on
peut ?
Et il fit fermer la porte, pour ne pas être obligé
de sévir, pendant que le colonel expliquait qu’il
n’y avait pas eu de distributions et que les hommes
avaient faim.
Dehors, Loubet venait d’apercevoir un champ de
pommes de terre, et il s’y était rué avec
Lapoulle, fouillant des deux mains, arrachant,
s’emplissant les poches. Mais Chouteau, en train
de regarder par-dessus un petit mur, eut
un sifflement d’appel, qui les fit accourir et
s’exclamer : c’était un troupeau d’oies, une
dizaine d’oies magnifiques, se promenant
majestueusement dans une étroite cour. Tout de
suite, il y eut conseil, et l’on poussa Lapoulle,
on le décida à enjamber la muraille. Le combat fut
terrible, l’oie qu’il avait prise faillit lui
couper le nez dans la dure cisaille de son bec.
Alors, il lui empoigna le cou, voulut
l’étrangler, tandis qu’elle lui labourait les bras
et le ventre de ses fortes pattes. Il dut lui
écraser la tête du poing, et elle se débattait
encore, et il se hâta de filer, poursuivi par le
reste du troupeau, qui lui déchirait les
jambes.
Lorsque tous les trois revinrent, cachant la bête
dans un sac, avec les pommes de terre, ils
trouvèrent Jean et Pache, qui rentraient,
heureux également de leur expédition, chargés de
quatre pains frais et d’un fromage, achetés chez
une vieille brave femme.
–l’eau bout, nous allons faire du café, dit le
caporal. Nous avons du fromage et du pain, c’est une
vraie noce !
Mais, brusquement, il aperçut l’oie, étalée à ses
pieds, et il ne put s’empêcher de rire. Il la
tâta, en connaisseur, saisi d’admiration.
–ah ! Nom de dieu, la belle bête ! ça pèse dans les
vingt livres.
–c’est un oiseau que nous avons rencontré,
expliqua Loubet de sa voix de loustic, et qui a
voulu faire notre connaissance.
Jean, d’un geste, déclara qu’il ne demandait pas à
en savoir davantage. Il fallait bien vivre. Et
puis, mon dieu ! Pourquoi pas ce régal à de pauvres
bougres qui avaient perdu le goût de la volaille ?
Déjà, Loubet allumait un brasier. Pache et
Lapoulle plumaient l’oie, violemment. Chouteau,
qui était allé chercher en courant un bout de
ficelle chez les artilleurs, revint la pendre entre
deux baïonnettes, devant le grand feu ; et
Maurice fut chargé de la faire tourner de temps à
autre, d’une pichenette. En dessous, la graisse
tombait dans la gamelle de l’escouade. Ce fut le
triomphe du rôtissage à la ficelle. Tout le
régiment, attiré par la bonne odeur, vint faire
le cercle. Et quel festin ! De l’oie rôtie, des
pommes de terre bouillies, du pain, du fromage !
Lorsque Jean eut découpé l’oie, l’escouade s’en
mit jusqu’aux yeux. Il n’y avait plus de portions,
chacun s’en fourrait tant qu’il pouvait en
contenir. Même, on en porta un morceau à
l’artillerie qui avait donné la ficelle.
Or, ce soir-là, les officiers du régiment
jeûnaient. Par une erreur de direction, le fourgon
du cantinier s’était égaré, à la suite du grand
convoi sans doute. Si les soldats souffraient,
quand les distributions n’avaient pas lieu,
ils finissaient le plus souvent par trouver quelque
nourriture, ils s’entr’aidaient, les hommes de
chaque escouade mettaient en commun leurs
ressources ; tandis que l’officier, livré à
lui-même, isolé, crevait de faim, sans lutte
possible, dès que la cantine faisait défaut.
Aussi Chouteau, qui avait entendu le capitaine
Beaudoin s’emporter contre la disparition du
fourgon des vivres, ricana-t-il, enfoncé dans la
carcasse de l’oie, en le voyant
passer de son air raide et fier. Et il le montrait
du coin de l’oeil.
–regardez-le donc ! Son nez remue... il donnerait
cent sous du croupion.
Tous rigolèrent de la faim du capitaine, qui
n’avait pas su se faire aimer de ses hommes, trop
jeune et trop dur, un pète-sec, comme ils
l’appelaient. Un instant, il parut sur le point
d’interpeller l’escouade, au sujet du
scandale qu’elle soulevait, avec sa volaille. Mais
la crainte de montrer sa faim, sans doute, le fit
s’éloigner, la tête haute, comme s’il n’avait rien
vu.
Quant au lieutenant Rochas, galopé également d’une
terrible fringale, il tournait, avec un rire de
brave homme, autour de la bienheureuse escouade.
Lui, ses hommes l’adoraient, d’abord parce qu’il
exécrait le capitaine, ce freluquet sorti de
Saint-Cyr, et ensuite parce qu’il avait
porté le sac, comme eux tous. Il n’était pas
toujours commode pourtant, d’une grossièreté
parfois à lui ficher des gifles.
Jean, qui, d’un coup d’oeil, avait consulté les
camarades, se leva, se fit suivre par Rochas
derrière la tente.
–dites donc, mon lieutenant, sans vous offenser,
si ça pouvait vous être agréable...
et il lui passa un quartier de pain et une
gamelle, où il y avait une cuisse de l’oie, sur
six grosses pommes de terre.
La nuit, de nouveau, on n’eut pas besoin de les
bercer. Les six digérèrent la bête, à poings
fermés. Et ils eurent à remercier le caporal de la
façon solide dont il avait planté la tente, car ils
ne s’aperçurent même pas d’un violent coup de vent
qui souffla vers deux heures, accompagné d’une
rafale de pluie : des tentes furent emportées,
des hommes réveillés en sursaut, trempés,
forcés de courir au milieu des ténèbres ; tandis
que la leur résistait et qu’ils étaient bien à
couvert, sans une goutte d’eau, grâce aux rigoles
où ruisselait l’averse.
Au jour, Maurice se réveilla, et comme on ne devait
se remettre en marche qu’à huit heures, il eut
l’idée de monter sur le coteau, jusqu’au
campement de l’artillerie de réserve, pour serrer
la main du cousin Honoré. Son pied, reposé par la
bonne nuit de sommeil, le faisait moins souffrir.
C’était encore pour lui un émerveillement,
le parc si bien dressé, les six pièces d’une
batterie correctement en ligne, suivies des
caissons, des prolonges, des fourragères, des
forges. Plus loin, les chevaux, à la corde,
hennissaient, les naseaux tournés vers le soleil
levant. Et, tout de suite, il trouva la tente
d’Honoré, grâce à l’ordre parfait qui assigne à
tous les hommes d’une même pièce une file de
tentes, de sorte que l’aspect seul d’un
camp indique le nombre des canons.
Quand Maurice arriva, les artilleurs, déjà debout,
prenaient le café ; et il y avait une querelle entre
le conducteur de devant, Adolphe, et le pointeur,
Louis, son compagnon. Depuis trois ans qu’ils
étaient mariés ensemble, selon l’usage qui
appareillait un conducteur et un servant, ils
faisaient bon ménage, sauf quand on mangeait.
Louis, plus instruit, fort intelligent, acceptait
la dépendance où tout homme de cheval tient
l’homme à pied, dressait la tente, allait à la
corvée, soignait la soupe, pendant qu’Adolphe
s’occupait de ses deux chevaux, d’un air
d’absolue supériorité. Seulement, le premier,
noir et maigre, affligé d’un appétit excessif, se
révoltait, quand l’autre, très grand, avec ses
grosses moustaches blondes, voulait se servir en
maître. Ce matin-là, la querelle venait de ce que
Louis, qui avait fait le café, accusait Adolphe
de tout boire. Il fallut les réconcilier.
Dès le réveil, chaque matin, Honoré allait voir sa
pièce, la faisait, sous ses yeux, essuyer de la
rosée de la nuit, comme s’il eût bouchonné une bête
aimée, par crainte des rhumes qu’elle pourrait
prendre. Et il était
là, paternellement, à la regarder luire dans l’air
frais de l’aube, lorsqu’il reconnut Maurice.
–tiens ! Je savais le 106e dans le voisinage, j’ai
reçu une lettre de Remilly, hier, et je voulais
descendre...
allons donc boire le vin blanc.
Pour être seuls tous deux, il l’emmena vers la
petite ferme, que les soldats avaient pillée la
veille, et où le paysan, incorrigible, âpre au
gain quand même, venait d’installer une sorte de
buvette, en mettant en perce un tonneau de vin
blanc. Devant la porte, sur une planche,
il distribuait sa marchandise, à quatre sous le
verre, aidé par le garçon qu’il avait engagé depuis
trois jours, le colosse blond, l’alsacien.
Déjà, Honoré trinquait avec Maurice, lorsque ses
yeux tombèrent sur cet homme. Il le dévisagea un
instant, stupéfait. Puis, il eut un juron
terrible.
–tonnerre de dieu ! Goliath !
Et il s’élança, il voulut le prendre à la gorge.
Mais le paysan, s’imaginant qu’on allait de
nouveau mettre sa maison à sac, sauta en arrière,
se barricada. Il y eut un moment de confusion, tous
les soldats présents se ruaient, pendant que le
maréchal des logis, furieux, s’étranglait
à crier :
–ouvrez donc, ouvrez donc, foutue bête ! ... c’est
un espion, je vous dis que c’est un espion !
Maintenant, Maurice n’en doutait plus. Il venait
de reconnaître parfaitement l’homme qu’on avait
relâché au camp de Mulhouse, faute de preuves ;
et cet homme, c’était Goliath, l’ancien garçon de
ferme du père Fouchard, à Remilly. Lorsque le
paysan, enfin, consentit à ouvrir sa porte, on eut
beau fouiller partout, l’alsacien avait disparu,
le colosse blond, à la bonne figure, que le
général Bourgain-Desfeuilles avait inutilement
interrogé la veille, et devant lequel, en dînant,
il s’était confessé lui-même, en toute
insouciance. Sans doute, le gaillard
avait sauté par une fenêtre de derrière, qu’on
trouva ouverte ; mais on battit vainement les
environs, lui si grand s’était évanoui, ainsi
qu’une fumée.
Maurice dut emmener à l’écart Honoré, dont le
désespoir allait en dire trop long aux camarades,
qui n’avaient pas besoin d’entrer dans ces tristes
affaires de famille.
–tonnerre de dieu ! Je l’aurais étranglé de si
bon coeur ! ... justement, ça m’avait enragé contre
lui, cette lettre que j’ai reçue !
Et, comme tous deux venaient, à quelques pas de la
ferme, de s’asseoir contre une meule, il remit la
lettre à son cousin.
La commune histoire, que cet amour contrarié
d’Honoré Fouchard et de Silvine Morange. Elle,
une fille brune aux beaux yeux de soumission, avait
perdu toute jeune sa mère, une ouvrière séduite,
qui travaillait dans une usine de Raucourt ; et
c’était le docteur Dalichamp, son parrain
d’occasion, un brave homme toujours prêt à
adopter les enfants des malheureuses qu’il
accouchait, qui avait eu l’idée de la placer comme
petite servante chez le père Fouchard. Certes, le
vieux paysan, devenu boucher par un besoin de
lucre, promenant sa viande dans vingt
communes des environs, était d’une avarice noire,
d’une impitoyable dureté ; mais il surveillerait la
petite, elle aurait un sort, si elle travaillait. En
tout cas, elle serait sauvée de la débauche de
l’usine. Et il arriva naturellement que, chez le
père Fouchard, le fils de la maison et
la petite servante s’aimèrent. Honoré avait eu
seize ans, quand Silvine en avait douze, et comme
elle en avait seize, il en eut vingt, il tira au
sort, ravi d’amener un bon numéro, résolu à
l’épouser. Par une honnêteté rare, qui
tenait à la nature réfléchie et calme du garçon,
rien ne s’était passé entre eux que de grandes
embrassades dans la grange. Mais, quand il parla de
ce mariage au père, celui-ci exaspéré, têtu,
déclara qu’il faudrait le tuer
d’abord ; et il garda la fille, tranquillement,
espérant qu’ils se contenteraient ensemble, que ça
se passerait. Pendant près de dix-huit mois encore,
les jeunes gens s’adorèrent, se voulurent, sans se
toucher. Puis, à la suite d’une scène abominable
entre les deux hommes, le fils, ne pouvant rester
davantage, s’engagea, fut envoyé en
Afrique, pendant que le vieux s’obstinait à garder
sa servante, dont il était content. Alors, ce fut
l’affreuse chose : Silvine, qui avait juré
d’attendre, se trouva un soir, quinze jours plus
tard, dans les bras d’un garçon de ferme
engagé depuis quelques mois, ce Goliath
Steinberg, le prussien comme on le nommait, un
grand bon enfant aux petits cheveux blonds, à la
large face rose toujours souriante, qui était le
camarade, le confident d’Honoré. Le père
Fouchard, sournoisement, avait-il poussé à cette
aventure ? Silvine s’était-elle donnée dans une
minute d’inconscience ou avait-elle été à demi
violentée, malade de chagrin, affaiblie encore par
les larmes de la séparation ? Elle ne savait plus
elle-même, comme foudroyée, devenue enceinte,
acceptant maintenant la nécessité d’un
mariage avec Goliath. Lui, d’ailleurs, toujours
souriant, ne disait pas non, reculait simplement la
formalité jusqu’à la naissance du petit. Puis,
brusquement, à la veille des couches, il disparut.
On raconta plus tard qu’il était allé servir dans
une autre ferme, du côté de Beaumont. Il
y avait trois ans de cela, et personne à cette heure
ne doutait que ce Goliath si bon homme, qui faisait
si à l’aise des enfants aux filles, était un de ces
espions dont l’Allemagne peuplait nos provinces de
l’est. En Afrique, lorsque Honoré avait su
cette histoire, il était resté trois mois à
l’hôpital, comme si le grand soleil de là-bas
l’avait assommé, d’un coup de tison à la nuque ; et
jamais il n’avait voulu profiter d’un congé pour
revenir au pays, de crainte d’y revoir Silvine et
l’enfant.
Tandis que Maurice lisait la lettre, les mains de
l’artilleur
tremblaient. C’était une lettre de Silvine, la
première, la seule qu’elle lui eût jamais écrite.
à quel sentiment avait-elle obéi, cette soumise,
cette silencieuse, dont les beaux yeux noirs
prenaient parfois une fixité de résolution
extraordinaire, dans son continuel servage ? Elle
disait simplement qu’elle le savait à la guerre et
que, si elle ne devait pas le revoir, cela lui
faisait trop de peine de penser qu’il pouvait
mourir, en croyant qu’elle ne l’aimait plus.
Elle l’aimait toujours, jamais elle n’avait aimé
que lui ; et elle répétait cela pendant quatre
pages, en phrases qui revenaient pareilles, sans
chercher d’excuses, sans tâcher même d’expliquer
ce qui s’était passé. Et pas un mot de
l’enfant, et rien qu’un adieu d’une infinie
tendresse.
Cette lettre toucha beaucoup Maurice, que son
cousin, autrefois, avait pris pour confident. Il
leva les yeux, le vit en larmes, l’embrassa
fraternellement.
–mon pauvre Honoré !
Mais déjà le maréchal des logis renfonçait son
émotion. Il remit soigneusement la lettre sur sa
poitrine, reboutonna sa veste.
–oui, ce sont des choses qui vous retournent... ah !
Le bandit, si j’avais pu l’étrangler ! ... enfin, on
verra.
Les clairons sonnaient la levée du camp, et ils
durent courir pour regagner chacun sa tente.
D’ailleurs, les préparatifs du départ traînèrent,
les troupes, sac au dos, attendirent jusqu’à près de
neuf heures. Une incertitude semblait avoir pris les
chefs, ce n’était déjà plus la belle résolution des
deux premiers jours, ces soixante kilomètres
que le 7e corps avait franchis en deux étapes.
Et une nouvelle singulière, inquiétante, circulait
depuis le matin : la marche vers le nord des trois
autres corps d’armée, le 1er à Juniville, le 5e et
le 12e à Rethel, marche illogique, que l’on
expliquait par des besoins d’approvisionnements. On
ne se dirigeait donc plus sur Verdun ? Pourquoi
cette journée perdue ? Le pis était que
les prussiens ne devaient pas être loin,
maintenant, car les officiers venaient d’avertir
leurs hommes de ne pas s’attarder, tout traînard
pouvant être enlevé par les reconnaissances de la
cavalerie ennemie.
On était au 25 août, et Maurice, plus tard, en se
rappelant la disparition de Goliath, demeura
convaincu que cet homme était un de ceux qui
renseignèrent le grand état-major allemand sur la
marche exacte de l’armée de Châlons, et qui
décidèrent le changement de front de la
troisième armée. Dès le lendemain, le prince royal de
Prusse quittait Revigny, l’évolution commençait,
cette attaque de flanc, cet enveloppement
gigantesque à marches forcées et dans un ordre
admirable, au travers de la Champagne et des
Ardennes. Pendant que les français allaient
hésiter et osciller sur place, comme frappés de
paralysie brusque, les prussiens faisaient jusqu’à
quarante kilomètres par jour, dans leur cercle
immense de rabatteurs, poussant le troupeau d’hommes
qu’ils traquaient, vers les forêts de la
frontière.
Enfin, on partit, et ce jour-là, en effet, l’armée
pivota sur sa gauche, le 7e corps ne parcourut que
les deux petites lieues qui séparent Contreuve de
Vouziers, tandis que le 5e et le 12e corps
restaient immobiles à Rethel, et que le 1er
s’arrêtait à Attigny. De Contreuve à la vallée
de l’Aisne, les plaines recommençaient, se
dénudaient encore ; la route, en approchant de
Vouziers, tournait parmi des terres grises, des
mamelons désolés, sans un arbre, sans une maison,
d’une mélancolie de désert ; et l’étape, si courte,
fut franchie d’un pas de fatigue et d’ennui,
qui sembla l’allonger terriblement. Dès midi, on fit
halte sur la rive gauche de l’Aisne, bivouaquant
parmi les terres nues dont les derniers épaulements
dominaient la vallée, surveillant de là la route de
Monthois qui longe la rivière et par laquelle on
attendait l’ennemi.
Et ce fut, pour Maurice, une véritable stupéfaction,
lorsqu’il vit arriver, par cette route de
Monthois, la division Margueritte, toute cette
cavalerie de réserve, chargée de soutenir le
7e corps et d’éclairer le flanc gauche de
l’armée. Le bruit courut qu’elle remontait vers le
Chêne-Populeux. Pourquoi dégarnissait-on ainsi
l’aile qui seule était menacée ? Pourquoi
faisait-on passer au centre, où ils devaient être
d’une inutilité absolue, ces deux mille
cavaliers, qu’on aurait dû lancer en éclaireurs,
à des lieues de distance ? Le pis était que,
tombant au milieu des mouvements du 7e corps, ils
avaient failli en couper les colonnes, dans un
inextricable embarras d’hommes, de canons et de
chevaux. Des chasseurs d’Afrique durent
attendre pendant près de deux heures, à la porte de
Vouziers.
Un hasard fit alors que Maurice reconnut
Prosper, qui avait poussé son cheval au bord d’une
mare ; et ils purent causer un instant. Le
chasseur paraissait étourdi, hébété, ne sachant
rien, n’ayant rien vu depuis Reims : si
pourtant, il avait vu deux uhlans encore, des
bougres qui apparaissaient, qui disparaissaient,
sans qu’on sût d’où ils sortaient ni où ils
rentraient. Déjà, on contait des histoires,
quatre uhlans entrant au galop dans une ville, le
revolver au poing, la traversant, la conquérant, à
vingt kilomètres de leur corps d’armée. Ils étaient
partout, ils précédaient les colonnes d’un
bourdonnement d’abeilles, mouvant rideau derrière
lequel l’infanterie dissimulait ses mouvements,
marchait en toute sécurité, comme en temps de
paix. Et Maurice eut un grand serrement au coeur,
en regardant la route encombrée de chasseurs et de
hussards, qu’on utilisait si mal.
–allons, au revoir, dit-il en serrant la main de
Prosper. Peut-être tout de même qu’on a besoin de
vous, là-haut.
Mais le chasseur paraissait exaspéré du métier qu’on
lui faisait faire. Il caressait Zéphir d’une main
désolée, et il répondit :
–ah ! Ouiche ! On tue les bêtes, on ne fait rien
des hommes... c’est dégoûtant !
Le soir, quand Maurice voulut enlever son soulier
pour voir son talon qui battait d’une grosse
fièvre, il arracha la peau. Le sang jaillit, il eut
un cri de douleur. Et, comme Jean se trouvait là,
il parut pris d’une grande pitié inquiète.
–dites donc, ça devient grave, vous allez rester
sur le flanc... faut soigner ça. Laissez-moi faire.
Agenouillé, il lava lui-même la plaie, la pansa avec
du linge propre qu’il prit dans son sac. Et il
avait des gestes maternels, toute une douceur
d’homme expérimenté, dont les gros doigts savent
être délicats à l’occasion.
Un attendrissement invincible envahissait
Maurice, ses yeux se troublaient, le tutoiement
monta de son coeur à ses lèvres, dans un besoin
immense d’affection, comme s’il retrouvait son
frère chez ce paysan exécré autrefois, dédaigné
encore la veille.
–tu es un brave homme, toi... merci, mon vieux.
Et Jean, l’air très heureux, le tutoya aussi,
avec son tranquille sourire.
–maintenant, mon petit, j’ai encore du tabac,
veux-tu une cigarette ?
===Chapitre V===
<center>'''Chapitre V'''</center>
 
 
le lendemain, le 26, Maurice se leva courbaturé,
les épaules brisées, de sa nuit sous la tente. Il ne
s’était pas habitué encore à la terre dure ; et,
comme, la veille, on avait défendu aux hommes
d’ôter leurs souliers, et que les sergents
étaient passés, tâtant dans l’ombre, s’assurant
que tous étaient bien chaussés et guêtrés, son pied
n’allait guère mieux, endolori, brûlant de
fièvre ; sans compter qu’il devait avoir pris un
coup de froid aux jambes, ayant eu l’imprudence
de les allonger hors des toiles, pour les
détendre.
Jean lui dit tout de suite :
–mon petit, si l’on doit marcher aujourd’hui,
tu ferais bien de voir le major et de te faire
coller dans une voiture.
Mais on ne savait rien, les bruits les plus
contraires circulaient. On crut un moment qu’on se
remettait en route, le camp fut levé, tout le
corps d’armée s’ébranla et traversa Vouziers, en
ne laissant sur la rive gauche de l’Aisne qu’une
brigade de la deuxième division, pour
continuer à surveiller la route de Monthois. Puis,
brusquement, de l’autre côté de la ville, sur la
rive droite, on s’arrêta, les faisceaux furent
formés dans les champs et dans les prairies qui
s’étendent aux deux bords de la route de
Grand-Pré. Et, à ce moment, le départ du
4e hussards, s’éloignant au grand trot par cette
route, fit faire toutes sortes de conjectures.
–si l’on attend ici, je reste, déclara Maurice, à
qui
répugnait l’idée du major et de la voiture
d’ambulance.
Bientôt, en effet, on sut qu’on camperait là,
jusqu’à ce que le général Douay se fût procuré
des renseignements certains sur la marche de
l’ennemi. Depuis la veille, depuis le moment
où il avait vu la division Margueritte
remonter vers le Chêne, il était dans une
anxiété grandissante, sachant qu’il ne se trouvait
plus couvert, que plus un homme ne gardait les
défilés de l’Argonne, si bien qu’il pouvait être
attaqué d’un instant à l’autre. Et il venait
d’envoyer le 4e hussards en reconnaissance,
jusqu’aux défilés de Grand-Pré et de la
Croix-Aux-Bois, avec l’ordre de lui rapporter
des nouvelles à tout prix.
La veille, grâce à l’activité du maire de Vouziers,
il y avait eu une distribution de pain, de viande et
de fourrage ; et, vers dix heures, ce matin-là,
on venait d’autoriser les hommes à faire la soupe,
dans la crainte qu’ils n’en eussent ensuite plus le
temps, lorsqu’un second départ de troupes, le
départ de la brigade Bordas, qui prenait le
chemin suivi par les hussards, occupa de nouveau
toutes les têtes. Quoi donc ? Est-ce qu’on
partait ? Est-ce qu’on n’allait pas les laisser
manger tranquilles, maintenant que la marmite était
au feu ? Mais les officiers expliquèrent que la
brigade Bordas avait la mission d’occuper
Buzancy, à quelques kilomètres de là. D’autres, à la
vérité, disaient que les hussards s’étaient
heurtés à un grand nombre d’escadrons ennemis,
et qu’on envoyait la brigade afin de les dégager.
Ce furent quelques heures délicieuses de repos
pour Maurice. Il s’était allongé dans le champ
à mi-côte, où bivouaquait le régiment ; et,
engourdi de fatigue, il regardait cette verte
vallée de l’Aisne, ces prairies plantées de
bouquets d’arbres, au milieu desquels la rivière
coule, paresseuse. Devant lui, fermant la
vallée, Vouziers se dressait en amphithéâtre,
étageant ses toits, que dominait l’église avec sa
flèche mince et sa tour coiffée d’un
dôme. En bas, près du pont, les cheminées hautes des
tanneries fumaient ; tandis que, à l’autre bout,
les bâtiments d’un grand moulin se montraient,
enfarinés, parmi les verdures du bord de l’eau. Et
cet horizon de petite ville, perdu dans les herbes,
lui apparaissait plein d’un charme doux, comme s’il
eût retrouvé ses yeux de sensitif et de rêveur.
C’était sa jeunesse qui revenait, les voyages
qu’il avait faits autrefois à Vouziers, quand il
habitait le Chêne, son bourg natal. Pendant une
heure, il oublia tout.
Depuis longtemps, la soupe était mangée, l’attente
continuait, lorsque, vers deux heures et demie, une
sourde agitation, peu à peu croissante, gagna le
camp entier. Des ordres coururent, on fit évacuer
les prairies, toutes les troupes montèrent, se
rangèrent sur les coteaux, entre deux villages,
Chestres et Falaise, distants de quatre à
cinq kilomètres. Déjà, le génie creusait
des tranchées, établissait des épaulements ; pendant
que, sur la gauche, l’artillerie de réserve
couronnait un mamelon. Et le bruit se répandit
que le général Bordas venait d’envoyer une
estafette pour dire qu’ayant rencontré à
Grand-Pré des forces supérieures, il était forcé
de se replier sur Buzancy, ce qui faisait
craindre que sa ligne de retraite sur Vouziers
ne fût bientôt coupée. Aussi, le commandant du
7e corps, croyant à une attaque immédiate,
avait-il fait prendre à ses hommes des positions
de combat, afin de soutenir le premier choc, en
attendant que le reste de l’armée vînt le
soutenir ; et un de ses aides de camp était
parti avec une lettre pour le maréchal,
l’avertissant de la situation, demandant
du secours. Enfin, comme il redoutait
l’embarras de l’interminable convoi de vivres,
qui avait rallié le corps pendant la nuit, et
qu’il traînait de nouveau à sa suite, il le fit
remettre en branle sur-le-champ, il le
dirigea au petit bonheur, du côté de Chagny.
C’était la bataille.
–alors, mon lieutenant, c’est sérieux, ce coup-ci ?
Se permit de demander Maurice à Rochas.
–ah ! Oui, foutre ! Répondit le lieutenant en
agitant ses grands bras. Vous verrez s’il fait
chaud, tout à l’heure !
Tous les soldats en étaient enchantés. Depuis que la
ligne de bataille se formait, de Chestres à
Falaise, l’animation du camp avait grandi encore,
une fièvre d’impatience s’emparait des hommes.
Enfin, on allait donc les voir, ces prussiens que
les journaux disaient si éreintés de marches,
si épuisés de maladies, affamés et vêtus de
haillons ! Et l’espoir de les culbuter au premier
heurt, relevait tous les courages.
–ce n’est pas malheureux qu’on se retrouve,
déclarait Jean. Il y a assez longtemps qu’on joue
à cache-cache, depuis qu’on s’est perdu,
là-bas, à la frontière, après leur bataille...
seulement, est-ce que ce sont ceux-là qui ont
battu Mac-Mahon ?
Maurice ne put lui répondre, hésitant. D’après ce
qu’il avait lu à Reims, il lui semblait difficile
que la troisième armée, commandée par le prince
royal de Prusse, fût à Vouziers, lorsque,
l’avant-veille encore, elle devait camper
à peine du côté de Vitry-Le-François. On avait
bien parlé d’une quatrième armée, mise sous les
ordres du prince de Saxe, qui allait opérer sur la
Meuse : c’était celle-ci sans doute, quoique
l’occupation si prompte de Grand-Pré
l’étonnât, à cause des distances. Mais ce qui
acheva de brouiller ses idées, ce fut sa stupeur
d’entendre le général Bourgain-Desfeuilles
questionner un paysan de Falaise pour savoir si la
Meuse ne passait pas à Buzancy et
s’il n’y avait pas là des ponts solides.
D’ailleurs, dans la sérénité de son ignorance,
le général déclarait qu’on allait être attaqué par
une colonne de cent mille hommes venant
de Grand-Pré, tandis qu’une autre de soixante
mille arrivait par Sainte-Menehould.
–et ton pied ? Demanda Jean à Maurice.
–je ne le sens plus, répondit celui-ci en riant.
Si l’on se bat, ça ira toujours.
C’était vrai, une telle excitation nerveuse le
tenait debout, qu’il était comme soulevé de
terre. Dire que, de toute la campagne, il n’avait
pas encore brûlé une cartouche ! Il était allé
à la frontière, il avait passé devant
Mulhouse la terrible nuit d’angoisse, sans voir un
prussien, sans lâcher un coup de fusil ; et il avait
dû battre en retraite jusqu’à Belfort, jusqu’à
Reims, et de nouveau il marchait à l’ennemi
depuis cinq jours, son chassepot toujours
vierge, inutile. Un besoin grandissant, une rage
lente le prenait d’épauler, de tirer au moins,
pour soulager ses nerfs. Depuis six semaines
bientôt qu’il s’était engagé, dans une crise
d’enthousiasme, rêvant de combat pour le
lendemain, il n’avait fait qu’user ses pauvres
pieds d’homme délicat à fuir et à piétiner, loin
des champs de bataille. Aussi, dans l’attente
fébrile de tous, était-il un de ceux qui
interrogeaient avec le plus d’impatience cette
route de Grand-Pré, filant toute droite, à
l’infini, entre de beaux arbres. Au-dessous de lui,
la vallée se déroulait, l’Aisne mettait comme un
ruban d’argent parmi les saules et les
peupliers ; et ses regards revenaient
invinciblement à la route, là-bas.
Vers quatre heures, on eut une alerte. Le
4e hussards rentrait, après un long détour ;
et, grossies de proche en proche, des histoires
de combats avec les uhlans circulèrent,
ce qui confirma tout le monde dans la certitude
où l’on était d’une attaque imminente. Deux heures
plus tard, une nouvelle estafette arriva, effarée,
expliquant que le général Bordas n’osait plus
quitter Grand-Pré, convaincu que la route de
Vouziers était coupée. Il n’en était rien
encore, puisque l’estafette venait de passer
librement. Mais, d’une minute à l’autre, le fait
pouvait se produire, et le général Dumont,
commandant la division, partit tout de suite, avec
la brigade qui lui restait, pour dégager son
autre brigade, demeurée en détresse. Le soleil
se couchait derrière Vouziers, dont la ligne des
toits se détachait en noir, sur un grand nuage
rouge. Longtemps, entre la double rangée des
arbres, on put suivre la brigade, qui
finit par se perdre dans l’ombre naissante.
Le colonel De Vineuil vint s’assurer de la
bonne position de son régiment, pour la nuit. Il
s’étonna de ne pas trouver à son poste le
capitaine Beaudoin ; et, comme celui-ci
rentrait de Vouziers à cette minute même,
donnant l’excuse qu’il y avait déjeuné, chez la
baronne De Ladicourt, il reçut une rude
réprimande, qu’il écouta d’ailleurs en silence,
de son air correct de bel officier.
–mes enfants, répétait le colonel en passant parmi
ses hommes, nous serons sans doute attaqués cette
nuit, ou sûrement demain matin à la pointe du
jour... tenez-vous prêts et rappelez-vous que le
106e n’a jamais reculé.
Tous l’acclamaient, tous préféraient un " coup de
torchon " , pour en finir, dans la fatigue et le
découragement qui les envahissaient depuis
le départ. On visita les fusils, on changea
les aiguilles. Comme on avait mangé la soupe,
le matin, on se contenta de café et de biscuit.
Ordre était donné de ne pas se coucher. Des
grand’gardes furent envoyées à quinze cents
mètres, des sentinelles furent détachées
jusqu’au bord de l’Aisne. Tous les officiers
veillèrent autour des feux de bivouac. Et, contre
un petit mur, on distinguait par moments,
aux lueurs dansantes d’un de ces feux, les
uniformes chamarrés du général en chef
et de son état-major, dont les ombres s’agitaient,
anxieuses, courant vers la route, guettant le pas
des chevaux, dans la mortelle inquiétude où l’on
était du sort de la troisième division.
Vers une heure du matin, Maurice fut posé en
sentinelle perdue, à la lisière d’un champ
de pruniers, entre la route et la rivière. La
nuit était d’un noir d’encre. Dès qu’il se
trouva seul, dans l’écrasant silence de la
campagne
endormie, il se sentit envahir par un sentiment de
peur, d’une affreuse peur qu’il ne connaissait
pas, qu’il ne pouvait vaincre, pris d’un
tremblement de colère et de honte. Il s’était
retourné, pour se rassurer en voyant les
feux du camp ; mais un petit bois devait les lui
cacher, il n’avait derrière lui qu’une mer de
ténèbres ; seules, très lointaines, quelques
lumières brûlaient toujours à Vouziers,
dont les habitants, prévenus sans doute,
frissonnant à l’idée de la bataille, ne se
couchaient pas. Ce qui acheva de le glacer, ce fut,
en épaulant, de constater qu’il n’apercevait
même pas la mire de son fusil. Alors commença
l’attente la plus cruelle, toutes les forces de
son être bandées dans l’ouïe seule, les oreilles
ouvertes aux bruits imperceptibles, finissant
par s’emplir d’une rumeur de tonnerre. Un
ruissellement d’eau lointaine, un remuement léger
de feuilles, le saut d’un insecte, devenaient
énormes de retentissement. N’était-ce point un
galop de chevaux, un roulement sans fin
d’artillerie, qui arrivait de là-bas, droit à
lui ? Sur sa gauche, n’avait-il pas entendu
un chuchotement discret, des voix étouffées,
une avant-garde rampant dans l’ombre, préparant une
surprise ? Trois fois, il fut sur le point de lâcher
son coup de feu, pour donner l’alarme. La crainte
de se tromper, d’être ridicule, augmentait son
malaise. Il s’était agenouillé, l’épaule gauche
contre un arbre ; il lui semblait qu’il était
ainsi depuis des heures, qu’on l’avait oublié là,
que l’armée devait s’en être allée sans lui. Et,
brusquement, il n’eut plus peur, il distingua très
nettement, sur la route qu’il savait à deux cents
mètres, le pas cadencé de soldats en marche. Tout
de suite, il avait eu la certitude que c’étaient
les troupes en détresse, si impatiemment
attendues, le général Dumont ramenant la
brigade Bordas. à ce moment, on venait de le
relever, sa faction avait à peine duré l’heure
règlementaire.
C’était bien la troisième division qui rentrait au
camp.
Le soulagement fut immense. Mais on redoubla
de précautions, car les renseignements rapportés
confirmaient tout ce qu’on croyait savoir sur
l’approche de l’ennemi. Quelques prisonniers qu’on
ramenait, des uhlans sombres, drapés de
leurs grands manteaux, refusèrent de parler.
Et le petit jour, une aube livide de matinée
pluvieuse, se leva, dans l’attente qui
continuait, énervée d’impatience. Depuis quatorze
heures bientôt, les hommes n’osaient dormir. Vers
sept heures, le lieutenant Rochas raconta
que Mac-Mahon arrivait avec toute l’armée. La
vérité était que le général Douay avait reçu, en
réponse à sa dépêche de la veille annonçant la lutte
inévitable sous Vouziers, une lettre du maréchal
qui lui disait de tenir bon, jusqu’à ce qu’il pût le
faire soutenir : le mouvement en avant était
arrêté, le 1er corps se portait sur Terron, le
5e sur Buzancy, tandis que le 12e resterait au
Chêne, en seconde ligne. Alors, l’attente
s’élargit encore, ce n’était plus un simple
combat qu’on allait livrer, mais une grande
bataille, où donnerait toute cette armée, détournée
de la Meuse, en marche désormais vers le sud,
dans la vallée de l’Aisne. Et l’on n’osa toujours
pas faire la soupe, on dut se contenter encore
de café et de biscuits, car le " coup
de torchon " était pour midi, tous le répétaient,
sans savoir pourquoi. Un aide de camp venait d’être
envoyé au maréchal, afin de hâter l’arrivée des
secours, l’approche des deux armées ennemies devenant
de plus en plus certaine. Trois heures plus tard,
un second officier partit au galop pour le Chêne,
où se trouvait le grand quartier général, dont il
devait rapporter les ordres immédiats,
tellement l’inquiétude avait grandi, à la suite
des nouvelles données par un maire de campagne,
qui prétendait avoir vu cent mille hommes à
Grand-Pré, tandis que cent autres mille
montaient par Buzancy.
à midi, toujours pas un seul prussien. à une heure,
à deux heures, rien encore. Et la lassitude
arrivait, le
doute aussi. Des voix goguenardes commençaient à
blaguer les généraux. Peut-être bien qu’ils avaient
vu leur ombre sur le mur. On leur votait des
lunettes. De jolis farceurs, si rien ne venait,
d’avoir ainsi dérangé tout le monde !
Un loustic cria :
–c’est donc comme là-bas, à Mulhouse ?
à cette parole, le coeur de Maurice s’était
serré, dans l’angoisse du souvenir. Il se
rappelait cette fuite imbécile, cette panique qui
avait emporté le 7e corps, sans qu’un
allemand eût paru, à dix lieues de là. Et
l’aventure recommençait, il en avait maintenant la
sensation nette, la certitude. Pour que l’ennemi ne
les eût pas attaqués, vingt-quatre heures après
l’escarmouche de Grand-Pré, il fallait que
le 4e hussards s’y fût heurté simplement à
quelque reconnaissance de cavalerie. Les colonnes
devaient être loin encore, peut-être à deux
journées de marche. Tout d’un coup, cette pensée
le terrifia, lorsqu’il réfléchit au temps qu’on
venait de perdre. En trois jours, on n’avait pas
fait deux lieues, de Contreuve à Vouziers.
Le 25 et le 26, les autres corps d’armée étaient
montés au nord, sous prétexte de se ravitailler ;
tandis que, maintenant, le 27, les voilà qui
descendaient au midi, pour accepter une bataille
que personne ne leur offrait. à la suite
du 4e hussards, vers les défilés de l’Argonne
abandonnés, la brigade Bordas s’était crue
perdue, entraînant à son secours toute la
division, puis le 7e corps, puis l’armée
entière, inutilement. Et Maurice, songeait au
prix inestimable de chaque heure, dans ce projet fou
de donner la main à Bazaine, un plan que, seul,
un général de génie aurait pu exécuter, avec des
soldats solides, à la condition d’aller en
tempête, droit devant lui, au travers des
obstacles.
–nous sommes fichus ! Dit-il à Jean, pris de
désespoir, dans une soudaine et courte lucidité.
Puis, comme ce dernier élargissait les yeux, ne
pouvant
comprendre, il continua à demi-voix, pour lui,
parlant des chefs :
–plus bêtes que méchants, c’est certain, et pas de
chance ! Ils ne savent rien, ils ne prévoient rien,
ils n’ont ni plan, ni idées, ni hasards
heureux... allons, tout est contre nous, nous
sommes fichus !
Et ce découragement, que Maurice raisonnait en
garçon intelligent et instruit, il grandissait, il
pesait peu à peu sur toutes les troupes,
immobilisées sans raison, dévorées par
l’attente. Obscurément, le doute, le
pressentiment de la situation vraie faisaient
leur travail, dans ces cervelles épaisses ; et
il n’était plus un homme, si borné fût-il,
qui n’éprouvât le malaise d’être mal conduit,
attardé à tort, poussé au hasard dans la plus
désastreuse des aventures. Qu’est-ce qu’on
fichait là, bon dieu ! Puisque les prussiens
ne venaient pas ? Ou se battre tout de suite, ou
s’en aller quelque part dormir tranquille. Ils en
avaient assez. Depuis que le dernier aide de camp
était parti pour rapporter des ordres,
l’anxiété croissait ainsi de minute en minute,
des groupes s’étaient formés, parlant haut,
discutant. Les officiers, gagnés par cette
agitation, ne savaient que répondre aux soldats qui
osaient les interroger. Aussi, à cinq heures,
lorsque le bruit se répandit que l’aide de camp
était de retour et qu’on allait se replier,
y eut-il un allègement dans toutes les poitrines,
un soupir de profonde joie.
Enfin, c’était donc le parti de la sagesse qui
l’emportait ! L’empereur et le maréchal, qui
n’avaient jamais été pour cette marche sur
Verdun, inquiets d’apprendre qu’ils
étaient de nouveau gagnés de vitesse et qu’ils
allaient avoir contre eux l’armée du prince royal
de Saxe et celle du prince royal de Prusse,
renonçaient à l’improbable jonction avec
Bazaine, pour battre en retraite par
les places fortes du nord, de façon à se replier
ensuite sur Paris. Le 7e corps recevait l’ordre de
remonter sur
Chagny, par le Chêne, tandis que le 5e corps
devait marcher sur Poix, le 1er et le 12e, sur
Vendresse. Alors, puisqu’on reculait, pourquoi
s’être avancé jusqu’à l’Aisne, pourquoi
tant de journées perdues et tant de fatigues,
lorsque, de Reims, il était si facile, si logique
d’aller prendre tout de suite de fortes positions
dans la vallée de la Marne ? Il n’y avait donc ni
direction, ni talent militaire, ni simple bon
sens ? Mais on ne s’interrogeait plus,
on pardonnait, dans l’allégresse de cette décision
si raisonnable, la seule bonne pour se tirer du
guêpier où l’on s’était mis. Des généraux aux
simples soldats, tous avaient cette sensation
qu’on redeviendrait fort, qu’on serait
invincible sous Paris, et que c’était là,
nécessairement, qu’on battrait les prussiens. Mais
il fallait évacuer Vouziers dès la pointe du jour,
de façon à être en marche vers le Chêne, avant
d’avoir été attaqué ; et, immédiatement,
le camp s’emplit d’une animation extraordinaire,
les clairons sonnaient, des ordres se croisaient ;
tandis que, déjà, les bagages et le convoi
d’administration partaient en avant, pour ne pas
alourdir l’arrière-garde.
Maurice était ravi. Puis, comme il tâchait
d’expliquer à Jean le mouvement de retraite qu’on
allait exécuter, un cri de douleur lui échappa :
son excitation était tombée, il retrouvait son
pied, lourd comme du plomb, au bout de
sa jambe.
–quoi donc ? ça recommence ? Demanda le caporal,
désolé.
Et ce fut lui, avec son esprit pratique, qui eut une
idée.
–écoute, mon petit, tu m’as dit hier que tu
connaissais du monde, là, dans la ville. Tu
devrais obtenir la permission du major et te faire
conduire en voiture au Chêne, où tu passerais une
bonne nuit dans un bon lit. Demain, si tu
marches mieux, nous te reprendrons, en
passant... hein ? ça va-t-il ?
Dans Falaise même, le village près duquel on
était campé, Maurice venait de retrouver un ancien
ami de son père, un petit fermier, qui justement
allait conduire sa fille au Chêne, près d’une
tante, et dont le cheval, attelé à une légère
carriole, attendait.
Mais, avec le major Bouroche, dès les premiers
mots, les choses faillirent mal tourner.
–c’est mon pied qui s’est écorché, monsieur le
docteur...
du coup, Bouroche, secouant sa tête puissante, au
mufle de lion, rugit :
–je ne suis pas monsieur le docteur... qui est-ce
qui m’a foutu un soldat pareil ?
Et, comme Maurice, effaré, bégayait une excuse, il
reprit :
–je suis le major, entendez-vous, brute !
Puis, s’apercevant à qui il avait affaire, il dut
éprouver quelque honte, il s’emporta davantage.
–votre pied, la belle histoire ! ... oui, oui, je
vous autorise. Montez en voiture, montez en
ballon. Nous avons assez de traîne-la-patte et de
fricoteurs !
Lorsque Jean aida Maurice à se hisser dans la
carriole, ce dernier se retourna pour le
remercier ; et les deux hommes tombèrent aux bras
l’un de l’autre, comme s’ils n’avaient jamais dû
se revoir. Est-ce qu’on savait, au milieu
du branle de la retraite, avec ces prussiens qui
étaient là ? Maurice resta surpris de la grande
tendresse qui l’attachait déjà à ce garçon. Et,
deux fois encore, il se retourna, pour lui dire au
revoir de la main ; et il quitta le camp,
où l’on se préparait à allumer de grands feux,
afin de tromper l’ennemi, pendant que l’on
partirait, dans le plus grand silence, avant
la pointe du jour.
En chemin, le petit fermier ne cessa de gémir sur
l’abomination des temps. Il n’avait pas eu le
courage de rester à Falaise ; et il regrettait
déjà de ne plus y être,
répétant qu’il était ruiné, si l’ennemi brûlait sa
maison. Sa fille, une grande créature pâle,
pleurait. Mais, ivre de fatigue, Maurice
n’entendait pas, dormait assis, bercé par
le trot vif du petit cheval, qui, en moins d’une
heure et demie, franchit les quatre lieues, de
Vouziers au Chêne. Il n’était pas sept heures, le
crépuscule tombait à peine, lorsque le
jeune homme, étonné et frissonnant, descendit
au pont du canal, sur la place, en face de
l’étroite maison jaune où il était né, où il avait
passé vingt ans de son existence. C’était là
qu’il se rendait machinalement, bien que
la maison, depuis dix-huit mois, fût vendue à un
vétérinaire. Et, au fermier qui le questionnait, il
répondit qu’il savait parfaitement où il allait,
il le remercia mille fois de son obligeance.
Cependant, au centre de la petite place
triangulaire, près du puits, il demeurait
immobile, étourdi, la mémoire vide. Où donc
allait-il ? Brusquement, il se souvint que
c’était chez le notaire, dont la maison touchait
celle où il avait grandi, et dont la mère, la très
vieille et très bonne Madame Desroches, à titre de
voisine, le gâtait, lorsqu’il était enfant. Mais il
reconnaissait à peine le Chêne, au
milieu de l’extraordinaire agitation que causait,
dans cette petite ville morte d’habitude, la
présence d’un corps d’armée, campé aux portes,
emplissant les rues d’officiers, d’estafettes, de
gens à la suite, de rôdeurs et de traînards
de toute espèce. Il retrouvait bien le canal
traversant la ville de bout en bout, coupant la
place centrale, dont l’étroit pont de pierre
réunissait les deux triangles ; et c’était
toujours bien, là-bas, sur l’autre rive, le marché
avec sa toiture moussue, la rue Berond qui
s’enfonçait à gauche, la route de Sedan qui filait
à droite. Seulement, du côté où il était, il lui
fallait lever les yeux, reconnaître le clocher
ardoisé, au-dessus de la maison du notaire,
pour être certain que c’était là le coin désert où
il avait joué à la marelle, tellement la rue de
Vouziers, en face
de lui, jusqu’à l’hôtel de ville, bourdonnait d’un
flot compact de foule. Sur la place, il semblait
qu’on faisait le vide, que des hommes écartaient les
curieux. Et là, occupant un large espace, derrière
le puits, il fut étonné d’apercevoir comme un parc
de voitures, de fourgons, de chariots, tout un
campement de bagages qu’il avait certainement vus
déjà.
Le soleil venait de disparaître dans l’eau toute
droite et sanglante du canal, et Maurice se
décidait, lorsqu’une femme, près de lui, qui le
dévisageait depuis un instant, s’écria :
–mais ce n’est pas dieu possible ! Vous êtes bien
le fils Levasseur ?
Alors, lui-même reconnut Madame Combette, la
femme du pharmacien, dont la boutique était sur la
place. Comme il lui expliquait qu’il allait
demander un lit à la bonne Madame Desroches,
elle l’entraîna, agitée.
–non, non, venez jusque chez nous. Je vais vous
dire...
puis, dans la pharmacie, quand elle eut
soigneusement refermé la porte :
–vous ne savez donc pas, mon cher garçon, que
l’empereur est descendu chez les Desroches... on
a réquisitionné la maison pour lui, et ils ne sont
guère satisfaits du grand honneur, je vous assure.
Quand on pense qu’on a forcé la pauvre vieille
maman, une femme de soixante-dix ans passés, à
donner sa chambre et à monter se coucher sous les
toits, dans un lit de bonne ! ... tenez, tout ce que
vous voyez là, sur la place, c’est à l’empereur,
ce sont ses malles enfin, vous comprenez !
En effet, Maurice se les rappela alors, ces
voitures et ces fourgons, tout ce train superbe de
la maison impériale, qu’il avait vu à Reims.
–ah ! Mon cher garçon, si vous saviez ce qu’on a
tiré de là dedans, et de la vaisselle d’argent, et
des
bouteilles de vin, et des paniers de provisions et
du beau linge, et de tout ! Pendant deux heures, ça
n’a pas arrêté. Je me demande où ils ont pu
fourrer tant de choses, car la maison n’est pas
grande... regardez, regardez ! En ont-ils allumé,
un feu, dans la cuisine !
Il regardait la petite maison blanche, à deux
étages, qui faisait l’angle de la place et de la rue
de Vouziers, une maison d’aspect bourgeois et
calme, dont il évoquait l’intérieur, l’allée
centrale en bas, les quatre pièces de
chaque étage, comme s’il y était entré la veille
encore. En haut, vers l’angle, la fenêtre du
premier, ouvrant sur la place, se trouvait éclairée
déjà ; et la femme du pharmacien lui expliquait
que cette chambre était celle de l’empereur. Mais,
comme elle l’avait dit, ce qui flambait
surtout, c’était la cuisine, dont la fenêtre, au
rez-de-chaussée, donnait sur la rue de Vouziers.
Jamais les habitants du Chêne n’avaient eu un
pareil spectacle. Un flot de curieux, sans cesse
renouvelé, barrait la rue, béant devant cette
fournaise, où rôtissait et bouillait le dîner d’un
empereur. Pour avoir un peu d’air, les cuisiniers
avaient ouvert les vitres toutes grandes. Ils étaient
trois, en vestes blanches éblouissantes, s’agitant
devant des poulets enfilés dans une immense broche,
remuant des sauces au fond d’énormes casseroles,
dont le cuivre luisait comme de l’or. Et les
vieillards ne se souvenaient pas d’avoir vu,
au lion d’argent, même pour les plus grandes noces,
autant de feu brûlant et autant de nourriture
cuisant à la fois.
Combette, le pharmacien, un petit homme sec et
remuant, rentra chez lui, très excité par tout ce
qu’il venait de voir et d’entendre. Il semblait être
dans le secret des choses, étant adjoint au maire.
C’était vers trois heures et demie que
Mac-Mahon avait télégraphié à Bazaine que
l’arrivée du prince royal de Prusse à Châlons
le forçait à se replier sur les places du nord ;
et une autre dépêche
allait partir pour le ministre de la guerre,
l’avertissant également de la retraite, lui
expliquant le danger terrible où se trouvait
l’armée d’être coupée et écrasée. La dépêche
à Bazaine pouvait courir, si elle avait de bonnes
jambes, car toutes les communications semblaient
interrompues avec Metz depuis plusieurs jours. Mais,
l’autre dépêche, c’était plus grave ; et, baissant
la voix, le pharmacien raconta qu’il avait
entendu un officier supérieur dire : " s’ils sont
prévenus à Paris, nous sommes foutus ! "
personne n’ignorait avec quelle âpreté
l’impératrice-régente et le conseil des ministres
poussaient à la marche en avant. D’ailleurs, la
confusion augmentait d’heure en heure,
les renseignements les plus extraordinaires
arrivaient sur l’approche des armées allemandes.
Le prince royal de Prusse à Châlons, était-ce
possible ? Et contre quelles troupes venait donc de
se heurter le 7e corps, dans les défilés de
l’Argonne ?
–à l’état-major, ils ne savent rien, continua
le pharmacien en agitant désespérément les bras.
Ah ! Quel gâchis ! ... enfin, tout va bien, si
demain l’armée est en retraite.
Puis, brave homme au fond :
–dites donc, mon jeune ami, je vais vous panser
le pied, vous dînerez avec nous, et vous coucherez
là-haut, dans la petite chambre de mon élève, qui
a filé.
Mais, tourmenté du besoin de voir et de savoir,
Maurice, avant tout, voulut absolument suivre sa
première idée, en allant, en face, rendre visite
à la vieille Madame Desroches. Il fut surpris
de ne pas être arrêté, à la porte, qui,
dans le tumulte de la place, restait ouverte, sans
même être gardée. Continuellement, du monde entrait
et sortait, des officiers, des gens de service ;
et il semblait que le branle de la cuisine
flambante agitât la maison entière. Pourtant, il
n’y avait pas une lumière dans l’escalier, il dut
monter à tâtons. Au premier étage, il s’arrêta
quelques secondes, le coeur battant, devant la porte
de la pièce où il savait que se trouvait
l’empereur ; mais, là, dans cette pièce, pas un
bruit, un silence de mort. Et, en haut, au seuil
de la chambre de bonne où elle avait dû
se réfugier, la vieille Madame Desroches eut
d’abord peur de lui. Ensuite, quand elle l’eut
reconnu :
–ah ! Mon enfant, dans quel affreux moment
faut-il qu’on se retrouve ! ... je la lui aurais
donnée bien volontiers, ma maison, à l’empereur ;
mais il a, avec lui, des gens trop mal élevés ! Si
vous saviez comme ils ont tout pris, et ils vont
tout brûler, tant ils font du feu ! ... lui, le
pauvre homme, a la mine d’un déterré et l’air si
triste...
puis, lorsque le jeune homme s’en alla, en la
rassurant, elle l’accompagna, se pencha au-dessus
de la rampe.
–tenez ! Murmura-t-elle, on le voit d’ici... ah !
Nous sommes bien tous perdus. Adieu, mon enfant !
Et Maurice resta planté sur une marche, dans les
ténèbres de l’escalier. Le cou tordu, il apercevait,
par une imposte vitrée, un spectacle dont il emporta
l’inoubliable souvenir.
L’empereur était là, au fond de la pièce bourgeoise
et froide, assis devant une petite table, sur
laquelle son couvert était mis, éclairée à chaque
bout d’un flambeau. Dans le fond, deux aides de
camp se tenaient silencieux. Un maître d’hôtel,
debout près de la table, attendait. Et
le verre n’avait pas servi, le pain n’avait pas été
touché, un blanc de poulet refroidissait au milieu
de l’assiette. L’empereur, immobile, regardait la
nappe, de ces yeux vacillants, troubles et pleins
d’eau, qu’il avait déjà à Reims. Mais il semblait
plus las, et, lorsque, se décidant, d’un air
d’immense effort, il eut porté à ses lèvres deux
bouchées, il repoussa tout le reste de la main. Il
avait dîné. Une expression de souffrance, endurée
secrètement, blêmit encore son pâle visage.
En bas, comme Maurice passait devant la salle
à manger,
la porte en fut brusquement ouverte, et il aperçut,
dans le braisillement des bougies et la fumée des
plats, une tablée d’écuyers, d’aides de camp, de
chambellans, en train de vider les bouteilles des
fourgons, d’engloutir les volailles et de torcher
les sauces, au milieu de grands éclats de voix.
La certitude de la retraite enchantait tout
ce monde, depuis que la dépêche du maréchal était
partie. Dans huit jours, à Paris, on aurait enfin
des lits propres.
Maurice, alors, tout d’un coup, sentit la
terrible fatigue qui l’accablait : c’était certain,
l’armée entière se repliait, et il n’avait plus
qu’à dormir, en attendant le passage du
7e corps. Il retraversa la place, se retrouva chez
le pharmacien Combette, où, comme dans un rêve, il
mangea. Puis, il lui sembla bien qu’on lui pansait
le pied, qu’on le montait dans une chambre. Et ce
fut la nuit noire, l’anéantissement. Il dormait,
écrasé, sans un souffle. Mais, après un temps
indéterminé, des heures ou des siècles, un
frisson agita son sommeil, le souleva sur son séant,
au milieu des ténèbres. Où était-il donc ? Quel
était ce roulement continu de tonnerre qui l’avait
réveillé ? Tout de suite il se souvint, courut à la
fenêtre, pour voir. En bas, dans l’obscurité, sur
cette place aux nuits si calmes d’ordinaire,
c’était de l’artillerie qui défilait, un trot sans
fin d’hommes, de chevaux et de canons, dont les
petites maisons mortes tremblaient. Une inquiétude
irraisonnée le saisit, devant ce brusque départ.
Quelle heure pouvait-il être ? Quatre heures
sonnèrent à l’hôtel de ville. Et il s’efforçait
de se rassurer, en se disant que c’était tout
simplement là un commencement d’exécution des
ordres de retraite donnés la veille, lorsqu’un
spectacle, comme il tournait la tête, acheva de
l’angoisser : la fenêtre du coin, chez le
notaire, était toujours éclairée ; et l’ombre
de l’empereur, à des intervalles égaux, s’y
dessinait nettement, en un profil sombre.
Vivement, Maurice enfila son pantalon, pour
descendre. Mais Combette parut, un bougeoir à la
main, gesticulant.
–je vous ai aperçu d’en bas, en revenant de la
mairie, et je suis monté vous dire... imaginez-vous
qu’ils ne m’ont pas laissé coucher, voici deux
heures que nous nous occupons de nouvelles
réquisitions, le maire et moi... oui, tout
est changé, une fois encore. Ah ! Il avait
bougrement raison, l’officier qui ne voulait pas
qu’on envoyât la dépêche à Paris !
Et il continua longtemps, en phrases coupées, sans
ordre, et le jeune homme finit par comprendre, muet,
le coeur serré. Vers minuit, une dépêche du ministre
de la guerre à l’empereur était arrivée, en réponse
à celle du maréchal. On n’en connaissait pas le
texte exact ; mais un aide de camp avait dit tout
haut, à l’hôtel de ville, que l’impératrice et le
conseil des ministres craignaient une révolution à
Paris, si, abandonnant Bazaine, l’empereur
rentrait. La dépêche, mal renseignée sur les
positions véritables des allemands, ayant l’air de
croire à une avance que l’armée de Châlons n’avait
plus, exigeait la marche en avant, malgré tout,
avec une fièvre de passion extraordinaire.
–l’empereur a fait appeler le maréchal, ajouta le
pharmacien, et ils sont restés enfermés ensemble
pendant près d’une heure. Naturellement, je ne sais
pas ce qu’ils ont pu se dire, mais ce que tous les
officiers m’ont répété, c’est qu’on ne bat plus en
retraite et que la marche sur la Meuse est
reprise... nous venons de réquisitionner tous
les fours de la ville pour le 1er corps, qui
remplacera ici, demain matin, le 12e, dont
l’artillerie, comme vous le voyez, part en ce
moment pour la besace... cette fois, c’est
bien fini, vous voilà en route pour la bataille !
Il s’arrêta. Lui aussi regardait la fenêtre
éclairée, chez le notaire. Puis, à demi-voix,
d’un air de curiosité songeuse :
–hein ! Qu’ont-ils pu se dire ? ... c’est drôle tout
de même, de se replier à six heures du soir,
devant la menace d’un danger, et d’aller à minuit
tête baissée dans ce danger, lorsque la situation
reste identiquement la même !
Maurice écoutait toujours le roulement des
canons, en bas, dans la petite ville noire, ce trot
ininterrompu, ce flot d’hommes qui s’écoulait vers
la Meuse, à l’inconnu terrible du lendemain. Et,
sur les minces rideaux bourgeois de la fenêtre,
il revoyait passer régulièrement l’ombre de
l’empereur, le va-et-vient de ce malade que
l’insomnie tenait debout, pris d’un besoin de
mouvement, malgré sa souffrance, l’oreille emplie
du bruit de ces chevaux et de ces soldats qu’il
laissait envoyer à la mort. Ainsi, quelques
heures avaient suffi, c’était maintenant le
désastre décidé, accepté. Qu’avaient-ils pu se
dire, en effet, cet empereur et ce maréchal, tous les
deux avertis du malheur auquel on marchait,
convaincus le soir de la défaite, dans
les effroyables conditions où l’armée allait se
trouver, ne pouvant le matin avoir changé d’avis,
lorsque le péril grandissait à chaque heure ? Le
plan du général De Palikao, la marche
foudroyante sur Montmédy, déjà téméraire
le 23, possible peut-être encore le 25, avec des
soldats solides et un capitaine de génie, devenait,
le 27, un acte de pure démence, au milieu des
hésitations continuelles du commandement et de la
démoralisation croissante des troupes. Si tous deux
le savaient, pourquoi cédaient-ils aux
impitoyables voix fouettant leur indécision ? Le
maréchal, peut-être, n’était qu’une âme bornée et
obéissante de soldat, grande dans son abnégation.
Et l’empereur, qui ne commandait plus, attendait
le destin. On leur demandait leur vie et la vie de
l’armée : ils les donnaient. Ce fut la
nuit du crime, la nuit abominable d’un assassinat de
nation ; car l’armée dès lors se trouvait en
détresse, cent mille hommes étaient envoyés au
massacre.
En songeant à ces choses, désespéré et frémissant,
Maurice suivait l’ombre, sur la mousseline
légère de la bonne Madame Desroches, l’ombre
fiévreuse, piétinante, que semblait pousser
l’impitoyable voix, venue de Paris. Cette
nuit-là, l’impératrice n’avait-elle pas souhaité la
mort du père, pour que le fils régnât ? Marche !
Marche ! Sans regarder en arrière, sous la pluie,
dans la boue, à l’extermination, afin que cette
partie suprême de l’empire à l’agonie soit jouée
jusqu’à la dernière carte. Marche ! Marche !
Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton
peuple, frappe le monde entier d’une admiration
émue, si tu veux qu’il pardonne à ta descendance !
Et sans doute l’empereur marchait à la mort. En bas,
la cuisine ne flambait plus, les écuyers, les aides
de camp, les chambellans dormaient, toute la
maison était noire ; tandis que, seule, l’ombre
allait et revenait sans cesse, résignée
à la fatalité du sacrifice, au milieu de
l’assourdissant vacarme du 12e corps, qui continuait
de défiler, dans les ténèbres.
Soudain, Maurice songea que, si la marche en
avant était reprise, le 7e corps ne remonterait
pas par le Chêne ; et il se vit en arrière,
séparé de son régiment, ayant déserté son poste.
Il ne sentait plus la brûlure de son pied :
un pansement habile, quelques heures d’absolu
repos en avaient calmé la fièvre. Lorsque
Combette lui eut donné des souliers à lui, de
larges souliers où il était à l’aise,
il voulut partir, partir à l’instant, espérant
rencontrer encore le 106e sur la route du Chêne
à Vouziers. Vainement, le pharmacien tâcha de le
retenir, et il allait se décider à le reconduire
en personne dans son cabriolet, battant la route
au petit bonheur, quand son élève, Fernand,
reparut, en expliquant qu’il revenait d’embrasser
sa cousine. Ce fut ce grand garçon blême, l’air
poltron, qui attela et qui emmena Maurice. Il
n’était pas quatre heures, une pluie diluvienne
ruisselait du ciel d’encre, les lanternes de la
voiture pâlissaient, éclairant à peine le chemin,
au milieu de la vaste campagne noyée, toute pleine
de rumeurs immenses, qui, à chaque kilomètre, les
faisaient s’arrêter, croyant au passage d’une
armée.
Cependant, là-bas, devant Vouziers, Jean n’avait
point dormi. Depuis que Maurice lui avait
expliqué comment cette retraite allait tout sauver,
il veillait, empêchant ses hommes de s’écarter,
attendant l’ordre de départ, que les officiers
pouvaient donner d’une minute à l’autre.
Vers deux heures, dans l’obscurité profonde, que
les feux étoilaient de rouge, un grand bruit de
chevaux traversa le camp : c’était la cavalerie qui
partait en avant-garde, vers Ballay et
Quatre-Champs, afin de surveiller les routes
de Boult-Aux-Bois et de la Croix-Aux-Bois.
Une heure plus tard, l’infanterie et l’artillerie se
mirent à leur tour en branle, quittant enfin ces
positions de Falaise et de Chestres, que depuis
deux grands jours elles s’entêtaient à défendre
contre un ennemi qui ne venait point. Le ciel
s’était couvert, la nuit restait profonde, et
chaque régiment s’éloignait dans le plus grand
silence, un défilé d’ombres se dérobant au fond des
ténèbres. Mais tous les coeurs battaient
d’allégresse, comme si l’on eût échappé à un
guet-apens. On se voyait déjà sous les murs
de Paris, à la veille de la revanche.
Dans l’épaisse nuit, Jean regardait. La route était
bordée d’arbres, et il lui semblait bien qu’elle
traversait de vastes prairies. Puis, des montées,
des descentes se produisirent. On arrivait à un
village, qui devait être Ballay, lorsque la
lourde nuée dont le ciel était obscurci,
creva en une pluie violente. Les hommes avaient déjà
reçu tant d’eau, qu’ils ne se fâchaient même plus,
enflant les épaules. Mais Ballay était dépassé ;
et, à mesure qu’ils s’approchaient de
Quatre-Champs, se levaient des rafales de vent
furieux. Au delà, quand ils eurent monté sur
le vaste plateau dont les terres nues vont
jusqu’à Noirval, l’ouragan fit rage, ils furent
battus par un effroyable déluge.
Et ce fut au milieu de ces vastes terres, qu’un
ordre de halte arrêta, un à un, tous les
régiments. Le 7e corps entier, trente et quelques
mille hommes, s’y trouva réuni, comme le jour
naissait, un jour boueux dans un ruissellement
d’eau grise. Que se passait-il ? Pourquoi cette
halte ? Une inquiétude courait déjà dans les
rangs, certains prétendaient que les ordres de
marche venaient d’être changés. On leur avait fait
mettre l’arme au pied, avec défense de rompre les
rangs et de s’asseoir. Par instants, le vent
balayait le haut plateau avec une violence
telle, qu’ils devaient se serrer les uns contre les
autres, pour n’être pas emportés. La pluie les
aveuglait, leur lardait la peau, une pluie glaciale
qui coulait sous leurs vêtements. Et deux heures
s’écoulèrent, une interminable attente, on ne
savait pourquoi, au milieu de l’angoisse
qui de nouveau serrait tous les coeurs.
Jean, à mesure que le jour grandissait, tâchait de
s’orienter. On lui avait montré, au nord-ouest, de
l’autre côté de Quatre-Champs, le chemin du
Chêne, qui filait sur un coteau. Alors, pourquoi
avait-on tourné à droite, au lieu de tourner à
gauche ? Puis, ce qui l’intéressait,
c’était l’état-major installé à la converserie, une
ferme plantée au bord du plateau. On y semblait très
effaré, des officiers couraient, discutaient, avec
de grands gestes. Et rien ne venait, que
pouvaient-ils attendre ? Le plateau était une sorte
de cirque, des chaumes à l’infini, que dominaient,
au nord et à l’est, des hauteurs boisées ;
vers le sud, s’étendaient des bois épais ; tandis
que, par une échappée, à l’ouest, on apercevait la
vallée de l’Aisne, avec les petites maisons
blanches de Vouziers. En dessous de la converserie,
pointait le clocher d’ardoises de Quatre-Champs,
noyé dans l’averse enragée, sous laquelle semblaient
se fondre les quelques pauvres toits moussus du
village. Et, comme Jean enfilait du regard la
rue montante, il distingua très bien un cabriolet
arrivant au grand trot, par la chaussée caillouteuse,
changée en torrent.
C’était Maurice, qui, enfin, du coteau d’en face, à
un coude de la route, venait d’apercevoir le 7e
corps. Depuis deux heures, il battait le pays,
trompé par les renseignements d’un paysan, égaré par
la mauvaise volonté sournoise de son conducteur, à
qui la peur des prussiens donnait la fièvre. Dès
qu’il atteignit la ferme, il sauta de
voiture, trouva tout de suite son régiment.
Jean, stupéfait, lui cria :
–comment, c’est toi ! Pourquoi donc ? Puisque nous
allions te reprendre !
D’un geste, Maurice conta sa colère et sa peine.
–ah ! Oui... on ne remonte plus par là, c’est par
là-bas qu’on va, pour y crever tous !
–bon ! Dit l’autre, tout pâle, après un silence.
On se fera au moins casser la gueule ensemble.
Et, comme ils s’étaient quittés, les deux hommes se
retrouvèrent, en s’embrassant. Sous la pluie
battante qui continuait, le simple soldat rentra
dans le rang, tandis que le caporal donnait
l’exemple, ruisselant, sans une plainte.
Mais la nouvelle, maintenant, courait, certaine. On ne
se repliait plus sur Paris, on marchait de nouveau
vers la Meuse. Un aide de camp du maréchal
venait d’apporter au 7e corps l’ordre d’aller
camper à Nouart ; tandis que le 5e, se dirigeant
sur Beauclair, prendrait la droite de
l’armée, et que le 1er remplacerait au Chêne le
12e, en marche sur la besace, à l’aile gauche. Et,
si, depuis près de trois heures, trente et quelques
mille hommes restaient là, l’arme au pied, à
attendre, sous les furieuses rafales, c’était que le
général Douay, au milieu de la confusion
déplorable de ce nouveau changement de front,
éprouvait l’inquiétude la plus vive sur le sort
du convoi, envoyé en avant, la veille, vers
Chagny. Il fallait bien
attendre qu’il eût rallié le corps. On racontait
que ce convoi avait été coupé par celui du
12e corps, au Chêne. D’autre part, une partie
du matériel, toutes les forges d’artillerie,
s’étant trompées de route, revenaient de Terron
par la route de Vouziers, où elles allaient
sûrement tomber entre les mains des allemands.
Jamais désordre ne fut plus grand, et jamais
anxiété plus vive.
Alors, parmi les soldats, il y eut un véritable
désespoir. Beaucoup voulaient s’asseoir sur leurs
sacs, dans la boue de ce plateau détrempé, et
attendre la mort, sous la pluie. Ils ricanaient,
ils insultaient les chefs : ah ! De fameux
chefs, sans cervelle, défaisant le soir ce qu’ils
avaient fait le matin, flânant quand l’ennemi
n’était pas là, filant dès qu’il apparaissait ! Une
démoralisation dernière achevait de faire de cette
armée un troupeau sans foi, sans discipline,
qu’on menait à la boucherie, par les hasards de la
route. Là-bas, vers Vouziers, une fusillade
venait d’éclater, des coups de feu échangés entre
l’arrière-garde du 7e corps et l’avant-garde des
troupes allemandes ; et, depuis un instant, tous
les regards se tournaient vers la vallée de
l’Aisne, où, dans une éclaircie du ciel, montaient
les tourbillons d’une épaisse fumée noire : on sut
que c’était le village de Falaise qui brûlait,
incendié par les uhlans. Une rage s’emparait des
hommes. Quoi donc ? Les prussiens étaient là,
maintenant ! On les avait attendus deux jours,
pour leur donner le temps d’arriver. Puis, on
décampait. Obscurément, au fond des plus bornés,
montait la colère de l’irréparable faute commise,
cette attente imbécile, ce piège dans lequel on
était tombé : les éclaireurs de la ive armée amusant
la brigade Bordas, arrêtant, immobilisant un à un
tous les corps de l’armée de Châlons, pour
permettre au prince royal de Prusse d’accourir avec
la iiie armée. Et, à cette heure, grâce à
l’ignorance du maréchal, qui ne savait encore
quelles troupes il avait devant lui, la jonction se
faisait, le 7e corps et le
5e allaient être harcelés, sous la continuelle
menace d’un désastre.
Maurice, à l’horizon, regardait flamber Falaise.
Mais il y eut un soulagement : le convoi qu’on
avait cru perdu, déboucha du chemin du Chêne. Tout
de suite, pendant que la première division restait à
Quatre-Champs, pour attendre et protéger
l’interminable défilé des bagages, la 2e se
remettait en branle et gagnait Boult-Aux-Bois
par la forêt, pendant que la 3e se postait, à
gauche, sur les hauteurs de Belleville, afin
d’assurer les communications. Et, comme le
106e enfin, au moment où redoublait la pluie,
quittait le plateau, reprenant la marche scélérate
vers la Meuse, à l’inconnu, Maurice revit
l’ombre de l’empereur, allant et revenant d’un
train morne, sur les petits rideaux
de la vieille Madame Desroches. Ah ! Cette armée
de la désespérance, cette armée en perdition qu’on
envoyait à un écrasement certain, pour le salut
d’une dynastie ! Marche, marche, sans regarder en
arrière, sous la pluie, dans la boue, à
l’extermination !
===Chapitre VI===
<center>'''Chapitre VI'''</center>
 
 
–tonnerre de dieu ! Dit le lendemain matin
Chouteau en s’éveillant, rompu et glacé sous la
tente, je prendrais bien un bouillon, avec
beaucoup de viande autour.
à Boult-Aux-Bois, où l’on avait campé, il n’y
avait eu, le soir, qu’une maigre distribution de
pommes de terre, l’intendance étant de plus en plus
ahurie et désorganisée par les marches et les
contremarches continuelles, n’arrivant jamais à
rencontrer les troupes aux rendez-vous
donnés. On ne savait plus où prendre, par le
désordre des chemins, les troupeaux migrateurs, et
c’était la disette prochaine.
Loubet, en s’étirant, eut un ricanement désespéré.
–ah ! Fichtre, oui ! C’est fini, les oies à la
ficelle !
L’escouade était maussade, assombrie. Quand on ne
mangeait pas, ça n’allait pas. Et il y avait, en
outre, cette pluie incessante, cette boue dans
laquelle on venait de dormir.
Ayant vu Pache qui se signait, après avoir fait sa
prière du matin, lèvres closes, Chouteau reprit
furieusement :
–demande-lui donc, à ton bon Dieu, qu’il nous
envoie une paire de saucisses et une chopine
à chacun.
–ah ! Si l’on avait seulement une miche, du pain
tant qu’on en voudrait ! Soupira Lapoulle qui
souffrait de la faim plus que les autres, torturé
par son gros appétit.
Mais le lieutenant Rochas les fit taire. Ce n’était
pas une honte, de ne toujours songer qu’à son
ventre ! Lui, bonnement, serrait la ceinture de son
pantalon. Depuis
que les choses tournaient décidément mal, et que,
par moments, au loin, on entendait la fusillade, il
avait retrouvé toute son entêtée confiance.
Puisqu’ils étaient là, maintenant, les prussiens,
c’était si simple : on allait les battre ! Et
il haussait les épaules, derrière le capitaine
Beaudoin, ce jeune homme, comme il le nommait, que
la perte définitive de ses bagages désolait, les
lèvres pincées, le visage pâle, ne dérageant pas.
Ne point manger, passe encore ! Ce qui
l’indignait, c’était de ne pouvoir changer de
chemise.
Maurice venait d’avoir un réveil accablé et
frissonnant. Son pied, grâce aux larges
chaussures, ne s’était pourtant plus enflammé.
Mais le déluge de la veille, dont sa capote
restait lourde, lui avait laissé une courbature dans
tous les membres. Et, envoyé à la corvée de l’eau,
pour le café, il regardait la plaine, à un bord de
laquelle Boult-Aux-Bois est situé : des forêts
montent à l’ouest et au nord, une côte s’élève
jusqu’au village de Belleville ; tandis que,
vers Buzancy, à l’est, de vastes terrains plats
s’étendent, avec de lentes ondulations, où se
cachent des hameaux. était-ce par là qu’on
attendait l’ennemi ? Comme il revenait du ruisseau,
rapportant le bidon plein, une famille de paysans
éplorée, sur le seuil d’une petite ferme,
l’appela, lui demanda si les soldats allaient rester
enfin, pour les défendre. Déjà, à trois reprises,
dans le va-et-vient des ordres contraires, le
5e corps avait traversé le pays. La veille, on avait
entendu le canon, du côté de Bar. Certainement, les
prussiens n’étaient pas à plus de deux lieues. Et,
lorsque Maurice eut répondu à ces pauvres gens
que le 7e corps allait sans doute repartir,
lui aussi, ils se lamentèrent. On les abandonnait,
les soldats ne venaient donc pas pour se battre,
qu’ils les voyaient reparaître et disparaître,
toujours fuyants ?
–ceux qui voudront du sucre, dit Loubet en servant
le café, n’ont qu’à tremper leur pouce et attendre
qu’il fonde.
Pas un homme ne rigola. C’était vexant tout de même,
du café sans sucre ; et encore si l’on avait eu du
biscuit ! La veille, sur le plateau de
Quatre-Champs, presque tous, pour tromper
l’attente, avaient achevé les provisions de
leurs sacs, croquant jusqu’aux miettes. Mais
l’escouade, heureusement, retrouva une douzaine
de pommes de terre, qu’elle se partagea.
Maurice, l’estomac délabré, eut un cri
de regret.
–si j’avais su, au Chêne, j’aurais acheté
du pain !
Jean écoutait, demeurait silencieux. Au lever,
il avait eu une querelle avec Chouteau, qu’il
voulait envoyer à la corvée du bois, et qui s’y
était refusé insolemment, disant que ce n’était
pas son tour. Depuis que tout allait de mal
en pis, l’indiscipline augmentait, les chefs
finissaient par ne plus oser faire une réprimande.
Et Jean, avec son beau calme, avait compris qu’il
devait effacer son autorité de caporal, s’il ne
voulait pas provoquer des révoltes ouvertes.
Il s’était fait bon diable, il semblait n’être que
le camarade de ses hommes, auxquels son expérience
continuait à rendre de grands services. Si son
escouade n’était plus si bien nourrie, elle ne
crevait tout de même pas encore de faim, comme tant
d’autres. Mais la souffrance de Maurice,
surtout, l’attendrissait. Il le sentait
s’affaiblir, il le regardait d’un oeil inquiet, en
se demandant comment ce garçon frêle ferait pour
aller jusqu’au bout.
Lorsque Jean entendit Maurice se plaindre de
n’avoir pas de pain, il se leva, disparut un
instant, revint après avoir fouillé dans son sac.
Et, en lui glissant un biscuit :
–tiens ! Cache ça, je n’en ai pas pour tout le
monde.
–mais toi ? Demanda le jeune homme, très touché.
–oh ! Moi, n’aie pas peur... j’en ai encore deux.
C’était vrai, il avait gardé précieusement trois
biscuits, pour le cas où l’on se battrait,
sachant qu’on a très faim sur les champs de
bataille. D’ailleurs, il venait de manger
une pomme de terre. ça lui suffisait. On verrait
plus tard.
Vers dix heures, de nouveau, le 7e corps s’ébranla.
L’intention première du maréchal avait dû être de le
diriger par Buzancy sur Stenay, où il aurait
passé la Meuse. Mais les prussiens, gagnant de
vitesse l’armée de Châlons, devaient être déjà
à Stenay, et on les disait même à
Buzancy. Aussi, refoulé de la sorte vers le nord,
le 7e corps venait-il de recevoir l’ordre de se
rendre à la Besace, à vingt et quelques kilomètres
de Boult-Aux-Bois, pour aller de là,
le lendemain, passer la Meuse à Mouzon. Le départ
fut maussade, les hommes grognaient, l’estomac mal
rempli, les membres mal reposés, exténués par les
fatigues et les attentes des jours précédents ; et
les officiers assombris, cédant au malaise de la
catastrophe à laquelle on marchait, se plaignaient
de l’inaction, s’irritaient de ce qu’on
n’était pas allé, devant Buzancy, soutenir le
5e corps, dont on avait entendu le canon. Ce corps
devait, lui aussi, battre en retraite, remonter vers
Nouart ; tandis que le 12e corps partait de la
Besace pour Mouzon, et que le 1er prenait la
direction de Raucourt. C’était un piétinement
de troupeau pressé, harcelé par les chiens, se
bousculant vers cette Meuse tant désirée, après
des retards et des flâneries sans fin.
Lorsque le 106e quitta Boult-Aux-Bois, à la suite
de la cavalerie et de l’artillerie, dans le vaste
ruissellement des trois divisions qui rayaient la
plaine d’hommes en marche, le ciel de nouveau se
couvrit, de lentes nuées livides, dont le deuil
acheva d’attrister les soldats. Lui, suivait la
grande route de Buzancy, bordée de peupliers
magnifiques. à Germond, un village dont les tas de
fumier, devant les portes, fumaient, alignés aux
deux côtés du chemin, les femmes sanglotaient,
prenaient leurs enfants, les tendaient aux troupes
qui passaient, comme pour qu’on les emmenât. Il n’y
avait plus là une bouchée de pain ni même une pomme
de terre. Puis, au
lieu de continuer vers Buzancy, le 106e tourna
à gauche, remontant vers Authe ; et les hommes, en
revoyant de l’autre côté de la plaine, sur le
coteau, Belleville, qu’ils avaient traversée la
veille, eurent alors la nette conscience qu’ils
revenaient sur leurs pas.
–tonnerre de dieu ! Gronda Chouteau, est-ce qu’ils
nous prennent pour des toupies ?
Et Loubet ajouta :
–en voilà des généraux de quatre sous qui vont à
hue et à dia ! On voit bien que nos jambes ne leur
coûtent pas cher.
Tous se fâchaient. On ne fatiguait pas des hommes de
la sorte, pour le plaisir de les promener. Et,
par la plaine nue, entre les larges plis de
terrain, ils avançaient en colonne, sur deux files,
une à chaque bord, entre lesquelles circulaient
les officiers ; mais ce n’était plus, ainsi
qu’au lendemain de Reims, en Champagne, une
marche égayée de plaisanteries et de chansons, le
sac porté gaillardement, les épaules allégées par
l’espoir de devancer les prussiens et de les
battre : maintenant, silencieux, irrités, ils
traînaient la jambe, avec la haine du fusil qui
leur meurtrissait l’épaule, du sac dont ils
étaient écrasés, ayant cessé de croire à leurs
chefs, se laissant envahir par une telle
désespérance, qu’ils ne marchaient plus
en avant que comme un bétail, sous la fatalité du
fouet. La misérable armée commençait à monter son
calvaire.
Maurice, cependant, depuis quelques minutes, était
très intéressé. Sur la gauche, s’étageaient des
vallonnements, et il venait de voir, d’un petit
bois lointain, sortir un cavalier. Presque
aussitôt, un autre parut, puis un autre encore. Tous
les trois restaient immobiles, pas plus
gros que le poing, ayant des lignes précises et
fines de joujoux. Il pensait que ce devait être un
poste détaché de hussards, quelque reconnaissance
qui revenait, lorsque
des points brillants, aux épaules, sans doute
les reflets d’épaulettes de cuivre, l’étonnèrent.
–là-bas, regarde ! Dit-il en poussant le coude de
Jean, qu’il avait à côté de lui. Des uhlans.
Le caporal écarquilla les yeux.
–ça !
C’étaient, en effet, des uhlans, les premiers
prussiens que le 106e apercevait. Depuis bientôt
six semaines qu’il faisait campagne, non seulement
il n’avait pas brûlé une cartouche, mais il en était
encore à voir un ennemi. Le mot courut, toutes les
têtes se tournèrent, au milieu d’une curiosité
grandissante. Ils semblaient très bien, ces
uhlans.
–il y en a un qui a l’air joliment gras, fit
remarquer Loubet.
Mais, à gauche du petit bois, sur un plateau, tout un
escadron se montra. Et, devant cette apparition
menaçante, un arrêt se fit dans la colonne. Des
ordres arrivèrent, le 106e alla prendre position
derrière des arbres, au bord d’un ruisseau. Déjà,
de l’artillerie rebroussait chemin au galop,
s’établissait sur un mamelon. Puis, pendant
près de deux heures, on demeura là, en bataille, on
s’attarda, sans que rien de nouveau se produisît.
à l’horizon, la masse de cavalerie ennemie restait
immobile. Et, comprenant enfin qu’on perdait un
temps précieux, on repartit.
–allons, murmura Jean avec regret, ce ne sera pas
encore pour cette fois.
Maurice, lui aussi, avait les mains brûlantes du
désir de lâcher au moins un coup de feu. Et il
revenait sur la faute qu’on avait commise, la
veille, en n’allant pas soutenir le 5e corps. Si
les prussiens n’attaquaient point, ce devait être
qu’ils n’avaient pas encore assez d’infanterie
à leur disposition ; de sorte que leurs démonstrations
de cavalerie, à distance, ne pouvaient avoir d’autre
but
que d’attarder les corps en marche. De nouveau, on
venait de tomber dans le piège. Et, en effet, à
partir de ce moment, le 106e vit sans cesse les
uhlans, sur sa gauche, à chaque accident de
terrain : ils le suivaient, le surveillaient,
disparaissaient derrière une ferme pour reparaître
à la corne d’un bois.
Peu à peu, les soldats s’énervaient de se voir ainsi
envelopper à distance, comme dans les mailles d’un
filet invisible.
–ils nous embêtent à la fin ! Répétaient Pache
et Lapoulle eux-mêmes. ça soulagerait de leur
envoyer des pruneaux !
Mais on marchait, on marchait toujours, péniblement,
d’un pas déjà alourdi qui se fatiguait vite. Dans le
malaise de cette étape, on sentait de partout
l’ennemi approcher, de même qu’on sent monter
l’orage, avant qu’il se montre au-dessus de
l’horizon. Des ordres sévères étaient donnés
pour la bonne conduite de l’arrière-garde, et il
n’y avait plus de traînards, dans la certitude où
l’on était que les prussiens, derrière le corps,
ramassaient tout. Leur infanterie arrivait,
d’une marche foudroyante, tandis que les
régiments français, harassés, paralysés, piétinaient
sur place.
à Authe, le ciel s’éclaircit, et Maurice, qui se
dirigeait sur la position du soleil, remarqua qu’au
lieu de remonter davantage vers le Chêne, à trois
grandes lieues de là, on tournait pour marcher
droit à l’est. Il était deux heures, on souffrit
alors de la chaleur accablante, après avoir
grelotté sous la pluie, pendant deux jours. Le
chemin, avec de longs circuits, montait au travers
de plaines désertes. Pas une maison, pas une âme,
à peine de loin en loin un petit bois triste, au
milieu de la mélancolie des terres nues ; et le
morne silence de cette solitude avait gagné les
soldats, qui, la tête basse, en sueur,
traînaient les pieds. Enfin, Saint-Pierremont
apparut,
quelques maisons vides sur un monticule. On ne
traversa pas le village, Maurice constata qu’on
tournait tout de suite à gauche, reprenant la
direction du nord, vers la Besace. Cette fois,
il comprit la route adoptée pour s’efforcer
d’atteindre Mouzon, avant les prussiens. Mais
pourrait-on y réussir, avec des troupes si lasses,
si démoralisées ? à Saint-Pierremont, les trois
uhlans avaient reparu, au loin, au coude d’une
route qui venait de Buzancy ; et, comme
l’arrière-garde quittait le village, une
batterie fut démasquée, quelques obus tombèrent,
sans faire aucun mal. On ne répondit pas, la marche
continuait, de plus en plus pénible.
De Saint-Pierremont à la Besace, il y a trois
grandes lieues, et Jean, à qui Maurice disait
cela, eut un geste désespéré : jamais les hommes ne
feraient douze kilomètres, il le voyait à des
signes certains, leur essoufflement, l’égarement
de leur visage. La route montait toujours, entre
deux coteaux qui se resserraient peu à peu.
On dut faire une halte. Mais ce repos avait achevé
d’engourdir les membres ; et, quand il fallut
repartir, ce fut pis encore : les régiments
n’avançaient plus, des hommes tombaient. Jean,
en voyant Maurice pâlir, les yeux chavirés
de lassitude, causait contre son habitude, tâchait
de l’étourdir d’un flux de paroles, pour le tenir
éveillé, dans le mouvement mécanique de la
marche, devenu inconscient.
–alors, ta soeur habite Sedan, nous y passerons
peut-être.
–à Sedan, jamais ! Ce n’est pas notre chemin, il
faudrait être fou.
–et elle est jeune, ta soeur ?
–mais elle a mon âge, je t’ai dit que nous étions
jumeaux.
–elle te ressemble ?
–oui, elle est blonde aussi, oh ! Des cheveux
frisés, si
doux ! ... toute petite, une figure mince, et pas
bruyante, ah ! Non ! ... ma chère Henriette !
–vous vous aimez bien ?
–oui, oui...
il y eut un silence, et Jean, ayant regardé
Maurice, remarqua que ses yeux se fermaient et
qu’il allait tomber.
–hé ! Mon pauvre petit... tiens-toi, tonnerre de
dieu ! ... donne-moi ton flingot un instant, ça te
reposera... nous allons laisser la moitié des
hommes en route, ce n’est pas dieu possible qu’on
aille plus loin aujourd’hui !
En face, il venait d’apercevoir Oches, dont les
quelques masures s’étagent sur un coteau. L’église,
toute jaune, haut perchée, domine, parmi des
arbres.
–c’est là que nous allons coucher, bien sûr.
Et il avait deviné. Le général Douay, qui voyait
l’extrême fatigue des troupes, désespérait de
jamais atteindre la Besace, ce jour-là. Mais ce
qui le décida surtout, ce fut l’arrivée du convoi,
de ce fâcheux convoi qu’il traînait depuis
Reims, et dont les trois lieues de voitures et de
bêtes alourdissaient si terriblement sa marche. De
Quatre-Champs, il avait donné l’ordre de le
diriger directement sur Saint-Pierremont ; et
c’était seulement à Oches que les attelages
ralliaient le corps, dans un tel état d’épuisement,
que les chevaux refusaient d’avancer. il était
déjà cinq heures. Le général, craignant de
s’engager dans le défilé de Stonne, crut devoir
renoncer à achever l’étape indiquée par le
maréchal. On s’arrêta, on campa, le convoi en
bas, dans les prairies, gardé par une division,
tandis que l’artillerie s’établissait en arrière,
sur les coteaux, et que la brigade qui devait
servir d’arrière-garde le lendemain, restait sur
une hauteur, en face de Saint-Pierremont. Une
autre division, dont faisait partie la brigade
Bourgain-Desfeuilles, bivouaqua, derrière
l’église, sur un large plateau, que bordait un
bois de chênes.
La nuit tombait déjà, lorsque le 106e, à la lisière
de ce bois, put enfin s’installer, tellement il y
avait eu de confusion dans le choix et dans la
désignation des emplacements.
–zut ! Dit furieusement Chouteau, je ne mange
pas, je dors !
C’était le cri de tous les hommes. Beaucoup
n’avaient pas la force de dresser leurs tentes,
s’endormaient où ils tombaient, comme des masses.
D’ailleurs, pour manger, il aurait fallu une
distribution de l’intendance ; et l’intendance,
qui attendait le 7e corps à la Besace, n’était pas
à Oches. Dans l’abandon et le relâchement de
tout, on ne sonnait même plus au caporal. Se
ravitaillait qui pouvait. à partir de ce moment, il
n’y eut plus de distributions, les soldats durent
vivre sur les provisions qu’ils étaient
censés avoir dans leurs sacs ; et les sacs étaient
vides, bien peu y trouvèrent une croûte, les miettes
de l’abondance où ils avaient fini par vivre
à Vouziers. On avait du café, les moins las
burent encore du café sans sucre.
Lorsque Jean voulut partager, manger l’un de ses
biscuits et donner l’autre à Maurice, il
s’aperçut que celui-ci dormait profondément. Un
instant, il songea à le réveiller ; puis,
stoïquement, il remit les biscuits au fond de son
sac, avec des soins infinis, comme s’il eût caché
de l’or : lui, se contenta de café, ainsi que les
camarades. Il avait exigé que la tente fût
dressée, tous s’y étaient allongés, quand
Loubet revint d’expédition, rapportant des carottes
d’un champ voisin. Dans l’impossibilité de les
faire cuire, ils les croquèrent crues ; mais elles
exaspéraient leur faim, Pache en fut malade.
–non, non, laissez-le dormir, dit Jean à
Chouteau, qui secouait Maurice pour lui donner
sa part.
–ah ! Dit Lapoulle, demain, quand nous serons à
Angoulême, nous aurons du pain... j’ai eu un
cousin militaire, à Angoulême. Bonne garnison.
On s’étonnait, Chouteau cria :
–comment, à Angoulême ? ... en voilà un bougre de
serin qui se croit à Angoulême !
Et il fut impossible de tirer une explication de
Lapoulle. Il croyait qu’on allait à Angoulême.
C’était lui qui, le matin, à la vue des uhlans,
avait soutenu que c’étaient des soldats
à Bazaine.
Alors, le camp tomba dans une nuit d’encre, dans un
silence de mort. Malgré la fraîcheur de la nuit, on
avait défendu d’allumer des feux. On savait les
prussiens à quelques kilomètres, les bruits
eux-mêmes s’assourdissaient, de crainte de leur
donner l’éveil. Déjà, les officiers avaient averti
leurs hommes qu’on partirait vers quatre heures
du matin, pour rattraper le temps perdu ;
et tous, en hâte, dormaient gloutonnement,
anéantis. Au-dessus des campements dispersés,
la respiration forte de ces foules montait dans les
ténèbres, comme l’haleine même de la terre.
Brusquement, un coup de feu réveilla l’escouade.
La nuit était encore profonde, il pouvait être trois
heures. Tous furent sur pied, l’alerte gagna de
proche en proche, on crut à une attaque de
l’ennemi. Et ce n’était que Loubet, qui, ne
dormant plus, avait eu l’idée de s’enfoncer
dans le bois de chênes, où il devait y avoir du
lapin : quelle noce, si, dès le petit jour, il
rapportait une paire de lapins aux camarades ! Mais,
comme il cherchait un bon poste d’affût, il
entendit des hommes venir à lui, causant,
cassant les branches, et il s’effara, il lâcha son
coup de feu, croyant avoir affaire à des prussiens.
Déjà, Maurice, Jean, d’autres arrivaient,
lorsqu’une voix enrouée s’éleva :
–ne tirez pas, nom de dieu !
C’était, à la lisière du bois, un homme grand et
maigre, dont on distinguait mal l’épaisse barbe
en broussaille. Il portait une blouse grise,
serrée à la taille par une ceinture
rouge, et avait un fusil en bandoulière. Tout de
suite, il expliqua qu’il était français,
franc-tireur, sergent, et qu’il venait, avec deux
de ses hommes, des bois de Dieulet, pour donner
des renseignements au général.
–eh ! Cabasse ! Ducat ! Cria-t-il en se
retournant, eh ! Bougres de feignants, arrivez
donc !
Sans doute, les deux hommes avaient eu peur, et ils
s’approchèrent pourtant, Ducat petit et gros,
blême, les cheveux rares, Cabasse grand et sec, la
face noire, avec un long nez en lame de couteau.
Cependant, Maurice qui examinait de près le
sergent, avec surprise, finit par lui demander :
–dites donc, est-ce que vous n’êtes pas Guillaume
Sambuc, de Remilly ?
Et, comme celui-ci, après une hésitation, l’air
inquiet, disait oui, le jeune homme eut un léger
mouvement de recul, car ce Sambuc passait pour être
un terrible chenapan, digne fils d’une famille de
bûcherons qui avait mal tourné, le père ivrogne,
trouvé un soir la gorge coupée, au coin d’un bois,
la mère et la fille mendiantes et voleuses,
disparues, tombées à quelque maison de
tolérance. Lui, Guillaume, braconnait, faisait la
contrebande ; et un seul petit de cette portée de
loups avait grandi honnête, Prosper, le chasseur
d’Afrique, qui, avant d’avoir la chance d’être
soldat, s’était fait garçon de ferme, en
haine de la forêt.
–j’ai vu votre frère à Reims et à Vouziers,
reprit Maurice. Il se porte bien.
Sambuc ne répondit pas. Puis, pour couper court :
–menez-moi au général. Dites-lui que ce sont les
francs-tireurs des bois de Dieulet, qui ont une
communication importante à lui faire.
Alors, pendant qu’on revenait vers le camp,
Maurice songea à ces compagnies franches, sur
lesquelles on avait fondé tant d’espérances, et qui
déjà, de partout, soulevaient
des plaintes. Elles devaient faire la guerre
d’embuscade, attendre l’ennemi derrière les haies,
le harceler, lui tuer ses sentinelles, tenir les
bois d’où pas un prussien ne sortirait. Et, à la
vérité, elles étaient en train de devenir la
terreur des paysans, qu’elles défendaient mal et
dont elles ravageaient les champs. Par exécration du
service militaire régulier, tous les déclassés se
hâtaient d’en faire partie, heureux d’échapper
à la discipline, de battre les buissons comme
des bandits en goguette, dormant et godaillant
au hasard des routes. Dans certaines de ces
compagnies, le recrutement fut vraiment déplorable.
–eh ! Cabasse, eh ! Ducat, continuait à
répéter Sambuc, en se retournant à chaque pas,
arrivez donc, feignants !
Ces deux-là aussi, Maurice les sentait terribles.
Cabasse, le grand sec, né à Toulon, ancien garçon
de café à Marseille, échoué à Sedan comme placier
de produits du Midi, avait failli tâter de la police
correctionnelle, toute une histoire de vol restée
obscure. Ducat, le petit gros, un ancien huissier
de Blainville, forcé de vendre sa charge après des
aventures malpropres avec des petites filles,
venait encore de risquer la cour d’assises, pour les
mêmes ordures, à Raucourt, où il était comptable,
dans une fabrique. Ce dernier citait du latin,
tandis que l’autre savait à peine lire ; mais tous
les deux faisaient la paire, une paire inquiétante
de louches figures.
Déjà, le camp s’éveillait. Jean et Maurice
conduisirent les francs-tireurs au capitaine
Beaudoin, qui les mena au colonel De Vineuil.
Celui-ci les interrogea ; mais Sambuc,
conscient de son importance, voulait absolument
parler au général ; et, comme le général
Bourgain-Desfeuilles, qui avait couché chez le
curé d’Oches, venait de paraître sur le seuil du
presbytère, maussade de ce réveil en pleine nuit,
pour une journée nouvelle de famine et de
fatigue, il fit à ces hommes qu’on lui amenait un
accueil furieux.
–d’où viennent-ils ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? ...
ah ! C’est vous, les francs-tireurs ! Encore des
traîne-la-patte, hein !
–mon général, expliqua Sambuc, sans se
déconcerter, nous tenons avec les camarades les
bois de Dieulet...
–où ça, les bois de Dieulet ?
–entre Stenay et Mouzon, mon général.
–Stenay, Mouzon, connais pas, moi ! Comment
voulez-vous que je me retrouve, avec tous ces noms
nouveaux ?
Gêné, le colonel De Vineuil intervint
discrètement, pour lui rappeler que Stenay et
Mouzon étaient sur la Meuse, et que, les
allemands ayant occupé la première de
ces villes, on allait tenter, par le pont de la
seconde, plus au nord, le passage du fleuve.
–enfin, mon général, reprit Sambuc, nous sommes
venus pour vous avertir que les bois de Dieulet,
à cette heure, sont pleins de prussiens... hier,
comme le 5e corps quittait Bois-Les-Dames, il a
eu un engagement, du côté de Nouart...
–comment ! Hier, on s’est battu ?
–mais oui, mon général, le 5e corps s’est battu en
se repliant, et il doit être, cette nuit, à
Beaumont... alors, pendant que des camarades sont
allés le renseigner sur les mouvements de
l’ennemi, nous autres, nous avons eu l’idée de venir
vous dire la situation, pour que vous lui
portiez secours, car il va avoir sûrement soixante
mille hommes sur les bras, demain matin.
Le général Bourgain-Desfeuilles, à ce chiffre,
haussa les épaules.
–soixante mille hommes, fichtre ! Pourquoi pas cent
mille ? ... vous rêvez, mon garçon. La peur vous a
fait voir double. Il ne peut y avoir si près de
nous soixante mille hommes, nous le saurions.
Et il s’entêta. Vainement Sambuc appela à son
aide les témoignages de Ducat et de Cabasse.
–nous avons vu les canons, affirma le
provençal. Et il faut que ces bougres-là soient des
enragés, pour les risquer dans les chemins de la
forêt, où l’on enfonce jusqu’au mollet, à cause de
la pluie de ces derniers jours.
–quelqu’un les guide, c’est sûr, déclara l’ancien
huissier.
Mais le général, depuis Vouziers, ne croyait plus à
la concentration des deux armées allemandes, dont
on lui avait, disait-il, rebattu les oreilles. Et il
ne jugea même pas à propos de faire conduire les
francs-tireurs au chef du 7e corps, à qui du reste
ceux-ci croyaient avoir parlé en sa personne. Si
l’on avait écouté tous les paysans, tous les
rôdeurs, qui apportaient de prétendus
renseignements, on n’aurait plus fait un pas, sans
être jeté à droite ou à gauche, dans des aventures
impossibles. Cependant, il ordonna aux trois
hommes de rester et d’accompagner la colonne,
puisqu’ils connaissaient le pays.
–tout de même, dit Jean à Maurice, comme ils
revenaient plier la tente, ce sont trois bons
bougres, d’avoir fait quatre lieues à travers
champs pour nous prévenir.
Le jeune homme en convint, et il leur donnait
raison, connaissant le pays, lui aussi, tourmenté
d’une mortelle inquiétude, à l’idée de savoir les
prussiens dans les bois de Dieulet, en branle vers
Sommauthe et Beaumont. Il s’était assis, harassé
déjà, avant d’avoir marché, l’estomac vide, le
coeur serré d’angoisse, à l’aube de cette
journée qu’il sentait devoir être affreuse.
Désespéré de le voir si pâle, le caporal lui
demanda paternellement :
–ça ne va toujours pas, hein ? Est-ce que c’est
ton pied encore ?
Maurice dit non, de la tête. Son pied allait tout
à fait mieux, dans les larges souliers.
–alors, tu as faim ?
Et Jean, voyant qu’il ne répondait pas, tira, sans
être vu, l’un des deux biscuits de son sac ; puis,
mentant avec simplicité :
–tiens, je t’ai gardé ta part... moi, j’ai mangé
l’autre tout à l’heure.
Le jour naissait, lorsque le 7e corps quitta Oches,
en marche pour Mouzon, par la Besace, où il
aurait dû coucher. D’abord, le terrible convoi
était parti, accompagné par la première division ;
et, si les voitures du train, bien attelées,
filaient d’un bon pas, les autres, les voitures de
réquisition, vides pour la plupart et inutiles,
s’attardaient singulièrement dans les côtes du
défilé de Stonne. La route monte, surtout après le
hameau de la Berlière, entre des mamelons boisés
qui la dominent. Vers huit heures, au moment où les
deux autres divisions s’ébranlaient enfin, le
maréchal De Mac-Mahon parut, exaspéré
de trouver encore là des troupes qu’il croyait
parties de la Besace, le matin, n’ayant à faire
que quelques kilomètres pour être rendues à
Mouzon. Aussi eut-il une explication vive
avec le général Douay. Il fut décidé qu’on
laisserait la première division et le convoi
continuer leur marche vers Mouzon ; mais que les
deux autres divisions, pour ne pas être
retardées davantage, par cette lourde avant-garde,
si lente, prendraient la route de Raucourt et
d’Autrecourt, afin d’aller passer la Meuse à
Villers. C’était, de nouveau, remonter vers le
nord, dans la hâte que le maréchal avait de
mettre le fleuve entre son armée et l’ennemi.
Coûte que coûte, il fallait être sur la rive
droite le soir. Et l’arrière-garde était encore à
Oches, quand une batterie prussienne,
d’un sommet lointain, du côté de Saint-Pierremont,
tira, recommençant le jeu de la veille. D’abord,
on eut le tort de répondre ; puis, les dernières
troupes se replièrent.
Jusque vers onze heures, le 106e suivit lentement
la route qui serpente au fond du défilé de
Stonne, entre les hauts mamelons. Sur la gauche,
les crêtes s’élèvent, dénudées,
escarpées, tandis que des bois, à droite,
descendent les pentes plus douces. Le soleil avait
reparu, il faisait très chaud, dans cette vallée
étroite, d’une solitude lourde. Après la Berlière,
que domine un calvaire grand et triste, il n’y a
plus une ferme, plus une âme, plus une
bête paissant dans les prés. Et les hommes, si las
déjà et si affamés la veille, ayant à peine dormi
et n’ayant rien mangé, tiraient déjà la jambe,
sans courage, débordant d’une colère sourde.
Puis, brusquement, comme on faisait halte, au bord
de la route, le canon tonna, vers la droite. Les
coups étaient si nets, si profonds, que le
combat ne devait pas être à plus de deux lieues.
Sur ces hommes las de se replier, énervés par
l’attente, l’effet fut extraordinaire. Tous,
debout, frémissaient, oubliant leur fatigue :
pourquoi ne marchait-on pas ? Ils voulaient se
battre, se faire casser la tête, plutôt que de
continuer à fuir ainsi à la débandade,
sans savoir où, ni pourquoi.
Le général Bourgain-Desfeuilles venait
précisément de monter, à droite, sur un mamelon,
emmenant avec lui le colonel De Vineuil, afin de
reconnaître le pays. On les voyait là-haut,
entre deux petits bois, leurs lorgnettes
braquées ; et, tout de suite, ils dépêchèrent un
aide de camp qui se trouvait avec eux, pour dire
qu’on leur envoyât les francs-tireurs, s’ils étaient
là encore. Quelques hommes, Jean, Maurice,
d’autres, accompagnèrent ceux-ci, dans le cas où
l’on aurait besoin d’une aide quelconque.
Dès que le général aperçut Sambuc, il cria :
–quel fichu pays, avec ces côtes et ces bois
continuels ! ... vous entendez, où est-ce, où
se bat-on ?
Sambuc, que Ducat et Cabasse ne lâchaient pas
d’une semelle, écouta, examina un instant sans
répondre le vaste horizon. Et Maurice, près de lui,
regardait également, saisi de l’immense déroulement
des vallons et des
bois. On aurait dit une mer sans fin, aux vagues
énormes et lentes. Les forêts tachaient de vert
sombre les terres jaunes, tandis que les coteaux
lointains, sous l’ardent soleil, se noyaient dans
une vapeur rousse. Et, sans qu’on aperçût rien,
pas même une petite fumée au fond du ciel
clair, le canon tonnait toujours, tout un fracas
d’orage éloigné et grandissant.
–voici Sommauthe à droite, finit par dire
Sambuc, en désignant un haut sommet, couronné de
verdure. Yoncq est là, sur la gauche... c’est
à Beaumont qu’on se bat, mon général.
–oui, à Varniforêt ou à Beaumont, confirma
Ducat.
Le général mâchait de sourdes paroles.
–Beaumont, Beaumont, on ne sait jamais dans ce
sacré pays...
puis, tout haut :
–et à combien ce Beaumont est-il d’ici ?
–à une dizaine de kilomètres, en allant prendre la
route du Chêne à Stenay, qui passe là-bas.
Le canon ne cessait pas, semblait avancer de
l’ouest à l’est, dans un roulement ininterrompu
de foudre. Et Sambuc ajouta :
–bigre ! ça chauffe... je m’y attendais, je vous
avais prévenu ce matin, mon général : c’est
sûrement les batteries que nous avons vues dans les
bois de Dieulet. à cette heure, le 5e corps doit
avoir sur les bras toute cette armée qui arrivait
par Buzancy et par Beauclair.
Un silence se fit, pendant lequel la bataille, au
loin, grondait plus haut. Et Maurice serrait les
dents, pris d’une furieuse envie de crier.
Pourquoi ne marchait-on pas au canon, tout de suite,
sans tant de paroles ? Jamais il n’avait éprouvé
une excitation pareille. Chaque coup lui
répondait dans la poitrine, le soulevait, le jetait
au besoin immédiat d’être là-bas, d’en être,
d’en finir. Est-ce qu’ils allaient encore longer
cette bataille, la toucher du
coude, sans brûler une cartouche ? C’était une
gageure, de les traîner ainsi depuis la déclaration
de guerre, toujours fuyant ! à Vouziers, ils
n’avaient entendu que les coups de feu de
l’arrière-garde. à Oches, l’ennemi venait
seulement de les canonner un instant, de dos. Et ils
fileraient, ils n’iraient pas cette fois soutenir
les camarades, au pas de course ! Maurice regarda
Jean qui était, comme lui, très pâle, les yeux
luisants de fièvre. Tous les coeurs sautaient
dans les poitrines, à cet appel violent du canon.
Mais une nouvelle attente se fit, un état-major
montait par l’étroit sentier du mamelon. C’était le
général Douay, le visage anxieux, accourant. Et,
lorsqu’il eut en personne interrogé les
francs-tireurs, un cri de désespoir lui
échappa. Même averti le matin, qu’aurait-il pu
faire ? La volonté du maréchal était formelle, il
fallait traverser la Meuse avant le soir, à
n’importe quel prix. Puis, maintenant, comment
réunir les troupes échelonnées, en marche vers
Raucourt, pour les porter rapidement sur
Beaumont ? N’arriverait-on pas sûrement trop tard ?
Déjà, le 5e corps devait battre en retraite, du
côté de Mouzon ; et, nettement, le canon
l’indiquait, allait de plus en plus vers
l’est, tel qu’un ouragan de grêle et de désastre,
qui marche et s’éloigne. Le général Douay leva
les deux bras au-dessus de l’immense horizon de
vallées et de coteaux, de terres et de forêts,
dans un geste de furieuse impuissance ; et
l’ordre fut donné de continuer la marche vers
Raucourt.
Ah ! Cette marche au fond du défilé de Stonne,
entre les hautes crêtes, tandis qu’à droite,
derrière les bois, le canon continuait de tonner !
à la tête du 106e, le colonel De Vineuil se
tenait raidi sur son cheval, la face blême et
droite, les paupières battantes, comme pour
contenir des larmes. Muet, le capitaine Beaudoin
mordait ses moustaches, tandis que le lieutenant
Rochas, sourdement,
mâchait des gros mots, des injures contre tous et
contre lui-même. Et, même parmi les soldats qui
n’avaient pas envie de se battre, parmi les moins
braves, un besoin de hurler et de cogner montait,
la colère de la continuelle défaite, la rage de
s’en aller encore à pas lourds et vacillants,
pendant que ces sacrés prussiens égorgeaient
là-bas des camarades.
Au pied de Stonne, dont le chemin en lacet
descend parmi des monticules, la route s’était
élargie, les troupes traversaient de vastes terres,
coupées de petits bois. à chaque instant, depuis
Oches, le 106e, qui se trouvait maintenant à
l’arrière-garde, s’attendait à être attaqué ;
car l’ennemi suivait la colonne pas à pas, la
surveillant, guettant sans doute la minute favorable
pour la prendre en queue. De la cavalerie, profitant
des moindres plis de terrain, tentait de gagner
sur les flancs. On vit plusieurs escadrons de la
garde prussienne déboucher derrière un bois ;
mais ils s’arrêtèrent, devant la démonstration d’un
régiment de hussards, qui s’avança, balayant la
route. Et, grâce à ce répit, la retraite continuait
à s’effectuer en assez bon ordre, on approchait de
Raucourt, lorsqu’un spectacle vint redoubler les
angoisses, en achevant de démoraliser les soldats.
Tout d’un coup, par un chemin de traverse, on
aperçut une cohue qui se précipitait, des
officiers blessés, des soldats débandés et sans
armes, des voitures du train galopant, les hommes
et les bêtes fuyant, affolés sous un vent de
désastre. C’étaient les débris d’une brigade de la
première division, qui escortait le convoi, parti le
matin vers Mouzon, par la Besace. Une erreur de
route, une malechance effroyable venait de faire
tomber cette brigade et une partie du convoi, à
Varniforêt, près de Beaumont, en pleine déroute du
5e corps. Surpris, attaqués de flanc, succombant
sous le nombre, ils avaient fui, et la panique les
ramenait, ensanglantés, hagards, à demi fous,
bouleversant leurs camarades de leur épouvante.
Leurs récits semaient l’effroi, ils étaient comme
apportés par le tonnerre grondant de ce canon que
l’on entendait depuis midi, sans relâche.
Alors, en traversant Raucourt, ce fut l’anxiété,
la bousculade éperdue. Devait-on tourner à droite,
vers Autrecourt, pour aller passer la Meuse à
Villers, ainsi que cela était décidé ? Troublé,
hésitant, le général Douay craignit d’y trouver le
pont encombré, peut-être déjà au pouvoir des
prussiens. Et il préféra continuer tout droit,
par le défilé d’Haraucourt, afin d’atteindre
Remilly avant la nuit. Après Mouzon, Villers, et
après Villers, Remilly : on remontait toujours,
avec le galop des uhlans derrière soi. Il n’y
avait plus que six kilomètres à franchir, mais il
était déjà cinq heures, et quelle écrasante
fatigue ! Depuis l’aube, on était sur pied, on
avait mis douze heures pour faire à peine trois
lieues, piétinant, s’épuisant dans des attentes
sans fin, au milieu des émotions et des craintes
les plus vives. Les deux nuits dernières, les
hommes avaient à peine dormi, et ils n’avaient pas
mangé à leur faim, depuis Vouziers. Ils
tombaient d’inanition. Dans Raucourt, ce fut
pitoyable.
La petite ville est riche, avec ses nombreuses
fabriques, sa grande rue bien bâtie aux deux bords
de la route, son église et sa mairie coquettes.
Seulement, la nuit qu’y avaient passée l’empereur et
le maréchal De Mac-Mahon, dans l’encombrement de
l’état-major et de la maison impériale, et le passage
ensuite du 1er corps entier, qui, toute la matinée,
avait coulé par la route comme un fleuve, venaient
d’y épuiser les ressources, vidant les boulangeries
et les épiceries, balayant jusqu’aux miettes
des maisons bourgeoises. On ne trouvait plus de
pain, plus de vin, plus de sucre, plus rien de ce
qui se boit et de ce qui se mange. On avait vu des
dames, devant leurs portes, distribuant des verres
de vin et des tasses de bouillon, jusqu’à la
dernière goutte des tonneaux et des
marmites. Et c’était fini, et, lorsque les premiers
régiments du 7e corps, vers trois heures, se mirent
à défiler, ce fut un désespoir. Quoi donc ? ça
recommençait, il y en avait toujours ! De nouveau,
la grande rue charriait des hommes exténués,
couverts de poussière, mourants de faim, sans
qu’on eût une bouchée à leur donner. Beaucoup
s’arrêtaient, frappaient aux portes, tendaient les
mains vers les fenêtres, suppliant qu’on leur jetât
un morceau de pain. Et il y avait des femmes qui
sanglotaient, en leur faisant signe qu’elles ne
pouvaient pas, qu’elles n’avaient plus rien.
Au coin de la rue des dix-potiers, Maurice, pris
d’un éblouissement, chancela. Et, comme Jean
s’empressait :
–non, laisse-moi, c’est la fin... j’aime mieux
crever ici.
Il s’était laissé tomber sur une borne. Le caporal
affecta la rudesse d’un chef mécontent.
–nom de dieu ! Qui est-ce qui m’a foutu un soldat
pareil ? ... est-ce que tu veux te faire ramasser par
les prussiens ? Allons, debout !
Puis, voyant que le jeune homme ne répondait plus,
livide, les yeux fermés, à demi évanoui, il jura
encore, mais sur un ton d’infinie pitié.
–nom de dieu ! Nom de dieu !
Et, courant à une fontaine voisine, il emplit sa
gamelle d’eau, il revint lui en baigner le visage.
Ensuite, sans se cacher cette fois, ayant tiré de
son sac le dernier biscuit, si précieusement gardé,
il se mit à le briser en petits morceaux, qu’il
lui introduisait entre les dents. L’affamé ouvrit
les yeux, dévora.
–mais toi, demanda-t-il tout à coup, se souvenant,
tu ne l’as donc pas mangé ?
–oh ! Moi, dit Jean, j’ai la peau plus dure, je
puis attendre... un bon coup de sirop de grenouille,
et me voilà d’aplomb !
Il était allé remplir de nouveau sa gamelle, il la
vida d’un trait, en faisant claquer sa langue. Et il
avait, lui aussi, le visage d’une pâleur terreuse,
si dévoré de faim, que ses mains en tremblaient.
–en route ! Mon petit, faut rejoindre les
camarades.
Maurice s’abandonna à son bras, se laissa emporter
comme un enfant. Jamais bras de femme ne lui avait
tenu aussi chaud au coeur. Dans l’écroulement de
tout, au milieu de cette misère extrême, avec la
mort en face, cela était pour lui d’un réconfort
délicieux, de sentir un être l’aimer
et le soigner ; et peut-être l’idée que ce coeur
tout à lui était celui d’un simple, d’un paysan
resté près de la terre, dont il avait eu d’abord la
répugnance, ajoutait-elle maintenant à sa gratitude
une douceur infinie. N’était-ce point la
fraternité des premiers jours du monde, l’amitié
avant toute culture et toutes classes, cette amitié
de deux hommes unis et confondus, dans leur commun
besoin d’assistance, devant la menace de la nature
ennemie ? Il entendait battre son humanité dans la
poitrine de Jean, et il était fier pour lui-même
de le sentir plus fort, le secourant, se dévouant ;
tandis que Jean, sans analyser sa sensation,
goûtait une joie à protéger chez son ami cette
grâce, cette intelligence, restées en lui
rudimentaires. Depuis la mort violente de sa femme,
emportée dans un affreux drame, il se croyait sans
coeur, il avait juré de ne plus jamais en voir, de
ces créatures dont on souffre tant, même quand elles
ne sont pas mauvaises. Et l’amitié leur
devenait à tous deux comme un élargissement : on
avait beau ne pas s’embrasser, on se touchait à
fond, on était l’un dans l’autre, si différent que
l’on fût, sur cette terrible route de Remilly,
l’un soutenant l’autre, ne faisant plus qu’un être
de pitié et de souffrance.
Comme l’arrière-garde quittait Raucourt, les
allemands, à l’autre bout, y entraient ; et deux de
leurs batteries, tout de suite installées, à gauche,
sur les hauteurs, tirèrent.
à ce moment, le 106e, filant par la route qui
descend, le long de l’Emmane, se trouvait dans la
ligne du tir. Un obus coupa un peuplier, au bord de
la rivière ; un autre s’enterra dans un pré, à côté
du capitaine Beaudoin, sans éclater. Mais le
défilé, jusqu’à Haraucourt, allait en se
rétrécissant, et l’on s’enfonçait là, dans un
couloir étroit, dominé des deux côtés par des
crêtes couvertes d’arbres ; si une poignée de
prussiens s’était embusquée en haut,
un désastre était certain. Canonnées en queue,
ayant à droite et à gauche la menace d’une attaque
possible, les troupes n’avançaient plus que dans une
anxiété croissante, ayant la hâte de sortir de ce
passage dangereux. Aussi une flambée dernière
d’énergie était-elle revenue aux plus las. Les
soldats qui, tout à l’heure, se traînaient
dans Raucourt, de porte en porte, allongeaient
maintenant le pas, gaillards, ranimés, sous
l’éperon cuisant du péril. Il semblait que les
chevaux eux-mêmes eussent conscience qu’une minute
perdue pouvait être payée chèrement. Et la tête de
la colonne devait être à Remilly, lorsque, tout
d’un coup, il y eut un arrêt dans la marche.
–foutre ! Dit Chouteau, est-ce qu’ils vont nous
laisser là ?
Le 106e n’avait pas encore atteint Haraucourt, et
les obus continuaient de pleuvoir.
Comme le régiment marquait le pas, attendant de
repartir, il en éclata un sur la droite, qui,
heureusement, ne blessa personne. Cinq minutes
s’écoulèrent, infinies, effroyables. On ne bougeait
toujours point, il y avait là-bas un obstacle qui
barrait la route, quelque brusque muraille
qui s’était bâtie. Et le colonel, droit sur les
étriers, regardait, frémissant, sentant derrière lui
monter la panique de ses hommes.
–tout le monde sait que nous sommes vendus,
reprit violemment Chouteau.
Alors, des murmures éclatèrent, un grondement
croissant
d’exaspération, sous le fouet de la peur. Oui, oui !
On les avait amenés là pour les vendre, pour les
livrer aux prussiens. Dans l’acharnement de la
malechance et dans l’excès des fautes commises, il
n’y avait plus, au fond de ces cerveaux bornés,
que l’idée de la trahison qui pût expliquer une telle
série de désastres.
–nous sommes vendus ! Répétaient des voix
affolées.
Et Loubet eut une imagination.
–c’est ce cochon d’empereur qui est, là-bas, en
travers de la route, avec ses bagages, pour nous
arrêter.
Tout de suite, la nouvelle circula. On affirmait que
l’embarras venait du passage de la maison
impériale, qui coupait la colonne. Et ce fut une
exécration, des mots abominables, toute la haine que
soulevait l’insolence des gens de l’empereur,
s’emparant des villes où l’on couchait,
déballant leurs provisions, leurs paniers de vin,
leur vaisselle d’argent, devant les soldats dénués
de tout, faisant flamber les cuisines, lorsque
les pauvres bougres se serraient le ventre. Ah ! Ce
misérable empereur, à cette heure sans trône et
sans commandement, pareil à un enfant perdu dans
son empire, qu’on emportait comme un inutile
paquet, parmi les bagages des troupes, condamné
à traîner avec lui l’ironie de sa maison de gala,
ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses
cuisiniers, ses fourgons, toute la pompe de son
manteau de cour, semé d’abeilles, balayant le sang
et la boue des grandes routes de la défaite !
Coup sur coup, deux autres obus tombèrent. Le
lieutenant Rochas eut son képi enlevé par un
éclat. Et les rangs se serrèrent, il y eut une
poussée, une vague subite dont le refoulement se
propagea au loin. Des voix s’étranglaient,
Lapoulle criait rageusement d’avancer. Encore une
minute peut-être, et une épouvantable catastrophe
allait se produire, un sauve-qui-peut qui aurait
écrasé les hommes au fond de ce couloir étroit,
dans une mêlée furieuse.
Le colonel se retourna, très pâle.
–mes enfants, mes enfants, un peu de patience. J’ai
envoyé quelqu’un voir... on marche...
on ne marchait pas, et les secondes étaient des
siècles. Jean, déjà, avait repris Maurice par la
main, plein d’un beau sang-froid, lui expliquant à
l’oreille que, si les camarades poussaient, eux
deux sauteraient à gauche, pour grimper ensuite
parmi les bois, de l’autre côté de la rivière.
D’un regard, il cherchait les francs-tireurs, avec
l’idée qu’ils devaient connaître les chemins ; mais
on lui dit qu’ils avaient disparu, en traversant
Raucourt. Et, tout d’un coup, la marche reprit,
on tourna un coude de la route, dès lors à l’abri
des batteries allemandes. Plus tard, on sut que,
dans le désarroi de cette malheureuse journée,
c’était la division Bonnemain, quatre régiments de
cuirassiers, qui avaient ainsi coupé et arrêté
le 7e corps.
La nuit venait, quand le 106e traversa Angecourt.
Les crêtes continuaient à droite ; mais le défilé
s’élargissait sur la gauche, une vallée bleuâtre
apparaissait au loin. Enfin, des hauteurs de
Remilly, on aperçut, dans les brumes du soir, un
ruban d’argent pâle, parmi le déroulement immense
des prés et des terres. C’était la Meuse,
cette Meuse si désirée, où il semblait que serait
la victoire.
Et Maurice, le bras tendu vers de petites lumières
lointaines qui s’allumaient gaiement dans les
verdures, au fond de cette vallée féconde, d’un
charme délicieux sous la douceur du crépuscule, dit
à Jean, avec le soulagement joyeux d’un homme qui
retrouve un pays aimé :
–tiens ! Regarde là-bas... voilà Sedan !
===Chapitre VII===
<center>'''Chapitre VII'''</center>
 
 
dans Remilly, une effrayante confusion d’hommes, de
chevaux et de voitures, encombrait la rue en pente,
dont les lacets descendent à la Meuse. Devant
l’église, à mi-côte, des canons, aux roues
enchevêtrées, ne pouvaient plus avancer, malgré les
jurons et les coups. En bas, près de la filature,
où gronde une chute de l’Emmane, c’était toute une
queue de fourgons échoués, barrant la route ;
tandis qu’un flot sans cesse accru de soldats se
battait à l’auberge de la croix de Malte, sans
même obtenir un verre de vin.
Et cette poussée furieuse allait s’écraser plus
loin, à l’extrémité méridionale du village, qu’un
bouquet d’arbres sépare du fleuve, et où le génie
avait, le matin, jeté un pont de bateaux. Un bac se
trouvait à droite, la maison du passeur
blanchissait, solitaire, dans les hautes herbes.
Sur les deux rives, on avait allumé de grands feux,
dont les flammes, activées par moments,
incendiaient la nuit, éclairant l’eau et les
berges d’une lumière de plein jour. Alors
apparaissait l’énorme entassement de troupes qui
attendaient, pendant que la passerelle ne
permettait que le passage de deux hommes à la fois,
et que, sur le pont, large au plus de trois mètres,
la cavalerie, l’artillerie, les bagages, défilaient
au pas, d’une lenteur mortelle. On disait qu’il y
avait encore là une brigade du 1er corps, un
convoi de munitions, sans compter les quatre
régiments de cuirassiers de la division
Bonnemain. Et, derrière, arrivait tout le 7e
corps, trente et quelques mille hommes,
croyant avoir l’ennemi sur les talons, ayant la hâte
fébrile de se mettre à l’abri, sur l’autre rive.
Un moment, ce fut du désespoir. Eh quoi ! On
marchait depuis le matin sans manger, on venait
encore de se tirer, à force de jambes, du terrible
défilé d’Haraucourt, tout cela pour buter, dans ce
désarroi, dans cet effarement, contre un mur
infranchissable ! Avant des heures peut-être,
le tour des derniers venus n’arriverait pas ; et
chacun sentait bien que, si les prussiens n’osaient
continuer de nuit leur poursuite, ils seraient là
dès la pointe du jour. Pourtant, l’ordre de former
les faisceaux fut donné, on campa sur les vastes
coteaux nus dont les pentes, longées par la route
de Mouzon, descendent jusqu’aux prairies de
la Meuse. En arrière, couronnant un plateau,
l’artillerie de réserve s’établit en bataille,
braqua ses pièces vers le défilé, pour en battre la
sortie, au besoin. Et, de nouveau, l’attente
commença, pleine de révolte et d’angoisse.
Cependant, le 106e se trouvait installé,
au-dessus de la route, dans un chaume qui dominait
la vaste plaine. C’était à regret que les hommes
avaient lâché leurs fusils, jetant des regards en
arrière, hantés de la crainte d’une attaque.
Tous, le visage dur et fermé, se taisaient, ne
grognaient par instants que de sourdes paroles
de colère. Neuf heures allaient sonner, il y
avait deux heures qu’on était là ; et
beaucoup, malgré l’atroce fatigue, ne pouvaient
dormir, allongés par terre, tressaillant, prêtant
l’oreille aux moindres bruits lointains. Ils ne
luttaient plus contre la faim qui les dévorait :
on mangerait là-bas, de l’autre côté
de l’eau, et l’on mangerait de l’herbe, si l’on ne
trouvait pas autre chose. Mais l’encombrement ne
semblait que s’accroître, les officiers que le
général Douay avait postés près du pont,
revenaient de vingt minutes en vingt minutes,
avec la même et irritante nouvelle que des heures,
des heures encore seraient nécessaires. Enfin, le
général s’était décidé à se frayer lui-même un
passage, jusqu’au
pont. On le voyait dans le flot, se débattant,
activant la marche.
Maurice, assis contre un talus avec Jean,
répéta, vers le nord, le geste qu’il avait eu
déjà.
–Sedan est au fond... et, tiens ! Bazeilles est
là... et puis Douzy, et puis Carignan, sur la
droite... c’est à Carignan sans doute que nous
allons nous concentrer... ah ! S’il faisait
jour, tu verrais, il y a de la place !
Et son geste embrassait l’immense vallée, pleine
d’ombre. Le ciel n’était pas si obscur, qu’on ne
pût distinguer, dans le déroulement des prés noirs,
le cours pâle du fleuve. Les bouquets d’arbres
faisaient des masses plus lourdes, une rangée de
peupliers surtout, à gauche, qui barrait
l’horizon d’une digue fantastique. Puis, dans
les fonds, derrière Sedan, piqueté de petites
clartés vives, c’était un entassement de ténèbres,
comme si toutes les forêts des Ardennes eussent
jeté là le rideau de leurs chênes centenaires.
Jean avait ramené ses regards sur le pont de
bateaux, au-dessous d’eux.
–regarde donc ! ... tout va fiche le camp. Jamais
nous ne passerons.
Les feux, sur les deux rives, brûlaient plus haut,
et leur clarté en ce moment devenait si vive, que
la scène, dans son effroi, s’évoquait avec une
netteté d’apparition. Sous le poids de la cavalerie
et de l’artillerie défilant depuis le matin, les
bacs qui supportaient les madriers, avaient
fini par s’enfoncer, de sorte que le tablier se
trouvait dans l’eau, à quelques centimètres.
C’étaient maintenant les cuirassiers qui passaient,
deux par deux, d’une file ininterrompue, sortant de
l’ombre de l’une des berges pour rentrer dans
l’ombre de l’autre ; et l’on ne voyait
plus le pont, ils semblaient marcher sur l’eau,
sur cette eau violemment éclairée, où dansait un
incendie. Les chevaux hennissants, les crins
effarés, les jambes raidies,
s’avançaient dans la terreur de ce terrain
mouvant, qu’ils sentaient fuir. Debout sur les
étriers, serrant les guides, les cuirassiers
passaient, passaient toujours, drapés dans
leurs grands manteaux blancs, ne montrant que leurs
casques tout allumés de reflets rouges. Et l’on
aurait cru des cavaliers fantômes allant à la
guerre des ténèbres, avec des chevelures de
flammes.
Une plainte profonde s’exhala de la gorge serrée de
Jean.
–oh ! J’ai faim !
Autour d’eux, cependant, les hommes s’étaient
endormis, malgré les tiraillements des estomacs. La
fatigue, trop grande, emportait la peur, les
terrassait tous sur le dos, la bouche ouverte,
anéantis sous le ciel sans lune. L’attente, d’un
bout à l’autre des coteaux nus, était tombée à un
silence de mort.
–oh ! J’ai faim, j’ai faim à manger de la terre !
C’était le cri que Jean, si dur au mal et si muet,
ne pouvait plus retenir, qu’il jetait malgré lui,
dans le délire de sa faim, n’ayant rien mangé depuis
près de trente-six heures. Alors, Maurice se
décida, en voyant que, de deux ou trois heures
peut-être, leur régiment ne passerait pas
la Meuse.
–écoute, j’ai un oncle par ici, tu sais,
l’oncle Fouchard, dont je t’ai parlé... c’est
là-haut, à cinq ou six cents mètres, et j’hésitais ;
mais, puisque tu as si faim... l’oncle nous
donnera bien du pain, que diable !
Et il emmena son compagnon, qui s’abandonnait. La
petite ferme du père Fouchard se trouvait au sortir
du défilé d’Haraucourt, près du plateau où
l’artillerie de réserve avait pris position. C’était
une maison basse, avec d’assez grandes dépendances,
une grange, une étable, une écurie ; et, de l’autre
côté de la route, dans une sorte de remise, le
paysan avait installé son commerce de boucher
ambulant, son abattoir où il tuait lui-même
les bêtes,
qu’il promenait ensuite au travers des villages,
dans sa carriole.
Maurice, en approchant, restait surpris de
n’apercevoir aucune lumière.
–ah ! Le vieil avare, il aura tout barricadé, il
n’ouvrira pas.
Mais un spectacle l’arrêta sur la route. Devant
la ferme, s’agitaient une douzaine de soldats,
des maraudeurs, sans doute des affamés qui
cherchaient fortune. D’abord, ils avaient
appelé, puis frappé ; et maintenant, voyant la
maison noire et silencieuse, ils tapaient dans la
porte à coups de crosse, pour en faire sauter la
serrure. De grosses voix grondaient.
–nom de dieu ! Va donc ! Fous-moi ça par terre,
puisqu’il n’y a personne !
Brusquement, le volet d’une lucarne de grenier se
rabattit, un grand vieillard en blouse, tête nue,
apparut, une chandelle dans une main, un fusil
dans l’autre. Sous sa rude chevelure blanche, sa
face se carrait, coupée de larges plis, le nez fort,
les yeux gros et pâles, le menton volontaire.
–vous êtes donc des voleurs que vous cassez tout !
Cria-t-il d’une voix dure. Qu’est-ce que vous
voulez ?
Les soldats, un peu interdits, se reculaient.
–nous crevons de faim, nous voulons à manger.
–je n’ai rien, pas une croûte... est-ce que vous
croyez, comme ça, qu’on en a pour nourrir des cent
mille hommes... ce matin, il y en a d’autres, oui !
De ceux au général Ducrot, qui ont passé et qui
m’ont tout pris.
Un à un, les soldats se rapprochaient.
–ouvrez toujours, nous nous reposerons, vous
trouverez bien quelque chose...
et déjà ils tapaient de nouveau, lorsque le vieux,
posant le chandelier sur l’appui, épaula son arme.
–aussi vrai qu’il y a là une chandelle, je casse
la tête au premier qui touche à ma porte !
Alors, la bataille faillit s’engager. Des
imprécations montaient, une voix cria qu’il fallait
faire son affaire à ce cochon de paysan, qui,
comme tous les autres, aurait noyé son pain,
plutôt que d’en donner une bouchée au soldat.
Et les canons des chassepots se braquaient, on
allait le fusiller presque à bout portant ; tandis
qu’il ne se retirait même pas, rageur et têtu, en
plein dans la clarté de la chandelle.
–rien du tout ! Pas une croûte ! ... on m’a tout
pris !
Effrayé, Maurice s’élança, suivi de Jean.
–camarades, camarades...
il abattait les fusils des soldats ; et, levant la
tête, suppliant :
–voyons, soyez raisonnable... vous ne me
reconnaissez pas ? C’est moi.
–qui, toi ?
–Maurice Levasseur, votre neveu.
Le père Fouchard avait repris la chandelle. Sans
doute, il le reconnut. Mais il s’obstinait, dans sa
volonté de ne pas même donner un verre d’eau.
–neveu ou non, est-ce qu’on sait, dans ce noir de
gueux ? ... foutez-moi tous le camp, ou je tire !
Et, au milieu des vociférations, des menaces de le
descendre et de mettre le feu à sa cambuse, il
n’eut plus que ce cri, il le répéta à vingt
reprises :
–foutez-moi tous le camp, ou je tire !
–même sur moi, père ? Demanda tout d’un coup une
voix forte, qui domina le bruit.
Les autres s’étant écartés, un maréchal des logis
parut, dans la clarté dansante de la chandelle.
C’était Honoré, dont la batterie se trouvait à
moins de deux cents mètres, et qui, depuis deux
heures, luttait contre l’irrésistible envie
de venir frapper à cette porte. Il s’était juré
de ne jamais
en refranchir le seuil, il n’avait pas échangé
une seule lettre, depuis quatre ans qu’il était
au service, avec ce père qu’il interpellait, d’un
ton si bref. Déjà, les soldats maraudeurs
causaient vivement, se concertaient. Le fils
du vieux et un gradé ! Rien à faire, ça tournait
mal, valait mieux chercher plus loin ! Et ils
filèrent, s’évanouirent dans l’épaisse nuit.
Lorsque Fouchard comprit qu’il était sauvé du
pillage, il dit simplement, sans émotion aucune, comme
s’il avait vu son fils la veille :
–c’est toi... bon ! Je descends.
Ce fut long. On entendit, à l’intérieur, ouvrir
et fermer des serrures, tout un ménage d’homme qui
s’assure que rien ne traîne. Puis, enfin, la
porte s’ouvrit, mais entrebâillée à peine, tenue
d’un poing vigoureux.
–entre, toi ! Et personne autre !
Pourtant, il ne put refuser asile à son neveu,
malgré sa visible répugnance.
–allons, toi aussi !
Et il repoussait impitoyablement la porte sur Jean,
il fallut que Maurice le suppliât. Mais il
s’entêtait : non, non ! Il n’avait pas besoin
d’inconnus, de voleurs chez lui, qui casseraient
ses meubles ! Enfin, Honoré, d’un coup
d’épaule, fit entrer le camarade, et le vieux dut
céder, grognant de sourdes menaces. Il n’avait pas
lâché son fusil. Puis, quand il les eut conduits à
la salle commune, et qu’il eut posé le fusil contre
le buffet, la chandelle sur la table, il tomba
dans un obstiné silence.
–dites donc, père, nous crevons de faim. Vous nous
donnerez bien du pain et du fromage, à nous autres !
Il ne répondait pas, semblait ne pas entendre,
retournait sans cesse pour écouter, devant
la fenêtre, si quelque autre bande ne venait pas
faire le siège de sa maison.
–l’oncle, voyons, Jean est un frère. Il s’est
arraché
pour moi les morceaux de la bouche. Et nous avons
tant souffert ensemble !
Il tournait, s’assurait que rien ne manquait, ne
les regardait même pas. Et, enfin, il se décida,
toujours sans une parole. Brusquement, il reprit
la chandelle, les laissa dans l’obscurité, en
ayant le soin de refermer derrière lui
la porte à clef, pour que personne ne le suivît.
On l’entendit qui descendait l’escalier de la cave.
Ce fut encore très long. Et, lorsqu’il revint,
barricadant tout de nouveau, il posa au milieu
de la table un gros pain et un fromage,
dans ce silence, qui, la colère passée, n’était plus
que de la politique, car on ne sait jamais où cela
mène, de parler. D’ailleurs, les trois hommes
se jetaient sur la nourriture, dévorant. Et il n’y
eut plus que le bruit furieux de leurs mâchoires.
Honoré se leva, alla chercher, près du buffet, une
cruche d’eau.
–père, vous auriez bien pu nous donner du vin.
Alors, calmé et sûr de lui, Fouchard retrouva sa
langue.
–du vin ! Je n’en ai plus, plus une goutte ! ... les
autres, ceux de Ducrot, m’ont tout bu, tout
mangé, tout pillé !
Il mentait, et cela, malgré son effort, était
visible dans le clignotement de ses gros yeux
pâles. Depuis deux jours, il avait fait disparaître
son bétail, les quelques bêtes à son service,
ainsi que les bêtes réservées à sa boucherie, les
emmenant de nuit, les cachant on ne savait où, au
fond de quel bois, de quelle carrière abandonnée.
Et il venait de passer des heures à tout enfouir
chez lui, le vin, le pain, les moindres provisions,
jusqu’à la farine et au sel, de sorte qu’on
aurait, en effet, vainement fouillé les
armoires. La maison était nette. Il avait même
refusé de vendre aux premiers soldats qui s’étaient
présentés. On ne savait pas, il y aurait peut-être
de meilleures occasions ;
et des idées vagues de commerce s’ébauchaient dans
son crâne d’avare patient et rusé.
Maurice, qui se rassasiait, causa le premier.
–et ma soeur Henriette, y a-t-il longtemps que
vous l’avez vue ?
Le vieux continuait de marcher, avec des coups
d’oeil sur Jean, en train d’engloutir d’énormes
bouchées de pain ; et, sans se presser, comme après
une longue réflexion :
–Henriette, oui, l’autre mois, à Sedan... mais
j’ai aperçu Weiss, son mari, ce matin. Il
accompagnait son patron, Monsieur Delaherche,
qui l’avait pris avec lui dans sa voiture, pour
aller voir passer l’armée à Mouzon, histoire
simplement de s’amuser...
une ironie profonde passa sur le visage fermé
du paysan.
–peut-être bien tout de même qu’ils l’auront trop
vue, l’armée, et qu’ils ne se sont pas amusés
beaucoup ; car, dès trois heures, on ne pouvait plus
circuler sur les routes, tant elles étaient
encombrées de soldats qui fuyaient.
De la même voix tranquille et comme indifférente, il
donna quelques détails sur la défaite du 5e corps,
surpris à Beaumont au moment de faire la soupe,
forcé de se replier, culbuté jusqu’à Mouzon par les
bavarois. Des soldats débandés, fous de panique,
qui traversaient Remilly, lui avaient crié que
De Failly venait encore de les vendre
à Bismarck. Et Maurice songeait à ces marches
affolées des deux derniers jours, à ces ordres du
maréchal De Mac-Mahon hâtant la retraite,
voulant passer la Meuse à tout prix, lorsqu’on
avait perdu en incompréhensibles hésitations tant
de journées précieuses. Il était trop tard.
Sans doute le maréchal, qui s’était emporté en
trouvant à Oches le 7e corps, qu’il croyait à la
Besace, avait dû être convaincu que le 5e corps
campait déjà à Mouzon, lorsque celui-ci,
s’attardant à Beaumont, s’y laissait écraser. Mais
qu’exiger de troupes mal commandées, démoralisées
par l’attente et la fuite, mourantes de faim
et de fatigue ?
Fouchard avait fini par se planter derrière Jean,
étonné de voir les bouchées disparaître. Et,
froidement goguenard :
–hein ! ça va mieux ?
Le caporal leva la tête, répondit avec sa même
carrure de paysan :
–ça commence, merci bien !
Honoré, depuis qu’il était là, malgré sa grosse
faim, s’arrêtait parfois, tournait la tête, à un
bruit qu’il croyait entendre. Si, après tout
un combat, il avait manqué à son serment de ne plus
jamais remettre les pieds dans cette maison,
c’était poussé par l’irrésistible désir de revoir
Silvine. Il gardait sous sa chemise, contre sa
peau même, la lettre qu’il avait reçue d’elle
à Reims, cette lettre si tendre où elle lui
disait qu’elle l’aimait toujours, qu’elle
n’aimerait jamais que lui, malgré le cruel passé,
malgré Goliath et le petit Charlot qu’elle avait eu
de cet homme. Et il ne pensait plus qu’à elle, et il
s’inquiétait de ne pas l’avoir encore vue, tout en
se raidissant, pour ne pas montrer son anxiété
à son père. Mais la passion l’emporta, il
demanda, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre
naturelle :
–et Silvine, elle n’est donc plus ici ?
Fouchard eut, sur son fils, un regard oblique,
luisant d’un rire intérieur.
–si, si.
Puis, il se tut, cracha longuement ; et l’artilleur
dut reprendre, après un silence :
–alors, elle est couchée ?
–non, non.
Enfin, le vieux daigna expliquer qu’il était tout de
même allé, le matin, au marché de Raucourt, avec
sa carriole, en emmenant sa servante. Ce n’était pas
une raison, parce qu’il passait des soldats, pour
que le monde cessât de manger de la viande et pour
qu’on ne fît plus ses affaires. Il avait donc, comme
tous les mardis, emporté
là-bas un mouton et un quartier de boeuf ; et il
achevait sa vente, lorsque l’arrivée du 7e corps
l’avait jeté au milieu d’une bagarre épouvantable.
On courait, on se bousculait. Alors, il avait eu
peur qu’on ne lui prît sa voiture et son cheval,
il était parti, en abandonnant Silvine, qui
faisait justement des commissions dans le bourg.
–oh ! Elle va revenir, conclut-il de sa voix
tranquille.
Elle a dû se réfugier chez le docteur Dalichamp,
son parrain... c’est une fille tout de même
courageuse, avec son air de ne savoir qu’obéir...
sûrement, elle a bien des qualités.
Raillait-il ? Voulait-il expliquer pourquoi il la
gardait, cette fille qui l’avait fâché avec son
fils, et malgré l’enfant du prussien dont elle
refusait de se séparer ? De nouveau, il eut son
coup d’oeil oblique, son rire muet.
–Charlot est là qui dort, dans sa chambre, et bien
sûr qu’elle ne va pas tarder.
Honoré, les lèvres tremblantes, regarda son père si
fixement, que celui-ci reprit sa marche. Et le
silence recommença, infini, tandis que,
machinalement, il se recoupait du pain, mangeant
toujours. Jean continuait, lui aussi,
sans éprouver le besoin de dire une parole. Rassasié,
les coudes sur la table, Maurice examinait les
meubles, le vieux buffet, la vieille horloge, rêvait
à des journées de vacances qu’il avait passées à
Remilly autrefois, avec sa soeur Henriette. Les
minutes s’écoulaient, l’horloge sonna onze heures.
–diable ! Murmura-t-il, il ne faut pas laisser
partir les autres.
Et, sans que Fouchard s’y opposât, il alla ouvrir
la fenêtre. Toute la vallée noire se creusa,
roulant sa mer de ténèbres. Pourtant, lorsque les
yeux s’étaient habitués, on distinguait très
nettement le pont, éclairé par les feux
des deux berges. Des cuirassiers passaient toujours,
dans leurs grands manteaux blancs, pareils à des
cavaliers
fantômes, dont les chevaux, fouettés d’un vent de
terreur, marchaient sur l’eau. Et cela sans fin,
interminable, toujours du même train de vision
lente. Vers la droite, les coteaux nus, où dormait
l’armée, restaient dans une immobilité,
un silence de mort.
–ah bien ! Reprit Maurice, avec un geste
désespéré, ce sera pour demain matin.
Il avait laissé la fenêtre grande ouverte, et le
père Fouchard, saisissant son fusil, enjamba
l’appui, sauta dehors, avec l’agilité d’un jeune
homme. On l’entendit marcher un instant d’un pas
régulier de factionnaire ; puis, il n’y eut plus
que la grande rumeur lointaine du pont
encombré : sans doute il s’était assis au bord de la
route, plus tranquille d’être là, voyant venir le
danger, tout prêt à rentrer d’un saut et à
défendre sa maison.
Maintenant, à chaque minute, Honoré regardait
l’horloge. Son inquiétude croissait. Il n’y avait
que six kilomètres de Raucourt à Remilly ; ce
n’était guère plus d’une heure de marche, pour une
fille jeune et solide comme Silvine. Pourquoi
n’était-elle pas là, depuis des heures que le vieux
l’avait perdue, dans la confusion de tout un
corps d’armée, noyant le pays, bouchant les routes ?
Certainement, quelque catastrophe s’était
produite ; et il la voyait dans de mauvaises
histoires, éperdue en pleins champs, piétinée
par les chevaux.
Mais, soudain, tous trois se levèrent. Un galop
descendait la route, et ils venaient d’entendre
le vieux qui armait son fusil.
–qui va là ? Cria rudement ce dernier. C’est toi,
Silvine ?
On ne répondit pas. Il menaça de tirer, répétant sa
question. Alors, une voix haletante, oppressée,
parvint à dire :
–oui, oui, c’est moi, père Fouchard.
Puis, tout de suite elle demanda :
–et Charlot ?
–il est couché, il dort.
–ah ! Bon, merci !
Du coup, elle ne se hâta plus, poussant un gros
soupir, où toute son angoisse et toute sa fatigue
s’exhalaient.
–entre par la fenêtre, reprit Fouchard. Il y a du
monde.
Et, comme elle sautait dans la salle, elle resta
saisie devant les trois hommes. Sous la lumière
vacillante de la chandelle, elle apparaissait,
très brune, avec ses épais cheveux noirs, ses
grands beaux yeux, qui suffisaient à sa
beauté, dans son visage ovale, d’une tranquillité
forte de soumission. Mais, en ce moment, la vue
brusque d’Honoré avait jeté tout le sang de son
coeur à ses joues ; et elle n’était pas étonnée
pourtant de le trouver là, elle avait songé à lui,
en galopant depuis Raucourt.
Lui, étranglé, défaillant, affectait le plus grand
calme.
–bonsoir, Silvine.
–bonsoir, Honoré.
Alors, pour ne pas éclater en sanglots, elle tourna
la tête, elle sourit à Maurice, qu’elle venait de
reconnaître. Jean la gênait. Elle étouffait, elle
ôta le foulard qu’elle avait au cou.
Honoré reprit, ne la tutoyant plus, comme
autrefois :
–nous étions inquiets de vous, Silvine, à cause de
tous ces prussiens qui arrivent.
Elle redevint subitement pâle, la face
bouleversée ; et, avec un regard involontaire vers
la chambre où dormait Charlot, agitant la main,
comme pour chasser une vision abominable, elle
murmura :
–les prussiens, oh ! Oui, oui, je les ai vus.
à bout de force, tombée sur une chaise, elle
raconta que, lorsque le 7e corps avait envahi
Raucourt, elle s’était réfugiée chez son parrain,
le docteur Dalichamp, espérant que le père
Fouchard aurait l’idée de venir l’y prendre,
avant de repartir. La grande-rue était encombrée
d’une telle bousculade, qu’un chien ne s’y serait
pas risqué. Et, jusque vers quatre heures, elle avait
patienté, assez tranquille, faisant de la charpie
avec des dames ; car le docteur, dans la pensée
qu’on enverrait peut-être des blessés de Metz
et de Verdun, si l’on se battait par là,
s’occupait depuis quinze jours à installer une
ambulance dans la grande salle de la mairie. Du
monde arrivait, qui disait qu’on pourrait bien se
servir tout de suite de cette ambulance ; et, en
effet, dès midi, on avait entendu le canon,
du côté de Beaumont. Mais ça se passait loin
encore, on n’avait pas peur, lorsque, tout d’un
coup, comme les derniers soldats français
quittaient Raucourt, un obus était venu,
avec un bruit effroyable, défoncer le toit d’une
maison voisine. Deux autres suivirent, c’était une
batterie allemande qui canonnait l’arrière-garde
du 7e corps. Déjà, des blessés de Beaumont se
trouvaient à la mairie, on craignit qu’un obus ne
les achevât sur la paille, où ils attendaient que
le docteur vînt les opérer. Fous d’épouvante,
les blessés se levaient, voulaient descendre dans
les caves, malgré leurs membres fracassés, qui leur
arrachaient des cris de douleur.
–et alors, continua Silvine, je ne sais pas
comment ça s’est fait, il y a eu un brusque
silence... j’étais montée à une fenêtre qui donne
sur la rue et sur la campagne. Je ne voyais plus
personne, pas un seul pantalon rouge, quand j’ai
entendu des gros pas lourds ; et une voix a
crié quelque chose, et toutes les crosses des
fusils sont tombées en même temps par terre...
c’étaient, en bas, dans la rue, des hommes noirs,
petits, l’air sale, avec de grosses têtes
vilaines, coiffées de casques, pareils à ceux de nos
pompiers. On m’a dit que c’étaient des bavarois...
puis, comme je levais les yeux, j’en ai vu, oh !
J’en ai vu des milliers et des milliers, qui
arrivaient par les routes, par les champs, par les
bois, en colonnes serrées, sans fin.
Tout de suite, le pays en a été noir. Une invasion
noire, des sauterelles noires, encore et encore,
si bien qu’en un rien de temps, on n’a plus vu la
terre.
Elle frémissait, elle répéta son geste, chassant de
la main l’affreux souvenir.
–et alors, on n’a pas idée de ce qui s’est
passé... il paraît que ces gens-là marchaient
depuis trois jours, et qu’ils venaient de se
battre à Beaumont, comme des enragés. Aussi
crevaient-ils de faim, les yeux hors de la tête,
à moitié fous... les officiers n’ont pas même
essayé de les retenir, tous se sont jetés dans les
maisons, dans les boutiques, enfonçant les portes
et les fenêtres, cassant les meubles, cherchant à
manger et à boire, avalant n’importe quoi,
ce qui leur tombait sous la main... chez Monsieur
Simonnot, l’épicier, j’en ai aperçu un qui
puisait avec son casque, au fond d’un tonneau
de mélasse. D’autres mordaient dans des morceaux
de lard cru. D’autres mâchaient de la farine.
Déjà, disait-on, il ne restait plus rien,
depuis quarante-huit heures que des soldats
passaient ; et ils trouvaient quand même, sans doute
des provisions cachées ; de sorte qu’ils
s’acharnaient à tout démolir, croyant qu’on leur
refusait la nourriture. En moins d’une heure,
les épiceries, les boulangeries, les boucheries,
les maisons bourgeoises elles-mêmes, ont eu leurs
vitrines fracassées, leurs armoires pillées,
leurs caves envahies et vidées... chez le docteur,
on ne s’imagine pas une chose pareille, j’en
ai surpris un gros qui a mangé tout le
savon. Mais c’est dans la cave surtout qu’ils ont
fait du ravage. On les entendait d’en haut hurler
comme des bêtes, briser les bouteilles, ouvrir
les cannelles des tonneaux, dont le vin coulait
avec un bruit de fontaine. Ils remontaient les
mains rouges, d’avoir pataugé dans tout ce
vin répandu... et, voyez ce que c’est, quand on
redevient ainsi des sauvages, Monsieur Dalichamp
a voulu vainement empêcher un soldat de boire un
litre de sirop d’opium,
qu’il avait découvert. Pour sûr, le malheureux est
mort à l’heure qu’il est, tant il souffrait, quand
je suis partie.
Prise d’un grand frisson, elle se mit les deux
mains sur les yeux, afin de ne plus voir.
–non, non ! J’en ai trop vu, ça m’étouffe !
Le père Fouchard, toujours sur la route, s’était
approché, debout devant la fenêtre, pour écouter ;
et le récit de ce pillage le rendait soucieux : on
lui avait dit que les prussiens payaient tout,
est-ce qu’ils allaient se mettre à être des
voleurs, maintenant ? Maurice et Jean, eux aussi,
se passionnaient, à ces détails sur un ennemi que
cette fille venait de voir, et qu’eux n’avaient pu
rencontrer, depuis un mois qu’on se battait ;
tandis que, pensif, la bouche souffrante, Honoré
ne s’intéressait qu’à elle, ne songeait qu’au
malheur ancien qui les avait séparés.
Mais, à ce moment, la porte de la chambre voisine
s’ouvrit, et le petit Charlot parut. Il devait
avoir entendu la voix de sa mère, il accourait en
chemise, pour l’embrasser. Rose et blond, très
fort, il avait une tignasse pâle frisée
et de gros yeux bleus.
Silvine frémit, de le revoir si brusquement,
comme surprise de l’image qu’il lui apportait. Ne le
connaissait-elle donc plus, cet enfant adoré,
qu’elle le regardait effrayée, ainsi qu’une
évocation même de son cauchemar ?
Puis, elle éclata en larmes.
–mon pauvre petit !
Et elle le serra éperdument dans ses bras, à son
cou, tandis qu’Honoré, livide, constatait
l’extraordinaire ressemblance de Charlot avec
Goliath : c’était la même tête carrée et
blonde, toute la race germanique, dans une
belle santé d’enfance, souriante et fraîche. Le fils
du prussien, le prussien, comme les farceurs de
Remilly le nommaient ! Et cette mère française
qui était là, à l’étreindre sur son coeur, encore
toute bouleversée, toute saignante du spectacle
de l’invasion !
–mon pauvre petit, sois sage, viens te
recoucher ! ...
fais dodo, mon pauvre petit !
Elle l’emporta. Puis, quand elle revint de la pièce
voisine, elle ne pleurait plus, elle avait retrouvé
sa calme figure de docilité et de courage.
Ce fut Honoré qui reprit, d’une voix tremblante :
–et alors les prussiens... ?
–ah ! Oui, les prussiens... eh bien ! Ils avaient
tout cassé, tout pillé, tout mangé et tout bu. Ils
volaient aussi le linge, les serviettes, les draps,
jusqu’aux rideaux, qu’ils déchiraient en longues
bandes, pour se panser les pieds. J’en ai vu dont
les pieds n’étaient plus qu’une plaie, tant
ils avaient marché. Devant chez le docteur, au
bord du ruisseau, il y en avait une troupe, qui
s’étaient déchaussés et qui s’enveloppaient les
talons avec des chemises de femme garnies de
dentelle, volées sans doute à la belle Madame
Lefèvre, la femme du fabricant... jusqu’à la nuit,
le pillage a duré. Les maisons n’avaient plus de
portes, elles bâillaient sur la rue par toutes les
ouvertures des rez-de-chaussée, et l’on
apercevait les débris des meubles à l’intérieur,
un vrai massacre qui mettait en colère les
gens calmes... moi, j’étais comme folle, je ne
pouvais rester davantage. On a eu beau vouloir me
retenir, en me disant que les routes étaient
barrées, qu’on me tuerait pour sûr, je suis
partie, je me suis jetée tout de suite dans
les champs, à droite, en sortant de Raucourt.
Des chariots de français et de prussiens, en tas,
arrivaient de Beaumont. Deux ont passé près de
moi, dans l’obscurité, avec des cris, des
gémissements, et j’ai couru, oh ! J’ai couru
à travers les terres, à travers les bois, je ne
sais plus par où, en faisant un grand détour, du
côté de Villers... trois fois, je me suis cachée,
en croyant entendre des soldats. Mais je n’ai
rencontré qu’une autre femme qui courait aussi,
qui se sauvait de Beaumont, elle, et qui m’a
dit des choses à faire dresser les cheveux...
enfin, je suis ici, bien malheureuse, oh ! Bien
malheureuse !
Des larmes, de nouveau, la suffoquèrent. Une hantise
la ramenait à ces choses, elle répéta ce que lui
avait conté la femme de Beaumont. Cette femme,
qui habitait la grande rue du village, venait d’y
voir passer l’artillerie allemande, depuis la
tombée du jour. Aux deux bords, une haie de
soldats portaient des torches de résine,
éclairant la chaussée d’une lueur rouge d’incendie.
Et, au milieu, coulait le fleuve des chevaux, des
canons, des caissons, menés d’un train d’enfer, en
un galop furieux. C’était la hâte enragée de la
victoire, la diabolique poursuite des troupes
françaises, à achever, à écraser, là-bas,
dans quelque basse fosse. Rien n’était respecté,
on cassait tout, on passait quand même. Les chevaux
qui tombaient, et dont on coupait les traits tout de
suite, étaient roulés, broyés, rejetés comme des
épaves sanglantes. Des hommes, qui voulurent
traverser, furent renversés à leur tour, hachés par
les roues. Dans cet ouragan, les conducteurs
mourant de faim ne s’arrêtaient même pas,
attrapaient au vol des pains qu’on leur jetait ;
tandis que les porteurs de torches, du bout de
leurs baïonnettes, leur tendaient des quartiers de
viande. Puis, du même fer, ils piquaient
les chevaux, qui ruaient, affolés, galopant plus
fort. Et la nuit s’avançait, et de l’artillerie
passait toujours, sous cette violence accrue de
tempête, au milieu de hourras frénétiques.
Malgré l’attention qu’il donnait à ce récit,
Maurice, foudroyé par la fatigue, après le repas
goulu qu’il avait fait, venait de laisser tomber
sa tête sur la table, entre ses deux bras. Un
instant encore, Jean lutta, et il fut vaincu à
son tour, il s’endormit, à l’autre bout. Le père
Fouchard était redescendu sur la route, Honoré se
trouva seul avec Silvine, assise, immobile
maintenant, en face de la fenêtre toujours grande
ouverte.
Alors, le maréchal des logis se leva, s’approcha de
la fenêtre. La nuit restait immense et noire,
gonflée du souffle pénible des troupes. Mais des
bruits plus sonores, des chocs et des craquements,
montaient. En bas, maintenant, c’était de
l’artillerie qui défilait, sur le pont à demi
submergé. Des chevaux se cabraient, dans l’effroi de
cette eau mouvante. Des caissons glissaient à demi,
qu’il fallait jeter complètement au fleuve. Et, en
voyant cette retraite sur l’autre rive, si pénible,
si lente, qui durait depuis la veille et qui ne
serait certainement pas achevée au jour, le jeune
homme songeait à l’autre artillerie, à
celle dont le torrent sauvage se ruait au travers de
Beaumont, renversant tout, broyant bêtes et gens,
pour aller plus vite.
Honoré s’approcha de Silvine, et doucement, en
face de ces ténèbres, où passaient des frissons
farouches :
–vous êtes malheureuse ?
–oh ! Oui, malheureuse !
Elle sentit qu’il allait parler de la chose, de
l’abominable chose, et elle baissait la tête.
–dites, comment est-ce arrivé ? ... je voudrais
savoir...
mais elle ne pouvait répondre.
–est-ce qu’il vous a forcée ? ... est-ce que vous
avez consenti ?
Alors, elle bégaya, la voix étranglée :
–mon dieu ! Je ne sais pas, je vous jure que je ne
sais pas moi-même... mais, voyez-vous, ce serait si
mal de mentir ! Et je ne puis m’excuser, non ! Je ne
puis dire qu’il m’ait battue... vous étiez parti,
j’étais folle, et la chose est arrivée, je ne sais
pas, je ne sais pas comment !
Des sanglots l’étouffèrent, et lui, blême, la
gorge également serrée, attendit une minute. Cette
idée qu’elle ne voulait pas mentir, le calmait
pourtant. Il continua à l’interroger, la tête
travaillée de tout ce qu’il n’avait pu comprendre
encore.
–mon père vous a donc gardée ici ?
Elle ne leva même pas les yeux, s’apaisant,
reprenant son air de résignation courageuse.
–je fais son ouvrage, je n’ai jamais coûté gros à
nourrir, et comme il y a une bouche de plus avec moi,
il en a profité pour diminuer mes gages...
maintenant, il est bien sûr que, ce qu’il
commande, je suis forcée de le faire.
–mais, vous, pourquoi êtes-vous restée ?
Du coup, elle fut si surprise, qu’elle le regarda.
–moi, où donc voulez-vous que j’aille ? Au moins,
ici, mon petit et moi, nous mangeons, nous sommes
tranquilles.
Le silence recommença, tous les deux à présent
avaient les yeux dans les yeux ; et, au loin, par la
vallée obscure, les souffles de foule montaient
plus larges, tandis que le roulement des canons,
sur le pont de bateaux, se prolongeait sans fin. Il
y eut un grand cri, un cri perdu d’homme ou de bête,
qui traversa les ténèbres, avec une infinie pitié.
–écoutez, Silvine, reprit Honoré lentement, vous
m’avez envoyé une lettre qui m’a fait bien de la
joie... jamais je ne serais revenu. Mais cette
lettre, je l’ai encore relue ce soir, et elle dit
des choses qu’on ne pouvait pas mieux dire...
elle avait d’abord pâli, en l’entendant parler de
cela. Peut-être était-il fâché, de ce qu’elle avait
osé lui écrire, comme une effrontée. Puis, à mesure
qu’il s’expliquait, elle devenait toute rouge.
–je sais bien que vous ne voulez pas mentir, et
c’est pour ça que je crois ce qu’il y a sur le
papier... oui, maintenant, je le crois tout à
fait... vous avez eu raison de penser que, si
j’étais mort à la guerre, sans vous revoir, ça
m’aurait fait une grosse peine, de m’en aller
ainsi, en me disant que vous ne m’aimiez pas...
et, alors, puisque vous
m’aimez toujours, puisque vous n’avez jamais aimé
que moi...
sa langue s’embarrassait, il ne trouvait plus les
mots, secoué d’une émotion extraordinaire.
–écoute, Silvine, si ces cochons de prussiens ne
me tuent pas, je veux bien encore de toi, oui ! Nous
nous marierons ensemble, dès que je rentrerai du
service.
Elle se leva toute droite, elle eut un cri et
tomba entre les bras du jeune homme. Elle ne pouvait
parler, tout le sang de ses veines était à son
visage. Il s’était assis sur la chaise, il l’avait
prise sur ses genoux.
–j’y ai bien songé, c’était ce que j’avais à te
dire, en venant ici... si mon père nous refuse son
consentement, nous nous en irons, la terre est
grande... et ton petit, on ne peut pas l’étrangler,
mon dieu ! Il en poussera d’autres, je finirai par
ne plus le reconnaître, dans le tas.
C’était le pardon. Elle se débattait contre cet
immense bonheur, elle murmura enfin :
–non, ce n’est pas possible, c’est trop. Peut-être
te repentirais-tu, un jour... mais que tu es bon,
Honoré, et que je t’aime !
D’un baiser sur les lèvres, il la fit taire. Et
elle n’avait déjà plus la force de refuser la
félicité qui lui arrivait, toute la vie heureuse
qu’elle croyait à jamais morte. D’un élan
involontaire, irrésistible, elle le saisit à pleins
bras, elle le serra en le baisant à son tour, de
toute sa force de femme, comme un bien reconquis,
à elle seule, que personne maintenant ne lui
enlèverait. Il était de nouveau à elle, lui
qu’elle avait perdu, et elle mourrait plutôt que
de se le laisser reprendre.
Mais, à cette minute, une rumeur monta, un grand
tumulte de réveil, qui emplit l’épaisse nuit. Des
ordres étaient criés, des clairons sonnaient, et
toute une agitation d’ombres se levait des terrains
nus, une mer indistincte et mouvante, dont le flot
descendait déjà vers la
route. En bas, les feux des deux berges allaient
s’éteindre, on ne voyait plus que des masses
confuses piétinant, sans pouvoir même se rendre
compte si le passage du fleuve continuait. Et
jamais encore une telle angoisse, un tel
effarement d’épouvante n’avaient traversé les
ténèbres.
Le père Fouchard s’était rapproché de la
fenêtre, criant qu’on partait. Réveillés,
frissonnants et engourdis, Jean et Maurice
se mirent debout. Vivement, Honoré avait
serré les deux mains de Silvine dans les siennes.
–c’est juré... attends-moi.
Elle ne trouva pas un mot, elle le regarda de toute
son âme, d’un dernier et long regard, comme il
sautait par la fenêtre, pour rejoindre sa
batterie, au pas de course.
–adieu, père !
–adieu, mon garçon !
Et ce fut tout, le paysan et le soldat se quittaient
de nouveau comme ils s’étaient retrouvés, sans une
embrassade, en père et en fils qui n’avaient pas
besoin de se voir pour vivre.
Quand ils eurent à leur tour quitté la ferme,
Maurice et Jean galopèrent par les pentes raides.
En bas, ils ne trouvèrent plus le 106e ; tous les
régiments étaient déjà en branle ; et ils durent
courir encore, on les renvoya, à droite,
à gauche. Enfin, la tête perdue, au milieu d’une
effroyable confusion, ils tombèrent sur leur
compagnie, que conduisait le lieutenant Rochas ;
quant au capitaine Beaudoin et au régiment
lui-même, ils étaient sans doute ailleurs. Et
Maurice fut alors stupéfié, en constatant que
cette cohue d’hommes, de bêtes, de canons, sortait
de Remilly et remontait du côté de Sedan, par la
route de la rive gauche. Quoi donc ? Qu’arrivait-il ?
On ne passait plus la Meuse, on battait en retraite
vers le nord !
Un officier de chasseurs qui se trouvait là, on ne
savait comment, dit tout haut :
–nom de dieu ! C’était le 28 qu’il fallait
foutre le camp, lorsque nous étions au Chêne !
D’autres voix expliquaient le mouvement, des
nouvelles arrivaient. Vers deux heures du matin,
un aide de camp du maréchal De Mac-Mahon était
venu dire au général Douay que toute l’armée avait
l’ordre de se replier sur Sedan, sans perdre
une minute. écrasé à Beaumont, le 5e corps
emportait les trois autres dans son désastre. à ce
moment, le général, qui veillait près du pont
de bateaux, se désespérait de voir que sa troisième
division avait seule passé le fleuve. Le jour allait
naître, on pouvait être attaqué d’un instant
à l’autre. Aussi fit-il avertir tous les
chefs placés sous ses ordres de gagner Sedan,
chacun pour son compte, par les routes les plus
directes. Et lui-même, abandonnant le pont qu’il
ordonna de détruire, fila le long de la rive
gauche, avec sa première division et l’artillerie
de réserve ; tandis que la troisième division
suivait la rive droite, et que la première,
entamée à Beaumont, débandée, fuyait on ne savait
où. Du 7e corps, qui ne s’était pas encore battu,
il n’y avait plus que des tronçons épars,
perdus dans les chemins, galopant au fond des
ténèbres.
Il n’était pas trois heures, et la nuit restait
noire. Maurice, qui connaissait pourtant le pays,
ne savait plus où il roulait, incapable de se
reprendre, dans le torrent débordé, la cohue
affolée qui coulait à pleine route. Beaucoup
d’hommes, échappés à l’écrasement de Beaumont,
des soldats de toutes armes, en lambeaux,
couverts de sang et de poussière, se mêlaient aux
régiments, semaient l’épouvante. De la vallée
entière, au delà du fleuve, une rumeur semblable
montait, d’autres piétinements de troupeau,
d’autres fuites, le 1er corps qui venait de
quitter Carignan et Douzy, le 12e corps parti de
Mouzon avec les débris du 5e, tous ébranlés,
emportés, sous la même force logique et
invincible, qui, depuis le 28, poussait
l’armée vers le nord, la refoulait au fond de
l’impasse où elle devait périr.
Cependant, le petit jour parut, comme la
compagnie Beaudoin traversait Pont-Maugis ; et
Maurice se retrouva, les côteaux du Liry
à gauche, la Meuse à droite, longeant
la route. Mais cette aube grise éclairait d’une
infinie tristesse Bazeilles et Balan, noyés au
bout des prairies ; tandis qu’un Sedan livide, un
Sedan de cauchemar et de deuil, s’évoquait à
l’horizon, sur l’immense rideau sombre
des forêts. Et, après Wadelincourt, lorsqu’on eut
enfin atteint la porte de Torcy, il fallut
parlementer, supplier et se fâcher, presque faire le
siège de la place, pour obtenir du gouverneur qu’il
baissât le pont-levis. Il était cinq heures. Le
7e corps entra dans Sedan, ivre de fatigue, de
faim et de froid.
===Chapitre VIII===
<center>'''Chapitre VIII'''</center>
 
 
dans la bousculade, au bout de la chaussée de
Wadelincourt, place de Torcy, Jean fut séparé de
Maurice ; et il courut, s’égara parmi la cohue
piétinante, ne put le retrouver. C’était une vraie
malechance, car il avait accepté l’offre du jeune
homme, qui voulait l’emmener chez sa soeur : là,
on se reposerait, on se coucherait même dans
un bon lit. Il y avait un tel désarroi, tous les
régiments confondus, plus d’ordres de route ni plus
de chefs, que les hommes étaient à peu près libres
de faire ce qu’ils voulaient. Quand on aurait dormi
quelques heures, il serait toujours temps de
s’orienter et de rejoindre les camarades.
Jean, effaré, se trouva sur le viaduc de Torcy,
au-dessus des vastes prairies, que le gouverneur
avait fait inonder des eaux du fleuve. Puis, après
avoir franchi une nouvelle porte, il traversa le
pont de Meuse, et il lui sembla, malgré l’aube
grandissante, que la nuit revenait, dans
cette ville étroite, étranglée entre ses remparts,
aux rues humides, bordées de maisons hautes. Il ne
se rappelait même pas le nom du beau-frère de
Maurice, il savait seulement que sa soeur
s’appelait Henriette. Où aller ? Qui demander ?
Ses pieds ne le portaient plus que par le
mouvement mécanique de la marche, il sentait qu’il
tomberait, s’il s’arrêtait. Comme un homme qui se
noie, il n’entendait que le bourdonnement sourd,
il ne distinguait que le ruissellement continu du
flot d’hommes et de bêtes dans lequel il était
charrié. Ayant mangé à Remilly,
il souffrait surtout du besoin de sommeil ; et,
autour de lui, la fatigue aussi l’emportait sur
la faim, le troupeau d’ombres trébuchait, par
les rues inconnues. à chaque pas, un homme
s’affaissait sur un trottoir, culbutait sous
une porte, restait là comme mort, endormi.
En levant les yeux, Jean lut sur une plaque :
avenue de la sous-préfecture. Au bout, il y avait
un monument, dans un jardin. Et, au coin de
l’avenue, il aperçut un cavalier, un chasseur
d’Afrique, qu’il crut reconnaître. N’était-ce
pas Prosper, le garçon de Remilly, qu’il avait vu
à Vouziers, avec Maurice ? Il était descendu de
son cheval, et le cheval, hagard, tremblant sur
les pieds, souffrait d’une telle faim, qu’il avait
allongé le cou pour manger les planches d’un
fourgon, qui stationnait contre le trottoir.
Depuis deux jours, les chevaux n’avaient plus reçu
de rations, ils se mouraient d’épuisement. Les
grosses dents faisaient un bruit de râpe, contre
le bois, tandis que le chasseur d’Afrique
pleurait.
Puis, comme Jean, qui s’était éloigné, revenait,
avec l’idée que ce garçon devait savoir l’adresse
des parents de Maurice, il ne le revit plus. Alors,
ce fut du désespoir, il erra de rue en rue, se
retrouva à la sous-préfecture, poussa jusqu’à la
place Turenne. Là, un instant, il se crut
sauvé, en apercevant devant l’hôtel de ville, au
pied de la statue même, le lieutenant Rochas,
avec quelques hommes de la compagnie. S’il ne
pouvait rejoindre son ami, il rallierait le
régiment, il dormirait au moins sous la tente. Le
capitaine Beaudoin n’ayant pas reparu,
emporté de son côté, échoué ailleurs, le
lieutenant tâchait de réunir son monde,
s’informant, demandant en vain où était fixé le
campement de la division. Mais, à mesure
qu’on avançait dans la ville, la compagnie, au
lieu de s’accroître, diminuait. Un soldat, avec des
gestes fous, entra dans une auberge, et jamais il ne
revint. Trois autres s’arrêtèrent devant la porte
d’un épicier, retenus
par des zouaves qui avaient défoncé un petit
tonneau d’eau-de-vie. Plusieurs, déjà, gisaient
en travers du ruisseau, d’autres voulaient
partir, retombaient, écrasés et stupides.
Chouteau et Loubet, se poussant du coude,
venaient de disparaître au fond d’une allée
noire, derrière une grosse femme qui portait
un pain. Et il n’y avait plus, avec
le lieutenant, que Pache et Lapoulle, ainsi
qu’une dizaine de camarades.
Au pied du bronze de Turenne, Rochas faisait un
effort considérable, pour se tenir debout, les
yeux ouverts.
Lorsqu’il reconnut Jean, il murmura :
–ah ! C’est vous, caporal ! Et vos hommes ?
Jean eut un geste vague, pour dire qu’il ne savait
pas. Mais Pache, montrant Lapoulle, répondit,
gagné par les larmes :
–nous sommes là, il n’y a que nous deux... que le
bon Dieu ait pitié de nous, c’est trop de misère !
L’autre, le gros mangeur, regardait les mains de
Jean, d’un air vorace, révolté de les voir toujours
vides à présent. Peut-être, dans sa somnolence,
avait-il rêvé que le caporal était allé à la
distribution.
–sacré bon sort ! Gronda-t-il, faut donc encore se
serrer le ventre !
Gaude, le clairon, qui attendait l’ordre de
sonner au ralliement, adossé à la grille, venait de
s’endormir, glissant d’une seule coulée,
s’étalant sur le dos. Tous succombaient un à un,
ronflaient à poings fermés. Et, seul, le
sergent Sapin restait les yeux grands ouverts,
avec son nez pincé dans sa petite figure pâle,
comme s’il lisait son malheur à l’horizon de cette
ville inconnue.
Cependant, le lieutenant Rochas avait cédé à
l’irrésistible besoin de s’asseoir par terre. Il
voulut donner un ordre.
–caporal, il faudra... il faudra...
et il ne trouvait plus les mots, la bouche
empâtée de
fatigue ; et, tout d’un coup, il s’abattit à son
tour, foudroyé par le sommeil.
Jean, craignant de tomber lui aussi sur le pavé,
s’en alla. Il s’entêtait à chercher un lit. De
l’autre côté de la place, à une des fenêtres de
l’hôtel de la croix d’or, il avait aperçu le
général Bourgain-Desfeuilles, déjà en manches
de chemise, tout prêt à se fourrer entre
de fins draps blancs. à quoi bon faire du zèle,
pâtir davantage ? Et il eut une soudaine joie, un
nom avait jailli de sa mémoire, celui du fabricant
de drap, chez qui était employé le beau-frère de
Maurice : M Delaherche, oui ! C’était bien ça.
Il arrêta un vieil homme qui passait.
–Monsieur Delaherche ?
–rue Maqua, presque au coin de la rue au beurre,
une grande belle maison, avec des sculptures.
Puis, le vieil homme le rejoignit en courant.
–dites donc, vous êtes du 106e... si c’est votre
régiment que vous cherchez, il est ressorti par le
château, là-bas... je viens de rencontrer le
colonel, Monsieur De Vineuil, que j’ai bien
connu, quand il était à Mézières.
Mais Jean repartit, avec un geste de furieuse
impatience. Non ! Non ! Maintenant qu’il était
certain de retrouver Maurice, il n’irait pas
coucher sur la terre dure. Et, au fond de lui,
un remords l’importunait, car il revoyait le
colonel, avec sa haute taille, si dur à la
fatigue malgré son âge, dormant comme ses hommes,
sous la tente. Tout de suite, il enfila la
grande-rue, se perdit de nouveau dans le tumulte
grandissant de la ville, finit par s’adresser
à un petit garçon qui le conduisit rue Maqua.
C’était là qu’un grand-oncle du Delaherche actuel
avait construit, au siècle dernier, la fabrique
monumentale, qui, depuis cent soixante ans,
n’était point sortie de la famille. Il y a ainsi, à
Sedan, datant des premières années de Louis Xv,
des fabriques de drap grandes comme des
louvres, avec des façades d’une majesté royale.
Celle de
la rue Maqua avait trois étages de hautes
fenêtres, encadrées de sévères sculptures ; et, à
l’intérieur, une cour de palais était encore
plantée des vieux arbres de la fondation, des
ormes gigantesques. Trois générations de
Delaherche avaient fait là des fortunes
considérables. Le père de Jules, le propriétaire
actuel, ayant hérité la fabrique d’un cousin,
mort sans enfant, c’était maintenant une branche
cadette qui trônait. Ce père avait élargi
la prospérité de la maison, mais il était de moeurs
gaillardes et avait rendu sa femme fort
malheureuse. Aussi cette dernière, devenue veuve,
tremblante de voir son fils recommencer les mêmes
farces, s’était-elle efforcée de le tenir
jusqu’à cinquante ans passés dans une dépendance
de grand garçon sage, après l’avoir marié à une
femme très simple et très dévote. Le pis est que la
vie a de terribles revanches. Sa femme étant venue
à mourir, Delaherche, sevré de jeunesse, s’était
amouraché d’une jeune veuve de Charleville, la
jolie Madame Maginot, sur laquelle on
chuchotait des histoires, et qu’il avait fini par
épouser, l’automne dernier, malgré les
remontrances de sa mère. Sedan, très puritain,
a toujours jugé avec sévérité Charleville, cité
de rires et de fêtes. D’ailleurs, jamais le
mariage ne se serait conclu, si Gilberte n’avait eu
pour oncle le colonel De Vineuil, en passe d’être
promu général. Cette parenté, cette idée qu’il
était entré dans une famille militaire, flattait
beaucoup le fabricant de drap.
Le matin, Delaherche, en apprenant que l’armée
allait passer à Mouzon, avait fait avec Weiss,
son comptable, cette promenade en cabriolet, dont le
père Fouchard avait parlé à Maurice. Gros et
grand, le teint coloré, le nez fort et les lèvres
épaisses, il était de tempérament expansif, il
avait la curiosité gaie du bourgeois français qui
aime les beaux défilés de troupes. Ayant su par le
pharmacien de Mouzon que l’empereur se trouvait à
la ferme de Baybel, il y était monté, l’avait vu,
avait même failli
causer avec lui, toute une histoire énorme, dont il
ne tarissait pas depuis son retour. Mais quel
terrible retour, à travers la panique de
Beaumont, par les chemins encombrés de fuyards !
Vingt fois, le cabriolet avait failli culbuter
dans les fossés. Les deux hommes n’étaient
rentrés qu’à la nuit, au milieu d’obstacles sans
cesse renaissants. Et cette partie de plaisir, cette
armée que Delaherche était allé voir défiler, à
deux lieues, et qui le ramenait violemment dans le
galop de sa retraite, toute cette aventure
imprévue et tragique lui avait fait répéter,
à dix reprises, le long de la route :
–moi qui la croyais en marche sur Verdun et qui ne
voulais pas manquer l’occasion de la voir ! ... ah
bien ! Je l’ai vue et je crois que nous allons la
voir, à Sedan, plus que nous ne voudrons !
Le matin, dès cinq heures, réveillé par la haute
rumeur d’écluse lâchée que faisait le 7e corps en
traversant la ville, il s’était vêtu à la hâte ; et,
dans la première personne rencontrée sur la place
Turenne, il avait reconnu le capitaine Beaudoin.
L’année d’auparavant, à Charleville, le capitaine
était un des familiers de la jolie Madame
Maginot ; de sorte que Gilberte, avant le
mariage, l’avait présenté. L’histoire, chuchotée
autrefois, disait que le capitaine, n’ayant plus rien
à désirer, s’était retiré devant le fabricant de
drap par délicatesse, ne voulant pas priver son amie
de la très grosse fortune qui lui arrivait.
–comment ! C’est vous ? S’écria Delaherche, et
dans quel état, bon dieu !
Beaudoin, si correct, si joliment tenu d’habitude,
était en effet pitoyable, l’uniforme souillé, la
face et les mains noires. Exaspéré, il venait de faire
route avec des turcos, sans pouvoir s’expliquer
comment il avait perdu sa compagnie. Ainsi que tous,
il se mourait de faim et de fatigue ; mais ce
n’était pas là son désespoir le
plus cuisant, il souffrait surtout de ne pas avoir
changé de chemise depuis Reims.
–imaginez-vous, gémit-il tout de suite, qu’on
m’a égaré mes bagages à Vouziers. Des imbéciles,
des gredins à qui je casserais la tête, si je les
tenais ! ... et plus rien, pas un mouchoir, pas une
paire de chaussettes ! C’est à en devenir fou, ma
parole d’honneur !
Delaherche insista aussitôt pour l’emmener chez
lui. Mais il résistait : non, non ! Il n’avait plus
figure humaine, il ne voulait pas faire peur au
monde. Il fallut que le fabricant lui jurât que ni
sa mère ni sa femme n’étaient levées. Et,
d’ailleurs, il allait lui donner de l’eau, du
savon, du linge, enfin le nécessaire.
Sept heures sonnaient, lorsque le capitaine
Beaudoin, débarbouillé, brossé, ayant sous
l’uniforme une chemise du mari, parut dans la salle
à manger aux boiseries grises, très haute de
plafond. Madame Delaherche, la mère, était déjà
là, toujours debout à l’aube, malgré ses
soixante-dix-huit ans. Toute blanche, elle avait un
nez qui s’était aminci et une bouche qui ne riait
plus, dans une longue face maigre. Elle se leva,
se montra d’une grande politesse, en invitant le
capitaine à s’asseoir devant une des tasses de
café au lait qui étaient servies.
–peut-être, monsieur, préféreriez-vous de la
viande et du vin, après tant de fatigues ?
Mais il se récria.
–merci mille fois, madame, un peu de lait et du
pain beurré, c’est ce qui m’ira le mieux.
à ce moment, une porte fut gaiement poussée, et
Gilberte entra, la main tendue. Delaherche avait
dû la prévenir, car d’ordinaire elle ne se levait
jamais avant dix heures. Elle était grande, l’air
souple et fort, avec de beaux cheveux noirs, de
beaux yeux noirs, et pourtant très rose de
teint, et la mine rieuse, un peu folle, sans
méchanceté
aucune. Son peignoir beige, à broderies de soie
rouge, venait de Paris.
–ah ! Capitaine, dit-elle vivement, en serrant la
main du jeune homme, que vous êtes gentil, de vous
être arrêté dans notre pauvre coin de province !
D’ailleurs, elle fut la première à rire de son
étourderie.
–hein ? Suis-je sotte ! Vous vous passeriez bien
d’être à Sedan, dans des circonstances
pareilles... mais je suis si heureuse de vous
revoir !
En effet, ses beaux yeux brillaient de plaisir. Et
Madame Delaherche, qui devait connaître les
propos des méchantes langues de Charleville, les
regardait tous deux fixement, de son air rigide.
Le capitaine, du reste, se montrait fort
discret, en homme qui avait gardé simplement
un bon souvenir de la maison hospitalière où il
était accueilli autrefois.
On déjeuna, et tout de suite Delaherche revint à
sa promenade de la veille, ne pouvant résister à la
démangeaison d’en faire de nouveau le récit.
–vous savez que j’ai vu l’empereur à Baybel.
Il partit, rien dès lors ne put l’arrêter. Ce fut
d’abord une description de la ferme, un grand
bâtiment carré, avec une cour intérieure, fermée par
une grille, le tout sur un monticule qui domine
Mouzon, à gauche de la route de Carignan.
Ensuite, il revint au 12e corps qu’il avait
traversé, campé parmi les vignes des coteaux, des
troupes superbes, luisantes au soleil, dont la vue
l’avait empli d’une grande joie patriotique.
–j’étais donc là, monsieur, lorsque l’empereur,
tout d’un coup, est sorti de la ferme, où il était
monté faire halte, pour se reposer et déjeuner. Il
avait un paletot jeté sur son uniforme de général,
bien que le soleil fût très chaud. Derrière lui,
un serviteur portait un pliant... je ne lui ai pas
trouvé bonne mine, ah ! Non, voûté, la
marche pénible, la figure jaune, enfin un homme
malade... et ça ne m’a pas surpris, parce que le
pharmacien de Mouzon, en me conseillant de pousser
jusqu’à Baybel, venait de me raconter qu’un aide
de camp était accouru lui acheter des remèdes...
oui, vous savez bien, des remèdes pour...
la présence de sa mère et de sa femme
l’empêchait de désigner plus clairement la
dysenterie dont l’empereur souffrait depuis le
Chêne et qui le forçait à s’arrêter ainsi
dans les fermes, le long de la route.
–bref, voilà le serviteur qui installe le pliant,
au bout d’un champ de blé, à la corne d’un
taillis, et voilà l’empereur qui s’assied... il
restait immobile, affaissé, de l’air d’un
petit rentier chauffant ses douleurs au soleil. Il
regardait de son oeil morne le vaste horizon, en
bas la Meuse coulant dans la vallée, en face les
coteaux boisés dont les sommets se perdent au
loin, les cimes des bois de Dieulet à gauche,
le mamelon verdoyant de Sommauthe à droite...
des aides de camp, des officiers supérieurs
l’entouraient, et un colonel de dragons, qui
m’avait déjà demandé des renseignements sur le
pays, venait de me faire signe de ne pas
m’éloigner, lorsque, tout d’un coup...
Delaherche se leva, car il arrivait à la
péripétie poignante du récit, il voulait joindre la
mimique à la parole.
–tout d’un coup, des détonations éclatent, et
l’on voit, juste en face, en avant des bois de
Dieulet, des obus décrire des courbes dans le
ciel... ça m’a fait, parole d’honneur ! L’effet
d’un feu d’artifice qu’on aurait tiré en plein
jour... autour de l’empereur, naturellement, on
s’exclame, on s’inquiète. Mon colonel de dragons
revient en courant me demander si je puis préciser
où l’on se bat. Tout de suite, je dis : " c’est à
Beaumont, il n’y a pas le moindre doute. " il
retourne près de l’empereur, sur les genoux
duquel un aide de camp dépliait une carte.
L’empereur ne voulait pas croire qu’on se battît à
Beaumont. Moi,
n’est-ce pas ? Je ne pouvais que m’obstiner,
d’autant plus que les obus marchaient dans le ciel,
se rapprochant, suivant la route de Mouzon... et
alors, comme je vous vois, monsieur, j’ai vu
l’empereur tourner vers moi son visage blême. Oui,
il m’a regardé un instant de ses yeux troubles,
pleins de défiance et de tristesse. Et puis, sa
tête est retombée au-dessus de la carte, il n’a
plus bougé.
Bonapartiste ardent au moment du plébiscite,
Delaherche, depuis les premières défaites,
avouait que l’empire avait commis des fautes. Mais
il défendait encore la dynastie, il plaignait
Napoléon Iii, que tout le monde trompait. Ainsi,
à l’entendre, les véritables auteurs de nos
désastres n’étaient autres que les députés
républicains de l’opposition, qui avaient empêché
de voter le nombre d’hommes et les crédits
nécessaires.
–et l’empereur est rentré à la ferme ? Demanda le
capitaine Beaudoin.
–ma foi, monsieur, je n’en sais rien, je l’ai
laissé sur son pliant... il était midi, la
bataille se rapprochait, je commençais à me
préoccuper de mon retour... tout ce que je puis
ajouter, c’est qu’un général, à qui je montrais
Carignan au loin, dans la plaine, derrière nous, a
paru stupéfait d’apprendre que la frontière
belge était là, à quelques kilomètres... ah ! Ce
pauvre empereur, il est bien servi !
Gilberte, souriante, très à l’aise, comme dans le
salon de son veuvage, où elle le recevait
autrefois, s’occupait du capitaine, lui passait le
pain grillé et le beurre. Elle voulait
absolument qu’il acceptât une chambre, un lit ;
mais il refusait, il fut convenu qu’il se
reposerait seulement une couple d’heures sur un
canapé, dans le cabinet de Delaherche, avant de
rejoindre son régiment. Au moment où il prenait des
mains de la jeune femme le sucrier, Madame
Delaherche, qui ne les quittait pas des yeux,
les vit nettement se serrer les doigts ; et elle ne
douta plus.
Mais une servante venait de paraître.
–monsieur, il y a, en bas, un soldat qui demande
l’adresse de Monsieur Weiss.
Delaherche n’était pas fier, comme on disait,
aimant à causer avec les petits de ce monde, par
un goût bavard de la popularité.
–l’adresse de Weiss, tiens ! C’est drôle...
faites entrer ce soldat.
Jean entra, si épuisé, qu’il vacillait. En
apercevant son capitaine, attablé avec deux dames,
il eut un léger sursaut de surprise, il retira
la main qu’il avançait machinalement déjà,
pour s’appuyer à une chaise. Puis, il répondit
brièvement aux questions du fabricant, qui faisait
le bon homme, ami du soldat. D’un mot, il
expliqua sa camaraderie avec Maurice, et
pourquoi il le cherchait.
–c’est un caporal de ma compagnie, finit par dire
le capitaine, afin de couper court.
à son tour, il l’interrogea, désireux de savoir ce
que le régiment était devenu. Et, comme Jean
racontait qu’on venait de voir le colonel traverser
la ville, à la tête de ce qu’il lui restait
d’hommes, pour aller camper au nord, Gilberte,
de nouveau, parla trop vite, avec sa vivacité de
jolie femme, qui ne réfléchissait guère.
–oh ! Mon oncle, pourquoi n’est-il pas venu
déjeuner ici ? On lui aurait préparé une
chambre... si l’on envoyait le chercher ?
Mais Madame Delaherche eut un geste de souveraine
autorité. Dans ses veines coulait le vieux sang
bourgeois des villes frontières, toutes les mâles
vertus d’un patriotisme rigide. Elle ne rompit la
sévérité de son silence que pour dire :
–laissez Monsieur De Vineuil, il est à son
devoir.
Cela causa un malaise. Delaherche emmena le
capitaine
dans son cabinet, voulut l’installer lui-même sur
le canapé ; et Gilberte s’en alla, malgré la leçon,
de son air d’oiseau secouant les ailes, gai quand
même sous l’orage ; tandis que la servante, à qui
l’on avait confié Jean, le conduisait à travers les
cours de la fabrique, dans un dédale de couloirs
et d’escaliers.
Les Weiss habitaient rue des voyards ; mais la
maison, qui appartenait à Delaherche, communiquait
avec la bâtisse monumentale de la rue Maqua. Cette
rue des voyards était alors une des plus étranglées
de Sedan, une ruelle étroite, humide, assombrie
par le voisinage du rempart qu’elle longeait. Les
toitures des hautes façades se touchaient presque,
les allées noires semblaient des bouches de cave,
surtout dans le bout où se dressait le
grand mur du collège. Cependant, Weiss, logé et
chauffé, occupant tout le troisième étage, s’y
trouvait à l’aise, à proximité de son bureau,
pouvant y descendre en pantoufles, sans sortir. Il
était un homme heureux, depuis qu’il avait épousé
Henriette, si longtemps désirée, lorsqu’il
l’avait connue au Chêne, chez son père, le
percepteur, ménagère à six ans, remplaçant la mère
morte ; tandis que lui, entré à la raffinerie
générale presque à titre d’homme de peine, se
faisait une instruction, s’élevait à
l’emploi de comptable, à force de travail. Encore,
pour réaliser son rêve, avait-il fallu la mort du
père, puis les fautes graves du frère, à Paris,
de ce Maurice, dont la soeur jumelle était un peu
la servante, à qui elle s’était sacrifiée toute
pour en faire un monsieur. élevée en cendrillon
au logis, sachant au plus lire et écrire, elle
venait de vendre la maison, les meubles, sans
combler le gouffre des folies du jeune homme,
lorsque le bon Weiss était accouru offrir ce
qu’il possédait, avec ses bras solides,
avec son coeur ; et elle avait accepté de
l’épouser, touchée aux larmes de son affection,
très sage et très réfléchie, pleine d’estime
tendre sinon de passion amoureuse. Maintenant,
la fortune leur souriait, Delaherche avait parlé
d’associer Weiss à sa maison. Ce serait le
bonheur, dès que des enfants seraient venus.
–attention ! Dit la domestique à Jean, l’escalier
est raide.
En effet, il butait dans une obscurité devenue
profonde, quand une porte, vivement ouverte,
éclaira les marches d’un coup de lumière. Et il
entendit une voix douce qui disait :
–c’est lui.
–Madame Weiss, cria la domestique, voilà un
soldat qui vous demande.
Il y eut un léger rire de contentement, et la voix
douce répondit :
–bon ! Bon ! Je sais qui c’est.
Puis, comme le caporal, gêné, étouffé, s’arrêtait
sur le seuil.
–entrez, Monsieur Jean... voici deux heures que
Maurice est là et que nous vous attendons, oh !
Avec bien de l’impatience !
Alors, dans le jour pâle de la pièce, il la vit,
d’une ressemblance frappante avec Maurice, de
cette extraordinaire ressemblance des jumeaux qui
est comme un dédoublement des visages. Pourtant,
elle était plus petite, plus mince encore,
d’apparence plus frêle, avec sa bouche
un peu grande, ses traits menus, sous son
admirable chevelure blonde, d’un blond clair
d’avoine mûre. Et ce qui la différenciait surtout
de lui, c’étaient ses yeux gris, calmes et
braves, où revivait toute l’âme héroïque du
grand-père, le héros de la grande armée. Elle
parlait peu, marchait sans bruit, d’une activité
si adroite, d’une douceur si riante, qu’on la
sentait comme une caresse dans l’air où elle
passait.
–tenez, entrez par ici, Monsieur Jean,
répéta-t-elle.
Tout va être prêt.
Il balbutiait, ne trouvant pas même un
remerciement, dans son émotion d’être si
fraternellement reçu. D’ailleurs, ses paupières se
fermaient, il ne l’apercevait qu’à travers
le sommeil invincible dont il était pris, une
sorte de brume où elle flottait, vague, détachée
de terre. N’était-ce donc qu’une apparition
charmante, cette jeune femme secourable, qui lui
souriait avec tant de simplicité ? Il lui sembla
bien qu’elle touchait sa main, qu’il sentait la
sienne, petite et ferme, d’une loyauté de vieil
ami.
Et, à partir de ce moment, Jean perdit la
conscience nette des choses. On était dans la salle
à manger, il y avait du pain et de la viande sur la
table ; mais il n’aurait pas eu la force de porter
les morceaux à sa bouche. Un homme était là,
assis sur une chaise. Puis, il reconnut Weiss,
qu’il avait vu à Mulhouse. Mais il ne comprenait
pas ce que l’homme disait, d’un air de chagrin,
avec des gestes ralentis. Dans un lit de sangle,
dressé devant le poêle, Maurice dormait déjà,
la face immobile, l’air mort. Et Henriette
s’empressait autour d’un divan, sur lequel on avait
jeté un matelas ; elle apportait un traversin,
un oreiller, des couvertures ; elle mettait, les
mains promptes et savantes, des draps blancs,
d’admirables draps blancs, d’un blanc de neige.
Ah ! Ces draps blancs, ces draps si ardemment
convoités, Jean ne voyait plus qu’eux ! Il ne
s’était pas déshabillé, il n’avait pas couché dans
un lit depuis six semaines. C’était une
gourmandise, une impatience d’enfant, une
irrésistible passion, à se glisser dans cette
blancheur, dans cette fraîcheur, et à s’y
perdre. Dès qu’on l’eut laissé seul, il
fut tout de suite pieds nus, en chemise, il se
coucha, se contenta, avec un grognement de bête
heureuse. Le jour pâle du matin entrait par la
haute fenêtre ; et, comme, déjà chaviré dans le
sommeil, il rouvrait à demi les yeux,
il eut encore une apparition d’Henriette, une
Henriette plus indécise, immatérielle, qui
rentrait sur la pointe des
pieds, pour poser près de lui, sur la table, une
carafe et un verre oubliés. Elle sembla rester là
quelques secondes, à les regarder tous deux,
son frère et lui, avec son tranquille sourire,
d’une infinie bonté. Puis, elle se dissipa.
Et il dormait dans les draps blancs, anéanti.
Des heures, des années coulèrent. Jean et
Maurice n’étaient plus, sans un rêve, sans la
conscience du petit battement de leurs veines.
Dix ans ou dix minutes, le temps avait cessé
de compter ; et c’était comme la revanche du
corps surmené, se satisfaisant dans la mort de
tout leur être. Brusquement, secoués du même
sursaut, tous deux s’éveillèrent. Quoi donc ? Que
se passait-il, depuis combien de temps
dormaient-ils ? La même clarté pâle tombait
de la haute fenêtre. Ils étaient brisés, les
jointures raidies, les membres plus las, la
bouche plus amère qu’en se couchant. Heureusement
qu’ils ne devaient avoir dormi qu’une heure. Et,
sur la même chaise, ils ne s’étonnèrent pas
d’apercevoir Weiss, qui semblait attendre leur
réveil, dans la même attitude accablée.
–fichtre ! Bégaya Jean, faut pourtant se lever et
rejoindre le régiment avant midi.
Il sauta sur le carreau avec un léger cri de
douleur, il s’habilla.
–avant midi, répéta Weiss. Vous savez qu’il est
sept heures du soir et que vous dormez depuis
douze heures environ.
Sept heures, bon dieu ! Ce fut un effarement. Jean,
déjà tout vêtu, voulait courir, tandis que
Maurice, encore au lit, se lamentait de ne
pouvoir plus remuer les jambes. Comment retrouver
les camarades ? L’armée n’avait-elle pas filé ? Et
tous deux se fâchaient, on n’aurait pas
dû les laisser dormir si longtemps. Mais Weiss eut
un geste de désespérance.
–pour ce qu’on a fait, mon dieu ! Vous avez
aussi bien fait de rester couchés.
Lui, depuis le matin, battait Sedan et les
environs. Il venait seulement de rentrer, désolé
de l’inaction des troupes, de cette journée du 31,
si précieuse, perdue dans une attente
inexplicable. Une seule excuse était possible,
la fatigue extrême des hommes, leur besoin absolu
de repos ; et encore ne comprenait-il pas que la
retraite n’eût pas continué, après les quelques
heures de sommeil nécessaire.
–moi, reprit-il, je n’ai pas la prétention de m’y
entendre, mais je sens, oui ! Je sens que l’armée
est très mal plantée à Sedan... le 12e corps se
trouve à Bazeilles, où l’on s’est un peu battu,
ce matin ; le 1er est tout le long de
la Givonne, du village de la Moncelle au bois de
la Garenne ; tandis que le 7e campe sur le
plateau de Floing, et que le 5e, à moitié
détruit, s’entasse sous les remparts
mêmes, du côté du château... et c’est cela qui me
fait peur, de les savoir tous rangés ainsi autour
de la ville, attendant les prussiens. J’aurais
filé, moi, oh ! Tout de suite, sur Mézières. Je
connais le pays, il n’y a pas d’autre
ligne de retraite, ou bien on sera culbuté en
Belgique...
puis, tenez ! Venez voir quelque chose...
il avait pris la main de Jean, il l’amenait devant
la fenêtre.
–regardez là-bas, sur la crête des coteaux.
Par-dessus les remparts, par-dessus les
constructions voisines, la fenêtre s’ouvrait, au
sud de Sedan, sur la vallée de la Meuse. C’était
le fleuve se déroulant dans les vastes prairies,
c’était Remilly à gauche, Pont-Maugis
et Wadelincourt en face, Frénois à droite ; et
les coteaux étalaient leurs pentes vertes, d’abord
le Liry, ensuite la Marfée et la Croix-Piau,
avec leurs grands bois. Sous le jour finissant,
l’immense horizon avait une douceur profonde,
d’une limpidité de cristal.
–vous ne voyez pas, là-bas, le long des sommets, ces
lignes noires en marche, ces fourmis noires qui
défilent ?
Jean écarquillait les yeux, tandis que Maurice, à
genoux sur son lit, tendait le cou.
–ah ! Oui, crièrent-ils ensemble. En voici une
ligne, en voici une autre, une autre, une autre ! Il
y en a partout.
–eh bien ! Reprit Weiss, ce sont les
prussiens... depuis ce matin, je les regarde, et il
en passe, il en passe toujours ! Ah ! Je vous
promets que, si nos soldats les attendent, eux se
dépêchent d’arriver ! ... et tous les
habitants de la ville les ont vus comme moi, il
n’y a vraiment que les généraux qui ont les yeux
bouchés. J’ai causé tout à l’heure avec un
général, il a haussé les épaules, il m’a dit que le
maréchal De Mac-Mahon était absolument
convaincu d’avoir à peine soixante-dix mille
hommes devant lui. Dieu veuille qu’il soit bien
renseigné ! ... mais, regardez-les donc ! La terre en
est couverte, elles viennent, elles viennent,
les fourmis noires !
à ce moment, Maurice se rejeta dans son lit et
éclata en gros sanglots. Henriette, de son air
souriant de la veille, entrait. Vivement, elle
s’approcha, alarmée.
–quoi donc ?
Mais lui, la repoussait du geste.
–non, non ! Laisse-moi, abandonne-moi, je ne t’ai
jamais fait que du chagrin. Quand je pense que tu te
privais de robes, et que j’étais au collège, moi !
Ah ! Oui, une instruction dont j’ai profité
joliment ! ... et puis, j’ai failli déshonorer notre
nom, je ne sais pas où je serais à cette heure, si
tu ne t’étais saignée aux quatre membres,
pour réparer mes sottises.
Elle s’était remise à sourire.
–vraiment, mon pauvre ami, tu n’as pas le réveil
gai... mais puisque tout cela est effacé, oublié !
Ne fais-tu pas maintenant ton devoir de bon
français ? Depuis que tu t’es engagé, je suis très
fière de toi, je t’assure.
Comme pour le prier de venir à son aide, elle
s’était
tournée vers Jean. Celui-ci la regardait, un peu
surpris de la trouver moins belle que la veille,
plus mince, plus pâle, à présent qu’il ne la
voyait plus au travers de la demi-hallucination
de sa fatigue. Ce qui restait frappant,
c’était sa ressemblance avec son frère ; et,
cependant, toute la différence de leurs natures
s’accusait profonde, à cette minute : lui, d’une
nervosité de femme, ébranlé par la maladie de
l’époque, subissant la crise historique
et sociale de la race, capable d’un instant à
l’autre des enthousiasmes les plus nobles et des
pires découragements ; elle, si chétive, dans son
effacement de cendrillon, avec son air résigné de
petite ménagère, le front solide, les yeux
braves, du bois sacré dont on fait les martyrs.
–fière de moi ! S’écria Maurice, il n’y a pas de
quoi, vraiment ! Voilà un mois que nous fuyons comme
des lâches que nous sommes.
–dame ! Dit Jean, avec son bon sens, nous ne
sommes pas les seuls, nous faisons ce qu’on nous
fait faire.
Mais la crise du jeune homme éclata, plus violente.
–justement, j’en ai assez ! ... est-ce que ce n’est
pas à pleurer des larmes de sang, ces défaites
continuelles, ces chefs imbéciles, ces soldats
qu’on mène stupidement à l’abattoir comme des
troupeaux ? ... maintenant, nous voilà au fond
d’une impasse. Vous voyez bien que les
prussiens arrivent de toutes parts ; et nous
allons être écrasés, l’armée est perdue... non,
non ! Je reste ici, je préfère qu’on me fusille
comme déserteur... Jean, tu peux partir sans moi.
Non ! Je n’y retourne pas, je reste ici.
Un nouvel accès de larmes l’avait abattu sur
l’oreiller. C’était une détente nerveuse
irrésistible, qui emportait tout, une de ces
chutes soudaines dans le désespoir, le
mépris du monde entier et de lui-même, auxquelles il
était si fréquemment sujet. Sa soeur, le
connaissant bien, demeurait placide.
–ce serait très mal, mon bon Maurice, si tu
désertais ton poste, au moment du danger.
D’une secousse, il se mit sur son séant.
–eh bien ! Donne-moi mon fusil, je vais me casser
la tête, ce sera plus tôt fait.
Puis, le bras tendu, montrant Weiss, immobile
et silencieux :
–tiens ! Il n’y a que lui de raisonnable, oui ! Lui
seul a vu clair... tu te souviens, Jean, de ce
qu’il me disait, devant Mulhouse, il y a un mois ?
–c’est bien vrai, confirma le caporal, monsieur a
dit que nous serions battus.
Et la scène s’évoquait, la nuit anxieuse,
l’attente pleine d’angoisse, tout le désastre de
Froeschwiller passant déjà dans le ciel morne,
tandis que Weiss disait ses craintes,
l’Allemagne prête, mieux commandée, mieux armée,
soulevée par un grand élan de patriotisme, la
France effarée, livrée au désordre, attardée et
pervertie, n’ayant ni les chefs, ni les hommes, ni
les armes nécessaires. Et l’affreuse prédiction se
réalisait.
Weiss leva ses mains tremblantes. Sa face de bon
chien exprimait une douleur profonde.
–ah ! Je ne triomphe guère, d’avoir eu raison,
murmura-t-il. Je suis une bête, mais c’était
tellement clair, quand on savait les choses ! ...
seulement, si l’on est battu, on peut en tuer tout
de même, de ces prussiens de malheur. C’est la
consolation, je crois encore que nous allons y
rester, et je voudrais qu’il y restât aussi des
prussiens, des tas de prussiens, tenez ! De quoi
couvrir la terre, là-bas !
Il s’était mis debout, il montrait du geste la
vallée de la Meuse. Toute une flamme allumait ses
gros yeux de myope qui l’avaient empêché de servir.
–tonnerre de dieu ! Oui, je me battrais, moi, si
j’étais libre... je ne sais pas si c’est parce
qu’ils sont maintenant
en maîtres dans mon pays, cette Alsace où les
cosaques avaient déjà fait tant de mal, mais je ne
puis penser à eux, les voir en imagination chez
nous, dans nos maisons, sans qu’aussitôt une
furieuse envie me saisisse d’en saigner une
douzaine... ah ! Si je n’avais pas été
réformé, si j’étais soldat !
Puis, après un court silence :
–et, d’ailleurs, qui sait ?
C’était l’espérance, le besoin de croire la
victoire toujours possible, même chez les plus
désabusés. Et Maurice, honteux déjà de ses
larmes, l’écoutait, se raccrochait à ce
rêve. En effet, la veille, le bruit n’avait-il pas
couru que Bazaine était à Verdun ? La fortune
devait bien un miracle à cette France qu’elle
avait faite si longtemps glorieuse. Henriette,
muette, venait de disparaître ; et, quand elle
rentra, elle ne s’étonna point de trouver son
frère vêtu, debout, prêt au départ. Elle voulut
absolument les voir manger, Jean et lui. Ils
durent s’attabler, mais les bouchées les
étouffaient, des nausées leur soulevaient le
coeur, alourdis encore de leur gros sommeil. En
homme de précaution, Jean coupa un pain en deux,
en mit une moitié dans le sac de Maurice,
l’autre moitié dans le sien. Le jour baissait,
il fallait partir. Et Henriette qui s’était
arrêtée devant la fenêtre, regardant au loin, sur
la Marfée, les troupes prussiennes, les fourmis
noires défilant sans cesse, peu à peu perdues au
fond de l’ombre croissante, laissa échapper
une involontaire plainte.
–oh ! La guerre, l’atroce guerre !
Du coup, Maurice la plaisanta, prenant sa
revanche.
–quoi donc ? Petite soeur, c’est toi qui veux
qu’on se batte, et tu injuries la guerre !
Elle se retourna, elle répondit de face, avec sa
vaillance :
–c’est vrai, je l’exècre, je la trouve injuste et
abominable... peut-être, simplement, est-ce parce
que je suis
femme. Ces tueries me révoltent. Pourquoi ne pas
s’expliquer et s’entendre ?
Jean, brave garçon, l’approuvait d’un hochement de
tête. Rien également ne semblait plus facile, à lui
illettré, que de tomber tous d’accord, si l’on
s’était donné de bonnes raisons. Mais, repris par sa
science, Maurice songeait à la guerre nécessaire,
la guerre qui est la vie même, la loi du monde.
N’est-ce pas l’homme pitoyable qui a
introduit l’idée de justice et de paix, lorsque
l’impassible nature n’est qu’un continuel champ
de massacre ?
–s’entendre ! S’écria-t-il, oui ! Dans des
siècles. Si tous les peuples ne formaient plus
qu’un peuple, on pourrait concevoir à la rigueur
l’avènement de cet âge d’or ; et encore la fin de la
guerre ne serait-elle pas la fin de l’humanité ? ...
j’étais imbécile tout à l’heure, il faut se
battre, puisque c’est la loi.
Il souriait à son tour, il répéta le mot de Weiss.
–et puis, qui sait ?
De nouveau, l’illusion vivace le tenait, tout un
besoin d’aveuglement, dans l’exagération maladive
de sa sensibilité nerveuse.
–à propos, reprit-il gaiement, et le cousin
Gunther ?
–le cousin Gunther, dit Henriette, mais il
appartient à la garde prussienne... est-ce que la
garde est par ici ?
Weiss eut un geste d’ignorance, que les deux
soldats imitèrent, ne pouvant répondre, puisque les
généraux eux-mêmes ne savaient pas quels ennemis ils
avaient devant eux.
–partons, je vais vous conduire, déclara-t-il.
J’ai appris tout à l’heure où campait le 106 e.
Alors, il dit à sa femme qu’il ne rentrerait pas,
qu’il irait coucher à Bazeilles. Il venait
d’acheter là une petite maison, qu’il achevait
justement d’installer, pour l’habiter jusqu’aux
froids. Elle se trouvait voisine d’une teinturerie,
appartenant à M Delaherche. Et il se montrait
inquiet des provisions qu’il avait déjà mises à la
cave, un tonneau de vin, deux sacs de pommes de
terre, certain, disait-il, que des maraudeurs
pilleraient la maison si elle restait vide,
tandis qu’il la préserverait sans doute
en l’occupant cette nuit-là. Sa femme, pendant
qu’il parlait, le regardait fixement.
–sois tranquille, ajouta-t-il avec un sourire,
je n’ai pas d’autre idée que de veiller sur nos
quatre meubles. Et je te promets, si le village est
attaqué, s’il y a un danger quelconque, de revenir
tout de suite.
–va, dit-elle. Mais reviens, ou je vais te
chercher.
à la porte, Henriette embrassa tendrement
Maurice. Puis, elle tendit la main à Jean,
garda la sienne quelques secondes, dans une
étreinte amicale.
–je vous confie encore mon frère... oui, il m’a
conté combien vous avez été gentil pour lui, et je
vous aime beaucoup.
Il fut si troublé, qu’il se contenta de serrer, lui
aussi, cette petite main frêle et solide. Et il
retrouvait son impression de l’arrivée, cette
Henriette aux cheveux d’avoine mûre, si légère,
si riante dans son effacement, qu’elle
emplissait l’air, autour d’elle, comme d’une
caresse.
En bas, ils retombèrent dans le Sedan assombri du
matin. Le crépuscule noyait déjà les rues étroites,
toute une agitation confuse obstruait le pavé. La
plupart des boutiques s’étaient fermées, les
maisons semblaient mortes, tandis que, dehors, on
s’écrasait. Cependant, sans trop de peine, ils
avaient atteint la place de l’hôtel-de-ville,
lorsqu’ils firent la rencontre de Delaherche,
flânant là, en curieux. Tout de suite, il
s’exclama, parut enchanté de reconnaître
Maurice, raconta qu’il venait justement de
reconduire le capitaine Beaudoin, du côté
de Floing, où était le régiment ; et son
habituelle satisfaction augmenta encore,
lorsqu’il sut que Weiss allait coucher à
Bazeilles ; car lui-même, comme il le disait à
l’instant au capitaine, avait résolu de passer
également la nuit à sa teinturerie, pour voir.
–Weiss, nous partirons ensemble... mais, en
attendant, allons donc jusqu’à la
sous-préfecture, nous apercevrons peut-être
l’empereur.
Depuis qu’il avait failli lui parler, à la ferme de
Baybel, il ne se préoccupait que de
Napoléon Iii ; et il finit par entraîner les deux
soldats eux-mêmes. Quelques groupes seulement
stationnaient, en chuchotant, sur la place de
la sous-préfecture ; tandis que, de temps à autre,
des officiers se précipitaient, effarés. Une ombre
mélancolique décolorait déjà les arbres, on
entendait le gros bruit de la Meuse, coulant à
droite, au pied des maisons. Et, dans la
foule, on racontait comment l’empereur, qui s’était
décidé avec peine à quitter Carignan, la veille,
vers onze heures du soir, avait absolument refusé de
pousser jusqu’à Mézières, pour rester au danger et
ne pas démoraliser les troupes. D’autres disaient
qu’il n’était plus là, qu’il avait fui, laissant,
en guise de mannequin, un de ses lieutenants, vêtu
de son uniforme, et dont une ressemblance
frappante abusait l’armée. D’autres donnaient leur
parole d’honneur qu’ils avaient vu entrer, dans le
jardin de la sous-préfecture, des voitures
chargées du trésor impérial, cent millions en or,
en pièces de vingt francs neuves. Ce n’était, à la
vérité, que le matériel de la maison de l’empereur,
le char à bancs, les deux calèches, les douze
fourgons, dont le passage avait révolutionné
les villages, Courcelles, le Chêne, Raucourt,
grandissant dans les imaginations, devenant
une queue immense dont l’encombrement
arrêtait l’armée, et qui venaient enfin d’échouer
là, maudits et honteux, cachés à tous les regards
derrière les lilas du sous-préfet.
Près de Delaherche, qui se haussait, examinant les
fenêtres du rez-de-chaussée, une vieille femme,
quelque pauvre journalière du voisinage, à la
taille déviée, aux
mains tordues, mangées par le travail, mâchonnait
entre ses dents :
–un empereur... je voudrais pourtant bien en voir
un... oui, pour voir...
brusquement, Delaherche s’exclama, en saisissant
le bras de Maurice.
–tenez ! C’est lui... là, regardez, à la
fenêtre de gauche... oh ! Je ne me trompe pas,
je l’ai vu hier de très près, je le reconnais
bien... il a soulevé le rideau, oui, cette figure
pâle, contre la vitre.
La vieille femme, qui avait entendu, restait
béante. C’était, en effet, contre la vitre, une
apparition de face cadavéreuse, les yeux éteints,
les traits décomposés, les moustaches blêmies,
dans cette angoisse dernière. Et la
vieille, stupéfaite, tourna tout de suite le dos,
s’en alla, avec un geste d’immense dédain.
–ça, un empereur ! En voilà une bête !
Un zouave était là, un de ces soldats débandés
qui ne se pressaient pas de rallier leurs corps.
Il agitait son chassepot, jurant, crachant
des menaces ; et il dit à un camarade :
–attends, que je lui foute une balle dans la
tête !
Delaherche, indigné, intervint. Mais, déjà,
l’empereur avait disparu. Le gros bruit de la
Meuse continuait, une plainte d’infinie
tristesse semblait avoir passé dans l’ombre
croissante. D’autres clameurs éparses grondaient
au loin. était-ce le : marche ! Marche ! L’ordre
terrible crié de Paris, qui avait poussé cet
homme d’étape en étape, traînant par les chemins
de la défaite l’ironie de son impériale escorte,
acculé maintenant à l’effroyable désastre
qu’il prévoyait et qu’il était venu chercher ? Que
de braves gens allaient mourir par sa faute, et
quel bouleversement de tout l’être, chez ce
malade, ce rêveur sentimental, silencieux dans la
morne attente de la destinée !
Weiss et Delaherche accompagnèrent les deux
soldats jusqu’au plateau de Floing.
–adieu ! Dit Maurice, en embrassant son
beau-frère.
–non, non ! Au revoir, que diable ! S’écria
gaiement le fabricant.
Jean, tout de suite, avec son flair, trouva le
106e, dont les tentes s’alignaient sur la pente
du plateau, derrière le cimetière. La nuit était
presque tombée ; mais on distinguait encore, par
grandes masses, l’amas sombre des toitures de la
ville, puis, au delà, Balan et Bazeilles,
dans les prairies qui se déroulaient jusqu’à la
ligne des coteaux, de Remilly à Frénois ; tandis
que, sur la gauche, s’étendait la tache noire du
bois de la Garenne, et que, sur la droite, en bas,
luisait le large ruban pâle de la Meuse. Un
instant, Maurice regarda cet immense horizon
s’anéantir dans les ténèbres.
–ah ! Voici le caporal ! Dit Chouteau. Est-ce
qu’il revient de la distribution ?
Il y eut une rumeur. Toute la journée, des hommes
s’étaient ralliés, les uns seuls, les autres par
petits groupes, dans une telle bousculade, que les
chefs avaient renoncé même à demander des
explications. Ils fermaient les yeux, heureux
encore d’accepter ceux qui voulaient bien revenir.
Le capitaine Beaudoin, d’ailleurs, arrivait à
peine, et le lieutenant Rochas n’avait ramené que
vers deux heures la compagnie débandée, réduite des
deux tiers. Maintenant, elle se retrouvait à peu
près au complet. Quelques soldats étaient ivres,
d’autres restaient à jeun, n’ayant pu se procurer
un morceau de pain ; et les distributions, une fois
de plus, venaient de manquer. Loubet, pourtant,
s’était ingénié à faire cuire des choux, arrachés
dans un jardin du voisinage ; mais il n’avait ni sel
ni graisse, les estomacs continuaient à crier
famine.
–voyons, mon caporal, vous qui êtes un malin !
Répétait
Chouteau goguenard. Oh ! Ce n’est pas pour moi,
j’ai très bien déjeuné avec Loubet, chez une dame.
Des faces anxieuses se tournaient vers Jean,
l’escouade l’avait attendu, Lapoulle et Pache
surtout, malchanceux, n’ayant rien attrapé,
comptant sur lui, qui aurait tiré de la farine des
pierres, comme ils disaient. Et Jean, apitoyé, la
conscience bourrelée d’avoir abandonné ses hommes,
leur partagea la moitié de pain qu’il avait dans son
sac.
–nom de dieu ! Nom de dieu ! Répéta Lapoulle
dévorant, ne trouvant pas d’autre mot, dans le
grognement de sa satisfaction, tandis que Pache
disait tout bas un '' pater ''
et un '' ave, ''
pour
être certain que le ciel, le lendemain, lui
enverrait encore sa nourriture.
Le clairon Gaude venait de sonner l’appel, à toute
fanfare. Mais il n’y eut point de retraite, le
camp tout de suite tomba dans un grand silence. Et
ce fut, lorsqu’il eut constaté que sa demi-section
était au complet, que le sergent Sapin, avec sa
mince figure maladive et son nez pincé, dit
doucement :
–demain soir, il en manquera.
Puis, comme Jean le regardait, il ajouta avec une
tranquille certitude, les yeux au loin dans
l’ombre :
–oh ! Moi, demain, je serai tué.
Il était neuf heures, la nuit menaçait d’être
glaciale, car des brumes étaient montées de la
Meuse, cachant les étoiles. Et Maurice, couché
près de Jean, au pied d’une haie, frissonna, en
disant qu’on ferait bien d’aller s’allonger sous la
tente. Mais, brisés, plus courbaturés encore,
depuis le repos qu’ils avaient pris, ni l’un ni
l’autre ne pouvait dormir. à côté d’eux, ils
enviaient le lieutenant Rochas, qui, dédaigneux de
tout abri, simplement enveloppé d’une couverture,
ronflait en héros, sur la terre humide. Longtemps,
ensuite, ils s’intéressèrent à la petite flamme
d’une bougie, qui brûlait dans une grande tente, où
veillaient le colonel et quelques officiers. Toute
la soirée, M De Vineuil avait paru très inquiet
de ne pas recevoir d’ordre, pour le lendemain
matin. Il sentait son régiment en l’air, trop en
avant, bien qu’il eût reculé déjà, abandonnant le
poste avancé, occupé le matin. Le général
Bourgain-Desfeuilles n’avait pas paru, malade,
disait-on, couché à l’hôtel de la croix d’or ; et le
colonel dut se décider à lui envoyer un officier,
pour l’avertir que la nouvelle position paraissait
dangereuse, dans l’éparpillement du 7e corps, forcé
de défendre une ligne trop étendue, de la boucle
de la Meuse au bois de la Garenne. Certainement,
dès le jour, la bataille serait livrée. On n’avait
plus devant soi que sept ou huit heures de ce
grand calme noir. Maurice fut tout étonné, comme la
petite clarté s’éteignait dans la tente du colonel,
de voir le capitaine Beaudoin passer près de lui,
le long de la haie, d’un pas furtif, et disparaître
vers Sedan.
De plus en plus, la nuit s’épaississait, les grandes
vapeurs, montées du fleuve, l’obscurcissaient toute
d’un morne brouillard.
–dors-tu, Jean ?
Jean dormait, et Maurice resta seul. L’idée
d’aller rejoindre Lapoulle et les autres, sous la
tente, lui causait une lassitude. Il écoutait leurs
ronflements répondre à ceux de Rochas, il les
jalousait. Peut-être que, si les grands capitaines
dorment bien, la veille d’une bataille, c’est
simplement qu’ils sont fatigués. Du camp immense,
noyé de ténèbres, il n’entendait s’exhaler que cette
grosse haleine du sommeil, un souffle énorme et
doux. Plus rien n’était, il savait seulement que le
5e corps devait camper par là, sous les remparts, que
le 1er s’étendait du bois de la Garenne au
village de la Moncelle, tandis que le 12e, de
l’autre côté de la ville, occupait Bazeilles ; et
tout dormait, la lente palpitation venait des
premières aux dernières tentes, du fond vague de
l’ombre, à plus d’une lieue. Puis, au delà, c’était
un autre inconnu, dont les bruits
lui parvenaient aussi par moments, si lointains, si
légers, qu’il aurait pu croire à un simple
bourdonnement de ses oreilles : galop perdu de
cavalerie, roulement affaibli de canons, surtout
marche pesante d’hommes, le défilé sur les hauteurs
de la noire fourmilière humaine, cet envahissement,
cet enveloppement que la nuit elle-même n’avait pu
arrêter. Et, là-bas, n’étaient-ce pas encore des
feux brusques qui s’éteignaient, des voix éparses
jetant des cris, toute une angoisse grandissant,
emplissant cette nuit dernière, dans l’attente
épouvantée du jour ?
Maurice, d’une main tâtonnante, avait pris la main
de Jean. Alors, seulement, rassuré, il
s’endormit. Il n’y eut, au loin, plus qu’un
clocher de Sedan, dont les heures tombèrent
une à une.
 
 
==Partie 2==
 
===Chapitre I===
<center>'''Chapitre I'''</center>
 
 
à Bazeilles, dans la petite chambre noire, un
brusque ébranlement fit sauter Weiss de son lit. Il
écouta, c’était le canon. D’une main tâtonnante, il
dut allumer la bougie, pour regarder l’heure à sa
montre : quatre heures, le jour naissait à peine.
Vivement, il prit son binocle, enfila d’un coup
d’oeil la grande rue, la route de Douzy qui
traverse le village ; mais une sorte de poussière
épaisse l’emplissait, on ne distinguait rien. Alors,
il passa dans l’autre chambre, dont la fenêtre
ouvrait sur les prés, vers la Meuse ; et, là, il
comprit que des vapeurs matinales montaient du
fleuve, noyant l’horizon. Le canon tonnait
plus fort, là-bas, derrière ce voile, de l’autre
côté de l’eau. Tout d’un coup, une batterie
française répondit, si voisine et d’un tel fracas,
que les murs de la petite maison tremblèrent.
La maison des Weiss se trouvait vers le milieu de
Bazeilles, à droite, avant d’arriver à la place de
l’église. La façade, un peu en retrait, donnait sur
la route, un seul étage de trois fenêtres,
surmonté d’un grenier ; mais, derrière, il y avait
un jardin assez vaste, dont la pente descendait vers
les prairies, et d’où l’on découvrait l’immense
panorama des coteaux, depuis Remilly jusqu’à
Frénois. Et Weiss, dans sa ferveur de nouveau
propriétaire,
ne s’était guère couché que vers deux heures du
matin, après avoir enfoui dans sa cave toutes les
provisions et s’être ingénié à protéger les meubles
autant que possible contre les balles, en
garnissant les fenêtres de matelas. Une colère
montait en lui, à l’idée que les prussiens
pouvaient venir saccager cette maison si désirée,
si difficilement acquise et dont il avait encore
joui si peu.
Mais une voix l’appelait, sur la route.
–dites donc, Weiss, vous entendez ?
En bas, il trouva Delaherche, qui avait voulu
également coucher à sa teinturerie, un grand
bâtiment de briques, dont le mur était mitoyen. Du
reste, tous les ouvriers avaient fui à travers
bois, gagnant la Belgique ; et il ne
restait là, comme gardienne, que la concierge, la
veuve d’un maçon, nommée Françoise Quittard.
Encore, tremblante, éperdue, aurait-elle filé avec
les autres, si elle n’avait pas eu son garçon, le
petit Auguste, un gamin de dix ans, si malade
d’une fièvre typhoïde, qu’il n’était pas
transportable.
–dites donc, répéta Delaherche, vous entendez,
ça commence bien... il serait sage de rentrer tout
de suite à Sedan.
Weiss avait formellement promis à sa femme de
quitter Bazeilles au premier danger sérieux, et il
était alors très résolu à tenir sa promesse. Mais ce
n’était encore là qu’un combat d’artillerie, à
grande portée et un peu au hasard, dans les brumes
du petit jour.
–attendons, que diable ! Répondit-il. Rien ne
presse.
D’ailleurs, la curiosité de Delaherche était si
vive, si agitée, qu’il en devenait brave. Lui,
n’avait pas fermé l’oeil, très intéressé par les
préparatifs de défense. Prévenu qu’il serait
attaqué dès l’aube, le général Lebrun,
qui commandait le 12e corps, venait d’employer la
nuit à se retrancher dans Bazeilles, dont il avait
l’ordre d’empêcher à tout prix l’occupation. Des
barricades barraient la
route et les rues ; des garnisons de quelques
hommes occupaient toutes les maisons ; chaque
ruelle, chaque jardin se trouvait transformé en
forteresse. Et, dès trois heures, dans la nuit
d’encre, les troupes, éveillées sans bruit,
étaient à leurs postes de combat, les chassepots
fraîchement graissés, les cartouchières emplies des
quatre-vingt-dix cartouches réglementaires. Aussi,
le premier coup de canon de l’ennemi n’avait-il
surpris personne, et les batteries françaises,
établies en arrière, entre Balan et Bazeilles,
s’étaient-elles mises aussitôt à répondre, pour
faire acte de présence, car elles tiraient
simplement au jugé, dans le brouillard.
–vous savez, reprit Delaherche, que la teinturerie
sera vigoureusement défendue... j’ai toute une
section.
Venez donc voir.
On avait, en effet, posté là quarante et quelques
soldats de l’infanterie de marine, à la tête
desquels était un lieutenant, un grand garçon
blond, fort jeune, l’air énergique et têtu. Déjà,
ses hommes avaient pris possession du bâtiment,
les uns pratiquant des meurtrières dans les
volets du premier étage, sur la rue, les autres
crénelant le mur bas de la cour, qui dominait les
prairies, par derrière.
Et ce fut au milieu de cette cour que Delaherche et
Weiss trouvèrent le lieutenant, regardant,
s’efforçant de voir au loin, dans la brume
matinale.
–le fichu brouillard ! Murmura-t-il. On ne va pas
pouvoir se battre à tâtons.
Puis, après un silence, sans transition
apparente :
–quel jour sommes-nous donc, aujourd’hui ?
–jeudi, répondit Weiss.
–jeudi, c’est vrai... le diable m’emporte ! On vit
sans savoir, comme si le monde n’existait plus !
Mais, à ce moment, dans le grondement du canon qui
ne cessait pas, éclata une vive fusillade, au bord
des prairies mêmes, à cinq ou six cents mètres. Et
il y eut
comme un coup de théâtre : le soleil se levait, les
vapeurs de la Meuse s’envolèrent en lambeaux de
fine mousseline, le ciel bleu apparut, se dégagea,
d’une limpidité sans tache. C’était l’exquise
matinée d’une admirable journée d’été.
–ah ! Cria Delaherche, ils passent le pont du
chemin de fer. Les voyez-vous qui cherchent à
gagner, le long de la ligne... mais c’est stupide,
de ne pas avoir fait sauter le pont !
Le lieutenant eut un geste de muette colère. Les
fourneaux de mine étaient chargés, raconta-t-il ;
seulement, la veille, après s’être battu quatre
heures pour reprendre le pont, on avait oublié
d’y mettre le feu.
–c’est notre chance, dit-il de sa voix brève.
Weiss regardait, essayait de se rendre compte. Les
français occupaient, dans Bazeilles, une position
très forte. Bâti aux deux bords de la route de
Douzy, le village dominait la plaine ; et il n’y
avait, pour s’y rendre, que cette route, tournant à
gauche, passant devant le château, tandis qu’une
autre, à droite, qui conduisait au pont du
chemin de fer, bifurquait à la place de l’église.
Les allemands devaient donc traverser les prairies,
les terres de labour, dont les vastes espaces
découverts bordaient la Meuse et la ligne
ferrée. Leur prudence habituelle étant bien
connue, il semblait peu probable que la véritable
attaque se produisît de ce côté. Cependant, des
masses profondes arrivaient toujours par le pont,
malgré le massacre que des mitrailleuses,
installées à l’entrée de Bazeilles, faisaient
dans les rangs ; et, tout de suite, ceux
qui avaient passé, se jetaient en tirailleurs parmi
les quelques saules, des colonnes se reformaient et
s’avançaient. C’était de là que partait la
fusillade croissante.
–tiens ! Fit remarquer Weiss, ce sont des bavarois.
Je distingue parfaitement leurs casques à chenille.
Mais il crut comprendre que d’autres colonnes, à
demi
cachées derrière la ligne du chemin de fer, filaient
vers leur droite, en tâchant de gagner les arbres
lointains, de façon à se rabattre ensuite sur
Bazeilles par un mouvement oblique. Si elles
réussissaient de la sorte à s’abriter dans le parc
de Montivilliers, le village pouvait être
pris. Il en eut la rapide et vague sensation. Puis,
comme l’attaque de front s’aggravait, elle
s’effaça.
Brusquement, il s’était tourné vers les hauteurs de
Floing, qu’on apercevait, au nord, par-dessus la
ville de Sedan. Une batterie venait d’y ouvrir
le feu, des fumées montaient dans le clair soleil,
tandis que les détonations arrivaient très nettes.
Il pouvait être cinq heures.
–allons, murmura-t-il, la danse va être complète.
Le lieutenant d’infanterie de marine, qui regardait
lui aussi, eut un geste d’absolue certitude, en
disant :
–oh ! Bazeilles est le point important. C’est ici
que le sort de la bataille se décidera.
–croyez-vous ? S’écria Weiss.
–il n’y a pas à en douter. C’est à coup sûr
l’idée du maréchal, qui est venu, cette nuit, nous
dire de nous faire tuer jusqu’au dernier, plutôt
que de laisser occuper le village.
Weiss hocha la tête, jeta un regard autour de
l’horizon ; puis, d’une voix hésitante, comme se
parlant à lui-même :
–eh bien ! Non, eh bien ! Non, ce n’est pas ça...
j’ai peur d’autre chose, oui ! Je n’ose pas dire
au juste...
et il se tut. Il avait simplement ouvert les bras
très grands, pareils aux branches d’un étau ; et,
tourné vers le nord, il rejoignait les mains,
comme si les mâchoires de l’étau se fussent tout
d’un coup resserrées.
Depuis la veille, c’était sa crainte, à lui qui
connaissait le pays et qui s’était rendu compte de
la marche des deux armées. à cette heure encore,
maintenant que la vaste plaine s’élargissait dans la
radieuse lumière, ses regards se reportaient sur les
coteaux de la rive gauche,
où, durant tout un jour et toute une nuit, avait
défilé un si noir fourmillement de troupes
allemandes. Du haut de Remilly, une batterie
tirait. Une autre, dont on commençait à recevoir
les obus, avait pris position à Pont-Maugis, au
bord du fleuve. Il doubla son binocle, appliqua
l’un des verres sur l’autre, pour mieux fouiller les
pentes boisées ; mais il ne voyait que les petites
fumées pâles des pièces, dont les hauteurs, de
minute en minute, se couronnaient : où donc se
massait à présent le flot d’hommes qui avait coulé
là-bas ? Au-dessus de Noyers et de Frénois, sur
la Marfée, il finit seulement par distinguer, à
l’angle d’un bois de pins, un groupe d’uniformes
et de chevaux, des officiers sans doute, quelque
état-major. Et la boucle de la Meuse était plus
loin, barrant l’ouest, et il n’y avait, de ce côté,
d’autre voie de retraite sur Mézières qu’une
étroite route, qui suivait le défilé de
saint-Albert, entre le fleuve et la forêt des
Ardennes. Aussi, la veille, avait-il osé parler de
cette ligne unique de retraite à un général,
rencontré par hasard dans un chemin creux de la
vallée de Givonne, et qu’il avait su ensuite être
le général Ducrot, commandant le 1er corps.
Si l’armée ne se retirait pas tout de suite par
cette route, si elle attendait que les prussiens
vinssent lui couper le passage, après avoir
traversé la Meuse à Donchery, elle allait
sûrement être immobilisée, acculée à la frontière.
Déjà, le soir, il n’était plus temps, on affirmait
que des uhlans occupaient le pont, un pont encore
qu’on n’avait pas fait sauter, faute, cette fois,
d’avoir songé à apporter de la poudre. Et,
désespérément, Weiss se disait que le
flot d’hommes, le fourmillement noir devait être
dans la plaine de Donchery, en marche vers le
défilé de saint-Albert, lançant son avant-garde
sur Saint-Menges et sur Floing, où il avait
conduit la veille Jean et Maurice. Dans
l’éclatant soleil, le clocher de Floing lui
apparaissait très loin, comme une fine aiguille
blanche.
Puis, à l’est, il y avait l’autre branche de
l’étau. S’il apercevait, au nord, du plateau
d’Illy à celui de Floing, la ligne de bataille
du 7e corps, mal soutenu par le 5e, qu’on
avait placé en réserve sous les remparts, il lui
était impossible de savoir ce qui se passait à
l’est, le long de la vallée de la Givonne, où
le 1er corps se trouvait rangé, du bois de la
Garenne au village de Daigny. Mais le
canon tonnait aussi de ce côté, la lutte devait être
engagée dans le bois Chevalier, en avant du
village. Et son inquiétude venait de ce que des
paysans avaient signalé, dès la veille, l’arrivée
des prussiens à Francheval ; de sorte que
le mouvement qui se produisait à l’ouest, par
Donchery, avait lieu également à l’est, par
Francheval, et que les mâchoires de l’étau
réussiraient à se rejoindre, là-bas, au nord, au
calvaire d’Illy, si la double marche
d’enveloppement n’était pas arrêtée. Il ne savait
rien en science militaire, il n’avait que son bon
sens, et il tremblait, à voir cet immense
triangle dont la Meuse faisait un des côtés, et
dont les deux autres étaient représentés, au nord,
par le 7e corps, à l’est, par le 1er, tandis que le
12e, au sud, à Bazeilles, occupait l’angle
extrême, tous les trois se tournant le dos,
attendant on ne savait pourquoi ni comment un
ennemi qui arrivait de toutes parts. Au milieu,
comme au fond d’une basse-fosse, la ville de Sedan
était là, armée de canons hors d’usage, sans
munitions et sans vivres.
–comprenez donc, disait Weiss, en répétant son
geste, ses deux bras élargis et ses deux mains
rejointes, ça va être comme ça, si vos généraux
n’y prennent pas garde... on vous amuse à
Bazeilles...
mais il s’expliquait mal, confusément, et le
lieutenant, qui ne connaissait pas le pays, ne
pouvait le comprendre. Aussi haussait-il les
épaules, pris d’impatience, plein de dédain pour ce
bourgeois en paletot et en lunettes, qui
voulait en savoir plus long que le maréchal. Irrité
de
l’entendre redire que l’attaque de Bazeilles
n’avait peut-être d’autre but que de faire une
diversion et de cacher le plan véritable, il finit
par s’écrier :
–fichez-nous la paix ! ... nous allons les
flanquer à la Meuse, vos bavarois, et ils verront
comment on nous amuse !
Depuis un instant, les tirailleurs ennemis
semblaient s’être rapprochés, des balles arrivaient,
avec un bruit mat, dans les briques de la
teinturerie ; et, abrités derrière le petit mur de
la cour, les soldats maintenant ripostaient.
C’était, à chaque seconde, une détonation de
chassepot, sèche et claire.
–les flanquer à la Meuse, oui, sans doute !
Murmura Weiss, et leur passer sur le ventre pour
reprendre le chemin de Carignan, ce serait très
bien !
Puis, s’adressant à Delaherche, qui s’était caché
derrière la pompe, afin d’éviter les balles :
–n’importe, le vrai plan était de filer hier soir
sur Mézières ; et, à leur place, j’aimerais mieux
être là-bas... enfin, il faut se battre, puisque,
désormais, la retraite est impossible.
–venez-vous ? Demanda Delaherche, qui, malgré son
ardente curiosité, commençait à blêmir. Si nous
tardons encore, nous ne pourrons plus rentrer à
Sedan.
–oui, une minute, et je vous suis.
Malgré le danger, il se haussait, il s’entêtait à
vouloir se rendre compte. Sur la droite, les prairies
inondées par ordre du gouverneur, le vaste lac qui
s’étendait de Torcy à Balan, protégeait la ville :
une nappe immobile, d’un bleu délicat au soleil
matinal. Mais l’eau cessait à l’entrée de
Bazeilles, et les bavarois s’étaient en effet
avancés, au travers des herbes, profitant des
moindres fossés, des moindres arbres. Ils pouvaient
être à cinq cents mètres ; et ce qui le frappait,
c’était la lenteur de leurs mouvements, la
patience avec laquelle ils gagnaient du terrain,
en s’exposant le moins possible. D’ailleurs, une
puissante artillerie les soutenait, l’air frais et
pur s’emplissait de sifflements d’obus. Il leva les
yeux, il vit que la batterie de Pont-Maugis
n’était pas la seule à tirer sur Bazeilles :
deux autres, installées à mi-côte du Liry,
avaient ouvert leur feu, battant le village,
balayant même au delà les terrains nus de la
Moncelle, où étaient les réserves du 12e corps,
et jusqu’aux pentes boisées de Daigny, qu’une
division du 1er corps occupait. Toutes les
crêtes de la rive gauche, du reste,
s’enflammaient. Les canons semblaient pousser du
sol, c’était comme une ceinture sans cesse
allongée : une batterie à Noyers qui tirait
sur Balan, une batterie à Wadelincourt qui tirait
sur Sedan, une batterie à Frénois, en dessous de
la Marfée, une formidable batterie, dont les obus
passaient par-dessus la ville, pour aller éclater
parmi les troupes du 7e corps, sur le plateau de
Floing. Ces coteaux qu’il aimait, cette suite
de mamelons qu’il avait toujours crus là pour le
plaisir de la vue, fermant au loin la vallée d’une
verdure si gaie, Weiss ne les regardait plus
qu’avec une angoisse terrifiée, devenus tout d’un
coup l’effrayante et gigantesque forteresse, en
train d’écraser les inutiles fortifications de
Sedan.
Une légère chute de plâtras lui fit lever la tête.
C’était une balle qui venait d’écorner sa maison,
dont il apercevait la façade, par-dessus le mur
mitoyen. Il en fut très contrarié, il gronda :
–est-ce qu’ils vont me la démolir, ces brigands !
Mais, derrière lui, un autre petit bruit mou
l’étonna. Et, comme il se retournait, il vit un
soldat, frappé en plein coeur, qui tombait sur le
dos. Les jambes eurent une courte convulsion, la
face resta jeune et tranquille, foudroyée. C’était
le premier mort, et il fut surtout bouleversé par le
fracas du chassepot, rebondissant sur le pavé
de la cour.
–ah ! Non, je file, moi ! Bégaya Delaherche. Si
vous ne venez pas, je file tout seul.
Le lieutenant, qu’ils énervaient, intervint.
–certainement, messieurs, vous feriez mieux de
vous en aller... nous pouvons être attaqués d’un
moment à l’autre.
Alors, après avoir jeté un regard vers les prés, où
les bavarois gagnaient du terrain, Weiss se
décida à suivre Delaherche. Mais, de l’autre côté,
dans la rue, il voulut fermer sa maison à double
tour ; et il rejoignait enfin son compagnon,
lorsqu’un nouveau spectacle les immobilisa tous les
deux.
Au bout de la route, à trois cents mètres environ,
la place de l’église était en ce moment attaquée
par une forte colonne bavaroise, qui débouchait du
chemin de Douzy. Le régiment d’infanterie de
marine chargé de défendre la place parut un
instant ralentir le feu, comme pour la laisser
s’avancer. Puis, tout d’un coup, quand elle fut
massée bien en face, il y eut une manoeuvre
extraordinaire et imprévue : les soldats s’étaient
rejetés aux deux bords de la route, beaucoup se
couchaient par terre ; et, dans le brusque espace
qui s’ouvrait ainsi, les mitrailleuses, mises en
batterie à l’autre bout, vomirent une grêle
de balles. La colonne ennemie en fut comme
balayée. Les soldats s’étaient relevés d’un bond,
couraient à la baïonnette sur les bavarois épars,
achevaient de les pousser et de les culbuter. Deux
fois, la manoeuvre recommença, avec le même
succès. à l’angle d’une ruelle, dans une petite
maison, trois femmes étaient restées ; et,
tranquillement, à une des fenêtres, elles riaient,
elles applaudissaient, l’air amusé d’être au
spectacle.
–ah ! Fichtre ! Dit soudain Weiss, j’ai oublié de
fermer la porte de la cave et de prendre la clef...
attendez-moi, j’en ai pour une minute.
Cette première attaque semblait repoussée, et
Delaherche,
que l’envie de voir reprenait, avait moins de
hâte. Il était debout devant la teinturerie, il
causait avec la concierge, sortie un instant sur le
seuil de la pièce qu’elle occupait, au
rez-de-chaussée.
–ma pauvre Françoise, vous devriez venir avec
nous. Une femme seule, c’est terrible, au milieu de
ces abominations !
Elle leva ses bras tremblants.
–ah ! Monsieur, bien sûr que j’aurais filé, sans
la maladie de mon petit Auguste... entrez donc,
monsieur, vous le verrez.
Il n’entra pas, mais il allongea le cou et il hocha
la tête, en apercevant le gamin dans un lit très
blanc, la face empourprée de fièvre, et qui
regardait fixement sa mère de ses yeux de flamme.
–eh bien ! Mais, reprit-il, pourquoi ne
l’emportez-vous pas ? Je vous installerai à
Sedan... enveloppez-le dans une couverture chaude
et venez avec nous.
–oh ! Non, monsieur, ce n’est pas possible. Le
médecin a bien dit que je le tuerais... si encore
son pauvre père était en vie ! Mais nous ne sommes
plus que tous les deux, il faut que nous nous
conservions l’un pour l’autre... et puis, ces
prussiens, ils ne vont peut-être pas faire du
mal à une femme seule et à un enfant malade.
Weiss, à cet instant, reparut, satisfait d’avoir
tout barricadé chez lui.
–là, pour entrer, il faudra casser tout...
maintenant, en route ! Et ça ne va guère être
commode, filons contre les maisons, si nous voulons
ne rien attraper.
En effet, l’ennemi devait préparer une nouvelle
attaque, car la fusillade redoublait et le
sifflement des obus ne cessait plus. Deux déjà
étaient tombés sur la route, à une centaine de
mètres ; un autre venait de s’enfoncer dans
la terre molle du jardin voisin, sans éclater.
–ah ! Dites donc, Françoise, reprit-il, je veux
l’embrasser,
votre petit Auguste... mais il n’est pas si mal
que ça, encore une couple de jours, et il sera hors
de danger...
ayez bon courage, surtout rentrez vite, ne montrez
plus votre nez.
Les deux hommes, enfin, partaient.
–au revoir, Françoise.
–au revoir, messieurs.
Et, à cette seconde même, il y eut un épouvantable
fracas. C’était un obus qui, après avoir démoli une
cheminée de la maison de Weiss, tombait sur le
trottoir, où il éclata avec une telle détonation,
que toutes les vitres voisines furent brisées. Une
poussière épaisse, une fumée lourde empêchèrent
d’abord de voir. Puis, la façade reparut,
éventrée ; et, là, sur le seuil, Françoise était
jetée en travers, morte, les reins cassés, la tête
broyée, une loque humaine, toute rouge, affreuse.
Weiss, furieusement, accourut. Il bégayait, il ne
trouvait plus que des jurons.
–nom de dieu ! Nom de dieu !
Oui, elle était bien morte. Il s’était baissé, il
lui tâtait les mains ; et, en se relevant, il
rencontra le visage empourpré du petit Auguste,
qui avait soulevé la tête pour regarder sa mère. Il
ne disait rien, il ne pleurait pas, il avait
seulement ses grands yeux de fièvre élargis
démesurément, devant cet effroyable corps qu’il ne
reconnaissait plus.
–nom de dieu ! Put enfin crier Weiss, les voilà
maintenant qui tuent les femmes !
Il s’était remis debout, il montrait le poing aux
bavarois, dont les casques commençaient à
reparaître, du côté de l’église. Et la vue du toit
de sa maison à moitié crevé par la chute de la
cheminée, acheva de le jeter dans une exaspération
folle.
–sales bougres ! Vous tuez les femmes et vous
démolissez ma maison ! ... non, non ! Ce n’est pas
possible, je ne peux pas m’en aller comme ça, je
reste !
Il s’élança, revint d’un bond, avec le chassepot et
les cartouches du soldat mort. Pour les grandes
occasions lorsqu’il voulait voir très clair, il
avait toujours sur lui une paire de lunettes,
qu’il ne portait pas d’habitude, par une gêne
coquette et touchante, à l’égard de sa jeune
femme. D’une main prompte, il arracha le binocle, le
remplaça par les lunettes ; et ce gros bourgeois
en paletot, à la bonne face ronde que la colère
transfigurait, presque comique et superbe
d’héroïsme, se mit à faire le coup de feu, tirant
dans le tas des bavarois, au fond de la rue. Il
avait ça dans le sang, disait-il, ça le démangeait
d’en descendre quelques-uns, depuis les récits de
1814, dont on avait bercé son enfance, là-bas, en
Alsace.
–ah ! Sales bougres, sales bougres !
Et il tirait toujours, si rapidement, que le canon
de son chassepot finissait par lui brûler les
doigts.
L’attaque s’annonçait terrible. Du côté des
prairies, la fusillade avait cessé. Maîtres d’un
ruisseau étroit, bordé de peupliers et de saules,
les bavarois s’apprêtaient à donner l’assaut aux
maisons qui défendaient la place de l’église ; et
leurs tirailleurs s’étaient prudemment repliés,
le soleil seul dormait en nappe d’or sur le
déroulement immense des herbes, que tachaient
quelques masses noires, les corps des soldats tués.
Aussi le lieutenant venait-il de quitter la cour de
la teinturerie, en y laissant une sentinelle,
comprenant que, désormais, le danger allait être du
côté de la rue. Vivement, il rangea ses
hommes le long du trottoir, avec l’ordre, si
l’ennemi s’emparait de la place, de se barricader au
premier étage du bâtiment, et de s’y défendre,
jusqu’à la dernière cartouche. Couchés par terre,
abrités derrière les bornes, profitant des moindres
saillies, les hommes tiraient à volonté ; et
c’était, le long de cette large voie, ensoleillée et
déserte, un ouragan de plomb, des rayures de fumée,
comme une averse de grêle chassée par un grand
vent. On vit une
jeune fille traverser la chaussée d’une course
éperdue, sans être atteinte. Puis, un vieillard, un
paysan vêtu d’une blouse, qui s’obstinait à faire
rentrer son cheval à l’écurie, reçut une balle en
plein front, et d’un tel choc, qu’il en fut
projeté au milieu de la route. La toiture de
l’église venait d’être défoncée par la chute d’un
obus. Deux autres avaient incendié des maisons, qui
flambaient dans la lumière vive, avec des
craquements de charpente. Et cette misérable
Françoise broyée près de son enfant malade,
ce paysan avec une balle dans le crâne, ces
démolitions et ces incendies achevaient
d’exaspérer les habitants qui avaient mieux aimé
mourir là que de se sauver en Belgique. Des
bourgeois, des ouvriers, des gens en paletot et
en bourgeron, tiraient rageusement par les
fenêtres.
–ah ! Les bandits ! Cria Weiss, ils ont fait le
tour... je les voyais bien qui filaient le long du
chemin de fer... tenez ! Les entendez-vous,
là-bas, à gauche ?
En effet, une fusillade venait d’éclater, derrière
le parc de Montivilliers, dont les arbres bordaient
la route. Si l’ennemi s’emparait de ce parc,
Bazeilles était pris. Mais la violence même du feu
prouvait que le commandant du 12e corps avait
prévu le mouvement et que le parc se trouvait
défendu.
–prenez donc garde, maladroit ! Cria le lieutenant,
en forçant Weiss à se coller contre le mur, vous
allez être coupé en deux !
Ce gros homme, si brave, avec ses lunettes, avait
fini par l’intéresser, tout en le faisant sourire ;
et, comme il entendait venir un obus, il l’avait
fraternellement écarté. Le projectile tomba à une
dizaine de pas, éclata en les couvrant tous les
deux de mitraille. Le bourgeois restait debout,
sans une égratignure, tandis que le lieutenant
avait eu les deux jambes brisées.
–allons, bon ! Murmura-t-il, c’est moi qui ai mon
compte !
Renversé sur le trottoir, il se fit adosser contre
la porte, près de la femme qui gisait déjà en
travers du seuil. Et sa jeune figure gardait son
air énergique et têtu.
–ça ne fait rien, mes enfants, écoutez-moi bien...
tirez à votre aise, ne vous pressez pas. Je vous le
dirai, quand il faudra tomber sur eux à la
baïonnette.
Et il continua de les commander, la tête droite,
surveillant au loin l’ennemi. Une autre maison, en
face, avait pris feu. Le pétillement de la
fusillade, les détonations des obus déchiraient
l’air, qui s’emplissait de poussières et de fumées.
Des soldats culbutaient au coin de chaque ruelle,
des morts, les uns isolés, les autres en tas,
faisaient des taches sombres, éclaboussées de
rouge. Et, au-dessus du village, grandissait une
effrayante clameur, la menace de milliers d’hommes
se ruant sur quelques centaines de braves, résolus
à mourir.
Alors, Delaherche, qui n’avait cessé d’appeler
Weiss, demanda une dernière fois :
–vous ne venez pas ? ... tant pis ! Je vous lâche,
adieu !
Il était environ sept heures, et il avait trop
tardé. Tant qu’il put marcher le long des maisons,
il profita des portes, des bouts de muraille, se
collant dans les moindres encoignures, à chaque
décharge. Jamais il ne se serait cru si
jeune ni si agile, tellement il s’allongeait avec
des souplesses de couleuvre. Mais, au bout de
Bazeilles, lorsqu’il lui fallut suivre pendant près
de trois cents mètres la route déserte et nue, que
balayaient les batteries du Liry, il se sentit
grelotter, bien qu’il fût trempé de sueur. Un
moment encore, il s’avança courbé en deux, dans un
fossé. Puis, il prit sa course follement, il
galopa droit devant lui, les oreilles pleines de
détonations, pareilles à des coups de tonnerre. Ses
yeux brûlaient, il croyait marcher dans des flammes.
Cela dura une éternité. Subitement, il aperçut une
petite maison, sur la gauche ; et il
se précipita, il s’abrita, la poitrine soulagée
d’un poids énorme. Du monde l’entourait, des
hommes, des chevaux. D’abord, il n’avait distingué
personne. Ensuite, ce qu’il vit l’étonna.
N’était-ce point l’empereur, avec tout un
état-major ? Il hésitait, bien qu’il se vantât de
le connaître, depuis qu’il avait failli lui parler,
à Baybel ; puis, il resta béant. C’était bien
Napoléon Iii, qui lui apparaissait plus grand,
à cheval, et les moustaches si fortement cirées, les
joues si colorées, qu’il le jugea tout de suite
rajeuni, fardé comme un acteur. Sûrement, il
s’était fait peindre, pour ne pas promener, parmi
son armée, l’effroi de son masque blême, décomposé
par la souffrance, au nez aminci, aux yeux
troubles. Et, averti dès cinq heures qu’on se
battait à Bazeilles, il était venu, de son air
silencieux et morne de fantôme, aux chairs
ravivées de vermillon.
Une briqueterie était là, offrant un refuge. De
l’autre côté, une pluie de balles en criblait les
murs, et des obus, à chaque seconde, s’abattaient
sur la route. Toute l’escorte s’était arrêtée.
–sire, murmura une voix, il y a vraiment
danger...
mais l’empereur se tourna, commanda du geste à son
état-major de se ranger dans l’étroite ruelle qui
longeait la briqueterie. Là, hommes et bêtes
seraient cachés complètement.
–en vérité, sire, c’est de la folie... sire, nous
vous en supplions...
il répéta simplement son geste, comme pour dire que
l’apparition d’un groupe d’uniformes, sur cette
route nue, attirerait certainement l’attention des
batteries de la rive gauche. Et, tout seul, il
s’avança, au milieu des balles et des obus, sans
hâte, de sa même allure morne et indifférente,
allant à son destin. Sans doute, il entendait
derrière lui la voix implacable qui le jetait en
avant, la voix criant de Paris : " marche ! Marche !
Meurs en héros sur
les cadavres entassés de ton peuple, frappe le
monde entier d’une admiration émue, pour que ton
fils règne ! " il marchait, il poussait son cheval à
petits pas. Pendant une centaine de mètres, il
marcha encore. Puis, il s’arrêta, attendant la fin
qu’il était venu chercher. Les balles sifflaient
comme un vent d’équinoxe, un obus avait éclaté,
en le couvrant de terre. Il continua d’attendre. Les
crins de son cheval se hérissaient, toute sa peau
tremblait, dans un instinctif recul, devant la mort
qui, à chaque seconde, passait, sans vouloir de la
bête ni de l’homme. Alors, après cette attente
infinie, l’empereur, avec son fatalisme résigné,
comprenant que son destin n’était pas là, revint
tranquillement, comme s’il n’avait désiré que
reconnaître l’exacte position des batteries
allemandes.
–sire, que de courage ! ... de grâce, ne vous exposez
plus...
mais, d’un geste encore, il invita son état-major à
le suivre, sans l’épargner cette fois, pas plus
qu’il ne s’épargnait lui-même ; et il monta vers la
Moncelle, à travers champs, par les terrains nus
de la Rapaille. Un capitaine fut tué, deux chevaux
s’abattirent. Les régiments du 12e corps, devant
lesquels il passait, le regardaient venir et
disparaître comme un spectre, sans un salut, sans
une acclamation.
Delaherche avait assisté à ces choses. Et il en
frémissait, surtout en pensant que, dès qu’il
aurait quitté la briqueterie, lui aussi allait se
retrouver en plein sous les projectiles. Il
s’attardait, il écoutait maintenant des officiers
démontés qui étaient restés là.
–je vous dis qu’il a été tué net, un obus qui l’a
coupé en deux.
–mais non, je l’ai vu emporter... une simple
blessure, un éclat dans la fesse...
–à quelle heure ?
–vers six heures et demie, il y a une heure...
là-haut, près de la Moncelle, dans un chemin
creux...
–alors, il est rentré à Sedan ?
–certainement, il est à Sedan.
De qui parlaient-ils donc ? Brusquement, Delaherche
comprit qu’ils parlaient du maréchal De
Mac-Mahon, blessé en allant aux avant-postes. Le
maréchal blessé ! C’était notre chance, comme avait
dit le lieutenant d’infanterie de marine. Et il
réfléchissait aux conséquences de l’accident,
lorsque, à toutes brides, une estafette passa,
criant à un camarade qu’elle venait de
reconnaître :
–le général Ducrot est commandant en chef ! ... toute
l’armée va se concentrer à Illy, pour battre en
retraite sur Mézières !
Déjà, l’estafette galopait au loin, entrait dans
Bazeilles, sous le redoublement du feu ; tandis que
Delaherche, effaré des nouvelles extraordinaires,
ainsi apprises coup sur coup, menacé de se trouver
pris dans la retraite des troupes, se décidait et
courait de son côté jusqu’à Balan, d’où il
regagnait Sedan enfin, sans trop de peine.
Dans Bazeilles, l’estafette galopait toujours,
cherchant les chefs pour leur donner les ordres. Et
les nouvelles galopaient aussi, le maréchal De
Mac-Mahon blessé, le général Ducrot nommé
commandant en chef, toute l’armée se repliant sur
Illy.
–quoi ? Que dit-on ? Cria Weiss, déjà noir de
poudre. Battre en retraite sur Mézières à cette
heure ! Mais c’est insensé, jamais on ne passera !
Il se désespérait, pris du remords d’avoir
conseillé cela, la veille, justement à ce général
Ducrot, investi maintenant du commandement
suprême. Certes, oui, la veille, il n’y avait pas
d’autre plan à suivre : la retraite, la retraite
immédiate, par le défilé saint-Albert. Mais, à
présent, la route devait être barrée, tout le
fourmillement noir des prussiens s’en était allé
là-bas, dans la plaine de Donchery. Et, folie pour
folie, il n’y en avait plus qu’une de désespérée
et de brave, celle de jeter les bavarois
à la Meuse et de passer sur eux pour reprendre le
chemin de Carignan.
Weiss, qui, d’un petit coup sec, remontait ses
lunettes à chaque seconde, expliquait la position
au lieutenant, toujours assis contre la porte, avec
ses deux jambes coupées, très pâle et agonisant du
sang qu’il perdait.
–mon lieutenant, je vous assure que j’ai raison...
dites à vos hommes de ne pas lâcher. Vous voyez bien
que nous sommes victorieux. Encore un effort, et
nous les flanquons à la Meuse !
En effet, la deuxième attaque des bavarois venait
d’être repoussée. Les mitrailleuses avaient de
nouveau balayé la place de l’église, des
entassements de cadavres y barraient le pavé, au
grand soleil ; et, de toutes les ruelles,
à la baïonnette, on rejetait l’ennemi dans les prés,
une débandade, une fuite vers le fleuve, qui se
serait à coup sûr changée en déroute, si des
troupes fraîches avaient soutenu les marins, déjà
exténués et décimés. D’autre part, dans le parc de
Montivilliers, la fusillade n’avançait guère, ce
qui indiquait que, de ce côté aussi, des renforts
auraient dégagé le bois.
–dites à vos hommes, mon lieutenant... à la
baïonnette ! à la baïonnette !
D’une blancheur de cire, la voix mourante, le
lieutenant eut encore la force de murmurer :
–vous entendez, mes enfants, à la baïonnette !
Et ce fut son dernier souffle, il expira, la face
droite et têtue, les yeux ouverts, regardant toujours
la bataille. Des mouches déjà volaient et se
posaient sur la tête broyée de Françoise ; tandis
que le petit Auguste, dans son lit, pris
du délire de la fièvre, appelait, demandait à boire,
d’une voix basse et suppliante.
–mère, réveille-toi, relève-toi... j’ai soif, j’ai
bien soif...
mais les ordres étaient formels, les officiers
durent
commander la retraite, désolés de ne pouvoir tirer
profit de l’avantage qu’ils venaient de remporter.
évidemment, le général Ducrot, hanté par la
crainte du mouvement tournant de l’ennemi,
sacrifiait tout à la tentative folle d’échapper
à son étreinte. La place de l’église fut évacuée,
les troupes se replièrent de ruelle en ruelle,
bientôt la route se vida. Des cris et des sanglots
de femmes s’élevaient, des hommes juraient,
brandissaient les poings, dans la colère de se voir
ainsi abandonnés. Beaucoup s’enfermaient chez eux,
résolus à s’y défendre et à mourir.
–eh bien ! Moi, je ne fiche pas le camp ! Criait
Weiss, hors de lui. Non ! J’aime mieux y laisser
la peau... qu’ils viennent donc casser mes meubles
et boire mon vin !
Plus rien n’existait que sa rage, cette fureur
inextinguible de la lutte, à l’idée que l’étranger
entrerait chez lui, s’assoirait sur sa chaise,
boirait dans son verre. Cela soulevait tout son être,
emportait son existence accoutumée, sa femme, ses
affaires, sa prudence de petit bourgeois
raisonnable. Et il s’enferma dans sa maison, s’y
barricada, y tourna comme une bête en cage, passant
d’une pièce dans une autre, s’assurant que toutes les
ouvertures étaient bien bouchées. Il compta ses
cartouches, il en avait encore une quarantaine.
Puis, comme il allait donner un dernier coup d’oeil
vers la Meuse, pour s’assurer qu’aucune attaque
n’était à craindre par les prairies, la vue des
coteaux de la rive gauche l’arrêta de nouveau un
instant. Des envolements de fumée indiquaient
nettement les positions des batteries prussiennes.
Et, dominant la formidable batterie de Frénois, à
l’angle d’un petit bois de la Marfée, il retrouva
le groupe d’uniformes, plus nombreux, d’un tel
éclat au grand soleil, qu’en mettant son
binocle par-dessus ses lunettes, il distinguait
l’or des épaulettes et des casques.
–sales bougres, sales bougres ! Répéta-t-il, le
poing tendu.
Là-haut, sur la Marfée, c’était le roi Guillaume
et son état-major. Dès sept heures, il était venu
de Vendresse, où il avait couché, et il se trouvait
là-haut, à l’abri de tout péril, ayant devant lui
la vallée de la Meuse, le déroulement sans bornes
du champ de bataille. L’immense plan en relief
allait d’un bord du ciel à l’autre ; tandis que,
debout sur la colline, comme du trône réservé de
cette gigantesque loge de gala, il regardait.
Au milieu, sur le fond sombre de la forêt des
Ardennes, drapée à l’horizon ainsi qu’un rideau
d’antique verdure, Sedan se détachait, avec les
lignes géométriques de ses fortifications, que les
prés inondés et le fleuve noyaient au sud et à
l’ouest. Dans Bazeilles, des maisons flambaient
déjà, une poussière de bataille embrumait le
village. Puis, à l’est, de la Moncelle à Givonne,
on ne voyait, pareils à des lignes d’insectes,
traversant les chaumes, que quelques régiments du
12e corps et du 1er, qui disparaissaient par
moments dans l’étroit vallon, où les hameaux étaient
cachés ; et, en face, l’autre revers apparaissait,
des champs pâles, que le bois Chevalier tachait
de sa masse verte. Mais surtout, au nord, le
7e corps était bien en vue, occupant de ses
mouvants points noirs le plateau de Floing,
une large bande de terres rougeâtres qui descendait
du petit bois de la Garenne aux herbages du bord
de l’eau. Au delà, c’était encore Floing,
Saint-Menges, Fleigneux, Illy, des villages
perdus parmi la houle des terrains, toute une
région tourmentée, coupée d’escarpements.
Et c’était aussi, à gauche, la boucle de la Meuse,
les eaux lentes, d’argent neuf au clair soleil,
enfermant la presqu’île d’Iges de son vaste et
paresseux détour, barrant tout chemin vers
Mézières, ne laissant, entre la berge extrême
et les inextricables forêts, que la porte unique
du défilé de saint-Albert.
Les cent mille hommes et les cinq cents canons de
l’armée française étaient là, entassés et traqués
dans ce
triangle ; et, lorsque le roi de Prusse se
tournait vers l’ouest, il apercevait une autre
plaine, celle de Donchery, des champs vides
s’élargissant vers Briancourt, Marancourt
et Vrignes-Aux-Bois, tout un infini de terres
grises, poudroyant sous le ciel bleu ; et,
lorsqu’il se tournait vers l’est, c’était aussi,
en face des lignes françaises si resserrées, une
immensité libre, un pullulement de villages,
Douzy et Carignan d’abord, ensuite en remontant
Rubécourt, Pourru-Aux-Bois, Francheval,
Villers-Cernay, jusqu’à La Chapelle, près de la
frontière. Tout autour, la terre lui appartenait,
il poussait à son gré les deux cent cinquante mille
hommes et les huit cents canons de ses armées, il
embrassait d’un seul regard leur marche envahissante.
Déjà, d’un côté, le xie corps s’avançait sur
Saint-Menges, tandis que le ve corps était à
Vrignes-Aux-Bois et que la division
wurtembergeoise attendait près de Donchery ; et,
de l’autre côté, si les arbres et les coteaux le
gênaient, il devinait les mouvements, il venait de
voir le xiie corps pénétrer dans le bois
Chevalier, il savait que la garde devait avoir
atteint Villers-Cernay. C’étaient les
branches de l’étau, l’armée du prince royal de
Prusse à gauche, l’armée du prince royal de Saxe
à droite, qui s’ouvraient et montaient, d’un
mouvement irrésistible, pendant que les deux corps
bavarois se ruaient sur Bazeilles.
Aux pieds du roi Guillaume, de Remilly à
Frénois, les batteries presque ininterrompues
tonnaient sans relâche, couvrant d’obus la
Moncelle et Daigny, allant, par-dessus
la ville de Sedan, balayer les plateaux du nord.
Et il n’était guère plus de huit heures, et il
attendait l’inévitable résultat de la bataille, les
yeux sur l’échiquier géant, occupé à mener cette
poussière d’hommes, l’enragement de ces quelques
points noirs, perdus au milieu de l’éternelle
et souriante nature.
===Chapitre II===
<center>'''Chapitre II'''</center>
 
 
sur le plateau de Floing, au petit jour, dans le
brouillard épais, le clairon Gaude sonna la diane,
de tout son souffle. Mais l’air était si noyé
d’eau, que la sonnerie joyeuse s’étouffait. Et les
hommes de la compagnie, qui n’avaient pas même eu
le courage de dresser les tentes, roulés dans les
toiles, couchés dans la boue, ne s’éveillaient pas,
pareils déjà à des cadavres, avec leurs faces
blêmes, durcies de fatigue et de sommeil. Il fallut
les secouer un à un, les tirer de ce néant ; et ils
se soulevaient comme des ressuscités, livides, les
yeux pleins de la terreur de vivre.
Jean avait réveillé Maurice.
–quoi donc ? Où sommes-nous ?
Effaré, il regardait, n’apercevait que cette mer
grise, où flottaient les ombres de ses camarades.
On ne distinguait rien, à vingt mètres devant soi.
Toute orientation se trouvait perdue, il n’aurait
pas été capable de dire de quel côté était Sedan.
Mais, à ce moment, le canon, quelque part, très
loin, frappa son oreille.
–ah ! Oui, c’est pour aujourd’hui, on se bat...
tant mieux ! On va donc en finir !
Des voix, autour de lui, disaient de même ; et
c’était une sombre satisfaction, le besoin de
s’évader de ce cauchemar, de les voir enfin, ces
prussiens, qu’on était venu chercher, et devant
lesquels on fuyait depuis tant de mortelles heures !
On allait donc leur envoyer des coups de
fusil, s’alléger de ces cartouches qu’on avait
apportées de si
loin, sans en brûler une seule ! Cette fois, tous
le sentaient, c’était l’inévitable bataille.
Mais le canon de Bazeilles tonnait plus haut, et
Jean, debout, écoutait.
–où tire-t-on ?
–ma foi, répondit Maurice, ça m’a l’air d’être
vers la Meuse... seulement, le diable m’emporte si
je me doute où je suis.
–écoute, mon petit, dit alors le caporal, tu ne vas
pas me quitter, parce que, vois-tu, il faut savoir,
si l’on ne veut pas attraper de mauvais coups...
moi, j’ai déjà vu ça, j’ouvrirai l’oeil pour toi
et pour moi.
L’escouade, cependant, commençait à grogner,
fâchée de ne pouvoir se mettre sur l’estomac quelque
chose de chaud. Pas possible d’allumer du feu,
sans bois sec, et avec un sale temps pareil ! Au
moment même où s’engageait la bataille, la question
du ventre revenait, impérieuse, décisive. Des héros
peut-être, mais des ventres avant tout. Manger,
c’était l’unique affaire ; et avec quel amour
on écumait le pot, les jours de bonne soupe ! Et
quelles colères d’enfants et de sauvages, quand le
pain manquait !
–lorsqu’on ne mange pas, on ne se bat pas,
déclara Chouteau. Du tonnerre de dieu, si je
risque ma peau aujourd’hui !
Le révolutionnaire revenait chez ce grand diable
de peintre en bâtiments, beau parleur de
Montmartre, théoricien de cabaret, gâtant les
quelques idées justes, attrapées çà et là, dans le
plus effroyable mélange d’âneries et de
mensonges.
–d’ailleurs, continua-t-il, est-ce qu’on ne s’est
pas foutu de nous, à nous raconter que les
prussiens crevaient de faim et de maladie, qu’ils
n’avaient même plus de chemises et qu’on les
rencontrait sur les routes, sales, en guenilles
comme des pauvres ?
Loubet se mit à rire, de son air de gamin de
Paris, qui avait roulé au travers de tous les
petits métiers des halles.
–ah ! Ouiche ! C’est nous autres qui claquons de
misère, et à qui on donnerait un sou, quand nous
passons avec nos godillots crevés et nos frusques
de chienlits... et leurs grandes victoires donc !
Encore de jolis farceurs, lorsqu’ils nous
racontaient qu’on venait de faire Bismarck
prisonnier et qu’on avait culbuté toute une armée
dans une carrière... non, ce qu’ils se sont foutus
de nous !
Pache et Lapoulle, qui écoutaient, serraient les
poings, en hochant furieusement la tête. D’autres,
aussi, se fâchaient, car l’effet de ces continuels
mensonges des journaux avait fini par être
désastreux. Toute confiance était morte,
on ne croyait plus à rien. L’imagination de ces
grands enfants, si fertile d’abord en espérances
extraordinaires, tombait maintenant à des
cauchemars fous.
–pardi ! Ce n’est pas malin, reprit Chouteau,
ça s’explique, puisque nous sommes vendus... vous
le savez bien tous.
La simplicité paysanne de Lapoulle s’exaspérait
chaque fois à ce mot.
–oh ! Vendus, faut-il qu’il y ait des gens
canailles !
–vendus, comme Judas a vendu son maître,
murmura Pache, que hantaient ses souvenirs
d’histoire sainte.
Chouteau triomphait.
–c’est bien simple, mon dieu ! On sait les
chiffres... Mac-Mahon a reçu trois millions, et
les autres généraux chacun un million, pour nous
amener ici... ça s’est fait à Paris, le
printemps dernier ; et, cette nuit, ils ont tiré
une fusée, histoire de dire que c’était prêt, et
qu’on pouvait venir nous prendre.
Maurice fut révolté par la stupidité de
l’invention. Autrefois, Chouteau l’avait amusé,
presque conquis, grâce à
sa verve faubourienne. Mais, à présent, il ne
tolérait plus ce pervertisseur, ce mauvais ouvrier
qui crachait sur toutes les besognes, afin d’en
dégoûter les autres.
–pourquoi dites-vous des absurdités pareilles ?
Cria-t-il. Vous savez bien que ce n’est pas vrai.
–comment, pas vrai ? ... alors, maintenant, c’est
pas vrai que nous sommes vendus ? ... ah ! Dis donc,
toi l’aristo ! Est-ce que tu en es, de la bande à
ces sales cochons de traîtres ?
Il s’avançait, menaçant.
–tu sais, faudrait le dire, monsieur le bourgeois,
parce que, sans attendre ton ami Bismarck, on te
ferait tout de suite ton affaire.
Les autres, de même, commençaient à gronder, et Jean
crut devoir intervenir.
–silence donc ! Je mets au rapport le premier qui
bouge !
Mais Chouteau, ricanant, le hua. Il s’en fichait pas
mal de son rapport ! Il se battrait ou il ne se
battrait pas, à son idée ; et il ne fallait plus
qu’on l’embêtât, parce qu’il n’avait pas des
cartouches que pour les prussiens. à présent que la
bataille était commencée, le peu de discipline,
maintenue par la peur, s’effondrait : qu’est-ce
qu’on pouvait lui faire ? Il filerait, dès qu’il en
aurait assez. Et il fut grossier, excitant les
autres contre le caporal, qui les laissait mourir
de faim. Oui, c’était sa faute, si l’escouade
n’avait rien mangé depuis trois jours, tandis que
les camarades avaient eu de la soupe et de la
viande. Mais monsieur était allé se goberger avec
l’aristo chez des filles. On les avait bien vus,
à Sedan.
–tu as boulotté l’argent de l’escouade, ose donc
dire le contraire, bougre de fricoteur !
Du coup, les choses se gâtèrent. Lapoulle serrait
les poings, et Pache, malgré sa douceur, affolé
par la faim, voulait qu’on s’expliquât. Le plus
raisonnable fut encore
Loubet, qui se mit à rire, de son air avisé, en
disant que c’était bête de se manger entre
français, lorsque les prussiens étaient là. Lui,
n’était pas pour les querelles, ni à coups de
poing, ni à coups de fusil ; et, faisant allusion
aux quelques centaines de francs qu’il avait
touchées, comme remplaçant militaire, il ajouta :
–vrai ! S’ils croient que ma peau ne vaut pas plus
cher que ça ! ... je vais leur en donner pour leur
argent.
Mais Maurice et Jean, irrités de cette agression
imbécile, répondaient violemment, se disculpaient,
lorsqu’une voix forte sortit du brouillard.
–quoi donc ? Quoi donc ? Quels sont les sales
pierrots qui se disputent ?
Et le lieutenant Rochas parut, avec son képi jauni
par les pluies, sa capote où manquaient des
boutons, toute sa maigre et dégingandée personne
dans un pitoyable état d’abandon et de misère. Il
n’en était pas moins d’une crânerie victorieuse, les
yeux étincelants, les moustaches hérissées.
–mon lieutenant, répondit Jean hors de lui, ce
sont ces hommes qui crient comme ça que nous sommes
vendus... oui, nos généraux nous auraient vendus...
dans le crâne étroit de Rochas, cette idée de
trahison n’était pas loin de paraître naturelle,
car elle expliquait les défaites qu’il ne pouvait
admettre.
–eh bien ! Qu’est-ce que ça leur fout d’être
vendus ? ... est-ce que ça les regarde ? ... ça
n’empêche pas que les prussiens sont là et que nous
allons leur allonger une de ces raclées dont on se
souvient.
Au loin, derrière l’épais rideau de brume, le canon
de Bazeilles ne cessait point. Et, d’un grand
geste, il tendit les bras.
–hein ! Cette fois, ça y est ! ... on va donc les
reconduire chez eux, à coups de crosse !
Tout, pour lui, depuis qu’il entendait la
canonnade, se
trouvait effacé : les lenteurs, les incertitudes de
la marche, la démoralisation des troupes, le
désastre de Beaumont, l’agonie dernière de la
retraite forcée sur Sedan. Puisqu’on se battait,
est-ce que la victoire n’était pas certaine ?
Il n’avait rien appris ni rien oublié, il gardait
son mépris fanfaron de l’ennemi, son ignorance
absolue des conditions nouvelles de la guerre, son
obstinée certitude qu’un vieux soldat d’Afrique,
de Crimée et d’Italie ne pouvait pas être battu.
Ce serait vraiment trop drôle, de commencer à son
âge !
Un rire brusque lui fendit les mâchoires. Il eut une
de ces tendresses de brave homme qui le faisaient
adorer de ses soldats, malgré les bourrades qu’il
leur distribuait parfois.
–écoutez, mes enfants, au lieu de vous disputer, ça
vaudra mieux de boire la goutte... oui, je vas vous
payer la goutte, vous la boirez à ma santé.
Et, d’une poche profonde de sa capote, il tira une
bouteille d’eau-de-vie, en ajoutant, de son air
triomphal, que c’était un cadeau d’une dame. La
veille, en effet, on l’avait vu, attablé au fond
d’un cabaret de Floing, très entreprenant à
l’égard de la servante, qu’il tenait sur ses
genoux. Maintenant, les soldats riaient de bon coeur,
tendaient leurs gamelles, dans lesquelles il versait
lui-même, gaiement.
–mes enfants, il faut boire à vos bonnes amies, si
vous en avez, et il faut boire à la gloire de la
France... je ne connais que ça, vive la joie !
–c’est bien vrai, mon lieutenant, à votre santé et à
la santé de tout le monde !
Tous burent, réconciliés, réchauffés. Ce fut très
gentil, cette goutte, dans le petit froid du matin,
au moment de marcher à l’ennemi. Et Maurice la
sentit qui descendait dans ses veines, en lui
rendant la chaleur et la demi-ivresse de
l’illusion. Pourquoi ne battrait-on pas les
prussiens ? Est-ce que les batailles ne réservaient
pas leurs surprises, des revirements inattendus
dont l’histoire gardait l’étonnement ? Ce diable
d’homme ajoutait que Bazaine était en marche,
qu’on l’attendait avant le soir : oh ! Un
renseignement sûr, qu’il tenait de l’aide de camp
d’un général ; et, bien qu’il montrât la Belgique,
pour indiquer la route par laquelle arrivait
Bazaine, Maurice s’abandonna à une de ces crises
d’espoir, sans lesquelles il ne pouvait vivre.
Peut-être enfin était-ce la revanche.
–qu’est-ce que nous attendons, mon lieutenant ? Se
permit-il de demander. On ne marche donc pas !
Rochas eut un geste, comme pour dire qu’il n’avait
pas d’ordre. Puis, après un silence :
–quelqu’un a-t-il vu le capitaine ?
Personne ne répondit. Jean se souvenait de l’avoir
vu, dans la nuit, s’éloigner du côté de Sedan ;
mais un soldat prudent ne doit jamais voir un chef,
en dehors du service. Il se taisait, lorsque, en se
retournant, il aperçut une ombre, qui revenait le
long de la haie.
–le voici, dit-il.
C’était, en effet, le capitaine Beaudoin. Il les
étonna tous par la correction de sa tenue, son
uniforme brossé, ses chaussures cirées, qui
contrastaient si violemment avec le pitoyable état
du lieutenant. Et il y avait en outre une
coquetterie, comme des soins galants, dans ses
mains blanches et la frisure de ses moustaches, un
vague parfum de lilas de Perse qui sentait le
cabinet de toilette bien installé de jolie femme.
–tiens ! Ricana Loubet, le capitaine a donc
retrouvé ses bagages !
Mais personne ne sourit, car on le savait peu
commode. Il était exécré, tenant ses hommes à
l’écart. Un pète-sec, selon le mot de Rochas.
Depuis les premières défaites, il avait l’air
absolument choqué ; et le désastre que tous
prévoyaient lui semblait surtout inconvenant.
Bonapartiste
convaincu, promis au plus bel avancement, appuyé par
plusieurs salons, il sentait sa fortune choir dans
toute cette boue. On racontait qu’il avait une très
jolie voix de ténor, à laquelle il devait beaucoup
déjà. Pas inintelligent d’ailleurs, bien que ne
sachant rien de son métier, uniquement désireux de
plaire, et très brave, quand il le fallait,
sans excès de zèle.
–quel brouillard ! Dit-il simplement, soulagé de
retrouver sa compagnie, qu’il cherchait depuis une
demi-heure, avec la crainte de s’être perdu.
Tout de suite, un ordre étant enfin arrivé, le
bataillon se porta en avant. De nouveaux flots de
brume devaient monter de la Meuse, car on marchait
presque à tâtons, au milieu d’une sorte de rosée
blanchâtre qui tombait en pluie fine. Et Maurice
eut alors une vision qui le frappa, celle du colonel
De Vineuil, surgissant tout d’un coup,
immobile sur son cheval, à l’angle de deux routes,
lui très grand, très pâle, tel qu’un marbre de la
désespérance, la bête frissonnante au froid du
matin, les naseaux ouverts, tournés là-bas, vers le
canon. Mais, surtout, à dix pas en arrière,
flottait le drapeau du régiment, que le
sous-lieutenant de service tenait, sorti déjà de son
fourreau, et qui, dans la blancheur molle et mouvante
des vapeurs, semblait en plein ciel de rêve, une
apparition de gloire, tremblante, près de
s’évanouir. L’aigle dorée était trempée d’eau,
tandis que la soie des trois couleurs, où se
trouvaient brodés des noms de victoire, pâlissait,
enfumée, trouée d’anciennes blessures ; et il n’y
avait guère que la croix d’honneur, attachée à la
cravate, qui mît dans tout cet effacement l’éclat
vif de ses branches d’émail.
Le drapeau, le colonel disparurent, noyés sous une
nouvelle vague, et le bataillon avançait toujours,
sans savoir où, comme dans une ouate humide. On
avait descendu une pente, on remontait maintenant
par un
chemin étroit. Puis, le cri de halte retentit. Et
l’on resta là, l’arme au pied, les épaules alourdies
par le sac, avec défense de bouger. On devait se
trouver sur un plateau ; mais impossible encore de
voir à vingt pas, on ne distinguait absolument
rien. Il était sept heures, le canon semblait
s’être rapproché, de nouvelles batteries
tiraient de l’autre côté de Sedan, de plus en plus
voisines.
–oh ! Moi, dit brusquement le sergent Sapin à
Jean et à Maurice, je serai tué aujourd’hui.
Il n’avait pas ouvert la bouche depuis le réveil,
l’air enfoncé dans une rêverie, avec sa grêle
figure aux grands beaux yeux et au petit nez
pincé.
–en voilà une idée ! Se récria Jean, est-ce qu’on
peut dire ce qu’on attrapera ? ... vous savez, il
n’y en a pour personne, et il y en a pour tout le
monde.
Mais le sergent hocha la tête, dans un branle
d’absolue certitude.
–oh ! Moi, c’est comme si c’était fait... je serai
tué aujourd’hui.
Des têtes se tournèrent, on lui demanda s’il avait vu
ça en rêve. Non, il n’avait rien rêvé ; seulement, il
le sentait, c’était là.
–et ça m’embête tout de même, parce que j’allais me
marier, en rentrant chez moi.
Ses yeux de nouveau vacillèrent, il revoyait sa vie.
Fils de petits épiciers de Lyon, gâté par sa mère
qu’il avait perdue, n’ayant pu s’entendre avec son
père, il était resté au régiment, dégoûté de tout,
sans vouloir se laisser racheter ; et puis,
pendant un congé, il s’était mis d’accord avec une
de ses cousines, se reprenant à l’existence,
faisant ensemble l’heureux projet de tenir un
commerce, grâce aux quelques sous qu’elle devait
apporter. Il avait de l’instruction, l’écriture,
l’orthographe, le calcul. Depuis un an, il ne
vivait plus que pour la joie de cet avenir.
Il eut un frisson, se secoua pour sortir de son
idée fixe, en répétant d’un air calme :
–oui, c’est embêtant, je serai tué aujourd’hui.
Personne ne parlait plus, l’attente continua. On ne
savait même pas si l’on tournait le dos ou la face
à l’ennemi. Des bruits vagues, par moments,
venaient de l’inconnu du brouillard : grondements
de roues, piétinements de foule, trots lointains
de chevaux. C’étaient les mouvements de troupes que
la brume cachait, toute l’évolution du
7e corps en train de prendre ses positions de
combat. Mais, depuis un instant, il semblait que les
vapeurs devinssent plus légères. Des lambeaux
s’enlevaient comme des mousselines, des coins
d’horizon se découvraient, troubles encore, d’un
bleu morne d’eau profonde. Et ce fut, dans une de
ces éclaircies, qu’on vit défiler, tels qu’une
chevauchée de fantômes, les régiments de
chasseurs d’Afrique qui faisaient partie de la
division Margueritte. Raides sur la selle, avec
leurs vestes d’ordonnance, leurs larges ceintures
rouges, ils poussaient leurs chevaux, des bêtes
minces, à moitié disparues sous la complication
du paquetage. Après un escadron, un autre
escadron ; et tous, sortis de l’incertain,
rentraient dans l’incertain, avaient l’air de se
fondre sous la pluie fine. Sans doute, ils gênaient,
on les emmenait plus loin, ne sachant qu’en faire,
ainsi que cela arrivait depuis le commencement
de la campagne. à peine les avait-on employés
comme éclaireurs, et, dès que le combat s’engageait,
on les promenait de vallon en vallon, précieux et
inutiles.
Maurice regardait, en songeant à Prosper.
–tiens ! Murmura-t-il, c’est peut-être lui, là-bas.
–qui donc ? Demanda Jean.
–ce garçon de Remilly, tu sais bien, dont nous
avons rencontré le frère à Oches.
Mais les chasseurs étaient passés, et il y eut
encore un brusque galop, un état-major qui dévalait
par le chemin
en pente. Cette fois, Jean avait reconnu leur
général de brigade, Bourgain-Desfeuilles, le bras
agité dans un geste violent. Il avait donc daigné
quitter enfin l’hôtel de la croix-d’or ; et sa
mauvaise humeur disait assez son ennui de s’être
levé si tôt, dans des conditions d’installation et
de nourriture déplorables.
Sa voix tonnante arriva, distincte.
–eh ! Nom de dieu ! La Moselle ou la Meuse,
l’eau qui est là, enfin !
Le brouillard, pourtant, se levait. Ce fut soudain,
comme à Bazeilles, le déroulement d’un décor,
derrière le flottant rideau qui remontait avec
lenteur vers les frises. Un clair ruissellement de
soleil tombait du ciel bleu. Et tout de suite
Maurice reconnut l’endroit où ils attendaient.
–ah ! Dit-il à Jean, nous sommes sur le plateau de
l’Algérie... tu vois, de l’autre côté du vallon,
en face de nous, ce village, c’est Floing ; et
là-bas, c’est Saint-Menges ; et, plus loin encore,
c’est Fleigneux... puis, tout au fond, dans la
forêt des Ardennes, ces arbres maigres sur
l’horizon, c’est la frontière...
il continua, la main tendue. Le plateau de
l’Algérie, une bande de terre rougeâtre, longue de
trois kilomètres, descendait en pente douce du bois
de la Garenne à la Meuse, dont des prairies le
séparaient. C’était là que le général Douay avait
rangé le 7e corps, désespéré de n’avoir pas assez
d’hommes pour défendre une ligne si développée
et pour se relier solidement au 1er corps, qui
occupait, perpendiculairement à lui, le vallon de la
Givonne, du bois de la Garenne à Daigny.
–hein ? Est-ce grand, est-ce grand !
Et Maurice, se retournant, faisait de la main le
tour de l’horizon. Du plateau de l’Algérie, tout le
champ de bataille se déroulait, immense, vers le
sud et vers l’ouest : d’abord, Sedan, dont on
voyait la citadelle, dominant les toits ; puis,
Balan et Bazeilles, dans une fumée trouble qui
persistait ; puis, au fond, les coteaux de la rive
gauche, le Liry, la Marfée, la Croix-Piau. Mais
c’était surtout vers l’ouest, vers Donchery, que
s’étendait la vue. La boucle de la Meuse enserrait
la presqu’île d’Iges d’un ruban pâle ;
et, là, on se rendait parfaitement compte de
l’étroite route de Saint-Albert, qui filait entre
la berge et un coteau escarpé, couronné plus loin
par le petit bois du Seugnon, une queue des bois
de la Falizette. En haut de la côte, au carrefour
de la maison-rouge, débouchait la route de
Vrignes-Aux-Bois et de Donchery.
–vois-tu, par là, nous pourrions nous replier sur
Mézières.
Mais, à cette minute même, un premier coup de canon
partit de Saint-Menges. Dans les fonds, traînaient
encore des lambeaux de brouillard, et rien
n’apparaissait, qu’une masse confuse, en marche dans
le défilé de Saint-Albert.
–ah ! Les voici, reprit Maurice qui baissa
instinctivement la voix, sans nommer les prussiens.
Nous sommes coupés, c’est fichu !
Il n’était pas huit heures. Le canon, qui
redoublait du côté de Bazeilles, se faisait aussi
entendre à l’est, dans le vallon de la Givonne,
qu’on ne pouvait voir : c’était le moment où
l’armée du prince royal de Saxe, au sortir du
bois Chevalier, abordait le 1er corps, en avant de
Daigny. Et, maintenant que le xie corps prussien,
en marche vers Floing, ouvrait le feu sur les
troupes du général Douay, la bataille se trouvait
engagée de toutes parts, du sud au nord,
sur cet immense périmètre de plusieurs lieues.
Maurice venait d’avoir conscience de l’irréparable
faute qu’on avait commise, en ne se retirant pas sur
Mézières, pendant la nuit. Mais, pour lui, les
conséquences restaient confuses. Seul, un sourd
instinct du danger lui faisait regarder avec
inquiétude les hauteurs voisines, qui dominaient
le plateau de l’Algérie. Si l’on n’avait pas eu
le temps de battre en retraite, pourquoi ne
s’était-on pas
décidé à occuper ces hauteurs, en s’adossant contre
la frontière, quitte à passer en Belgique, dans le
cas où l’on serait culbuté ? Deux points surtout
semblaient menaçants, le mamelon du Hattoy,
au-dessus de Floing, à gauche, et le calvaire
d’Illy, une croix de pierre entre deux tilleuls,
à droite. La veille, le général Douay avait
fait occuper le Hattoy par un régiment, qui, dès le
petit jour, s’était replié, trop en l’air. Quant au
calvaire d’Illy, il devait être défendu par l’aile
gauche du 1er corps. Les terres s’étendaient entre
Sedan et la forêt des Ardennes, vastes et nues,
profondément vallonnées ; et la clef de la
position était visiblement là, au pied de cette
croix et de ces deux tilleuls, d’où l’on balayait
toute la contrée environnante.
Trois autres coups de canon retentirent. Puis, ce
fut toute une salve. Cette fois, on avait vu une
fumée monter d’un petit coteau, à gauche de
Saint-Menges.
–allons, dit Jean, c’est notre tour.
Pourtant, rien n’arrivait. Les hommes, toujours
immobiles, l’arme au pied, n’avaient d’autre
amusement que de regarder la belle ordonnance de la
deuxième division, rangée devant Floing, et dont la
gauche, placée en potence, était tournée vers la
Meuse, pour parer à une attaque de ce côté. Vers
l’est, se déployait la troisième division, jusqu’au
bois de la Garenne, en dessous d’Illy, tandis que
la première, très entamée à Beaumont, se trouvait
en seconde ligne. Pendant la nuit, le génie avait
travaillé à des ouvrages de défense. Même, sous le
feu commençant des prussiens, on creusait encore des
tranchées-abris, on élevait des épaulements.
Mais une fusillade éclata, dans le bas de Floing,
tout de suite éteinte du reste, et la compagnie du
capitaine Beaudoin reçut l’ordre de se reporter de
trois cents mètres en arrière. On arrivait dans un
vaste carré de choux, lorsque le capitaine cria,
de sa voix brève :
–tous les hommes par terre !
Il fallut se coucher. Les choux étaient trempés
d’une abondante rosée, leurs épaisses feuilles d’or
vert retenaient des gouttes, d’une pureté et d’un
éclat de gros brillants.
–la hausse à quatre cents mètres, cria de nouveau
le capitaine.
Alors, Maurice appuya le canon de son chassepot sur
un chou qu’il avait devant lui. Mais on ne voyait
plus rien, ainsi au ras du sol : des terrains
s’étendaient, confus, coupés de verdures. Et il
poussa le coude de Jean, allongé à sa droite, en
demandant ce qu’on fichait là. Jean, expérimenté,
lui montra, sur un tertre voisin, une batterie
qu’on était en train d’établir. évidemment, on les
avait postés à cette place pour soutenir cette
batterie. Pris de curiosité, Maurice se releva,
désireux de savoir si Honoré n’en était pas, avec
sa pièce ; mais l’artillerie de réserve
se trouvait en arrière, à l’abri d’un bouquet
d’arbres.
–nom de dieu ! Hurla Rochas, voulez-vous bien
vous coucher !
Et Maurice n’était pas allongé de nouveau, qu’un
obus passa en sifflant. à partir de ce moment, ils
ne cessèrent plus. Le tir ne se régla qu’avec
lenteur, les premiers allèrent tomber bien au delà
de la batterie, qui, elle aussi, commençait à tirer.
En outre, beaucoup de projectiles n’éclataient pas,
amortis dans la terre molle ; et ce furent
d’abord des plaisanteries sans fin sur la
maladresse de ces sacrés mangeurs de choucroute.
–ah bien ! Dit Loubet, il est raté, leur feu
d’artifice !
–pour sûr qu’ils ont pissé dessus ! Ajouta
Chouteau, en ricanant.
Le lieutenant Rochas lui-même s’en mêla.
–quand je vous disais que ces jean-foutre ne sont
pas même capables de pointer un canon !
Mais un obus éclata à dix mètres, couvrant la
compagnie de terre. Et, bien que Loubet fît la
blague de crier aux camarades de prendre leurs
brosses dans les sacs, Chouteau pâlissant se tut.
Il n’avait jamais vu le feu, ni Pache, ni
Lapoulle non plus d’ailleurs, personne de
l’escouade, excepté Jean. Les paupières battaient
sur les yeux un peu troubles, les voix se faisaient
grêles, comme étranglées au passage. Assez maître de
lui, Maurice s’efforçait de s’étudier : il
n’avait pas encore peur, car il ne se croyait pas
en danger ; et il n’éprouvait, à l’épigastre,
qu’une sensation de malaise, tandis que sa tête se
vidait, incapable de lier deux idées l’une à l’autre.
Cependant, son espoir grandissait plutôt, ainsi
qu’une ivresse, depuis qu’il s’était émerveillé du
bel ordre des troupes. Il en était à ne plus
douter de la victoire, si l’on pouvait aborder
l’ennemi à la baïonnette.
–tiens ! Murmura-t-il, c’est plein de mouches.
à trois reprises déjà, il avait entendu comme un
vol d’abeilles.
–mais non, dit Jean, en riant, ce sont des balles.
D’autres légers bourdonnements d’ailes passèrent.
Toute l’escouade tournait la tête, s’intéressait.
C’était irrésistible, les hommes renversaient le
cou, ne pouvaient rester en place.
–écoute, recommanda Loubet à Lapoulle, en
s’amusant de sa simplicité, quand tu vois arriver
une balle, tu n’as qu’à mettre, comme ça, un doigt
devant ton nez : ça coupe l’air, la balle passe à
droite ou à gauche.
–mais je ne les vois pas, dit Lapoulle.
Un rire formidable éclata autour de lui.
–oh ! Le malin, il ne les voit pas ! ... ouvre donc
tes quinquets, imbécile ! ... tiens ! En voici une,
tiens ! En voici une autre... tu ne l’as pas vue,
celle-là ? Elle était verte.
Et Lapoulle écarquillait les yeux, mettait un
doigt devant
son nez, pendant que Pache, tâtant le scapulaire
qu’il portait, l’aurait voulu étendre, pour s’en
faire une cuirasse sur toute la poitrine.
Rochas, qui était resté debout, s’écria, de sa
voix goguenarde :
–mes enfants, les obus, on ne vous défend pas de
les saluer. Quant aux balles, c’est inutile, il y en
a trop !
à ce moment, un éclat d’obus vint fracasser la tête
d’un soldat, au premier rang. Il n’y eut pas même de
cri : un jet de sang et de cervelle, et ce fut tout.
–pauvre bougre ! Dit simplement le sergent Sapin,
très calme et très pâle. à un autre !
Mais on ne s’entendait plus, Maurice souffrait
surtout de l’effroyable vacarme. La batterie
voisine tirait sans relâche, d’un grondement
continu dont la terre tremblait ; et les
mitrailleuses, plus encore, déchiraient l’air,
intolérables. Est-ce qu’on allait rester ainsi
longtemps, couchés au milieu des choux ? On ne
voyait toujours rien, on ne savait rien.
Impossible d’avoir la moindre idée de la
bataille : était-ce même une vraie, une grande
bataille ? Au-dessus de la ligne rase des champs,
Maurice ne reconnaissait que le sommet arrondi et
boisé du Hattoy, très loin, désert encore.
D’ailleurs, à l’horizon, pas un prussien ne
se montrait. Seules, des fumées s’élevaient,
flottaient un instant dans le soleil. Et, comme il
tournait la tête, il fut très surpris d’apercevoir,
au fond d’un vallon écarté, protégé par des pentes
rudes, un paysan qui labourait sans hâte, poussant
sa charrue attelée d’un grand cheval blanc.
Pourquoi perdre un jour ? Ce n’était pas parce
qu’on se battait, que le blé cesserait de croître
et le monde de vivre.
Dévoré d’impatience, Maurice se mit debout. Dans un
regard, il revit les batteries de Saint-Menges qui
les canonnaient, couronnées de vapeurs fauves, et il
revit surtout,
venant de Saint-Albert, le chemin noir de
prussiens, un pullulement indistinct de horde
envahissante. Déjà, Jean le saisissait aux jambes,
le ramenait violemment par terre.
–es-tu fou ? Tu vas y rester !
Et, de son côté, Rochas jurait.
–voulez-vous bien vous coucher ! Qui est-ce qui m’a
fichu des gaillards qui se font tuer, quand ils n’en
ont pas l’ordre !
–mon lieutenant, dit Maurice, vous n’êtes pas
couché, vous !
–ah ! Moi, c’est différent, il faut que je sache.
Le capitaine Beaudoin, lui aussi, était bravement
debout. Mais il ne desserrait pas les lèvres, sans
lien avec ses hommes, et il semblait ne pouvoir
tenir en place, piétinant d’un bout du champ à
l’autre.
Toujours l’attente, rien n’arrivait. Maurice
étouffait sous le poids de son sac, qui lui
écrasait le dos et la poitrine, dans cette position
couchée, si pénible à la longue. On avait bien
recommandé aux hommes de ne jeter leur sac qu’à la
dernière extrémité.
–dis donc, est-ce que nous allons passer la journée
comme ça ? Finit-il par demander à Jean.
–possible... à Solférino, c’était dans un champ
de carottes, nous y sommes restés cinq heures, le
nez par terre.
Puis, il ajouta, en garçon pratique :
–pourquoi te plains-tu ? On n’est pas mal ici. Il
sera toujours temps de s’exposer davantage. Va,
chacun son tour. Si l’on se faisait tous tuer au
commencement, il n’y en aurait plus pour la fin.
–ah ! Interrompit brusquement Maurice, vois donc
cette fumée, sur le Hattoy... ils ont pris le
Hattoy, nous allons la danser belle !
Et, pendant un instant, sa curiosité anxieuse, où
entrait
le frisson de sa peur première, eut un aliment. Il
ne quittait plus du regard le sommet arrondi du
mamelon, la seule bosse de terrain qu’il aperçût,
dominant la ligne fuyante des vastes champs, au ras
de son oeil. Le Hattoy était beaucoup trop
éloigné, pour qu’il y distinguât les servants des
batteries que les prussiens venaient d’y établir ;
et il ne voyait en effet que les fumées, à chaque
décharge, au-dessus d’un taillis, qui devait cacher
les pièces. C’était, comme il en avait eu le
sentiment, une chose grave, que la prise par
l’ennemi de cette position, dont le général Douay
avait dû abandonner la défense. Elle commandait
les plateaux environnants. Tout de suite, les
batteries, qui ouvraient leur feu sur la deuxième
division du 7e corps, la décimèrent. Maintenant, le
tir se réglait, la batterie française, près de
laquelle était couchée la compagnie Beaudoin, eut
coup sur coup deux servants tués. Un éclat vint même
blesser un homme de cette compagnie, un fourrier
dont le talon gauche fut emporté et qui se mit à
pousser des hurlements de douleur, dans une
sorte de folie subite.
–tais-toi donc, animal ! Répétait Rochas. Est-ce
qu’il y a du bon sens à gueuler ainsi, pour un
bobo au pied !
L’homme, soudainement calmé, se tut, tomba à une
immobilité stupide, son pied dans sa main.
Et le formidable duel d’artillerie continua,
s’aggrava, par-dessus la tête des régiments
couchés, dans la campagne ardente et morne, où pas
une âme n’apparaissait, sous le brûlant soleil. Il
n’y avait que ce tonnerre, que cet ouragan de
destruction, roulant au travers de cette
solitude. Les heures allaient s’écouler, cela ne
cesserait point. Mais déjà la supériorité de
l’artillerie allemande s’indiquait, les obus à
percussion éclataient presque tous, à des
distances énormes ; tandis que les obus français,
à fusée, d’un vol beaucoup plus court,
s’enflammaient le plus souvent en l’air, avant
d’être arrivés au but. Et
aucune autre ressource que de se faire tout petit,
dans le sillon où l’on se terrait ! Pas même le
soulagement, la griserie de s’étourdir en lâchant
des coups de fusil ; car tirer sur qui ? Puisqu’on
ne voyait toujours personne, à l’horizon vide !
–allons-nous tirer à la fin ! Répétait Maurice
hors de lui. Je donnerais cent sous pour en voir un.
C’est exaspérant d’être mitraillé ainsi, sans
pouvoir répondre.
–attends, ça viendra peut-être, répondait Jean,
paisible.
Mais un galop, à leur gauche, leur fit tourner la
tête. Ils reconnurent le général Douay, suivi de
son état-major, accouru pour se rendre compte de la
solidité de ses troupes, sous le feu terrible du
Hattoy. Il sembla satisfait, il donnait quelques
ordres, lorsque, débouchant d’un chemin creux, le
général Bourgain-Desfeuilles parut à son tour.
Ce dernier, tout soldat de cour qu’il était,
trottait insouciamment au milieu des projectiles,
entêté dans sa routine d’Afrique, n’ayant profité
d’aucune leçon. Il criait et gesticulait comme
Rochas.
–je les attends, je les attends tout à l’heure, au
corps à corps !
Puis, apercevant le général Douay, il s’approcha.
–mon général, est-ce vrai, cette blessure du
maréchal ?
–oui, malheureusement... j’ai reçu tout à l’heure
un billet du général Ducrot, où il m’annonçait que
le maréchal l’avait désigné pour prendre le
commandement de l’armée.
–ah ! C’est le général Ducrot ! ... et quels sont
les ordres ?
Le général eut un geste désespéré. Depuis la veille,
il sentait l’armée perdue, il avait vainement
insisté pour qu’on occupât les positions de
Saint-Menges et d’Illy, afin d’assurer la
retraite sur Mézières.
–Ducrot reprend notre plan, toutes les troupes
vont se concentrer sur le plateau d’Illy.
Et il répéta son geste, comme pour dire qu’il
était trop tard.
Le bruit du canon emportait ses paroles, mais le
sens en était arrivé très net aux oreilles de
Maurice, qui en restait effaré. Eh quoi ! Le
maréchal De Mac-Mahon blessé, le général
Ducrot commandant à sa place, toute l’armée
en retraite au nord de Sedan ! Et ces faits si
graves, ignorés des pauvres diables de soldats en
train de se faire tuer ! Et cette partie effroyable,
livrée ainsi au hasard d’un accident, au caprice
d’une direction nouvelle ! Il sentit la confusion,
le désarroi final où tombait l’armée, sans chef,
sans plan, tiraillée en tous sens ; pendant que les
allemands allaient droit à leur but, avec leur
rectitude, d’une précision de machine.
Déjà, le général Bourgain-Desfeuilles s’éloignait,
lorsque le général Douay, qui venait de recevoir un
nouveau message, apporté par un hussard couvert de
poussière, le rappela violemment.
–général ! Général !
Sa voix était si haute, si tonnante de surprise et
d’émotion, qu’elle dominait le bruit de l’artillerie.
–général ! Ce n’est plus Ducrot qui commande,
c’est Wimpffen ! ... oui, il est arrivé hier, en
plein dans la déroute de Beaumont, pour remplacer
De Failly à la tête du 5e corps... et il m’écrit
qu’il avait une lettre de service du ministre de la
guerre, le mettant à la tête de l’armée, dans le
cas où le commandement viendrait à être libre... et
l’on ne se replie plus, les ordres sont de regagner
et de défendre nos positions premières.
Les yeux arrondis, le général Bourgain-Desfeuilles
écoutait.
–nom de dieu ! Dit-il enfin, faudrait savoir...
moi, je m’en fous d’ailleurs !
Et il galopa, réellement insoucieux au fond,
n’ayant vu dans la guerre qu’un moyen rapide de
passer général de division, gardant la seule hâte
que cette bête de campagne s’achevât au plus tôt,
depuis qu’elle apportait si peu de contentement à
tout le monde.
Alors, parmi les soldats de la compagnie Beaudoin,
ce fut une risée. Maurice ne disait rien, mais il
était de l’avis de Chouteau et de Loubet, qui
blaguaient, débordants de mépris. à hue, à dia ! Va
comme je te pousse ! En v’là des chefs qui
s’entendaient et qui ne tiraient pas la couverture à
eux ! Est-ce que le mieux n’était pas d’aller
se coucher, quand on avait des chefs pareils ? Trois
commandants en deux heures, trois gaillards qui ne
savaient pas même au juste ce qu’il y avait à faire
et qui donnaient des ordres différents ! Non, vrai,
c’était à ficher en colère et à démoraliser le bon
Dieu en personne ! Et les accusations fatales de
trahison revenaient, Ducrot et Wimpffen voulaient
gagner les trois millions de Bismarck, comme
Mac-Mahon.
Le général Douay était resté, en avant de son
état-major, seul et les regards au loin, sur les
positions prussiennes, dans une rêverie d’une
infinie tristesse. Longtemps, il examina le
Hattoy, dont les obus tombaient à ses pieds. Puis,
après s’être tourné vers le plateau d’Illy, il
appela un officier, pour porter un ordre, là-bas, à
la brigade du 5e corps, qu’il avait demandée la
veille au général De Wimpffen, et qui le reliait
à la gauche du général Ducrot. Et on l’entendit
encore dire nettement :
–si les prussiens s’emparaient du calvaire, nous
ne pourrions rester une heure ici, nous serions
rejetés dans Sedan.
Il partit, disparut avec son escorte, au coude du
chemin creux, et le feu redoubla. On l’avait aperçu
sans doute. Les obus, qui, jusque-là, n’étaient
arrivés que de face, se mirent à pleuvoir par le
travers, venant de la gauche.
C’étaient les batteries de Frénois, et une autre
batterie, installée dans la presqu’île d’Iges, qui
croisaient leurs salves avec celles du Hattoy.
Tout le plateau de l’Algérie en était balayé.
Dès lors, la position de la compagnie devint
terrible. Les hommes, occupés à surveiller ce qui se
passait en face d’eux, eurent cette autre
inquiétude dans leur dos, ne sachant à quelle
menace échapper. Coup sur coup, trois hommes furent
tués, deux blessés hurlèrent.
Et ce fut ainsi que le sergent Sapin reçut la
mort, qu’il attendait. Il s’était tourné, il vit
venir l’obus, lorsqu’il ne pouvait plus l’éviter.
–ah ! Voilà ! Dit-il simplement.
Sa petite figure, aux grands beaux yeux, n’était
que profondément triste, sans terreur. Il eut le
ventre ouvert.
Et il se lamenta.
–oh ! Ne me laissez pas, emportez-moi à
l’ambulance, je vous en supplie... emportez-moi.
Rochas voulut le faire taire. Brutalement, il
allait lui dire qu’avec une blessure pareille, on ne
dérangeait pas inutilement deux camarades. Puis,
apitoyé :
–mon pauvre garçon, attendez un peu que des
brancardiers viennent vous prendre.
Mais le misérable continuait, pleurait maintenant,
éperdu du bonheur rêvé qui s’en allait avec son
sang.
–emportez-moi, emportez-moi...
et le capitaine Beaudoin, dont cette plainte
exaspérait sans doute les nerfs en révolte, demanda
deux hommes de bonne volonté, pour le porter à un
petit bois voisin, où il devait y avoir une
ambulance volante. D’un bond, prévenant les autres,
Chouteau et Loubet s’étaient levés, avaient saisi
le sergent, l’un par les épaules, l’autre par les
pieds ; et ils l’emportèrent, au grand trot. Mais,
en chemin, ils le sentirent qui se raidissait, qui
expirait, dans une secousse dernière.
–dis donc, il est mort, déclara Loubet.
Lâchons-le.
Chouteau, furieusement, s’obstinait.
–veux-tu bien courir, feignant ! Plus souvent que je
le lâche ici, pour qu’on nous rappelle !
Ils continuèrent leur course avec le cadavre,
jusqu’au petit bois, le jetèrent au pied d’un arbre,
s’éloignèrent. On ne les revit que le soir.
Le feu redoublait, la batterie voisine venait d’être
renforcée de deux pièces ; et, dans ce fracas
croissant, la peur, la peur folle s’empara de
Maurice. Il n’avait pas eu d’abord cette sueur
froide, cette défaillance douloureuse au
creux de l’estomac, cet irrésistible besoin de se
lever, de s’en aller au galop, hurlant. Sans doute,
maintenant, n’y avait-il là qu’un effet de la
réflexion, ainsi qu’il arrive chez les natures
affinées et nerveuses. Mais Jean, qui le
surveillait, le saisit de sa forte main, le garda
rudement près de lui, en lisant cette crise lâche,
dans le vacillement trouble de ses yeux. Il
l’injuriait tout bas, paternellement, tâchait de
lui faire honte, en paroles violentes, car il
savait que c’est à coups de pied qu’on rend
le courage aux hommes. D’autres aussi grelottaient,
Pache qui avait des larmes plein les yeux, qui se
lamentait d’une plainte involontaire et douce, d’un
cri de petit enfant, qu’il ne pouvait retenir. Et il
arriva à Lapoulle un accident, un tel
bouleversement d’entrailles, qu’il se déculotta,
sans avoir le temps de gagner la haie voisine. On
le hua, on jeta des poignées de terre à sa nudité,
étalée ainsi aux balles et aux obus. Beaucoup étaient
pris de la sorte, se soulageaient, au milieu
d’énormes plaisanteries, qui rendaient du courage à
tous.
–bougre de lâche, répétait Jean à Maurice, tu ne
vas pas être malade comme eux... je te fous ma
main sur la figure, moi ! Si tu ne te conduis pas
bien.
Il le réchauffait par ces bourrades, lorsque,
brusquement, à quatre cents mètres devant eux, ils
aperçurent une dizaine d’hommes, vêtus d’uniformes
sombres, sortant
d’un petit bois. C’étaient enfin des prussiens,
dont ils reconnaissaient les casques à pointe,
les premiers prussiens qu’ils voyaient depuis le
commencement de la campagne, à portée de leurs
fusils. D’autres escouades suivirent la première ;
et, devant elles, on distinguait les petites
fumées de poussière, que les obus soulevaient du
sol. Tout cela était fin et précis, les prussiens
avaient une netteté délicate, pareils à de petits
soldats de plomb, rangés en bon ordre. Puis, comme
les obus pleuvaient plus fort, ils reculèrent, ils
disparurent de nouveau derrière les arbres.
Mais la compagnie Beaudoin les avait vus, et elle
les voyait toujours là. Les chassepots étaient
partis d’eux-mêmes. Maurice, le premier, déchargea
le sien. Jean, Pache, Lapoulle, tous les autres
l’imitèrent. Il n’y avait pas eu d’ordre, le
capitaine voulut arrêter le feu ; et il ne
céda que sur un grand geste de Rochas, disant la
nécessité de ce soulagement. Enfin, on tirait donc,
on employait donc ces cartouches qu’on promenait
depuis plus d’un mois, sans en brûler une seule !
Maurice surtout en était ragaillardi, occupant sa
peur, s’étourdissant des détonations. La lisière du
bois restait morne, pas une feuille ne
bougeait, pas un prussien n’avait reparu ; et l’on
tirait toujours sur les arbres immobiles.
Puis, ayant levé la tête, Maurice fut surpris
d’apercevoir à quelques pas le colonel De Vineuil,
sur son grand cheval, l’homme et la bête impassibles,
comme s’ils étaient de pierre. Face à l’ennemi, le
colonel attendait sous les balles. Tout le 106e
devait s’être replié là, d’autres compagnies
étaient terrées dans les champs voisins, la
fusillade gagnait de proche en proche. Et le jeune
homme vit aussi, un peu en arrière, le drapeau, au
bras solide du sous-lieutenant qui le portait. Mais
ce n’était plus le fantôme de drapeau, noyé dans le
brouillard du matin. Sous le soleil ardent, l’aigle
dorée rayonnait, la soie des trois couleurs
éclatait en notes vives, malgré l’usure glorieuse des
batailles. En plein ciel bleu, au vent de la
canonnade, il flottait comme un drapeau de victoire.
Pourquoi ne vaincrait-on pas, maintenant qu’on se
battait ? Et Maurice, et tous les autres,
s’enrageaient, brûlaient leur poudre, à fusiller
le bois lointain, où tombait une pluie lente et
silencieuse de petites branches.
===Chapitre III===
<center>'''Chapitre III'''</center>
 
 
Henriette ne put dormir de la nuit. La pensée de
savoir son mari à Bazeilles, si près des lignes
allemandes, la tourmentait. Vainement, elle se
répétait sa promesse de revenir au premier danger ;
et, à chaque instant, elle tendait l’oreille,
croyant l’entendre. Vers dix heures, au moment
de se mettre au lit, elle ouvrit la fenêtre,
s’accouda, s’oublia.
La nuit était très sombre, à peine distinguait-elle,
en bas, le pavé de la rue des Voyards, un étroit
couloir obscur, étranglé entre les vieilles
maisons. Au loin, du côté du collège, il n’y avait
que l’étoile fumeuse d’un réverbère. Et il
montait de là un souffle salpêtré de cave,
le miaulement d’un chat en colère, des pas lourds de
soldat égaré. Puis, dans Sedan entier, derrière
elle, c’étaient des bruits inaccoutumés, des
galops brusques, des grondements continus, qui
passaient comme des frissons de mort. Elle
écoutait, son coeur battait à grands coups, et
elle ne reconnaissait toujours point le pas de son
mari, au détour de la rue.
Des heures s’écoulèrent, elle s’inquiétait
maintenant des lointaines lueurs aperçues dans la
campagne, par-dessus les remparts. Il faisait si
sombre, qu’elle tâchait de reconstituer les lieux.
En bas, cette grande nappe pâle, c’étaient bien les
prairies inondées. Alors, quel était donc
ce feu, qu’elle avait vu briller et s’éteindre,
là-haut, sans doute sur la Marfée ? Et, de toutes
parts, il en flambait d’autres, à Pont-Maugis,
à Noyers, à Frénois, des feux
mystérieux qui vacillaient comme au-dessus d’une
multitude innombrable, pullulant dans l’ombre. Puis,
davantage encore, des rumeurs extraordinaires la
faisaient tressaillir, le piétinement d’un peuple en
marche, des souffles de bêtes, des chocs d’armes,
toute une chevauchée au fond de ces ténèbres
d’enfer. Brusquement, éclata un coup de canon, un
seul, formidable, effrayant dans l’absolu silence
qui suivit. Elle en eut le sang glacé.
Qu’était-ce donc ? Un signal sans doute, la
réussite de quelque mouvement, l’annonce qu’ils
étaient prêts, là-bas, et que le soleil pouvait
paraître.
Vers deux heures, tout habillée, Henriette vint se
jeter sur son lit, en négligeant même de fermer la
fenêtre. La fatigue, l’anxiété l’écrasaient.
Qu’avait-elle, à grelotter ainsi de fièvre, elle si
calme d’habitude, marchant d’un pas si léger, qu’on
ne l’entendait pas vivre ? Et elle sommeilla
péniblement, engourdie, avec la sensation
persistante du malheur qui pesait dans le ciel noir.
Tout d’un coup, au fond de son mauvais sommeil, le
canon recommença, des détonations sourdes,
lointaines ; et il ne cessait plus, régulier,
entêté. Frissonnante, elle se mit sur son séant. Où
était-elle donc ? Elle ne reconnaissait plus,
elle ne voyait plus la chambre, qu’une épaisse
fumée semblait emplir. Puis, elle comprit : des
brouillards, qui s’étaient levés du fleuve voisin,
avaient dû envahir la pièce. Dehors, le canon
redoublait. Elle sauta du lit, elle courut à la
fenêtre, pour écouter.
Quatre heures sonnaient à un clocher de Sedan. Le
petit jour pointait, louche et sale dans la brume
roussâtre. Impossible de rien voir, elle ne
distinguait même plus les bâtiments du collège, à
quelques mètres. Où tirait-on, mon Dieu ? Sa
première pensée fut pour son frère Maurice,
car les coups étaient si assourdis, qu’ils lui
semblaient venir du nord, par-dessus la ville. Puis,
elle n’en put douter, on tirait là, devant elle,
et elle trembla pour son
mari. C’était à Bazeilles, certainement. Pourtant,
elle se rassura pendant quelques minutes, les
détonations lui paraissaient être, par moments, à
sa droite. On se battait peut-être à Donchery, dont
elle savait qu’on n’avait pu faire sauter le pont.
Et ensuite la plus cruelle indécision s’empara
d’elle : était-ce à Donchery, était-ce à
Bazeilles ? Il devenait impossible de s’en rendre
compte, dans le bourdonnement qui lui emplissait la
tête. Bientôt, son tourment fut tel, qu’elle se
sentit incapable de rester là davantage, à
attendre. Elle frémissait d’un besoin immédiat
de savoir, elle jeta un châle sur ses épaules et
sortit, allant aux nouvelles.
En bas, dans la rue des Voyards, Henriette eut
une courte hésitation, tellement la ville lui
sembla noire encore, sous le brouillard opaque qui
la noyait. Le petit jour n’était point descendu
jusqu’au pavé humide, entre les vieilles façades
enfumées. Rue au beurre, au fond d’un cabaret
borgne, où clignotait une chandelle, elle
n’aperçut que deux turcos ivres, avec une fille. Il
lui fallut tourner dans la rue Maqua, pour trouver
quelque animation : des soldats furtifs dont les
ombres filaient le long des trottoirs, des lâches
peut-être, en quête d’un abri ; un grand
cuirassier perdu, lancé à la recherche de
son capitaine, frappant furieusement aux portes ;
tout un flot de bourgeois qui suaient la peur de
s’être attardés et qui se décidaient à s’empiler
dans une carriole, pour voir s’il ne serait pas
temps encore de gagner Bouillon, en Belgique, où
la moitié de Sedan émigrait depuis deux
jours. Instinctivement, elle se dirigeait vers la
sous-préfecture, certaine d’y être renseignée ; et
l’idée lui vint de couper par les ruelles,
désireuse d’éviter toute rencontre. Mais, rue du
four et rue des laboureurs, elle ne put
passer : des canons s’y trouvaient, une file sans
fin de pièces, de caissons, de prolonges, qu’on
avait dû parquer dès la veille dans ce recoin, et
qui semblait y avoir été
oubliée. Pas un homme même ne les gardait. Cela lui
fit froid au coeur, toute cette artillerie inutile
et morne, dormant d’un sommeil d’abandon au fond de
ces ruelles désertes. Alors, elle dut revenir, par
la place du collège, vers la grande-rue, où,
devant l’hôtel de l’Europe, des ordonnances
tenaient en main des chevaux, en attendant des
officiers supérieurs, dont les voix hautes
s’élevaient dans la salle à manger, violemment
éclairée. Place du rivage et place Turenne, il y
avait plus de monde encore, des groupes d’habitants
inquiets, des femmes, des enfants mêlés à de la
troupe débandée, effarée ; et, là, elle vit un
général sortir en jurant de l’hôtel de la croix
d’or, puis galoper rageusement, au risque de tout
écraser. Un instant, elle parut vouloir entrer à
l’hôtel de ville ; enfin, elle prit la rue du
pont-de-Meuse, pour pousser jusqu’à la
sous-préfecture.
Et jamais Sedan ne lui avait fait cette impression
de ville tragique, ainsi vu, sous le petit jour
sale, noyé de brouillard. Les maisons semblaient
mortes ; beaucoup, depuis deux jours, se
trouvaient abandonnées et vides ; les autres
restaient hermétiquement closes, dans l’insomnie
peureuse qu’on y sentait. C’était tout un matin
grelottant, avec ces rues à demi désertes encore,
seulement peuplées d’ombres anxieuses, traversées
de brusques départs, au milieu du ramas louche qui
traînait déjà de la veille. Le jour allait grandir
et la ville s’encombrer, submergée sous le
désastre. Il était cinq heures et demie, on
entendait à peine le bruit du canon, assourdi entre
les hautes façades noires.
à la sous-préfecture, Henriette connaissait la
fille de la concierge, Rose, une petite blonde,
l’air délicat et joli, qui travaillait à la
fabrique Delaherche. Tout de suite, elle
entra dans la loge. La mère n’était pas là, mais
Rose l’accueillit avec sa gentillesse.
–oh ! Ma chère dame, nous ne tenons plus debout.
Maman vient d’aller se reposer un peu. Pensez donc !
La nuit entière, il a fallu être sur pied, avec ces
allées et venues continuelles.
Et, sans attendre d’être questionnée, elle en disait,
elle en disait, enfiévrée de tout ce qu’elle
voyait d’extraordinaire depuis la veille.
–le maréchal, lui, a bien dormi. Mais c’est ce
pauvre empereur ! Non, vous ne pouvez pas savoir ce
qu’il souffre ! ... imaginez-vous qu’hier soir
j’étais montée pour aider à donner du linge. Alors,
voilà qu’en passant dans la pièce qui touche au
cabinet de toilette, j’ai entendu des
gémissements, oh ! Des gémissements, comme si
quelqu’un était en train de mourir. Et je suis
restée tremblante, le coeur glacé, en comprenant
que c’était l’empereur... il paraît qu’il a une
maladie affreuse qui le force à crier ainsi.
Quand il y a du monde, il se retient ; mais, dès
qu’il est seul, c’est plus fort que sa volonté, il
crie, il se plaint, à vous faire dresser les
cheveux sur la tête.
–où se bat-on depuis ce matin, le savez-vous ?
Demanda Henriette, en tâchant de l’interrompre.
Rose, d’un geste, écarta la question ; et elle
continua :
–alors, vous comprenez, j’ai voulu savoir, je suis
remontée quatre ou cinq fois cette nuit, j’ai
collé mon oreille à la cloison... il se plaignait
toujours, il n’a pas cessé de se plaindre, sans
pouvoir fermer l’oeil un instant, j’en suis bien
sûre... hein ? C’est terrible, de souffrir de
la sorte, avec les tracas qu’il doit avoir dans la
tête ! Car il y a un gâchis, une bousculade ! Ma
parole, ils ont tous l’air d’être fous ! Et
toujours du monde nouveau qui arrive, et les portes
qui battent, et des gens qui se fâchent,
et d’autres qui pleurent, et un vrai pillage dans
la maison en l’air, des officiers buvant aux
bouteilles, couchant dans les lits avec leurs
bottes ! ... tenez ! C’est encore l’empereur qui est
le plus gentil et qui tient le moins de place,
dans le coin où il se cache pour crier.
Puis, comme Henriette répétait sa question :
–où l’on se bat ? C’est à Bazeilles qu’on se bat
depuis ce matin ! ... un soldat à cheval est venu le
dire au maréchal, qui tout de suite s’est rendu
chez l’empereur, pour l’avertir... voici dix
minutes déjà que le maréchal est parti, et je crois
bien que l’empereur va le rejoindre, car
on l’habille, là-haut... je viens de voir à
l’instant qu’on le peignait et qu’on le
bichonnait, avec toutes sortes d’histoires
sur la figure.
Mais Henriette, sachant enfin ce qu’elle désirait,
se sauva.
–merci, Rose. Je suis pressée.
Et la jeune fille l’accompagna jusqu’à la rue,
complaisante, lui jetant encore :
–toute à votre service, Madame Weiss. Je sais
bien qu’avec vous, on peut tout dire.
Vivement, Henriette retourna chez elle, rue des
Voyards. Elle était convaincue de trouver son mari
rentré ; et même elle pensa qu’en ne la voyant pas
au logis, il devait être très inquiet, ce qui lui
fit encore hâter le pas. Comme elle approchait de la
maison, elle leva la tête, croyant l’apercevoir
là-haut, penché à la fenêtre, en train de
guetter son retour. Mais la fenêtre, toujours
grande ouverte, était vide. Et, lorsqu’elle fut
montée, qu’elle eut donné un coup d’oeil dans les
trois pièces, elle resta saisie, serrée au coeur, de
n’y retrouver que le brouillard glacial,
dans l’ébranlement continu du canon. Là-bas, on
tirait toujours. Elle se remit un instant à la
fenêtre. Maintenant, renseignée, bien que le mur
des brumes matinales restât impénétrable, elle se
rendait parfaitement compte de la lutte engagée à
Bazeilles, le craquement des mitrailleuses,
les volées fracassantes des batteries françaises
répondant aux volées lointaines des batteries
allemandes. On aurait dit que les détonations se
rapprochaient, la bataille s’aggravait de minute
en minute.
Pourquoi Weiss ne revenait-il pas ? Il avait si
formellement promis de rentrer, à la première
attaque ! Et l’inquiétude d’Henriette croissait,
elle s’imaginait des obstacles, la route coupée,
les obus rendant déjà la retraite trop dangereuse.
Peut-être même était-il arrivé un malheur.
Elle en écartait la pensée, trouvant dans l’espoir
un ferme soutien d’action. Puis, elle forma un
instant le projet d’aller là-bas, de partir à la
rencontre de son mari. Des incertitudes la
retinrent : peut-être se croiseraient-ils ; et que
deviendrait-elle, si elle le manquait ? Et quel
serait son tourment, à lui, s’il rentrait sans la
trouver ? Du reste, la témérité d’une visite à
Bazeilles en ce moment lui apparaissait
naturelle, sans héroïsme déplacé, rentrant dans
son rôle de femme active, faisant en silence ce que
nécessitait la bonne tenue de son ménage. Où son
mari était, elle devait être, simplement.
Mais elle eut un brusque geste, elle dit tout haut,
en quittant la fenêtre :
–et Monsieur Delaherche... je vais voir...
elle venait de songer que le fabricant de drap, lui
aussi, avait couché à Bazeilles, et que, s’il était
rentré, elle aurait par lui des nouvelles.
Promptement, elle redescendit. Au lieu de sortir par
la rue des Voyards, elle traversa l’étroite cour de
la maison, elle prit le passage qui conduisait aux
vastes bâtiments de la fabrique, dont la
monumentale façade donnait sur la rue Maqua. Comme
elle débouchait dans l’ancien jardin central, pavé
maintenant, n’ayant gardé qu’une pelouse entourée
d’arbres superbes, des ormes géants du dernier
siècle, elle fut d’abord étonnée d’apercevoir,
devant la porte fermée d’une remise, un factionnaire
qui montait la garde ; puis, elle se souvint, elle
avait su la veille que le trésor du 7e corps était
déposé là ; et cela lui fit un singulier effet, tout
cet or, des millions à ce qu’on disait, caché dans
cette remise, pendant qu’on se tuait déjà, à
l’entour. Mais, au moment où
elle prenait l’escalier de service pour monter à
la chambre de Gilberte, une autre surprise
l’arrêta, une rencontre si imprévue, qu’elle en
redescendit les trois marches déjà gravies, ne
sachant plus si elle oserait aller frapper là-haut.
Un soldat, un capitaine venait de passer devant
elle, d’une légèreté d’apparition, aussitôt
évanoui ; et elle avait eu pourtant le temps de le
reconnaître, l’ayant vu à Charleville, chez
Gilberte, lorsque celle-ci n’était encore
que Madame Maginot. Elle fit quelques pas dans la
cour, leva les yeux sur les deux hautes fenêtres de
la chambre à coucher, dont les persiennes restaient
closes. Puis, elle se décida, elle monta quand même.
Au premier étage, elle comptait frapper à la porte
du cabinet de toilette, en petite amie d’enfance,
en intime qui venait parfois causer ainsi le
matin. Mais cette porte, mal fermée dans une hâte de
départ, était restée entr’ouverte. Elle n’eut qu’à
la pousser, elle se trouva dans le cabinet, puis
dans la chambre. C’était une chambre à très
haut plafond, d’où tombaient d’amples rideaux de
velours rouge, qui enveloppaient le grand lit tout
entier. Et pas un bruit, le silence moite d’une
nuit heureuse, rien qu’une respiration calme, à
peine distincte, dans un vague parfum de lilas
évaporé.
–Gilberte ! Appela doucement Henriette.
La jeune femme s’était tout de suite rendormie ;
et, sous le faible jour qui pénétrait entre les
rideaux rouges des fenêtres, elle avait sa jolie
tête ronde, roulée de l’oreiller, appuyée sur l’un
de ses bras nus, au milieu de son admirable
chevelure noire défaite.
–Gilberte !
Elle s’agita, s’étira, sans ouvrir les paupières.
–oui, adieu... oh ! Je vous en prie...
ensuite, soulevant la tête, reconnaissant
Henriette :
–tiens ! C’est toi... quelle heure est-il donc ?
Quand elle sut que six heures sonnaient, elle éprouva
une gêne, plaisantant pour la cacher, disant que ce
n’était pas une heure à venir réveiller les gens.
Puis, à la première question sur son mari :
–mais il n’est pas rentré, il ne rentrera que vers
neuf heures, je pense... pourquoi veux-tu qu’il
rentre sitôt ?
Henriette, en la voyant souriante, dans son
engourdissement de sommeil heureux, dut insister.
–je te dis qu’on se bat à Bazeilles depuis le
petit jour, et comme je suis très inquiète de mon
mari...
–oh ! Ma chère, s’écria Gilberte, tu as bien
tort... le mien est si prudent, qu’il serait
depuis longtemps ici, s’il y avait le moindre
danger... tant que tu ne le verras pas,
va ! Tu peux être tranquille.
Cette réflexion frappa beaucoup Henriette. En
effet, Delaherche n’était pas un homme à
s’exposer inutilement. Elle en fut toute
rassurée, elle alla tirer les rideaux,
rabattre les persiennes ; et la chambre s’éclaira
de la grande lumière rousse du ciel, où le soleil
commençait à percer et à dorer le brouillard. Une
des fenêtres était restée entr’ouverte, on
entendait maintenant le canon, dans cette grande
pièce tiède, si close et si étouffée tout
à l’heure.
Gilberte, soulevée à demi, un coude dans
l’oreiller, regardait le ciel, de ses jolis yeux
clairs.
–alors, on se bat, murmura-t-elle.
Sa chemise avait glissé, une de ses épaules était
nue, d’une chair rose et fine, sous les mèches
éparses de la noire chevelure ; tandis qu’une
odeur pénétrante, une odeur d’amour s’exhalait de
son réveil.
–on se bat si matin, mon dieu ! Que c’est
ridicule, de se battre !
Mais les regards d’Henriette venaient de tomber sur
une paire de gants d’ordonnance, des gants d’homme
oubliés sur un guéridon ; et elle n’avait pu
retenir un mouvement. Alors, Gilberte rougit
beaucoup, l’attira au bord
du lit, d’un geste confus et câlin. Puis, se cachant
la face contre son épaule :
–oui, j’ai bien senti que tu savais, que tu
l’avais vu... chérie, il ne faut pas me juger
sévèrement. C’est un ami ancien, je t’avais avoué ma
faiblesse, à Charleville, autrefois, tu te
souviens...
elle baissa encore la voix, continua avec un
attendrissement où il y avait comme un petit rire :
–hier, il m’a tant suppliée, quand je l’ai revu...
songe donc, il se bat ce matin, on va le tuer
peut-être...
est-ce que je pouvais refuser ?
Et cela était héroïque et charmant, dans sa gaieté
attendrie, ce dernier cadeau de plaisir, cette nuit
heureuse donnée à la veille d’une bataille.
C’était de cela dont elle souriait, malgré sa
confusion, avec son étourderie d’oiseau. Jamais elle
n’aurait eu le coeur de fermer sa porte,
puisque toutes les circonstances facilitaient le
rendez-vous.
–est-ce que tu me condamnes ?
Henriette l’avait écoutée, très grave. Ces choses
la surprenaient, car elle ne les comprenait pas.
Sans doute, elle était autre. Depuis le matin, son
coeur était avec son mari, avec son frère, là-bas,
sous les balles. Comment pouvait-on dormir si
paisible, s’égayer de cet air amoureux, quand
les êtres aimés se trouvaient en péril ?
–mais ton mari, ma chère, et ce garçon lui-même,
est-ce que cela ne te retourne pas le coeur, de ne
pas être avec eux ? ... tu ne songes donc pas qu’on
peut te les rapporter d’une minute à l’autre, la
tête cassée ?
Vivement, de son adorable bras nu, Gilberte écarta
l’affreuse image.
–oh ! Mon dieu ! Qu’est-ce que tu me dis là ?
Es-tu mauvaise, de me gâter ainsi la matinée ! ...
non, non, je ne veux pas y songer, c’est trop
triste !
Et, malgré elle, Henriette sourit à son tour. Elle
se
rappelait leur enfance, lorsque le père de
Gilberte, le commandant De Vineuil, nommé
directeur des douanes à Charleville, à la suite de
ses blessures, avait envoyé sa fille dans une ferme,
près du Chêne-Populeux, inquiet de l’entendre
tousser, hanté par la mort de sa femme, que la
phtisie venait d’emporter toute jeune. La fillette
n’avait que neuf ans, et déjà elle était d’une
coquetterie turbulente, elle jouait la comédie,
voulait toujours faire la reine, drapée dans tous
les chiffons qu’elle trouvait, gardant le papier
d’argent du chocolat pour s’en fabriquer des
bracelets et des couronnes. Plus tard, elle était
restée la même, lorsque, à vingt ans, elle avait
épousé l’inspecteur des forêts Maginot.
Mézières, resserré entre ses remparts,
lui déplaisait, et elle continuait d’habiter
Charleville, dont elle aimait la vie large,
égayée de fêtes. Son père n’était plus, elle
jouissait d’une liberté entière, avec un mari
commode, dont la nullité la laissait sans remords.
La malignité provinciale lui avait alors prêté
beaucoup d’amants, mais elle ne s’était réellement
oubliée qu’avec le capitaine Beaudoin, dans le
flot d’uniformes où elle vivait, grâce
aux anciennes relations de son père et à sa parenté
avec le colonel De Vineuil. Elle était sans
méchanceté perverse, adorant simplement le
plaisir ; et il semblait bien certain qu’en
prenant un amant, elle avait cédé à son
irrésistible besoin d’être belle et gaie.
–c’est très mal d’avoir renoué, dit enfin
Henriette de son air sérieux.
Déjà, Gilberte lui fermait la bouche, d’un de ses
jolis gestes caressants.
–oh ! Chérie, puisque je ne pouvais pas faire
autrement et que c’était pour une seule fois... tu
le sais, j’aimerais mieux mourir, maintenant, que de
tromper mon nouveau mari.
Ni l’une ni l’autre ne parlèrent plus, serrées dans
une affectueuse étreinte, si profondément
dissemblables pourtant.
Elles entendaient les battements de leurs coeurs,
elles auraient pu en comprendre la langue
différente, l’une toute à sa joie, se dépensant, se
partageant, l’autre enfoncée dans un dévouement
unique, du grand héroïsme muet des âmes fortes.
–c’est vrai qu’on se bat ! Finit par s’écrier
Gilberte. Il faut que je m’habille bien vite.
Depuis que régnait le silence, en effet, le bruit
des détonations semblait grandir. Et elle sauta du
lit, elle se fit aider, sans vouloir appeler la
femme de chambre, se chaussant, passant tout de
suite une robe, pour être prête à recevoir et à
descendre, s’il le fallait. Comme elle achevait
rapidement de se coiffer, on frappa, et elle courut
ouvrir, en reconnaissant la voix de la vieille
Madame Delaherche.
–mais parfaitement, chère mère, vous pouvez entrer.
Avec son étourderie habituelle, elle l’introduisit,
sans remarquer que les gants d’ordonnance étaient là
encore, sur le guéridon. Vainement, Henriette se
précipita pour les saisir et les jeter derrière un
fauteuil. Madame Delaherche avait dû les voir,
car elle demeura quelques secondes suffoquée,
comme si elle ne pouvait reprendre haleine. Elle
eut un involontaire regard autour de la chambre,
s’arrêta au lit drapé de rouge, resté grand ouvert,
dans son désordre.
–alors, c’est Madame Weiss qui est montée vous
réveiller... vous avez pu dormir, ma fille...
évidemment, elle n’était pas venue pour dire cela.
Ah ! Ce mariage que son fils avait voulu faire
contre son gré, dans la crise de la cinquantaine,
après vingt ans d’un ménage glacé avec une femme
maussade et maigre, lui si raisonnable jusque-là,
tout emporté maintenant d’un désir de jeunesse pour
cette jolie veuve, si légère et si gaie !
Elle s’était bien promis de veiller sur le présent,
et voilà le passé qui revenait ! Mais devait-elle
parler ? Elle ne
vivait plus que comme un blâme muet dans la maison,
elle se tenait toujours enfermée dans sa chambre,
d’une grande rigidité de dévotion. Cette fois
pourtant, l’injure était si grave, qu’elle résolut
de prévenir son fils.
Gilberte, rougissante, répondait :
–oui, j’ai eu tout de même quelques heures de bon
sommeil... vous savez que Jules n’est pas
rentré...
d’un geste, Madame Delaherche l’interrompit.
Depuis que le canon tonnait, elle s’inquiétait,
guettait le retour de son fils. Mais c’était une
mère héroïque. Et elle se ressouvint de ce qu’elle
était montée faire.
–votre oncle, le colonel, nous envoie le major
Bouroche, avec un billet écrit au crayon, pour nous
demander si nous ne pourrions pas laisser installer
ici une ambulance... il sait que nous avons de la
place, dans la fabrique, et j’ai déjà mis la cour
et le séchoir à la disposition de ces messieurs...
seulement, vous devriez descendre.
–oh ! Tout de suite, tout de suite ! Dit
Henriette, qui se rapprocha. Nous allons aider.
Gilberte elle-même se montra très émue, très
passionnée pour ce rôle nouveau d’infirmière. Elle
prit à peine le temps de nouer sur ses cheveux une
dentelle ; et les trois femmes descendirent. En bas,
comme elles arrivaient sous le vaste porche, elles
virent un rassemblement dans la rue, par la porte
ouverte à deux battants. Une voiture basse arrivait
lentement, une sorte de carriole, attelée
d’un seul cheval, qu’un lieutenant de zouaves
conduisait par la bride. Et elles crurent que
c’était un premier blessé qu’on leur amenait.
–oui, oui ! C’est ici, entrez !
Mais on les détrompa. Le blessé qui se trouvait
couché au fond de la carriole, était le maréchal
De Mac-Mahon, la fesse gauche à demi emportée,
et que l’on ramenait à la sous-préfecture, après lui
avoir fait un premier pansement, dans une petite
maison de jardinier. Il était nu-tête,
à moitié dévêtu, les broderies d’or de son uniforme
salies de poussière et de sang. Sans parler, il
avait levé la tête, il regardait, d’un air vague.
Puis, ayant aperçu les trois femmes, saisies, les
mains jointes devant ce grand malheur qui passait,
l’armée tout entière frappée dans son chef,
dès les premiers obus, il inclina légèrement la
tête, avec un faible et paternel sourire. Autour de
lui, quelques curieux s’étaient découverts. D’autres,
affairés, racontaient déjà que le général Ducrot
venait d’être nommé général en chef. Il était
sept heures et demie.
–et l’empereur ? Demanda Henriette à un libraire,
debout devant sa porte.
–il y a près d’une heure qu’il est passé, répondit
le voisin. Je l’ai accompagné, je l’ai vu sortir
par la porte de Balan... le bruit court qu’un
boulet lui a emporté la tête.
Mais l’épicier d’en face se fâchait.
–laissez donc ! Des mensonges ! Il n’y a que les
braves gens qui y laisseront la peau !
Vers la place du collège, la carriole qui emportait
le maréchal, se perdait au milieu de la foule
grossie, parmi laquelle circulaient déjà les plus
extraordinaires nouvelles du champ de bataille. Le
brouillard se dissipait, les rues s’emplissaient
de soleil.
Mais une voix rude cria de la cour :
–mesdames, ce n’est pas dehors, c’est ici qu’on a
besoin de vous !
Elles rentrèrent toutes trois, elles se trouvèrent
devant le major Bouroche qui avait déjà jeté dans un
coin son uniforme, pour revêtir un grand tablier
blanc. Sa tête énorme aux durs cheveux hérissés, son
mufle de lion flambait de hâte et d’énergie,
au-dessus de toute cette blancheur, encore sans
tache. Et il leur apparut si terrible qu’elles lui
appartinrent du coup, obéissant à un signe, se
bousculant pour le satisfaire.
–nous n’avons rien... donnez-moi du linge, tâchez
de trouver encore des matelas, montrez à mes hommes
où est la pompe...
elles coururent, se multiplièrent, ne furent plus
que ses servantes.
C’était un très bon choix que la fabrique pour une
ambulance. Il y avait là surtout le séchoir, une
immense salle fermée par de grands vitrages, où
l’on pouvait installer aisément une centaine de lits ;
et, à côté, se trouvait un hangar, sous lequel on
allait être à merveille pour faire les opérations :
une longue table venait d’y être apportée, la
pompe n’était qu’à quelques pas, les petits blessés
pourraient attendre sur la pelouse voisine. Puis,
cela était vraiment agréable, ces beaux ormes
séculaires qui donnaient une ombre délicieuse.
Bouroche avait préféré s’établir tout de suite dans
Sedan, prévoyant le massacre, l’effroyable poussée
qui allait y jeter les troupes. Il s’était contenté
de laisser près du 7e corps, en arrière de Floing,
deux ambulances volantes et de premiers secours,
d’où l’on devait lui envoyer les blessés, après les
avoir pansés sommairement. Toutes les escouades de
brancardiers étaient là-bas, chargées de ramasser
sous le feu les hommes qui tombaient, ayant avec
elles le matériel des voitures et des fourgons.
Et Bouroche, sauf deux de ses aides restés sur le
champ de bataille, avait amené son personnel, deux
majors de seconde classe et trois sous-aides, qui
sans doute suffiraient aux opérations. En outre, il
y avait là trois pharmaciens et une douzaine
d’infirmiers.
Mais il ne décolérait pas, ne pouvant rien faire
sans passion.
–qu’est-ce que vous fichez donc ? Serrez-moi ces
matelas davantage ! ... on mettra de la paille dans
ce coin, si c’est nécessaire.
Le canon grondait, il savait bien que d’un instant à
l’autre la besogne allait arriver, des voitures
pleines de chair saignante ; et il installait
violemment la grande salle encore vide. Puis, sous
le hangar, ce furent d’autres préparatifs : les
caisses de pansement et de pharmacie rangées,
ouvertes sur une planche, des paquets de charpie,
des bandes, des compresses, des linges, des
appareils à fractures ; tandis que, sur une autre
planche, à côté d’un gros pot de cérat et d’un
flacon de chloroforme, les trousses s’étalaient,
l’acier clair des instruments, les sondes, les
pinces, les couteaux, les ciseaux, les scies, un
arsenal, toutes les formes aiguës et coupantes de ce
qui fouille, entaille, tranche, abat. Mais les
cuvettes manquaient.
–vous avez bien des terrines, des seaux, des
marmites, enfin ce que vous voudrez... nous n’allons
pas nous barbouiller de sang jusqu’au nez, bien
sûr ! ... et des éponges, tâchez de m’avoir des
éponges !
Madame Delaherche se hâta, revint suivie de trois
servantes, les bras chargés de toutes les terrines
qu’elle avait pu trouver. Debout devant les
trousses, Gilberte avait appelé Henriette d’un
signe, en les lui montrant avec un léger frisson.
Toutes deux se prirent la main, restèrent là,
silencieuses, mettant dans leur étreinte la sourde
terreur, la pitié anxieuse qui les bouleversaient.
–hein ? Ma chère, dire qu’on pourrait vous couper
quelque chose !
–pauvres gens !
Sur la grande table, Bouroche venait de faire
placer un matelas, qu’il garnissait d’une toile
cirée, lorsqu’un piétinement de chevaux se fit
entendre sous le porche. C’était une première
voiture d’ambulance, qui entra dans la cour.
Mais elle ne contenait que dix petits blessés,
assis face à face, la plupart ayant un bras en
écharpe, quelques-uns atteints à la tête, le front
bandé. Ils descendirent, simplement soutenus ;
et la visite commença.
Comme Henriette aidait doucement un soldat tout
jeune, l’épaule traversée d’une balle, à retirer sa
capote, ce qui lui arrachait des cris, elle
remarqua le numéro de son régiment.
–mais vous êtes du 106e ! Est-ce que vous
appartenez à la compagnie Beaudoin ?
Non, il était de la compagnie Ravaud. Mais il
connaissait tout de même le caporal Jean
Macquart, il crut pouvoir dire que l’escouade de
celui-ci n’avait pas encore été engagée. Et ce
renseignement, si vague, suffit pour donner
de la joie à la jeune femme : son frère vivait, elle
serait tout à fait soulagée, lorsqu’elle aurait
embrassé son mari, qu’elle continuait à attendre
d’une minute à l’autre.
à ce moment, Henriette, ayant levé la tête, fut
saisie d’apercevoir, à quelques pas d’elle, au
milieu d’un groupe, Delaherche, racontant les
terribles dangers qu’il venait de courir, de
Bazeilles à Sedan. Comment se trouvait-il
là ? Elle ne l’avait pas vu entrer.
–et mon mari n’est pas avec vous ?
Mais Delaherche, que sa mère et sa femme
questionnaient complaisamment, ne se hâtait point.
–attendez, tout à l’heure.
Puis, reprenant son récit :
–de Bazeilles à Balan, j’ai failli être tué
vingt fois. Une grêle, un ouragan de balles et
d’obus ! ... et j’ai rencontré l’empereur, oh !
Très brave... ensuite, de Balan ici, j’ai
pris ma course...
Henriette lui secoua le bras.
–mon mari ?
–Weiss ? Mais il est resté là-bas, Weiss !
–comment, là-bas ?
–oui, il a ramassé le fusil d’un soldat mort, il se
bat.
–il se bat, pourquoi donc ?
–oh ! Un enragé ! Jamais il n’a voulu me suivre,
et je l’ai lâché, naturellement.
Les yeux fixes, élargis, Henriette le regardait.
Il y eut un silence. Puis, tranquillement, elle
se décida.
–c’est bon, j’y vais.
Elle y allait, comment ? Mais c’était impossible,
c’était fou ! Delaherche reparlait des balles, des
obus qui balayaient la route. Gilberte lui avait
repris les mains pour la retenir, tandis que
Madame Delaherche s’épuisait aussi à lui
démontrer l’aveugle témérité de son projet. De son
air doux et simple, elle répéta :
–non, c’est inutile, j’y vais.
Et elle s’obstina, n’accepta que la dentelle noire
que Gilberte avait sur la tête. Espérant encore la
convaincre, Delaherche finit par déclarer qu’il
l’accompagnerait, au moins jusqu’à la porte de
Balan. Mais il venait d’apercevoir le
factionnaire qui, au milieu de la bousculade
causée par l’installation de l’ambulance, n’avait
pas cessé de marcher à petits pas devant la remise,
où se trouvait enfermé le trésor du 7e corps ; et il
se souvint, il fut pris de peur, il alla s’assurer
d’un coup d’oeil que les millions étaient toujours
là. Henriette, déjà, s’engageait sous le
porche.
–attendez-moi donc ! Vous êtes aussi enragée que
votre mari, ma parole !
D’ailleurs, une nouvelle voiture d’ambulance entrait,
ils durent la laisser passer. Celle-ci, plus petite,
à deux roues seulement, contenait deux grands
blessés, couchés sur des sangles. Le premier qu’on
descendit, avec toutes sortes de précautions,
n’était plus qu’une masse de chairs sanglantes,
une main cassée, le flanc labouré par un éclat
d’obus. Le second avait la jambe droite broyée. Et
tout de suite Bouroche, faisant placer celui-ci
sur la toile cirée du matelas, commença la
première opération, au milieu du continuel
va-et-vient des infirmiers et de ses aides.
Madame Delaherche et Gilberte, assises près de la
pelouse, roulaient des bandes.
Dehors, Delaherche avait rattrapé Henriette.
–voyons, ma chère Madame Weiss, vous n’allez pas
faire cette folie... comment voulez-vous rejoindre
Weiss là-bas ? Il ne doit même plus y être, il
s’est sans doute jeté à travers champs pour
revenir... je vous assure que Bazeilles est
inabordable.
Mais elle ne l’écoutait pas, marchait plus vite,
s’engageait dans la rue du Ménil, pour gagner
la porte de Balan. Il était près de neuf heures,
et Sedan n’avait plus le frisson noir du matin, le
réveil désert et tâtonnant, dans l’épais
brouillard. Un soleil lourd découpait nettement
les ombres des maisons, le pavé s’encombrait d’une
foule anxieuse, que traversaient de continuels
galops d’estafettes. Des groupes surtout se
formaient autour des quelques soldats sans armes qui
étaient rentrés déjà, les uns blessés légèrement,
les autres dans une exaltation nerveuse
extraordinaire, gesticulant et criant. Et
pourtant la ville aurait encore eu à peu près son
aspect de tous les jours, sans les boutiques aux
volets clos, sans les façades mortes, où pas une
persienne ne s’ouvrait. Puis, c’était ce canon,
ce canon continu, dont toutes les pierres, le
sol, les murs, jusqu’aux ardoises des toits,
tremblaient.
Delaherche était en proie à un combat intérieur
fort désagréable, partagé entre son devoir d’homme
brave qui lui commandait de ne pas quitter
Henriette, et sa terreur de refaire le chemin de
Bazeilles sous les obus. Tout d’un coup, comme ils
arrivaient à la porte de Balan, un flot
d’officiers à cheval qui rentraient, les sépara. Des
gens s’écrasaient près de cette porte, attendant des
nouvelles. Vainement, il courut, chercha la jeune
femme : elle devait être hors de l’enceinte,
hâtant le pas sur la route. Et, sans pousser le
zèle plus loin, il se surprit à dire tout
haut :
–ah, tant pis ! C’est trop bête !
Alors, Delaherche flâna dans Sedan, en bourgeois
curieux qui ne voulait rien perdre du spectacle,
travaillé cependant d’une inquiétude croissante.
Qu’est-ce que tout cela allait devenir ? Et, si
l’armée était battue, la ville n’aurait-elle pas à
souffrir beaucoup ? Les réponses à ces questions
qu’il se posait restaient obscures, trop
dépendantes des événements. Mais il n’en
commençait pas moins à trembler pour sa fabrique,
son immeuble de la rue Maqua, d’où il avait du
reste déménagé toutes ses valeurs, enfouies en un
lieu sûr. Il se rendit à l’hôtel de ville, y
trouva le conseil municipal siégeant en permanence,
s’y oublia longtemps, sans rien apprendre de
nouveau, sinon que la bataille tournait fort mal.
L’armée ne savait plus à qui obéir, rejetée en
arrière par le général Ducrot, pendant les deux
heures où il avait eu le commandement,
ramenée en avant par le général De Wimpffen, qui
venait de lui succéder ; et ces oscillations
incompréhensibles, ces positions qu’il fallait
reconquérir après les avoir abandonnées, toute
cette absence de plan et d’énergique direction
précipitait le désastre.
Puis, Delaherche poussa jusqu’à la sous-préfecture,
pour savoir si l’empereur n’avait pas reparu. On ne
put lui donner que des nouvelles du maréchal De
Mac-Mahon, dont un chirurgien avait pansé la
blessure peu dangereuse, et qui était
tranquillement dans son lit. Mais, vers
onze heures, comme il battait de nouveau le pavé,
il fut arrêté un instant, dans la grande-rue,
devant l’hôtel de l’Europe, par un lent cortège,
des cavaliers couverts de poussière, dont les
mornes chevaux marchaient au pas. Et, à la tête,
il reconnut l’empereur, qui rentrait après
avoir passé quatre heures sur le champ de bataille.
La mort n’avait pas voulu de lui, décidément. Sous la
sueur d’angoisse de cette marche au travers de la
défaite, le fard s’en était allé des joues, les
moustaches cirées s’étaient amollies, pendantes, la
face terreuse avait pris l’hébètement douloureux
d’une agonie. Un officier, qui
descendit devant l’hôtel, se mit à expliquer au
milieu d’un groupe la route parcourue, de la
Moncelle à Givonne, tout le long de la petite
vallée, parmi les soldats du 1er corps, que les
saxons avaient refoulés sur la rive droite du
ruisseau ; et l’on était revenu par le chemin
creux du fond de Givonne, dans un tel
encombrement déjà, que même, si l’empereur avait
désiré retourner sur le front des troupes, il
n’aurait pu le faire que très difficilement.
D’ailleurs, à quoi bon ?
Comme Delaherche écoutait ces détails, une
détonation violente ébranla le quartier. C’était un
obus qui venait de démolir une cheminée, rue
sainte-Barbe, près du donjon. Il y eut un
sauve-qui-peut, des cris de femmes s’élevèrent.
Lui, s’était collé contre un mur, lorsqu’une
nouvelle détonation brisa les vitres d’une maison
voisine. Cela devenait terrible, si l’on bombardait
Sedan ; et il rentra au pas de course rue Maqua,
il fut pris d’un tel besoin de savoir, qu’il ne
s’arrêta point, monta vivement sur les toits,
ayant là-haut une terrasse, d’où l’on dominait la
ville et les environs.
Tout de suite, il fut un peu rassuré. Le combat
avait lieu par-dessus la ville, les batteries
allemandes de la Marfée et de Frénois allaient,
au delà des maisons, balayer le plateau de
l’Algérie ; et il s’intéressa même au vol
des obus, à la courbe immense de légère fumée
qu’ils laissaient sur Sedan, pareils à des oiseaux
invisibles au fin sillage de plumes grises. Il lui
parut d’abord évident que les quelques obus qui
avaient crevé des toitures, autour de lui, étaient
des projectiles égarés. On ne bombardait pas encore
la ville. Puis, en regardant mieux, il crut
comprendre qu’ils devaient être des réponses aux
rares coups tirés par les canons de la place. Il se
tourna, examina, vers le nord, la citadelle, tout cet
amas compliqué et formidable de fortifications, les
pans de murailles noirâtres, les plaques vertes des
glacis, un pullulement
géométrique de bastions, surtout les trois cornes
géantes, celles des écossais, du grand jardin et de
la Rochette, aux angles menaçants ; et c’était
ensuite, comme un prolongement cyclopéen, du côté
de l’ouest, le fort de Nassau, que suivait le fort
du Palatinat, au-dessus du faubourg du Ménil. Il
en eut à la fois une impression mélancolique
d’énormité et d’enfantillage. à quoi bon,
maintenant, avec ces canons, dont les projectiles
volaient si aisément d’un bout du ciel à l’autre ?
La place, d’ailleurs, n’était pas armée, n’avait ni
les pièces nécessaires, ni les munitions, ni les
hommes. Depuis trois semaines à peine, le
gouverneur avait organisé une garde nationale,
des citoyens de bonne volonté, qui devaient servir
les quelques pièces en état. Et c’était ainsi qu’au
Palatinat trois canons tiraient, tandis qu’il y en
avait bien une demi-douzaine à la porte de Paris.
Seulement, on n’avait que sept ou huit gargousses à
brûler par pièce, on ménageait les coups, on n’en
lâchait qu’un par demi-heure, et pour l’honneur
simplement, car les obus ne portaient pas,
tombaient dans les prairies, en face. Aussi,
dédaigneuses, les batteries ennemies ne
répondaient-elles que de loin en loin, comme par
charité.
Là-bas, ce qui intéressait Delaherche, c’étaient
ces batteries. Il fouillait de ses yeux vifs les
coteaux de la Marfée, lorsqu’il eut l’idée de la
lunette d’approche qu’il s’amusait autrefois à
braquer sur les environs, du haut de la terrasse.
Il descendit la chercher, remonta, l’installa ;
et, comme il s’orientait, faisant à petits
mouvements défiler les terres, les arbres, les
maisons, il tomba, au-dessus de la grande batterie
de Frénois, sur le groupe d’uniformes que Weiss
avait deviné de Bazeilles, à l’angle d’un bois de
pins. Mais lui, grâce au grandissement, aurait
compté les officiers de cet état-major, tellement il
les voyait avec netteté. Plusieurs étaient à demi
couchés dans l’herbe, d’autres debout formaient des
groupes ; et,
en avant, il y avait un homme seul, l’air sec et
mince, à l’uniforme sans éclat, dans lequel
pourtant il sentit le maître. C’était bien le roi de
Prusse, à peine haut comme la moitié du doigt, un
de ces minuscules soldats de plomb des jouets
d’enfant. Il n’en fut du reste certain que plus
tard, il ne l’avait plus quitté de l’oeil,
revenant toujours à cet infiniment petit, dont la
face, grosse comme une lentille, ne mettait qu’un
point blême sous le vaste ciel bleu.
Il n’était pas midi encore, le roi constatait la
marche mathématique, inexorable de ses armées,
depuis neuf heures. Elles allaient, elles allaient
toujours selon les chemins tracés, complétant le
cercle, refermant pas à pas, autour de Sedan,
leur muraille d’hommes et de canons. Celle de
gauche, venue par la plaine rase de Donchery,
continuait à déboucher du défilé de
Saint-Albert, dépassait Saint-Menges,
commençait à gagner Fleigneux ; et il voyait
distinctement, derrière le xie corps violemment aux
prises avec les troupes du général Douay, se
couler le ve corps, qui profitait des bois pour se
diriger sur le calvaire d’Illy ; tandis que des
batteries s’ajoutaient aux batteries, une ligne de
pièces tonnantes sans cesse prolongée, l’horizon
entier peu à peu en flammes. L’armée de droite
occupait désormais tout le vallon de la Givonne, le
xiie corps s’était emparé de la Moncelle,
la garde venait de traverser Daigny, remontant déjà
le ruisseau, en marche également vers le
calvaire, après avoir forcé le général Ducrot à se
replier derrière le bois de la Garenne. Encore un
effort, et le prince royal de Prusse donnerait la
main au prince royal de Saxe, dans ces champs nus,
à la lisière même de la forêt des Ardennes. Au
sud de la ville, on ne voyait plus Bazeilles,
disparu dans la fumée des incendies, dans la fauve
poussière d’une lutte enragée.
Et le roi, tranquille, regardait, attendait depuis
le matin.
Une heure, deux heures encore, peut-être trois : ce
n’était qu’une question de temps, un rouage poussait
l’autre, la machine à broyer était en branle et
achèverait sa course. Sous l’infini du ciel
ensoleillé, le champ de bataille se rétrécissait,
toute cette mêlée furieuse de points noirs se
culbutait, se tassait de plus en plus autour
de Sedan. Des vitres luisaient dans la ville, une
maison semblait brûler, à gauche, vers le faubourg
de la Cassine. Puis, au delà, dans les champs
redevenus déserts, du côté de Donchery et du côté
de Carignan, c’était une paix chaude et
lumineuse, les eaux claires de la Meuse, les
arbres heureux de vivre, les grandes terres
fécondes, les larges prairies vertes, sous l’ardeur
puissante de midi.
D’un mot, le roi avait demandé un renseignement. Sur
l’échiquier colossal, il voulait savoir et tenir
dans sa main cette poussière d’hommes qu’il
commandait. à sa droite, un vol d’hirondelles,
effrayées par le canon, tourbillonna, s’enleva
très haut, se perdit vers le sud.
===Chapitre IV===
<center>'''Chapitre IV'''</center>
 
 
sur la route de Balan, Henriette d’abord put
marcher d’un pas rapide. Il n’était guère plus de
neuf heures, la chaussée large, bordée de maisons
et de jardins, se trouvait libre encore, obstruée
pourtant de plus en plus, à mesure qu’on
approchait du bourg, par les habitants qui
fuyaient et par des mouvements de troupe. à chaque
nouveau flot de foule, elle se serrait contre les
murs, elle se glissait, passait quand même. Et,
mince, effacée dans sa robe sombre, ses beaux
cheveux blonds et sa petite face pâle à demi
disparus sous le fichu de dentelle noire, elle
échappait aux regards, rien ne ralentissait son pas
léger et silencieux.
Mais, à Balan, un régiment d’infanterie de marine
barrait la route. C’était une masse compacte
d’hommes attendant des ordres, à l’abri des grands
arbres qui les cachaient. Elle se haussa sur les
pieds, n’en vit pas la fin. Cependant, elle essaya de
se faire plus petite encore, de se faufiler. Des
coudes la repoussaient, elle sentait dans
ses flancs les crosses des fusils. Au bout de vingt
pas, des cris, des protestations s’élevèrent. Un
capitaine tourna la tête et s’emporta.
–eh ! La femme, êtes-vous folle ? ... où allez-vous ?
–je vais à Bazeilles.
–comment, à Bazeilles !
Ce fut un éclat de rire général. On se la montrait,
on plaisantait. Le capitaine, égayé lui aussi,
venait de reprendre :
–à Bazeilles, ma petite, vous devriez bien nous y
emmener avec vous ! ... nous y étions tout à l’heure,
j’espère que nous allons y retourner ; mais je vous
avertis qu’il n’y fait pas froid.
–je vais à Bazeilles rejoindre mon mari, déclara
Henriette de sa voix douce, tandis que ses yeux
d’un bleu pâle gardaient leur tranquille décision.
On cessa de rire, un vieux sergent la dégagea, la
força de retourner en arrière.
–ma pauvre enfant, vous voyez bien qu’il vous est
impossible de passer... ce n’est pas l’affaire
d’une femme d’aller à Bazeilles en ce moment...
vous le retrouverez plus tard, votre mari. Voyons,
soyez raisonnable !
Elle dut céder, elle s’arrêta, debout, se haussant à
chaque minute, regardant au loin, dans l’entêtée
résolution de continuer sa route. Ce qu’elle
entendait dire autour d’elle la renseignait. Des
officiers se plaignaient amèrement de l’ordre de
retraite qui leur avait fait abandonner Bazeilles,
dès huit heures un quart, lorsque le général
Ducrot, succédant au maréchal, s’était avisé de
vouloir concentrer toutes les troupes sur le plateau
d’Illy. Le pis était que, le 1er corps ayant
reculé trop tôt, livrant le vallon de la Givonne
aux allemands, le 12e corps, attaqué déjà
vivement de front, venait d’être débordé sur
son flanc gauche. Puis, maintenant que le général De
Wimpffen succédait au général Ducrot, le premier
plan de nouveau l’emportait, l’ordre arrivait de
réoccuper Bazeilles coûte que coûte, pour jeter
les bavarois à la Meuse. N’était-ce pas imbécile
de leur avoir fait abandonner une position, qu’il
leur fallait à cette heure reconquérir ? On voulait
bien se faire tuer, mais pas pour le plaisir,
vraiment !
Il y eut un grand mouvement d’hommes et de chevaux,
le général De Wimpffen parut, debout sur ses
étriers, la face ardente, la parole exaltée,
criant :
–mes amis, nous ne pouvons pas reculer, ce serait la
fin de tout... si nous devons battre en retraite,
nous irons sur Carignan et non sur Mézières...
mais nous vaincrons, vous les avez battus ce matin,
vous les battrez encore !
Il galopa, s’éloigna par un chemin qui montait vers
la Moncelle. Le bruit courait qu’il venait d’avoir
avec le général Ducrot une discussion violente,
chacun soutenant son plan, attaquant le plan
contraire, l’un déclarant que la retraite par
Mézières n’était plus possible depuis le
matin, l’autre prophétisant qu’avant le soir, si
l’on ne se retirait pas sur le plateau d’Illy,
l’armée serait cernée. Et ils s’accusaient
mutuellement de ne connaître ni le pays,
ni la situation vraie des troupes. Le pis était
qu’ils avaient tous les deux raison.
Mais, depuis un instant, Henriette se trouvait
distraite dans sa hâte d’avancer. Elle venait de
reconnaître, échouée au bord de la route, toute une
famille de Bazeilles, de pauvres tisserands, le
mari, la femme, avec trois filles, dont la plus
âgée n’avait que neuf ans. Ils étaient tellement
brisés, tellement éperdus de fatigue et de
désespoir, qu’ils n’avaient pu aller plus loin,
tombés contre un mur.
–ah ! Ma chère dame, répétait la femme à Henriette,
nous n’avons plus rien... vous savez, notre maison
était sur la place de l’église. Alors, voilà qu’un
obus y a mis le feu. Je ne sais pas comment les
enfants et nous autres, nous n’y sommes pas
restés...
les trois petites filles, à ce souvenir, se
remirent à sangloter, en poussant des cris, tandis
que la mère entrait dans les détails de leur
désastre, avec des gestes fous.
–j’ai vu le métier brûler comme un fagot de bois
sec... le lit, les meubles ont flambé plus vite que
des poignées de paille... et il y avait même la
pendule, oui ! La pendule que je n’ai pas eu le
temps d’emporter dans mes bras.
–tonnerre de bon dieu ! Jura l’homme, les yeux
pleins de grosses larmes, qu’est-ce que nous allons
devenir ?
Henriette, pour les calmer, leur dit simplement,
d’une voix qui tremblait un peu :
–vous êtes ensemble, sains et saufs tous les deux,
et vous avez vos fillettes : de quoi vous
plaignez-vous ?
Puis, elle les questionna, voulut savoir ce qui se
passait dans Bazeilles, s’ils avaient vu son mari,
comment ils avaient laissé sa maison, à elle. Mais,
dans le grelottement de leur peur, les réponses
étaient contradictoires. Non, ils n’avaient pas vu
M Weiss. Pourtant, une des petites filles cria
qu’elle l’avait bien vu, elle, qu’il était sur le
trottoir, avec un gros trou au milieu de la tête ;
et son père lui allongea une claque, pour la faire
taire, parce que, disait-il, elle mentait, à coup
sûr. Quant à la maison, elle devait être debout,
lorsqu’ils avaient fui ; même ils se souvenaient
d’avoir remarqué, en passant, que la porte
et les fenêtres étaient soigneusement closes,
comme si pas une âme ne s’y fût trouvée. à ce
moment-là, d’ailleurs, les bavarois n’occupaient
encore que la place de l’église, et il leur
fallait prendre le village rue par rue, maison
par maison. Seulement, ils avaient dû faire du
chemin, tout Bazeilles brûlait sans doute, à
cette heure. Et ces misérables gens continuaient à
parler de ces choses, avec des gestes tâtonnants
d’épouvante, évoquant la vision affreuse, les toits
qui flambaient, le sang qui coulait, les morts
qui couvraient la terre.
–alors, mon mari ? Répéta Henriette.
Ils ne répondaient plus, ils sanglotaient entre
leurs mains jointes. Et elle resta dans une
anxiété atroce, sans faiblir, debout, les lèvres
seulement agitées d’un petit frisson. Que
devait-elle croire ? Elle avait beau se dire
que l’enfant s’était trompée, elle voyait son mari
en travers de la rue, la tête trouée d’une balle.
Puis, c’était cette
maison hermétiquement close qui l’inquiétait :
pourquoi ? Il ne s’y trouvait donc plus ? La
certitude qu’il était tué lui glaça tout d’un coup
le coeur. Mais peut-être n’était-il que blessé ;
et le besoin d’aller là-bas, d’y être, la reprit
si impérieusement, qu’elle aurait tenté encore de se
frayer un passage, si, à cette minute, les
clairons n’avaient sonné la marche en avant.
Beaucoup de ces jeunes soldats arrivaient de
Toulon, de Rochefort ou de Brest, à peine
instruits, sans avoir jamais fait le coup de feu ;
et, depuis le matin, ils se battaient avec une
bravoure, une solidité de vétérans. Eux qui, de
Reims à Mouzon, avaient marché si mal, alourdis
d’inaccoutumance, se révélaient comme les mieux
disciplinés, les plus fraternellement unis d’un lien
de devoir et d’abnégation, devant l’ennemi. Les
clairons n’avaient eu qu’à sonner, ils retournaient
au feu, ils reprenaient l’attaque, malgré leurs coeurs
gros de colère. Trois fois, on leur avait promis,
pour les soutenir, une division qui ne venait pas.
Ils se sentaient abandonnés, sacrifiés. C’était
leur vie à tous qu’on leur demandait, en les
ramenant ainsi sur Bazeilles, après le leur avoir
fait évacuer. Et ils le savaient, et ils donnaient
leur vie sans une révolte, serrant les rangs,
quittant les arbres qui les protégeaient,
pour rentrer sous les obus et les balles.
Henriette eut un soupir de profond soulagement.
Enfin, on marchait donc ! Elle les suivit, espérant
arriver avec eux, prête à courir, s’ils couraient.
Mais, de nouveau déjà, on s’était arrêté. à
présent, les projectiles pleuvaient, il allait
falloir, pour réoccuper Bazeilles, reconquérir
chaque mètre de la route, s’emparer des ruelles,
des maisons, des jardins, à droite et à gauche. Les
premiers rangs avaient ouvert le feu, on n’avançait
plus que par saccades, les moindres obstacles
faisaient perdre de longues minutes. Jamais elle
n’arriverait, si elle restait ainsi en queue,
attendant la victoire. Et elle se décida, se
jeta à droite, entre deux haies, dans un sentier qui
descendait vers les prairies.
Le projet d’Henriette fut alors d’atteindre
Bazeilles par ces vastes prés bordant la Meuse.
Cela, d’ailleurs, n’était pas très net en elle.
Soudain, elle resta plantée, au bord d’une petite
mer immobile, qui, de ce côté-ci, lui barrait
le chemin. C’était l’inondation, les terres basses
changées en un lac de défense, auxquelles elle
n’avait point songé. Un instant, elle voulut
retourner en arrière ; puis, au risque d’y laisser
ses chaussures, elle continua, suivit le bord,
dans l’herbe trempée, où elle enfonçait jusqu’à la
cheville. Pendant une centaine de mètres, ce fut
praticable. Ensuite, elle buta contre le mur d’un
jardin : le terrain dévalait, l’eau battait le mur,
profonde de deux mètres. Impossible de passer. Ses
petits poings se serrèrent, elle dut se raidir de
toute sa force, pour ne pas fondre en larmes.
Après le premier saisissement, elle longea la
clôture, trouva une ruelle qui filait entre les
maisons éparses. Cette fois, elle se crut sauvée,
car elle connaissait ce dédale, ces bouts de
sentiers enchevêtrés, dont l’écheveau aboutissait
tout de même au village.
Là seulement, les obus tombaient. Henriette resta
figée, très pâle, dans l’assourdissement d’une
effrayante détonation, dont le coup de vent
l’enveloppa. Un projectile venait d’éclater devant
elle, à quelques mètres. Elle tourna la tête,
examina les hauteurs de la rive gauche, d’où
montaient les fumées des batteries allemandes ; et
elle comprit, se remit en marche, les yeux fixés sur
l’horizon, guettant les obus, pour les éviter. La
témérité folle de sa course n’allait pas sans un
grand sang-froid, toute la tranquillité brave dont sa
petite âme de bonne ménagère était capable. Elle
voulait ne pas être tuée, retrouver son mari, le
reprendre, vivre ensemble, heureux encore. Les obus
ne cessaient plus, elle filait le long des murs,
se jetait derrière les bornes, profitait des moindres
abris. Mais il se présenta un espace découvert, un
bout de chemin défoncé, déjà couvert d’éclats ; et
elle attendait, à l’encoignure d’un hangar,
lorsqu’elle aperçut, devant elle, au ras d’une
sorte de trou, la tête curieuse d’un enfant,
qui regardait. C’était un petit garçon de dix ans,
pieds nus, habillé d’une seule chemise et d’un
pantalon en lambeaux, quelque rôdeur de route,
très amusé par la bataille. Ses minces yeux noirs
pétillaient, et il s’exclamait d’allégresse, à
chaque détonation.
–oh ! Ce qu’ils sont rigolo ! ... bougez pas, en
v’là encore un qui s’amène ! ... boum ! A-t-il
pété, celui-là ! ...
bougez pas, bougez pas !
Et, à chaque projectile, il faisait un plongeon au
fond du trou, reparaissait, levait sa tête d’oiseau
siffleur, pour replonger encore.
Henriette remarqua alors que les obus venaient du
Liry, tandis que les batteries de Pont-Maugis et
de Noyers ne tiraient plus que sur Balan. Elle
voyait très nettement la fumée, à chaque décharge ;
puis, elle entendait presque aussitôt le
sifflement, que suivait la détonation. Il dut y
avoir un court répit, des vapeurs légères se
dissipaient lentement.
–pour sûr qu’ils boivent un coup ! Cria le petit.
Vite, vite ! Donnez-moi la main, nous allons nous
cavaler !
Il lui prit la main, la força à le suivre ; et tous
deux galopèrent, côte à côte, pliant le dos,
traversant ainsi l’espace découvert. Au bout, comme
ils se jetaient derrière une meule et qu’ils se
retournaient, ils virent de nouveau un obus arriver,
tomber droit sur le hangar, à la place qu’ils
occupaient tout à l’heure. Le fracas fut
épouvantable, le hangar s’abattit.
Du coup, une joie folle fit danser le gamin, qui
trouvait ça très farce.
–bravo ! En v’là de la casse ! ... hein ? Tout de
même, il était temps !
Mais, une seconde fois, Henriette se heurtait
contre un obstacle infranchissable, des murs de
jardin, sans chemin aucun. Son petit compagnon
continuait à rire, disait qu’on passait toujours,
quand on le voulait bien. Il grimpa sur le chaperon
d’un mur, l’aida ensuite à le franchir. D’un saut,
ils se trouvèrent dans un potager, parmi des
planches de haricots et de pois. Des clôtures
partout. Alors, pour en sortir, il leur fallut
traverser une maison basse de jardinier. Lui,
sifflant, les mains ballantes, allait le premier,
ne s’étonnait de rien. Il poussa une porte, se
trouva dans une chambre, passa dans une autre, où il
y avait une vieille femme, la seule âme restée là
sans doute. Elle semblait hébétée, debout près
d’une table. Elle regarda ces deux personnes
inconnues passer ainsi au travers de sa maison ; et
elle ne leur dit pas un mot, et eux-mêmes ne lui
adressèrent pas la parole. Déjà, de l’autre côté,
ils ressortaient dans une ruelle, qu’ils purent
suivre pendant un instant. Puis, d’autres
difficultés se présentèrent, ce fut de la sorte,
durant près d’un kilomètre, des murailles sautées,
des haies franchies, une course qui coupait au plus
court, par les portes des remises, les fenêtres des
habitations, selon le hasard de la route qu’ils
parvenaient à se frayer. Des chiens hurlaient, ils
faillirent être renversés par une vache qui fuyait
d’un galop furieux. Cependant, ils devaient
approcher, une odeur d’incendie leur arrivait, de
grandes fumées rousses, telles que de légers
crêpes flottants, voilaient à chaque minute le
soleil.
Tout d’un coup, le gamin s’arrêta, se planta devant
Henriette.
–dites donc, madame, comme ça, où donc
allez-vous ?
–mais tu le vois, je vais à Bazeilles.
Il siffla, il eut un de ses rires aigus de vaurien
échappé de l’école, qui se faisait du bon sang.
–à Bazeilles... ah ! Non, ça n’est pas mon
affaire...
moi, je vas ailleurs. Bien le bonsoir !
Et il tourna sur les talons, il s’en alla comme il
était venu, sans qu’elle pût savoir d’où il sortait
ni où il rentrait. Elle l’avait trouvé dans un
trou, elle le perdit des yeux au coin d’un mur ;
et jamais plus elle ne devait le revoir.
Quand elle fut seule, Henriette éprouva un
singulier sentiment de peur. Ce n’était guère une
protection, cet enfant chétif avec elle ; mais il
l’étourdissait de son bavardage. Maintenant,
elle tremblait, elle si naturellement courageuse.
Les obus ne tombaient plus, les allemands avaient
cessé de tirer sur Bazeilles, dans la crainte sans
doute de tuer les leurs, maîtres du village.
Seulement, depuis quelques minutes, elle entendait
des balles siffler, ce bourdonnement de grosses
mouches dont on lui avait parlé, et qu’elle
reconnaissait. Au loin, c’était une confusion
telle de toutes les rages, qu’elle ne distinguait
même pas le bruit de la fusillade, dans la
violence de cette clameur. Comme elle tournait
l’angle d’une maison, il y eut, près de son
oreille, un bruit mat, une chute de plâtre,
qui la firent s’arrêter net : une balle venait
d’écorner la façade, elle en restait toute pâle.
Puis, avant qu’elle se fût demandé si elle aurait le
courage de continuer, elle reçut au front comme un
coup de marteau, elle tomba sur les deux genoux,
étourdie. Une seconde balle, qui ricochait,
l’avait effleurée un peu au-dessus du sourcil
gauche, en ne laissant là qu’une forte meurtrissure.
Quand elle eut porté les deux mains à son front,
elle les retira rouges de sang. Mais elle avait
senti le crâne solide, intact, sous les doigts ; et
elle répéta tout haut, pour s’encourager :
–ce n’est rien, ce n’est rien... voyons, je n’ai
pas peur, non ! Je n’ai pas peur...
et c’était vrai, elle se releva, elle marcha dès
lors
parmi les balles avec une insouciance de créature
dégagée d’elle-même, qui ne raisonne plus, qui
donne sa vie. Elle ne cherchait même plus à se
protéger, allant tout droit, la tête haute,
n’allongeant le pas que dans le désir d’arriver. Les
projectiles s’écrasaient autour d’elle, vingt fois
elle manqua d’être tuée, sans paraître le savoir. Sa
hâte légère, son activité de femme silencieuse,
semblaient l’aider, la faire passer si fine, si
souple dans le péril, qu’elle y échappait. Elle
était enfin à Bazeilles, elle coupa au milieu d’un
champ de luzerne, pour rejoindre la route, la
grande rue qui traverse le village. Comme elle
y débouchait, elle reconnut sur la droite, à deux
cents pas, sa maison qui brûlait, sans qu’on vît les
flammes au grand soleil, le toit à demi effondré
déjà, les fenêtres vomissant des tourbillons de
fumée noire. Alors, un galop l’emporta, elle
courut à perdre haleine.
Weiss, dès huit heures, s’était trouvé enfermé là,
séparé des troupes qui se repliaient. Tout de suite,
le retour à Sedan était devenu impossible, car les
bavarois, débordant par le parc de Montivilliers,
avaient coupé la ligne de retraite. Il était seul,
avec son fusil et les cartouches qui lui restaient,
lorsqu’il aperçut devant sa porte une dizaine de
soldats, demeurés comme lui en arrière, isolés de
leurs camarades, cherchant des yeux un abri, pour
vendre au moins chèrement leur peau. Vivement, il
descendit leur ouvrir, et la maison dès lors
eut une garnison, un capitaine, un caporal, huit
hommes, tous hors d’eux, enragés, résolus à ne pas
se rendre.
–tiens ! Laurent, vous en êtes ! S’écria Weiss,
surpris de voir parmi eux un grand garçon maigre,
qui tenait un fusil, ramassé à côté de quelque
cadavre.
Laurent, en pantalon et en veste de toile bleue,
était un garçon jardinier du voisinage, âgé d’une
trentaine d’années, et qui avait perdu récemment sa
mère et sa femme, emportées par la même mauvaise
fièvre.
–pourquoi donc que je n’en serais pas ?
Répondit-il. Je n’ai que ma carcasse, je puis bien
la donner... et puis, vous savez, ça m’amuse, à
cause que je ne tire pas mal, et que ça va être
drôle d’en démolir un à chaque coup, de ces
bougres-là !
Déjà, le capitaine et le caporal inspectaient la
maison. Rien à faire du rez-de-chaussée, on se
contenta de pousser les meubles contre la porte et
les fenêtres, pour les barricader le plus
solidement possible. Ce fut ensuite dans les trois
petites pièces du premier étage et dans le
grenier qu’ils organisèrent la défense, approuvant
du reste les préparatifs déjà faits par Weiss,
les matelas garnissant les persiennes, les
meurtrières ménagées de place en place, entre les
lames. Comme le capitaine se hasardait à se
pencher, pour examiner les alentours, il
entendit des cris, des larmes d’enfant.
–qu’est-ce donc ? Demanda-t-il.
Weiss revit alors, dans la teinturerie voisine,
le petit Auguste malade, la face pourpre de fièvre
entre ses draps blancs, demandant à boire,
appelant sa mère, qui ne pouvait plus lui
répondre, gisante sur le carreau, la tête broyée.
Et, à cette vision, il eut un geste douloureux,
il répondit :
–un pauvre petit dont un obus a tué la mère, et qui
pleure, là, à côté.
–tonnerre de dieu ! Murmura Laurent, ce qu’il va
falloir leur faire payer tout ça !
Il n’arrivait encore dans la façade que des balles
perdues. Weiss et le capitaine, accompagnés du
garçon jardinier et de deux hommes, étaient montés
dans le grenier, d’où ils pouvaient mieux
surveiller la route. Ils la voyaient obliquement,
jusqu’à la place de l’église. Cette place était
maintenant au pouvoir des bavarois ; mais ils
n’avançaient toujours qu’avec beaucoup de peine et
une extrême prudence. Au coin d’une ruelle, une
poignée de
fantassins les tint encore en échec pendant près
d’un quart d’heure, d’un feu tellement nourri,
que les morts s’entassaient. Ensuite, ce fut une
maison, à l’autre encoignure, dont ils durent
s’emparer, avant de passer outre. Par moments, dans
la fumée, on distinguait une femme, avec un fusil,
tirant d’une des fenêtres. C’était la maison
d’un boulanger, des soldats s’y trouvaient oubliés,
mêlés aux habitants ; et, la maison prise, il y eut
des cris, une effroyable bousculade roula jusqu’au
mur d’en face, un flot dans lequel apparut la jupe
de la femme, une veste d’homme, des cheveux blancs
hérissés ; puis, un feu de peloton gronda, du sang
jaillit jusqu’au chaperon du mur. Les allemands
étaient inflexibles : toute personne prise les
armes à la main, n’appartenant point aux armées
belligérantes, était fusillée sur l’heure, comme
coupable de s’être mise en dehors du droit des
gens. Devant la furieuse résistance du village, leur
colère montait, et les pertes effroyables qu’ils
éprouvaient depuis bientôt cinq heures, les
poussaient à d’atroces représailles. Les ruisseaux
coulaient rouges, les morts barraient la route,
certains carrefours n’étaient plus que des
charniers, d’où s’élevaient des râles. Alors, dans
chaque maison qu’ils emportaient de haute lutte, on
les vit jeter de la paille enflammée ; d’autres
couraient avec des torches, d’autres badigeonnaient
les murs de pétrole ; et bientôt des rues entières
furent en feu, Bazeilles flamba.
Cependant, au milieu du village, il n’y avait plus
que la maison de Weiss, avec ses persiennes
closes, qui gardait son air menaçant de citadelle,
résolue à ne pas se rendre.
–attention ! Les voici ! Cria le capitaine.
Une décharge, partie du grenier et du premier étage,
coucha par terre trois des bavarois qui
s’avançaient, en rasant les murs. Les autres se
replièrent, s’embusquèrent à tous les angles de la
route ; et le siège de la maison commença, une telle
pluie de balles fouetta la façade
qu’on aurait dit un ouragan de grêle. Pendant près de
dix minutes, cette fusillade ne cessa pas,
trouant le plâtre, sans faire grand mal. Mais un des
hommes que le capitaine avait pris avec lui dans le
grenier, ayant commis l’imprudence de se montrer à
une lucarne, fut tué raide, d’une balle en plein
front.
–nom d’un chien ! Un de moins ! Gronda le
capitaine. Méfiez-vous donc, nous ne sommes pas assez
pour nous faire tuer par plaisir !
Lui-même avait pris un fusil, et il tirait,
abrité derrière un volet. Mais Laurent, le garçon
jardinier, faisait surtout son admiration. à
genoux, le canon de son chassepot appuyé dans
l’étroite fente d’une meurtrière, comme
à l’affût, il ne lâchait un coup qu’en toute
certitude ; et il en annonçait même le résultat à
l’avance.
–au petit officier bleu, là-bas, dans le coeur...
à l’autre, plus loin, le grand sec, entre les deux
yeux... au gros qui a une barbe rousse et qui
m’embête, dans le ventre...
et, chaque fois, l’homme tombait, foudroyé, frappé
à l’endroit qu’il désignait ; et lui continuait
paisiblement, ne se hâtait pas, ayant de quoi faire,
disait-il, car il lui aurait fallu du temps, pour
les tuer tous de la sorte, un à un.
–ah ! Si j’avais des yeux ! Répétait furieusement
Weiss.
Il venait de casser ses lunettes, il en était
désespéré. Son binocle lui restait, mais il
n’arrivait pas à le faire tenir solidement sur son
nez, dans la sueur qui lui inondait la face ; et,
souvent, il tirait au hasard, enfiévré, les mains
tremblantes. Toute une passion croissante emportait
son calme ordinaire.
–ne vous pressez pas, ça ne sert absolument à rien,
disait Laurent. Tenez, visez-le avec soin, celui
qui n’a plus de casque, au coin de l’épicier... mais
c’est très
bien, vous lui avez cassé la patte, et le voilà qui
gigote dans son sang.
Weiss, un peu pâle, regardait. Il murmura :
–finissez-le.
–gâcher une balle, ah ! Non, par exemple ! Vaut
mieux en démolir un autre.
Les assaillants devaient avoir remarqué ce tir
redoutable, qui partait des lucarnes du grenier.
Pas un homme ne pouvait avancer, sans rester par
terre. Aussi firent-ils entrer en ligne des troupes
fraîches, avec l’ordre de cribler de balles la
toiture. Dès lors, le grenier devint intenable :
les ardoises étaient percées aussi aisément que de
minces feuilles de papier, les projectiles
pénétraient de toutes parts, ronflant comme des
abeilles. à chaque seconde, on courait le risque
d’être tué.
–descendons, dit le capitaine. On peut tenir encore
au premier.
Mais, comme il se dirigeait vers l’échelle, une
balle l’atteignit dans l’aine et le renversa.
–trop tard, nom d’un chien !
Weiss et Laurent, aidés du soldat qui restait,
s’entêtèrent à le descendre, bien qu’il leur
criât de ne pas perdre leur temps à s’occuper de
lui : il avait son compte, il pouvait tout aussi
bien crever en haut qu’en bas. Pourtant,
dans une chambre du premier étage, lorsqu’on l’eut
couché sur un lit, il voulut encore diriger la
défense.
–tirez dans le tas, ne vous occupez pas du reste.
Tant que votre feu ne se ralentira point, ils sont
bien trop prudents pour se risquer.
En effet, le siège de la petite maison continuait,
s’éternisait. Vingt fois elle avait paru devoir être
emportée dans la tempête de fer dont elle était
battue ; et, sous les rafales, au milieu de la
fumée, elle se montrait de nouveau debout, trouée,
déchiquetée, crachant quand même des balles par
chacune de ses fentes. Les assaillants exaspérés
d’être arrêtés si longtemps et de perdre tant de
monde devant une pareille bicoque, hurlaient,
tiraillaient à distance, sans avoir l’audace de se
ruer pour enfoncer la porte et les fenêtres, en bas.
–attention ! Cria le caporal, voilà une persienne
qui tombe !
La violence des balles venait d’arracher une
persienne de ses gonds. Mais Weiss se précipita,
poussa une armoire contre la fenêtre ; et Laurent,
embusqué derrière, put continuer son tir. Un des
soldats gisait à ses pieds, la mâchoire fracassée,
perdant beaucoup de sang. Un autre reçut une balle
dans la gorge, roula jusqu’au mur, où il
râla sans fin, avec un frisson convulsif de tout le
corps. Ils n’étaient plus que huit, en ne comptant
pas le capitaine, qui, trop affaibli pour parler,
adossé au fond du lit, donnait encore des ordres,
par gestes. De même que le grenier, les trois
chambres du premier étage commençaient à devenir
intenables, car les matelas en lambeaux
n’arrêtaient plus les projectiles : des éclats de
plâtre sautaient des murs et du plafond, les
meubles s’écornaient, les flancs de l’armoire se
fendaient comme sous des coups de hache. Et le pis
était que les munitions allaient manquer.
–est-ce dommage ! Grogna Laurent. ça marche si
bien !
Weiss eut une idée brusque.
–attendez !
Il venait de songer au soldat mort, là-haut, dans le
grenier. Et il monta, le fouilla, pour prendre les
cartouches qu’il devait avoir. Tout un pan de la
toiture s’était effondré, il vit le ciel bleu, une
nappe de gaie lumière qui l’étonna. Pour ne pas être
tué, il se traînait sur les genoux. Puis,
lorsqu’il tint les cartouches, une trentaine
encore, il se hâta, redescendit au galop.
Mais, en bas, comme il partageait cette provision
nouvelle
avec le garçon jardinier, un soldat jeta un cri,
tomba sur le ventre. Ils n’étaient plus que sept ;
et, tout de suite, ils ne furent plus que six, le
caporal ayant reçu, dans l’oeil gauche, une balle
qui lui fit sauter la cervelle.
Weiss, à partir de ce moment, n’eut plus
conscience de rien. Lui et les cinq autres
continuaient à tirer comme des fous, achevant les
cartouches, sans même avoir l’idée qu’ils
pouvaient se rendre. Dans les trois petites pièces,
le carreau était obstrué par les débris des
meubles. Des morts barraient les portes, un
blessé, dans un coin, jetait une plainte affreuse
et continue. Partout, du sang collait sous
les semelles. Un filet rouge avait coulé,
descendant les marches. Et l’air n’était plus
respirable, un air épaissi et brûlant de poudre,
une fumée, une poussière âcre, nauséabonde, une
nuit presque complète que rayaient les
flammes des coups de feu.
–tonnerre de dieu ! Cria Weiss, ils amènent du
canon !
C’était vrai. Désespérant de venir à bout de cette
poignée d’enragés, qui les attardaient ainsi, les
bavarois étaient en train de mettre en position une
pièce, au coin de la place de l’église. Peut-être
enfin passeraient-ils, lorsqu’ils auraient jeté la
maison par terre, à coups de boulets. Et cet
honneur qu’on leur faisait, cette artillerie
braquée sur eux, là-bas, acheva d’égayer
furieusement les assiégés, qui ricanaient, pleins
de mépris. Ah ! Les bougres de lâches, avec leur
canon ! Toujours agenouillé, Laurent visait
soigneusement les artilleurs, tuant son homme
chaque fois ; si bien que le service de la pièce ne
pouvait se faire, et qu’il se passa cinq ou six
minutes avant que le premier coup fût tiré. Trop
haut, d’ailleurs, il n’emporta qu’un morceau de la
toiture.
Mais la fin approchait. Vainement, on fouillait les
morts, il n’y avait plus une seule cartouche.
Exténués, hagards, les six tâtonnaient, cherchaient
ce qu’ils pourraient jeter par les fenêtres, pour
écraser l’ennemi. Un d’eux, qui se
montra, vociférant, brandissant les poings, fut
criblé d’une volée de plomb ; et ils ne restèrent
plus que cinq. Que faire ? Descendre, tâcher de
s’échapper par le jardin et les prairies ? à ce
moment, un tumulte éclata en bas, un flot furieux
monta l’escalier : c’étaient les bavarois qui
venaient enfin de faire le tour, enfonçant la porte
de derrière, envahissant la maison. Une mêlée
terrible s’engagea dans les petites pièces, parmi
les corps et les meubles en miettes. Un des
soldats eut la poitrine trouée d’un coup
de baïonnette, et les deux autres furent faits
prisonniers ; tandis que le capitaine, qui venait
d’exhaler son dernier souffle, demeurait la bouche
ouverte, le bras levé encore, comme pour donner un
ordre.
Cependant, un officier, un gros blond, armé d’un
revolver, et dont les yeux, injectés de sang,
semblaient sortir des orbites, avait aperçu Weiss
et Laurent, l’un avec son paletot, l’autre avec sa
veste de toile bleue ; et il les apostrophait
violemment en français :
–qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous fichez là, vous
autres ?
Puis, les voyant noirs de poudre, il comprit, il les
couvrit d’injures, en allemand, la voix bégayante de
fureur. Déjà, il levait son pistolet pour leur
casser la tête, lorsque les soldats qu’il
commandait, se ruèrent, s’emparèrent de
Weiss et de Laurent, qu’ils poussèrent dans
l’escalier. Les deux hommes étaient portés, charriés,
au milieu de cette vague humaine, qui les jeta sur
la route ; et ils roulèrent jusqu’au mur d’en face,
parmi de telles vociférations, que la voix des
chefs ne s’entendait plus. Alors, durant deux ou
trois minutes encore, tandis que le gros
officier blond tâchait de les dégager, pour
procéder à leur exécution, ils purent se remettre
debout et voir.
D’autres maisons s’allumaient, Bazeilles n’allait
plus être qu’un brasier. Par les hautes fenêtres de
l’église, des gerbes de flammes commençaient
à sortir. Des soldats,
qui chassaient une vieille dame de chez elle,
venaient de la forcer à leur donner des allumettes,
pour mettre le feu à son lit et à ses rideaux. De
proche en proche, les incendies gagnaient, sous les
brandons de paille jetés, sous les flots de
pétrole répandus ; et ce n’était plus qu’une
guerre de sauvages, enragés par la longueur de la
lutte, vengeant leurs morts, leurs tas de morts, sur
lesquels ils marchaient. Des bandes hurlaient parmi
la fumée et les étincelles, dans l’effrayant
vacarme fait de tous les bruits, des plaintes
d’agonie, des coups de feu, des écroulements.
à peine se voyait-on, de grandes poussières livides
s’envolaient, cachaient le soleil, d’une
insupportable odeur de suie et de sang, comme
chargées des abominations du massacre. On tuait
encore, on détruisait dans tous les coins : la
brute lâchée, l’imbécile colère, la folie furieuse
de l’homme en train de manger l’homme.
Et Weiss, enfin, devant lui, aperçut sa maison qui
brûlait. Des soldats étaient accourus avec des
torches, d’autres activaient les flammes, en y
lançant les débris des meubles. Rapidement, le
rez-de-chaussée flamba, la fumée sortit
par toutes les plaies de la façade et de la
toiture. Mais, déjà, la teinturerie voisine
prenait également feu ; et, chose affreuse, on
entendit encore la voix du petit Auguste,
couché dans son lit, délirant de fièvre, qui
appelait sa mère ; tandis que les jupes de la
malheureuse, étendue sur le seuil, la tête
broyée, s’allumaient.
–maman, j’ai soif... maman, donne-moi de l’eau...
les flammes ronflèrent, la voix cessa, on ne
distingua plus que les hourras assourdissants
des vainqueurs.
Mais, par-dessus les bruits, par-dessus les
clameurs, un cri terrible domina. C’était Henriette
qui arrivait et qui venait de voir son mari,
contre le mur, en face d’un peloton préparant ses
armes.
Elle se rua à son cou.
–mon dieu ! Qu’est-ce qu’il y a ? Ils ne vont pas te
tuer !
Weiss, stupide, la regardait. Elle ! Sa femme,
désirée si longtemps, adorée d’une tendresse
idolâtre ! Et un frémissement le réveilla,
éperdu. Qu’avait-il fait ? Pourquoi était-il
resté, à tirer des coups de fusil, au lieu d’aller la
rejoindre, ainsi qu’il l’avait juré ? Dans un
éblouissement, il voyait son bonheur perdu, la
séparation violente, à jamais. Puis, le sang qu’elle
avait au front, le frappa ; et la voix machinale,
bégayante :
–est-ce que tu es blessée ? ... c’est fou d’être
venue...
d’un geste emporté, elle l’interrompit.
–oh ! Moi, ce n’est rien, une égratignure... mais
toi, toi ! Pourquoi te gardent-ils ? Je ne veux pas
qu’ils te tuent !
L’officier se débattait au milieu de la route
encombrée, pour que le peloton eût un peu de recul.
Quand il aperçut cette femme au cou d’un des
prisonniers, il reprit violemment, en français :
–oh ! Non, pas de bêtises, hein ! ... d’où
sortez-vous ?
Que voulez-vous ?
–je veux mon mari.
–votre mari, cet homme-là ? ... il a été condamné,
justice doit être faite.
–je veux mon mari.
–voyons, soyez raisonnable... écartez-vous, nous
n’avons pas envie de vous faire du mal.
–je veux mon mari.
Renonçant alors à la convaincre, l’officier allait
donner l’ordre de l’arracher des bras du prisonnier,
lorsque Laurent, silencieux jusque-là, l’air
impassible, se permit d’intervenir.
–dites donc, capitaine, c’est moi qui vous ai
démoli tant de monde, et qu’on me fusille, ça va
bien. D’autant plus que je n’ai personne, ni mère,
ni femme, ni enfant... tandis que monsieur est
marié... dites, lâchez-le donc, puis vous me
réglerez mon affaire...
hors de lui, le capitaine hurla :
–en voilà des histoires ! Est-ce qu’on se fiche
de moi ? ...
un homme de bonne volonté pour emporter cette
femme !
Il dut redire cet ordre en allemand. Et un soldat
s’avança, un bavarois trapu, à l’énorme tête
embroussaillée de barbe et de cheveux roux, sous
lesquels on ne distinguait qu’un large nez carré et
que de gros yeux bleus. Il était souillé de sang,
effroyable, tel qu’un de ces ours des cavernes, une
de ces bêtes poilues toutes rouges de la proie dont
elles viennent de faire craquer les os.
Henriette répétait, dans un cri déchirant :
–je veux mon mari, tuez-moi avec mon mari.
Mais l’officier s’appliquait de grands coups de
poing dans la poitrine, en disant que, lui,
n’était pas un bourreau, que s’il y en avait qui
tuaient les innocents, ce n’était pas lui. Elle
n’avait pas été condamnée, il se couperait la
main, plutôt que de toucher à un cheveu de sa
tête.
Alors, comme le bavarois s’approchait, Henriette se
colla au corps de Weiss, de tous ses membres,
éperdument.
–oh ! Mon ami, je t’en supplie, garde-moi,
laisse-moi mourir avec toi...
Weiss pleurait de grosses larmes ; et, sans
répondre, il s’efforçait de détacher, de ses
épaules et de ses reins, les doigts convulsifs de la
malheureuse.
–tu ne m’aimes donc plus, que tu veux mourir sans
moi... garde-moi, ça les fatiguera, ils nous
tueront ensemble.
Il avait dégagé une des petites mains, il la serrait
contre sa bouche, il la baisait, tandis qu’il
travaillait pour faire lâcher prise à l’autre.
–non, non ! Garde-moi... je veux mourir...
enfin, à grand’peine, il lui tenait les deux mains.
Muet jusque-là, ayant évité de parler, il ne dit
qu’un mot :
–adieu, chère femme.
Et, déjà, de lui-même, il l’avait jetée entre les
bras du bavarois, qui l’emportait. Elle se
débattait, criait, tandis
que, pour la calmer sans doute, le soldat lui
adressait tout un flot de rauques paroles. D’un
violent effort, elle avait dégagé sa tête, elle vit
tout.
Cela ne dura pas trois secondes. Weiss, dont le
binocle avait glissé, dans les adieux, venait de le
remettre vivement sur son nez, comme s’il avait voulu
bien voir la mort en face. Il recula, s’adossa contre
le mur, en croisant les bras ; et, dans son veston
en lambeaux, ce gros garçon paisible avait une
figure exaltée, d’une admirable beauté de courage.
Près de lui, Laurent s’était contenté de
fourrer les mains dans ses poches. Il semblait
indigné de la cruelle scène, de l’abomination de ces
sauvages qui tuaient les hommes sous les yeux de
leurs femmes. Il se redressa, les dévisagea, leur
cracha d’une voix de mépris :
–sales cochons !
Mais l’officier avait levé son épée, et les deux
hommes tombèrent comme des masses, le garçon
jardinier la face contre terre, l’autre, le
comptable, sur le flanc, le long du mur.
Celui-ci, avant d’expirer, eut une convulsion
dernière, les paupières battantes, la bouche
tordue. L’officier, qui s’approcha, le remua du
pied, voulant s’assurer qu’il avait bien cessé
de vivre.
Henriette avait tout vu, ces yeux mourants qui la
cherchaient, ce sursaut affreux de l’agonie, cette
grosse botte poussant le corps. Elle ne cria même
pas, elle mordit silencieusement, furieusement, ce
qu’elle put, une main que ses dents rencontrèrent.
Le bavarois jeta une plainte d’atroce douleur. Il
la renversa, faillit l’assommer. Leurs visages
se touchaient, jamais elle ne devait oublier cette
barbe et ces cheveux rouges, éclaboussés de sang,
ces yeux bleus, élargis et chavirés de rage.
Plus tard, Henriette ne put se rappeler nettement
ce qui s’était passé ensuite. Elle n’avait eu qu’un
désir, retourner près du corps de son mari, le
prendre, le veiller. Seulement, comme dans les
cauchemars, toutes sortes d’obstacles
se dressaient, l’arrêtaient à chaque pas. De
nouveau, une vive fusillade venait d’éclater, un
grand mouvement avait lieu parmi les troupes
allemandes qui occupaient Bazeilles : c’était
l’arrivée enfin de l’infanterie de marine ; et le
combat recommençait avec une telle violence, que la
jeune femme fut rejetée à gauche, dans une
ruelle, parmi un troupeau affolé d’habitants.
D’ailleurs, le résultat de la lutte ne pouvait être
douteux, il était trop tard pour reconquérir les
positions abandonnées. Pendant près d’une demi-heure
encore, l’infanterie s’acharna, se fit tuer, avec un
emportement superbe ; mais, sans cesse, les
ennemis recevaient des renforts, débordaient de
partout, des prairies, des routes, du parc de
Montivilliers. Rien désormais ne les aurait délogés
de ce village, si chèrement acheté, où plusieurs
milliers des leurs gisaient dans le sang et les
flammes. Maintenant, la destruction achevait son
oeuvre, il n’y avait plus là qu’un charnier de
membres épars et de débris fumants, et Bazeilles
égorgé, anéanti, s’en allait en cendre.
Une dernière fois, Henriette aperçut au loin sa
petite maison dont les planchers s’écroulaient, au
milieu d’un tourbillon de flammèches. Toujours, elle
revoyait, en face, le long du mur, le corps de son
mari. Mais un nouveau flot l’avait reprise, les
clairons sonnaient la retraite, elle fut
emportée, sans savoir comment, parmi les troupes qui
se repliaient. Alors, elle devint une chose, une
épave roulée, charriée dans un piétinement confus
de foule, coulant à pleine route. Et elle ne
savait plus, elle finit par se retrouver à Balan,
chez des gens qu’elle ne connaissait pas,
et elle sanglotait dans une cuisine, la tête
tombée sur une table.
===Chapitre V===
<center>'''Chapitre V'''</center>
 
 
sur le plateau de l’Algérie, à dix heures, la
compagnie Beaudoin était toujours couchée parmi les
choux, dans le champ dont elle n’avait pas bougé
depuis le matin. Les feux croisés des batteries du
Hattoy et de la presqu’île d’Iges, qui
redoublaient de violence, venaient encore
de lui tuer deux hommes ; et aucun ordre de marcher
en avant n’arrivait : allait-on passer la journée
là, à se laisser mitrailler, sans se battre ?
Même les hommes n’avaient plus le soulagement de
décharger leurs chassepots. Le capitaine Beaudoin
était parvenu à faire cesser le feu, cette furieuse
et inutile fusillade contre le petit bois d’en
face, où pas un prussien ne paraissait être resté.
Le soleil devenait accablant, on brûlait, ainsi
allongé par terre, sous le ciel en flammes.
Jean, qui se tourna, fut inquiet de voir que
Maurice avait laissé tomber sa tête, la joue contre
le sol, les yeux fermés. Il était très pâle,
la face immobile.
–eh bien ! Quoi donc ?
Mais, simplement, Maurice s’était endormi.
L’attente, la fatigue, l’avaient terrassé, malgré la
mort qui volait de toutes parts. Et il s’éveilla
brusquement, ouvrit de grands yeux calmes, où
reparut aussitôt l’effarement trouble de la
bataille. Jamais il ne put savoir combien de
temps il avait sommeillé. Il lui semblait sortir
d’un néant infini et délicieux.
–tiens ! Est-ce drôle, murmura-t-il, j’ai
dormi ! ...
ah ! ça m’a fait du bien.
En effet, il sentait moins, à ses tempes et à ses
côtes, le douloureux serrement, cette ceinture de la
peur dont craquent les os. Il plaisanta Lapoulle
qui, depuis la disparition de Chouteau et de
Loubet, s’inquiétait d’eux, parlait d’aller les
chercher. Une riche idée, pour se mettre à l’abri
derrière un arbre et fumer une pipe ! Pache
prétendait qu’on les avait gardés à l’ambulance,
où les brancardiers manquaient. Encore un métier
pas commode, que d’aller ramasser les blessés, sous
le feu ! Puis, tourmenté des superstitions de son
village, il ajouta que ça ne portait pas chance de
toucher aux morts : on en mourait.
–taisez-vous donc, tonnerre de dieu ! Cria le
lieutenant Rochas. Est-ce qu’on meurt !
Sur son grand cheval, le colonel De Vineuil
avait tourné la tête. Et il eut un sourire, le seul
depuis le matin. Puis, il retomba dans son
immobilité, toujours impassible sous les obus,
attendant des ordres.
Maurice, qui s’intéressait maintenant aux
brancardiers, suivait leurs recherches, dans les
plis de terrain. Il devait y avoir, au bout du
chemin creux, derrière un talus, une ambulance
volante de premiers secours, dont le personnel
s’était mis à explorer le plateau. Rapidement, on
dressait une tente, tandis qu’on déballait du
fourgon le matériel nécessaire, les quelques
outils, les appareils, le linge, de quoi procéder à
des pansements hâtifs, avant de diriger les blessés
sur Sedan, au fur et à mesure qu’on pouvait se
procurer des voitures de transport, qui bientôt
allaient manquer. Il n’y avait là que des aides. Et
c’étaient surtout les brancardiers qui faisaient
preuve d’un héroïsme têtu et sans gloire. On les
voyait, vêtus de gris, avec la croix rouge de leur
casquette et de leur brassard, se risquer
lentement, tranquillement, sous les projectiles,
jusqu’aux endroits où étaient tombés des
hommes. Ils se traînaient sur les genoux, tâchaient
de
profiter des fossés, des haies, de tous les
accidents de terrain, sans mettre de la vantardise
à s’exposer inutilement. Puis, dès qu’ils
trouvaient des hommes par terre, leur dure
besogne commençait, car beaucoup étaient
évanouis, et il fallait reconnaître les blessés des
morts. Les uns étaient restés sur la face, la
bouche dans une mare de sang, en train
d’étouffer ; les autres avaient la gorge
pleine de boue, comme s’ils venaient de mordre la
terre ; d’autres gisaient jetés pêle-mêle, en tas,
les bras et les jambes contractés, la poitrine
écrasée à demi. Soigneusement, les brancardiers
dégageaient, ramassaient ceux qui respiraient
encore, allongeant leurs membres, leur
soulevant la tête, qu’ils nettoyaient le mieux
possible. Chacun d’eux avait un bidon d’eau
fraîche, dont il était très avare. Et souvent on
pouvait ainsi les voir à genoux, pendant de longues
minutes, s’efforçant de ranimer un blessé,
attendant qu’il eût rouvert les yeux.
à une cinquantaine de mètres, sur la gauche,
Maurice en regarda un qui tâchait de reconnaître la
blessure d’un petit soldat, dont une manche laissait
couler un filet de sang, goutte à goutte. Il y
avait là une hémorragie, que l’homme à la croix
rouge finit par trouver et par arrêter, en
comprimant l’artère. Dans les cas pressants, ils
donnaient de la sorte les premiers soins, évitaient
les faux mouvements pour les fractures, bandaient et
immobilisaient les membres, de façon à rendre sans
danger le transport. Et ce transport enfin devenait
la grande affaire : ils soutenaient ceux qui
pouvaient marcher, portaient les autres, dans leurs
bras, ainsi que des petits enfants, ou bien à
califourchon sur leur dos, les mains ramenées
autour de leur cou ; ou bien encore, ils se
mettaient à deux, à trois, à quatre, selon la
difficulté, leur faisaient un siège de leurs
poings unis, les emportaient couchés, par les
jambes et par les épaules. En dehors des
brancards réglementaires, c’étaient aussi toutes
sortes d’inventions
ingénieuses, de brancards improvisés avec des
fusils, liés à l’aide de bretelles de sac. Et, de
partout, dans la plaine rase que labouraient les
obus, on les voyait, isolés ou en groupe, qui
filaient avec leurs fardeaux, baissant la tête,
tâtant la terre du pied, d’un héroïsme
prudent et admirable.
Comme Maurice en regardait un, sur la droite, un
garçon maigre et chétif, qui emportait un lourd
sergent pendu à son cou, les jambes brisées, de
l’air d’une fourmi laborieuse qui transporte un
grain de blé trop gros, il les vit culbuter et
disparaître tous les deux dans l’explosion d’un
obus. Quand la fumée se fut dissipée, le sergent
reparut sur le dos, sans blessure nouvelle, tandis
que le brancardier gisait, le flanc ouvert. Et une
autre arriva, une autre fourmi active, qui,
après avoir retourné et flairé le camarade mort,
reprit le blessé à son cou et l’emporta.
Alors, Maurice plaisanta Lapoulle.
–dis, si le métier te plaît davantage, va donc
leur donner un coup de main !
Depuis un moment, les batteries de Saint-Menges
faisaient rage, la grêle des projectiles
augmentait ; et le capitaine Beaudoin, qui se
promenait toujours devant sa compagnie,
nerveusement, finit par s’approcher du colonel.
C’était une pitié, d’épuiser le moral des hommes,
pendant de si longues heures, sans les employer.
–je n’ai pas d’ordre, répéta stoïquement le
colonel.
On vit encore le général Douay passer au galop,
suivi de son état-major. Il venait de se rencontrer
avec le général De Wimpffen, accouru pour le
supplier de tenir, ce qu’il avait cru pouvoir
promettre de faire, mais à la condition formelle que
le calvaire d’Illy, sur sa droite, serait défendu.
Si l’on perdait la position d’Illy, il ne
répondait plus de rien, la retraite devenait
fatale. Le général De Wimpffen déclara que des
troupes du 1er corps allaient occuper le calvaire ;
et, en effet, on vit presque
aussitôt un régiment de zouaves s’y établir ; de
sorte que le général Douay, rassuré, consentit à
envoyer la division Dumont au secours du
12e corps, très menacé. Mais, un quart d’heure plus
tard, comme il revenait de constater l’attitude
solide de sa gauche, il s’exclama en levant les
yeux et en remarquant que le calvaire était vide :
plus de zouaves, on avait abandonné le plateau, que
le feu d’enfer des batteries de Fleigneux rendait
d’ailleurs intenable. Et, désespéré, prévoyant le
désastre, il se portait rapidement sur la droite,
lorsqu’il tomba dans une déroute de la division
Dumont, qui se repliait en désordre, affolée,
mêlée aux débris du 1er corps. Ce dernier, après son
mouvement de retraite, n’avait pu reconquérir ses
positions du matin, laissant Daigny au xiie corps
saxon et Givonne à la garde prussienne, forcé de
remonter vers le nord, à travers le bois de la
Garenne, canonné par les batteries que l’ennemi
installait sur toutes les crêtes, d’un bout à
l’autre du vallon. Le terrible cercle de fer et de
flammes se resserrait, une partie de la garde
continuait sa marche sur Illy, de l’est à l’ouest,
en tournant les coteaux ; tandis que, de l’ouest à
l’est, derrière le xie corps, maître de
Saint-Menges, le ve cheminait toujours,
dépassait Fleigneux, portait sans cesse ses canons
plus en avant, avec une impudente témérité, si
convaincu de l’ignorance et de l’impuissance des
troupes françaises, qu’il n’attendait même pas
l’infanterie pour les soutenir. Il était midi,
l’horizon entier s’embrasait, tonnant, croisant les
feux sur le 7e et le 1er corps.
Le général Douay, alors, pendant que l’artillerie
ennemie préparait de la sorte l’attaque suprême du
calvaire, résolut de faire un dernier effort pour le
reconquérir. Il envoya des ordres, il se jeta en
personne parmi les fuyards de la division Dumont,
réussit à former une colonne, qu’il lança sur le
plateau. Elle y tint bon pendant quelques minutes ;
mais les balles sifflaient si drues, une
telle trombe d’obus balayait les champs vides, sans
un arbre, que la panique tout de suite se déclara,
remportant les hommes le long des pentes, les
roulant ainsi que des pailles surprises par un
orage. Et le général s’entêta, fit avancer
d’autres régiments.
Une estafette, qui passait au galop, cria au colonel
De Vineuil un ordre, dans l’effrayant vacarme.
Déjà, le colonel était debout sur les étriers, la
face ardente ; et, d’un grand geste de son épée,
montrant le calvaire :
–enfin, mes enfants, c’est notre tour ! ... en
avant, là-haut !
Le 106e, entraîné, s’ébranla. Une des premières, la
compagnie Beaudoin s’était mise debout, au milieu
des plaisanteries, les hommes disant qu’ils étaient
rouillés, qu’ils avaient de la terre dans les
jointures. Mais, dès les premiers pas, on dut se
jeter au fond d’une tranchée-abri qu’on rencontra,
tellement le feu devenait vif. Et l’on fila en
pliant l’échine.
–mon petit, répétait Jean à Maurice, attention !
C’est le coup de chien... ne montre pas le bout de
ton nez, car pour sûr on te le démolirait... et
ramasse bien tes os sous ta peau, si tu ne veux pas
en laisser en route. Ceux qui en reviendront,
cette fois, seront des bons.
Maurice entendait à peine, dans le bourdonnement, la
clameur de foule qui lui emplissait la tête. Il ne
savait plus s’il avait peur, il courait emporté par
le galop des autres, sans volonté personnelle,
n’ayant que le désir d’en finir tout de suite. Et il
était à ce point devenu un simple flot de ce
torrent en marche, qu’un brusque recul s’étant
produit, à l’extrémité de la tranchée, devant les
terrains nus qu’il restait à gravir, il avait
aussitôt senti la panique le gagner, prêt à
prendre la fuite. C’était, en lui, l’instinct
débridé, une révolte des muscles, obéissant aux
souffles épars.
Des hommes déjà retournaient en arrière, lorsque le
colonel se précipita.
–voyons, mes enfants, vous ne me ferez pas cette
peine, vous n’allez pas vous conduire comme des
lâches... souvenez-vous ! Jamais le 106e n’a
reculé, vous seriez les premiers à salir notre
drapeau...
il poussait son cheval, barrait le chemin aux
fuyards, trouvait des paroles pour chacun,
parlait de la France, d’une voix où tremblaient
des larmes.
Le lieutenant Rochas en fut si ému, qu’il entra
dans une terrible colère, levant son épée, tapant
sur les hommes comme avec un bâton.
–sales bougres, je vas vous monter là-haut à coups
de botte dans le derrière, moi ! Voulez-vous bien
obéir, ou je casse la gueule au premier qui tourne
les talons !
Mais ces violences, ces soldats menés au feu à
coups de pied, répugnaient au colonel.
–non, non, lieutenant, ils vont tous me
suivre... n’est-ce pas, mes enfants, vous n’allez
pas laisser votre vieux colonel se débarbouiller
tout seul avec les prussiens ? ... en avant,
là-haut !
Et il partit, et tous en effet le suivirent,
tellement il avait dit cela en brave homme de père,
qu’on ne pouvait abandonner, sans être des pas
grand’chose. Lui seul, du reste, traversa
tranquillement les champs nus, sur son
grand cheval, tandis que les hommes s’éparpillaient,
se jetaient en tirailleurs, profitant des moindres
abris. Les terrains montaient, il y avait bien cinq
cents mètres de chaumes et de carrés de betteraves,
avant d’atteindre le calvaire. Au lieu de
l’assaut classique, tel qu’il se passe dans
les manoeuvres, par lignes correctes, on ne vit
bientôt que des dos arrondis qui filaient au ras
de terre, des soldats isolés ou par petits groupes,
rampant, sautant soudain ainsi que des insectes,
gagnant la crête à force d’agilité et de ruse.
Les batteries ennemies avaient dû les
voir, les obus labouraient le sol, si fréquents,
que les
détonations ne cessaient point. Cinq hommes furent
tués, un lieutenant eut le corps coupé en deux.
Maurice et Jean avaient eu la chance de
rencontrer une haie, derrière laquelle ils purent
galoper sans être vus. Une balle pourtant y troua
la tempe d’un de leurs camarades, qui tomba
dans leurs jambes. Ils durent l’écarter
du pied. Mais les morts ne comptaient plus, il
y en avait trop. L’horreur du champ de bataille,
un blessé qu’ils aperçurent, hurlant, retenant à
deux mains ses entrailles, un cheval qui se
traînait encore, les cuisses rompues, toute
cette effroyable agonie finissait par ne plus les
toucher. Et ils ne souffraient que de l’accablante
chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les
épaules.
–ce que j’ai soif ! Bégaya Maurice. Il me semble
que j’ai de la suie dans la gorge. Tu ne sens pas
cette odeur de roussi, de laine brûlée ?
Jean hocha la tête.
–ça sentait la même chose à Solférino. Peut-être
bien que c’est l’odeur de la guerre... attends,
j’ai encore de l’eau-de-vie, nous allons boire
un coup.
Derrière la haie, tranquillement, ils
s’arrêtèrent une minute. Mais l’eau-de-vie, au
lieu de les désaltérer, leur brûlait l’estomac.
C’était exaspérant, ce goût de roussi dans
la bouche. Et ils se mouraient aussi d’inanition,
ils auraient volontiers mordu à la moitié de pain
que Maurice avait dans son sac ; seulement,
était-ce possible ? Derrière eux, le long de la
haie, d’autres hommes arrivaient sans cesse,
qui les poussaient. Enfin, d’un bond, ils
franchirent la dernière pente. Ils étaient sur
le plateau, au pied même du calvaire, la vieille
croix rongée par les vents et la pluie, entre deux
maigres tilleuls.
–ah ! Bon sang, nous y voilà ! Cria Jean. Mais le
tout est d’y rester !
Il avait raison, l’endroit n’était pas précisément
agréable, comme le fit remarquer Lapoulle d’une
voix
dolente, ce qui égaya la compagnie. Tous, de
nouveau, s’allongèrent dans un chaume ; et trois
hommes encore n’en furent pas moins tués. C’était,
là-haut, un véritable ouragan déchaîné, les
projectiles arrivaient en si grand nombre
de Saint-Menges, de Fleigneux et de Givonne,
que la terre semblait en fumer comme sous une
grosse pluie d’orage. évidemment, la position ne
pourrait être gardée longtemps, si de l’artillerie
ne venait au plus tôt soutenir les troupes
engagées avec tant de témérité. Le général
Douay, disait-on, avait fait donner l’ordre
d’avancer à deux batteries de l’artillerie de
réserve ; et, à chaque seconde, anxieusement,
les hommes se retournaient, dans l’attente de
ces canons qui n’arrivaient pas.
–c’est ridicule, ridicule ! Répétait le capitaine
Beaudoin, qui avait repris sa promenade saccadée.
On n’envoie pas ainsi un régiment en l’air, sans
l’appuyer tout de suite.
Puis, ayant aperçu un pli de terrain, sur la
gauche, il cria à Rochas :
–dites donc, lieutenant, la compagnie pourrait
se terrer là.
Rochas, debout, immobile, haussa les épaules.
–oh ! Mon capitaine, ici ou là-bas, allez !
La danse est la même... le mieux est encore
de ne pas bouger.
Alors, le capitaine Beaudoin, qui ne jurait
jamais, s’emporta.
–mais, nom de dieu ! Nous allons y rester tous !
On ne peut pas se laisser détruire ainsi !
Et il s’entêta, voulut se rendre compte
personnellement de la position meilleure qu’il
indiquait. Mais il n’avait pas fait dix pas,
qu’il disparaissait dans une brusque explosion,
la jambe droite fracassée par un éclat d’obus. Il
culbuta sur le dos, en jetant un cri aigu de
femme surprise.
–c’était sûr, murmura Rochas. ça ne vaut rien de
tant remuer, et ce qu’on doit gober, on le gobe.
Des hommes de la compagnie, en voyant tomber leur
capitaine, se soulevèrent ; et, comme il appelait
à l’aide, suppliant qu’on l’emportât, Jean finit
par courir jusqu’à lui, suivi aussitôt de
Maurice.
–mes amis, au nom du ciel ! Ne m’abandonnez pas,
emportez-moi à l’ambulance !
–dame ! Mon capitaine, ce n’est guère commode...
on peut toujours essayer...
déjà, ils se concertaient pour savoir par quel bout
le prendre, lorsqu’ils aperçurent, abrités
derrière la haie qu’ils avaient longée, deux
brancardiers, qui paraissaient attendre de la
besogne. Ils leur firent des signes énergiques,
ils les décidèrent à s’approcher. C’était le salut,
s’ils pouvaient regagner l’ambulance, sans mauvaise
aventure. Mais le chemin était long, et la grêle de
fer augmentait encore.
Comme les brancardiers, après avoir bandé fortement
la jambe, pour la maintenir, emportaient le
capitaine assis sur leurs poings noués, un bras
passé au cou de chacun d’eux, le colonel De
Vineuil, averti, arriva, en poussant son cheval.
Il avait connu le jeune homme dès sa sortie de
Saint-Cyr, il l’aimait et se montrait très ému.
–mon pauvre enfant, ayez du courage... ce ne sera
rien, on vous sauvera...
le capitaine eut un geste de soulagement, comme si
beaucoup de bravoure lui était venue enfin.
–non, non, c’est fini, j’aime mieux ça. Ce qui est
exaspérant, c’est d’attendre ce qu’on ne peut
éviter.
On l’emporta, les brancardiers eurent la chance
d’atteindre sans encombre la haie, le long de
laquelle ils filèrent rapidement, avec leur
fardeau. Lorsque le colonel les vit disparaître
derrière le bouquet d’arbres, où se trouvait
l’ambulance, il eut un soupir de soulagement.
–mais, mon colonel, cria soudain Maurice, vous
êtes blessé, vous aussi !
Il venait d’apercevoir la botte gauche de son chef
couverte de sang. Le talon avait dû être arraché,
et un morceau de la tige était même entré dans les
chairs.
M De Vineuil se pencha tranquillement sur la
selle, regarda un instant son pied, qui devait
le brûler et peser lourd, au bout de sa jambe.
–oui, oui, murmura-t-il, j’ai attrapé ça tout à
l’heure... ce n’est rien, ça ne m’empêche pas de me
tenir à cheval...
et il ajouta, en retournant prendre sa place, à la
tête de son régiment :
–quand on est à cheval et qu’on peut s’y tenir, ça
va toujours.
Enfin, les deux batteries de l’artillerie de
réserve arrivaient. Ce fut pour les hommes anxieux
un soulagement immense, comme si ces canons étaient
le rempart, le salut, la foudre qui allait faire
taire, là-bas, les canons ennemis. Et c’était
d’ailleurs superbe, cette arrivée correcte des
batteries, dans leur ordre de bataille, chaque
pièce suivie de son caisson, les conducteurs montés
sur les porteurs, tenant la bride des sous-verges,
les servants assis sur les coffres, les brigadiers
et les maréchaux des logis galopant à leur place
réglementaire. On les aurait dits à la parade,
soucieux de conserver leurs distances, tandis
qu’ils s’avançaient d’un train fou, au travers des
chaumes, avec un sourd grondement d’orage.
Maurice, qui s’était de nouveau couché dans un
sillon, se souleva, enthousiasmé, pour dire à
Jean :
–tiens ! Là, celle qui s’établit à gauche, c’est
la batterie d’Honoré. Je reconnais les hommes.
D’un revers de main, Jean l’avait déjà rejeté sur
le sol.
–allonge-toi donc ! Et fais le mort !
Mais tous deux, la joue collée à la terre, ne
perdirent plus de vue la batterie, très intéressés
par la manoeuvre,
le coeur battant à grands coups, de voir la
bravoure calme et active de ces hommes, dont ils
attendaient encore la victoire.
Brusquement, à gauche, sur une crête nue, la
batterie venait de s’arrêter ; et ce fut l’affaire
d’une minute, les servants sautèrent des coffres,
décrochèrent les avant-trains, les conducteurs
laissèrent les pièces en position, firent exécuter
un demi-tour à leurs bêtes, pour se porter
à quinze mètres en arrière, face à l’ennemi,
immobiles. Déjà les six pièces étaient braquées,
espacées largement, accouplées en trois sections que
des lieutenants commandaient, toutes les six
réunies sous les ordres d’un capitaine maigre et
très long, qui jalonnait fâcheusement le
plateau. Et l’on entendit ce capitaine crier, après
qu’il eut rapidement fait son calcul :
–la hausse à seize cents mètres !
L’objectif allait être la batterie prussienne, à
gauche de Fleigneux, derrière des broussailles,
dont le feu terrible rendait le calvaire d’Illy
intenable.
–tu vois, se remit à expliquer Maurice, qui ne
pouvait se taire, la pièce d’Honoré est dans la
section du centre. Le voilà qui se penche avec le
pointeur... c’est le petit Louis, le pointeur :
nous avons bu la goutte ensemble à Vouziers,
tu te souviens ? ... et, là-bas, le conducteur de
gauche, celui qui se tient si raide sur son
porteur, une bête alezane superbe, c’est
Adolphe...
la pièce avec ses six servants et son maréchal des
logis, plus loin l’avant-train et ses quatre chevaux
montés par les deux conducteurs, plus loin le
caisson, ses six chevaux, ses trois conducteurs, plus
loin encore la prolonge, la fourragère, la forge,
toute cette queue d’hommes, de bêtes et de
matériel s’étendait sur une ligne droite, à
une centaine de mètres en arrière ; sans compter
les haut-le-pied, le caisson de rechange, les bêtes
et les hommes destinés à boucher les trous, et qui
attendaient à droite,
pour ne pas rester inutilement exposés, dans
l’enfilade du tir.
Mais Honoré s’occupait du chargement de sa pièce.
Les deux servants du centre revenaient déjà de
chercher la gargousse et le projectile au caisson,
où veillaient le brigadier et l’artificier ; et,
tout de suite, les deux servants de la bouche,
après avoir introduit la gargousse, la charge
de poudre enveloppée de serge, qu’ils poussèrent
soigneusement à l’aide du refouloir, glissèrent de
même l’obus, dont les ailettes grinçaient le long
des rainures. Vivement, l’aide-pointeur, ayant mis la
poudre à nu d’un coup de dégorgeoir, enfonça
l’étoupille dans la lumière. Et Honoré voulut
pointer lui-même ce premier coup, à demi
couché sur la flèche, manoeuvrant la vis de
réglage pour trouver la portée, indiquant la
direction, d’un petit geste continu de la main,
au pointeur, qui, en arrière, armé du levier,
poussait insensiblement la pièce plus à droite
ou plus à gauche.
–ça doit y être, dit-il en se relevant.
Le capitaine, son grand corps plié en deux, vint
vérifier la hausse. à chaque pièce, l’aide-pointeur
tenait en main la ficelle, prêt à tirer le
rugueux, la lame en dents de scie qui allumait
le fulminate. Et les ordres furent criés, par
numéros, lentement :
–première pièce, feu ! ... deuxième pièce,
feu ! ...
les six coups partirent, les canons reculèrent,
furent ramenés, pendant que les maréchaux des logis
constataient que leur tir était beaucoup trop
court. Ils le réglèrent, et la manoeuvre
recommença, toujours la même, et c’était cette
lenteur précise, ce travail mécanique fait
avec sang-froid, qui maintenait le moral des hommes.
La pièce, la bête aimée, groupait autour d’elle une
petite famille, que resserrait une occupation
commune. Elle était le lien, le souci unique, tout
existait pour elle, le caisson, les voitures,
les chevaux, les hommes. De là
venait la grande cohésion de la batterie entière,
une solidité et une tranquillité de bon ménage.
Parmi le 106e, des acclamations avaient accueilli la
première salve. Enfin, on allait donc leur clouer le
bec, aux canons prussiens ! Tout de suite, il y
eut pourtant une déception, lorsqu’on se fut
aperçu que les obus restaient en chemin,
éclataient pour la plupart en l’air, avant
d’avoir atteint les broussailles, là-bas, où se
cachait l’artillerie ennemie.
–Honoré, reprit Maurice, dit que les autres sont
des clous, à côté de la sienne... ah ! La sienne, il
coucherait avec, jamais on n’en trouvera la
pareille ! Vois donc de quel oeil il la couve, et
comme il la fait essuyer, pour qu’elle n’ait pas
trop chaud !
Il plaisantait avec Jean, tous deux ragaillardis
par cette belle bravoure calme des artilleurs. Mais,
en trois coups, les batteries prussiennes venaient de
régler leur tir : d’abord trop long, il était
devenu d’une telle précision, que les obus
tombaient sur les pièces françaises ; tandis que
celles-ci, malgré les efforts pour allonger la
portée, n’arrivaient toujours pas. Un des servants
d’Honoré, celui de la bouche, à gauche, fut tué.
On poussa le corps, le service continua avec la
même régularité soigneuse, sans plus de hâte.
De toutes parts, les projectiles pleuvaient,
éclataient ; et c’étaient, autour de chaque pièce,
les mêmes mouvements méthodiques, la gargousse et
l’obus introduits, la hausse réglée, le coup tiré,
les roues ramenées, comme si ce travail avait
absorbé les hommes au point de les empêcher de voir
et d’entendre.
Mais ce qui frappa surtout Maurice, ce fut
l’attitude des conducteurs, à quinze mètres en
arrière, raidis sur leurs chevaux, face à
l’ennemi. Adolphe était là, large de poitrine,
avec ses grosses moustaches blondes dans son
visage rouge ; et il fallait vraiment un fier
courage pour ne pas même battre des yeux,
à regarder ainsi les obus venir droit
sur soi, sans avoir seulement l’occupation de
mordre ses pouces pour se distraire. Les servants
qui travaillaient, eux, avaient de quoi penser à
autre chose ; tandis que les conducteurs,
immobiles, ne voyaient que la mort, avec
tout le loisir d’y songer et de l’attendre. On les
obligeait de faire face à l’ennemi, parce que,
s’ils avaient tourné le dos, l’irrésistible
besoin de fuite aurait pu emporter les
hommes et les bêtes. à voir le danger, on le
brave. Il n’y a pas d’héroïsme plus obscur ni plus
grand.
Un homme encore venait d’avoir la tête emportée,
deux chevaux d’un caisson râlaient, le ventre
ouvert, et le tir ennemi continuait, tellement
meurtrier, que la batterie entière allait être
démontée, si l’on s’entêtait sur la même
position. Il fallait dérouter ce tir terrible,
malgré les inconvénients d’un changement de place.
Le capitaine n’hésita plus, cria l’ordre :
–amenez les avant-trains !
Et la dangereuse manoeuvre s’exécuta avec une
rapidité foudroyante : les conducteurs refirent leur
demi-tour, ramenant les avant-trains, que les
servants raccrochèrent aux pièces. Mais, dans ce
mouvement, ils avaient développé un front étendu,
ce dont l’ennemi profitait pour redoubler son feu.
Trois hommes encore y restèrent. Au grand trot, la
batterie filait, décrivait parmi les terres
un arc de cercle, pour aller s’installer à une
cinquantaine de mètres plus à droite, de l’autre
côté du 106e, sur un petit plateau. Les pièces
furent décrochées, les conducteurs se retrouvèrent
face à l’ennemi, et le feu recommença, sans un
arrêt, dans un tel branle, que le sol n’avait
pas cessé de trembler.
Cette fois, Maurice poussa un cri. De nouveau, en
trois coups, les batteries prussiennes venaient de
rétablir leur tir, et le troisième obus était tombé
droit sur la pièce d’Honoré. On vit celui-ci qui se
précipitait, qui tâtait d’une main tremblante la
blessure fraîche, tout un coin écorné
de la bouche de bronze. Mais elle pouvait être
chargée encore, la manoeuvre reprit, après qu’on
eut débarrassé les roues du cadavre d’un autre
servant, dont le sang avait éclaboussé l’affût.
–non, ce n’est pas le petit Louis, continua à
penser tout haut Maurice. Le voilà qui pointe, et
il doit être blessé pourtant, car il ne se sert que
de son bras gauche... ah ! Ce petit Louis, dont le
ménage allait si bien avec Adolphe, à la
condition que le servant, l’homme à pied,
malgré son instruction plus grande, serait
l’humble valet du conducteur, l’homme à cheval...
Jean, qui se taisait, l’interrompit, d’un cri
d’angoisse :
–jamais ils ne tiendront, c’est foutu !
En effet, cette seconde position, en moins de
cinq minutes, était devenue aussi intenable que la
première. Les projectiles pleuvaient avec la même
précision. Un obus brisa une pièce, tua un
lieutenant et deux hommes. Pas un des coups n’était
perdu, à ce point que, si l’on s’obstinait là
davantage, il ne resterait bientôt plus ni un
canon ni un artilleur. C’était un écrasement
balayant tout.
Alors, le cri du capitaine retentit une seconde
fois :
–amenez les avant-trains !
La manoeuvre recommença, les conducteurs
galopèrent, refirent demi-tour, pour que les servants
pussent raccrocher les pièces. Mais, cette fois,
pendant le mouvement, un éclat troua la gorge,
arracha la mâchoire de Louis, qui tomba en
travers de la flèche, qu’il était en train de
soulever. Et, comme Adolphe arrivait, au moment où
la ligne des attelages se présentait de flanc, une
bordée furieuse s’abattit : il culbuta, la poitrine
fendue, les bras ouverts. Dans une dernière
convulsion, il avait pris l’autre, ils restèrent
embrassés, farouchement tordus, mariés jusque dans
la mort.
Déjà, malgré les chevaux tués, malgré le désordre
que la bordée meurtrière avait jeté parmi les
rangs, toute la
batterie remontait une pente, venait s’établir plus
en avant, à quelques mètres de l’endroit où
Maurice et Jean étaient couchés. Pour la
troisième fois, les pièces furent décrochées, les
conducteurs se retrouvèrent face à l’ennemi,
tandis que les servants, tout de suite, rouvraient le
feu, avec un entêtement d’héroïsme invincible.
–c’est la fin de tout ! Dit Maurice, dont la voix
se perdit.
Il semblait, en effet, que la terre et le ciel se
fussent confondus. Les pierres se fendaient, une
épaisse fumée cachait par instants le soleil. Au
milieu de l’effroyable vacarme, on apercevait les
chevaux étourdis, abêtis, la tête basse. Partout,
le capitaine apparaissait, trop grand. Il fut
coupé en deux, il se cassa et tomba, comme la
hampe d’un drapeau.
Mais, autour de la pièce d’Honoré surtout, l’effort
continuait, sans hâte et obstiné. Lui, malgré ses
galons, dut se mettre à la manoeuvre, car il ne
restait que trois servants. Il pointait, tirait le
rugueux, pendant que les trois allaient au
caisson, chargeaient, maniaient l’écouvillon
et le refouloir. On avait fait demander des hommes et
des chevaux haut-le-pied, pour boucher les trous
creusés par la mort ; et ils tardaient à venir, il
fallait se suffire en attendant. La rage était qu’on
n’arrivait toujours pas, que les projectiles
lancés éclataient presque tous en l’air, sans
faire grand mal à ces terribles batteries adverses,
dont le feu était si efficace. Et, brusquement,
Honoré poussa un juron, qui domina le bruit de la
foudre : toutes les malechances, la roue droite de
sa pièce venait d’être broyée ! Tonnerre de dieu !
Une patte cassée, la pauvre bougresse fichue sur le
flanc, son nez par terre, bancale et bonne à
rien ! Il en pleurait de grosses larmes, il lui
avait pris le cou entre ses mains égarées, comme
s’il avait voulu la remettre d’aplomb, par la seule
chaleur de sa tendresse. Une pièce qui était la
meilleure, qui était la seule à avoir
envoyé quelques obus là-bas ! Puis, une résolution
folle l’envahit, celle de remplacer la roue
immédiatement, sous le feu. Lorsque, aidé d’un
servant, il fut allé lui-même chercher dans la
prolonge une roue de rechange, la manoeuvre de
force commença, la plus dangereuse qui pût
être faite sur le champ de bataille. Heureusement,
les hommes et les chevaux haut-le-pied avaient
fini par arriver, deux nouveaux servants donnèrent
un coup de main.
Cependant, une fois encore, la batterie était
démontée. On ne pouvait pousser plus loin la folie
héroïque. L’ordre allait être crié de se replier
définitivement.
–dépêchons, camarades ! Répétait Honoré. Nous
l’emmènerons au moins, et ils ne l’auront pas !
C’était son idée, sauver sa pièce, ainsi qu’on
sauve le drapeau. Et il parlait encore,
lorsqu’il fut foudroyé, le bras droit arraché, le
flanc gauche ouvert. Il était tombé sur la pièce,
il y resta comme étendu sur un lit d’honneur,
la tête droite, la face intacte et belle de
colère, tournée là-bas, vers l’ennemi. Par son
uniforme déchiré, venait de glisser une lettre,
que ses doigts crispés avaient prise et que le
sang tachait, goutte à goutte.
Le seul lieutenant qui ne fût pas mort, jeta le
commandement :
–amenez les avant-trains !
Un caisson avait sauté, avec un bruit de pièces
d’artifice qui fusent et éclatent. On dut se
décider à prendre les chevaux d’un autre caisson,
pour sauver une pièce dont l’attelage était par
terre. Et, cette dernière fois, quand les
conducteurs eurent fait demi-tour et qu’on eut
raccroché les quatre canons qui restaient, on
galopa, on ne s’arrêta qu’à un millier de mètres,
derrière les premiers arbres du bois de la
Garenne.
Maurice avait tout vu. Il répétait, avec un petit
grelottement d’horreur, d’une voix machinale :
–oh ! Le pauvre garçon ! Le pauvre garçon !
Cette peine semblait augmenter encore la douleur
grandissante qui lui tordait l’estomac. La bête, en
lui, se révoltait : il était à bout de force, il se
mourait de faim. Sa vue se troublait, il n’avait
même plus conscience du danger où se trouvait le
régiment, depuis que la batterie avait dû se
replier. D’une minute à l’autre, des masses
considérables pouvaient attaquer le plateau.
–écoute, dit-il à Jean, il faut que je mange...
j’aime mieux manger et qu’on me tue tout de suite !
Il avait ouvert son sac, il prit le pain de ses
deux mains tremblantes, il se mit à mordre dedans,
avec voracité. Les balles sifflaient, deux obus
éclatèrent à quelques mètres. Mais plus rien
n’existait, il n’y avait que sa faim à satisfaire.
–Jean, en veux-tu ?
Celui-ci le regardait, hébété, les yeux gros,
l’estomac déchiré du même besoin.
–oui, tout de même, je veux bien, je souffre trop.
Ils partagèrent, ils achevèrent goulûment le pain,
sans s’inquiéter d’autre chose, tant qu’il en
resta une bouchée. Et ce fut seulement ensuite
qu’ils revirent leur colonel, sur son grand cheval,
avec sa botte sanglante. De toutes parts, le
106e était débordé. Déjà, des compagnies avaient
dû fuir. Alors, obligé de céder au torrent, levant
son épée, les yeux pleins de larmes :
–mes enfants, cria M De Vineuil, à la garde de
Dieu qui n’a pas voulu de nous !
Des bandes de fuyards l’entouraient, il disparut
dans un pli de terrain.
Puis, sans savoir comment, Jean et Maurice se
trouvèrent derrière la haie, avec les débris de leur
compagnie. Une quarantaine d’hommes au plus
restaient, commandés par le lieutenant Rochas ; et
le drapeau était avec eux, le sous-lieutenant qui le
portait venait d’en rabattre la soie autour de la
hampe, pour tâcher de le sauver. On fila
jusqu’au bout de la haie, on se jeta parmi de
petits arbres, sur une pente, où Rochas fit
recommencer le feu. Les hommes, dispersés en
tirailleurs, abrités, pouvaient tenir ; d’autant
plus qu’un grand mouvement de cavalerie
avait lieu sur leur droite, et qu’on ramenait des
régiments en ligne, afin de l’appuyer.
Maurice, alors, comprit l’étreinte lente,
invincible, qui achevait de s’accomplir. Le matin,
il avait vu les prussiens déboucher par le défilé de
Saint-Albert, gagner Saint-Menges, puis
Fleigneux ; et, maintenant, derrière le bois de la
Garenne, il entendait tonner les canons de la
garde, il commençait à apercevoir d’autres
uniformes allemands, qui arrivaient par les coteaux
de Givonne. Encore quelques minutes, et le cercle
se fermerait, et la garde donnerait la main au
ve corps, enveloppant l’armée française d’un mur
vivant, d’une ceinture foudroyante d’artillerie. Ce
devait être dans la pensée désespérée de
faire un dernier effort, de chercher à rompre cette
muraille en marche, qu’une division de la cavalerie
de réserve, celle du général Margueritte, se
massait derrière un pli de terrain, prête à charger.
On allait charger à la mort, sans résultat
possible, pour l’honneur de la France. Et
Maurice, qui pensait à Prosper, assista au
terrible spectacle.
Depuis le petit jour, Prosper ne faisait que
pousser son cheval, dans des marches et des
contremarches continuelles, d’un bout à l’autre du
plateau d’Illy. On les avait réveillés à l’aube,
homme par homme, sans sonneries ; et, pour le café,
ils s’étaient ingéniés à envelopper chaque feu
d’un manteau, afin de ne pas donner l’éveil aux
prussiens. Puis, ils n’avaient plus rien su, ils
entendaient le canon, ils voyaient des fumées, de
lointains mouvements d’infanterie, ignorant tout de
la bataille, son importance, ses résultats, dans
l’inaction absolue où les généraux les laissaient.
Prosper, lui, tombait de sommeil. C’était la
grande souffrance, les nuits mauvaises, la fatigue
amassée, une somnolence invincible au bercement du
cheval. Il avait des hallucinations, se voyait par
terre, ronflant sur un matelas de cailloux, rêvait
qu’il était dans un bon lit, avec des draps
blancs. Pendant des minutes, il s’endormait
réellement sur la selle, n’était plus qu’une chose
en marche, emportée au hasard du trot. Des
camarades, parfois, avaient ainsi culbuté de leur
bête. On était si las, que les sonneries ne les
réveillaient plus ; et il fallait les mettre
debout, les tirer de ce néant à coups de pied.
–mais qu’est-ce qu’on fiche, qu’est-ce qu’on fiche
de nous ? Répétait Prosper, pour secouer cette
torpeur irrésistible.
Le canon tonnait depuis six heures. En montant sur
un coteau, il avait eu deux camarades tués par un
obus, à côté de lui ; et, plus loin, trois autres
encore étaient restés par terre, la peau trouée de
balles, sans qu’on pût savoir d’où elles venaient.
C’était exaspérant, cette promenade militaire,
inutile et dangereuse, au travers du champ de
bataille. Enfin, vers une heure, il comprit qu’on se
décidait à les faire tuer au moins proprement. Toute
la division Margueritte, trois régiments de
chasseurs d’Afrique, un de chasseurs de France
et un de hussards, venait d’être réunie dans un
pli de terrain, un peu au-dessous du calvaire,
à gauche de la route. Les trompettes avaient
sonné " pied à terre ! " et le commandement des
officiers retentit :
–sanglez les chevaux, assurez les paquetages !
Descendu de cheval, Prosper s’étira, flatta
Zéphir de la main. Ce pauvre Zéphir, il était
aussi abruti que son maître, éreinté du bête de
métier qu’on lui faisait faire. Avec ça, il
portait un monde : le linge dans les fontes et
le manteau roulé par-dessus, la blouse, le
pantalon, le bissac avec les objets de pansage,
derrière la selle, et en travers encore le sac des
vivres, sans compter la peau de
bouc, le bidon, la gamelle. Une pitié tendre noyait
le coeur du cavalier, tandis qu’il serrait les
sangles et qu’il s’assurait que tout cela tenait
bien.
Ce fut un rude moment. Prosper, qui n’était pas
plus poltron qu’un autre, alluma une cigarette,
tant il avait la bouche sèche. Quand on va charger,
chacun peut se dire : " cette fois, j’y reste ! "
cela dura bien cinq ou six minutes, on racontait que
le général Margueritte était allé en avant,
pour reconnaître le terrain. On attendait. Les
cinq régiments s’étaient formés en trois colonnes,
chaque colonne avait sept escadrons de profondeur,
de quoi donner à manger aux canons.
Tout d’un coup, les trompettes sonnèrent : à
cheval ! Et, presque aussitôt, une autre sonnerie
éclata : sabre à la main !
Le colonel de chaque régiment avait déjà galopé,
prenant sa place de bataille, à vingt-cinq mètres en
avant du front. Les capitaines étaient à leur
poste, en tête de leurs hommes. Et l’attente
recommença, dans un silence de mort. Plus un
bruit, plus un souffle sous l’ardent soleil.
Les coeurs seuls battaient. Un ordre encore, le
dernier, et cette masse immobile allait s’ébranler,
se ruer d’un train de tempête.
Mais, à ce moment, sur la crête du coteau, un
officier parut, à cheval, blessé, et que deux
hommes soutenaient. On ne le reconnut pas d’abord.
Puis, un grondement s’éleva, roula en une clameur
furieuse. C’était le général Margueritte, dont une
balle venait de traverser les joues,
et qui devait en mourir. Il ne pouvait parler, il
agita le bras, là-bas, vers l’ennemi.
La clameur grandissait toujours.
–notre général... vengeons-le, vengeons-le !
Alors, le colonel du premier régiment, levant en
l’air son sabre, cria d’une voix de tonnerre :
–chargez !
Les trompettes sonnaient, la masse s’ébranla,
d’abord au trot. Prosper se trouvait au premier
rang, mais presque à l’extrémité de l’aile droite.
Le grand danger est au centre, où le tir de
l’ennemi s’acharne d’instinct. Lorsqu’on fut sur la
crête du calvaire et que l’on commença à
descendre de l’autre côté, vers la vaste plaine, il
aperçut très nettement, à un millier de mètres, les
carrés prussiens sur lesquels on les jetait.
D’ailleurs, il trottait comme dans un rêve, il avait
une légèreté, un flottement d’être endormi, un
vide extraordinaire de cervelle, qui le
laissait sans une idée. C’était la machine qui
allait, sous une impulsion irrésistible. On
répétait : " sentez la botte ! Sentez la botte ! "
pour serrer les rangs le plus possible et
leur donner une résistance de granit. Puis, à mesure
que le trot s’accélérait, se changeait en galop
enragé, les chasseurs d’Afrique poussaient, à la
mode arabe, des cris sauvages, qui affolaient leurs
montures. Bientôt, ce fut une course diabolique, un
train d’enfer, ce furieux galop, ces
hurlements féroces, que le crépitement des balles
accompagnait d’un bruit de grêle, en tapant sur tout
le métal, les gamelles, les bidons, le cuivre des
uniformes et des harnais. Dans cette grêle,
passait l’ouragan de vent et de foudre dont le
sol tremblait, laissant au soleil une odeur
de laine brûlée et de fauves en sueur.
à cinq cents mètres, Prosper culbuta, sous un
remous effroyable, qui emportait tout. Il saisit
Zéphir à la crinière, put se remettre en selle.
Le centre criblé, enfoncé par la fusillade,
venait de fléchir, tandis que les deux ailes
tourbillonnaient, se repliaient pour reprendre leur
élan. C’était l’anéantissement fatal et prévu du
premier escadron. Les chevaux tués barraient le
terrain, les uns foudroyés du coup, les autres
se débattant dans une agonie violente ; et
l’on voyait les cavaliers démontés courir de toute
la force de leurs petites jambes, cherchant un
cheval. Déjà, les morts semaient la plaine,
beaucoup de chevaux libres
continuaient de galoper, revenaient d’eux-mêmes à
leur place de combat, pour retourner au feu d’un
train fou, comme attirés par la poudre. La charge
fut reprise, le deuxième escadron s’avançait dans
une furie grandissante, les hommes couchés sur
l’encolure, tenant le sabre au genou, prêts à
sabrer. Deux cents mètres encore furent
franchis, au milieu de l’assourdissante clameur de
tempête. Mais, de nouveau, sous les balles, le
centre se creusait, les hommes et les bêtes
tombaient, arrêtaient la course, de l’inextricable
embarras de leurs cadavres. Et le deuxième escadron
fut ainsi fauché à son tour, anéanti, laissant la
place à ceux qui le suivaient.
Alors, dans l’entêtement héroïque, lorsque la
troisième charge se produisit, Prosper se trouva
mêlé à des hussards et à des chasseurs de France.
Les régiments se confondaient, ce n’était plus
qu’une vague énorme qui se brisait et se reformait
sans cesse, pour remporter tout ce qu’elle
rencontrait. Il n’avait plus notion de rien, il
s’abandonnait à son cheval, ce brave Zéphir qu’il
aimait tant et qu’une blessure à l’oreille
semblait affoler. Maintenant, il était au centre,
d’autres chevaux se cabraient, se renversaient
autour de lui, des hommes étaient jetés à terre,
comme par un coup de vent, tandis que d’autres, tués
raides, restaient en selle, chargeaient toujours,
les paupières vides. Et, cette fois, derrière les
deux cents mètres que l’on gagna de nouveau, les
chaumes reparurent couverts de morts et de
mourants. Il y en avait dont la tête s’était
enfoncée en terre. D’autres, tombés sur le dos,
regardaient le soleil avec des yeux de terreur,
sortis des orbites. Puis, c’était un grand cheval
noir, un cheval d’officier, le ventre ouvert et qui
tâchait vainement de se remettre debout, les deux
pieds de devant pris dans ses entrailles. Sous le
feu qui redoublait, les ailes tourbillonnèrent une
fois encore, se replièrent pour revenir acharnées.
Enfin, ce ne fut que le quatrième escadron, à la
quatrième reprise, qui tomba dans les lignes
prussiennes. Prosper, le sabre haut, tapa sur des
casques, sur des uniformes sombres, qu’il voyait
dans un brouillard. Du sang coulait, il remarqua que
Zéphir avait la bouche sanglante, et il
s’imagina que c’était d’avoir mordu dans les
rangs ennemis. La clameur autour de lui devenait
telle, qu’il ne s’entendait plus crier, la gorge
arrachée pourtant par le hurlement qui devait en
sortir. Mais, derrière la première ligne
prussienne, il y en avait une autre, et puis une
autre, et puis une autre. L’héroïsme demeurait
inutile, ces masses profondes d’hommes étaient
comme des herbes hautes où chevaux et cavaliers
disparaissaient. On avait beau en raser, il y en
avait toujours. Le feu continuait avec une telle
intensité, à bout portant, que des uniformes
s’enflammèrent. Tout sombra, un engloutissement
parmi les baïonnettes, au milieu des poitrines
défoncées et des crânes fendus. Les régiments
allaient y laisser les deux tiers de leur effectif,
il ne restait de cette charge fameuse que la
glorieuse folie de l’avoir tentée. Et, brusquement,
Zéphir, atteint d’une balle en plein poitrail,
s’abattit, écrasant sous lui la hanche droite de
Prosper, dont la douleur fut si vive, qu’il
perdit connaissance.
Maurice et Jean, qui avaient suivi l’héroïque
galop des escadrons, eurent un cri de colère :
–tonnerre de dieu, ça ne sert à rien d’être brave !
Et ils continuèrent à décharger leur chassepot,
accroupis derrière les broussailles du petit
mamelon, où ils se trouvaient en tirailleurs.
Rochas lui-même, qui avait ramassé un fusil,
faisait le coup de feu. Mais le plateau d’Illy
était bien perdu cette fois, les troupes
prussiennes l’envahissaient de toutes parts. Il
pouvait être environ deux heures, la jonction
s’achevait enfin, le ve corps et la garde venaient de
se rejoindre, fermant la boucle.
Jean, tout d’un coup, fut renversé.
–j’ai mon affaire, bégaya-t-il.
Il avait reçu, sur le sommet de la tête, comme un
fort coup de marteau, et son képi, déchiré,
emporté, gisait derrière lui. D’abord, il crut
que son crâne était ouvert, qu’il avait la
cervelle à nu. Pendant quelques secondes, il
n’osa y porter la main, certain de trouver là un
trou. Puis, s’étant hasardé, il ramena ses doigts
rouges d’un épais flot de sang. Et la sensation fut
si forte, qu’il s’évanouit.
à ce moment, Rochas donnait l’ordre de se
replier. Une compagnie prussienne n’était plus qu’à
deux ou trois cents mètres. On allait être pris.
–ne vous pressez pas, retournez-vous et lâchez
votre coup... nous nous rallierons là-bas,
derrière ce petit mur.
Mais Maurice se désespérait.
–mon lieutenant, nous n’allons pas laisser là notre
caporal ?
–s’il a son compte, que voulez-vous y faire ?
–non, non ! Il respire... emportons-le !
D’un haussement d’épaules, Rochas sembla dire
qu’on ne pouvait s’embarrasser de tous ceux qui
tombaient. Sur le champ de bataille, les blessés ne
comptent plus. Alors, suppliant, Maurice s’adressa à
Pache et à Lapoulle.
–voyons, donnez-moi un coup de main. Je suis trop
faible, à moi tout seul.
Ils ne l’écoutaient pas, ne l’entendaient pas, ne
songeaient qu’à eux, dans l’instinct surexcité de la
conservation. Déjà, ils se glissaient sur les
genoux, disparaissaient, au galop, vers le petit
mur. Les prussiens n’étaient plus qu’à cent mètres.
Et, pleurant de rage, Maurice, resté seul avec
Jean évanoui, l’empoigna dans ses bras, voulut
l’emporter. Mais, en effet, il était trop faible,
chétif, épuisé de fatigue
et d’angoisse. Tout de suite, il chancela, tomba avec
son fardeau. Si encore il avait aperçu quelque
brancardier ! Il cherchait de ses regards fous,
croyait en reconnaître parmi les fuyards, faisait de
grands gestes. Personne ne revenait. Il réunit ses
dernières forces, reprit Jean, réussit à
s’éloigner d’une trentaine de pas ; et, un obus
ayant éclaté près d’eux, il crut que c’était fini,
qu’il allait mourir, lui aussi, sur le corps de son
compagnon.
Lentement, Maurice s’était relevé. Il se tâtait,
n’avait rien, pas une égratignure. Pourquoi donc ne
fuyait-il pas ? Il était temps encore, il pouvait
atteindre le petit mur en quelques sauts, et ce
serait le salut. La peur renaissait, l’affolait.
D’un bond, il prenait sa course, lorsque des
liens plus forts que la mort le retinrent. Non ! Ce
n’était pas possible, il ne pouvait abandonner Jean.
Toute sa chair en aurait saigné, la fraternité qui
avait grandi entre ce paysan et lui, allait au fond
de son être, à la racine même de la vie. Cela
remontait peut-être aux premiers jours du monde, et
c’était aussi comme s’il n’y avait plus
eu que deux hommes, dont l’un n’aurait pu
renoncer à l’autre, sans renoncer à lui-même.
Si Maurice, une heure auparavant, n’avait pas
mangé son croûton de pain sous les obus, jamais il
n’aurait trouvé la force de faire ce qu’il fit
alors. D’ailleurs, il lui fut impossible plus
tard de se souvenir. Il devait avoir chargé
Jean sur ses épaules, puis s’être traîné, en s’y
reprenant à vingt fois, au milieu des chaumes et des
broussailles, buttant à chaque pierre, se remettant
quand même debout. Une volonté invincible le
soutenait, une résistance qui lui aurait fait
porter une montagne. Derrière le petit mur, il
retrouva Rochas et les quelques hommes de
l’escouade, tirant toujours, défendant le drapeau,
que le sous-lieutenant tenait sous son bras.
En cas d’insuccès, aucune ligne de retraite n’avait
été indiquée aux corps d’armée. Dans cette
imprévoyance et
cette confusion, chaque général était libre d’agir
à sa guise, et tous, à cette heure, se trouvaient
rejetés dans Sedan, sous la formidable étreinte
des armées allemandes victorieuses. La deuxième
division du 7e corps se repliait en assez bon ordre,
tandis que les débris de ses autres divisions,
mêlés à ceux du 1er corps, roulaient déjà vers
la ville en une affreuse cohue, un torrent de
colère et d’épouvante, charriant les hommes et les
bêtes.
Mais, à ce moment, Maurice s’aperçut avec joie que
Jean rouvrait les yeux ; et, comme il courait à un
ruisseau voisin, voulant lui laver la figure, il
fut très surpris de revoir, à sa droite, au fond du
vallon écarté, protégé par des pentes rudes, le
paysan qu’il avait vu le matin et qui continuait à
labourer sans hâte, poussant sa charrue attelée
d’un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour ?
Ce n’était pas parce qu’on se battait, que le blé
cesserait de croître et le monde de vivre.
===Chapitre VI===
<center>'''Chapitre VI'''</center>
 
 
sur la terrasse haute, où il était monté pour se
rendre compte de la situation, Delaherche finit
par être agité d’une nouvelle impatience de
savoir. Il voyait bien que les obus passaient
par-dessus la ville, et que les trois ou
quatre qui avaient crevé les toits des maisons
environnantes, ne devaient être que de rares
réponses au tir si lent, si peu efficace du
Palatinat. Mais il ne distinguait rien de la
bataille, et c’était en lui un besoin immédiat
de renseignements, que fouettait la peur de perdre
dans la catastrophe sa fortune et sa vie. Il
descendit, laissant la lunette braquée là-bas, vers
les batteries allemandes.
En bas, pourtant, l’aspect du jardin central de la
fabrique le retint un moment. Il était près d’une
heure, et l’ambulance s’encombrait de blessés. La
file des voitures ne cessait plus sous le porche.
Déjà, les voitures réglementaires, celles à deux
roues, celles à quatre roues, manquaient. On voyait
apparaître des prolonges d’artillerie,
des fourragères, des fourgons à matériel, tout ce
qu’on pouvait réquisitionner sur le champ de
bataille ; même il finissait par arriver des
carrioles et des charrettes de cultivateurs,
prises dans les fermes, attelées de chevaux
errants. Et, là-dedans, on empilait les hommes
ramassés par les ambulances volantes de premiers
secours, pansés à la hâte. C’était un déchargement
affreux de pauvres gens les uns d’une pâleur
verdâtre, les autres violacés de congestion ;
beaucoup étaient évanouis, d’autres poussaient
des plaintes aiguës ; il y en avait, frappés de
stupeur, qui
s’abandonnaient aux infirmiers avec des yeux
épouvantés, tandis que quelques-uns, dès qu’on les
touchait, expiraient dans la secousse.
L’envahissement devenait tel, que tous les matelas
de la vaste salle basse allaient être occupés,
et que le major Bouroche donnait des ordres,
pour qu’on utilisât la paille dont il avait fait
faire une large litière, à l’une des extrémités.
Lui et ses aides, cependant, suffisaient encore
aux opérations. Il s’était contenté de
demander une nouvelle table, avec un matelas et une
toile cirée, sous le hangar où l’on opérait.
Vivement, un aide tamponnait une serviette imbibée
de chloroforme sous le nez des patients. Les minces
couteaux d’acier luisaient, les scies avaient à
peine un petit bruit de râpe, le sang
coulait par jets brusques, arrêtés tout de suite.
On apportait, on remportait les opérés, dans un
va-et-vient rapide, à peine le temps de donner un
coup d’éponge sur la toile cirée. Et, au bout de la
pelouse, derrière un massif de cytises, dans le
charnier qu’on avait dû établir et où l’on
se débarrassait des morts, on allait jeter aussi
les jambes et les bras coupés, tous les débris de
chair et d’os restés sur les tables.
Assises au pied d’un des grands arbres,
Madame Delaherche et Gilberte n’arrivaient plus
à rouler assez de bandes. Bouroche qui passa, la
face enflammée, son tablier déjà rouge, jeta un
paquet de linge à Delaherche, en criant :
–tenez ! Faites donc quelque chose, rendez-vous
utile !
Mais le fabricant protesta.
–pardon ! Il faut que je retourne aux nouvelles.
On ne sait plus si l’on vit.
Puis, effleurant de ses lèvres les cheveux de sa
femme :
–ma pauvre Gilberte, dire qu’un obus peut tout
allumer ici ! C’est effrayant.
Elle était très pâle, elle leva la tête, jeta un
coup d’oeil
autour d’elle, avec un frisson. Puis,
l’involontaire, l’invincible sourire revint sur ses
lèvres.
–oh ! Oui, effrayant, tous ces hommes que l’on
coupe...
c’est drôle que je reste là, sans m’évanouir.
Madame Delaherche avait regardé son fils baiser
les cheveux de la jeune femme. Elle eut un geste,
comme pour l’écarter, en songeant à l’autre, à
l’homme qui avait dû baiser aussi ces cheveux-là,
la nuit dernière. Mais ses vieilles mains
tremblèrent, elle murmura :
–que de souffrances, mon dieu ! On oublie les
siennes.
Delaherche partit, en expliquant qu’il allait
revenir tout de suite, avec des renseignements
certains. Dès la rue Maqua, il fut surpris du
nombre de soldats qui rentraient, sans armes,
l’uniforme en lambeaux, souillé de poussière. Il
ne put d’ailleurs tirer aucun détail précis de ceux
qu’il s’efforça d’interroger : les uns répondaient,
hébétés, qu’ils ne savaient pas ; les autres en
disaient si long, dans une telle furie de gestes,
une telle exaltation de paroles, qu’ils
ressemblaient à des fous. Machinalement, alors, il
se dirigea de nouveau vers la sous-préfecture,
avec la pensée que toutes les nouvelles affluaient
là. Comme il traversait la place du collège, deux
canons, sans doute les deux seules pièces qui
restaient d’une batterie, arrivèrent au
galop, s’échouèrent contre un trottoir. Dans la
grande-rue, il dut s’avouer que la ville
commençait à s’encombrer des premiers fuyards :
trois hussards démontés, assis sous une porte,
se partageaient un pain ; deux autres, à petits
pas, menaient leurs chevaux par la bride, ignorant
à quelle écurie les conduire ; des officiers
couraient éperdus, sans avoir l’air de savoir où
ils allaient. Sur la place Turenne, un
sous-lieutenant lui conseilla de ne pas
s’attarder, car des obus y tombaient fréquemment,
un éclat venait même d’y briser la grille qui
entourait la statue du grand capitaine, vainqueur du
Palatinat. Et, en effet, comme
il filait rapidement dans la rue de la
sous-préfecture, il vit deux projectiles éclater,
avec un fracas épouvantable, sur le pont de Meuse.
Il restait planté devant la loge du concierge,
cherchant un prétexte pour demander et questionner un
des aides de camp, lorsqu’une voix jeune l’appela.
–Monsieur Delaherche ! ... entrez vite, il ne fait
pas bon dehors.
C’était Rose, son ouvrière, à laquelle il ne
songeait pas. Grâce à elle, toutes les portes
allaient s’ouvrir. Il entra dans la loge, consentit
à s’asseoir.
–imaginez-vous que maman en est malade, elle s’est
couchée. Vous voyez, il n’y a que moi, parce que
papa est garde national à la citadelle... tout à
l’heure, l’empereur a voulu montrer encore qu’il
était brave, et il est ressorti, il a pu aller au
bout de la rue, jusqu’au pont. Un obus est même
tombé devant lui, le cheval d’un de ses
écuyers a été tué. Et puis, il est revenu...
n’est-ce pas, que voulez-vous qu’il fasse ?
–alors, vous savez où nous en sommes...
qu’est-ce qu’ils disent, ces messieurs ?
Elle le regarda, étonnée. Elle restait d’une
fraîcheur gaie, avec ses cheveux fins, ses yeux
clairs d’enfant qui s’agitait, empressée, au milieu
de ces abominations, sans trop les comprendre.
–non, je ne sais rien... vers midi, j’ai monté une
lettre pour le maréchal De Mac-Mahon.
L’empereur était avec lui... ils sont restés près
d’une heure enfermés ensemble, le maréchal dans son
lit, l’empereur assis contre le matelas, sur une
chaise... ça, je le sais, parce que je les ai
vus, quand on a ouvert la porte.
–alors, qu’est-ce qu’ils se disaient ?
De nouveau, elle le regarda, et elle ne put
s’empêcher de rire.
–mais je ne sais pas, comment voulez-vous que je
sache ? Personne au monde ne sait ce qu’ils se sont
dit.
C’était vrai, il eut un geste pour s’excuser de sa
question sotte. Pourtant, l’idée de cette
conversation suprême le tracassait : quel intérêt
elle avait dû offrir ! à quel parti avaient-ils pu
s’arrêter ?
–maintenant, reprit Rose, l’empereur est rentré
dans son cabinet, où il est en conférence avec deux
généraux qui viennent d’arriver du champ de
bataille...
elle s’interrompit, jeta un coup d’oeil vers le
perron.
–tenez ! En voici un, de ces généraux... et,
tenez ! Voici l’autre.
Vivement, il sortit, reconnut le général Douay et
le général Ducrot, dont les chevaux attendaient. Il
les regarda se remettre en selle, puis galoper.
Après l’abandon du plateau d’Illy, ils étaient
accourus, chacun de son côté, pour avertir
l’empereur que la bataille était perdue. Ils
donnaient des détails précis sur la situation,
l’armée et Sedan se trouvaient dès lors
enveloppés de toutes parts, le désastre allait être
effroyable.
Dans son cabinet, l’empereur se promena quelques
minutes en silence, de son pas vacillant de
malade. Il n’y avait plus là qu’un aide de camp,
debout et muet, près d’une porte. Et lui marchait
toujours, de la cheminée à la fenêtre, la face
ravagée, tiraillée à présent par un tic
nerveux. Le dos semblait se courber davantage, comme
sous l’écroulement d’un monde ; tandis que l’oeil
mort, voilé des paupières lourdes, disait la
résignation du fataliste qui avait joué et perdu
contre le destin la partie dernière. Chaque fois,
pourtant, qu’il revenait devant la fenêtre
entr’ouverte, un tressaillement l’y arrêtait une
seconde.
à une de ces stations si courtes, il eut un geste
tremblant, il murmura :
–oh ! Ce canon, ce canon qu’on entend depuis ce
matin !
De là, en effet, le grondement des batteries de la
Marfée et de Frénois arrivait avec une violence
extraordinaire. C’était un roulement de foudre dont
tremblaient les vitres et les murs eux-mêmes, un
fracas obstiné, incessant, exaspérant. Et il
devait songer que la lutte, désormais, était
sans espoir, que toute résistance devenait
criminelle. à quoi bon du sang versé encore, des
membres broyés, des têtes emportées, des morts
toujours, ajoutés aux morts épars dans la
campagne ? Puisqu’on était vaincu, que
c’était fini, pourquoi se massacrer davantage ?
Assez d’abomination et de douleur criait sous le
soleil.
L’empereur, revenu devant la fenêtre, se remit à
trembler, en levant les mains.
–oh ! Ce canon, ce canon qui ne cesse pas !
Peut-être la pensée terrible des responsabilités se
levait-elle en lui, avec la vision des cadavres
sanglants que ses fautes avaient couchés là-bas,
par milliers ; et peut-être n’était-ce que
l’attendrissement de son coeur pitoyable de rêveur,
de bon homme hanté de songeries humanitaires.
Dans cet effrayant coup du sort qui brisait
et emportait sa fortune, ainsi qu’un brin de
paille, il trouvait des larmes pour les autres,
éperdu de la boucherie inutile qui continuait,
sans force pour la supporter davantage.
Maintenant, cette canonnade scélérate lui
cassait la poitrine, redoublait son mal.
–oh ! Ce canon, ce canon, faites-le taire tout de
suite, tout de suite !
Et cet empereur qui n’avait plus de trône, ayant
confié ses pouvoirs à l’impératrice-régente, ce
chef d’armée qui ne commandait plus, depuis qu’il
avait remis au maréchal Bazaine le commandement
suprême, eut alors un réveil de sa puissance,
l’irrésistible besoin d’être le maître une
dernière fois. Depuis Châlons, il s’était effacé,
n’avait pas donné un ordre, résigné à n’être qu’une
inutilité sans nom et encombrante, un paquet gênant,
emporté parmi
les bagages des troupes. Et il ne se réveillait
empereur que pour la défaite ; le premier, le seul
ordre qu’il devait donner encore, dans la pitié
effarée de son coeur, allait être de hisser le
drapeau blanc sur la citadelle, afin de
demander un armistice.
–oh ! Ce canon, ce canon ! ... prenez un drap, une
nappe, n’importe quoi ! Courez vite, dites qu’on le
fasse taire !
L’aide de camp se hâta de sortir, et l’empereur
continua sa marche vacillante, de la cheminée à la
fenêtre, pendant que les batteries tonnaient
toujours, secouant la maison entière.
En bas, Delaherche causait encore avec Rose,
lorsqu’un sergent de service accourut.
–mademoiselle, on ne trouve plus rien, je ne puis
pas mettre la main sur une bonne... vous n’auriez pas
un linge, un morceau de linge blanc ?
–voulez-vous une serviette ?
–non, non, ce n’est pas assez grand... une moitié de
drap par exemple.
Déjà, Rose, obligeante, s’était précipitée vers
l’armoire.
–c’est que je n’ai pas de drap coupé... un grand
linge blanc, non ! Je ne vois rien qui fasse
l’affaire... ah ! Tenez, voulez-vous une nappe ?
–une nappe, parfait ! C’est tout à fait ça.
Et il ajouta, en s’en allant :
–on va en faire un drapeau blanc, qu’on hissera
sur la citadelle, pour demander la paix...
merci bien, mademoiselle.
Delaherche eut un sursaut de joie involontaire.
Enfin, on allait donc être tranquille ! Puis,
cette joie lui parut antipatriotique, il la
refréna. Mais son coeur soulagé battait quand
même, et il regarda un colonel et un capitaine,
suivis du sergent, qui sortaient à pas précipités
de la sous-préfecture.
Le colonel portait, sous le bras, la nappe
roulée. Il eut l’idée de les suivre, il quitta
Rose, laquelle était très fière d’avoir fourni ce
linge. à ce moment, deux heures sonnaient.
Devant l’hôtel de ville, Delaherche fut bousculé
par tout un flot de soldats hagards qui
descendaient du faubourg de la cassine. Il perdit de
vue le colonel, il renonça à la curiosité
d’aller voir hisser le drapeau blanc. On ne le
laisserait certainement pas entrer dans le donjon ;
et, d’autre part, comme il entendait raconter que
des obus tombaient sur le collège, il était envahi
d’une inquiétude nouvelle : peut-être bien que sa
fabrique flambait, depuis qu’il l’avait
quittée. Il se précipita, repris de sa fièvre
d’agitation, se satisfaisant à courir ainsi. Mais
des groupes barraient les rues, des obstacles
déjà renaissaient à chaque carrefour. Rue Maqua
seulement, il eut un soupir d’aise, quand il
aperçut la monumentale façade de sa maison
intacte, sans une fumée ni une étincelle. Il entra,
il cria de loin à sa mère et à sa femme :
–tout va bien, on hisse le drapeau blanc, on va
cesser le feu !
Puis, il s’arrêta, car l’aspect de l’ambulance
était vraiment effroyable.
Dans le vaste séchoir, dont on laissait la grande
porte ouverte, non seulement tous les matelas
étaient occupés, mais il ne restait même plus de
place sur la litière étalée au bout de la salle.
On commençait à mettre de la paille entre les
lits, on serrait les blessés les uns contre les
autres. Déjà, on en comptait près de deux cents,
et il en arrivait toujours. Les larges fenêtres
éclairaient d’une clarté blanche toute cette
souffrance humaine entassée. Parfois, à un
mouvement trop brusque, un cri involontaire
s’élevait. Des râles d’agonie passaient dans l’air
moite. Tout au fond, une plainte douce, presque
chantante, ne cessait pas. Et le silence se faisait
plus profond, une
sorte de stupeur résignée, le morne accablement
d’une chambre de mort, que coupaient seuls les pas
et les chuchotements des infirmiers. Les
blessures, pansées à la hâte sur le champ de
bataille, quelques-unes même demeurées à vif,
étalaient leur détresse, entre les lambeaux des
capotes et des pantalons déchirés. Des pieds
s’allongeaient, chaussés encore, broyés et
saignants. Des genoux et des coudes, comme rompus
à coups de marteau, laissaient pendre des membres
inertes. Il y avait des mains cassées, des doigts
qui tombaient, retenus à peine par un fil de peau.
Les jambes et les bras fracturés semblaient les
plus nombreux, raidis de douleur, d’une pesanteur
de plomb. Mais, surtout, les inquiétantes
blessures étaient celles qui avaient troué le
ventre, la poitrine ou la tête. Des flancs
saignaient par des déchirures affreuses, des
noeuds d’entrailles s’étaient faits sous la
peau soulevée, des reins entamés, hachés,
tordaient les attitudes en des contorsions
frénétiques. De part en part, des poumons étaient
traversés, les uns d’un trou si mince,
qu’il ne saignait pas, les autres d’une fente
béante d’où la vie coulait en un flot rouge ; et
les hémorragies internes, celles qu’on ne voyait
point, foudroyaient les hommes, tout d’un coup
délirants et noirs. Enfin, les têtes avaient
souffert plus encore : mâchoires fracassées,
bouillie sanglante des dents et de la langue ;
orbites défoncées, l’oeil à moitié sorti ;
crânes ouverts, laissant voir la cervelle.
Tous ceux dont les balles avaient touché la moelle
ou le cerveau, étaient comme des cadavres, dans
l’anéantissement du coma ; tandis que les autres,
les fracturés, les fiévreux, s’agitaient,
demandaient à boire, d’une voix basse et
suppliante.
Puis, à côté, sous le hangar où l’on opérait,
c’était une autre horreur. Dans cette première
bousculade, on ne procédait qu’aux opérations
urgentes, celles que nécessitait l’état désespéré
des blessés. Toute crainte d’hémorragie
décidait Bouroche à l’amputation immédiate. De
même, il n’attendait pas pour chercher les
projectiles au fond des plaies et les enlever,
s’ils s’étaient logés dans quelque zone dangereuse,
la base du cou, la région de l’aisselle, la racine
de la cuisse, le pli du coude ou le jarret. Les
autres blessures, qu’il préférait laisser en
observation, étaient simplement pansées par les
infirmiers, sur ses conseils. Déjà, il avait fait
pour sa part quatre amputations, en les espaçant,
en se donnant le repos d’extraire quelques balles
entre les opérations graves ; et il commençait à
se fatiguer. Il n’y avait que deux tables, la
sienne et une autre, où travaillait un de
ses aides. On venait de tendre un drap entre les
deux, afin que les opérés ne pussent se voir. Et
l’on avait beau les laver à l’éponge, les tables
restaient rouges ; tandis que les seaux qu’on
allait jeter à quelques pas, sur une corbeille de
marguerites, ces seaux dont un verre de sang
suffisait à rougir l’eau claire, semblaient être
des seaux de sang pur, des volées de sang noyant
les fleurs de la pelouse. Bien que l’air entrât
librement, une nausée montait de ces tables, de
ces linges, de ces trousses, dans l’odeur fade
du chloroforme.
Pitoyable en somme, Delaherche frémissait de
compassion, lorsque l’entrée d’un landau, sous le
porche, l’intéressa. On n’avait plus trouvé sans
doute que cette voiture de maître, et l’on y avait
entassé des blessés. Ils y tenaient huit, les uns sur
les autres. Le fabricant eut un cri de surprise
terrifiée, en reconnaissant, dans le dernier qu’on
descendit, le capitaine Beaudoin.
–oh ! Mon pauvre ami ! ... attendez ! Je vais
appeler ma mère et ma femme.
Elles accoururent, laissant le soin de rouler des
bandes à deux servantes. Les infirmiers qui avaient
saisi le capitaine, l’emportaient dans la salle ;
et ils allaient le coucher en travers d’un tas de
paille, lorsque Delaherche
aperçut, sur un matelas, un soldat qui ne bougeait
plus, la face terreuse, les yeux ouverts.
–dites donc, mais il est mort, celui-là !
–tiens ! C’est vrai, murmura un infirmier. Pas la
peine qu’il encombre !
Lui et un camarade prirent le corps, l’emportèrent
au charnier qu’on avait établi derrière les
cytises. Une douzaine de morts, déjà, s’y
trouvaient rangés, raidis dans le dernier râle,
les uns les pieds étirés, comme allongés par
la souffrance, les autres déjetés, tordus en des
postures atroces. Il y en avait qui ricanaient, les
yeux blancs, les dents à nu sous les lèvres
retroussées ; tandis que plusieurs, la figure
longue, affreusement triste, pleuraient
encore de grosses larmes. Un, très jeune, petit et
maigre, la tête à moitié emportée, serrait sur son
coeur, de ses deux mains convulsives, une
photographie de femme, une de ces pâles
photographies de faubourg, éclaboussée de
sang. Et, aux pieds des morts, pêle-mêle, des
jambes et des bras coupés s’entassaient aussi, tout
ce qu’on rognait, tout ce qu’on abattait sur les
tables d’opération, le coup de balai de la
boutique d’un boucher, poussant dans un
coin les déchets, la chair et les os.
Devant le capitaine Beaudoin, Gilberte avait
frémi. Mon dieu ! Qu’il était pâle, couché sur ce
matelas, la face toute blanche sous la saleté qui
la souillait ! Et la pensée que, quelques heures
auparavant, il l’avait tenue entre ses
bras, plein de vie et sentant bon, la glaçait
d’effroi. Elle s’était agenouillée.
–quel malheur, mon ami ! Mais ce n’est rien,
n’est-ce pas ?
Et, machinalement, elle avait tiré son mouchoir,
elle lui en essuyait la figure, ne pouvant le
tolérer ainsi, sali de sueur, de terre et de
poudre. Il lui semblait qu’elle le soulageait, en
le nettoyant un peu.
–n’est-ce pas ? Ce n’est rien, ce n’est que votre
jambe.
Le capitaine, dans une sorte de somnolence,
ouvrait les yeux, péniblement. Il avait reconnu
ses amis, il s’efforçait de leur sourire.
–oui, la jambe seulement... je n’ai pas même senti
le coup, j’ai cru que je faisais un faux pas et que
je tombais...
mais il parlait avec difficulté.
–oh ! J’ai soif, j’ai soif !
Alors, Madame Delaherche, penchée à l’autre bord
du matelas, s’empressa. Elle courut chercher un
verre et une carafe d’eau, dans laquelle on avait
versé un peu de cognac. Et, lorsque le capitaine eut
vidé le verre avidement, elle dut partager le
reste de la carafe aux blessés voisins : toutes
les mains se tendaient, des voix ardentes
la suppliaient. Un zouave, qui ne put en avoir,
sanglota.
Delaherche, cependant, tâchait de parler au
major, afin d’obtenir, pour le capitaine, un tour
de faveur. Bouroche venait d’entrer dans la salle,
avec son tablier sanglant, sa large face en sueur,
que sa crinière léonine semblait incendier ; et,
sur son passage, les hommes se soulevaient,
voulaient l’arrêter, chacun brûlant de passer
tout de suite, d’être secouru et de savoir : " à moi,
monsieur le major, à moi ! " des balbutiements de
prière le suivaient, des doigts tâtonnants
effleuraient ses vêtements. Mais lui, tout à son
affaire, soufflant de lassitude, organisait son
travail, sans écouter personne. Il se parlait à
voix haute, il les comptait du doigt, leur donnait
des numéros, les classait : celui-ci, celui-là,
puis cet autre ; un, deux, trois ; une mâchoire, un
bras, une cuisse ; tandis que l’aide qui
l’accompagnait, tendait l’oreille, pour tâcher
de se souvenir.
–monsieur le major, dit Delaherche, il y a là un
capitaine, le capitaine Beaudoin...
Bouroche l’interrompit.
–comment, Beaudoin est ici ! ... ah ! Le pauvre
bougre !
Il alla se planter devant le blessé. Mais, d’un
coup d’oeil, il dut voir la gravité du cas, car il
reprit aussitôt, sans même se baisser pour examiner
la jambe atteinte :
–bon ! On va me l’apporter tout de suite, dès que
j’aurai fait l’opération qu’on prépare.
Et il retourna sous le hangar, suivi par
Delaherche, qui ne voulait pas le lâcher, de
crainte qu’il n’oubliât sa promesse.
Cette fois, il s’agissait de la désarticulation
d’une épaule, d’après la méthode de Lisfranc, ce
que les chirurgiens appelaient une jolie opération,
quelque chose d’élégant et de prompt, en tout
quarante secondes à peine. Déjà, on chloroformait
le patient, pendant qu’un aide lui saisissait
l’épaule à deux mains, les quatre doigts sous
l’aisselle, le pouce en dessus. Alors, Bouroche,
armé du grand couteau long, après avoir crié :
" asseyez-le ! " empoigna le deltoïde, transperça
le bras, trancha le muscle ; puis, revenant en
arrière, il détacha la jointure d’un seul coup ;
et le bras était tombé, abattu en trois mouvements.
L’aide avait fait glisser ses pouces, pour boucher
l’artère humérale. " recouchez-le ! " Bouroche eut un
rire involontaire en procédant à la ligature, car
il n’avait mis que trente-cinq secondes. Il ne
restait plus qu’à rabattre le lambeau de
chair sur la plaie, ainsi qu’une épaulette à plat.
Cela était joli, à cause du danger, un homme
pouvant se vider de tout son sang en trois minutes
par l’artère humérale, sans compter qu’il y a
péril de mort, chaque fois qu’on assoit un blessé,
sous l’action du chloroforme.
Delaherche, glacé, aurait voulu fuir. Mais il
n’en eut pas le temps, le bras était déjà sur la
table. Le soldat amputé, une recrue, un paysan
solide, qui sortait de sa torpeur, aperçut ce bras
qu’un infirmier emportait, derrière les cytises. Il
regarda vivement son épaule, la vit tranchée et
saignante. Et il se fâcha, furieux.
–ah ! Nom de dieu ! C’est bête, ce que vous avez
fait là !
Bouroche, exténué, ne répondait point. Puis,
l’air brave homme :
–j’ai fait pour le mieux, je ne voulais pas que
tu claques, mon garçon... d’ailleurs, je t’ai
consulté, tu m’as dit oui.
–j’ai dit oui, j’ai dit oui ! Est-ce que je
savais, moi !
Et sa colère tomba, il se mit à pleurer à chaudes
larmes.
–qu’est-ce que vous voulez que je foute,
maintenant ?
On le remporta sur la paille, on lava violemment la
toile cirée et la table ; et les seaux d’eau
rouge qu’on jeta de nouveau, à la volée, au
travers de la pelouse, ensanglantèrent la corbeille
blanche de marguerites.
Mais Delaherche s’étonnait d’entendre toujours
le canon. Pourquoi donc ne se taisait-il pas ? La
nappe de Rose, maintenant, devait être hissée sur
la citadelle. Et on aurait dit, au contraire,
que le tir des batteries prussiennes
augmentait d’intensité. C’était un vacarme à ne
pas s’entendre, un ébranlement secouant les moins
nerveux de la tête aux pieds, dans une angoisse
croissante. Cela ne devait guère être bon, pour
les opérateurs et pour les opérés, ces secousses
qui vous arrachaient le coeur. L’ambulance
entière en était bousculée, enfiévrée, jusqu’à
l’exaspération.
–c’était fini, qu’ont-ils donc à continuer ?
S’écria Delaherche, qui prêtait anxieusement
l’oreille, croyant à chaque seconde entendre le
dernier coup.
Puis, comme il revenait vers Bouroche, pour lui
rappeler le capitaine, il eut l’étonnement de le
trouver par terre, au milieu d’une botte de paille,
couché sur le ventre, les deux bras nus
jusqu’aux épaules, enfoncés dans deux seaux
d’eau glacée. à bout de force morale et
physique, le major se délassait là, anéanti,
terrassé par une tristesse, une désolation
immense, dans une de ces minutes d’agonie du
praticien qui se sent impuissant. Celui-ci
pourtant était un solide, une peau dure et un
coeur
ferme. Mais il venait d’être touché par l’" à quoi
bon ? " le sentiment qu’il ne ferait jamais tout,
qu’il ne pouvait pas tout faire, l’avait
brusquement paralysé. à quoi bon ? Puisque la mort
serait quand même la plus forte !
Deux infirmiers apportaient sur un brancard le
capitaine Beaudoin.
–monsieur le major, se permit de dire Delaherche,
voici le capitaine.
Bouroche ouvrit les yeux, retira ses bras des deux
seaux, les secoua, les essuya dans la paille. Puis,
se soulevant sur les genoux :
–ah ! Oui, foutre ! à un autre... voyons, voyons,
la journée n’est pas finie.
Et il était debout, rafraîchi, secouant sa tête
de lion aux cheveux fauves, remis d’aplomb par la
pratique et par l’impérieuse discipline.
Gilberte et Madame Delaherche avaient suivi le
brancard ; et elles restèrent à quelques pas,
lorsqu’on eut couché le capitaine sur le matelas,
recouvert de la toile cirée.
–bon ! C’est au-dessus de la cheville droite,
disait Bouroche, qui causait beaucoup, pour
occuper le blessé. Pas mauvais, à cette place. On
s’en tire très bien... nous allons examiner ça.
Mais la torpeur où était Beaudoin, le
préoccupait visiblement. Il regardait le pansement
d’urgence, un simple lien, serré et maintenu sur
le pantalon par un fourreau de baïonnette. Et,
entre ses dents, il grognait, demandant
quel était le salop qui avait fichu ça. Puis, tout
d’un coup, il se tut. Il venait de comprendre :
c’était sûrement pendant le transport, au fond du
landau empli de blessés, que le bandage avait dû se
détendre, glissant, ne comprimant plus la plaie,
ce qui avait occasionné une très abondante
hémorragie.
Violemment, Bouroche s’emporta contre un
infirmier qui l’aidait.
–bougre d’empoté, coupez donc vite !
L’infirmier coupa le pantalon et le caleçon, coupa
le soulier et la chaussette. La jambe, puis le
pied apparurent, d’une nudité blafarde, tachée de
sang. Et il y avait là, au-dessus de la cheville,
un trou affreux, dans lequel l’éclat d’obus avait
enfoncé un lambeau de drap rouge. Un bourrelet de
chair déchiquetée, la saillie du muscle,
sortait en bouillie de la plaie.
Gilberte dut s’appuyer contre un des poteaux du
hangar. Ah ! Cette chair, cette chair si blanche,
cette chair sanglante maintenant, et massacrée !
Malgré son effroi, elle ne pouvait en détourner
les yeux.
–fichtre ! Déclara Bouroche, ils vous ont bien
arrangé !
Il tâtait le pied, le trouvait froid, n’y sentait
plus battre le pouls. Son visage était devenu
très grave, avec un pli de la lèvre, qui lui
était particulier, en face des cas inquiétants.
–fichtre ! Répéta-t-il, voilà un mauvais pied !
Le capitaine, que l’anxiété tirait de sa
somnolence, le regardait, attendait ; et il finit
par dire :
–vous trouvez, major ?
Mais la tactique de Bouroche était de ne jamais
demander directement à un blessé l’autorisation
d’usage, quand la nécessité d’une amputation
s’imposait. Il préférait que le blessé s’y
résignât de lui-même.
–mauvais pied, murmura-t-il, comme s’il eût pensé
tout haut. Nous ne le sauverons pas.
Nerveusement, Beaudoin reprit :
–voyons, il faut en finir, major. Qu’en
pensez-vous ?
–je pense que vous êtes un brave, capitaine, et
que vous allez me laisser faire ce qu’il faut.
Les yeux du capitaine Beaudoin pâlirent,
se troublèrent
d’une sorte de petite fumée rousse. Il avait
compris. Mais, malgré l’insupportable peur qui
l’étranglait, il répondit simplement, avec
bravoure :
–faites, major.
Et les préparatifs ne furent pas longs. Déjà,
l’aide tenait la serviette imbibée de chloroforme,
qui fut tout de suite appliquée sous le nez du
patient. Puis, au moment où la courte agitation qui
précède l’anesthésie se produisait, deux infirmiers
firent glisser le capitaine sur le matelas, de
façon à avoir les jambes libres ; et l’un
d’eux garda la gauche, qu’il soutint ; tandis qu’un
aide, saisissant la droite, la serrait rudement des
deux mains, à la racine de la cuisse, pour
comprimer les artères.
Alors, quand elle vit Bouroche s’approcher avec le
couteau mince, Gilberte ne put en supporter
davantage.
–non, non, c’est affreux !
Et elle défaillait, elle s’appuya sur Madame
Delaherche, qui avait dû avancer le bras pour
l’empêcher de tomber.
–mais pourquoi restez-vous ?
Toutes deux, cependant, demeurèrent. Elles
tournaient la tête, ne voulant plus voir,
immobiles et tremblantes, serrées l’une contre
l’autre, malgré leur peu de tendresse.
Ce fut sûrement à cette heure de la journée que le
canon tonna le plus fort. Il était trois heures, et
Delaherche, désappointé, exaspéré, déclarait n’y
plus rien comprendre. Maintenant, il devenait hors
de doute que, loin de se taire, les batteries
prussiennes redoublaient leur feu. Pourquoi ? Que
se passait-il ? C’était un bombardement d’enfer,
le sol tremblait, l’air s’embrasait. Autour de
Sedan, la ceinture de bronze, les huit cents
pièces des armées allemandes tiraient à la fois,
foudroyaient les champs voisins d’un tonnerre
continu ; et ce feu convergent, toutes les hauteurs
environnantes frappant au centre, aurait brûlé et
pulvérisé la ville en deux
heures. Le pis était que des obus recommençaient à
tomber sur les maisons. Des fracas plus fréquents
retentissaient. Il en éclata un rue des voyards.
Un autre écorna une cheminée haute de la fabrique,
et des gravats dégringolèrent devant le hangar.
Bouroche leva les yeux, grognant :
–est-ce qu’ils vont nous achever nos blessés ? ...
c’est insupportable, ce vacarme !
Cependant, l’infirmier tenait allongée la jambe
du capitaine ; et, d’une rapide incision circulaire,
le major coupa la peau, au-dessous du genou,
cinq centimètres plus bas que l’endroit où il
comptait scier les os. Puis, vivement,
à l’aide du même couteau mince, qu’il ne changeait
pas pour aller vite, il détacha la peau, la releva
tout autour, ainsi que l’écorce d’une orange qu’on
pèle. Mais, comme il allait trancher les muscles,
un infirmier s’approcha, lui parla à l’oreille.
–le numéro deux vient de couler.
Dans l’effroyable bruit, le major n’entendit pas.
–parlez donc plus haut, nom de dieu ! J’ai les
oreilles en sang, avec leur sacré canon.
–le numéro deux vient de couler.
–qui ça, le numéro deux ?
–le bras.
–ah ! Bon ! ... eh bien ! Vous apporterez le trois,
la mâchoire.
Et, avec une adresse extraordinaire, sans se
reprendre, il trancha les muscles d’une seule
entaille, jusqu’aux os. Il dénuda le tibia et le
péroné, introduisit entre eux la compresse à trois
chefs, pour les maintenir. Puis, d’un
trait de scie unique, il les abattit. Et le pied
resta aux mains de l’infirmier qui le tenait.
Peu de sang coula, grâce à la compression que
l’aide exerçait plus haut, autour de la cuisse. La
ligature des trois artères fut rapidement faite.
Mais le major secouait
la tête ; et, quand l’aide eut enlevé ses doigts,
il examina la plaie, en murmurant, certain que le
patient ne pouvait encore l’entendre :
–c’est ennuyeux, les artérioles ne donnent pas de
sang.
Puis, d’un geste, il acheva son diagnostic : encore
un pauvre bougre de fichu ! Et, sur son visage en
sueur, la fatigue et la tristesse immenses avaient
reparu, cette désespérance de l’" à quoi bon ? " ,
puisqu’on n’en sauvait pas quatre sur dix. Il
s’essuya le front, il se mit à rabattre la peau et
à faire les trois sutures d’approche.
Gilberte venait de se retourner. Delaherche lui
avait dit que c’était fait, qu’elle pouvait voir.
Pourtant, elle aperçut le pied du capitaine que
l’infirmier emportait derrière les cytises. Le
charnier s’augmentait toujours, deux nouveaux
morts s’y allongeaient, l’un la bouche
démesurément ouverte et noire, ayant l’air de
hurler encore, l’autre rapetissé par une abominable
agonie, redevenu à la taille d’un enfant chétif et
contrefait. Le pis était que le tas des débris
finissait par déborder dans l’allée voisine. Ne
sachant où poser convenablement le pied du
capitaine, l’infirmier hésita, se décida enfin à le
jeter sur le tas.
–eh bien ! Voilà qui est fait, dit le major à
Beaudoin qu’on réveillait. Vous êtes hors
d’affaire.
Mais le capitaine n’avait pas la joie du réveil,
qui suit les opérations heureuses. Il se redressa
un peu, retomba, bégayant d’une voix molle :
–merci, major. J’aime mieux que ce soit fini.
Cependant, il sentit la cuisson du pansement à
l’alcool. Et, comme on approchait le brancard pour
le remporter, une terrible détonation ébranla la
fabrique entière : c’était un obus qui venait
d’éclater en arrière du hangar, dans la petite
cour où se trouvait la pompe. Des vitres volèrent
en éclats, tandis qu’une épaisse fumée
envahissait l’ambulance.
Dans la salle, une panique avait soulevé les
blessés de leur couche de paille, et tous criaient
d’épouvante, et tous voulaient fuir.
Delaherche se précipita, affolé, pour juger des
dégâts. Est-ce qu’on allait lui démolir, lui
incendier sa maison, à présent ? Que se passait-il
donc ? Puisque l’empereur voulait qu’on cessât,
pourquoi avait-on recommencé ?
–nom de dieu ! Remuez-vous ! Cria Bouroche aux
infirmiers figés de terreur. Lavez-moi la table,
apportez-moi le numéro trois !
On lava la table, on jeta une fois encore les seaux
d’eau rouge à la volée, au travers de la pelouse. La
corbeille de marguerites n’était plus qu’une
bouillie sanglante, de la verdure et des fleurs
hachées dans du sang. Et le major, à qui on avait
apporté le numéro trois, se mit, pour se délasser
un peu, à chercher une balle qui, après
avoir fracassé le maxillaire inférieur, devait
s’être logée sous la langue. Beaucoup de sang coulait
et lui engluait les doigts.
Dans la salle, le capitaine Beaudoin était de
nouveau couché sur son matelas. Gilberte et
Madame Delaherche avaient suivi le brancard.
Delaherche lui-même, malgré son agitation, vint
causer un moment.
–reposez-vous, capitaine. Nous allons faire
préparer une chambre, nous vous prendrons chez
nous.
Mais, dans sa prostration, le blessé eut un
réveil, une minute de lucidité.
–non, je crois bien que je vais mourir.
Et il les regardait tous les trois, les yeux
élargis, pleins de l’épouvante de la mort.
–oh ! Capitaine, qu’est-ce que vous dites là ?
Murmura Gilberte en s’efforçant de sourire, toute
glacée. Vous serez debout dans un mois.
Il secouait la tête, il ne regardait plus qu’elle,
avec un immense regret de la vie dans les yeux,
une lâcheté de
s’en aller ainsi, trop jeune, sans avoir épuisé la
joie d’être.
–je vais mourir, je vais mourir... ah ! C’est
affreux...
puis, tout d’un coup, il aperçut son uniforme
souillé et déchiré, ses mains noires, et il parut
souffrir de son état, devant des femmes. Une honte
lui vint de s’abandonner ainsi, la pensée qu’il
manquait de correction acheva de lui rendre toute
une bravoure. Il réussit à reprendre
d’une voix gaie :
–seulement, si je meurs, je voudrais mourir les
mains propres... madame, vous seriez bien aimable
de mouiller une serviette et de me la donner.
Gilberte courut, revint avec la serviette, voulut
lui en frotter les mains elle-même. à partir de ce
moment, il montra un très grand courage, soucieux
de finir en homme de bonne compagnie. Delaherche
l’encourageait, aidait sa femme à l’arranger
d’une façon convenable. Et la vieille Madame
Delaherche, devant ce mourant, lorsqu’elle vit le
ménage s’empresser ainsi, sentit s’en aller sa
rancune. Une fois encore elle se tairait, elle qui
savait et qui s’était juré de tout dire à son fils.
à quoi bon désoler la maison, puisque la mort
emportait la faute ?
Ce fut fini presque tout de suite. Le capitaine
Beaudoin, qui s’affaiblissait, retomba dans son
accablement. Une sueur glacée lui inondait le front
et le cou. Il rouvrit un instant les yeux, tâtonna
comme s’il eût cherché une couverture imaginaire,
qu’il se mit à remonter jusqu’à son menton, les
mains tordues, d’un mouvement doux et entêté.
–oh ! J’ai froid, j’ai bien froid.
Et il passa, il s’éteignit, sans hoquet, et son
visage tranquille, aminci, garda une expression
d’infinie tristesse.
Delaherche veilla à ce que le corps, au lieu
d’être porté au charnier, fût déposé dans une
remise voisine. Il voulait forcer Gilberte, toute
bouleversée et pleurante, à se
retirer chez elle. Mais elle déclara qu’elle aurait
trop peur maintenant, seule, et qu’elle préférait
rester avec sa belle-mère, dans l’agitation de
l’ambulance, où elle s’étourdissait. Déjà, elle
courait donner à boire à un chasseur d’Afrique
que la fièvre faisait délirer, elle aidait un
infirmier à panser la main d’un petit soldat, une
recrue de vingt ans, qui était venu, à pied, du
champ de bataille, le pouce emporté ; et, comme il
était gentil et drôle, plaisantant sa blessure
d’un air insouciant de parisien farceur,
elle finit par s’égayer avec lui.
Pendant l’agonie du capitaine, la canonnade semblait
avoir augmenté encore, un deuxième obus était tombé
dans le jardin, brisant un des arbres centenaires.
Des gens affolés criaient que tout Sedan brûlait,
un incendie considérable s’étant déclaré dans le
faubourg de la cassine. C’était la fin de tout, si
ce bombardement continuait longtemps avec une
pareille violence.
–ce n’est pas possible, j’y retourne ! Dit
Delaherche hors de lui.
–où donc ? Demanda Bouroche.
–mais à la sous-préfecture, pour savoir si
l’empereur se moque de nous, quand il parle de
faire hisser le drapeau blanc.
Le major resta quelques secondes étourdi par cette
idée du drapeau blanc, de la défaite, de la
capitulation, qui tombait au milieu de son
impuissance à sauver tous les pauvres bougres en
bouillie, qu’on lui amenait. Il eut un geste de
furieuse désespérance.
–allez au diable ! Nous n’en sommes pas moins tous
foutus !
Dehors, Delaherche éprouva une difficulté plus
grande à se frayer un passage parmi les groupes qui
avaient grossi. Les rues, de minute en minute,
s’emplissaient davantage, du flot des soldats
débandés. Il questionna plusieurs des officiers
qu’il rencontra : aucun n’avait
aperçu le drapeau blanc sur la citadelle. Enfin, un
colonel déclara l’avoir entrevu un instant, le
temps de le hisser et de l’abattre. Cela aurait
tout expliqué, soit que les allemands n’eussent pu
le voir, soit que, l’ayant vu apparaître et
disparaître, ils eussent redoublé leur feu, en
comprenant que l’agonie était proche. Même une
histoire circulait déjà, la folle colère d’un
général, qui s’était précipité, à l’apparition du
drapeau blanc, l’avait arraché de ses mains,
brisant la hampe, foulant le linge. Et les
batteries prussiennes tiraient toujours, les
projectiles pleuvaient sur les toits et dans les
rues, des maisons brûlaient, une femme venait
d’avoir la tête broyée, au coin de la place Turenne.
à la sous-préfecture, Delaherche ne trouva pas
Rose dans la loge du concierge. Toutes les portes
étaient ouvertes, la déroute commençait. Alors, il
monta, ne se heurtant que dans des gens effarés,
sans que personne lui adressât la moindre question.
Au premier étage, comme il hésitait, il rencontra la
jeune fille.
–oh ! Monsieur Delaherche, ça se gâte...
tenez ! Regardez vite, si vous voulez voir
l’empereur.
En effet, à gauche, une porte, mal fermée,
bâillait ; et, par cette fente, on apercevait
l’empereur, qui avait repris sa marche chancelante,
de la cheminée à la fenêtre. Il piétinait, ne
s’arrêtait pas, malgré d’intolérables souffrances.
Un aide de camp venait d’entrer, celui qui avait si
mal refermé la porte, et l’on entendit l’empereur
qui lui demandait, d’une voix énervée de
désolation :
–mais enfin, monsieur, pourquoi tire-t-on toujours,
puisque j’ai fait hisser le drapeau blanc ?
C’était son tourment devenu insupportable, ce canon
qui ne cessait pas, qui augmentait de violence, à
chaque minute. Il ne pouvait s’approcher de la
fenêtre, sans en être frappé au coeur. Encore du
sang, encore des vies
humaines fauchées par sa faute ! Chaque minute
entassait d’autres morts, inutilement. Et, dans sa
révolte de rêveur attendri, il avait déjà, à plus
de dix reprises, adressé sa question désespérée
aux personnes qui entraient.
–mais enfin, pourquoi tire-t-on toujours, puisque
j’ai fait hisser le drapeau blanc ?
L’aide de camp murmura une réponse, que
Delaherche ne put saisir. Du reste, l’empereur ne
s’était pas arrêté, cédant quand même à son besoin
de retourner devant cette fenêtre, où il
défaillait, dans le tonnerre continu
de la canonnade. Sa pâleur avait grandi encore,
sa longue face, morne et tirée, mal essuyée du
fard du matin, disait son agonie.
à ce moment, un petit homme vif, l’uniforme
poussiéreux, dans lequel Delaherche reconnut le
général Lebrun, traversa le palier, poussa la
porte, sans se faire annoncer. Et, tout de suite,
une fois de plus, on distingua la voix anxieuse de
l’empereur.
–mais enfin, général, pourquoi tire-t-on toujours,
puisque j’ai fait hisser le drapeau blanc ?
L’aide de camp sortait, la porte fut refermée, et
Delaherche ne put même entendre la réponse du
général.
Tout avait disparu.
–ah ! Répéta Rose, ça se gâte, je le comprends
bien, à la mine de ces messieurs. C’est comme ma
nappe, je ne la reverrai pas, il y en a qui disent
qu’on l’a déchirée... dans tout ça, c’est
l’empereur qui me fait de la peine, car il est plus
malade que le maréchal, il serait mieux dans son
lit que dans cette pièce, où il se ronge
à toujours marcher.
Elle était très émue, sa jolie figure blonde
exprimait une pitié sincère. Aussi Delaherche,
dont la ferveur bonapartiste se refroidissait
singulièrement depuis deux jours, la trouva-t-il un
peu sotte. En bas, pourtant, il resta encore
un instant avec elle, guettant le départ du
général Lebrun. Et, quand celui-ci reparut,
il le suivit.
Le général Lebrun avait expliqué à l’empereur que,
si l’on voulait demander un armistice, il fallait
qu’une lettre, signée du commandant en chef de
l’armée française, fût remise au commandant en
chef des armées allemandes. Puis, il s’était
offert pour écrire cette lettre et pour se mettre
à la recherche du général De Wimpffen,
qui la signerait. Il emportait la lettre, il
n’avait que la crainte de ne pas trouver ce
dernier, ignorant sur quel point du champ de
bataille il pouvait être. Dans Sedan,
d’ailleurs, la cohue devenait telle, qu’il dut
marcher au pas de son cheval ; ce qui permit à
Delaherche de l’accompagner jusqu’à la porte du
Ménil.
Mais, sur la route, le général Lebrun prit le
galop, et il eut la chance, comme il arrivait à
Balan, d’apercevoir le général De Wimpffen.
Celui-ci, quelques minutes plus tôt, avait écrit à
l’empereur : " sire, venez vous mettre à
la tête de vos troupes, elles tiendront à honneur
de vous ouvrir un passage à travers les lignes
ennemies. " aussi entra-t-il dans une furieuse
colère, au seul mot d’armistice. Non, non ! Il
ne signerait rien, il voulait se battre ! Il
était trois heures et demie. Et ce fut peu de
temps après qu’eut lieu la tentative héroïque et
désespérée, cette poussée dernière, pour ouvrir une
trouée au travers des bavarois, en marchant une
fois encore sur Bazeilles. Par les rues de
Sedan, par les champs voisins, afin de rendre du
coeur aux troupes, on mentait, on criait :
" Bazaine arrive ! Bazaine arrive ! " depuis le
matin, c’était le rêve de beaucoup, on croyait
entendre le canon de l’armée de Metz, à chaque
batterie nouvelle que démasquaient les allemands.
Douze cents hommes environ furent réunis, des
soldats débandés de tous les corps, où toutes les
armes se mêlaient ; et la petite colonne se
lança glorieusement, sur la route balayée de
mitraille,
au pas de course. D’abord, ce fut superbe, les
hommes qui tombaient n’arrêtaient pas l’élan des
autres, on parcourut près de cinq cents mètres avec
une véritable furie de courage. Mais, bientôt, les
rangs s’éclaircirent, les plus braves se
replièrent. Que faire contre l’écrasement
du nombre ? Il n’y avait là que la témérité folle
d’un chef d’armée qui ne voulait pas être vaincu.
Et le général De Wimpffen finit par se trouver
seul avec le général Lebrun, sur cette route de
Balan et de Bazeilles, qu’ils durent
définitivement abandonner. Il ne restait qu’à
battre en retraite sous les murs de Sedan.
Delaherche, dès qu’il avait perdu de vue le
général, s’était hâté de retourner à la fabrique,
possédé d’une idée unique, celle de monter de
nouveau à son observatoire, pour suivre au loin
les événements. Mais, comme il arrivait, il fut
un instant arrêté, en se heurtant, sous le
porche, au colonel De Vineuil, qu’on amenait,
avec sa botte sanglante, à moitié évanoui sur du
foin, au fond d’une carriole de maraîcher. Le
colonel s’était obstiné à vouloir rallier les
débris de son régiment, jusqu’au moment où il
était tombé de cheval. Tout de suite, on le
monta dans une chambre du premier étage, et
Bouroche qui accourut, n’ayant trouvé qu’une
fêlure de la cheville, se contenta de panser la
plaie, après en avoir retiré des morceaux de cuir
de la botte. Il était débordé, exaspéré,
il redescendit en criant qu’il aimerait mieux se
couper une jambe à lui-même, que de continuer à
faire son métier si salement, sans le matériel
convenable ni les aides nécessaires. En bas, en
effet, on ne savait plus où mettre les
blessés, on s’était décidé à les coucher sur la
pelouse, dans l’herbe. Déjà, il y en avait deux
rangées, attendant, se lamentant au plein air,
sous les obus qui continuaient à pleuvoir. Le
nombre des hommes amenés à l’ambulance, depuis
midi, dépassait quatre cents, et le major
avait fait demander des chirurgiens, sans qu’on
lui envoyât
autre chose qu’un jeune médecin de la ville. Il ne
pouvait suffire, il sondait, taillait, sciait,
recousait, hors de lui, désolé de voir qu’on lui
apportait toujours plus de besogne qu’il n’en
faisait. Gilberte, ivre d’horreur, prise de la
nausée de tant de sang et de larmes, était restée
près de son oncle, le colonel, laissant en bas
Madame Delaherche donner à boire aux fiévreux et
essuyer les visages moites des agonisants.
Sur la terrasse, vivement, Delaherche tâcha de se
rendre compte de la situation. La ville avait moins
souffert qu’on ne croyait, un seul incendie jetait
une grosse fumée noire, dans le faubourg de la
cassine. Le fort du Palatinat ne tirait plus,
faute sans doute de munitions. Seules, les pièces
de la porte de Paris lâchaient encore un coup, de
loin en loin. Et, tout de suite, ce qui l’intéressa,
ce fut de constater qu’on avait de nouveau hissé
un drapeau blanc sur le donjon ; mais on ne devait
pas l’apercevoir du champ de bataille, car le feu
continuait, aussi intense. Des toitures voisines
lui cachaient la route de Balan, il ne put y
suivre le mouvement des troupes. D’ailleurs, ayant
mis son oeil à la lunette qui était restée
braquée, il venait de retomber sur l’état-major
allemand, qu’il avait déjà vu à cette place, dès
midi. Le maître, le minuscule soldat de plomb,
haut comme la moitié du petit doigt, dans lequel il
croyait avoir reconnu le roi de Prusse, se
trouvait toujours debout, avec son uniforme
sombre, en avant des autres officiers, la plupart
couchés sur l’herbe, étincelants de broderies. Il y
avait là des officiers étrangers, des aides de
camp, des généraux, des maréchaux de cour, des
princes, tous pourvus de lorgnettes, suivant
depuis le matin l’agonie de l’armée française,
comme au spectacle. Et le drame formidable
s’achevait.
De cette hauteur boisée de la Marfée, le roi
Guillaume venait d’assister à la jonction de ses
troupes. C’en était
fait, la troisième armée, sous les ordres de son
fils, le prince royal de Prusse, qui avait cheminé
par Saint-Menges et Fleigneux, prenait possession
du plateau d’Illy ; tandis que la quatrième, que
commandait le prince royal de Saxe, arrivait de son
côté au rendez-vous, par Daigny et Givonne, en
tournant le bois de la Garenne. Le xie corps
et le ve donnaient ainsi la main au xiie corps
et à la garde. Et l’effort suprême pour briser le
cercle, au moment où il se fermait, l’inutile et
glorieuse charge de la division Margueritte avait
arraché au roi un cri d’admiration : " ah ! Les
braves gens ! " maintenant, l’enveloppement
mathématique, inexorable, se terminait, les
mâchoires de l’étau s’étaient rejointes, il
pouvait embrasser d’un coup d’oeil l’immense
muraille d’hommes et de canons qui enveloppait
l’armée vaincue. Au nord, l’étreinte devenait
de plus en plus étroite, refoulait les fuyards
dans Sedan, sous le feu redoublé des batteries,
dont la ligne ininterrompue bordait l’horizon. Au
midi, Bazeilles conquis, vide et morne,
finissait de brûler, jetant de gros tourbillons
de fumée et d’étincelles ; pendant que les
bavarois, maîtres de Balan, braquaient des canons,
à trois cents mètres des portes de la ville. Et les
autres batteries, celles de la rive gauche,
installées à Pont-Maugis, à Noyers, à Frénois,
à Wadelincourt, qui tiraient sans un arrêt
depuis bientôt douze heures, tonnaient plus haut,
complétaient l’infranchissable ceinture de
flammes, jusque sous les pieds du roi.
Mais le roi Guillaume, fatigué, lâcha un instant
sa lorgnette ; et il continua de regarder à
l’oeil nu. Le soleil oblique descendait vers les
bois, allait se coucher dans un ciel d’une pureté
sans tache. Toute la vaste campagne en était dorée,
baignée d’une lumière si limpide, que les
moindres détails prenaient une netteté singulière.
Il distinguait les maisons de Sedan, avec les
petites barres noires des fenêtres, les remparts,
la forteresse, ce système
compliqué de défense dont les arêtes se découpaient
d’un trait vif. Puis, alentour, épars au milieu des
terres, c’étaient les villages, frais et vernis,
pareils aux fermes des boîtes de jouets, Donchery
à gauche, au bord de sa plaine rase, Douzy
et Carignan à droite, dans les prairies.
Il semblait qu’on aurait compté les arbres de la
forêt des Ardennes, dont l’océan de verdure se
perdait jusqu’à la frontière. La Meuse, aux lents
détours, n’était plus, sous cette lumière frisante,
qu’une rivière d’or fin. Et la bataille atroce,
souillée de sang, devenait une peinture
délicate, vue de si haut, sous l’adieu du soleil :
des cavaliers morts, des chevaux éventrés
semaient le plateau de Floing de taches gaies ;
vers la droite, du côté de Givonne, les dernières
bousculades de la retraite amusaient l’oeil du
tourbillon de ces points noirs, courant, se
culbutant ; tandis que, dans la presqu’île
d’Iges, à gauche, une batterie bavaroise, avec ses
canons gros comme des allumettes, avait l’air d’être
une pièce mécanique bien montée, tellement la
manoeuvre pouvait se suivre, d’une régularité
d’horlogerie. C’était la victoire, inespérée,
foudroyante, et le roi n’avait pas de remords,
devant ces cadavres si petits, ces milliers
d’hommes qui tenaient moins de place que la
poussière des routes, cette vallée immense où
les incendies de Bazeilles, les massacres
d’Illy, les angoisses de Sedan, n’empêchaient pas
l’impassible nature d’être belle, à cette fin
sereine d’un beau jour.
Mais, tout d’un coup, Delaherche aperçut,
gravissant les pentes de la Marfée, un général
français, vêtu d’une tunique bleue, monté sur un
cheval noir, et que précédait un hussard, avec un
drapeau blanc. C’était le général Reille,
chargé par l’empereur de porter au roi de Prusse
cette lettre : " monsieur mon frère, n’ayant pu
mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste
qu’à remettre mon épée entre les mains de votre
majesté. Je suis, de votre majesté, le bon frère,
Napoléon. " dans sa hâte
d’arrêter la tuerie, puisqu’il n’était plus le
maître, l’empereur se livrait, espérant attendrir
le vainqueur. Et Delaherche vit le général Reille
s’arrêter à dix pas du roi, descendre de cheval,
puis s’avancer pour remettre la lettre, sans
arme, n’ayant aux doigts qu’une cravache.
Le soleil se couchait dans une grande lueur rose,
le roi s’assit sur une chaise, s’appuya au dossier
d’une autre chaise, que tenait un secrétaire, et
répondit qu’il acceptait l’épée en attendant
l’envoi d’un officier, qui pourrait traiter
de la capitulation.
===Chapitre VII===
<center>'''Chapitre VII'''</center>
 
 
à cette heure, autour de Sedan, de toutes les
positions perdues, de Floing, du plateau d’Illy,
du bois de la Garenne, de la vallée de la Givonne,
de la route de Bazeilles, un flot épouvanté
d’hommes, de chevaux et de canons refluait,
roulait vers la ville. Cette place forte, sur
laquelle on avait eu l’idée désastreuse de
s’appuyer, devenait une tentation funeste, l’abri
qui s’offrait aux fuyards, le salut où se
laissaient entraîner les plus braves, dans la
démoralisation et la panique de tous. Derrière les
remparts, là-bas, on s’imaginait qu’on échapperait
enfin à cette terrible artillerie, grondant depuis
bientôt douze heures ; et il n’y avait plus de
conscience, plus de raisonnement, la bête
emportait l’homme, c’était la folie de l’instinct
galopant, cherchant le trou, pour se terrer et
dormir.
Au pied du petit mur, lorsque Maurice, qui
baignait d’eau fraîche le visage de Jean, vit
qu’il rouvrait les yeux, il eut une exclamation de
joie.
–ah ! Mon pauvre bougre, je t’ai cru fichu ! ... et
ce n’est pas pour te le reprocher, mais ce que tu es
lourd !
étourdi encore, Jean semblait s’éveiller d’un
songe. Puis, il dut comprendre, se souvenir, car
deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Ce
Maurice si frêle, qu’il aimait, qu’il soignait
comme un enfant, il avait donc trouvé, dans
l’exaltation de son amitié, des bras assez forts,
pour l’apporter jusque-là !
–attends que je voie un peu ta caboche.
La blessure n’était presque rien, une simple
éraflure du cuir chevelu, qui avait saigné
beaucoup. Les cheveux, que le sang collait à
présent, avaient formé tampon. Aussi se garda-t-il
bien de les mouiller, pour ne pas rouvrir
la plaie.
–là, tu es débarbouillé, tu as repris figure
humaine...
attends encore, que je te coiffe.
Et, ramassant, à côté, le képi d’un soldat mort, il
le lui posa avec précaution sur la tête.
–c’est juste ta pointure... maintenant, si tu peux
marcher, nous voilà de beaux garçons.
Jean se mit debout, secoua la tête, pour s’assurer
qu’elle était solide. Il n’avait plus que le crâne
un peu lourd. ça irait très bien. Et il fut saisi
d’un attendrissement d’homme simple, il empoigna
Maurice, l’étouffa sur son coeur, en ne
trouvant que ces mots :
–ah ! Mon cher petit, mon cher petit !
Mais les prussiens arrivaient, il s’agissait de ne
pas flâner derrière le mur. Déjà, le lieutenant
Rochas battait en retraite, avec ses quelques
hommes, protégeant le drapeau, que le
sous-lieutenant portait toujours sous son bras,
roulé autour de la hampe. Lapoulle, très grand,
pouvait se hausser, lâchait encore des coups de
feu, par-dessus le chaperon ; tandis que Pache
avait remis son chassepot en bandoulière,
jugeant sans doute que c’était assez, qu’il
aurait fallu maintenant manger et dormir. Jean et
Maurice, courbés en deux, se hâtèrent de les
rejoindre. Ce n’étaient ni les fusils ni les
cartouches qui manquaient : il suffisait de se
baisser. De nouveau, ils s’armèrent, ayant tout
abandonné là-bas, le sac et le reste, quand l’un
avait dû charger l’autre sur ses épaules. Le mur
s’étendait jusqu’au bois de la Garenne, et la
petite bande, se croyant sauvée, se jeta vivement
derrière une ferme, puis de là gagna les arbres.
–ah ! Dit Rochas, qui gardait sa belle confiance
inébranlable,
nous allons souffler un moment ici, avant de
reprendre l’offensive.
Dès les premiers pas, tous sentirent qu’ils
entraient dans un enfer ; mais ils ne pouvaient
reculer, il fallait quand même traverser le bois,
leur seule ligne de retraite. à cette heure,
c’était un bois effroyable, le bois de la
désespérance et de la mort. Comprenant que des
troupes se repliaient par là, les prussiens le
criblaient de balles, le couvraient d’obus. Et il
était comme flagellé d’une tempête, tout agité et
hurlant, dans le fracassement de ses branches. Les
obus coupaient les arbres, les balles faisaient
pleuvoir les feuilles, des voix de plainte
semblaient sortir des troncs fendus, des sanglots
tombaient avec les ramures trempées de sève. On
aurait dit la détresse d’une cohue enchaînée, la
terreur et les cris de milliers d’êtres
cloués au sol, qui ne pouvaient fuir, sous cette
mitraille. Jamais angoisse n’a soufflé plus grande
que dans la forêt bombardée.
Tout de suite, Maurice et Jean, qui avaient
rejoint leurs compagnons, s’épouvantèrent. Ils
marchaient alors sous une haute futaie, ils
pouvaient courir. Mais les balles sifflaient,
se croisaient, impossible d’en comprendre la
direction, de manière à se garantir, en filant
d’arbre en arbre. Deux hommes furent tués,
frappés dans le dos, frappés à la face. Devant
Maurice, un chêne séculaire, le tronc
broyé par un obus, s’abattit, avec la majesté
tragique d’un héros, écrasant tout à son entour.
Et, au moment où le jeune homme sautait en arrière,
un hêtre colossal, à sa gauche, qu’un autre obus
venait de découronner, se brisait, s’effondrait,
ainsi qu’une charpente de cathédrale. Où fuir ?
De quel côté tourner ses pas ? Ce n’étaient, de
toutes parts, que des chutes de branches, comme
dans un édifice immense qui menacerait ruine et
dont les salles se succéderaient sous des plafonds
croulants. Puis, lorsqu’ils eurent sauté dans un
taillis pour échapper à cet
écrasement des grands arbres, ce fut Jean qui
manqua d’être coupé en deux par un projectile, qui
heureusement n’éclata pas. Maintenant, ils ne
pouvaient plus avancer, au milieu de la foule
inextricable des arbustes. Les tiges minces les
liaient aux épaules ; les hautes herbes se
nouaient à leurs chevilles ; des murs brusques de
broussailles les immobilisaient, pendant que les
feuillages volaient autour d’eux, sous la faux
géante qui fauchait le bois. à côté d’eux, un autre
homme, foudroyé d’une balle au front, resta
debout, serré entre deux jeunes bouleaux.
Vingt fois, prisonniers de ce taillis, ils
sentirent passer la mort.
–sacré bon dieu ! Dit Maurice, nous n’en
sortirons pas.
Il était livide, un frisson le reprenait ; et Jean,
si brave, qui le matin l’avait réconforté, pâlissait
lui aussi, envahi d’un froid de glace. C’était la
peur, l’horrible peur, contagieuse, irrésistible.
De nouveau, une grande soif les brûlait, une
insupportable sécheresse de la bouche, une
contraction de la gorge, d’une violence douloureuse
d’étranglement. Cela s’accompagnait de malaises, de
nausées au creux de l’estomac ; tandis que des pointes
d’aiguille lardaient leurs jambes. Et, dans cette
souffrance toute physique de la peur, la tête
serrée, ils voyaient filer des milliers de points
noirs, comme s’ils avaient pu, au passage,
distinguer la nuée volante des balles.
–ah ! Fichu sort ! Bégaya Jean, c’est vexant tout
de même d’être là, à se faire casser la gueule pour
les autres, quand les autres sont quelque part, à
fumer tranquillement leur pipe !
Maurice, éperdu, hagard, ajouta :
–oui, pourquoi est-ce moi plutôt qu’un autre ?
C’était la révolte du moi, l’enragement égoïste de
l’individu qui ne veut pas se sacrifier pour
l’espèce et finir.
–et encore, reprit Jean, si l’on savait la
raison, si ça devait servir à quelque chose !
Puis, levant les yeux, regardant le ciel :
–avec ça, ce cochon de soleil qui ne se décide pas
à foutre le camp ! Quand il sera couché et qu’il
fera nuit, on ne se battra plus peut-être !
Depuis longtemps déjà, ne pouvant savoir l’heure,
n’ayant même pas conscience du temps, il guettait
ainsi la chute lente du soleil, qui lui semblait ne
plus marcher, arrêté là-bas, au-dessus des bois de
la rive gauche. Et ce n’était même pas lâcheté,
c’était un besoin impérieux, grandissant, de ne plus
entendre les obus ni les balles, de s’en aller
ailleurs, de s’enfoncer en terre, pour s’y
anéantir. Sans le respect humain, la gloriole de
faire son devoir devant les camarades, on perdrait
la tête, on filerait malgré soi, au galop.
Cependant, Maurice et Jean, de nouveau,
s’accoutumaient ; et, dans l’excès de leur
affolement, venait une sorte d’inconscience et de
griserie, qui était de la bravoure. Ils finissaient
par ne plus même se hâter, au travers du bois
maudit. L’horreur s’était encore accrue, parmi ce
peuple d’arbres bombardés, tués à leur poste,
s’abattant de tous côtés comme des soldats
immobiles et géants. Sous les frondaisons, dans le
délicieux demi-jour verdâtre, au fond des asiles
mystérieux, tapissés de mousse, soufflait la mort
brutale. Les sources solitaires étaient violées,
des mourants râlaient jusque dans les coins
perdus, où des amoureux seuls s’étaient égarés
jusque-là. Un homme, la poitrine traversée d’une
balle, avait eu le temps de crier " touché ! " en
tombant sur la face, mort. Un autre qui venait
d’avoir les deux jambes brisées par un obus,
continuait à rire, inconscient de sa blessure,
croyant simplement s’être heurté contre une racine.
D’autres, les membres troués, atteints
mortellement, parlaient et couraient encore,
pendant plusieurs mètres, avant de culbuter, dans
une convulsion brusque. Au premier moment, les
plaies les plus profondes se sentaient à
peine, et plus tard seulement les effroyables
souffrances commençaient, jaillissaient en cris et
en larmes.
Ah ! Le bois scélérat, la forêt massacrée, qui, au
milieu du sanglot des arbres expirants, s’emplissait
peu à peu de la détresse hurlante des blessés ! Au
pied d’un chêne, Maurice et Jean aperçurent un
zouave qui poussait un cri continu de bête égorgée,
les entrailles ouvertes. Plus loin, un autre était
en feu : sa ceinture bleue brûlait, la flamme
gagnait et grillait sa barbe ; tandis que, les
reins cassés sans doute, ne pouvant bouger, il
pleurait à chaudes larmes. Puis, c’était un
capitaine, le bras gauche arraché, le flanc droit
percé jusqu’à la cuisse, étalé sur le ventre,
qui se traînait sur les coudes, en demandant qu’on
l’achevât, d’une voix aiguë, effrayante de
supplication. D’autres, d’autres encore souffraient
abominablement, semaient les sentiers herbus en si
grand nombre, qu’il fallait prendre garde, pour ne
pas les écraser au passage. Mais les blessés,
les morts ne comptaient plus. Le camarade qui
tombait, était abandonné, oublié. Pas même un
regard en arrière. C’était le sort. à un autre, à
soi peut-être !
Tout d’un coup, comme on atteignait la lisière du
bois, un cri d’appel retentit.
–à moi !
C’était le sous-lieutenant, porteur du drapeau,
qui venait de recevoir une balle dans le poumon
gauche. Il était tombé, crachant le sang à pleine
bouche. Et, voyant que personne ne s’arrêtait, il
eut la force de se reprendre et de crier :
–au drapeau !
D’un bond, Rochas, revenu sur ses pas, prit le
drapeau, dont la hampe s’était brisée ; tandis que le
sous-lieutenant murmurait, les mots empâtés d’une
écume sanglante :
–moi, j’ai mon compte, je m’en fous ! ... sauvez le
drapeau !
Et il resta seul, à se tordre sur la mousse, dans ce
coin
délicieux du bois, arrachant les herbes de ses mains
crispées, la poitrine soulevée par un râle qui dura
pendant des heures.
Enfin, on était hors de ce bois d’épouvante. Avec
Maurice et Jean, il ne restait de la petite bande
que le lieutenant Rochas, Pache et Lapoulle.
Gaude, qu’on avait perdu, sortit à son tour d’un
fourré, galopa pour rejoindre les camarades, son
clairon pendu à l’épaule. Et c’était un vrai
soulagement, de se retrouver en rase campagne,
respirant à l’aise. Le sifflement des balles avait
cessé, les obus ne tombaient pas, de ce côté du
vallon.
Tout de suite, devant la porte charretière d’une
ferme, ils entendirent des jurons, ils aperçurent un
général qui se fâchait, monté sur un cheval fumant de
sueur. C’était le général Bourgain-Desfeuilles, le
chef de leur brigade, couvert lui-même de poussière
et l’air brisé de fatigue. Sa grosse figure colorée
de bon vivant exprimait l’exaspération où le jetait
le désastre, qu’il regardait comme une malechance
personnelle. Depuis le matin, ses soldats ne
l’avaient plus revu. Sans doute il s’était égaré sur
le champ de bataille, courant après les débris de sa
brigade, très capable de se faire tuer, dans sa
colère contre ces batteries prussiennes qui
balayaient l’empire et sa fortune d’officier aimé
des tuileries.
–tonnerre de dieu ! Criait-il, il n’y a donc plus
personne, on ne peut donc pas avoir un renseignement,
dans ce fichu pays !
Les habitants de la ferme devaient s’être enfuis au
fond des bois. Enfin, une femme très vieille parut
sur la porte, quelque servante oubliée, que ses
mauvaises jambes avaient clouée là.
–eh ! La mère, par ici ! ... où est-ce, la
Belgique ?
Elle le regardait, hébétée, n’ayant pas l’air de
comprendre. Alors, il perdit toute mesure, oublia
qu’il s’adressait à une paysanne, gueulant qu’il
n’avait pas envie
de se faire prendre au piège comme un serin, en
rentrant à Sedan, qu’il allait foutre le camp à
l’étranger, lui, et raide ! Des soldats s’étaient
approchés, qui l’écoutaient.
–mais, mon général, dit un sergent, on ne peut plus
passer, il y a des prussiens partout... c’était bon
ce matin, de filer.
Des histoires, en effet, circulaient déjà, des
compagnies séparées de leurs régiments, qui, sans
le vouloir, avaient passé la frontière, d’autres
qui, plus tard, étaient même parvenues à percer
bravement les lignes ennemies, avant la jonction
complète.
Le général, hors de lui, haussait les épaules.
–voyons, avec des bons bougres comme vous, est-ce
qu’on ne passe pas où l’on veut ? ... je trouverai
bien cinquante bons bougres pour se faire
encore casser la gueule.
Puis, se retournant vers la vieille paysanne :
–eh ! Tonnerre de dieu ! La mère, répondez donc ! ...
la Belgique, où est-ce ?
Cette fois, elle avait compris. Elle tendit vers les
grands bois sa main décharnée.
–là-bas, là-bas !
–hein ? Qu’est-ce que vous dites ? ... ces maisons
qu’on aperçoit, au bout des champs ?
–oh ! Plus loin, beaucoup plus loin ! ... là-bas,
tout là-bas !
Du coup, le général étouffa de rage.
–mais, c’est dégoûtant, un sacré pays pareil ! On
ne sait jamais comment il est fait... la Belgique
était là, on craignait de sauter dedans, sans le
vouloir ; et, maintenant qu’on veut y aller, elle
n’y est plus... non, non ! C’est trop à la fin !
Qu’ils me prennent, qu’ils fassent de moi ce qu’ils
voudront, je vais me coucher !
Et, poussant son cheval, sautant sur la selle comme
une outre gonflée d’un vent de colère, il galopa du
côté de Sedan.
Le chemin tournait, et l’on descendait dans le fond
de Givonne, un faubourg encaissé entre des coteaux,
où la route qui montait vers les bois, était bordée
de petites maisons et de jardins. Un tel flot de
fuyards l’encombrait à ce moment, que le lieutenant
Rochas se trouva comme bloqué, avec Pache,
Lapoulle et Gaude, contre une auberge, à l’angle
d’un carrefour. Jean et Maurice eurent
de la peine à les rejoindre. Et tous furent surpris
d’entendre une voix épaisse d’ivrogne qui les
interpellait.
–tiens ! Cette rencontre ! ... ohé, la coterie ! ...
ah ! C’est une vraie rencontre tout de même !
Ils reconnurent Chouteau, dans l’auberge, accoudé à
une des fenêtres du rez-de-chaussée. Très ivre, il
continua, entre deux hoquets :
–dites donc, vous gênez pas, si vous avez soif... y
en a encore pour les camarades...
d’un geste vacillant, par-dessus son épaule, il
appelait quelqu’un, resté au fond de la salle.
–arrive, feignant... donne à boire à ces
messieurs...
ce fut Loubet qui parut à son tour, tenant dans
chaque main une bouteille pleine, qu’il agitait en
rigolant. Il était moins ivre que l’autre, il cria
de sa voix de blague parisienne, avec le
nasillement des marchands de coco, un jour de fête
publique :
–à la fraîche, à la fraîche, qui veut boire !
On ne les avait pas revus, depuis qu’ils s’en étaient
allés, sous le prétexte de porter à l’ambulance le
sergent Sapin. Sans doute, ils avaient erré
ensuite, flânant, évitant les coins où tombaient les
obus. Et ils venaient d’échouer là, dans cette
auberge mise au pillage.
Le lieutenant Rochas fut indigné.
–attendez, bandits, je vas vous faire siroter,
pendant que nous tous, nous crevons à la peine !
Mais Chouteau n’accepta pas la réprimande.
–ah ! Tu sais, espèce de vieux toqué, il n’y a
plus de
lieutenant, il n’y a que des hommes libres... les
prussiens ne t’en ont donc pas fichu assez, que tu
veux t’en faire coller encore ?
Il fallut retenir Rochas, qui parlait de lui
casser la tête. D’ailleurs, Loubet lui-même, avec
ses bouteilles dans les bras, s’efforçait de mettre
la paix.
–laissez donc ! Faut pas se manger, on est tous
frères !
Et, avisant Lapoulle et Pache, les deux camarades
de l’escouade :
–faites pas les serins, entrez, vous autres, qu’on
vous rince le gosier !
Un instant, Lapoulle hésita, dans l’obscure
conscience que ce serait mal, de faire la fête,
lorsque tant de pauvres bougres avalaient leur
langue. Mais il était si éreinté, si épuisé de faim
et de soif ! Tout d’un coup, il se décida,
entra dans l’auberge d’un saut, sans une parole,
en poussant devant lui Pache, également silencieux
et tenté, qui s’abandonnait. Et ils ne reparurent
pas.
–tas de brigands ! Répétait Rochas. On devrait
tous les fusiller !
Maintenant, il n’avait plus avec lui que Jean,
Maurice et Gaude, et tous quatre étaient peu à peu
dérivés, malgré leur résistance, dans le torrent
des fuyards qui coulait à plein chemin. Déjà, ils
se trouvaient loin de l’auberge. C’était la
déroute roulant vers les fossés de Sedan, en un
flot bourbeux, pareil à l’amas de terres et de
cailloux qu’un orage, battant les hauteurs, entraîne
au fond des vallées. De tous les plateaux
environnants, par toutes les pentes, par tous les
plis de terrain, par la route de Floing, par
Pierremont, par le cimetière, par le champ de
Mars, aussi bien que par le fond de Givonne, la
même cohue ruisselait en un galop de panique sans
cesse accru. Et que reprocher à ces misérables
hommes, qui, depuis douze heures, attendaient
immobiles, sous la foudroyante
artillerie d’un ennemi invisible, contre lequel ils
ne pouvaient rien ? à présent, les batteries les
prenaient de face, de flanc et de dos, les feux
convergeaient de plus en plus, à mesure que
l’armée battait en retraite sur la ville, c’était
l’écrasement en plein tas, la bouillie humaine au
fond du trou scélérat, où l’on était balayé.
Quelques régiments du 7e corps, surtout du côté de
Floing, se repliaient en assez bon ordre. Mais,
dans le fond de Givonne, il n’y avait plus ni
rangs, ni chefs, les troupes se bousculaient,
éperdues, faites de tous les débris, de zouaves,
de turcos, de chasseurs, de fantassins, le plus
grand nombre sans armes, les uniformes souillés et
déchirés, les mains noires, les visages noirs, avec
des yeux sanglants qui sortaient des orbites, des
bouches enflées, tuméfiées d’avoir hurlé des gros
mots. Par moments, un cheval sans cavalier
se ruait, galopait, renversant des soldats,
trouant la foule d’un long remous d’effroi. Puis,
des canons passaient d’un train de folie, des
batteries débandées, dont les artilleurs, comme
emportés par l’ivresse, sans crier gare,
écrasaient tout. Et le piétinement de troupeau ne
cessait pas, un défilé compact, flanc contre flanc,
une fuite en masse où tout de suite les vides se
comblaient, dans la hâte instinctive d’être là-bas,
à l’abri, derrière un mur.
Jean, de nouveau, leva la tête, se tourna vers le
couchant. Au travers de l’épaisse poussière que les
pieds soulevaient, les rayons de l’astre brûlaient
encore les faces en sueur. Il faisait très beau, le
ciel était d’un bleu admirable.
–c’est crevant tout de même, répéta-t-il, ce
cochon de soleil qui ne se décide pas à foutre le
camp !
Soudain, Maurice, dans une jeune femme qu’il
regardait, collée contre une maison, sur le point
d’y être écrasée par le flot, eut la stupeur de
reconnaître sa soeur Henriette. Depuis près d’une
minute, il la voyait, restait béant. Et ce fut elle
qui parla la première, sans paraître surprise.
–ils l’ont fusillé à Bazeilles... oui, j’étais
là... alors, comme je veux que le corps me soit
rendu, j’ai eu une idée...
elle ne nommait ni les prussiens, ni Weiss. Tout
le monde devait comprendre. Maurice, en effet,
comprit. Il l’adorait, il eut un sanglot.
–ma pauvre chérie !
Vers deux heures, lorsqu’elle était revenue à elle,
Henriette s’était trouvée, à Balan, dans la
cuisine de gens qu’elle ne connaissait pas, la
tête tombée sur une table, pleurant. Mais ses
larmes cessèrent. Chez cette silencieuse, si frêle,
déjà l’héroïne se réveillait. Elle ne craignait
rien, elle avait une âme ferme, invincible. Dans sa
douleur, elle ne songeait plus qu’à ravoir le
corps de son mari, pour l’ensevelir. Son premier
projet fut, simplement, de retourner à
Bazeilles. Tout le monde l’en détourna, lui en
démontra l’impossibilité absolue. Aussi
finit-elle par chercher quelqu’un, un homme qui
l’accompagnerait, ou qui se chargerait des
démarches nécessaires. Son choix tomba sur un
cousin à elle, autrefois sous-directeur de la
raffinerie générale, au Chêne, à l’époque
où Weiss y était employé. Il avait beaucoup aimé
son mari, il ne lui refuserait pas son
assistance. Depuis deux ans, à la suite d’un
héritage fait par sa femme, il s’était retiré dans
une belle propriété, l’ermitage, dont les
terrasses s’étageaient près de Sedan, de l’autre
côté du fond de Givonne. Et c’était à
l’ermitage qu’elle se rendait, au milieu des
obstacles, arrêtée à chaque pas, en continuel
danger d’être piétinée et tuée.
Maurice, à qui elle expliquait brièvement
son projet, l’approuva.
–le cousin Dubreuil a toujours été bon pour
nous...
il te sera utile...
puis, une idée lui vint à lui-même. Le lieutenant
Rochas voulait sauver le drapeau. Déjà, l’on avait
proposé
de le couper, d’en emporter chacun un morceau
sous sa chemise, ou bien de l’enfouir au pied
d’un arbre, en prenant des points de repère,
qui auraient permis de l’exhumer plus tard.
Mais ce drapeau lacéré, ce drapeau enterré
comme un mort, leur serrait trop le coeur. Ils
auraient voulu trouver autre chose.
Aussi, lorsque Maurice leur proposa de remettre
le drapeau à quelqu’un de sûr, qui le cacherait,
le défendrait au besoin, jusqu’au jour où
il le rendrait intact, tous acceptèrent.
–eh bien ! Reprit le jeune homme en s’adressant
à sa soeur, nous allons avec toi voir si
Dubreuil est à l’ermitage... d’ailleurs,
je ne veux plus te quitter.
Ce n’était pas facile de se dégager de la cohue.
Ils y parvinrent, se jetèrent dans un chemin
creux qui montait vers la gauche. Alors, ils
tombèrent au milieu d’un véritable dédale de
sentiers et de ruelles, tout un faubourg fait de
cultures maraîchères, de jardins, de maisons
de plaisance, de petites propriétés enchevêtrées
les unes dans les autres ; et ces sentiers,
ces ruelles, filaient entre des murs, tournaient
à angles brusques, aboutissaient à des
impasses : un merveilleux camp retranché pour la
guerre d’embuscade, des coins que dix hommes
pouvaient défendre pendant des heures contre
un régiment. Déjà, des coups de feu y pétillaient,
car le faubourg dominait Sedan, et la garde
prussienne arrivait, de l’autre côté du
vallon.
Lorsque Maurice et Henriette, que suivaient les
autres, eurent tourné à gauche, puis à droite,
entre deux interminables murailles, ils
débouchèrent tout d’un coup devant la porte
grande ouverte de l’ermitage. La propriété,
avec son petit parc, s’étageait en trois larges
terrasses ; et c’était sur une de ces terrasses
que le corps de logis se dressait, une grande maison
carrée, à laquelle conduisait une allée d’ormes
séculaires. En face, séparées
par l’étroit vallon, profondément encaissé,
se trouvaient d’autres propriétés, à la lisière
d’un bois.
Henriette s’inquiéta de cette porte brutalement
ouverte.
–ils n’y sont plus, ils auront dû partir.
En effet, Dubreuil s’était résigné, la veille,
à emmener sa femme et ses enfants à Bouillon,
dans la certitude du désastre qu’il prévoyait.
Pourtant, la maison n’était pas vide, une agitation
s’y faisait remarquer de loin, à travers
les arbres. Comme la jeune femme se hasardait dans
la grande allée, elle recula, devant le cadavre
d’un soldat prussien.
–fichtre ! S’écria Rochas, on s’est donc
cogné déjà par ici !
Tous alors voulurent savoir, poussèrent jusqu’à
l’habitation ; et ce qu’ils virent les
renseigna : les portes et les fenêtres
du rez-de-chaussée avaient dû être enfoncées à
coups de crosse, les ouvertures bâillaient sur
les pièces mises à sac, tandis que des meubles,
jetés dehors, gisaient sur le gravier de la
terrasse, au bas du perron. Il y avait surtout
là tout un meuble de salon bleu-ciel, le canapé
et les douze fauteuils, rangés au petit bonheur,
pêle-mêle, autour d’un grand guéridon, dont le
marbre blanc s’était fendu. Et des zouaves, des
chasseurs, des soldats de la ligne, d’autres
appartenant à l’infanterie de marine, couraient
derrière les bâtiments et dans l’allée, lâchant des
coups de feu sur le petit bois d’en face,
par-dessus le vallon.
–mon lieutenant, expliqua un zouave à Rochas,
ce sont des salops de prussiens, que nous avons
trouvés en train de tout saccager ici. Vous voyez,
nous leur avons réglé leur compte... seulement,
les salops reviennent dix contre un, ça ne va pas
être commode.
Trois autres cadavres de soldats prussiens
s’allongeaient sur la terrasse. Comme Henriette,
cette fois, les regardait fixement, sans doute
avec la pensée de son mari, qui lui
aussi dormait là-bas, défiguré dans le sang et la
poussière, une balle, près de sa tête, frappa un
arbre qui se trouvait derrière elle. Jean
s’était précipité.
–ne restez pas là ! ... vite, vite, cachez-vous
dans la maison !
Depuis qu’il l’avait revue, si changée, si
éperdue de détresse, il la regardait d’un coeur
crevé de pitié, en se la rappelant telle qu’elle
lui était apparue, la veille, avec son sourire
de bonne ménagère. D’abord, il n’avait rien
trouvé à lui dire, ne sachant même pas si elle
le reconnaissait. Il aurait voulu se dévouer pour
elle, lui rendre de la tranquillité et de la joie.
–attendez-nous dans la maison... dès qu’il y aura
du danger, nous trouverons bien à vous faire sauver
par là-haut.
Mais elle eut un geste d’indifférence.
–à quoi bon ?
Cependant, son frère la poussait lui aussi, et
elle dut monter les marches, rester un instant au
fond du vestibule, d’où son regard enfilait
l’allée. Dès lors, elle assista au combat.
Derrière un des premiers ormes, se tenaient
Maurice et Jean. Les troncs centenaires,
d’une ampleur géante, pouvaient aisément abriter
deux hommes. Plus loin, le clairon Gaude avait
rejoint le lieutenant Rochas, qui s’obstinait à
garder le drapeau, puisqu’il ne pouvait le confier
à personne ; et il l’avait posé près de lui,
contre l’arbre, pendant qu’il faisait le coup
de feu. Chaque tronc, d’ailleurs, était habité.
Les zouaves, les chasseurs, les soldats de
l’infanterie de marine, d’un bout de l’allée
à l’autre, s’effaçaient, n’allongeaient la tête
que pour tirer.
En face, dans le petit bois, le nombre des prussiens
devait augmenter sans cesse, car la fusillade
devenait plus vive. On ne voyait personne,
à peine le profil rapide d’un homme, par instants,
qui sautait d’un arbre à un autre.
Une maison de campagne, aux volets verts, se
trouvait également occupée par des tirailleurs,
dont les coups de feu partaient des fenêtres
entr’ouvertes du rez-de-chaussée. Il était
environ quatre heures, le bruit du canon se
ralentissait, se taisait peu à peu ; et l’on
était là, à se tuer encore, comme pour une
querelle personnelle, au fond de ce trou écarté,
d’où l’on ne pouvait apercevoir le drapeau blanc,
hissé sur le donjon. Jusqu’à la nuit noire,
malgré l’armistice, il y eut ainsi des coins de
bataille qui s’entêtèrent, on entendit la
fusillade persister dans le faubourg du fond de
Givonne et dans les jardins du petit-Pont.
Longtemps, on continua de la sorte à se cribler de
balles, d’un bord du vallon à l’autre. De temps en
temps, dès qu’il avait l’imprudence de se
découvrir, un homme tombait, la poitrine trouée.
Dans l’allée, il y avait trois nouveaux morts. Un
blessé, étendu sur la face, râlait
affreusement, sans que personne songeât à l’aller
retourner, pour lui adoucir l’agonie.
Soudain, comme Jean levait les yeux, il vit
Henriette, qui était tranquillement revenue,
glisser un sac sous la tête du misérable, en guise
d’oreiller, après l’avoir couché sur le dos.
Il courut, la ramena violemment derrière
l’arbre, où il s’abritait avec Maurice.
–vous voulez donc vous faire tuer ?
Elle parut ne pas avoir conscience de sa
témérité folle.
–mais non... c’est que j’ai peur, toute seule dans
ce vestibule... j’aime bien mieux être dehors.
Et elle resta avec eux. Ils la firent asseoir
à leurs pieds, contre le tronc, tandis qu’ils
continuaient à tirer leurs dernières cartouches,
à droite, à gauche, dans un enragement tel,
que la fatigue et la peur s’en étaient allées. Une
inconscience complète leur venait, ils
n’agissaient plus que machinalement, la tête vide,
ayant perdu jusqu’à l’instinct de la conservation.
–regarde donc, Maurice, dit brusquement
Henriette, est-ce que ce n’est pas un soldat de la
garde prussienne, ce mort, devant nous ?
Depuis un instant, elle examinait un des corps
que l’ennemi avait laissés là, un garçon trapu,
aux fortes moustaches, couché sur le flanc, dans le
gravier de la terrasse. Le casque à pointe avait
roulé à quelques pas, la jugulaire rompue.
Et le cadavre portait en effet l’uniforme de la
garde : le pantalon gris foncé, la tunique bleue,
aux galons blancs, le manteau roulé, noué en
bandoulière.
–je t’assure, c’est de la garde... j’ai une image,
chez nous... et puis, la photographie que nous a
envoyée le cousin Gunther...
elle s’interrompit, s’en alla de son air paisible
jusqu’au mort, avant même qu’on pût l’en
empêcher. Elle s’était penchée.
–la patte est rouge, cria-t-elle, ah ! Je l’aurais
parié. Et elle revint, pendant qu’une grêle de
balles sifflait à ses oreilles.
–oui, la patte est rouge, c’était fatal...
le régiment du cousin Gunther.
Dès lors, ni Maurice ni Jean n’obtinrent qu’elle
se tînt à l’abri, immobile. Elle se remuait,
avançait la tête, voulait quand même regarder
vers le petit bois, dans une préoccupation
constante. Eux, tiraient toujours, la repoussaient
du genou, quand elle se découvrait trop. Sans
doute, les prussiens commençaient à s’estimer
en nombre suffisant, prêts à l’attaque, car ils se
montraient, un flot moutonnait et débordait entre
les arbres ; et ils subissaient des pertes
terribles, toutes les balles françaises
portaient, culbutaient des hommes.
–tenez ! Dit Jean le voilà peut-être,
votre cousin... cet officier qui vient de sortir
de la maison aux volets verts, en face.
Un capitaine était là, en effet, reconnaissable
au collet
d’or de sa tunique et à l’aigle d’or que le soleil
oblique faisait flamber sur son casque. Sans
épaulettes, le sabre à la main, il criait un ordre
d’une voix sèche ; et la distance était si faible,
deux cents mètres à peine, qu’on le distinguait
très nettement, la taille mince, le visage rose et
dur, avec de petites moustaches blondes.
Henriette le détaillait de ses yeux perçants.
–c’est parfaitement lui, répondit-elle sans
s’étonner. Je le reconnais très bien.
D’un geste fou, Maurice l’ajustait déjà.
–le cousin... ah ! Tonnerre de dieu ! Il va payer
pour Weiss.
Mais, frémissante, elle s’était soulevée, avait
détourné le chassepot, dont le coup alla se perdre
au ciel.
–non, non, pas entre parents, pas entre gens qui se
connaissent... c’est abominable !
Et, redevenue femme, elle s’abattit, derrière
l’arbre, en pleurant à gros sanglots. L’horreur
la débordait, elle n’était plus qu’épouvante
et douleur.
Rochas, cependant, triomphait. Autour de lui, le
feu des quelques soldats, qu’il excitait de sa voix
tonnante, avait pris une telle vivacité, à la vue
des prussiens, que ceux-ci, reculant, rentraient
dans le petit bois.
–tenez ferme, mes enfants ! Ne lâchez pas ! ... ah !
Les capons, les voilà qui filent ! Nous allons leur
régler leur compte !
Et il était gai, et il semblait repris d’une
confiance immense. Il n’y avait pas eu de défaites.
Cette poignée d’hommes, en face de lui, c’étaient
les armées allemandes, qu’il allait culbuter
d’un coup, très à l’aise. Son grand corps maigre,
sa longue figure osseuse, au nez busqué,
tombant dans une bouche violente et bonne, riait
d’une allégresse vantarde, la joie du troupier qui
a conquis le monde entre sa belle et une bouteille
de bon vin.
–parbleu ! Mes enfants, nous ne sommes là que pour
leur foutre une raclée... et ça ne peut pas finir
autrement. Hein ? ça nous changerait trop, d’être
battus ! ... battus ! Est-ce que c’est possible ?
Encore un effort, mes enfants, et ils ficheront
le camp comme des lièvres !
Il gueulait, gesticulait, si brave homme dans
l’illusion de son ignorance, que les soldats
s’égayaient avec lui. Brusquement, il cria :
–à coups de pied au cul ! à coups de pied
au cul, jusqu’à la frontière ! ... victoire,
victoire !
Mais, à ce moment, comme l’ennemi, de l’autre côté
du vallon, paraissait en effet se replier, une
fusillade terrible éclata sur la gauche. C’était
l’éternel mouvement tournant, tout un détachement
de la garde qui avait fait le tour par le fond
de Givonne. Dès lors, la défense de l’ermitage
devenait impossible, la douzaine de soldats qui
en défendaient encore les terrasses, se trouvaient
entre deux feux, menacés d’être coupés de Sedan.
Des hommes tombèrent, il y eut un instant de
confusion extrême. Déjà des prussiens
franchissaient le mur du parc, accouraient
par les allées, en si grand nombre, que le combat
s’engagea, à la baïonnette. Tête nue, la veste
arrachée, un zouave, un bel homme à barbe noire,
faisait surtout une besogne effroyable, trouant
les poitrines qui craquaient, les ventres qui
mollissaient, essuyant sa baïonnette rouge
du sang de l’un, dans le flanc de l’autre ; et,
comme elle se cassa, il continua, en broyant des
crânes, à coups de crosse ; et, comme un faux pas
le désarma définitivement, il sauta à la gorge
d’un gros prussien, d’un tel bond, que tous deux
roulèrent sur le gravier, jusqu’à la porte
défoncée de la cuisine, dans une embrassade
mortelle. Entre les arbres du parc, à chaque coin
des pelouses, d’autres tueries entassaient les
morts. Mais la lutte s’acharna devant le perron,
autour du canapé et des fauteuils bleu-ciel, une
bousculade enragée d’hommes qui se brûlaient la
face à bout portant, qui se déchiraient des
dents et des ongles, faute d’un couteau pour
s’ouvrir la poitrine.
Et Gaude, alors, avec sa face douloureuse
d’homme qui avait eu des chagrins dont il ne
parlait jamais, fut pris d’une folie héroïque.
Dans cette défaite dernière, tout en sachant
que la compagnie était anéantie, que pas un
homme ne pouvait venir à son appel, il empoigna son
clairon, l’emboucha, sonna au ralliement, d’une
telle haleine de tempête, qu’il semblait vouloir
faire se dresser les morts. Et les prussiens
arrivaient, et il ne bougeait pas, sonnant plus
fort, à toute fanfare. Une volée de balles
l’abattit, son dernier souffle s’envola en une note
de cuivre, qui emplit le ciel d’un frisson.
Debout, sans pouvoir comprendre, Rochas n’avait pas
fait un mouvement pour fuir. Il attendait, il
bégaya :
–eh bien ! Quoi donc ? Quoi donc ?
Cela ne lui entrait pas dans la cervelle, que ce fût
la défaite encore. On changeait tout, même la
façon de se battre. Ces gens n’auraient-ils pas dû
attendre, de l’autre côté du vallon, qu’on allât
les vaincre ? On avait beau en tuer, il en
arrivait toujours. Qu’est-ce que c’était que
cette fichue guerre, où l’on se rassemblait dix pour
en écraser un, où l’ennemi ne se montrait que le
soir, après vous avoir mis en déroute par toute une
journée de prudente canonnade ? Ahuri, éperdu,
n’ayant jusque-là rien compris à la campagne, il
se sentait enveloppé, emporté par quelque chose de
supérieur, auquel il ne résistait plus, bien qu’il
répétât machinalement, dans son obstination :
–courage, mes enfants, la victoire est là-bas !
D’un geste prompt, cependant, il avait repris le
drapeau. C’était sa pensée dernière, le cacher, pour
que les prussiens ne l’eussent pas. Mais, bien que
la hampe fût rompue, elle s’embarrassa dans ses
jambes, il faillit tomber. Des balles sifflaient,
il sentit la mort, il arracha la
soie du drapeau, la déchira, cherchant à
l’anéantir. Et ce fut à ce moment que, frappé
au cou, à la poitrine, aux jambes, il s’affaissa
parmi ces lambeaux tricolores, comme vêtu d’eux. Il
vécut encore une minute, les yeux élargis,
voyant peut-être monter à l’horizon la vision vraie
de la guerre, l’atroce lutte vitale qu’il ne faut
accepter que d’un coeur résigné et grave, ainsi
qu’une loi. Puis, il eut un petit hoquet, il s’en
alla dans son ahurissement d’enfant, tel qu’un
pauvre être borné, un insecte joyeux, écrasé
sous la nécessité de l’énorme et impassible nature.
Avec lui, finissait une légende.
Tout de suite, dès l’arrivée des prussiens, Jean et
Maurice avaient battu en retraite, d’arbre en
arbre, en protégeant le plus possible Henriette,
derrière eux. Ils ne cessaient pas de tirer,
lâchaient un coup, puis gagnaient un abri. En haut
du parc, Maurice connaissait une petite
porte, qu’ils eurent la chance de trouver ouverte.
Vivement, ils s’échappèrent tous les trois. Ils
étaient tombés dans une étroite traverse qui
serpentait entre deux hautes murailles. Mais,
comme ils arrivaient au bout, des coups
de feu les firent se jeter à gauche, dans une
autre ruelle. Le malheur voulut que ce fût une
impasse. Ils durent revenir au galop, tourner à
droite, sous une grêle de balles. Et, plus tard,
jamais ils ne se souvinrent du chemin qu’ils
avaient suivi. On se fusillait encore à chaque
angle de mur, dans ce lacis inextricable. Des
batailles s’attardaient sous les portes
charretières, les moindres obstacles étaient
défendus et emportés d’assaut, avec un
acharnement terrible. Puis, tout d’un coup, ils
débouchèrent sur la route du fond de Givonne, près
de Sedan.
Une dernière fois, Jean leva la tête, regarda
vers l’ouest, d’où montait une grande lueur rose ;
et il eut enfin un soupir de soulagement immense.
–ah ! Ce cochon de soleil, le voilà donc qui se
couche !
D’ailleurs, tous les trois galopaient, galopaient,
sans reprendre haleine. Autour d’eux, la queue
extrême des fuyards coulait toujours à pleine
route, d’un train sans cesse accru de torrent
débordé. Quand ils arrivèrent à la porte de
Balan, ils durent attendre, au milieu d’une
bousculade féroce. Les chaînes du pont-levis
s’étaient rompues, il ne restait de praticable
que la passerelle pour les piétons ; de sorte que
les canons et les chevaux ne pouvaient passer. à la
poterne du château, à la porte de la cassine,
l’encombrement, disait-on, était plus effroyable
encore. C’était l’engouffrement fou, tous les
débris de l’armée roulant sur les pentes, venant se
jeter dans la ville, y tomber avec un bruit
d’écluse lâchée, comme au fond d’un égout.
L’attrait funeste de ces murs achevait de
pervertir les plus braves.
Maurice avait pris Henriette entre ses bras ; et,
frémissant d’impatience :
–ils ne vont pas fermer la porte au moins, avant
que tout le monde soit rentré.
Telle était la crainte de la foule. à droite,
à gauche, cependant, des soldats campaient déjà sur
les talus ; tandis que, dans les fossés, des
batteries, un pêle-mêle de pièces, de caissons
et de chevaux était venu s’échouer.
Mais des appels répétés de clairons retentirent,
suivis bientôt de la sonnerie claire de la
retraite. On appelait les soldats attardés.
Plusieurs arrivaient encore au pas de course,
des coups de feu éclataient, isolés, de plus en
plus rares, dans le faubourg. Sur la banquette
intérieure du parapet, on laissa des détachements,
pour défendre les approches ; et la porte fut
enfin fermée. Les prussiens n’étaient pas à plus
de cent mètres. On les voyait aller et venir
sur la route de Balan, en train d’occuper
tranquillement les maisons et les jardins.
Maurice et Jean, qui poussaient devant eux
Henriette, pour la protéger des bourrades, étaient
rentrés parmi les
derniers dans Sedan. Six heures sonnaient. Depuis
près d’une heure déjà, la canonnade avait cessé.
Peu à peu, les coups de fusil isolés eux-mêmes
se turent. Alors, du vacarme assourdissant, de
l’exécrable tonnerre qui grondait depuis le lever
du soleil, rien ne demeura, qu’un néant de mort.
La nuit venait, tombait à un lugubre, un
effrayant silence.
===Chapitre VII===
<center>'''Chapitre VII'''</center>
 
 
vers cinq heures et demie, avant la fermeture des
portes, Delaherche était de nouveau retourné à
la sous-préfecture, dans son anxiété des
conséquences, maintenant qu’il savait la bataille
perdue. Il resta là pendant près de trois heures,
à piétiner au travers du pavé de la cour,
guettant, interrogeant tous les officiers qui
passaient ; et ce fut ainsi qu’il apprit les
événements rapides : la démission envoyée, puis
retirée par le général De Wimpffen, les pleins
pouvoirs qu’il avait reçus de l’empereur,
pour aller obtenir, du grand quartier prussien,
en faveur de l’armée vaincue, les conditions les
moins fâcheuses, enfin la réunion d’un conseil de
guerre, chargé de décider si l’on devait essayer
de continuer la lutte, en défendant la forteresse.
Durant ce conseil, où se trouvaient réunis une
vingtaine d’officiers supérieurs, et qui
lui parut durer un siècle, le fabricant de drap
monta plus de vingt fois les marches du perron. Et,
brusquement, à huit heures un quart, il en vit
descendre le général De Wimpffen très rouge, les
yeux gonflés, suivi d’un colonel et de deux autres
généraux. Ils sautèrent en selle, ils s’en
allèrent par le pont de Meuse. C’était la
capitulation acceptée, inévitable.
Delaherche, rassuré, songea qu’il mourait de faim
et résolut de retourner chez lui. Mais, dès qu’il
se retrouva dehors, il demeura hésitant, devant
l’encombrement effroyable qui avait achevé de se
produire. Les rues, les places étaient gorgées,
bondées, emplies à un tel point
d’hommes, de chevaux, de canons, que cette masse
compacte semblait y avoir été entrée de force, à
coups de quelque pilon gigantesque. Pendant que,
sur les remparts, bivouaquaient les régiments qui
s’étaient repliés en bon ordre, les débris épars de
tous les corps, les fuyards de toutes les armes,
une tourbe grouillante avait submergé la ville,
un entassement, un flot épaissi, immobilisé, où
l’on ne pouvait plus remuer ni bras ni jambes. Les
roues des canons, des caissons, des voitures
innombrables, s’enchevêtraient. Les chevaux
fouaillés, poussés dans tous les sens, n’avaient
plus la place pour avancer ou reculer. Et les
hommes, sourds aux menaces, envahissaient
les maisons, dévoraient ce qu’ils trouvaient, se
couchaient où ils pouvaient, dans les chambres, dans
les caves. Beaucoup étaient tombés sous les portes,
barrant les vestibules. D’autres, sans avoir la
force d’aller plus loin, gisaient sur les
trottoirs, y dormaient d’un sommeil de mort,
ne se levant même pas sous les pieds qui leur
meurtrissaient un membre, aimant mieux se
faire écraser que de se donner la peine de changer
de place.
Alors, Delaherche comprit la nécessité impérieuse
de la capitulation. Dans certains carrefours, les
caissons se touchaient, un seul obus prussien,
tombant sur un d’eux, aurait fait sauter les
autres ; et Sedan entier se serait allumé
comme une torche. Puis, que faire d’un pareil
amas de misérables, foudroyés de faim et de
fatigue, sans cartouches, sans vivres ? Rien que
pour déblayer les rues, il eût fallu tout un jour.
La forteresse elle-même n’était pas armée, la
ville n’avait pas d’approvisionnements. Dans
le conseil, c’étaient là les raisons que venaient
de donner les esprits sages, gardant la vue nette
de la situation, au milieu de leur grande douleur
patriotique ; et les officiers les plus téméraires,
ceux qui frémissaient en criant qu’une armée ne
pouvait se rendre ainsi, avaient dû baisser
la tête, sans trouver les moyens pratiques
de recommencer la lutte, le lendemain.
Place Turenne et place du rivage, Delaherche
parvint à se frayer péniblement un passage
dans la cohue. En passant devant l’hôtel de la
croix d’or, il eut une vision morne de la salle
à manger, où des généraux étaient assis,
muets, devant la table vide. Il n’y avait plus
rien, pas même du pain. Cependant, le général
Bourgain-Desfeuilles, qui tempêtait dans la
cuisine, dut trouver quelque chose, car il
se tut et monta vivement l’escalier, les mains
embarrassées d’un papier gras. Une telle foule
était là, à regarder de la place, au travers des
vitres, cette table d’hôte lugubre, balayée par la
disette, que le fabricant de drap dut jouer des
coudes, comme englué, reperdant parfois, sous
une poussée, le chemin qu’il avait gagné
déjà. Mais, dans la grande-rue, le mur devint
infranchissable, il désespéra un instant.
Toutes les pièces d’une batterie semblaient y avoir
été jetées les unes par-dessus les autres.
Il se décida à monter sur les affûts, il enjamba
les pièces, sauta de roue en roue, au risque
de se rompre les jambes. Ensuite, ce furent
des chevaux qui lui barrèrent le chemin ; et il se
baissa, se résigna à filer parmi les pieds,
sous les ventres de ces lamentables bêtes, à
demi mortes d’inanition. Puis, après un quart
d’heure d’efforts, comme il arrivait à la hauteur
de la rue saint-Michel, les obstacles grandissants
l’effrayèrent, il projeta de s’engager dans cette
rue, pour faire le tour par la rue des laboureurs,
espérant que ces voies écartées seraient
moins envahies. La malechance voulut qu’il y eût là
une maison louche, dont une bande de soldats ivres
faisaient le siège ; et, craignant d’attraper
quelque mauvais coup, dans la bagarre, il revint
sur ses pas. Dès lors, il s’entêta, il poussa
jusqu’au bout de la grande-rue, tantôt marchant en
équilibre sur des timons de voiture, tantôt
escaladant des fourgons. Place du collège, il fut
porté sur
des épaules pendant une trentaine de pas. Il
retomba, faillit avoir les côtes défoncées, ne se
sauva qu’en se hissant aux barreaux d’une grille.
Et, lorsqu’il atteignit enfin la rue Maqua,
en sueur, en lambeaux, il y avait plus
d’une heure qu’il s’épuisait, depuis son départ de
la sous-préfecture, pour faire un chemin qui lui
demandait, d’habitude, moins de cinq minutes.
Le major Bouroche, voulant éviter l’envahissement
du jardin et de l’ambulance, avait eu la précaution
de faire placer deux factionnaires à la porte.
Cela fut un soulagement pour Delaherche, qui
venait de penser tout d’un coup que sa maison était
peut-être livrée au pillage. Dans le jardin,
la vue de l’ambulance à peine éclairée par
quelques lanternes, et d’où s’exhalait une mauvaise
haleine de fièvre, lui fit de nouveau froid au
coeur. Il butta contre un soldat endormi sur le
pavé, il se rappela le trésor du 7e corps, que
gardait cet homme depuis le matin, oublié là sans
doute par ses chefs, rompu d’une telle fatigue,
qu’il s’était couché. D’ailleurs, la maison
semblait vide, toute noire au rez-de-chaussée,
les portes ouvertes. Les servantes devaient être
restées à l’ambulance, car il n’y avait personne
dans la cuisine, où fumait seulement une petite
lampe triste. Il alluma un bougeoir, il monta
doucement le grand escalier, pour ne pas
réveiller sa mère et sa femme, qu’il avait
suppliées de se mettre au lit, après une journée
si laborieuse et d’une si terrible émotion.
Mais, en entrant dans son cabinet, il eut un
saisissement. Un soldat se trouvait allongé sur
le canapé où le capitaine Beaudoin avait dormi
pendant quelques heures, la veille ; et il ne
comprit que lorsqu’il eut reconnu Maurice,
le frère d’Henriette. D’autant plus que,
s’étant retourné, il venait de voir, sur un tapis,
enveloppé d’une couverture, un autre soldat encore,
ce Jean, aperçu avant la bataille. Tous deux,
écrasés, semblaient morts. Il ne
s’arrêta point, alla jusqu’à la chambre de sa
femme, qui était voisine. Une lampe y brûlait,
sur un coin de table, au milieu d’un silence
frissonnant. En travers du lit, Gilberte
s’était jetée toute vêtue, dans la crainte sans
doute de quelque catastrophe. Très calme, elle
dormait, tandis que, près d’elle, assise sur une
chaise, et la tête seulement tombée au bord du
matelas, Henriette sommeillait aussi, d’un
sommeil agité de cauchemars, avec de grosses
larmes sous les paupières. Un moment, il les
regarda, tenté de réveiller la jeune femme, pour
savoir. était-elle allée à Bazeilles ? Peut-être,
s’il l’interrogeait, lui donnerait-elle des
nouvelles de sa teinturerie ? Mais une pitié
lui vint, il se retirait, lorsque sa mère,
silencieuse, parut sur le seuil de la porte, et lui
fit signe de la suivre.
Dans la salle à manger, qu’ils traversèrent, il
témoigna son étonnement.
–comment, vous ne vous êtes pas couchée ?
Elle dit non d’abord de la tête ; puis, à
demi-voix :
–je ne peux pas dormir, je me suis installée
dans un fauteuil, près du colonel... une très
forte fièvre vient de le prendre, et il s’éveille
à chaque instant, il me questionne... moi, je ne
sais que lui répondre. Entre donc le voir.
M De Vineuil, déjà, s’était rendormi. Sur
l’oreiller, on distinguait à peine sa longue face
rouge, que ses moustaches barraient d’un flot
de neige. Madame Delaherche avait mis un journal
devant la lampe, et tout ce coin de la chambre
se trouvait à demi obscur ; pendant que la
clarté vive tombait sur elle, sévèrement assise au
fond du fauteuil, les mains abandonnées, les yeux
au loin, dans une rêverie tragique.
–attends, murmura-t-elle, je crois qu’il t’a
entendu, le voici qui se réveille encore.
En effet, le colonel rouvrait les yeux, les fixait
sur Delaherche,
sans remuer la tête. Il le reconnut, il demanda
aussitôt d’une voix que la fièvre faisait
trembler :
–c’est fini, n’est-ce pas ? On capitule.
Le fabricant, qui rencontra un regard de sa mère,
fut sur le point de mentir. Mais à quoi bon ? Il
eut un geste découragé.
–que voulez-vous qu’on fasse ? Si vous pouviez voir
les rues de la ville ! ... le général De Wimpffen
vient de se rendre au grand quartier prussien,
pour débattre les conditions.
Les yeux de M De Vineuil s’étaient refermés,
un long frisson l’agita, pendant que cette
lamentation sourde lui échappait :
–ah ! Mon dieu, ah ! Mon dieu...
et, sans rouvrir les paupières, il continua d’une
voix saccadée :
–ah ! Ce que je voulais, c’était hier qu’on aurait
dû le faire... oui, je connaissais le pays, j’ai
dit mes craintes au général ; mais, lui-même, on ne
l’écoutait pas... là-haut, au-dessus de
Saint-Menges, jusqu’à Fleigneux, toutes les
hauteurs occupées, l’armée dominant Sedan,
maîtresse du défilé de Saint-Albert... nous
attendons là, nos positions sont inexpugnables,
la route de Mézières reste ouverte...
sa parole s’embarrassait, il balbutia encore
quelques mots inintelligibles, pendant que la vision
de bataille, née de la fièvre, se brouillait peu
à peu, emportée dans le sommeil. Il dormait,
peut-être continuait-il à rêver la victoire.
–est-ce que le major répond de lui ? Demanda
Delaherche à voix basse.
Madame Delaherche fit un signe de tête
affirmatif.
–n’importe, c’est terrible, ces blessures au pied,
reprit-il. Le voilà au lit pour longtemps,
n’est-ce pas ?
Cette fois, elle resta silencieuse, comme perdue
elle-même dans la grande douleur de la défaite.
Elle était déjà
d’un autre âge, de cette vieille et rude
bourgeoisie des frontières, si ardente autrefois
à défendre ses villes. Sous la vive clarté de la
lampe, son visage sévère, au nez sec, aux
lèvres minces, disait sa colère et sa souffrance,
toute la révolte qui l’empêchait de dormir.
Alors, Delaherche se sentit isolé, envahi d’une
détresse affreuse. La faim le reprenait,
intolérable, et il crut que la faiblesse seule lui
ôtait ainsi tout courage. Sur la pointe des pieds,
il quitta la chambre, descendit de nouveau dans
la cuisine, avec le bougeoir. Mais il y trouva plus
de mélancolie encore, le fourneau éteint, le
buffet vide, les torchons jetés en désordre, comme
si le vent du désastre avait soufflé là aussi,
emportant toute la gaieté vivante de ce qui se
mange et de ce qui se boit. D’abord, il crut
qu’il ne découvrirait pas même une croûte, les
restes de pain ayant passé à l’ambulance, dans
la soupe. Puis, au fond d’une armoire, il tomba sur
des haricots de la veille, oubliés. Et il les
mangea sans beurre, sans pain, debout, n’osant
remonter pour faire un pareil repas, se hâtant au
milieu de cette cuisine morne, que la petite lampe
vacillante empoisonnait d’une odeur de pétrole.
Il n’était guère plus de dix heures, et
Delaherche resta désoeuvré, en attendant de
savoir si la capitulation allait être signée
enfin. Une inquiétude persistait en lui, la
crainte que la lutte ne fût reprise, toute une
terreur de ce qui se passerait alors, dont il ne
parlait pas, qui lui pesait sourdement sur la
poitrine. Quand il fut remonté dans son cabinet,
où Maurice et Jean n’avaient pas bougé,
vainement il essaya de s’allonger au fond d’un
fauteuil : le sommeil ne venait pas, des bruits
d’obus le redressaient en sursaut, dès qu’il était
sur le point de perdre connaissance. C’était
l’effroyable canonnade de la journée qu’il
avait gardée dans les oreilles ; et il écoutait un
instant, effaré, et il restait tremblant du grand
silence qui, maintenant, l’entourait. Ne pouvant
dormir, il préféra se
remettre debout, il erra par les pièces noires,
évitant d’entrer dans la chambre où sa mère veillait
le colonel, car le regard fixe dont elle suivait sa
marche, finissait par le gêner. à deux reprises, il
retourna voir si Henriette ne s’était point
éveillée, il s’arrêta devant le visage de sa
femme, si paisible. Jusqu’à deux heures du matin,
ne sachant que faire, il redescendit, remonta,
changea de place.
Cela ne pouvait durer. Delaherche résolut de
retourner encore à la sous-préfecture, sentant bien
que tout repos lui serait impossible, tant qu’il ne
saurait pas. Mais, en bas, devant la rue encombrée,
il fut pris d’un désespoir : jamais il n’aurait la
force d’aller et de revenir, au milieu des
obstacles dont le souvenir seul lui cassait les
membres. Et il hésitait, lorsqu’il vit arriver le
major Bouroche, soufflant, jurant.
–tonnerre de dieu ! C’est à y laisser les pattes !
Il avait dû se rendre à l’hôtel de ville, pour
supplier le maire de réquisitionner du
chloroforme et de lui en envoyer dès le jour, car sa
provision se trouvait épuisée, des opérations
étaient urgentes, et il craignait, comme il
disait, d’être obligé de charcuter les pauvres
bougres, sans les endormir.
–eh bien ? Demanda Delaherche.
–eh bien, ils ne savent seulement pas si les
pharmaciens en ont encore !
Mais le fabricant se moquait du chloroforme. Il
reprit :
–non, non... est-ce fini, là-bas ? A-t-on signé
avec les prussiens ?
Le major eut un geste violent.
–rien de fait ! Cria-t-il. Wimpffen vient de
rentrer... il paraît que ces brigands-là ont des
exigences à leur flanquer des gifles... ah !
Qu’on recommence donc, et que nous crevions tous,
ça vaudra mieux !
Delaherche l’écoutait, pâlissant.
–mais est-ce bien certain, ce que vous me
racontez ?
–je le tiens de ces bourgeois du conseil
municipal, qui sont là-bas en permanence...
un officier était venu de la sous-préfecture
leur tout dire.
Et il ajouta des détails. C’était au château de
Bellevue, près de Donchery, que l’entrevue avait
eu lieu, entre le général De Wimpffen, le
général De Moltke et Bismarck. Un terrible
homme, ce général De Moltke, sec et dur, avec
sa face glabre de chimiste mathématicien, qui
gagnait les batailles du fond de son cabinet, à
coups d’algèbre ! Tout de suite, il avait tenu à
établir qu’il connaissait la situation
désespérée de l’armée française : pas de vivres, pas
de munitions, la démoralisation et le désordre,
l’impossibilité absolue de rompre le cercle de fer
où elle était enserrée ; tandis que les armées
allemandes occupaient les positions les plus
fortes, pouvaient brûler la ville en
deux heures. Froidement, il dictait sa volonté :
l’armée française tout entière prisonnière, avec
armes et bagages. Bismarck, simplement,
l’appuyait, de son air de dogue bon enfant. Et,
dès lors, le général De Wimpffen s’était
épuisé à combattre ces conditions, les plus rudes
qu’on eût jamais imposées à une armée battue. Il
avait dit sa malechance, l’héroïsme des soldats, le
danger de pousser à bout un peuple fier ; il avait,
pendant trois heures, menacé, supplié, parlé avec
une éloquence désespérée et superbe, demandant
qu’on se contentât d’interner les vaincus
au fond de la France, en Algérie même ; et
l’unique concession avait fini par être que ceux
d’entre les officiers qui prendraient, par écrit
et sur l’honneur, l’engagement de ne plus servir,
pourraient se rendre dans leurs foyers. Enfin,
l’armistice devait être prolongé jusqu’au
lendemain matin, à dix heures. Si, à cette
heure-là, les conditions n’étaient pas acceptées,
les batteries prussiennes ouvriraient le feu
de nouveau, la ville serait brûlée.
–c’est stupide ! Cria Delaherche, on ne brûle pas
une ville qui n’a rien fait pour ça !
Le major acheva de le mettre hors de lui, en
ajoutant que des officiers qu’il venait de voir,
à l’hôtel de l’Europe, parlaient d’une sortie en
masse, avant le jour. Depuis que les exigences
allemandes étaient connues, une surexcitation
extrême se déclarait, on risquait les projets les
plus extravagants. L’idée même qu’il ne serait pas
loyal de profiter des ténèbres pour rompre la
trêve, sans avertissement aucun, n’arrêtait
personne ; et c’étaient des plans fous, la marche
reprise sur Carignan, au travers des bavarois,
grâce à la nuit noire, le plateau d’Illy
reconquis, par une surprise, la route de
Mézières débloquée, ou encore un élan
irrésistible, pour se jeter d’un saut en
Belgique. D’autres, à la vérité, ne disaient rien,
sentaient la fatalité du désastre, auraient tout
accepté, tout signé, pour en finir, dans un cri
heureux de soulagement.
–bonsoir ! Conclut Bouroche. Je vais tâcher de
dormir deux heures, j’en ai grand besoin.
Resté seul, Delaherche suffoqua. Eh quoi ?
C’était vrai, on allait recommencer à se battre,
incendier et raser Sedan ! Cela devenait
inévitable, l’effrayante chose aurait
certainement lieu, dès que le soleil serait assez
haut sur les collines, pour éclairer l’horreur du
massacre. Et, machinalement, il escalada une fois
encore l’escalier raide des greniers, il se
retrouva parmi les cheminées, au bord de
l’étroite terrasse qui dominait la ville. Mais, à
cette heure, il était là-haut en pleines
ténèbres, dans une mer infinie et roulante de
grandes vagues sombres, où d’abord il ne
distingua absolument rien. Puis, ce furent les
bâtiments de la fabrique, au-dessous de lui, qui se
dégagèrent les premiers, en masses confuses qu’il
reconnaissait : la chambre de la machine, les salles
des métiers, les séchoirs, les magasins ; et
cette vue, ce pâté énorme de constructions, qui
était son orgueil et sa richesse, le bouleversa
de pitié sur lui-même, quand il eut songé que, dans
quelques heures, il n’en resterait que des
cendres. Ses regards remontèrent vers l’horizon,
firent le tour de cette immensité noire, où
dormait la menace du lendemain. Au midi, du côté de
Bazeilles, des flammèches s’envolaient,
au-dessus des maisons qui tombaient en braise ;
tandis que, vers le nord, la ferme du bois de la
Garenne, incendiée le soir, brûlait toujours,
ensanglantant les arbres d’une grande clarté
rouge. Pas d’autres feux, rien que ces deux
flamboiements, un insondable abîme, traversé
de la seule épouvante des rumeurs éparses. Là-bas,
peut-être très loin, peut-être sur les remparts,
quelqu’un pleurait. Vainement, il tâchait de
percer le voile, de voir le Liry, la Marfée,
les batteries de Frénois et de Wadelincourt,
cette ceinture de bêtes de bronze qu’il sentait
là, le cou tendu, la gueule béante. Et, comme il
ramenait les regards sur la ville, autour de lui, il
en entendit le souffle d’angoisse. Ce n’était pas
seulement le mauvais sommeil des soldats tombés
par les rues, le sourd craquement de cet amas
d’hommes, de bêtes et de canons. Ce qu’il croyait
saisir, c’était l’insomnie anxieuse des bourgeois,
ses voisins, qui eux non plus ne pouvaient
dormir, secoués de fièvre, dans l’attente du jour.
Tous devaient savoir que la capitulation n’était pas
signée, et tous comptaient les heures,
grelottaient à l’idée que, si elle ne se signait
pas, ils n’auraient qu’à descendre dans
leurs caves, pour y mourir, écrasés, murés sous les
décombres. Il lui sembla qu’une voix éperdue
montait de la rue des voyards, criant à l’assassin,
au milieu d’un brusque cliquetis d’armes. Il se
pencha, il resta dans l’épaisse nuit, perdu en
plein ciel de brume, sans une étoile, enveloppé
d’un tel frisson, que tout le poil de sa
chair se hérissait.
En bas, sur le canapé, Maurice s’éveilla, au
petit jour. Courbaturé, il ne bougea pas, les yeux
sur les vitres, peu
à peu blanchies d’une aube livide. Les abominables
souvenirs lui revenaient, la bataille perdue, la
fuite, le désastre, dans la lucidité aiguë du
réveil. Il revit tout, jusqu’au moindre détail, il
souffrit affreusement de la défaite, dont le
retentissement descendait aux racines de
son être, comme s’il s’en était senti le coupable.
Et il raisonnait le mal, s’analysant, retrouvant
aiguisée la faculté de se dévorer lui-même.
N’était-il pas le premier venu, un des passants de
l’époque, certes d’une instruction brillante, mais
d’une ignorance crasse en tout ce qu’il
aurait fallu savoir, vaniteux avec cela au point
d’en être aveugle, perverti par l’impatience de
jouir et par la prospérité menteuse du règne ? Puis,
c’était une autre évocation : son grand-père, né
en 1780, un des héros de la grande armée, un des
vainqueurs d’Austerlitz, de Wagram et de
Friedland ; son père, né en 1811, tombé à la
bureaucratie, petit employé médiocre, percepteur au
Chêne-Populeux, où il s’était usé ; lui, né en
1841, élevé en monsieur, reçu avocat, capable des
pires sottises et des plus grands enthousiasmes,
vaincu à Sedan, dans une catastrophe qu’il
devinait immense, finissant un monde ;
et cette dégénérescence de la race, qui expliquait
comment la France victorieuse avec les grands-pères
avait pu être battue dans les petits-fils, lui
écrasait le coeur, telle qu’une maladie de
famille, lentement aggravée, aboutissant à la
destruction fatale, quand l’heure avait sonné.
Dans la victoire, il se serait senti si brave et
triomphant ! Dans la défaite, d’une faiblesse
nerveuse de femme, il cédait à un de ces
désespoirs immenses, où le monde entier sombrait.
Il n’y avait plus rien, la France était
morte. Des sanglots l’étouffèrent, il pleura, il
joignit les mains, retrouvant les bégaiements de
prière de son enfance :
–mon dieu ! Prenez-moi donc... mon dieu ! Prenez
donc tous ces misérables qui souffrent...
par terre, roulé dans la couverture, Jean
s’agita. étonné, il finit par s’asseoir sur son
séant.
–quoi donc, mon petit ? ... tu es malade ?
Puis, comprenant que c’étaient encore des idées à
coucher dehors, selon son expression, il se fit
paternel.
–voyons, qu’est-ce que tu as ? Faut pas se faire
pour rien un chagrin pareil !
–ah ! S’écria Maurice, c’est bien fichu, va !
Nous pouvons nous apprêter à être prussiens.
Et, comme le camarade, avec sa tête dure
d’illettré, s’étonnait, il tâcha de lui faire
comprendre l’épuisement de la race, la disparition
sous le flot nécessaire d’un sang nouveau.
Mais le paysan, d’une branle têtu de la tête,
refusait l’explication.
–comment ! Mon champ ne serait plus à moi ? Je
laisserais les prussiens me le prendre, quand je ne
suis pas tout à fait mort et que j’ai encore mes
deux bras ? ...
allons donc !
Puis, à son tour, il dit son idée, péniblement,
au petit bonheur des mots. On avait reçu une
sacrée roulée, ça c’était certain ! Mais on
n’était pas tous morts peut-être, il en restait,
et ceux-là suffiraient bien à rebâtir la
maison, s’ils étaient de bons bougres, travaillant
dur, ne buvant pas ce qu’ils gagnaient. Dans une
famille, lorsqu’on prend de la peine et qu’on met
de côté, on parvient toujours à se tirer
d’affaire, au milieu des pires malechances.
Même il n’est pas mauvais, parfois, de recevoir une
bonne gifle : ça fait réfléchir. Et, mon dieu ! Si
c’était vrai qu’on avait quelque part de la
pourriture, des membres gâtés, eh bien ! ça
valait mieux de les voir par terre, abattus
d’un coup de hache, que d’en crever comme d’un
choléra.
–fichu, ah ! Non, non ! Répéta-t-il à plusieurs
reprises. Moi, je ne suis pas fichu, je ne sens
pas ça !
Et, tout éclopé qu’il était, les cheveux collés
encore par le sang de son éraflure, il se
redressa, dans un besoin
vivace de vivre, de reprendre l’outil ou la
charrue, pour rebâtir la maison, selon sa parole.
Il était du vieux sol obstiné et sage, du pays
de la raison, du travail et de l’épargne.
–tout de même, reprit-il, ça me fait de la
peine pour l’empereur... les affaires avaient
l’air de marcher, le blé se vendait bien... mais
sûrement qu’il a été trop bête, on ne se fourre
pas dans des histoires pareilles !
Maurice, qui demeurait anéanti, eut un nouveau
geste de désolation.
–ah ! L’empereur, je l’aimais au fond, malgré mes
idées de liberté et de république... oui, j’avais
ça dans le sang, à cause de mon grand-père sans
doute... et, voilà que c’est également pourri de ce
côté-là, où allons-nous tomber ?
Ses yeux s’égaraient, il eut une plainte si
douloureuse, que Jean, pris d’inquiétude, se
décidait à se mettre debout, lorsqu’il vit entrer
Henriette. Elle venait de se réveiller,
en entendant le bruit des voix, de la chambre
voisine. Un jour blême, maintenant, éclairait
la pièce.
–vous arrivez à propos pour le gronder, dit-il,
affectant de rire. Il n’est guère sage.
Mais la vue de sa soeur, si pâle, si affligée,
avait déterminé chez Maurice une crise salutaire
d’attendrissement. Il ouvrit les bras, l’appela
sur sa poitrine ; et, lorsqu’elle se fut jetée à
son cou, une grande douceur le pénétra.
Elle pleurait elle-même, leurs larmes se mêlèrent.
–ah ! Ma pauvre, pauvre chérie, que je m’en veux
de n’avoir pas plus de courage pour te
consoler ! ... ce bon Weiss, ton mari qui
t’aimait tant ! Que vas-tu devenir ? Toujours, tu
as été la victime, sans que jamais tu te sois
plainte... moi-même, t’en ai-je causé déjà du
chagrin, et qui sait si je ne t’en causerai pas
encore !
Elle le faisait taire, lui mettait la main sur la
bouche, lorsque Delaherche entra, bouleversé, hors
de lui. Il
avait fini par descendre de la terrasse, repris
d’une fringale, d’une de ces faims nerveuses, que la
fatigue exaspère ; et, comme il était retourné
dans la cuisine pour boire quelque chose de chaud,
il venait de trouver là, avec la cuisinière, un
parent à elle, un menuisier de Bazeilles,
à qui elle servait justement du vin chaud. Alors,
cet homme, un des derniers habitants restés
là-bas, au milieu des incendies, lui avait conté
que sa teinturerie était absolument détruite, un
tas de décombres.
–hein ? Les brigands, croyez-vous ! Bégaya-t-il en
s’adressant à Jean et à Maurice. Tout est bien
perdu, ils vont incendier Sedan ce matin, comme
ils ont incendié Bazeilles hier... je suis ruiné,
je suis ruiné !
La meurtrissure qu’Henriette avait au front, le
frappa, et il se souvint qu’il n’avait pu encore
causer avec elle.
–c’est vrai, vous y êtes allée, vous avez
attrapé ça...
ah ! Ce pauvre Weiss !
Et, brusquement, comprenant, aux yeux rouges de la
jeune femme, qu’elle savait la mort de son mari,
il lâcha un affreux détail, conté à l’instant par
le menuisier.
–ce pauvre Weiss ! Il paraît qu’ils l’ont
brûlé... oui, ils ont ramassé les corps des
habitants passés par les armes, ils les ont jetés
dans le brasier d’une maison qui flambait,
arrosée de pétrole.
Saisie d’horreur, Henriette l’écoutait. Mon dieu !
Pas même la consolation d’aller reprendre et
d’ensevelir son cher mort, dont le vent
disperserait les cendres ! Maurice, de nouveau,
l’avait serrée entre ses bras, et il l’appelait
sa pauvre Cendrillon, d’une voix de caresse, il la
suppliait de ne pas se faire tant de chagrin, elle
si brave.
Au bout d’un silence, Delaherche, qui regardait à
la fenêtre le jour grandir, se retourna vivement,
pour dire aux deux soldats :
–à propos, j’oubliais... j’étais monté vous
prévenir qu’il y a, en bas, dans la remise où
l’on a déposé le
trésor, un officier qui est en train de distribuer
l’argent aux hommes, pour que les prussiens ne
l’aient pas... vous devriez descendre, ça peut être
utile, de l’argent, si nous ne sommes pas tous
morts ce soir.
L’avis était bon, Maurice et Jean descendirent,
après qu’Henriette eut consenti à prendre la
place de son frère sur le canapé. Quant à
Delaherche, il traversa la chambre voisine,
où il retrouva Gilberte avec son calme visage,
dormant toujours son sommeil d’enfant, sans que le
bruit des paroles ni les sanglots l’eussent même
fait changer de position. Et de là, il allongea
la tête dans la pièce où sa mère veillait
M De Vineuil ; mais celle-ci s’était
assoupie au fond de son fauteuil, tandis que le
colonel, les paupières closes, n’avait pas bougé,
anéanti de fièvre.
Il ouvrit les yeux tout grands, il demanda :
–eh bien, c’est fini, n’est-ce pas ?
Contrarié par la question, qui le retenait au
moment où il espérait s’échapper, Delaherche eut
un geste de colère, en étouffant sa voix.
–ah ! Oui, fini ! Jusqu’à ce que ça
recommence ! ... rien n’est signé.
D’une voix très basse, le colonel continuait, dans
un commencement de délire :
–mon dieu ! Que je meure avant la fin ! ... je
n’entends pas le canon. Pourquoi ne tire-t-on
plus ? ... là-haut, à Saint-Menges, à
Fleigneux, nous commandons toutes les
routes, nous jetterons les prussiens à la Meuse,
s’ils veulent tourner Sedan pour nous attaquer.
La ville est à nos pieds, ainsi qu’un obstacle,
qui renforce encore nos positions... en marche !
Le 7e corps prendra la tête, le 12e protégera
la retraite...
et ses mains sur le drap s’agitaient, allaient
comme au trot du cheval qui le portait, dans son
rêve. Peu à peu, elles se ralentirent, à mesure
que ses paroles devenaient
lourdes et qu’il se rendormait. Elles
s’arrêtèrent, il restait sans un souffle, assommé.
–reposez-vous, avait chuchoté Delaherche,
je reviendrai, quand j’aurai des nouvelles.
Puis, après s’être assuré qu’il n’avait pas
réveillé sa mère, il s’esquiva, il disparut.
Dans la remise, en bas, Jean et Maurice venaient
en effet de trouver, assis sur une chaise de la
cuisine, protégé par une seule petite table de bois
blanc, un officier payeur qui, sans plume, sans
reçu, sans paperasse d’aucune sorte, distribuait
des fortunes. Il puisait simplement au fond
des sacoches débordantes de pièces d’or ; et, ne
prenant pas même la peine de compter, à poignées
rapides, il emplissait les képis de tous les
sergents du 7e corps, qui défilaient devant lui.
Ensuite, il était convenu que les sergents
partageraient les sommes entre les soldats
de leur demi-section. Chacun d’eux recevait ça
d’un air gauche, ainsi qu’une ration de café
ou de viande, puis s’en allait, embarrassé, vidant
le képi dans leurs poches, pour ne pas se
retrouver par les rues, avec tout cet or au
grand jour. Et pas une parole n’était dite, on
n’entendait que le ruissellement cristallin des
pièces, au milieu de la stupeur de ces pauvres
diables, à se voir accabler de cette richesse,
quand il n’y avait plus, dans la ville, un pain
ni un litre de vin à acheter.
Lorsque Jean et Maurice s’avancèrent,
l’officier d’abord retira la poignée de louis
qu’il tenait.
–vous n’êtes sergent ni l’un ni l’autre... il
n’y a que les sergents qui aient le droit de
toucher...
puis, lassé déjà, ayant hâte d’en finir :
–ah ! Tenez, vous, le caporal, prenez tout de
même... dépêchons-nous, à un autre !
Et il avait laissé tomber les pièces d’or dans le
képi que Jean lui tendait. Celui-ci, remué
par le chiffre de la somme, près de six cents
francs, voulut tout de suite que
Maurice en prît la moitié. On ne savait pas,
ils pouvaient être brusquement séparés l’un
de l’autre.
Ce fut dans le jardin qu’ils firent le partage,
devant l’ambulance ; et ils y entrèrent ensuite,
en reconnaissant sur la paille, presque à la
porte, le tambour de leur compagnie, Bastian, un
gros garçon gai, qui avait eu la malechance
d’attraper une balle perdue dans l’aine, vers cinq
heures, lorsque la bataille était finie. Il
agonisait depuis la veille.
Sous le petit jour blanc du matin, à ce moment du
réveil, la vue de l’ambulance les glaça. Trois
blessés encore étaient morts pendant la nuit,
sans qu’on s’en aperçût ; et les infirmiers
se hâtaient de faire de la place aux
autres, en emportant les cadavres. Les opérés
de la veille, dans leur somnolence, rouvraient
de grands yeux, regardaient avec hébétement
ce vaste dortoir de souffrance, où, sur de la
litière, gisait tout un troupeau à demi
égorgé. On avait eu beau donner un coup de balai,
le soir, faire un bout de ménage, après la cuisine
sanglante des opérations : le sol mal essuyé
gardait des traînées de sang, une grosse éponge
tachée de rouge, pareille à une cervelle,
nageait dans un seau ; une main oubliée, avec
ses doigts cassés, traînait à la porte, sous le
hangar. C’étaient les miettes de la boucherie,
l’affreux déchet d’un lendemain de massacre,
dans le morne lever de l’aube. Et l’agitation,
ce besoin de vie turbulent des premières
heures, avait fait place à une sorte
d’écrasement, sous la fièvre lourde. à peine,
troublant le moite silence, une plainte
s’élevait-elle, bégayée, assourdie de sommeil. Les
yeux vitreux s’effaraient de revoir le jour,
les bouches empâtées soufflaient une haleine
mauvaise, toute la salle tombait à cette suite de
journées sans fin, livides, nauséabondes, coupées
d’agonie, qu’allaient vivre les misérables
éclopés qui s’en tireraient peut-être, au bout de
deux ou trois mois, avec un membre de moins.
Bouroche, dont la tournée commençait, après
quelques heures de repos, s’arrêta devant le
tambour Bastian, puis passa, avec un
imperceptible haussement d’épaules. Rien
à faire. Pourtant, le tambour avait ouvert
les yeux ; et, comme ressuscité, il suivait
d’un regard vif un sergent qui avait eu la bonne
idée d’entrer, son képi plein d’or à la main,
pour voir s’il n’y aurait pas quelques-uns de ses
hommes, parmi ces pauvres diables. Justement, il en
trouva deux, leur donna à chacun vingt francs.
D’autres sergents arrivèrent, l’or se mit à
pleuvoir sur la paille. Et Bastian, qui était
parvenu à se redresser, tendit ses deux mains
que l’agonie secouait.
–à moi ! à moi !
Le sergent voulut passer outre, comme avait passé
Bouroche. à quoi bon ? Puis, cédant à une
impulsion de brave homme, il jeta des pièces
sans compter, dans les deux mains déjà froides.
–à moi ! à moi !
Bastian était retombé en arrière. Il tâcha
de rattraper l’or qui s’échappait, tâtonna
longuement, les doigts raidis.
Et il mourut.
–bonsoir, monsieur a soufflé sa chandelle ! Dit
un voisin, un petit zouave sec et noir. C’est
vexant, quand on a de quoi se payer du sirop !
Lui, avait le pied gauche serré dans un
appareil. Pourtant, il réussit à se soulever,
à se traîner sur les coudes et sur les genoux ;
et, arrivé près du mort, il ramassa tout,
fouilla les mains, fouilla les plis de la capote.
Lorsqu’il fut revenu à sa place, remarquant qu’on
le regardait, il se contenta de dire :
–pas besoin, n’est-ce pas ? Que ça se perde.
Maurice, le coeur étouffé dans cet air de
détresse humaine, s’était hâté d’entraîner Jean.
Comme ils retraversaient le hangar aux opérations,
ils virent Bouroche, exaspéré de n’avoir pu se
procurer du chloroforme, qui se
décidait à couper tout de même la jambe d’un
pauvre petit bonhomme de vingt ans. Et ils
s’enfuirent, pour ne pas entendre.
à cette minute, Delaherche revenait de la rue.
Il les appela du geste, leur cria :
–montez, montez vite ! ... nous allons déjeuner, la
cuisinière a réussi à se procurer du lait.
Vraiment, ce n’est pas dommage, on a grand besoin
de prendre quelque chose de chaud !
Et, malgré son effort, il ne pouvait renfoncer
toute la joie dont il exultait. Il baissa la voix,
il ajouta, rayonnant :
–ça y est, cette fois ! Le général De
Wimpffen est reparti, pour signer la capitulation.
Ah ! Quel soulagement immense, sa fabrique
sauvée, l’atroce cauchemar dissipé, la vie qui
allait reprendre, douloureuse, mais la vie, la vie
enfin ! Neuf heures sonnaient, c’était la petite
Rose, accourue dans le quartier, chez une tante
boulangère, pour avoir du pain, au travers
des rues un peu désencombrées, qui venait de lui
conter les événements de la matinée, à la
sous-préfecture. Dès huit heures, le général De
Wimpffen avait réuni un nouveau conseil de guerre,
plus de trente généraux, auxquels il avait dit les
résultats de sa démarche, ses efforts inutiles,
les dures exigences de l’ennemi victorieux. Ses
mains tremblaient, une émotion violente lui
emplissait les yeux de larmes. Et il parlait
encore, lorsqu’un colonel de l’état-major
prussien s’était présenté en parlementaire, au
nom du général De Moltke, pour rappeler que si,
à dix heures, une résolution n’était pas prise,
le feu serait rouvert sur la ville de Sedan. Le
conseil, alors, devant l’effroyable nécessité,
n’avait pu qu’autoriser le général à se rendre de
nouveau au château de Bellevue, pour accepter
tout. Déjà, le général devait y être, l’armée
française entière était prisonnière, avec armes
et bagages.
Ensuite, Rose s’était répandue en détails sur
l’agitation extraordinaire que la nouvelle
soulevait dans la ville. à la sous-préfecture,
elle avait vu des officiers qui arrachaient
leurs épaulettes, en fondant en pleurs comme
des enfants. Sur le pont, des cuirassiers jetaient
leurs sabres à la Meuse ; et tout un régiment
avait défilé, chaque homme lançait le sien,
regardait l’eau jaillir, puis se refermer.
Dans les rues, les soldats saisissaient leur fusil
par le canon, en brisaient la crosse contre les
murs ; tandis que des artilleurs, qui avaient
enlevé le mécanisme des mitrailleuses, s’en
débarrassaient au fond des égouts. Il y en
avait qui enterraient, qui brûlaient des drapeaux.
Place Turenne, un vieux sergent, monté sur une
borne, insultait les chefs, les traitait de lâches,
comme pris d’une folie subite. D’autres semblaient
hébétés, avec de grosses larmes silencieuses. Et,
il fallait bien l’avouer, d’autres, le plus grand
nombre, avaient des yeux qui riaient d’aise,
un allégement ravi de toute leur personne. Enfin,
c’était donc le bout de leur misère, ils étaient
prisonniers, ils ne se battraient plus ! Depuis
tant de jours, ils souffraient de trop marcher,
de ne pas manger ! D’ailleurs, à quoi bon se battre,
puisqu’on n’était pas les plus forts ?
Tant mieux si les chefs les avaient vendus, pour en
finir tout de suite ! Cela était si délicieux,
de se dire qu’on allait ravoir du pain blanc et se
coucher dans des lits !
En haut, comme Delaherche rentrait dans la salle à
manger, avec Maurice et Jean, sa mère l’appela.
–viens donc, le colonel m’inquiète.
M De Vineuil, les yeux ouverts, avait repris
tout haut le rêve haletant de sa fièvre.
–qu’importe ! Si les prussiens nous coupent de
Mézières... les voici qui finissent par tourner
le bois de la Falizette, tandis que d’autres
montent le long du ruisseau de la Givonne...
la frontière est derrière nous, et nous
la franchirons d’un saut, lorsque nous en aurons
tué le plus possible... hier, c’était ce que je
voulais...
mais ses regards ardents venaient de rencontrer
Delaherche. Il le reconnut, il sembla se dégriser,
sortir de l’hallucination de sa somnolence ; et,
retombé à la réalité terrible, il demanda pour la
troisième fois :
–n’est-ce pas ? C’est fini !
Du coup, le fabricant de drap ne put réprimer
l’explosion de son contentement.
–ah ! Oui, dieu merci ! Fini tout à fait... la
capitulation doit être signée à cette heure.
Violemment, le colonel s’était mis debout, malgré
son pied bandé ; et il prit son épée, restée sur une
chaise, il voulut la rompre d’un effort. Mais ses
mains tremblaient trop, l’acier glissa.
–prenez garde ! Il va se couper ! Criait
Delaherche.
C’est dangereux, ôte-lui donc ça des mains !
Et ce fut Madame Delaherche qui s’empara de
l’épée. Puis, devant le désespoir de M De
Vineuil, au lieu de la cacher, comme son fils lui
disait de le faire, elle la brisa d’un coup sec,
sur son genou, avec une force extraordinaire,
dont elle-même n’aurait pas cru capables ses
pauvres mains. Le colonel s’était recouché, et il
pleura, en regardant sa vieille amie d’un air
d’infinie douceur.
Dans la salle à manger, cependant, la cuisinière
venait de servir des bols de café au lait pour
tout le monde. Henriette et Gilberte s’étaient
réveillées, cette dernière reposée par un bon
sommeil, le visage clair, les yeux gais ;
et elle embrassait tendrement son amie, qu’elle
plaignait, disait-elle, du plus profond de son
âme. Maurice se plaça près de sa soeur, tandis
que Jean, un peu gauche, ayant dû accepter lui
aussi, se trouva en face de Delaherche. Jamais
Madame Delaherche ne consentit à venir
s’attabler, on lui porta un bol, qu’elle se
contenta de boire. Mais, à côté, le déjeuner des
cinq, d’abord silencieux,
s’anima bientôt. On était délabré, on avait très
faim, comment ne pas se réjouir de se retrouver là,
intacts, bien portants, lorsque des milliers de
pauvres diables couvraient encore les campagnes
environnantes ? Dans la grande salle à manger
fraîche, la nappe toute blanche était une joie pour
les yeux, et le café au lait, très chaud,
semblait exquis.
On causa. Delaherche, qui avait déjà repris son
aplomb de riche industriel, d’une bonhomie de
patron aimant la popularité, sévère seulement à
l’insuccès, en revint sur Napoléon Iii, dont la
figure hantait, depuis l’avant-veille, sa
curiosité de badaud. Et il s’adressait à Jean,
n’ayant là que ce garçon simple.
–ah ! Monsieur, oui ! Je puis le dire,
l’empereur m’a bien trompé... car, enfin, ses
thuriféraires ont beau plaider les circonstances
atténuantes, il est évidemment la cause première,
l’unique cause de nos désastres.
Déjà, il oubliait que, bonapartiste ardent, il
avait, quelques mois plus tôt, travaillé au
triomphe du plébiscite. Et il n’en était même plus
à plaindre celui qui allait devenir l’homme de
Sedan, il le chargeait de toutes les iniquités.
–un incapable, comme on est forcé d’en convenir à
cette heure ; mais cela ne serait rien encore...
un esprit chimérique, un cerveau mal fait, à qui
les choses ont semblé réussir, tant que la chance
a été pour lui... non, voyez-vous, il ne faut pas
qu’on essaye de nous apitoyer sur son sort, en
nous disant qu’on l’a trompé, que l’opposition
lui a refusé les hommes et les crédits
nécessaires. C’est lui qui nous a trompés, dont les
vices et les fautes nous ont jetés dans l’affreux
gâchis où nous sommes.
Maurice, qui ne voulait pas parler, ne put
réprimer un sourire ; tandis que Jean, gêné par
cette conversation sur la politique, craignant de
dire des sottises, se contenta de répondre :
–on raconte tout de même que c’est un brave
homme.
Mais ces quelques mots, dits modestement, firent
bondir Delaherche. Toute la peur qu’il avait eue,
toutes ses angoisses éclatèrent, en un cri de
passion exaspérée, tournée à la haine.
–un brave homme, en vérité, c’est bientôt dit ! ...
savez-vous, monsieur, que ma fabrique a reçu
trois obus, et que ce n’est pas la faute à
l’empereur, si elle n’a pas été brûlée ! ...
savez-vous que, moi qui vous parle, j’y
vais perdre une centaine de mille francs, à toute
cette histoire imbécile ! ... ah ! Non, non ! La
France envahie, incendiée, exterminée,
l’industrie forcée au chômage, le commerce
détruit, c’est trop ! Un brave homme comme
ça, nous en avons assez, que Dieu nous en
préserve ! ... il est dans la boue et dans le sang,
qu’il y reste !
Du poing, il fit le geste énergique d’enfoncer, de
maintenir sous l’eau quelque misérable qui se
débattait. Puis, il acheva son café, d’une lèvre
gourmande. Gilberte avait eu un léger rire
involontaire, devant la distraction douloureuse
d’Henriette, qu’elle servait comme une enfant.
Quand les bols furent vides, on s’attarda, dans la
paix heureuse de la grande salle à manger fraîche.
Et, à cette heure même, Napoléon Iii était dans la
pauvre maison du tisserand, sur la route de
Donchery. Dès cinq heures du matin, il avait
voulu quitter la sous-préfecture, mal à l’aise
de sentir Sedan autour de lui, comme un
remords et une menace, toujours tourmenté du reste
par le besoin d’apaiser un peu son coeur
sensible, en obtenant pour sa malheureuse armée
des conditions meilleures. Il désirait voir le
roi de Prusse. Il était monté dans une
calèche de louage, il avait suivi la grande route
large, bordée de hauts peupliers, cette première
étape de l’exil, faite sous le petit froid de
l’aube, avec la sensation de toute la grandeur
déchue qu’il laissait, dans sa fuite ; et c’était,
sur
cette route, qu’il venait de rencontrer
Bismarck, accouru à la hâte, en vieille casquette,
en grosses bottes graissées, uniquement désireux
de l’amuser, de l’empêcher de voir le roi, tant
que la capitulation ne serait pas signée.
Le roi était encore à Vendresse, à quatorze
kilomètres. Où aller ? Sous quel toit attendre ?
Là-bas, perdu dans une nuée d’orage, le palais des
tuileries avait disparu. Sedan semblait s’être
reculé déjà à des lieues, comme barré par
un fleuve de sang. Il n’y avait plus de châteaux
impériaux, en France, plus de demeures officielles,
plus même de coin chez le moindre des
fonctionnaires, où il osât s’asseoir. Et c’était
dans la maison du tisserand qu’il voulut
échouer, la misérable maison aperçue au bord du
chemin, avec son étroit potager enclos d’une haie,
sa façade d’un étage, aux petites fenêtres mornes.
En haut, la chambre, simplement blanchie à la
chaux, était carrelée, n’avait d’autres meubles
qu’une table de bois blanc et deux chaises de
paille. Il y patienta pendant des heures, d’abord
en compagnie de Bismarck qui souriait à
l’entendre parler de générosité, seul ensuite,
traînant sa misère, collant sa face terreuse aux
vitres, regardant encore ce sol de France,
cette Meuse qui coulait si belle, au travers des
vastes champs fertiles.
Puis, le lendemain, les jours suivants, ce furent
les autres étapes abominables : le château de
Bellevue, ce riant castel bourgeois, dominant le
fleuve, où il coucha, où il pleura, à la suite de
son entrevue avec le roi Guillaume ; le cruel
départ, Sedan évité par crainte de la colère des
vaincus et des affamés, le pont de bateaux que les
prussiens avaient jeté à Iges, le long détour au
nord de la ville, les chemins de traverse, les
routes écartées de Floing, de Fleigneux, d’Illy,
toute cette lamentable fuite en calèche découverte ;
et là, sur ce tragique plateau d’Illy, encombré
de cadavres, la légendaire rencontre, le
misérable empereur, qui, ne pouvant plus même
supporter
le trot du cheval, s’était affaissé sous la
violence de quelque crise, fumant peut-être
machinalement son éternelle cigarette, tandis qu’un
troupeau de prisonniers, hâves, couverts de sang
et de poussière, ramenés de Fleigneux à Sedan,
se rangeaient au bord du chemin pour laisser
passer la voiture, les premiers silencieux, les
autres grondant, les autres peu à peu exaspérés,
éclatant en huées, les poings tendus, dans un
geste d’insulte et de malédiction. Ensuite, il y
eut encore la traversée interminable du champ de
bataille, il y eut une lieue de chemins défoncés,
parmi les débris, parmi les débris, parmi les
morts, aux yeux grands ouverts et menaçants, il y
eut la campagne nue, les vastes bois muets, la
frontière en haut d’une montée, puis la fin de tout
qui dévalait au delà, avec la route bordée de
sapins, au fond de la vallée étroite.
Et quelle première nuit d’exil, à Bouillon, dans
une auberge, l’hôtel de la poste, entouré d’une
telle foule de français réfugiés et de simples
curieux, que l’empereur avait cru devoir se
montrer, au milieu de murmures et de coups de
sifflet ! La chambre, dont les trois fenêtres
donnaient sur la place et sur la Semoy, était la
banale chambre aux chaises recouvertes de damas
rouge, à l’armoire à glace d’acajou, à la cheminée
garnie d’une pendule de zinc, que flanquaient des
coquillages et des vases de fleurs artificielles
sous globe. à droite et à gauche de la porte,
il y avait deux petits lits jumeaux. Dans l’un,
coucha un aide de camp, que la fatigue fit dormir
dès neuf heures, à poings fermés. Dans l’autre,
l’empereur dut se retourner longuement, sans
trouver le sommeil ; et, s’il se releva, pour
promener son mal, il n’eut que la distraction
de regarder contre le mur, aux deux côtés de
la cheminée, des gravures qui se trouvaient là,
l’une représentant Rouget De L’Isle chantant la
'' marseillaise, ''
l’autre, le jugement dernier, un
appel furieux des trompettes des archanges qui
faisaient sortir de la terre tous
les morts, la résurrection du charnier des
batailles montant témoigner devant Dieu.
à Sedan, le train de la maison impériale, les
bagages encombrants et maudits étaient restés en
détresse, derrière les lilas du sous-préfet. On ne
savait plus comment les faire disparaître, les
ôter des yeux du pauvre monde qui crevait de
misère, tellement l’insolence aggressive qu’ils
avaient prise, l’ironie affreuse qu’ils devaient à
la défaite, devenaient intolérables. Il fallut
attendre une nuit très noire. Les chevaux, les
voitures, les fourgons, avec leurs casseroles
d’argent, leurs tournebroches, leurs paniers de
vins fins, sortirent en grand mystère de Sedan,
s’en allèrent eux aussi en Belgique, par les
routes sombres, à petit bruit, dans un frisson
inquiet de vol.
 
==Partie 3==
 
===Chapitre I===
<center>'''Chapitre I'''</center>
 
 
pendant l’interminable journée de la bataille,
Silvine, du coteau de Remilly, où était bâtie
la petite ferme du père Fouchard, n’avait cessé
de regarder vers Sedan, dans le tonnerre et la
fumée des canons, toute frissonnante à la
pensée d’Honoré. Et, le lendemain, son inquiétude
augmenta encore, accrue par l’impossibilité de se
procurer des nouvelles exactes, au milieu des
prussiens qui gardaient les routes, refusant de
répondre, ne sachant du reste rien eux-mêmes.
Le clair soleil de la veille avait disparu,
des averses étaient tombées, qui attristaient la
vallée d’un jour livide.
Vers le soir, le père Fouchard, tourmenté
également dans son mutisme voulu, ne pensant guère
à son fils, mais anxieux de savoir comment le
malheur des autres allait tourner pour lui, était
sur le pas de sa porte à voir venir les
événements, lorsqu’il remarqua un grand gaillard en
blouse, qui, depuis un instant, rôdait le long de
la route, l’air embarrassé de sa personne. Sa
surprise fut si forte, en le reconnaissant, qu’il
l’appela tout haut, malgré trois prussiens qui
passaient.
–comment ! C’est toi, Prosper ?
D’un geste énergique, le chasseur d’Afrique lui
ferma la bouche. Puis, s’approchant, à demi-voix :
–oui, c’est moi. J’en ai assez de me battre pour
rien, et j’ai filé... dites donc, père Fouchard,
vous n’avez pas besoin d’un garçon de ferme ?
Le vieux, du coup, avait retrouvé toute sa
prudence. Justement, il cherchait quelqu’un. Mais
c’était inutile à dire.
–un garçon, ma foi, non ! Pas dans ce moment...
entre tout de même boire un verre. Je ne vais pas,
bien sûr, te laisser en peine sur la route.
Dans la salle, Silvine mettait la soupe au feu,
tandis que le petit Charlot se pendait à ses
jupes, jouant et riant. D’abord, elle ne reconnut
pas Prosper, qui pourtant avait déjà servi avec
elle, autrefois ; et ce ne fut qu’en apportant
deux verres et une bouteille de vin, qu’elle
le dévisagea. Elle eut un cri, elle ne pensa qu’à
Honoré.
–ah ! Vous en venez, n’est-ce pas ? ... est-ce
qu’Honoré va bien ?
Prosper allait répondre, ensuite il hésita.
Depuis deux jours, il vivait dans un rêve,
parmi une violente succession de choses vagues,
qui ne lui laissaient aucun souvenir précis. Sans
doute, il croyait bien avoir vu Honoré
mort, renversé sur un canon ; mais il ne l’aurait
plus affirmé ; et à quoi bon désoler le monde,
quand on n’est pas certain ?
–Honoré, murmura-t-il, je ne sais pas...,
je ne puis pas dire...
elle le regardait fixement, elle insista.
–alors, vous ne l’avez pas vu ?
D’un geste lent, il agita les mains, avec un
hochement de tête.
–si vous croyez qu’on peut savoir ! Il y a eu
tant de choses, tant de choses ! De toute cette
sacrée bataille, tenez ! Je ne serais pas fichu
d’en conter long comme ça... non ! Pas même les
endroits par où j’ai passé... on est comme des
idiots, ma parole !
Et, après avoir avalé un verre de vin, il resta
morne, les yeux perdus, là-bas, dans les
ténèbres de sa mémoire.
–tout ce que je me rappelle, c’est que la nuit
déjà tombait, au moment où j’ai repris
connaissance... lorsque j’avais culbuté, en
chargeant, le soleil était très haut. Depuis
des heures, je devais être là, la jambe droite
écrasée sous mon vieux Zéphir, qui, lui, avait
reçu une balle en plein poitrail... je vous
assure que ça n’avait rien de gai, cette
position-là, des tas de camarades morts,
et pas un chat de vivant, et l’idée que j’allais
crever moi aussi, si personne ne venait me
ramasser... doucement, j’avais tâché de dégager ma
hanche ; mais impossible, Zéphir pesait bien
comme les cinq cent mille diables. Il était
chaud encore. Je le caressais, je l’appelais, avec
des mots gentils. Et c’est ça, voyez-vous, que
jamais je n’oublierai : il a rouvert les yeux, il a
fait un effort pour relever sa pauvre tête, qui
traînait par terre, à côté de la mienne. Alors,
nous avons causé : " mon pauvre vieux, que je
lui ai dit, ce n’est pas pour te le reprocher,
mais tu veux donc me voir claquer avec toi, que tu
me tiens si fort ? " naturellement, il n’a pas
répondu oui. ça n’empêche que j’ai lu dans son
regard trouble la grosse peine qu’il avait
de me quitter. Et je ne sais pas comment ça s’est
fait, s’il l’a voulu ou si ça n’a été qu’une
convulsion, mais il a eu une brusque secousse qui
l’a jeté de côté. J’ai pu me mettre debout, ah !
Dans un sacré état, la jambe lourde comme du
plomb... n’importe, j’ai pris la tête de
Zéphir entre mes bras, en continuant à lui dire
des choses, tout ce qui me venait du coeur, que
c’était un bon cheval, que je l’aimais bien, que je
me souviendrais toujours de lui. Il m’écoutait,
il paraissait si content ! Puis, il a eu encore une
secousse, et il est mort, avec ses grands yeux
vides, qui ne m’avaient pas quitté... tout de
même, c’est drôle, et l’on ne me croira pas :
la vérité pure est pourtant qu’il avait dans les
yeux de grosses
larmes... mon pauvre Zéphir, il pleurait comme un
homme...
étranglé de chagrin, Prosper dut s’interrompre,
pleurant encore lui-même. Il avala un nouveau verre
de vin, il continua son histoire, en phrases
coupées, incomplètes. La nuit se faisait davantage,
il n’y avait plus qu’un rouge rayon de lumière,
au ras du champ de bataille, projetant
à l’infini l’ombre immense des chevaux morts. Lui,
sans doute, était resté longtemps près du sien,
incapable de s’éloigner, avec sa jambe lourde. Puis,
une brusque épouvante l’avait fait marcher quand
même, le besoin de ne pas être seul, de se
retrouver avec des camarades, pour avoir moins
peur. Ainsi, de partout, des fossés, des
broussailles, de tous les coins perdus, les blessés
oubliés se traînaient, tâchaient de se rejoindre,
faisaient des groupes à quatre ou cinq, des
petites sociétés, où il était moins dur de râler
ensemble et de mourir. Ce fut ainsi que, dans le
bois de la Garenne, il tomba sur deux soldats
du 43e, qui n’avaient pas une égratignure, mais qui
étaient là, terrés comme des lièvres, attendant la
nuit. Quand ils surent qu’il connaissait les
chemins, ils lui dirent leur idée, filer en
Belgique, gagner la frontière à travers bois,
avant le jour. Il refusa d’abord de les conduire,
il aurait préféré gagner tout de suite Remilly,
certain d’y trouver un refuge ; seulement, où se
procurer une blouse et un pantalon ? Sans
compter que, du bois de la Garenne à
Remilly, d’un bord de la vallée à l’autre, il ne
fallait point espérer traverser les nombreuses
lignes prussiennes. Aussi finit-il par consentir à
servir de guide aux deux camarades. Sa jambe
s’était échauffée, ils eurent la chance
de se faire donner un pain dans une ferme. Neuf
heures sonnèrent à un clocher lointain, comme ils se
remettaient en route. Le seul grand danger qu’ils
coururent, ce fut à La Chapelle, où ils se
jetèrent au beau milieu d’un poste ennemi, qui prit
les armes et tira dans les ténèbres, tandis
que, se glissant à plat ventre, galopant à quatre
pattes, ils regagnaient les taillis, sous le
sifflement des balles. Dès lors, ils ne
quittèrent plus les bois, l’oreille aux
aguets, les mains tâtonnantes. Au détour d’un
sentier, ils rampèrent, ils sautèrent aux épaules
d’une sentinelle perdue, dont ils ouvrirent la
gorge d’un coup de couteau. Ensuite, les chemins
furent libres, ils continuèrent en riant et en
sifflant. Et, vers trois heures du matin, ils
arrivèrent dans un petit village belge, chez un
fermier brave homme, qui, réveillé, leur ouvrit
tout de suite sa grange, où ils dormirent
profondément sur des bottes de foin.
Le soleil était déjà haut, lorsque Prosper se
réveilla. En ouvrant les yeux, tandis que les
camarades ronflaient encore, il aperçut leur hôte,
en train d’atteler un cheval à une grande
carriole, chargée de pains, de riz, de café,
de sucre, toutes sortes de provisions, cachées sous
des sacs de charbon de bois ; et il apprit que le
brave homme avait en France, à Raucourt, deux
filles mariées, auxquelles il allait porter ces
provisions, les sachant dans un dénuement
complet, à la suite du passage des bavarois. Dès le
matin, il s’était procuré le sauf-conduit
nécessaire. Tout de suite, Prosper fut saisi d’un
désir fou, s’asseoir lui aussi sur le banc de la
carriole, retourner là-bas, dans le coin
de terre, dont la nostalgie l’angoissait déjà.
Rien n’était plus simple, il descendrait à
Remilly, que le fermier se trouvait forcé de
traverser. Et ce fut arrangé en trois minutes, on
lui prêta le pantalon et la blouse tant
souhaités, le fermier le donna partout comme son
garçon ; de sorte que, vers six heures, il
débarqua devant l’église, après n’avoir été
arrêté que deux ou trois fois par des postes
allemands.
–non, j’en avais assez ! Répéta Prosper, après un
silence. Encore si l’on avait tiré de nous quelque
chose de bon, comme là-bas, en Afrique ! Mais aller
à gauche pour
revenir à droite, sentir qu’on ne sert absolument
à rien, ça finit par ne pas être une existence...
et puis, maintenant, mon pauvre Zéphir est mort,
je serais tout seul, je n’ai plus qu’à me
remettre à la terre. N’est-ce pas ? ça
vaudra mieux que d’être prisonnier chez les
prussiens... vous avez des chevaux, père Fouchard,
vous verrez si je les aime et si je les soigne !
L’oeil du vieux avait brillé. Il trinqua encore,
il conclut sans hâte :
–mon dieu ! Puisque ça te rend service, je veux
bien tout de même, je te prends... mais, quant aux
gages, faudra n’en parler que lorsque la guerre sera
finie, car je n’ai vraiment besoin de personne, et
les temps sont trop durs.
Silvine, qui était restée assise, avec Charlot sur
les genoux, n’avait pas quitté Prosper des yeux.
Lorsqu’elle le vit se lever, pour se rendre tout de
suite à l’écurie et faire la connaissance des
bêtes, elle demanda de nouveau :
–alors, vous n’avez pas vu Honoré ?
Cette question qui revenait si brusquement, le fit
tressaillir, comme si elle éclairait d’une lumière
subite un coin obscur de sa mémoire. Il hésita
encore, se décida pourtant.
–écoutez, je n’ai pas voulu vous faire de la
peine tout à l’heure, mais je crois bien
qu’Honoré est resté là-bas.
–comment, resté ?
–oui, je crois que les prussiens lui ont fait son
affaire... je l’ai vu à moitié renversé sur un
canon, la tête droite, avec un trou sous le coeur.
Il y eut un silence. Silvine avait blêmi
affreusement, tandis que le père Fouchard, saisi,
remettait sur la table son verre, où il avait
achevé de vider la bouteille.
–vous en êtes bien sûr ? Reprit-elle d’une voix
étranglée.
–dame ! Aussi sûr qu’on peut l’être d’une chose
qu’on a vue... c’était sur un petit monticule, à
côté de trois arbres, et il me semble que j’irais,
les yeux fermés.
En elle, c’était un écroulement. Ce garçon qui lui
avait pardonné, qui s’était lié d’une promesse,
qu’elle devait épouser, dès qu’il rentrerait du
service, la campagne finie ! Et on le lui avait
tué, il était là-bas, avec un trou sous le
coeur ! Jamais elle n’avait senti qu’elle l’aimait
si fort, tellement un besoin de le revoir, de
l’avoir malgré tout à elle, même dans la terre,
la soulevait, la jetait hors de sa passivité
habituelle.
Elle posa rudement Charlot, elle s’écria :
–bon ! Je ne croirai ça que lorsque j’aurai vu,
moi aussi... puisque vous savez où c’est, vous
allez m’y conduire. Et, si c’est vrai, si nous le
retrouvons, nous le ramènerons.
Des larmes l’étouffaient, elle s’affaissa sur la
table, secouée de longs sanglots, pendant que le
petit, stupéfait d’avoir été bousculé par sa mère,
éclatait aussi en pleurs. Elle le reprit, le serra
contre elle, avec des paroles éperdues, bégayées.
–mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant !
Le père Fouchard restait consterné. Il aimait tout de
même son fils, à sa manière. Des souvenirs anciens
durent lui revenir, de très loin, du temps où sa
femme vivait, où Honoré allait encore à l’école ;
et deux grosses larmes parurent également dans ses
yeux rouges, coulèrent le long du cuir tanné de ses
joues. Depuis plus de dix ans, il n’avait pas
pleuré. Des jurons lui échappaient, il finissait
par se fâcher de ce fils qui était à lui, qu’il ne
verrait plus jamais pourtant.
–nom de dieu ! C’est vexant, de n’avoir qu’un
garçon, et qu’on vous le prenne !
Mais, quand le calme fut un peu revenu, Fouchard
fut très ennuyé d’entendre que Silvine parlait
toujours d’aller
chercher le corps d’Honoré, là-bas. Elle
s’obstinait, sans cris maintenant, dans un
silence désespéré et invincible ; et il ne la
reconnaissait plus, elle si docile, faisant toutes
les besognes en fille résignée : ses grands yeux de
soumission qui suffisaient à la beauté de son
visage avaient pris une décision farouche,
tandis que son front restait pâle, sous le flot
de ses épais cheveux bruns. Elle venait
d’arracher un fichu rouge qu’elle avait aux
épaules, elle s’était mise toute en noir, comme une
veuve. Vainement, il lui représenta la difficulté
des recherches, les dangers qu’elle pouvait
courir, le peu d’espoir qu’il y avait de retrouver
le corps. Elle cessait même de répondre, il voyait
bien qu’elle partirait seule, qu’elle ferait quelque
folie, s’il ne s’en occupait pas, ce qui
l’inquiétait plus encore, à cause des
complications où cela pouvait le jeter avec les
autorités prussiennes. Aussi finit-il par se
décider à se rendre chez le maire de Remilly,
qui était un peu son cousin, et à eux deux ils
arrangèrent une histoire : Silvine fut
donnée pour la veuve véritable d’Honoré, Prosper
devint son frère ; de sorte que le colonel
bavarois, installé en bas du village, à l’hôtel de
la croix de Malte, voulut bien délivrer un
laissez-passer pour le frère et la soeur, les
autorisant à ramener le corps du mari, s’ils le
découvraient. La nuit était venue, tout ce qu’on
put obtenir de la jeune femme, ce fut qu’elle
attendrait le jour pour se mettre en marche.
Le lendemain, jamais Fouchard ne voulut laisser
atteler un de ses chevaux, dans la crainte de ne pas
le revoir. Qui lui disait que les prussiens ne
confisqueraient pas la bête et la voiture ?
Enfin, il consentit de mauvaise grâce à prêter
l’âne, un petit âne gris, dont l’étroite charrette
était encore assez grande pour contenir un mort.
Longuement, il donna des instructions à Prosper,
qui avait bien dormi, mais que la pensée de
l’expédition rendait soucieux, maintenant que,
reposé, il tâchait de se souvenir.
à la dernière minute, Silvine alla chercher la
couverture de son propre lit, qu’elle plia au
fond de la charrette. Et, comme elle partait, elle
revint en courant embrasser Charlot.
–père Fouchard, je vous le confie, veillez bien à
ce qu’il ne joue pas avec les allumettes.
–oui, oui ! Sois tranquille !
Les préparatifs avaient traîné, il était près de
sept heures, lorsque Silvine et Prosper, derrière
l’étroite charrette que le petit âne gris
tirait, la tête basse, descendirent les pentes
raides de Remilly. Il avait plu abondamment
pendant la nuit, les chemins se trouvaient
changés en fleuves de boue ; et de grandes nuées
livides couraient dans le ciel, d’une tristesse
morne.
Prosper, voulant couper au plus court, avait
résolu de traverser Sedan. Mais, avant
Pont-Maugis, un poste prussien arrêta la
charrette, la retint pendant plus d’une
heure ; et, lorsque le laissez-passer eut circulé
entre les mains de quatre ou cinq chefs, l’âne put
reprendre sa marche, à la condition de faire le
grand tour par Bazeilles, en s’engageant à gauche
dans un chemin de traverse. Aucune raison ne fut
donnée, sans doute craignait-on d’encombrer la
ville davantage. Quand Silvine passa la Meuse
sur le pont du chemin de fer, ce pont funeste
qu’on n’avait pas fait sauter et qui du reste
avait coûté si cher aux bavarois, elle aperçut le
cadavre d’un artilleur descendant d’un air de
flânerie, au fil de l’eau. Une touffe d’herbe
l’accrocha, il demeura un instant immobile, puis
il tourna sur lui-même, il repartit.
Dans Bazeilles, que l’âne traversa au pas, d’un
bout à l’autre, c’était la destruction, tout ce que
la guerre peut faire d’abominables ruines, quand
elle passe, dévastatrice, en furieux ouragan.
Déjà, on avait relevé les morts, il n’y avait plus
sur le pavé du village un seul cadavre ;
et la pluie lavait le sang, des flaques restaient
rouges,
avec des débris louches, des lambeaux où l’on
croyait reconnaître encore des cheveux. Mais
l’effroi qui serrait les coeurs, venait des
décombres, de ce Bazeilles si riant trois jours
plus tôt, avec ses gaies maisons au milieu de
ses jardins, à cette heure effondré, anéanti, ne
montrant que des pans de muraille noircis par les
flammes. L’église brûlait toujours, un vaste
bûcher de poutres fumantes, au milieu de la place,
d’où s’élevait continuellement une grosse colonne
de fumée noire, élargie au ciel en un panache
de deuil. Des rues entières avaient disparu, plus
rien d’un côté ni de l’autre, rien que des tas de
moellons calcinés bordant les ruisseaux, dans un
gâchis de suie et de cendre, une boue d’encre
épaisse noyant tout. Aux quatre coins des
carrefours, les maisons d’angle se trouvaient
rasées, comme emportées par le vent de feu qui
avait soufflé là. D’autres avaient moins souffert,
une restait debout, isolée, tandis que celles de
gauche et de droite semblaient hachées par la
mitraille, dressant leurs carcasses pareilles à des
squelettes vides. Et une insupportable odeur
s’exhalait, la nausée de l’incendie, l’âcreté
du pétrole surtout, versé à flots sur les parquets.
Puis, c’était aussi la désolation muette de ce
qu’on avait essayé de sauver, des pauvres meubles
jetés par les fenêtres, écrasés sur le trottoir,
les tables infirmes aux jambes cassées, les
armoires aux flancs ouverts, à la poitrine
fendue, du linge qui traînait, déchiré, souillé,
toutes les tristes miettes du pillage en train de
se fondre sous la pluie. Par une façade béante,
à travers des planchers écroulés, on apercevait une
pendule intacte, sur une cheminée, tout en haut
d’un mur.
–ah ! Les cochons ! Grognait Prosper, en qui le
sang du soldat qu’il était encore l’avant-veille,
s’échauffait, à voir une abomination semblable.
Il serrait les poings, il fallut que Silvine, très
pâle, le calmât du regard, à chaque factionnaire
qu’ils rencontraient,
le long de la route. Les bavarois avaient en effet
posé des sentinelles près des maisons qui
brûlaient encore ; et ces hommes, le fusil
chargé, la baïonnette au canon, semblaient
garder les incendies, pour que la flamme
achevât son oeuvre. D’un geste menaçant, d’un cri
guttural, quand on s’entêtait, ils en écartaient les
simples curieux, les intéressés aussi qui
rôdaient aux alentours. Des groupes d’habitants, à
distance, restaient muets, avec des frémissements
de rage contenus. Une femme, toute jeune, les
cheveux épars, la robe souillée de boue,
s’obstinait devant le tas fumant d’une petite
maison, dont elle voulait fouiller les braises
ardentes, malgré le factionnaire qui en défendait
l’approche. On disait que cette femme avait
eu son enfant brûlé dans cette maison. Et, tout
d’un coup, comme le bavarois l’écartait d’une main
brutale, elle se retourna, elle lui vomit à la face
son furieux désespoir, des injures de sang et de
fange, des mots immondes qui la soulageaient un peu,
enfin. Il devait ne pas comprendre, il la
regardait, inquiet, reculant. Trois camarades
accoururent, le délivrèrent de la femme, qu’ils
emmenèrent, hurlante. Devant les décombres d’une
autre maison, un homme et deux fillettes, tous les
trois tombés sur le sol de fatigue et de misère,
sanglotaient, ne sachant où aller, ayant vu là
s’envoler en cendre tout ce qu’ils possédaient. Mais
une patrouille passa, qui dissipa les curieux,
et la route redevint déserte, avec les seules
sentinelles, mornes et dures, veillant d’un oeil
oblique à faire respecter leur consigne scélérate.
–les cochons, les cochons ! Répéta Prosper
sourdement. ça ferait plaisir d’en étrangler un ou
deux.
Silvine, de nouveau, le fit taire. Elle frissonna.
Dans une remise épargnée par le feu, un chien,
enfermé, oublié depuis deux jours, hurlait d’une
plainte continue, si lamentable, qu’une terreur
traversa le ciel bas, d’où une petite pluie grise
venait de se mettre à tomber. Et ce fut à ce
moment, devant le parc de Montivilliers, qu’ils
firent une rencontre. Trois grands tombereaux
étaient là, à la file, chargés de morts, de ces
tombereaux de la salubrité, que l’on emplit à la
pelle, le long des rues, chaque matin, de
la desserte de la veille ; et, de même, on venait
de les emplir de cadavres, les arrêtant à chaque
corps que l’on y jetait, repartant avec le gros
bruit des roues pour s’arrêter plus loin,
parcourant Bazeilles entier, jusqu’à ce que
le tas débordât. Ils attendaient, immobiles sur la
route, qu’on les conduisît à la décharge publique,
au charnier voisin. Des pieds sortaient, dressés en
l’air. Une tête retombait, à demi arrachée.
Lorsque les trois tombereaux, de nouveau,
s’ébranlèrent, cahotant dans les flaques, une main
livide qui pendait, très longue, vint frotter
contre une roue ; et la main peu à peu s’usait,
écorchée, mangée jusqu’à l’os.
Dans le village de Balan, la pluie cessa.
Prosper décida Silvine à manger un morceau de
pain qu’il avait eu la précaution d’emporter. Il
était déjà onze heures. Mais, comme ils arrivaient
près de Sedan, un poste prussien les arrêta
encore ; et, cette fois, ce fut terrible,
l’officier s’emportait, refusait même de rendre le
laissez-passer, qu’il déclarait faux, en un
français très correct, d’ailleurs. Des soldats,
sur son ordre, avaient poussé l’âne et la
petite charrette sous un hangar. Que faire ?
Comment continuer la route ? Silvine, qui se
désespérait, eut alors une idée, en songeant au
cousin Dubreuil, ce parent du père Fouchard,
qu’elle connaissait et dont la propriété,
l’ermitage, se trouvait à quelques cents pas, en
haut des ruelles dominant le faubourg. Peut-être
l’écouterait-on, lui, un bourgeois. Elle emmena
Prosper, puisqu’on les laissait libres, à la
condition de garder la charrette. Ils coururent,
ils trouvèrent la grille de l’ermitage grande
ouverte. Et, de loin, comme ils s’engageaient dans
l’allée des ormes séculaires, un spectacle qu’ils
aperçurent les étonna beaucoup.
–fichtre ! Dit Prosper, en voilà qui se la
coulent douce !
C’était, au bas du perron, sur le gravier fin de la
terrasse, toute une réunion joyeuse. Autour d’un
guéridon à tablette de marbre, des fauteuils et un
canapé de satin bleu-ciel formaient le cercle,
étalant au plein air un salon étrange, que la pluie
devait tremper depuis la veille. Deux zouaves,
vautrés aux deux bouts du canapé, semblaient
éclater de rire. Un petit fantassin, qui occupait
un fauteuil, penché en avant, avait l’air de se
tenir le ventre. Trois autres s’accoudaient
nonchalamment aux bras de leurs sièges, tandis
qu’un chasseur avançait la main, comme pour
prendre un verre sur le guéridon. évidemment,
ils avaient vidé la cave et faisaient la fête.
–comment peuvent-ils encore être là ? Murmurait
Prosper, de plus en plus stupéfié, à mesure
qu’il avançait. Les bougres, ils se fichent donc
des prussiens ?
Mais Silvine, dont les yeux se dilataient, jeta
un cri, eut un brusque geste d’horreur. Les
soldats ne bougeaient pas, ils étaient morts.
Les deux zouaves, raidis, les mains tordues,
n’avaient plus de visage, le nez arraché, les
yeux sautés des orbites. Le rire de celui qui se
tenait le ventre venait de ce qu’une balle lui
avait fendu les lèvres, en lui cassant les dents.
Et cela était vraiment atroce, ces misérables
qui causaient, dans leurs attitudes cassées de
mannequins, les regards vitreux, les bouches
ouvertes, tous glacés, immobiles à jamais.
S’étaient-ils traînés à cette place, vivants encore,
pour mourir ensemble ? étaient-ce plutôt les
prussiens qui avaient fait la farce de les
ramasser, puis de les asseoir en rond, par
une moquerie de la vieille gaieté française ?
–drôle de rigolade tout de même ! Reprit
Prosper, pâlissant.
Et, regardant les autres morts, en travers de
l’allée, au pied des arbres, dans les pelouses,
cette trentaine de
braves parmi lesquels le corps du lieutenant
Rochas gisait, troué de blessures, enveloppé du
drapeau, il ajouta d’un air sérieux de grand
respect :
–on s’est joliment bûché par ici ! ça m’étonnerait,
si nous y trouvions le bourgeois que vous cherchez.
Déjà, Silvine entrait dans la maison, dont les
fenêtres et les portes défoncées bâillaient
à l’air humide. En effet, il n’y avait
évidemment là personne, les maîtres devaient
être partis avant la bataille. Puis, comme elle
s’entêtait et qu’elle pénétrait dans la cuisine,
elle laissa de nouveau échapper un cri d’effroi.
Sous l’évier, deux corps avaient roulé, un
zouave, un bel homme à barbe noire, et un
prussien énorme, les cheveux rouges, tous
les deux enlacés furieusement. Les dents de l’un
étaient entrées dans la joue de l’autre, les bras
raidis n’avaient pas lâché prise, faisant encore
craquer les colonnes vertébrales rompues, nouant
les deux corps d’un tel noeud d’éternelle rage,
qu’il allait falloir les enterrer ensemble.
Alors, Prosper se hâta d’emmener Silvine,
puisqu’ils n’avaient rien à faire dans cette maison
ouverte, habitée par la mort. Et, lorsque,
désespérés, ils furent revenus au poste qui avait
retenu l’âne et la charrette, ils eurent
la chance de trouver, avec l’officier si rude, un
général, en train de visiter le champ de bataille.
Celui-ci voulut prendre connaissance du
laissez-passer, puis il le rendit à Silvine,
il eut un geste de pitié, pour dire qu’on laissât
aller cette pauvre femme, avec son âne, en quête du
corps de son mari. Sans attendre, suivis de
l’étroite charrette, elle et son compagnon
remontèrent vers le fond de Givonne, obéissant à la
défense nouvelle qui leur était faite de
traverser Sedan.
Ensuite, ils tournèrent à gauche, pour gagner le
plateau d’Illy, par la route qui traverse le bois
de la Garenne. Mais, là encore, ils furent
attardés, ils crurent vingt fois qu’ils
ne pourraient franchir le bois, tellement les
obstacles se
multipliaient. à chaque pas, des arbres coupés par
les obus, abattus tels que des géants, barraient la
route. C’était la forêt bombardée, au travers de
laquelle la canonnade avait tranché des existences
séculaires, comme au travers d’un carré de la
vieille garde, d’une solidité immobile de vétérans.
De toutes parts, des troncs gisaient, dénudés,
troués, fendus, ainsi que des poitrines ; et cette
destruction, ce massacre de branches pleurant leur
sève, avait l’épouvante navrée d’un champ de
bataille humain. Puis, c’étaient aussi des
cadavres, des soldats tombés fraternellement avec
les arbres. Un lieutenant, la bouche sanglante,
avait encore les deux mains enfoncées dans la
terre, arrachant des poignées d’herbe. Plus loin,
un capitaine était mort sur le ventre, la tête
soulevée, en train de hurler sa douleur. D’autres
semblaient dormir parmi les broussailles, tandis
qu’un zouave dont la ceinture bleue s’était
enflammée, avait la barbe et les cheveux grillés
complètement. Et il fallut, à plusieurs reprises,
le long de cet étroit chemin forestier, écarter
un corps, pour que l’âne pût continuer sa route.
Tout d’un coup, dans un petit vallon, l’horreur
cessa. Sans doute, la bataille avait passé
ailleurs, sans toucher à ce coin de nature
délicieux. Pas un arbre n’était effleuré,
pas une blessure n’avait saigné sur la mousse. Un
ruisseau coulait parmi des lentilles d’eau, le
sentier qui le suivait était ombragé de grands
hêtres. C’était d’un charme pénétrant, d’une paix
adorable, cette fraîcheur des eaux vives, ce
silence frissonnant des verdures.
Prosper avait arrêté l’âne, pour le faire boire au
ruisseau.
–ah ! Qu’on est bien ici ! Dit-il, dans un cri
involontaire de soulagement.
D’un oeil étonné, Silvine regarda autour d’elle,
inquiète de se sentir, elle aussi, délassée et
heureuse. Pourquoi donc le bonheur si paisible de
ce coin perdu, lorsque, à
l’entour, il n’y avait que deuil et souffrance ?
Elle eut un geste désespéré de hâte.
–vite, vite, allons ! ... où est-ce ? Où êtes-vous
certain d’avoir vu Honoré ?
Et, à cinquante pas de là, comme ils débouchaient
enfin sur le plateau d’Illy, la plaine rase se
déroula brusquement devant eux. Cette fois,
c’était le vrai champ de bataille, les terrains nus
s’étalant jusqu’à l’horizon, sous le grand ciel
blafard, d’où ruisselaient de continuelles
averses. Les morts n’y étaient pas entassés, tous
les prussiens déjà avaient dû être ensevelis, car
il n’en restait pas un, parmi les cadavres épars
des français, semés le long des routes, dans les
chaumes, au fond des creux, selon les hasards de la
lutte. Contre une haie, le premier qu’ils
rencontrèrent était un sergent, un homme superbe,
jeune et fort, qui semblait sourire de ses lèvres
entr’ouvertes, le visage calme. Mais, cent pas plus
loin, en travers de la route, ils en virent un autre,
mutilé affreusement, la tête à demi emportée, les
épaules couvertes des éclaboussures de la
cervelle. Puis, après les corps isolés, çà
et là, il y avait de petits groupes, ils en
aperçurent sept à la file, le genou en terre,
l’arme à l’épaule, frappés comme ils tiraient ;
tandis que, près d’eux, un sous-officier
était tombé aussi, dans l’attitude du commandement.
La route ensuite filait le long d’un étroit ravin,
et ce fut là que l’horreur les reprit, en face de
cette sorte de fossé où toute une compagnie
semblait avoir culbuté, sous la mitraille : des
cadavres l’emplissaient, un écroulement,
une dégringolade d’hommes, enchevêtrés, cassés, dont
les mains tordues avaient écorché la terre jaune,
sans pouvoir se retenir. Et un vol noir de corbeaux
s’envola avec des croassements ; et, déjà, des
essaims de mouches bourdonnaient au-dessus des
corps, revenaient obstinément, par milliers, boire
le sang frais des blessures.
–où est-ce donc ? Répéta Silvine.
Ils longeaient alors une terre labourée
entièrement couverte de sacs. Quelque régiment avait
dû se débarrasser là, serré de trop près, dans un
coup de panique. Les débris dont le sol était semé
disaient les épisodes de la lutte. Dans un champ de
betteraves, des képis épars, semblables à de
larges coquelicots, des lambeaux d’uniformes,
des épaulettes, des ceinturons, racontaient un
contact farouche, un des rares corps à corps du
formidable duel d’artillerie qui avait duré douze
heures. Mais, surtout, ce qu’on heurtait à chaque
pas, c’étaient des débris d’armes, des sabres, des
baïonnettes, des chassepots, en si grand nombre,
qu’ils semblaient être une végétation de la terre,
une moisson qui aurait poussé, en un jour
abominable. Des gamelles, des bidons également
jonchaient les chemins, tout ce qui s’était
échappé des sacs éventrés, du riz, des brosses,
des cartouches. Et les terres se succédaient au
travers d’une dévastation immense, les clôtures
arrachées, les arbres comme brûlés dans un
incendie, le sol lui-même creusé par les obus,
piétiné, durci sous le galop des foules, si
ravagé, qu’il paraissait devoir rester à jamais
stérile. La pluie noyait tout de son humidité
blafarde, une odeur se dégageait, persistante, cette
odeur des champs de bataille qui sentent
la paille fermentée, le drap brûlé, un mélange de
pourriture et de poudre.
Silvine, lasse de ces champs de mort, où elle
croyait marcher depuis des lieues, regardait autour
d’elle, avec une angoisse croissante.
–où est-ce ? Où est-ce donc ?
Mais Prosper ne répondait pas, devenait inquiet.
Lui, ce qui le bouleversait, plus encore que les
cadavres des camarades, c’étaient les corps des
chevaux, les pauvres chevaux sur le flanc, qu’on
rencontrait en grand nombre. Il y en avait vraiment
de lamentables, dans des attitudes affreuses, la
tête arrachée, les flancs crevés, laissant couler
les entrailles. Beaucoup, sur le dos, le ventre
énorme, dressaient en l’air leurs quatre jambes
raidies, pareilles à des pieux de détresse. La
plaine sans bornes en était bossuée. Quelques-uns
n’étaient pas morts, après une agonie de deux
jours ; et ils levaient au moindre bruit leur
tête souffrante, la balançaient à droite, à gauche,
la laissaient retomber ; tandis que d’autres,
immobiles, jetaient par instants un grand cri, cette
plainte du cheval mourant, si particulière, si
effroyablement douloureuse, que l’air en tremblait.
Et Prosper, le coeur meurtri, songeait à
Zéphir, avec l’idée qu’il allait peut-être le
revoir.
Brusquement, il sentit le sol frémir sous le galop
d’une charge enragée. Il se retourna, il n’eut que le
temps de crier à sa compagne :
–les chevaux, les chevaux ! ... jetez-vous derrière
ce mur !
Du haut d’une pente voisine, une centaine de
chevaux, libres, sans cavaliers, quelques-uns encore
portant tout un paquetage, dévalaient, roulaient
vers eux, d’un train d’enfer. C’étaient les bêtes
perdues, restées sur le champ de bataille, qui se
réunissaient ainsi en troupe, par un instinct. Sans
foin ni avoine, depuis l’avant-veille, elles
avaient tondu l’herbe rare, entamé les haies,
rongé l’écorce des arbres. Et, quand la faim les
cinglait au ventre comme à coups d’éperon, elles
partaient toutes ensemble d’un galop fou, elles
chargeaient au travers de la campagne vide et
muette, écrasant les morts, achevant les
blessés.
La trombe approchait, Silvine n’eut que le temps de
tirer l’âne et la charrette à l’abri du petit mur.
–mon dieu ! Ils vont tout briser !
Mais les chevaux avaient sauté l’obstacle, il n’y
eut qu’un roulement de foudre, et déjà ils
galopaient de l’autre côté, s’engouffrant dans un
chemin creux, jusqu’à la corne d’un bois, derrière
lequel ils disparurent.
Lorsque Silvine eut ramené l’âne dans le chemin,
elle exigea que Prosper lui répondît.
–voyons, où est-ce ?
Lui, debout, jetait des regards aux quatre points de
l’horizon.
–il y avait trois arbres, il faut que je retrouve
les trois arbres... ah ! Dame ! On ne voit pas très
clair, quand on se bat, et ce n’est guère
commode de savoir ensuite les chemins qu’on a pris !
Puis, apercevant du monde à sa gauche, deux
hommes et une femme, il eut l’idée de les
questionner. Mais, à son approche, la femme
s’enfuit, les hommes l’écartèrent du geste,
menaçants ; et il en vit d’autres, et tous
l’évitaient, filaient entre les broussailles, comme
des bêtes rampantes et sournoises, vêtus
sordidement, d’une saleté sans nom, avec des faces
louches de bandits. Alors, en remarquant que les
morts, derrière ce vilain monde, n’avaient plus de
souliers, les pieds nus et blêmes, il finit par
comprendre que c’étaient là de ces rôdeurs qui
suivaient les armées allemandes, des détrousseurs de
cadavres, toute une basse juiverie de proie, venue
à la suite de l’invasion. Un grand maigre fila
devant lui en galopant, les épaules chargées d’un
sac, les poches sonnantes des montres et des pièces
blanches volées dans les goussets.
Pourtant, un garçon de treize à quatorze ans laissa
Prosper l’approcher, et comme celui-ci, en
reconnaissant un français, le couvrait d’injures,
ce garçon protesta. Quoi donc ! Est-ce qu’on ne
pouvait plus gagner sa vie ? Il ramassait les
chassepots, on lui donnait cinq sous par
chassepot qu’il retrouvait. Le matin, ayant fui de
son village, le ventre vide depuis la veille, il
s’était laissé embaucher par un entrepreneur
luxembourgeois, qui avait traité avec les
prussiens, pour cette récolte des fusils sur le
champ de bataille. Ceux-ci, en effet, craignaient
que les armes, si elles étaient recueillies par les
paysans de la frontière, ne fussent portées en
Belgique, pour rentrer de là en France. Et toute
une nuée de pauvres diables étaient à la chasse
des fusils, cherchant des cinq sous, fouillant les
herbes, pareils à ces femmes qui, la taille
ployée, vont cueillir des pissenlits dans les prés.
–fichue besogne ! Grogna Prosper.
–dame ! Faut bien manger, répondit le garçon. Je ne
vole personne.
Puis, comme il n’était pas du pays et qu’il ne
pouvait donner aucun renseignement, il se contenta
de montrer de la main une petite ferme voisine, où
il avait vu du monde.
Prosper le remerciait et s’éloignait pour rejoindre
Silvine, lorsqu’il aperçut un chassepot à moitié
enterré dans un sillon. D’abord, il se garda bien de
l’indiquer. Et, brusquement, il revint, il cria
comme malgré lui :
–tiens ! Il y en a un là, ça te fera cinq sous de
plus !
Silvine, en approchant de la ferme, remarqua
d’autres paysans, en train de creuser à la pioche
de longues tranchées. Mais ceux-là étaient sous les
ordres directs d’officiers prussiens, qui, une
simple badine aux doigts, raides et muets,
surveillaient l’ouvrage. On avait ainsi
réquisitionné les habitants des villages pour
enterrer les morts, dans la crainte que le temps
pluvieux ne hâtât la décomposition. Deux chariots
de cadavres étaient là, une équipe les
déchargeait, les couchait rapidement côte à côte,
en un rang pressé, sans les fouiller ni même les
regarder au visage ; tandis que trois hommes,
armés de grandes pelles, suivaient, recouvraient le
rang d’une couche de terre si mince, que déjà,
sous les averses, des gerçures fendillaient le sol.
Avant quinze jours, tant ce travail était hâtif,
la peste soufflerait par toutes ces fentes. Et
Silvine ne put s’empêcher de s’arrêter au bord de la
fosse, de les dévisager, à mesure qu’on les
apportait, ces misérables
morts. Elle frémissait d’une horrible crainte, avec
l’idée, à chaque visage sanglant, qu’elle
reconnaissait Honoré. N’était-ce pas ce
malheureux dont l’oeil gauche manquait ?
Ou celui-ci peut-être qui avait les mâchoires
fendues ? Si elle ne se hâtait pas de le découvrir,
sur ce plateau vague et sans fin, certainement
qu’on allait le lui prendre et l’enfouir dans le
tas, parmi les autres.
Aussi courut-elle pour rejoindre Prosper, qui avait
marché jusqu’à la porte de la ferme, avec l’âne.
–mon dieu ! Où est-ce donc ? ... demandez,
interrogez !
Dans la ferme, il n’y avait que des prussiens, en
compagnie d’une servante et de son enfant, revenus
des bois, où ils avaient failli mourir de faim
et de soif. C’était un coin de patriarcale
bonhomie, d’honnête repos, après les fatigues
des jours précédents. Des soldats brossaient
soigneusement leurs uniformes, étendus sur les
cordes à sécher le linge. Un autre achevait une
habile reprise à son pantalon, tandis que le
cuisinier du poste, au milieu de la cour, avait
allumé un grand feu, sur lequel bouillait
la soupe, une grosse marmite qui exhalait une
bonne odeur de choux et de lard. Déjà, la conquête
s’organisait avec une tranquillité, une discipline
parfaites. On aurait dit des bourgeois rentrés
chez eux, fumant leurs longues pipes. Sur un banc,
à la porte, un gros homme roux avait pris dans ses
bras l’enfant de la servante, un bambin de
cinq à six ans ; et il le faisait sauter, il lui
disait en allemand des mots de caresse, très amusé
de voir l’enfant rire de cette langue étrangère,
aux rudes syllabes, qu’il ne comprenait pas.
Tout de suite, Prosper tourna le dos, dans la
crainte de quelque nouvelle mésaventure. Mais ces
prussiens-là étaient décidément du brave monde. Ils
souriaient au petit âne, ils ne se dérangèrent même
pas pour demander à voir le laissez-passer.
Alors, ce fut une marche folle. Entre deux nuages, le
soleil apparut un instant, déjà bas sur l’horizon.
Est-ce que la nuit allait tomber et les
surprendre, dans ce charnier sans fin ? Une
nouvelle averse noya le soleil, il ne resta
autour d’eux que l’infini blafard de la pluie, une
poussière d’eau qui effaçait tout, les routes, les
champs, les arbres. Lui, ne savait plus, était
perdu, et il l’avoua. à leur suite, l’âne
trottait du même train, la tête basse,
traînant la petite charrette de son pas résigné de
bête docile. Ils montèrent au nord, ils revinrent
vers Sedan. Toute direction leur échappait, ils
rebroussèrent chemin à deux reprises, en
s’apercevant qu’ils passaient par les mêmes
endroits. Sans doute ils tournaient en cercle, et
ils finirent, désespérés, épuisés, par s’arrêter à
l’angle de trois routes, flagellés de pluie, sans
force pour chercher davantage.
Mais des plaintes les surprirent, ils poussèrent
jusqu’à une petite maison isolée, sur leur
gauche, où ils trouvèrent deux blessés, au fond
d’une chambre. Les portes étaient grandes
ouvertes ; et, depuis deux jours qu’ils
grelottaient la fièvre, sans être pansés
seulement, ceux-ci n’avaient vu personne, pas une
âme. La soif surtout les dévorait, au milieu du
ruissellement des averses qui battaient les
vitres. Ils ne pouvaient bouger, ils jetèrent tout
de suite le cri : " à boire, à boire ! " ce cri
d’avidité douloureuse, dont les blessés poursuivent
les passants, au moindre bruit de pas qui les tire
de leur somnolence.
Lorsque Silvine leur eut apporté de l’eau,
Prosper qui, dans le plus maltraité, avait
reconnu un camarade, un chasseur d’Afrique de son
régiment, comprit qu’on ne devait pourtant pas être
loin des terrains où la division Margueritte avait
chargé. Le blessé finit par avoir un geste
vague : oui, c’était par là, en tournant à gauche,
après avoir passé un grand champ de luzerne. Et,
sans attendre, Silvine voulut repartir, avec ce
renseignement. Elle venait d’appeler, au secours des
deux blessés, une équipe qui
passait, ramassant les morts. Elle avait déjà repris
la bride de l’âne, elle le traînait par les terres
glissantes, avec la hâte d’être là-bas, au delà
des luzernes.
Prosper, brusquement, s’arrêta.
–ça doit être par ici. Tenez ! à droite, voilà les
trois arbres... voyez-vous la trace des roues ?
Là-bas, il y a un caisson brisé... enfin, nous y
sommes !
Frémissante, Silvine s’était précipitée, et elle
regardait au visage deux morts, deux artilleurs
tombés sur le bord du chemin.
–mais il n’y est pas, il n’y est pas ! ... vous
aurez mal vu... oui ! Une idée comme ça, une idée
fausse qui vous aura passé par les yeux !
Peu à peu, un espoir fou, une joie délirante
l’envahissait.
–si vous vous étiez trompé, s’il vivait ! Et bien
sûr qu’il vit, puisqu’il n’est pas là !
Tout à coup, elle jeta un cri sourd. Elle venait de
se retourner, elle se trouvait sur l’emplacement
même de la batterie. C’était effroyable, le sol
bouleversé comme par un tremblement de terre, des
débris traînant partout, des morts renversés en
tous sens, dans d’atroces postures, les
bras tordus, les jambes repliées, la tête déjetée,
hurlant de leur bouche aux dents blanches, grande
ouverte. Un brigadier était mort, les deux mains sur
les paupières, en une crispation épouvantée, comme
pour ne pas voir. Des pièces d’or, qu’un
lieutenant portait dans une ceinture, avaient coulé
avec son sang, éparses parmi ses entrailles. L’un
sur l’autre, le ménage, Adolphe le conducteur
et le pointeur Louis, avec leurs yeux sortis des
orbites, restaient farouchement embrassés, mariés
jusque dans la mort. Et c’était enfin Honoré,
couché sur sa pièce bancale, ainsi que sur un lit
d’honneur, foudroyé au flanc et à l’épaule, la face
intacte et belle de colère, regardant toujours,
là-bas, vers les batteries prussiennes.
–oh ! Mon ami, sanglota Silvine, mon ami...
elle était tombée à genoux, sur la terre
détrempée, les mains jointes, dans un élan de folle
douleur. Ce mot d’ami, qu’elle trouvait seul, disait
la tendresse qu’elle venait de perdre, cet homme si
bon qui lui avait pardonné, qui consentait à faire
d’elle sa femme, malgré tout. Maintenant, c’était la
fin de son espoir, elle ne vivrait plus.
Jamais elle n’en avait aimé un autre, et elle
l’aimerait toujours. La pluie cessait, un vol de
corbeaux qui tournoyait en croassant au-dessus des
trois arbres, l’inquiétait comme une menace.
Est-ce qu’on voulait le lui reprendre, ce cher mort
si péniblement retrouvé ? Elle s’était traînée
sur les genoux, elle chassait, d’une main
tremblante, les mouches voraces bourdonnant
au-dessus des deux yeux grands ouverts, dont elle
cherchait encore le regard.
Mais, entre les doigts crispés d’Honoré, elle
aperçut un papier, taché de sang. Alors, elle
s’inquiéta, tâcha d’avoir ce papier, à petites
secousses. Le mort ne voulait pas le rendre, le
retenait, si étroitement, qu’on ne l’aurait
arraché qu’en morceaux. C’était la lettre qu’elle lui
avait écrite, la lettre gardée par lui entre sa
peau et sa chemise, serrée ainsi comme pour un
adieu, dans la convulsion dernière de l’agonie.
Et, lorsqu’elle l’eut reconnue, elle fut
pénétrée d’une joie profonde, au milieu de sa
douleur, toute bouleversée de voir qu’il était mort
en pensant à elle. Ah ! Certes, oui ! Elle la lui
laisserait, la chère lettre ! Elle ne la
reprendrait pas, puisqu’il tenait si obstinément à
l’emporter dans la terre. Une nouvelle crise de
larmes la soulagea, des larmes tièdes et douces
maintenant. Elle s’était relevée, elle lui baisait
les mains, elle lui baisa le front, en ne
répétant toujours que ce mot d’infinie caresse :
–mon ami..., mon ami...
cependant, le soleil baissait, Prosper était allé
chercher la couverture. Et tous deux, avec une
pieuse lenteur,
soulevèrent le corps d’Honoré, le couchèrent sur
cette couverture, étalée par terre ; puis, après
l’avoir enveloppé, ils le portèrent dans la
charrette. La pluie menaçait de reprendre, ils se
remettaient en marche, avec l’âne, petit cortège
morne, au travers de la plaine scélérate,
lorsqu’un lointain roulement de foudre se fit
entendre.
Prosper, de nouveau, cria :
–les chevaux ! Les chevaux !
C’était encore une charge des chevaux errants,
libres et affamés. Ils arrivaient cette fois par un
vaste chaume plat, en une masse profonde, les
crinières au vent, les naseaux couverts d’écume ;
et un rayon oblique du rouge soleil projetait
à l’autre bout du plateau le vol frénétique de
leur course. Tout de suite, Silvine s’était jetée
devant la charrette, les deux bras en l’air, comme
pour les arrêter, d’un geste de furieuse épouvante.
Heureusement, ils dévièrent à gauche, détournés
par une pente du terrain. Ils auraient tout
broyé. La terre tremblait, leurs sabots
lancèrent une pluie de cailloux, une grêle de
mitraille qui blessa l’âne à la tête. Et ils
disparurent, au fond d’un ravin.
–c’est la faim qui les galope, dit Prosper.
Pauvres bêtes !
Silvine, après avoir bandé l’oreille de l’âne
avec son mouchoir, venait de reprendre la bride. Et
le petit cortège lugubre retraversa le plateau,
en sens contraire, pour refaire les deux lieues
qui le séparaient de Remilly. à chaque pas,
Prosper s’arrêtait, regardait les chevaux
morts, le coeur gros de s’éloigner ainsi, sans avoir
revu Zéphir.
Un peu au-dessous du bois de la Garenne, comme ils
tournaient à gauche, pour reprendre la route du
matin, un poste allemand exigea leur laissez-passer.
Et, au lieu de les écarter de Sedan, ce poste-ci
leur ordonna de passer
par la ville, sous peine d’être arrêtés. Il n’y
avait pas à répondre, c’étaient les ordres
nouveaux. D’ailleurs, leur retour allait en être
raccourci de deux kilomètres, et ils en étaient
heureux, brisés de fatigue.
Mais, dans Sedan, leur marche fut singulièrement
entravée. Dès qu’ils eurent franchi les
fortifications, une puanteur les enveloppa, un lit
de fumier leur monta aux genoux. C’était la ville
immonde, un cloaque où, depuis trois jours,
s’entassaient les déjections et les excréments
de cent mille hommes. Toutes sortes de détritus
avaient épaissi cette litière humaine, de la paille,
du foin, que faisait fermenter le crottin des
bêtes. Et, surtout, les carcasses des chevaux,
abattus et dépecés en pleins carrefours,
empoisonnaient l’air. Les entrailles se
pourrissaient au soleil, les têtes, les os
traînaient sur le pavé, grouillants de mouches.
Certainement, la peste allait souffler, si l’on ne
se hâtait pas de balayer à l’égout cette
couche d’effroyable ordure, qui, rue du Ménil, rue
Maqua, même sur la place Turenne, atteignait
jusqu’à vingt centimètres. Des affiches blanches,
du reste, posées par les autorités prussiennes,
réquisitionnaient les habitants pour le lendemain,
ordonnant à tous, quels qu’ils fussent,
ouvriers, marchands, bourgeois, magistrats, de se
mettre à la besogne, armés de balais et de pelles,
sous la menace des peines les plus sévères, si la
ville n’était pas propre le soir ; et, déjà,
l’on pouvait voir, devant sa porte, le président
du tribunal qui raclait le pavé, jetant
les immondices dans une brouette, avec une pelle à
feu.
Silvine et Prosper, qui avaient pris par la
grande-rue, ne purent avancer qu’à petits pas, au
milieu de cette boue fétide. Puis, toute une
agitation emplissait la ville, leur barrait le
chemin à chaque minute. C’était le moment où
les prussiens fouillaient les maisons, pour en faire
sortir les soldats cachés, qui s’obstinaient à ne
pas se rendre. La veille, lorsque, vers deux heures,
le général De Wimpffen
était revenu du château de Bellevue, après y avoir
signé la capitulation, le bruit avait circulé tout
de suite que l’armée prisonnière allait être
enfermée dans la presqu’île d’Iges, en attendant
qu’on organisât des convois pour la conduire en
Allemagne. Quelques rares officiers comptaient
profiter de la clause qui les faisait libres, à la
condition de s’engager par écrit à ne plus servir.
Seul, un général, disait-on, le général
Bourgain-Desfeuilles, prétextant ses rhumatismes,
venait de prendre cet engagement ; et, le matin
même, des huées avaient salué son départ, quand il
était monté en voiture, devant l’hôtel de
la croix d’or. Depuis le petit jour, le
désarmement s’opérait, les soldats devaient défiler
sur la place Turenne, pour jeter chacun ses armes,
les fusils, les baïonnettes, au tas qui grandissait,
pareil à un écroulement de ferraille, dans un
angle de la place. Il y avait là un détachement
prussien, commandé par un jeune officier, un grand
garçon pâle, en tunique bleu-ciel, coiffé d’une
toque à plume de coq, qui surveillait ce
désarmement, d’un air de correction hautaine, les
mains gantées de blanc. Un zouave ayant, d’un
mouvement de révolte, refusé son chassepot,
l’officier l’avait fait emmener, en disant, sans
le moindre accent : " qu’on me fusille cet
homme-là ! " les autres, mornes, continuaient à
défiler, jetaient leurs fusils d’un geste
mécanique, dans leur hâte d’en finir. Mais
combien, déjà, étaient désarmés, ceux dont les
chassepots traînaient là-bas, par la campagne ! Et
combien, depuis la veille, se cachaient, faisaient
le rêve de disparaître, au milieu de l’inexprimable
confusion ! Les maisons, envahies, en restaient
pleines, de ces entêtés qui ne répondaient pas, qui
se terraient dans les coins. Les patrouilles
allemandes, fouillant la ville, en trouvaient de
blottis jusque sous des meubles. Et, comme
beaucoup, même découverts, s’obstinaient à ne pas
sortir des caves, elles s’étaient décidées à tirer
des coups de feu par les soupiraux.
C’était une chasse à l’homme, toute une battue
abominable.
Au pont de Meuse, l’âne fut arrêté par un
encombrement de foule. Le chef du poste qui gardait
le pont, méfiant, croyant à quelque commerce de pain
ou de viande, voulut s’assurer du contenu de la
charrette ; et, lorsqu’il eut écarté la couverture,
il regarda un instant le cadavre, d’un air saisi ;
puis, d’un geste, il livra le passage. Mais
on ne pouvait toujours pas avancer, l’encombrement
augmentait, c’était un des premiers convois de
prisonniers, qu’un détachement prussien
conduisait à la presqu’île d’Iges. Le troupeau ne
cessait pas, des hommes se bousculaient, se
marchaient sur les talons, dans leurs uniformes en
lambeaux, la tête basse, les regards obliques,
avec le dos rond et les bras ballants des vaincus
qui n’ont même plus de couteau pour s’ouvrir la
gorge. La voix rude de leur gardien les poussait
comme à coups de fouet, au travers de la
débandade silencieuse, où l’on n’entendait que le
clapotement des gros souliers dans la boue
épaisse. Une ondée venait de tomber encore, et rien
n’était plus lamentable, sous la pluie, que ce
troupeau de soldats déchus, pareils aux vagabonds
et aux mendiants des grandes routes.
Brusquement, Prosper, dont le coeur de vieux
chasseur d’Afrique battait à se rompre, de
rage étouffée, poussa du coude Silvine, en lui
montrant deux soldats qui passaient. Il avait
reconnu Maurice et Jean, emmenés avec
les camarades, marchant fraternellement côte
à côte ; et, la petite charrette, enfin, ayant
repris sa marche derrière le convoi, il put les
suivre du regard jusqu’au faubourg De Torcy,
sur cette route plate qui conduit à Iges, au
milieu des jardins et des cultures maraîchères.
–ah ! Murmura Silvine, les yeux vers le corps
d’Honoré, bouleversée de ce qu’elle voyait, les
morts peut-être sont plus heureux !
La nuit, qui les surprit à Wadelincourt, était
noire depuis longtemps, lorsqu’ils rentrèrent
à Remilly. Devant le cadavre de son fils, le père
Fouchard resta stupéfait, car il était convaincu
qu’on ne le retrouverait pas. Lui, venait d’occuper
sa journée à conclure une bonne affaire. Les chevaux
des officiers, volés sur le champ de bataille,
se vendaient couramment vingt francs pièce ; et il
en avait acheté trois pour quarante-cinq francs.
===Chapitre II===
<center>'''Chapitre II'''</center>
 
 
au moment où la colonne de prisonniers sortait de
Torcy, il y eut une telle bousculade, que Maurice
fut séparé de Jean. Il eut beau courir ensuite,
il s’égara davantage. Et, lorsqu’il arriva enfin
au pont, jeté sur le canal qui coupe la
presqu’île d’Iges à sa base, il se trouva
mêlé à des chasseurs d’Afrique, il ne put
rejoindre son régiment.
Deux canons, tournés vers l’intérieur de la
presqu’île, défendaient le passage du pont. Tout de
suite après le canal, dans une maison bourgeoise,
l’état-major prussien avait installé un poste,
sous les ordres d’un commandant, chargé de la
réception et de la garde des prisonniers. Du
reste, les formalités étaient brèves, on comptait
simplement comme des moutons les hommes qui
entraient, au petit bonheur de la cohue, sans trop
s’inquiéter des uniformes ni des numéros ;
et les troupeaux s’engouffraient, allaient camper
où les poussait le hasard des routes.
Maurice crut pouvoir s’adresser à un officier
bavarois, qui fumait, tranquillement assis à
califourchon sur une chaise.
–le 106e de ligne, monsieur, par où faut-il
passer ?
L’officier, par exception, ne comprenait-il pas le
français ? S’amusa-t-il à égarer un pauvre diable
de soldat ? Il eut un sourire, il leva la main, fit
le signe d’aller tout droit.
Bien que Maurice fût du pays, il n’était jamais
venu dans la presqu’île, il marcha dès lors à la
découverte,
comme jeté par un coup de vent au fond d’une île
lointaine. D’abord, à gauche, il longea la tour
à Glaire, une belle propriété, dont le petit parc
avait un charme infini, ainsi planté sur le bord
de la Meuse. La route suivait ensuite la rivière,
qui coulait à droite, au bas de hautes berges
escarpées. Peu à peu, elle montait avec de lents
circuits, pour contourner le monticule qui occupait
le milieu de la presqu’île ; et il y avait là
d’anciennes carrières, des excavations, où
se perdaient d’étroits sentiers. Plus loin,
au fil de l’eau, se trouvait un moulin. Puis,
la route obliquait, redescendait jusqu’au village
d’Iges, bâti sur la pente, et qu’un bac reliait
à l’autre rive, devant la filature de Saint-Albert.
Enfin, des terres labourées, des prairies
s’élargissaient, toute une étendue de vastes
terrains plats et sans arbres, qu’enfermait la boucle
arrondie de la rivière. Vainement, Maurice avait
fouillé des yeux le versant accidenté du coteau :
il ne voyait là que de la cavalerie et de
l’artillerie, en train de s’installer.
Il questionna de nouveau, s’adressa à un brigadier
de chasseurs d’Afrique, qui ne savait rien. La nuit
commençait à se faire, il s’assit un instant sur une
borne de la route, les jambes lasses.
Alors, dans le brusque désespoir qui le saisissait,
il aperçut, en face, de l’autre côté de la Meuse,
les champs maudits où il s’était battu
l’avant-veille. C’était, sous le jour finissant
de cette journée de pluie, une évocation
livide, le morne déroulement d’un horizon noyé de
boue. Le défilé de Saint-Albert, l’étroit chemin
par lequel les prussiens étaient venus, filait
le long de la boucle, jusqu’à un éboulis
blanchâtre de carrières. Au delà de la montée
du Seugnon, moutonnaient les cimes du bois de la
Falizette. Mais, droit devant lui, un peu sur la
gauche, c’était surtout Saint-Menges, dont le
chemin descendant aboutissait au bac ; c’était le
mamelon du Hattoy au milieu, Illy très loin,
au fond, Fleigneux enfoncé derrière
un pli de terrain, Floing plus rapproché,
à droite. Il reconnaissait le champ dans lequel
il avait attendu des heures, couché parmi les
choux, le plateau que l’artillerie de réserve avait
essayé de défendre, la crête où il avait vu Honoré
mourir sur sa pièce fracassée. Et l’abomination
du désastre renaissait, l’abreuvait de souffrance
et de dégoût, jusqu’au vomissement.
Cependant, la crainte d’être surpris par la nuit
noire, lui fit reprendre ses recherches.
Peut-être le 106e campait-il dans les parties
basses, au delà du village. Il n’y découvrit que des
rôdeurs, il se décida à faire le tour de
la presqu’île, en suivant la boucle. Comme il
traversait un champ de pommes de terre, il eut la
précaution d’en déterrer quelques pieds et de
s’emplir les poches : elles n’étaient pas mûres
encore, mais il n’avait rien autre chose,
Jean ayant voulu, pour comble de malechance,
se charger des deux pains que Delaherche leur
avait remis, au départ. Ce qui le frappait
maintenant, c’était la quantité considérable de
chevaux qu’il rencontrait, parmi les terres nues
dont la pente douce descendait du monticule
central à la Meuse, vers Donchery. Pourquoi avoir
amené toutes ces bêtes ? Comment allait-on les
nourrir ? Et la nuit noire s’était faite,
lorsqu’il atteignit un petit bois, au
bord de l’eau, dans lequel il fut surpris de
trouver les cent-gardes de l’escorte de l’empereur,
installés déjà, se séchant devant de grands feux.
Ces messieurs, ainsi campés à l’écart, avaient de
bonnes tentes, des marmites qui bouillaient,
une vache attachée à un arbre. Tout de suite,
il sentit qu’on le regardait de travers, dans son
lamentable abandon de fantassin en lambeaux,
couvert de boue. Pourtant, on lui permit de faire
cuire ses pommes de terre sous la cendre, et il se
retira au pied d’un arbre, à une centaine de
mètres, pour les manger. Il ne pleuvait plus,
le ciel s’était découvert, des étoiles luisaient
très vives, au fond des ténèbres bleues. Alors, il
comprit qu’il passerait
la nuit là, quitte à continuer ses recherches,
le lendemain matin. Il était brisé de fatigue,
l’arbre le protégerait toujours un peu, si
la pluie recommençait.
Mais il ne put s’endormir, hanté par la pensée de
cette prison vaste, ouverte au plein air de la
nuit, dans laquelle il se sentait enfermé. Les
prussiens avaient eu une idée d’une intelligence
vraiment singulière, en poussant là les
quatre-vingt mille hommes qui restaient de l’armée
de Châlons. La presqu’île pouvait mesurer une lieue
de long sur un kilomètre et demi de large, de quoi
parquer à l’aise l’immense troupeau débandé des
vaincus. Et il se rendait parfaitement compte de
l’eau ininterrompue qui les entourait, la boucle de
la Meuse sur trois côtés, puis le canal
de dérivation à la base, unissant les deux lits
rapprochés de la rivière. Là seulement,
se trouvait une porte, le pont, que les deux
canons défendaient. Aussi rien n’allait-il
être plus facile que de garder ce camp, malgré
son étendue. Déjà, il avait remarqué, à l’autre
bord, le cordon des sentinelles allemandes, un
soldat tous les cinquante pas, planté près de l’eau,
avec l’ordre de tirer sur tout homme qui tenterait
de s’échapper à la nage. Des uhlans galopaient
derrière, reliaient les différents postes ; tandis
que, plus loin, éparses dans la vaste campagne,
on aurait pu compter les lignes noires des
régiments prussiens, une triple enceinte vivante et
mouvante qui murait l’armée prisonnière.
Maintenant, d’ailleurs, les yeux grands ouverts par
l’insomnie, Maurice ne voyait plus que les
ténèbres, où s’allumaient les feux des bivouacs.
Pourtant, au delà du ruban pâle de la Meuse,
il distinguait encore les silhouettes immobiles
des sentinelles. Sous la clarté des étoiles, elles
restaient droites et noires ; et, à des
intervalles réguliers, leur cri guttural lui
arrivait, un cri de veille menaçante qui se
perdait au loin dans le gros bouillonnement de la
rivière. Tout le cauchemar de l’avant-veille
renaissait en
lui, à ces dures syllabes étrangères traversant
une belle nuit étoilée de France, tout ce qu’il
avait revu une heure plus tôt, le plateau
d’Illy encore encombré de morts, cette
banlieue scélérate de Sedan où venait de crouler un
monde. La tête appuyée contre une racine, dans
l’humidité de cette lisière de bois, il retomba
au désespoir qui l’avait saisi la veille, sur le
canapé de Delaherche ; et ce qui, aggravant
les souffrances de son orgueil, le torturait
maintenant, c’était la question du lendemain,
le besoin de mesurer la chute, de savoir au milieu
de quelles ruines ce monde d’hier avait croulé.
Puisque l’empereur avait rendu son épée au roi
Guillaume, cette abominable guerre n’était-elle pas
finie ? Mais il se rappelait ce que lui
avaient répondu deux soldats bavarois, qui
conduisaient les prisonniers à Iges : " nous tous en
France, nous tous à Paris ! " dans son
demi-sommeil, il eut la vision brusque
de ce qui se passait, l’empire balayé, emporté,
sous le coup de l’exécration universelle, la
république proclamée au milieu d’une explosion de
fièvre patriotique, tandis que la légende de 92
faisait défiler des ombres, les soldats
de la levée en masse, les armées de volontaires
purgeant de l’étranger le sol de la patrie. Et
tout se confondait dans sa pauvre tête malade,
les exigences des vainqueurs, l’âpreté de la
conquête, l’obstination des vaincus à donner
jusqu’à leur dernière goutte de sang, la
captivité pour les quatre-vingt mille hommes qui
étaient là, cette presqu’île d’abord, les
forteresses de l’Allemagne ensuite, pendant
des semaines, des mois, des années peut-être. Tout
craquait, s’effondrait, à jamais, au fond d’un
malheur sans bornes.
Le cri des sentinelles, grandi peu à peu, éclata
devant lui, alla se perdre au loin. Il s’était
réveillé, il se retournait sur la terre dure,
lorsqu’un coup de feu déchira le grand silence.
Un râle de mort, tout de suite, avait traversé
la nuit noire ; et il y eut un éclaboussement
d’eau,
la courte lutte d’un corps qui coule à pic. Sans
doute quelque malheureux qui venait de recevoir
une balle en pleine poitrine, comme il tentait
de se sauver, en passant la Meuse à la nage.
Le lendemain, dès le lever du soleil, Maurice
fut debout. Le ciel restait clair, il avait une
hâte de rejoindre Jean et les camarades de la
compagnie. Un instant, il eut l’idée de fouiller
de nouveau l’intérieur de la presqu’île ; puis,
il résolut d’en achever le tour. Et, comme il se
retrouvait au bord du canal, il aperçut les débris
du 106e, un millier d’hommes campés sur la berge,
que protégeait seule une file maigre de peupliers.
La veille, s’il avait tourné à gauche, au lieu
de marcher droit devant lui, il aurait
rattrapé tout de suite son régiment. Presque tous
les régiments de ligne s’étaient entassés là,
le long de cette berge qui va de la tour à Glaire
au château de Villette, une autre propriété
bourgeoise, entourée de quelques masures,
du côté de Donchery ; tous bivouaquaient près
du pont, près de l’issue unique, dans cet instinct
de la liberté qui fait s’écraser les grands
troupeaux, au seuil des bergeries, contre la porte.
Jean eut un cri de joie.
–ah ! C’est toi enfin ! Je t’ai cru dans la
rivière !
Il était là, avec ce qui restait de l’escouade,
Pache et Lapoulle, Loubet et Chouteau.
Ceux-ci, après avoir dormi sous une porte de
Sedan, s’étaient trouvés réunis de nouveau
par le grand coup de balai. Dans la compagnie,
d’ailleurs, ils n’avaient plus d’autre chef que le
caporal, la mort ayant fauché le sergent Sapin, le
lieutenant Rochas et le capitaine Beaudoin. Et,
bien que les vainqueurs eussent aboli les grades,
en décidant que les prisonniers ne devaient
obéissance qu’aux officiers allemands, tous les
quatre ne s’en étaient pas moins serrés autour de
lui, le sachant prudent et expérimenté, bon à
suivre dans les circonstances difficiles. Aussi,
ce matin-là, la concorde et
la belle humeur régnaient-elles, malgré la bêtise
des uns et la mauvaise tête des autres. Pour
la nuit, d’abord, il leur avait trouvé un endroit
à peu près sec, entre deux rigoles, où ils
s’étaient allongés, n’ayant plus, à eux tous,
qu’une toile. Ensuite, il venait de se procurer
du bois et une marmite, dans laquelle Loubet leur
avait fait du café, dont la bonne chaleur
les ragaillardissait. La pluie ne tombait
plus, la journée s’annonçait superbe, on avait
encore un peu de biscuit et de lard ; et puis, comme
disait Chouteau, ça faisait plaisir, de ne plus
obéir à personne, de flâner à sa fantaisie. On
avait beau être enfermé, il y avait de la place.
Du reste, dans deux ou trois jours, on serait
parti. Si bien que cette première journée, la
journée du 4, qui était un dimanche, se passa
gaiement.
Maurice lui-même, raffermi depuis qu’il avait
rejoint les camarades, ne souffrit guère que des
musiques prussiennes, qui jouèrent toute
l’après-midi, de l’autre côté du canal. Vers le
soir, il y eut des choeurs. On voyait, au delà
du cordon des sentinelles, les soldats se promenant
par petits groupes, chantant d’une voix lente
et haute, pour célébrer le dimanche.
–ah ! Ces musiques ! Finit par crier Maurice
exaspéré. Elles m’entrent dans la peau !
Moins nerveux, Jean haussa les épaules.
–dame ! Ils ont des raisons pour être contents. Et
puis, peut-être qu’ils croient nous distraire... la
journée n’a pas été mauvaise, ne nous plaignons pas.
Mais, à la tombée du jour, la pluie recommença.
C’était un désastre. Quelques soldats avaient
envahi les rares maisons abandonnées de la
presqu’île. Quelques autres étaient parvenus
à dresser des tentes. Le plus grand nombre, sans
abri d’aucune sorte, sans couverture même,
durent passer la nuit, au plein air, sous cette
pluie diluvienne.
Vers une heure du matin, Maurice que la fatigue
avait
assoupi, se réveilla au milieu d’un véritable
lac. Les rigoles, enflées par les averses, venaient
de déborder, submergeant le terrain où il s’était
étendu. Chouteau et Loubet juraient de colère,
tandis que Pache secouait Lapoulle, qui
dormait quand même à poings fermés, dans cette
noyade. Alors, Jean, ayant songé aux peupliers
plantés le long du canal, courut s’y abriter,
avec ses hommes, qui achevèrent là cette nuit
affreuse, à demi ployés, le dos contre l’écorce,
les jambes ramenées sous eux, pour les garer des
grosses gouttes.
Et la journée du lendemain, et la journée du
surlendemain, furent vraiment abominables, sous les
continuelles ondées, si drues et si fréquentes,
que les vêtements n’avaient pas le temps de sécher
sur le corps. La famine commençait, il ne restait
plus un biscuit, plus de lard ni de café. Pendant
ces deux jours, le lundi et le mardi, on vécut
de pommes de terre volées dans les champs voisins ;
et encore, vers la fin du deuxième jour, se
faisaient-elles si rares, que les soldats ayant
de l’argent les achetaient jusqu’à cinq sous pièce.
Des clairons sonnaient bien à la distribution,
le caporal s’était même hâté de se rendre
devant un grand hangar de la tour à Glaire, où
le bruit courait qu’on délivrait des rations de
pain. Mais, une première fois, il avait attendu là,
pendant trois heures, inutilement ; puis,
une seconde, il s’était pris de querelle
avec un bavarois. Si les officiers français ne
pouvaient rien, dans l’impuissance où ils étaient
d’agir, l’état-major allemand avait-il donc parqué
l’armée vaincue sous la pluie, avec l’intention de la
laisser crever de faim ? Pas une précaution ne
semblait avoir été prise, pas un effort n’était fait
pour nourrir les quatre-vingt mille hommes
dont l’agonie commençait, dans cet enfer effroyable
que les soldats allaient nommer le camp de la
misère, un nom de détresse dont les plus braves
devaient garder le frisson.
Au retour de ses longues stations inutiles devant
le hangar, Jean, malgré son calme habituel,
s’emportait.
–est-ce qu’ils se fichent de nous, à sonner,
quand il n’y a rien ? Du tonnerre de dieu si je me
dérange encore !
Pourtant, au moindre appel, il se hâtait de nouveau.
C’était inhumain, ces sonneries réglementaires ;
et elles avaient un autre effet, qui crevait
le coeur de Maurice. Chaque fois que sonnaient
les clairons, les chevaux français, abandonnés
et libres de l’autre côté du canal, accouraient,
se jetaient dans l’eau pour rejoindre leurs
régiments, affolés par ces fanfares connues qui leur
arrivaient ainsi que des coups d’éperon. Mais,
épuisés, entraînés, bien peu atteignaient la
berge. Ils se débattaient, lamentables, se noyaient
en si grand nombre, que leurs corps déjà, enflés
et surnageant, encombraient le canal. Quant
à ceux qui abordaient, ils étaient comme pris
de folie, galopaient, se perdaient au travers
des champs vides de la presqu’île.
–encore de la viande pour les corbeaux ! Disait
douloureusement Maurice, qui se rappelait la
quantité inquiétante de chevaux, rencontrée par lui.
Si nous restons quelques jours, nous allons tous nous
dévorer... ah ! Les pauvres bêtes !
La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible.
Et Jean qui commençait à s’inquiéter sérieusement
de l’état fébrile de Maurice, l’obligea à
s’envelopper dans un lambeau de couverture, qu’ils
avaient acheté dix francs à un zouave ; tandis que
lui, dans sa capote trempée comme une éponge,
recevait le déluge qui ne cessa point, cette
nuit-là. Sous les peupliers, la position devenait
intenable : un fleuve de boue coulait, la terre
gorgée gardait l’eau en flaques profondes. Le pis
était qu’on avait l’estomac vide, le repas du soir
ayant consisté en deux betteraves pour les
six hommes, qu’ils n’avaient même pu faire cuire,
faute de bois sec, et dont la fraîcheur sucrée
s’était changée bientôt en une intolérable
sensation de brûlure. Sans compter que la
dysenterie se déclarait, causée par la fatigue, la
mauvaise nourriture, l’humidité persistante.
à plus de dix reprises, Jean, adossé contre le
tronc du même arbre, les jambes sous l’eau,
avait allongé la main, pour tâter si Maurice ne
s’était pas découvert, dans l’agitation de son
sommeil. Depuis que, sur le plateau d’Illy,
son compagnon l’avait sauvé des prussiens, en
l’emportant entre ses bras, il payait sa dette au
centuple. C’était, sans qu’il le raisonnât, le don
entier de sa personne, l’oubli total de lui-même
pour l’amour de l’autre ; et cela obscur
et vivace, chez ce paysan resté près de la terre,
qui ne trouvait pas de mots pour exprimer ce
qu’il sentait. Déjà, il s’était retiré les morceaux
de la bouche, comme disaient les hommes de
l’escouade ; maintenant, il aurait donné
sa peau pour en revêtir l’autre, lui abriter les
épaules, lui réchauffer les pieds. Et, au milieu du
sauvage égoïsme qui les entourait, de ce coin
d’humanité souffrante dont la faim enrageait les
appétits, il devait peut-être à cette complète
abnégation de lui-même ce bénéfice imprévu de
conserver sa tranquille humeur et sa belle santé ;
car lui seul, solide encore, ne perdait pas trop
la tête.
Aussi, après cette nuit affreuse, Jean mit-il à
exécution une idée qui le hantait.
–écoute, mon petit, puisqu’on ne nous donne rien à
manger et qu’on nous oublie dans ce sacré trou,
faut pourtant se remuer un peu, si l’on ne veut pas
crever comme des chiens... as-tu encore des
jambes ?
Heureusement, le soleil avait reparu, et Maurice en
était tout réchauffé.
–mais oui, j’ai des jambes !
–alors, nous allons partir à la découverte... nous
avons de l’argent, c’est bien le diable si nous ne
trouvons pas quelque chose à acheter. Et ne nous
embarrassons pas
des autres, ils ne sont pas assez gentils, qu’ils
se débrouillent !
En effet, Loubet et Chouteau le révoltaient par
leur égoïsme sournois, volant ce qu’ils pouvaient,
ne partageant jamais avec les camarades ; de même
qu’il n’y avait rien à tirer de bon de Lapoulle,
la brute, ni de Pache, le cafard.
Tous les deux donc, Jean et Maurice, s’en
allèrent par le chemin que ce dernier avait suivi
déjà, le long de la Meuse. Le parc de la tour à
Glaire et la maison d’habitation étaient
dévastés, pillés, les pelouses ravinées comme
par un orage, les arbres abattus, les bâtiments
envahis. Une foule en guenilles, des soldats couverts
de boue, les joues creuses, les yeux luisants
de fièvre, y campaient en bohémiens, vivaient en
loups dans les chambres souillées, n’osant sortir,
de peur de perdre leur place pour la nuit. Et,
plus loin, sur les pentes, ils traversèrent la
cavalerie et l’artillerie, si correctes jusque-là,
déchues elles aussi, se désorganisant sous cette
torture de la faim, qui affolait les chevaux et
jetait les hommes à travers champs, en bandes
dévastatrices. à droite, ils virent, devant le
moulin, une queue interminable d’artilleurs et
de chasseurs d’Afrique défilant avec lenteur : le
meunier leur vendait de la farine, deux poignées
dans leur mouchoir pour un franc. Mais la crainte de
trop attendre les fit passer outre, avec
l’espoir de trouver mieux, dans le village
d’Iges ; et ce fut une consternation, lorsqu’ils
l’eurent visité, nu et morne, pareil à un village
d’Algérie, après un passage de sauterelles : plus
une miette de vivres, ni pain, ni légumes, ni
viande, les misérables maisons comme raclées avec
les ongles. On disait que le général Lebrun était
descendu chez le maire. Vainement, il s’était
efforcé d’organiser un service de bons, payables
après la campagne, de façon à faciliter
l’approvisionnement des troupes. Il n’y avait plus
rien, l’argent devenait
inutile. La veille encore, on payait un biscuit
deux francs, une bouteille de vin sept francs,
un petit verre d’eau-de-vie vingt sous, une pipe
de tabac dix sous. Et, maintenant, des officiers
devaient garder la maison du général, ainsi
que les masures voisines, le sabre au poing, car de
continuelles bandes de rôdeurs enfonçaient les
portes, volaient jusqu’à l’huile des lampes
pour la boire.
Trois zouaves appelèrent Maurice et Jean. à cinq,
on ferait de la besogne.
–venez donc... y a des chevaux qui claquent, et si
on avait seulement du bois sec...
puis, ils se ruèrent sur une maison de paysan,
cassèrent les portes des armoires, arrachèrent le
chaume de la toiture. Des officiers qui
arrivaient au pas de course, en les menaçant
de leurs revolvers, les mirent en fuite.
Jean, quand il vit les quelques habitants restés à
Iges aussi misérables et affamés que les soldats,
regretta d’avoir dédaigné la farine, au moulin.
–faut retourner, peut-être qu’il y en a encore.
Mais Maurice commençait à être si las, si épuisé
d’inanition, que Jean le laissa dans un trou des
carrières, assis sur une roche, en face du large
horizon de Sedan. Lui, après une queue de trois
quarts d’heure, revint enfin avec un torchon plein
de farine. Et ils ne trouvèrent rien autre chose
que de la manger ainsi, à poignées. Ce n’était
pas mauvais, ça ne sentait rien, un goût fade de
pâte. Pourtant, ce déjeuner les réconforta un peu.
Ils eurent même la chance de trouver, dans la roche,
un réservoir naturel d’eau de pluie, assez pure,
auquel ils se désaltérèrent avec délices.
Puis, comme Jean proposait de rester là
l’après-midi, Maurice eut un geste violent.
–non, non, pas là ! ... j’en tomberais malade,
d’avoir ça longtemps sous les yeux...
de sa main tremblante, il indiquait l’horizon
immense,
le Hattoy, les plateaux de Floing et d’Illy, le
bois de la Garenne, ces champs exécrables du
massacre et de la défaite.
–tout à l’heure, pendant que je t’attendais, j’ai
dû me décider à tourner le dos, car j’aurais fini
par hurler de rage, oui ! Hurler comme un chien
qu’on exaspère... tu ne peux t’imaginer le mal que ça
me fait, ça me rend fou !
Jean le regardait, étonné de cet orgueil saignant,
inquiet de surprendre de nouveau dans ses yeux cet
égarement de folie qu’il avait remarqué déjà. Il
affecta de plaisanter.
–bon ! C’est facile, nous allons changer de pays.
Alors, ils errèrent jusqu’à la fin du jour, au
hasard des sentiers. Ils visitèrent la partie
plate de la presqu’île, dans l’espérance d’y
trouver des pommes de terre encore ; mais les
artilleurs, ayant pris les charrues, avaient
retourné les champs, glanant, ramassant tout. Ils
revinrent sur leurs pas, ils traversèrent de nouveau
des foules désoeuvrées et mourantes, des soldats
promenant leur faim, semant le sol de leurs corps
engourdis, tombés d’épuisement par centaines, au
grand soleil. Eux-mêmes, à chaque heure,
succombaient, devaient s’asseoir. Puis, une sourde
exaspération les remettait debout, ils
recommençaient à rôder, comme aiguillonnés par
l’instinct de l’animal qui cherche sa nourriture.
Cela semblait durer depuis des mois, et les
minutes coulaient pourtant, rapides. Dans
l’intérieur des terres, du côté de Donchery, ils
eurent peur des chevaux, ils durent s’abriter
derrière un mur, ils restèrent là longtemps, à
bout de forces, regardant de leurs yeux vagues
ces galops de bêtes folles passer sur le ciel
rouge du couchant.
Ainsi que Maurice l’avait prévu, les milliers de
chevaux emprisonnés avec l’armée, et qu’on ne
pouvait nourrir, étaient un danger qui croissait de
jour en jour. D’abord, ils avaient mangé l’écorce
des arbres, ensuite ils s’étaient attaqués aux
treillages, aux palissades, à toutes
les planches qu’ils rencontraient, et maintenant ils
se dévoraient entre eux. On les voyait se jeter les
uns sur les autres, pour s’arracher les crins de la
queue, qu’ils mâchaient furieusement, au milieu
d’un flot d’écume. Mais, la nuit surtout, ils
devenaient terribles, comme si l’obscurité les eût
hantés de cauchemars. Ils se réunissaient,
se ruaient sur les rares tentes debout, attirés par
la paille. Vainement, les hommes, pour les écarter,
avaient allumé de grands feux, qui semblaient les
exciter davantage. Leurs hennissements étaient si
lamentables, si effrayants, qu’on aurait dit des
rugissements de bêtes fauves. On les chassait, ils
revenaient plus nombreux et plus féroces. Et, à
chaque instant, dans les ténèbres, on entendait le
long cri d’agonie de quelque soldat perdu,
que l’enragé galop venait d’écraser.
Le soleil était encore sur l’horizon, lorsque Jean et
Maurice, en route pour retourner au campement,
eurent la surprise de rencontrer les quatre hommes
de l’escouade, terrés dans un fossé, ayant l’air de
comploter là quelque mauvais coup. Loubet, tout de
suite, les appela, et Chouteau leur dit :
–c’est par rapport au dîner de ce soir... nous
allons crever, voici trente-six heures que nous ne
nous sommes rien mis dans le ventre... alors, comme
il y a là des chevaux, et que ce n’est pas
mauvais, la viande des chevaux...
–n’est-ce pas ? Caporal, vous en êtes, continua
Loubet, parce que plus nous serons, mieux ça
vaudra, avec une si grosse bête... tenez ! Il y en
a un, là-bas, que nous guettons depuis une heure,
ce grand rouge qui a l’air malade. Ce sera plus
facile de l’achever.
Et il montrait un cheval que la faim venait
d’abattre, au bord d’un champ ravagé de
betteraves. Tombé sur le flanc, il relevait par
moments la tête, promenait ses yeux mornes,
avec un grand souffle triste.
–ah ! Comme c’est long ! Grogna Lapoulle, que son
gros appétit torturait. Je vas l’assommer,
voulez-vous ?
Mais Loubet l’arrêta. Merci ! Pour se faire une
sale histoire avec les prussiens, qui avaient
défendu, sous peine de mort, de tuer un seul
cheval, dans la crainte que la carcasse
abandonnée n’engendrât la peste. Il fallait
attendre la nuit close. Et c’était pourquoi, tous
les quatre, ils étaient dans le fossé, à guetter,
les yeux luisants, ne quittant pas la bête.
–caporal, demanda Pache, d’une voix un peu
tremblante, vous qui avez de l’idée, si vous pouviez
le tuer sans lui faire du mal ?
D’un geste de révolte, Jean refusa la cruelle
besogne. Cette pauvre bête agonisante, oh ! Non,
non ! Son premier mouvement venait d’être de fuir,
d’emmener Maurice, pour ne prendre part ni l’un ni
l’autre à l’affreuse boucherie. Mais, en voyant son
compagnon si pâle, il se gronda ensuite de sa
sensibilité. Après tout, mon dieu ! Les bêtes,
c’était fait pour nourrir les gens. On ne pouvait pas
se laisser mourir de faim, quand il y avait là de
la viande. Et il fut content de voir Maurice se
ragaillardir un peu à l’espoir qu’on dînerait, il
dit lui-même de son air de bonne humeur :
–ma foi, non, je n’ai pas d’idée, et s’il faut
le tuer, sans lui faire du mal...
–oh ! Moi, je m’en fiche, interrompit Lapoulle.
Vous allez voir !
Quand les deux nouveaux venus se furent assis dans le
fossé, l’attente recommença. De temps à autre,
un des hommes se levait, s’assurait que le cheval
était bien toujours là, tendant le cou vers les
souffles frais de la Meuse, vers le soleil
couchant, pour en boire encore toute la vie.
Puis, enfin, lorsque le crépuscule vint
lentement, les six furent debout, dans ce guet
sauvage, impatients de la nuit si paresseuse,
regardant de toutes parts, avec une inquiétude
effarée, si personne ne les voyait.
–ah ! Zut ! Cria Chouteau, c’est le moment !
La campagne restait claire, d’une clarté louche
d’entre chien et loup. Et Lapoulle courut le
premier, suivi des cinq autres. Il avait pris dans
le fossé une grosse pierre ronde, il se rua sur le
cheval, se mit à lui défoncer le crâne, de ses
deux bras raidis, comme avec une massue.
Mais, dès le second coup, le cheval fit un effort
pour se remettre debout. Chouteau et Loubet
s’étaient jetés en travers de ses jambes, tâchaient
de le maintenir, criaient aux autres de les aider.
Il hennissait d’une voix presque humaine, éperdue
et douloureuse, se débattait, les aurait
cassés comme verre, s’il n’avait pas été déjà à
demi mort d’inanition. Cependant, sa tête remuait
trop, les coups ne portaient plus, Lapoulle
ne pouvait le finir.
–nom de dieu ! Qu’il a les os durs ! ... tenez-le
donc, que je le crève !
Jean et Maurice, glacés, n’entendaient pas les
appels de Chouteau, restaient les bras ballants,
sans se décider à intervenir.
Et Pache, brusquement, dans un élan instinctif
de religieuse pitié, tomba sur la terre à deux
genoux, joignit les mains, se mit à bégayer des
prières, comme on en dit au chevet des agonisants.
–seigneur, prenez pitié de lui...
une fois encore, Lapoulle frappa à faux,
n’enleva qu’une oreille au misérable cheval,
qui se renversa, avec un grand cri.
–attends, attends ! Gronda Chouteau. Il faut en
finir, il nous ferait pincer... ne le lâche pas,
Loubet !
Dans sa poche, il venait de prendre son couteau,
un petit couteau dont la lame n’était guère plus
longue que le doigt. Et, vautré sur le corps de la
bête, un bras passé à son cou, il enfonça cette
lame, fouilla dans cette chair vivante, tailla des
morceaux jusqu’à ce qu’il eût trouvé et tranché
l’artère. D’un bond, il s’était jeté de côté, le
sang jaillissait, se dégorgeait comme du canon
d’une fontaine, tandis que les pieds s’agitaient et
que de grands frissons convulsifs couraient sur la
peau. Il fallut près de cinq minutes au cheval pour
mourir. Ses grands yeux élargis, pleins d’une
épouvante triste, s’étaient fixés sur
les hommes hagards qui attendaient qu’il fût mort.
Ils se troublèrent et s’éteignirent.
–mon dieu, bégayait Pache toujours à genoux,
secourez-le, ayez-le en votre sainte garde...
ensuite, quand il ne remua plus, ce fut un gros
embarras, pour en tirer un bon morceau. Loubet,
qui avait fait tous les métiers, indiquait bien
comment il fallait s’y prendre, si l’on voulait
avoir le filet. Mais, boucher maladroit, n’ayant
d’ailleurs que le petit couteau, il se perdit
dans cette chair toute chaude, encore palpitante de
vie. Et Lapoulle, impatient, s’étant mis à
l’aider en ouvrant le ventre, sans nécessité
aucune, le carnage devint abominable. Une hâte
féroce dans le sang et les entrailles répandues,
des loups qui fouillaient à pleins crocs la
carcasse d’une proie.
–je ne sais pas bien quel morceau ça peut être,
dit enfin Loubet en se relevant, les bras chargés
d’un lambeau énorme de viande. Mais voilà tout de
même de quoi nous en mettre par-dessus les yeux.
Jean et Maurice, saisis d’horreur, avaient
détourné la tête. Cependant, la faim les pressait,
ils suivirent la bande, quand elle galopa, pour ne
point se faire surprendre près du cheval entamé.
Chouteau venait de faire une trouvaille, trois
grosses betteraves, oubliées, qu’il emportait.
Loubet, pour se décharger les bras, avait jeté la
viande sur les épaules de Lapoulle ; tandis que
Pache portait la marmite de l’escouade, qu’ils
traînaient avec eux, en cas de chasse heureuse. Et
les six galopaient, galopaient, sans reprendre
haleine, comme poursuivis.
Tout d’un coup, Loubet arrêta les autres.
–c’est bête, faudrait savoir où nous allons faire
cuire ça.
Jean, qui se calmait, proposa les carrières. Elles
n’étaient pas à plus de trois cents mètres, il y
avait là des trous cachés, où l’on pouvait allumer
du feu, sans être vu. Mais, quand ils y furent,
toutes sortes de difficultés se présentèrent.
D’abord, la question du bois ; et heureusement
qu’ils découvrirent la brouette d’un cantonnier,
dont Lapoulle fendit les planches, à coups
de talon. Ensuite, ce fut l’eau potable qui
manquait absolument. Dans la journée, le grand
soleil avait séché les petits réservoirs
naturels d’eau de pluie. Il existait bien une
pompe, mais elle était trop loin, au château de la
tour à Glaire, et l’on y faisait queue jusqu’à
minuit, heureux encore lorsqu’un camarade, dans
la bousculade, ne renversait pas du coude
votre gamelle. Quant aux quelques puits du
voisinage, ils étaient taris depuis deux jours, on
n’en tirait plus que de la boue. Restait seulement
l’eau de la Meuse, dont la berge se trouvait
de l’autre côté de la route.
–j’y vas avec la marmite, proposa Jean.
Tous se récrièrent.
–ah ! Non ! Nous ne voulons pas être empoisonnés,
c’est plein de morts !
La Meuse, en effet, roulait des cadavres d’hommes
et de chevaux. On en voyait, à chaque minute,
passer, le ventre ballonné, déjà verdâtres, en
décomposition. Beaucoup s’étaient arrêtés dans les
herbes, sur les bords, empestant l’air, agités
par le courant d’un frémissement continu. Et
presque tous les soldats qui avaient bu de cette
eau abominable, s’étaient trouvés pris de nausées
et de dysenterie, à la suite d’affreuses coliques.
Il fallait se résigner pourtant. Maurice expliqua
que l’eau, après avoir bouilli, ne serait plus
dangereuse.
–alors, j’y vas, répéta Jean, qui emmena
Lapoulle. Lorsque la marmite fut enfin au feu,
pleine d’eau,
avec la viande dedans, la nuit noire était venue.
Loubet avait épluché les betteraves, pour les faire
cuire dans le bouillon, un vrai fricot de l’autre
monde, comme il disait ; et tous activaient la
flamme, en poussant sous la marmite les débris
de la brouette. Leurs grandes ombres dansaient
bizarrement, au fond de ce trou de roches. Puis,
il leur devint impossible d’attendre davantage, ils
se jetèrent sur le bouillon immonde, ils se
partagèrent la viande avec leurs doigts égarés
et tremblants, sans prendre le temps d’employer
le couteau. Mais, malgré eux, leur coeur se soulevait.
Ils souffraient surtout du manque de sel, leur
estomac se refusait à garder cette bouillie fade
des betteraves, ces morceaux de chair à
moitié cuite, gluante, d’un goût d’argile. Presque
tout de suite, des vomissements se déclarèrent.
Pache ne put continuer, Chouteau et Loubet
injurièrent cette satanée rosse de cheval,
qu’ils avaient eu tant de peine à mettre
en pot-au-feu, et qui leur fichait la colique.
Seul, Lapoulle dîna copieusement ; mais il
faillit en crever, la nuit, lorsqu’il fut retourné
avec les trois autres, sous les peupliers du
canal, pour y dormir.
En chemin, Maurice, sans une parole, saisissant
le bras de Jean, l’avait entraîné par un sentier
de traverse. Les camarades lui causaient une sorte
de dégoût furieux, il venait de faire un projet,
celui d’aller coucher dans le petit bois, où il
avait passé la première nuit. C’était une
bonne idée, que Jean approuva beaucoup,
lorsqu’il se fut allongé sur le sol en pente, très
sec, abrité par d’épais feuillages. Ils y
restèrent jusqu’au grand jour, ils y dormirent
même d’un profond sommeil, ce qui leur rendit
quelque force.
Le lendemain était un jeudi. Mais ils ne savaient
plus comment ils vivaient, ils furent simplement
heureux de ce que le beau temps semblait se
rétablir. Jean décida Maurice, malgré sa
répugnance, à retourner au bord du
canal, pour voir si leur régiment ne devait pas
partir ce jour-là. Chaque jour, maintenant, il y
avait des départs de prisonniers, des colonnes de
mille à douze cents hommes, qu’on dirigeait sur
les forteresses de l’Allemagne. L’avant-veille,
ils avaient vu, devant le poste prussien, un
convoi d’officiers et de généraux qui allaient, à
Pont-à-Mousson, prendre le chemin de fer.
C’était, chez tous, une fièvre, une furieuse envie
de quitter cet effroyable camp de la misère. Ah !
Si leur tour pouvait être venu ! Et, quand
ils retrouvèrent le 106e toujours campé sur la
berge, dans le désordre croissant de tant de
souffrances, ils en eurent un véritable désespoir.
Pourtant, ce jour-là, Jean et Maurice crurent
qu’ils mangeraient. Depuis le matin, tout un
commerce s’était établi entre les prisonniers et
les bavarois, par-dessus le canal : on leur
jetait de l’argent dans un mouchoir, et
ils renvoyaient le mouchoir avec du gros pain bis
ou du tabac grossier, à peine sec. Même des
soldats qui n’avaient pas d’argent, étaient arrivés
à faire des affaires, en leur lançant des gants
blancs d’ordonnance, dont ils semblaient friands.
Pendant deux heures, le long du canal, ce moyen
barbare d’échange fit voler les paquets. Mais,
Maurice ayant envoyé une pièce de cent sous dans
sa cravate, le bavarois qui lui renvoyait un pain,
le jeta de telle sorte, soit maladresse, soit
farce méchante, que le pain tomba à l’eau. Alors,
parmi les allemands, ce furent des rires énormes.
Deux fois, Maurice s’entêta, et deux fois
le pain fit un plongeon. Puis, attirés par les
rires, des officiers accoururent, qui défendirent à
leurs hommes de rien vendre aux prisonniers, sous
peine de punitions sévères. Le commerce cessa, Jean
dut calmer Maurice qui montrait les deux poings
à ces voleurs, en leur criant de lui renvoyer
ses pièces de cent sous.
La journée, malgré son grand soleil, fut terrible
encore. Il y eut deux alertes, deux appels de
clairon, qui
firent courir Jean devant le hangar, où les
distributions étaient censées avoir lieu. Mais, les
deux fois, il ne reçut que des coups de coude, dans
la bousculade. Les prussiens, si remarquablement
organisés, continuaient à montrer une incurie
brutale à l’égard de l’armée vaincue. Sur les
réclamations des généraux Douay et Lebrun, ils
avaient bien fait amener quelques moutons, ainsi que
des voitures de pains ; seulement, les précautions
étaient si mal prises, que les moutons se trouvaient
enlevés, les voitures pillées, dès le pont, de
sorte que les troupes campées à plus de cent
mètres, ne recevaient toujours rien. Il n’y avait
guère que les rôdeurs, les détrousseurs de convois,
qui mangeaient. Aussi Jean, comprenant le
truc, comme il disait, finit-il par amener Maurice
près du pont, pour guetter eux aussi la nourriture.
Il était quatre heures déjà, ils n’avaient rien
mangé encore, par ce beau jeudi ensoleillé,
lorsqu’ils eurent la joie, tout d’un coup,
d’apercevoir Delaherche. Quelques bourgeois de
Sedan obtenaient ainsi, à grand’peine,
l’autorisation d’aller voir les prisonniers,
auxquels ils portaient des provisions ; et
Maurice, plusieurs fois déjà, avait dit sa
surprise de n’avoir aucune nouvelle de sa
soeur. Dès qu’ils reconnurent de loin Delaherche,
chargé d’un panier, ayant un pain sous chaque
bras, ils se ruèrent ; mais ils arrivèrent encore
trop tard, une telle poussée s’était produite,
que le panier et un des pains venaient d’y
rester, enlevés, disparus, sans que le fabricant
de drap eût pu lui-même se rendre compte de cet
arrachement.
–ah ! Mes pauvres amis ! Balbutia-t-il, stupéfait,
bouleversé, lui qui arrivait le sourire aux lèvres,
l’air bonhomme et pas fier, dans son désir de
popularité.
Jean s’était emparé du dernier pain, le défendait ;
et, tandis que Maurice et lui, assis au bord de la
route, le dévoraient à grosses bouchées,
Delaherche donnait des
nouvelles. Sa femme, dieu merci ! Allait très bien.
Seulement, il avait des inquiétudes pour le
colonel, qui était tombé dans un grand
accablement, bien que sa mère continuât à lui
tenir compagnie du matin au soir.
–et ma soeur ? Demanda Maurice.
–votre soeur, c’est vrai ! ... elle m’accompagnait,
c’était elle qui portait les deux pains.
Seulement, elle a dû rester là-bas, de l’autre
côté du canal. Jamais le poste n’a consenti
à la laisser passer... vous savez que les prussiens
ont rigoureusement interdit aux femmes l’entrée
de la presqu’île.
Alors, il parla d’Henriette, de ses tentatives
vaines pour voir son frère et lui venir en aide. Un
hasard l’avait mise, dans Sedan, face à face avec
le cousin Gunther, le capitaine de la garde
prussienne. Il passait de son air sec et dur,
en affectant de ne pas la reconnaître. Elle-même,
le coeur soulevé, comme devant un des assassins de
son mari, avait d’abord hâté le pas. Puis, dans un
brusque revirement, qu’elle ne s’expliquait point,
elle était revenue, lui avait tout dit, la mort
de Weiss, d’une voix rude de reproche. Et il
n’avait eu qu’un geste vague, en apprenant cette
mort affreuse d’un parent : c’était le
sort de la guerre, lui aussi aurait pu être tué. Sur
son visage de soldat, à peine un frémissement
avait-il couru. Ensuite, lorsqu’elle lui avait
parlé de son frère prisonnier, en le suppliant
d’intervenir, pour qu’elle pût le voir, il
s’était refusé à toute démarche. La consigne
était formelle, il parlait de la volonté allemande
comme d’une religion. En le quittant, elle avait eu
la sensation nette qu’il se croyait en France
comme un justicier, avec l’intolérance et la
morgue de l’ennemi héréditaire, grandi dans
la haine de la race qu’il châtiait.
–enfin, conclut Delaherche, vous aurez toujours
mangé, ce soir ; et ce qui me désespère, c’est que
je crains bien de ne pouvoir obtenir une autre
permission.
Il leur demanda s’ils n’avaient pas de commissions à
lui donner, il se chargea obligeamment de lettres
écrites au crayon, que d’autres soldats lui
confièrent, car on avait vu des bavarois allumer
leur pipe, en riant, avec les lettres qu’ils
avaient promis de faire parvenir.
Puis, comme Maurice et Jean l’accompagnaient
jusqu’au pont, Delaherche s’écria :
–mais, tenez ! La voici là-bas, Henriette ! ... vous
la voyez bien qui agite son mouchoir.
Au delà de la ligne des sentinelles, en effet,
parmi la foule, on distinguait une petite figure
mince, un point blanc qui palpitait dans le
soleil. Et tous deux, très émus, les yeux humides,
levèrent les bras, répondirent d’un furieux branle
de la main.
Ce fut le lendemain, un vendredi, que Maurice passa
la plus abominable des journées. Pourtant, après une
nouvelle nuit tranquille dans le petit bois, il
avait eu la chance de manger encore du pain, Jean
ayant découvert, au château de Villette, une femme
qui en vendait, à dix francs la livre. Mais, ce
jour-là, ils assistèrent à une effrayante scène, dont
le cauchemar les hanta longtemps.
La veille, Chouteau avait remarqué que Pache ne se
plaignait plus, l’air étourdi et content, comme un
homme qui aurait dîné à sa faim. Tout de suite, il
eut l’idée que le sournois devait avoir une
cachette quelque part, d’autant plus que, ce
matin-là, il venait de le voir s’éloigner
pendant près d’une heure, puis reparaître, avec un
sourire en dessous la bouche pleine. Sûrement, une
aubaine lui était tombée, des provisions
ramassées dans quelque bagarre. Et Chouteau
exaspérait Loubet et Lapoulle, ce dernier
surtout. Hein ? Quel sale individu, s’il avait à
manger, de ne pas partager avec les camarades !
–vous ne savez pas, ce soir, nous allons le
suivre... nous verrons s’il ose s’emplir tout seul,
quand de pauvres bougres crèvent à côté de lui.
–oui, oui ! C’est ça, nous le suivrons ! Répéta
violemment Lapoulle. Nous verrons bien !
Il serrait les poings, le seul espoir de manger
enfin le rendait fou. Son gros appétit le torturait
plus que les autres, son tourment devenait tel,
qu’il avait essayé de mâcher de l’herbe. Depuis
l’avant-veille, depuis la nuit où la viande de
cheval aux betteraves lui avait donné une
dysenterie affreuse, il était à jeun, si maladroit
de son grand corps, malgré sa force, que, dans la
bousculade du pillage des vivres, il n’attrapait
jamais rien. Il aurait payé de son sang une livre
de pain.
Comme la nuit tombait, Pache se glissa parmi les
arbres de la tour à Glaire, et les trois autres,
prudemment, filèrent derrière lui.
–faut pas qu’il se doute, répétait Chouteau.
Méfiez-vous, s’il se retourne.
Mais, cent pas plus loin, Pache, évidemment, se
crut seul, car il se mit à marcher d’un pas
rapide, sans même jeter un regard en arrière. Et
ils purent aisément le suivre jusque dans les
carrières voisines, ils arrivèrent sur son dos, comme
il dérangeait deux grosses pierres, pour prendre une
moitié de pain dessous. C’était la fin de
ses provisions, il avait encore de quoi faire
un repas.
–nom de dieu de cafard ! Hurla Lapoulle, voilà
donc pourquoi tu te caches ! ... tu vas me donner
ça, c’est ma part !
Donner son pain, pourquoi donc ? Si chétif qu’il
fût, une colère le redressa, tandis qu’il serrait
le morceau de toutes ses forces sur son coeur. Lui
aussi avait faim.
–fiche-moi la paix, entends-tu ! C’est à moi !
Puis, devant le poing levé de Lapoulle, il prit
sa course, galopant, dévalant des carrières dans
les terres nues, du côté de Donchery. Les trois
autres le poursuivaient, haletants, à toutes
jambes. Mais il gagnait du terrain, plus
léger, pris d’une telle peur, si entêté à garder
son bien, qu’il semblait emporté par le vent. Il
avait franchi près
d’un kilomètre, il approchait du petit bois, au
bord de l’eau, lorsqu’il rencontra Jean et
Maurice, qui revenaient à leur gîte de la nuit.
Au passage, il leur jeta un cri de détresse,
tandis que ceux-ci, étonnés de cette chasse à
l’homme, dont l’enragé galop passait devant eux,
restaient plantés au bord d’un champ. Et ce fut
ainsi qu’ils virent tout.
Le malheur voulut que Pache, buttant contre une
pierre, s’abattit. Déjà les trois autres arrivaient,
jurant, hurlant, fouettés par la course, pareils
à des loups lâchés sur une proie.
–donne ça, nom de dieu ! Cria Lapoulle, ou je te
fais ton affaire !
Et il levait de nouveau le poing, lorsque Chouteau
lui passa, grand ouvert, le couteau mince, qui lui
avait servi à saigner le cheval.
–tiens ! Le couteau !
Mais Jean s’était précipité, pour empêcher un
malheur, perdant la tête lui aussi, parlant de les
fourrer tous au bloc ; ce qui le fit traiter par
Loubet de prussien, avec un mauvais rire,
puisqu’il n’y avait plus de chefs et que les
prussiens seuls commandaient.
–tonnerre de dieu ! Répétait Lapoulle, veux-tu
me donner ça !
Malgré la terreur dont il était blême, Pache
serra davantage le pain contre sa poitrine, dans
son obstination de paysan affamé qui ne lâche rien
de ce qui est à lui.
–non !
Alors, ce fut fini, la brute lui planta le couteau
dans la gorge, si violemment, que le misérable ne
cria même pas. Ses bras se détendirent, le morceau
de pain roula par terre, dans le sang qui avait
jailli.
Devant ce meurtre imbécile et fou, Maurice,
immobile jusque-là, parut lui-même être pris
brusquement de folie. Il menaçait les trois hommes
du geste, il les traitait d’assassins, avec une
telle véhémence, que tout son corps
en tremblait. Mais Lapoulle ne semblait même pas
l’entendre. Resté par terre, accroupi près du
corps, il dévorait le pain, éclaboussé de gouttes
rouges ; il avait un air de stupidité farouche,
comme étourdi par le gros bruit de ses
mâchoires ; tandis que Chouteau et Loubet, à le
voir si terrible dans son assouvissement,
n’osaient pas même lui réclamer leur part.
La nuit était complètement venue, une nuit
claire, au beau ciel étoilé ; et Maurice et Jean,
qui avaient gagné leur petit bois, ne virent
bientôt plus que Lapoulle, rôdant le long
de la Meuse. Les deux autres avaient disparu,
retournés sans doute au bord du canal, inquiets de
ce corps qu’ils laissaient derrière eux. Lui,
au contraire, semblait craindre d’aller là-bas,
rejoindre les camarades. Après l’étourdissement du
meurtre, alourdi par la digestion du gros morceau
de pain avalé trop vite, il était évidemment saisi
d’une angoisse, qui le faisait s’agiter,
n’osant reprendre la route que barrait le
cadavre, piétinant sans fin sur la berge, d’un
pas vacillant d’irrésolution. Le remords
s’éveillait-il, au fond de cette âme obscure ?
Ou bien n’était-ce que la terreur d’être
découvert ? Il allait et venait ainsi qu’une bête
devant les barreaux de sa cage, avec un besoin
subit et grandissant de fuir, un besoin
douloureux comme un mal physique, dont
il sentait qu’il mourrait, s’il ne le contentait
pas. Au galop, au galop, il lui fallait sortir
tout de suite de cette prison où il venait de
tuer. Pourtant, il s’affaissa, il resta
longtemps vautré parmi les herbes de la rive.
Dans sa révolte, Maurice, lui aussi, disait à
Jean :
–écoute, je ne puis plus rester. Je t’assure que je
vais devenir fou... ça m’étonne que le corps ait
résisté, je ne me porte pas trop mal. Mais la
tête déménage, oui ! Elle déménage, c’est
certain. Si tu me laisses encore un jour dans
cet enfer, je suis perdu... je t’en prie, partons,
partons tout de suite !
Et il se mit à lui expliquer des plans
extravagants d’évasion. Ils allaient traverser la
Meuse à la nage, se jeter sur les sentinelles, les
étrangler avec un bout de corde qu’il avait dans sa
poche ; ou encore ils les assommeraient à coups
de pierre ; ou encore ils les achèteraient
à prix d’argent, revêtiraient leurs uniformes,
pour franchir les lignes prussiennes.
–mon petit, tais-toi ! Répétait Jean désespéré,
ça me fait peur de t’entendre dire des bêtises.
Est-ce que c’est raisonnable, est-ce que c’est
possible, tout ça ? ... demain, nous verrons.
Tais-toi !
Lui, bien qu’il eût également le coeur abreuvé de
colère et de dégoût, gardait son bon sens, dans
l’affaiblissement de la faim, parmi les cauchemars
de cette vie qui touchait le fond de la misère
humaine. Et, comme son compagnon s’affolait
davantage, voulait se jeter à la Meuse, il dut le
retenir, le violenter même, les yeux pleins de
larmes, suppliant et grondant. Puis, tout d’un
coup :
–tiens ! Regarde !
Un clapotement d’eau venait de se faire entendre.
Ils virent Lapoulle, qui s’était décidé à se
laisser glisser dans la rivière, après avoir
enlevé sa capote, pour qu’elle ne gênât pas ses
mouvements ; et la tache de sa chemise
faisait une blancheur très visible, au fil du
courant mouvant et noir. Il nageait, il remontait
doucement, guettant sans doute le point où il
pourrait aborder ; tandis que, sur l’autre berge,
on distinguait très bien les minces silhouettes
des sentinelles immobiles. Déchirant la nuit,
il y eut un brusque éclair, un coup de feu qui
alla rouler jusqu’aux roches de Montimont.
L’eau, simplement, bouillonna, comme sous le choc
de deux rames affolées qui l’auraient battue. Et ce
fut tout, le corps de Lapoulle, la tache blanche
se mit à descendre, abandonnée et molle
dans le courant.
Le lendemain, un samedi, dès l’aube, Jean ramena
Maurice au campement du 106e, avec le nouvel
espoir qu’on partirait ce jour-là. Mais il n’y
avait pas d’ordre, le régiment semblait comme
oublié. Beaucoup étaient partis, la presqu’île
se vidait, et ceux qu’on laissait là tombaient
à une maladie noire. Depuis huit grands jours, la
démence germait et montait dans cet enfer. La
cessation des pluies, le lourd soleil de plomb
n’avait fait que changer le supplice. Des chaleurs
excessives achevaient d’épuiser les hommes,
donnaient aux cas de dysenterie un caractère
épidémique inquiétant. Les déjections, les
excréments de toute cette armée malade
empoisonnaient l’air d’émanations infectes. On ne
pouvait plus longer la Meuse ni le canal,
tellement la puanteur des chevaux et des soldats
noyés, pourrissant parmi les herbes, était
forte. Et, dans les champs, les chevaux morts
d’inanition se décomposaient, soufflaient si
violemment la peste, que les prussiens, qui
commençaient à craindre pour eux, avaient
apporté des pioches et des pelles, en forçant les
prisonniers à enterrer les corps.
Ce samedi-là, d’ailleurs, la disette cessa. Comme
on était moins nombreux et que des vivres
arrivaient de toutes parts, on passa d’un coup de
l’extrême dénuement à l’abondance la plus large.
On eut à volonté du pain, de la viande, du vin
même, on mangea du lever au coucher du soleil,
à en mourir. La nuit tomba, qu’on mangeait
encore, et l’on mangea jusqu’au lendemain
matin. Beaucoup en crevèrent.
Pendant la journée, Jean n’avait eu que la
préoccupation de surveiller Maurice, qu’il
sentait capable de toutes les extravagances. Il
avait bu, il parlait de souffleter un officier
allemand, pour qu’on l’emmenât. Et, le soir, Jean,
ayant découvert, dans les dépendances de la tour à
Glaire, un coin de cave libre, il crut sage d’y
venir coucher avec son compagnon, qu’une bonne nuit
calmerait peut-être. Mais ce fut la nuit la plus
affreuse de leur séjour, une
nuit d’épouvantement, durant laquelle ils ne
purent fermer les yeux. D’autres soldats
emplissaient la cave, deux étaient allongés dans le
même coin, qui se mouraient, vidés par la
dysenterie ; et, dès que l’obscurité fut
complète, ils ne cessèrent plus, des plaintes
sourdes, des cris inarticulés, une agonie dont le
râle allait en grandissant. Au fond des
ténèbres, ce râle prenait une telle abomination,
que les autres hommes couchés à côté, voulant
dormir, se fâchaient, criaient aux mourants de se
taire. Ceux-ci n’entendaient pas, le râle
continuait, revenait, emportait tout ; pendant que,
du dehors, arrivait la clameur d’ivresse des
camarades qui mangeaient encore, sans pouvoir
se rassasier.
Alors, la détresse commença pour Maurice. Il avait
tâché de fuir cette plainte d’horrible douleur qui
lui mettait à la peau une sueur d’angoisse ; mais,
comme il se levait, à tâtons, il avait marché sur
des membres, il était retombé par terre, muré
avec ces mourants. Et il n’essayait même
plus de s’échapper. Tout l’effroyable désastre
s’évoquait, depuis le départ de Reims, jusqu’à
l’écrasement de Sedan. Il lui semblait que la
passion de l’armée de Châlons s’achevait
seulement cette nuit-là, dans la nuit d’encre de
cette cave, où râlaient deux soldats, qui
empêchaient les camarades de dormir. L’armée de la
désespérance, le troupeau expiatoire, envoyé en
holocauste, avait payé les fautes de tous du flot
rouge de son sang, à chacune de ses stations.
Et, maintenant, égorgée sans gloire, couverte
de crachats, elle tombait au martyre, sous ce
châtiment qu’elle n’avait pas mérité si rude.
C’était trop, il en était soulevé de colère,
affamé de justice, dans un besoin brûlant de se
venger du destin.
Lorsque l’aube parut, l’un des soldats était mort,
l’autre râlait toujours.
–allons, viens, mon petit, dit Jean avec
douceur. Nous allons prendre l’air, ça vaudra mieux.
Mais, dehors, par la belle matinée déjà chaude,
lorsque tous deux eurent suivi la berge et se
trouvèrent près du village d’Iges, Maurice
s’exalta davantage, le poing tendu, là-bas,
vers le vaste horizon ensoleillé du champ de
bataille, le plateau d’Illy en face,
Saint-Menges à gauche, le bois de la Garenne à
droite.
–non, non ! Je ne peux plus, je ne peux plus voir
ça ! C’est d’avoir ça devant moi qui me troue
le coeur et me fend le crâne... emmène-moi,
emmène-moi tout de suite !
Ce jour-là était encore un dimanche, des volées de
cloche venaient de Sedan, tandis qu’on entendait
déjà au loin une musique allemande. Mais le 106e
n’avait toujours pas d’ordre, et Jean, effrayé du
délire croissant de Maurice, se décida à tenter
un moyen qu’il mûrissait depuis la veille. Devant
le poste prussien, sur la route, un départ
se préparait, celui d’un autre régiment, le 5e de
ligne. Une grande confusion régnait dans la
colonne, dont un officier, parlant mal le français,
n’arrivait pas à faire le recensement. Et, tous
deux alors, ayant arraché de leur uniforme le
collet et les boutons, pour n’être pas trahis
par le numéro, filèrent au milieu de la cohue,
passèrent le pont, se trouvèrent dehors. Sans
doute, Chouteau et Loubet avaient eu la même
idée, car ils les aperçurent derrière eux, avec
leurs regards inquiets d’assassin.
Ah ! Quel soulagement, à cette première minute
heureuse ! Dehors, il semblait que ce fût une
résurrection, la lumière vivante, l’air sans
bornes, le réveil fleuri de toutes les espérances.
Quel que pût être leur malheur à présent, ils ne le
redoutaient plus, ils en riaient, au sortir
de cet effrayant cauchemar du camp de la misère.
===Chapitre III===
<center>'''Chapitre III'''</center>
 
 
pour la dernière fois, le matin, Jean et
Maurice venaient d’entendre les sonneries si
gaies des clairons français ; et ils marchaient
maintenant, en route pour l’Allemagne,
parmi le troupeau des prisonniers, que précédaient
et suivaient des pelotons de soldats prussiens,
tandis que d’autres les surveillaient, à gauche
et à droite, la baïonnette au fusil. On
n’entendait plus, à chaque poste, que
les trompettes allemandes, aux notes aigres
et tristes.
Maurice fut heureux de constater que la colonne
tournait à gauche et qu’elle traverserait Sedan.
Peut-être aurait-il la chance d’apercevoir une fois
encore sa soeur Henriette. Mais les cinq
kilomètres qui séparaient la presqu’île d’Iges
de la ville, suffirent pour gâter sa joie
de se sentir hors du cloaque, où il avait agonisé
pendant neuf jours. C’était un autre supplice,
ce convoi pitoyable de prisonniers, des soldats
sans armes, les mains ballantes, menés comme des
moutons, dans un piétinement hâtif et peureux.
Vêtus de loques, souillés d’avoir été abandonnés
dans leur ordure, amaigris par un jeûne d’une
grande semaine, ils ne ressemblaient plus qu’à des
vagabonds, des rôdeurs louches, que des gendarmes
auraient ramassés par les routes, d’un coup de
filet. Dès le faubourg De Torcy, comme des
hommes s’arrêtaient et que des femmes se
mettaient sur les portes, d’un air de sombre
commisération, un flot de honte étouffa Maurice,
il baissa la tête, la bouche amère.
Jean, d’esprit pratique et de peau plus dure, ne
songeait
qu’à leur sottise, de n’avoir pas emporté chacun
un pain. Dans l’effarement de leur départ, ils
s’en étaient même allés à jeun ; et la faim, une
fois encore, leur cassait les jambes. D’autres
prisonniers devaient être dans le même cas, car
plusieurs tendaient de l’argent, suppliaient qu’on
leur vendît quelque chose. Il y en avait un,
très grand, l’air très malade, qui agitait une
pièce d’or, l’offrant au bout de son long bras,
par-dessus la tête des soldats de l’escorte, avec
le désespoir de ne rien trouver à acheter. Et ce
fut alors que Jean, qui guettait, aperçut
de loin, devant une boulangerie, une douzaine de
pains en tas. Tout de suite, avant les autres, il
jeta cent sous, voulut prendre deux de ces pains.
Puis, comme le prussien qui se trouvait près de lui,
le repoussait brutalement, il s’entêta à
ramasser au moins sa pièce. Mais, déjà, le
capitaine, auquel la surveillance de la colonne
était confiée, un petit chauve, de figure insolente,
accourait. Il leva sur Jean la crosse de son
revolver, il jura qu’il fendrait la tête au
premier qui oserait bouger. Et tous avaient plié
les épaules, baissé les yeux, tandis que la
marche continuait, avec le sourd roulement des
pieds, dans cette soumission frémissante du
troupeau.
–oh ! Le gifler, celui-là ! Murmura ardemment
Maurice, le gifler, lui casser les dents d’un
revers de main !
Dès lors, la vue de ce capitaine, de cette
méprisante figure à gifles, lui devint
insupportable. D’ailleurs, on entrait dans
Sedan, on passait sur le pont de Meuse ; et
les scènes de brutalité se renouvelaient, se
multipliaient. Une femme, une mère sans doute,
qui voulait embrasser un sergent tout jeune,
venait d’être écartée d’un coup de crosse, si
violemment, qu’elle en était tombée à terre.
Sur la place Turenne, ce furent des bourgeois
qu’on bouscula, parce qu’ils jetaient des
provisions aux prisonniers. Dans la grande-rue, un
de ceux-ci, ayant glissé en prenant une bouteille
qu’une dame lui offrait, fut
relevé à coups de botte. Sedan, qui depuis huit
jours voyait ainsi passer ce misérable bétail de la
défaite, conduit au bâton, ne s’y accoutumait pas,
était agité, à chaque défilé nouveau, d’une fièvre
sourde de pitié et de révolte.
Cependant, Jean, lui aussi, songeait à Henriette ;
et brusquement, l’idée de Delaherche lui vint. Il
poussa du coude son ami.
–hein ? Tout à l’heure, ouvre l’oeil, si nous
passons dans la rue !
En effet, dès qu’ils entrèrent dans la rue Maqua,
ils aperçurent de loin plusieurs têtes, penchées à
une des fenêtres monumentales de la fabrique. Puis,
ils reconnurent Delaherche et sa femme Gilberte,
accoudés, ayant, derrière eux, debout, la haute
figure sévère de Madame Delaherche. Ils avaient
des pains, le fabricant les lançait aux affamés
qui tendaient des mains tremblantes, implorantes.
Maurice, tout de suite, avait remarqué que sa soeur
n’était pas là ; tandis que Jean, inquiet de voir
les pains voler, craignit qu’il n’en restât pas un
pour eux. Il agita le bras, criant :
–à nous ! à nous !
Ce fut, chez les Delaherche, une surprise presque
joyeuse. Leur visage, pâli de pitié, s’éclaira,
tandis que des gestes, heureux de la rencontre,
leur échappaient. Et Gilberte tint à jeter
elle-même le dernier pain dans les bras de Jean, ce
qu’elle fit avec une si aimable maladresse, qu’elle
en éclata d’un joli rire.
Ne pouvant s’arrêter, Maurice se retourna,
demandant à la volée, d’un ton inquiet
d’interrogation :
–et Henriette ? Henriette ?
Alors, Delaherche répondit par une longue phrase.
Mais sa voix se perdit, au milieu du roulement des
pieds. Il dut comprendre que le jeune homme ne
l’avait
pas entendu, car il multiplia les signes, il en
répéta un surtout, là-bas, vers le sud. Déjà, la
colonne s’engageait dans la rue du Ménil, la
façade de la fabrique disparut, avec les trois
têtes qui se penchaient, tandis qu’une main
agitait un mouchoir.
–qu’est-ce qu’il a dit ? Demanda Jean.
Maurice, tourmenté, regardait en arrière,
vainement.
–je ne sais pas, je n’ai pas compris... me
voilà dans l’inquiétude, tant que je n’aurai pas
de nouvelles.
Et le piétinement continuait, les prussiens
hâtaient encore la marche avec leur brutalité de
vainqueurs, le troupeau sortit de Sedan par la
porte du Ménil, allongé en une file étroite qui
galopait, comme dans la peur des chiens.
Lorsqu’ils traversèrent Bazeilles, Jean et
Maurice songèrent à Weiss, cherchèrent les
cendres de la petite maison, si vaillamment
défendue. On leur avait conté, au camp de la
misère, la dévastation du village, les
incendies, les massacres ; et ce qu’ils voyaient
dépassait les abominations rêvées. Après douze
jours, les tas de décombres fumaient encore. Des
murs croulants s’étaient abattus, il ne restait pas
dix maisons intactes. Mais ce qui les consola un
peu, ce fut de rencontrer des brouettes,
des charrettes pleines de casques et de fusils
bavarois, ramassés après la lutte. Cette preuve
qu’on en avait tué beaucoup, de ces égorgeurs et de
ces incendiaires, les soulageait.
C’était à Douzy que devait avoir lieu la grande
halte, pour permettre aux hommes de déjeuner. On
n’y arriva point sans souffrance. Très vite, les
prisonniers se fatiguaient, épuisés par leur
jeûne. Ceux qui, la veille, s’étaient gorgés de
nourriture, avaient des vertiges, alourdis,
les jambes cassées ; car cette gloutonnerie, loin
de réparer leurs forces perdues, n’avait fait que
les affaiblir davantage. Aussi, lorsqu’on
s’arrêta dans un pré, à gauche
du village, les malheureux se laissèrent-ils
tomber sur l’herbe, sans courage pour manger. Le
vin manquait, des femmes charitables qui
voulurent s’approcher avec des bouteilles, furent
chassées par les sentinelles. Une d’elles,
prise de peur, tomba, se démit le pied ; et il y
eut des cris, des larmes, toute une scène
révoltante, pendant que les prussiens, qui
avaient confisqué les bouteilles, les buvaient.
Cette tendresse pitoyable des paysans pour les
pauvres soldats emmenés en captivité, se
manifestait ainsi à chaque pas, tandis qu’on les
disait d’une rudesse farouche envers les généraux.
à Douzy même, quelques jours auparavant, les
habitants avaient hué un convoi de généraux qui se
rendaient, sur parole, à Pont-à-Mousson.
Les routes n’étaient pas sûres pour les officiers :
des hommes en blouse, des soldats évadés, des
déserteurs peut-être, sautaient sur eux avec des
fourches, voulaient les massacrer, ainsi que des
lâches et des vendus, dans cette légende de la
trahison, qui, vingt ans plus tard, devait encore
vouer à l’exécration de ces campagnes tous
les chefs ayant porté l’épaulette.
Maurice et Jean mangèrent la moitié de leur
pain, qu’ils eurent la chance d’arroser de quelques
gorgées d’eau-de-vie, un brave fermier étant
parvenu à emplir leur gourde. Mais, ce qui fut
terrible ensuite, ce fut de se remettre en
route. On devait coucher à Mouzon, et bien que
l’étape se trouvât courte, l’effort à faire
paraissait excessif. Les hommes ne purent se
relever sans crier, tellement leurs membres las
se raidissaient au moindre repos. Beaucoup,
dont les pieds saignaient, se déchaussèrent, pour
continuer la marche. La dysenterie les ravageait
toujours, il en tomba un, dès le premier
kilomètre, qu’on dut pousser contre un talus. Deux
autres, plus loin, s’affaissèrent au pied d’une
haie, où une vieille femme ne les ramassa que
le soir. Tous chancelaient, en s’appuyant sur des
cannes, que les prussiens, par dérision peut-être,
leur avaient
permis de couper, à la lisière d’un petit bois. Ce
n’était plus qu’une débandade de gueux, couverts de
plaies, hâves et sans souffle. Et les violences se
renouvelaient, ceux qui s’écartaient, même pour
quelque besoin naturel, étaient ramenés à coups de
bâton. à la queue, le peloton formant l’escorte
avait l’ordre de pousser les traînards,
la baïonnette dans les reins. Un sergent ayant
refusé d’aller plus loin, le capitaine commanda à
deux hommes de le prendre sous les bras, de le
traîner, jusqu’à ce que le misérable consentît à
marcher de nouveau. Et c’était surtout le
supplice, cette figure à gifles, ce petit officier
chauve, qui abusait de ce qu’il parlait très
correctement le français, pour injurier les
prisonniers dans leur langue, en phrases sèches et
cinglantes comme des coups de cravache.
–oh ! Répétait rageusement Maurice, le tenir,
celui-là, et lui tirer tout son sang, goutte
à goutte !
Il était à bout de force, plus malade encore de
colère rentrée que d’épuisement. Tout l’exaspérait,
jusqu’à ces sonneries aigres des trompettes
prussiennes, qui l’auraient fait hurler comme une
bête, dans l’énervement de sa chair. Jamais il
n’arriverait à la fin du cruel voyage, sans se
faire casser la tête. Déjà, lorsqu’on traversait le
moindre des hameaux, il souffrait affreusement, en
voyant les femmes qui le regardaient d’un air de
grande pitié. Que serait-ce, quand on entrerait en
Allemagne, que les populations des villes se
bousculeraient, pour l’accueillir, au passage,
d’un rire insultant ? Et il évoquait les wagons à
bestiaux où l’on allait les entasser, les
dégoûts et les tortures de la route, la triste
existence des forteresses, sous le ciel d’hiver,
chargé de neige. Non, non ! Plutôt la mort tout de
suite, plutôt risquer de laisser sa peau au détour
d’un chemin, sur la terre de France, que de
pourrir là-bas, au fond d’une casemate noire,
pendant des mois peut-être !
–écoute, dit-il tout bas à Jean, qui marchait
près de lui, nous allons attendre de passer le long
d’un bois, et d’un saut nous filerons parmi les
arbres... la frontière belge n’est pas loin,
nous trouverons bien quelqu’un pour nous y
conduire.
Jean eut un frémissement, d’esprit plus net et plus
froid, malgré la révolte qui finissait par le faire
rêver aussi d’évasion.
–es-tu fou ! Ils tireront, nous y resterons tous
les deux.
Mais, d’un geste, Maurice disait qu’il y avait des
chances pour qu’on les manquât, et puis, après
tout, que, s’ils y restaient, ce serait tant pis !
–bon ! Continua Jean, mais qu’est-ce que nous
deviendrons, ensuite, avec nos uniformes ? Tu
vois bien que la campagne est pleine de postes
prussiens. Il faudrait au moins d’autres
vêtements... c’est trop dangereux, mon petit,
jamais je ne te laisserai faire une pareille folie.
Et il dut le retenir, il lui avait pris le bras, il
le serrait contre lui, comme s’ils se fussent
soutenus mutuellement, pendant qu’il continuait à
le calmer, de son air bourru et tendre.
Derrière leur dos, à ce moment, des voix
chuchotantes leur firent tourner la tête.
C’étaient Chouteau et Loubet, partis le matin,
en même temps qu’eux, de la presqu’île
d’Iges, et qu’ils avaient évités jusque-là.
Maintenant, les deux gaillards marchaient sur leurs
talons. Chouteau devait avoir entendu les paroles
de Maurice, son plan de fuite au travers d’un
taillis, car il le reprenait pour son compte. Il
murmurait dans leur cou :
–dites donc, nous en sommes. C’est une riche idée,
de foutre le camp. Déjà, des camarades sont
partis, nous n’allons bien sûr pas nous laisser
traîner comme des chiens jusque dans le pays à ces
cochons... hein ? à nous quatre, ça va-t-il, de
prendre un courant d’air ?
Maurice s’enfiévrait de nouveau, et Jean dut
se retourner, pour dire au tentateur :
–si tu es pressé, cours devant... qu’est-ce que tu
espères donc ?
Devant le clair regard du caporal, Chouteau se
troubla un peu. Il lâcha la raison vraie de son
insistance.
–dame ! Si nous sommes quatre, ça sera plus
commode... y en aura toujours bien un ou deux qui
passeront.
Alors, d’un signe énergique de la tête, Jean
refusa tout à fait. Il se méfiait du monsieur,
comme il disait, il craignait quelque traîtrise. Et
il lui fallut employer toute son autorité sur
Maurice, pour l’empêcher de céder, car une
occasion se présentait justement, on longeait un
petit bois très touffu, qu’un champ obstrué de
broussailles séparait seul de la route. Traverser
ce champ au galop, disparaître dans le fourré,
n’était-ce pas le salut ?
Jusque-là, Loubet n’avait rien dit. Son nez
inquiet flairait le vent, ses yeux vifs de garçon
adroit guettaient la minute favorable, dans sa
résolution bien arrêtée de ne pas aller moisir en
Allemagne. Il devait se fier à ses jambes
et à sa malignité, qui l’avaient toujours tiré
d’affaire. Et, brusquement, il se décida.
–ah ! Zut ! J’en ai assez, je file !
D’un bond, il s’était jeté dans le champ voisin,
lorsque Chouteau l’imita, galopant à son côté. Tout
de suite, deux prussiens de l’escorte se mirent à
leur poursuite, sans qu’aucun autre songeât à les
arrêter d’une balle. Et la scène fut si brève,
qu’on ne put d’abord s’en rendre compte. Loubet,
faisant des crochets parmi les broussailles,
allait s’échapper sûrement, tandis que Chouteau,
moins agile, était déjà sur le point d’être pris.
Mais, d’un suprême effort, celui-ci regagna du
terrain, se jeta entre les jambes du camarade,
qu’il culbuta ; et, pendant que les deux prussiens
se précipitaient sur l’homme à terre,
pour le maintenir, l’autre sauta dans le bois,
disparut. Quelques coups de feu partirent, on se
souvenait des fusils. Il y eut même, parmi les
arbres, une tentative de battue, inutile.
à terre, cependant, les deux soldats assommaient
Loubet. Hors de lui, le capitaine s’était
précipité, parlant de faire un exemple ; et,
devant cet encouragement, les coups de pied,
les coups de crosse continuaient de pleuvoir, si
bien que, lorsqu’on releva le malheureux, il avait
un bras cassé et la tête fendue. Il expira, avant
d’arriver à Mouzon, dans la petite charrette
d’un paysan, qui avait bien voulu le prendre.
–tu vois, se contenta de murmurer Jean à
l’oreille de Maurice.
D’un regard, là-bas, vers le bois impénétrable, tous
deux disaient leur colère contre le bandit qui
galopait, libre maintenant ; tandis qu’ils
finissaient par se sentir pleins de pitié pour le
pauvre diable, sa victime, un fricoteur qui ne
valait sûrement pas cher, mais tout de même
un garçon gai, débrouillard et pas bête. Voilà
comment il se faisait que, si malin qu’on fût, on
se laissait tout de même manger un jour !
à Mouzon, malgré cette leçon terrible, Maurice fut
de nouveau hanté par son idée fixe de fuir. On
était arrivé dans un tel état de lassitude, que les
prussiens durent aider les prisonniers, pour
dresser les quelques tentes mises à leur
disposition. Le campement se trouvait, près
de la ville, dans un terrain bas et marécageux ; et
le pis était qu’un autre convoi y ayant campé la
veille, le sol disparaissait sous l’ordure : un
véritable cloaque, d’une saleté immonde. Il fallut,
pour se protéger, étaler à terre de larges pierres
plates, qu’on eut la chance de découvrir
près de là. La soirée, d’ailleurs, fut moins dure,
la surveillance des prussiens se relâchait un peu,
depuis que le capitaine avait disparu, installé sans
doute dans quelque
auberge. D’abord, les sentinelles tolérèrent que des
enfants jetassent aux prisonniers des fruits,
des pommes et des poires, par-dessus leurs têtes.
Ensuite, elles laissèrent les habitants du
voisinage envahir le campement, de sorte
qu’il y eut bientôt une foule de marchands
improvisés, des hommes et des femmes qui
débitaient du pain, du vin, même des cigares. Tous
ceux qui avaient de l’argent, mangèrent, burent,
fumèrent. Sous le pâle crépuscule, cela
mettait comme un coin de marché forain, d’une
bruyante animation.
Mais, derrière leur tente, Maurice s’exaltait,
répétait à Jean :
–je ne peux plus, je filerai, dès que la nuit va
être noire... demain, nous nous éloignerons de la
frontière, il ne sera plus temps.
–eh bien ! Filons, finit par dire Jean, à bout
de résistance, cédant lui aussi à cette hantise
de la fuite. Nous le verrons, si nous y laissons
la peau.
Seulement, il dévisagea dès lors les vendeurs,
autour de lui. Des camarades venaient de se
procurer des blouses et des pantalons, le bruit
courait que des habitants charitables avaient créé
de véritables magasins de vêtements, pour
faciliter les évasions de prisonniers. Et, presque
tout de suite, son attention fut attirée par une
belle fille, une grande blonde de seize ans, aux
yeux superbes, qui tenait à son bras trois pains
dans un panier. Elle ne criait pas sa
marchandise comme les autres, elle avait un
sourire engageant et inquiet, la démarche
hésitante. Lui, la regarda fixement, et leurs
regards se rencontrèrent, restèrent un instant
l’un dans l’autre. Alors, elle s’approcha, avec son
sourire embarrassé de belle fille qui s’offrait.
–voulez-vous du pain ?
Il ne répondit pas, l’interrogea d’un petit signe.
Puis, comme elle disait oui, de la tête, il se
hasarda, à voix très basse.
–il y a des vêtements ?
–oui, sous les pains.
Et, très haut, elle se décida à crier sa
marchandise : " du pain ! Du pain ! Qui achète
du pain ? " mais, quand Maurice voulut lui
glisser vingt francs, elle retira la main
d’un geste brusque, elle se sauva, après leur
avoir laissé le panier. Ils la virent pourtant qui
se retournait encore, qui leur jetait le rire
tendre et ému de ses beaux yeux.
Lorsqu’ils eurent le panier, Jean et Maurice
tombèrent dans un trouble extrême. Ils s’étaient
écartés de leur tente, et jamais ils ne purent la
retrouver, tellement ils s’effaraient. Où se
mettre ? Comment changer de vêtements ? Ce
panier, que Jean portait d’un air gauche, il
leur semblait que tout le monde le fouillait
des yeux, en voyait au grand jour le contenu.
Enfin, ils se décidèrent, entrèrent dans la
première tente vide, où, éperdument, ils
passèrent chacun un pantalon et une blouse, après
avoir remis sous les pains leurs effets
d’uniforme. Et ils abandonnèrent le tout. Mais
ils n’avaient trouvé qu’une casquette de
laine, dont Jean avait forcé Maurice à
se coiffer. Lui, nu-tête, exagérant le péril,
se croyait perdu. Aussi s’attardait-il, en quête
d’une coiffure quelconque, lorsque l’idée lui
vint d’acheter son chapeau à un vieil homme
très sale qui vendait des cigares.
–à trois sous pièce, à cinq sous les deux,
les cigares de Bruxelles !
Depuis la bataille de Sedan, il n’y avait plus
de douane, tout le flot belge entrait librement ;
et le vieil homme en guenilles venait de
réaliser de très beaux bénéfices, ce qui ne
l’empêcha pas d’avoir de grosses prétentions,
lorsqu’il eut compris pourquoi l’on voulait acheter
son chapeau, un feutre graisseux, troué de part
en part. Il ne le lâcha que contre deux pièces de
cent sous, en geignant qu’il allait sûrement
s’enrhumer.
Jean, d’ailleurs, venait d’avoir une autre idée,
celle de
lui acheter aussi son fonds de magasin, les trois
douzaines de cigares qu’il promenait encore. Et,
sans attendre, le chapeau enfoncé sur les yeux,
il cria, d’une voix traînante :
–à trois sous les deux, à trois sous les deux,
les cigares de Bruxelles !
Cette fois, c’était le salut. Il fit signe à
Maurice de le précéder. Celui-ci avait eu la
chance de ramasser par terre un parapluie ;
et, comme il tombait quelques gouttes d’eau,
il l’ouvrit tranquillement, pour traverser la ligne
des sentinelles.
–à trois sous les deux, à trois sous les deux, les
cigares de Bruxelles !
En quelques minutes, Jean fut débarrassé de sa
marchandise. On se pressait, on riait : en voilà
donc un qui était raisonnable, qui ne volait pas
le pauvre monde ! Attirés par le bon marché,
des prussiens s’approchèrent aussi, et il dut faire
du commerce avec eux. Il avait manoeuvré
de façon à franchir l’enceinte gardée, il vendit
ses deux derniers cigares à un gros sergent barbu,
qui ne parlait pas un mot de français.
–ne marche donc pas si vite, sacré bon dieu !
Répétait Jean dans le dos de Maurice. Tu vas
nous faire reprendre.
Leurs jambes, malgré eux, les emportaient. Il leur
fallut un effort immense pour s’arrêter un instant
à l’angle de deux routes, parmi des groupes qui
stationnaient devant une auberge. Des bourgeois
causaient là, l’air paisible, avec des soldats
allemands ; et ils affectèrent d’écouter, ils
risquèrent même quelques mots, sur la pluie
qui pourrait bien se remettre à tomber toute la
nuit. Un homme, un monsieur gras, qui les
regardait avec persistance, les faisait trembler.
Puis, comme il souriait d’un air très bon, ils se
risquèrent, tout bas.
–monsieur, le chemin pour aller en Belgique
est-il gardé ?
–oui, mais traversez d’abord ce bois, puis
prenez à gauche, à travers champs.
Dans le bois, dans le grand silence noir des
arbres immobiles, quand ils n’entendirent plus
rien, que plus rien ne remua et qu’ils se
crurent sauvés, une émotion extraordinaire
les jeta aux bras l’un de l’autre. Maurice
pleurait à gros sanglots, tandis que des larmes
lentes ruisselaient sur les joues de Jean.
C’était la détente de leur long tourment,
la joie de se dire que la douleur allait peut-être
avoir pitié d’eux. Et ils se serraient d’une
étreinte éperdue, dans la fraternité de tout ce
qu’ils venaient de souffrir ensemble ; et le
baiser qu’ils échangèrent alors leur
parut le plus doux et le plus fort de leur vie,
un baiser tel qu’ils n’en recevraient jamais
d’une femme, l’immortelle amitié, l’absolue
certitude que leurs deux coeurs n’en faisaient
plus qu’un, pour toujours.
–mon petit, reprit Jean d’une voix tremblante,
quand ils se furent dégagés, c’est déjà très bon
d’être ici, mais nous ne sommes pas au bout...
faudrait s’orienter un peu.
Maurice, bien qu’il ne connût pas ce point de la
frontière, jura qu’il suffisait de marcher
devant soi. Tous deux alors, l’un derrière
l’autre, se glissèrent, filèrent avec
précaution, jusqu’à la lisière des taillis. Là,
se rappelant l’indication du bourgeois obligeant,
ils voulurent tourner à gauche, pour couper
à travers des chaumes. Mais, comme ils rencontraient
une route, bordée de peupliers, ils aperçurent
le feu d’un poste prussien, qui barrait le passage.
La baïonnette d’une sentinelle luisait, des
soldats achevaient leur soupe en causant. Et ils
rebroussèrent chemin, se rejetèrent au fond du
bois, avec la terreur d’être poursuivis. Ils
croyaient entendre des voix, des pas, ils
battirent ainsi les fourrés pendant près d’une
heure, perdant toute direction, tournant sur
eux-mêmes, emportés parfois dans un galop, comme
des bêtes fuyant sous les broussailles, parfois
immobilisés, suant l’angoisse, devant
des chênes immobiles qu’ils prenaient pour des
prussiens. Enfin, ils débouchèrent de nouveau
sur le chemin bordé de peupliers, à dix pas
de la sentinelle, près des soldats, en train
de se chauffer tranquillement.
–pas de chance ! Gronda Maurice, c’est un bois
enchanté.
Mais, cette fois, on les avait entendus. Des
branches s’étaient cassées, des pierres roulaient.
Et, comme au qui vive de la sentinelle, ils se
mirent à galoper, sans répondre, le poste prit
les armes, des coups de feu partirent, criblant
de balles le taillis.
–nom de dieu ! Jura d’une voix sourde Jean,
qui retint un cri de douleur.
Il venait de recevoir dans le mollet gauche un
coup de fouet, dont la violence l’avait culbuté
contre un arbre.
–touché ? Demanda Maurice, anxieux.
–oui, à la jambe, c’est foutu !
Tous deux écoutaient encore, haletants, avec
l’épouvante d’entendre un tumulte de poursuite,
sur leurs talons. Mais les coups de feu avaient
cessé, et rien ne bougeait plus, dans le grand
silence frissonnant qui retombait. Le poste,
évidemment, ne se souciait pas de s’engager
parmi les arbres.
Jean, qui s’efforçait de se remettre debout,
étouffa une plainte. Et Maurice le soutint.
–tu ne peux plus marcher ?
–je crois bien que non !
Une colère l’envahit, lui si calme. Il serrait
les poings, il se serait battu.
–ah ! Bon dieu de bon dieu ! Si ce n’est pas une
malechance ! Se laisser abîmer la patte,
lorsqu’on a tant besoin de courir ! Ma parole,
c’est à se ficher au fumier ! ... file
tout seul, toi !
Gaiement, Maurice se contenta de répondre :
–tu es bête !
Il lui avait pris le bras, il l’aidait, tous les
deux ayant la hâte de s’éloigner. Au bout de
quelques pas, faits péniblement, d’un héroïque
effort, ils s’arrêtèrent, de nouveau
inquiets, en apercevant devant eux une maison,
une sorte de petite ferme, à la lisière du bois.
Pas une lumière ne luisait aux fenêtres, la porte
de la cour était grande ouverte, sur le bâtiment
vide et noir. Et, quand ils se furent
enhardis jusqu’à pénétrer dans cette cour, ils
s’étonnèrent d’y trouver un cheval tout sellé,
sans que rien indiquât pourquoi ni comment il
était là. Peut-être le maître allait-il revenir,
peut-être gisait-il derrière quelque buisson,
la tête trouée. Jamais ils ne le surent.
Mais un projet brusque était né chez Maurice, qui
en parut tout ragaillardi.
–écoute, la frontière est trop loin, et puis,
décidément, il faudrait un guide... tandis que,
si nous allions à Remilly, chez l’oncle Fouchard,
je serais certain de t’y conduire les yeux fermés,
tellement je connais les moindres chemins de
traverse... hein ? C’est une idée, je vais
te hisser sur ce cheval, et l’oncle Fouchard nous
prendra bien toujours.
D’abord, il voulut lui examiner la jambe. Il y
avait deux trous, la balle devait être ressortie
après avoir cassé le tibia. L’hémorragie était
faible, il se contenta de bander fortement le
mollet avec son mouchoir.
–file donc tout seul ! Répétait Jean.
–tais-toi, tu es bête !
Lorsque Jean fut solidement installé sur la selle,
Maurice prit la bride du cheval, et l’on partit.
Il devait être près de onze heures, il comptait
bien faire en trois heures le trajet, même si
l’on ne marchait qu’au pas. Mais la pensée
d’une difficulté imprévue le désespéra un
instant : comment allaient-ils traverser la Meuse,
pour passer sur la rive gauche ? Le pont de
Mouzon était certainement gardé. Enfin, il se
rappela qu’il y avait un bac, en aval, à
Villers ; et, au petit bonheur, comptant que la
chance leur serait enfin favorable, il se dirigea
vers ce village, à travers les prairies et les
labours de la rive droite. Tout se présenta
assez bien d’abord, ils n’eurent qu’à éviter une
patrouille de cavalerie, ils restèrent près d’un
quart d’heure immobiles, dans l’ombre d’un mur.
La pluie s’était remise à tomber, la marche
devenait seulement très pénible pour lui,
forcé de piétiner parmi les terres détrempées,
à côté du cheval, heureusement un brave homme
de cheval, fort docile. à Villers, la chance fut
en effet pour eux : le bac, qui venait justement,
à cette heure de nuit, de passer un officier
bavarois, put les prendre tout de suite,
les déposer sur l’autre rive, sans encombre. Et
les dangers, les fatigues terribles ne
commencèrent qu’au village, où ils faillirent
rester entre les mains des sentinelles,
échelonnées tout le long de la route de Remilly.
De nouveau, ils se rejetèrent dans les champs, au
hasard des petits chemins creux, des sentiers
étroits, à peine frayés. Les moindres obstacles les
obligeaient à des détours énormes. Ils
franchissaient les haies et les fossés,
s’ouvraient un passage au coeur des taillis
impénétrables. Jean, pris par la fièvre, sous la
pluie fine, s’était affaissé en travers de la selle,
à moitié évanoui, cramponné des deux mains à la
crinière du cheval ; tandis que Maurice,
qui avait passé la bride dans son bras droit,
devait lui soutenir les jambes, pour qu’il ne
glissât pas. Pendant plus d’une lieue, pendant près
de deux heures encore, cette marche épuisante
s’éternisa, au milieu des cahots, des
glissements brusques, des pertes d’équilibre, dans
lesquelles, à chaque instant, la bête et les deux
hommes manquaient de s’effondrer. Ils n’étaient plus
qu’un convoi d’extrême misère, couverts de boue,
le cheval tremblant sur les pieds, l’homme qu’il
portait inerte, comme expiré dans un dernier
hoquet, l’autre, éperdu, hagard, allant
toujours, par l’unique effort de sa charité
fraternelle. Le
jour se levait, il pouvait être cinq heures,
lorsqu’ils arrivèrent enfin à Remilly.
Dans la cour de sa petite ferme, qui dominait le
village, au sortir du défilé d’Haraucourt, le père
Fouchard chargeait sa carriole de deux moutons
tués la veille. La vue de son neveu, dans un si
triste équipage, le bouscula à un tel
point, qu’il s’écria brutalement, après les
premières explications :
–que je vous garde, toi et ton ami ? ... pour avoir
des histoires avec les prussiens, ah ! Non, par
exemple ! J’aimerais mieux crever tout de suite !
Pourtant, il n’osa empêcher Maurice et Prosper
de descendre Jean de cheval et de l’allonger
sur la grande table de la cuisine. Silvine
courut chercher son propre traversin, qu’elle
glissa sous la tête du blessé, toujours évanoui.
Mais le vieux grondait, exaspéré de voir cet homme
sur sa table, disant qu’il y était fort mal,
demandant pourquoi on ne le portait pas tout de
suite à l’ambulance, puisqu’on avait la chance
d’avoir une ambulance à Remilly, près de
l’église, dans l’ancienne maison d’école, un reste
de couvent, où se trouvait une grande salle très
commode.
–à l’ambulance ! Se récria Maurice à son tour,
pour que les prussiens l’envoient en Allemagne,
après sa guérison, puisque tout blessé leur
appartient ! ... est-ce que vous vous fichez de moi,
l’oncle ? Je ne l’ai pas amené jusqu’ici pour le
leur rendre.
Les choses se gâtaient, l’oncle parlait de les
flanquer à la porte, lorsque le nom d’Henriette
fut prononcé.
–comment, Henriette ? Demanda le jeune homme.
Et il finit par savoir que sa soeur était à
Remilly depuis l’avant-veille, si mortellement
triste de son deuil, que le séjour de Sedan, où
elle avait vécu heureuse, lui était devenu
intolérable. Une rencontre avec le docteur
Dalichamp, de Raucourt, qu’elle connaissait,
l’avait décidée à venir s’installer chez le père
Fouchard, dans une petite
chambre, pour se donner tout entière aux blessés
de l’ambulance voisine. Cela seul, disait-elle,
la distrairait. Elle payait sa pension, elle
était, à la ferme, la source de mille
douceurs qui la faisaient regarder par le vieux
d’un oeil de complaisance. Quand il gagnait,
c’était toujours beau.
–ah ! Ma soeur est ici ! Répétait Maurice. C’est
donc ça que Monsieur Delaherche voulait me dire,
avec son grand geste que je ne comprenais pas ! ...
eh bien ! Si elle est ici, ça va tout seul,
nous restons.
Tout de suite, il voulut aller lui-même, malgré sa
fatigue, la chercher à l’ambulance, où elle avait
passé la nuit ; tandis que l’oncle se fâchait
maintenant de ne pouvoir filer avec sa carriole et
ses deux moutons, pour son commerce de boucher
ambulant, au travers des villages, tant que cette
sacrée affaire de blessé qui lui tombait sur
les bras, ne serait pas finie.
Lorsque Maurice ramena Henriette, ils surprirent
le père Fouchard en train d’examiner
soigneusement le cheval, que Prosper venait de
conduire à l’écurie. Une bête fatiguée,
mais diablement solide, et qui lui plaisait ! En
riant, le jeune homme dit qu’il lui en faisait
cadeau. Henriette, de son côté, le prit à part,
lui expliqua que Jean payerait, qu’elle-même
se chargeait de lui, qu’elle le soignerait dans
la petite chambre, derrière l’étable, où certes pas
un prussien n’irait le chercher. Et le père
Fouchard, maussade, mal convaincu encore qu’il
trouverait au fond de tout ça un vrai bénéfice,
finit cependant par monter dans sa carriole et par
s’en aller, en la laissant libre d’agir à sa
guise.
Alors, en quelques minutes, aidée de Silvine et de
Prosper, Henriette organisa la chambre, y fit
porter Jean, que l’on coucha dans un lit tout
frais, sans qu’il donnât d’autres signes de vie
que des balbutiements vagues. Il ouvrait les
yeux, regardait, ne semblait voir personne.
Maurice achevait de boire un verre de vin et de
manger un reste de
viande, tout d’un coup anéanti, dans la détente
de sa fatigue, lorsque le docteur Dalichamp
arriva, comme tous les matins, pour sa visite à
l’ambulance ; et le jeune homme trouva encore la
force de le suivre, avec sa soeur, au chevet
du blessé, anxieux de savoir.
Le docteur était un homme court, à la grosse tête
ronde, dont le collier de barbe et les cheveux
grisonnaient. Son visage coloré s’était durci,
pareil à ceux des paysans, dans sa continuelle vie
au grand air, toujours en marche pour
le soulagement de quelque souffrance ; tandis que
ses yeux vifs, son nez têtu, ses lèvres bonnes
disaient son existence entière de brave homme
charitable, un peu braque parfois, médecin sans
génie, dont une longue pratique avait fait un
excellent guérisseur.
Lorsqu’il eut examiné Jean, toujours assoupi,
il murmura :
–je crains bien que l’amputation ne devienne
nécessaire.
Ce fut un chagrin pour Maurice et Henriette.
Pourtant, il ajouta :
–peut-être pourra-t-on lui conserver sa jambe,
mais il faudra de grands soins, et ce sera très
long... en ce moment, il est sous le coup d’une
telle dépression physique et morale, que l’unique
chose à faire est de le laisser dormir...
nous verrons demain.
Puis, quand il l’eut pansé, il s’intéressa à
Maurice, qu’il avait connu enfant, autrefois.
–et vous, mon brave, vous seriez mieux dans un
lit que sur cette chaise.
Comme s’il n’entendait pas, le jeune homme
regardait fixement devant lui, les yeux perdus.
Dans l’ivresse de sa fatigue, une fièvre remontait,
une surexcitation nerveuse extraordinaire,
toutes les souffrances, toutes les révoltes
amassées depuis le commencement de la campagne. La
vue de son ami agonisant, le sentiment de sa propre
défaite,
nu, sans armes, bon à rien, la pensée que tant
d’héroïques efforts avaient abouti à une pareille
détresse, le jetaient dans un besoin frénétique
de rébellion contre le destin. Enfin, il parla.
–non, non ! Ce n’est pas fini, non ! Il faut que je
m’en aille... non ! Puisque lui, maintenant, en a
pour des semaines, pour des mois peut-être, à être
là, je ne puis pas rester, je veux m’en aller tout
de suite... n’est-ce pas ? Docteur, vous
m’aiderez, vous me donnerez bien les moyens
de m’échapper et de rentrer à Paris.
Tremblante, Henriette l’avait saisi entre ses bras.
–que dis-tu ? Affaibli comme tu l’es, ayant tant
souffert ! Mais je te garde, jamais je ne te
permettrai de partir ! ... est-ce que tu n’as pas
payé ta dette ? Songe à moi aussi, que tu
laisserais seule, et qui n’ai plus que toi
désormais.
Leurs larmes se confondirent. Ils s’embrassèrent
éperdument, dans leur adoration, cette tendresse des
jumeaux, plus étroite, comme venue de par delà la
naissance. Mais il s’exaltait davantage.
–je t’assure, il faut que je parte... on m’attend,
je mourrais d’angoisse, si je ne partais pas... tu
ne peux t’imaginer ce qui bouillonne en moi,
à l’idée de me tenir tranquille. Je te dis que ça ne
peut pas finir ainsi, qu’il faut nous venger,
contre qui, contre quoi ? Ah ! Je ne sais
pas, mais nous venger enfin de tant de malheur,
pour que nous ayons encore le courage de vivre !
D’un signe, le docteur Dalichamp qui suivait la
scène avec un vif intérêt, empêcha Henriette de
répondre. Quand Maurice aurait dormi, il serait
sans doute plus calme ; et il dormit toute la
journée, toute la nuit suivante, pendant plus de
vingt heures, sans remuer un doigt. Seulement,
à son réveil, le lendemain matin, sa résolution
de partir reparut, inébranlable. Il n’avait plus
la fièvre, il était sombre, inquiet, pressé
d’échapper à toutes les tentations de calme qu’il
sentait autour de lui.
Sa soeur en larmes comprit qu’elle ne devait pas
insister. Et le docteur Dalichamp, lors de sa
visite, promit de faciliter la fuite, grâce aux
papiers d’un aide ambulancier qui venait de
mourir à Raucourt. Maurice prendrait la
blouse grise, le brassard à croix rouge, et il
passerait par la Belgique, pour se rabattre ensuite
sur Paris, qui était ouvert encore.
Ce jour-là, il ne quitta pas la ferme, se cachant,
attendant la nuit. Il ouvrit à peine la bouche,
il tenta seulement d’emmener Prosper.
–dites donc, ça ne vous tente pas, de retourner
voir les prussiens ?
L’ancien chasseur d’Afrique, qui achevait une
tartine de fromage, leva son couteau en l’air.
–ah ! Pour ce qu’on nous les a montrés, ça ne vaut
guère la peine ! ... puisque ça n’est plus bon à
rien, la cavalerie, qu’à se faire tuer quand tout
est fini, pourquoi voulez-vous que je retourne
là-bas ? ... ma foi, non ! Ils m’ont trop
embêté, à ne rien me faire faire de propre !
Il y eut un silence, et il reprit, sans doute pour
étouffer le malaise de son coeur de soldat :
–puis, il y a trop de travail ici, maintenant.
Voilà les grands labours qui viennent, ensuite
ce seront les semailles. Faut aussi songer à la
terre, n’est-ce pas ? Parce que ça va bien de se
battre, mais qu’est-ce qu’on deviendrait, si
l’on ne labourait plus ? ... vous comprenez, je ne
peux pas lâcher l’ouvrage. Ce n’est pas que le père
Fouchard soit raisonnable, car je me doute que je ne
verrai guère la couleur de son argent ; mais les
bêtes commencent à m’aimer, et ma foi ! Ce matin,
pendant que j’étais, là-haut, dans la pièce du
vieux-clos, je regardais au loin ce sacré Sedan,
je me sentais quand même tout réconforté,
d’être tout seul, au grand soleil, avec mes bêtes,
à pousser ma charrue !
Dès la nuit tombée, le docteur Dalichamp fut là,
avec
son cabriolet. Il voulait lui-même conduire
Maurice jusqu’à la frontière. Le père Fouchard,
content d’en voir filer au moins un, descendit
faire le guet sur la route, pour être certain
qu’aucune patrouille ne rôdait ; tandis
que Silvine achevait de recoudre la vieille blouse
d’ambulancier, garnie, sur la manche, du brassard à
croix rouge. Avant de partir, le docteur, qui
examina de nouveau la jambe de Jean, ne put
encore promettre de la lui conserver. Le blessé
était toujours dans une somnolence invincible, ne
reconnaissant personne, ne parlant pas.
Et Maurice allait s’éloigner, sans lui avoir dit
adieu, lorsque, s’étant penché pour l’embrasser,
il le vit ouvrir les yeux très grands, les lèvres
remuantes, parlant d’une voix faible.
–tu t’en vas ?
Puis, comme on s’étonnait :
–oui, je vous ai entendus, pendant que je ne
pouvais pas bouger... alors, prends tout
l’argent. Fouille dans la poche de mon pantalon.
Sur l’argent du trésor, qu’ils avaient partagé, il
leur restait à peu près à chacun deux cents
francs.
–l’argent ! Se récria Maurice, mais tu en as plus
besoin que moi, qui ai mes deux jambes ! Avec deux
cents francs, j’ai de quoi rentrer à Paris, et
pour me faire casser la tête ensuite, ça ne me
coûtera rien... au revoir tout de même, mon vieux,
et merci de ce que tu as fait de raisonnable et de
bon, car, sans toi, je serais sûrement
resté au bord de quelque champ, comme un chien
crevé.
D’un geste, Jean le fit taire.
–tu ne me dois rien, nous sommes quittes... c’est
moi que les prussiens auraient ramassé, là-bas,
si tu ne m’avais pas emporté sur ton dos. Et, hier
encore, tu m’as arraché de leurs pattes... tu as
payé deux fois, ce serait à mon tour de donner ma
vie... ah ! Que je vais être inquiet de n’être
plus avec toi !
Sa voix tremblait, des larmes parurent dans ses
yeux.
–embrasse-moi, mon petit.
Et ils se baisèrent, et comme dans le bois, la
veille, il y avait, au fond de ce baiser, la
fraternité des dangers courus ensemble, ces
quelques semaines d’héroïque vie commune qui les
avaient unis, plus étroitement que des
années d’ordinaire amitié n’auraient pu le faire.
Les jours sans pain, les nuits sans sommeil, les
fatigues excessives, la mort toujours présente,
passaient dans leur attendrissement. Est-ce que
jamais deux coeurs peuvent se reprendre,
quand le don de soi-même les a de la sorte
fondus l’un dans l’autre ? Mais le baiser,
échangé sous les ténèbres des arbres,
était plein de l’espoir nouveau que la fuite
leur ouvrait ; tandis que ce baiser, à cette heure,
restait frissonnant des angoisses de l’adieu.
Se reverrait-on, un jour ? Et comment, dans
quelles circonstances de douleur ou de joie ?
Déjà, le docteur Dalichamp, remonté dans son
cabriolet, appelait Maurice. Celui-ci, de toute
son âme, embrassa enfin sa soeur Henriette, qui le
regardait avec des larmes silencieuses, très pâle
sous ses noirs vêtements de veuve.
–c’est mon frère que je te confie... soigne-le
bien, aime-le comme je l’aime !
===Chapitre IV===
<center>'''Chapitre IV'''</center>
 
 
la chambre était une grande pièce carrelée,
badigeonnée simplement à la chaux, qui avait
autrefois servi de fruitier. On y sentait encore
la bonne odeur des pommes et des poires ; et,
pour tout meuble, il y avait là un lit de fer,
une table de bois blanc et deux chaises,
sans compter une vieille armoire en noyer, aux
flancs immenses, où tenait tout un monde. Mais le
calme y était d’une douceur profonde, on
n’entendait que les bruits sourds de l’étable
voisine, des coups affaiblis de sabots,
des meuglements de bêtes. Par la fenêtre, tournée au
midi, le clair soleil entrait. On voyait seulement un
bout de coteau, un champ de blé que bordait un petit
bois. Et cette chambre close, mystérieuse, était si
bien cachée à tous les yeux, que personne au monde
ne pouvait en soupçonner là l’existence.
Tout de suite, Henriette régla les choses : il fut
entendu que, pour éviter les soupçons, elle seule
et le docteur pénétreraient auprès de Jean.
Jamais Silvine ne devait entrer, sans qu’elle
l’appelât. De grand matin, le ménage était fait
par les deux femmes ; puis, la journée entière, la
porte restait comme murée. La nuit, si le blessé avait
eu besoin de quelqu’un, il n’aurait eu qu’à taper
au mur, car la pièce occupée par Henriette
était voisine. Et ce fut ainsi que Jean se
trouva brusquement séparé du monde, après
des semaines de cohue violente, ne voyant plus que
cette jeune femme si douce, dont le pas léger ne
faisait aucun bruit. Il la revoyait telle qu’il
l’avait vue, là-bas,
à Sedan, pour la première fois, pareille à une
apparition, avec sa bouche un peu grande, ses
traits menus, ses beaux cheveux d’avoine mûre,
s’occupant de lui d’un air d’infinie bonté.
Les premiers jours, la fièvre du blessé fut si
intense, qu’Henriette ne le quitta guère. Chaque
matin, en passant, le docteur Dalichamp entrait,
sous le prétexte de la prendre, pour se rendre
avec elle à l’ambulance ; et il examinait Jean,
le pansait. La balle, après avoir cassé le
tibia, étant ressortie, il s’étonnait du mauvais
aspect de la plaie, il craignait que la présence
d’une esquille, introuvable pourtant sous la
sonde, ne l’obligeât à une résection
de l’os. Il en avait causé avec Jean ; mais
celui-ci, à la pensée d’un raccourcissement de la
jambe, qui l’aurait rendu boiteux, s’était
révolté : non, non ! Il préférait mourir
que de rester infirme. Et le docteur, laissant la
blessure en observation, se contentait donc de la
panser avec de la charpie imbibée d’huile d’olive
et d’acide phénique, après avoir placé au fond de la
plaie un drain, un tube de caoutchouc, pour
l’écoulement du pus. Seulement, il l’avait averti
que, s’il n’intervenait pas, la guérison
pourrait être extrêmement longue. Dès la seconde
semaine, cependant, la fièvre diminua, l’état
devint meilleur, à la condition d’une immobilité
complète.
Et l’intimité de Jean et d’Henriette, alors, se
trouva réglée. Des habitudes leur vinrent, il leur
semblait qu’ils n’avaient jamais vécu autrement,
qu’ils devaient toujours vivre ainsi. Elle passait
avec lui toutes les heures qu’elle ne donnait pas à
l’ambulance, veillait à ce qu’il bût, à ce
qu’il mangeât régulièrement, l’aidait à se
retourner, d’une force de poignet qu’on n’aurait
pas soupçonnée dans ses bras minces. Parfois ils
causaient ensemble, le plus souvent ils ne disaient
rien, surtout dans les commencements. Mais
jamais ils n’avaient l’air de s’ennuyer, c’était
une vie très douce, au fond de ce grand repos, lui
tout
massacré encore de la bataille, elle en robe de
deuil, le coeur broyé par la perte qu’elle venait
de faire. D’abord, il avait éprouvé quelque gêne,
car il sentait bien qu’elle était au-dessus de lui,
presque une dame, tandis qu’il n’avait jamais été
qu’un paysan et qu’un soldat. à peine
savait-il lire et écrire. Puis, il s’était
rassuré un peu, en voyant qu’elle le traitait sans
fierté, comme son égal, ce qui l’avait enhardi à se
montrer ce qu’il était, intelligent à sa manière,
à force de tranquille raison. D’ailleurs,
lui-même s’étonnait d’avoir la sensation de
s’être aminci, allégé, avec des idées nouvelles :
était-ce l’abominable vie qu’il menait depuis deux
mois ? Il sortait affiné de tant de souffrances
physiques et morales. Mais ce qui acheva de le
conquérir, ce fut de comprendre qu’elle n’en
savait pas beaucoup plus que lui. Toute jeune,
après la mort de sa mère, devenue la cendrillon, la
petite ménagère ayant la charge de ses trois hommes,
comme elle disait, son grand-père, son père et son
frère, elle n’avait pas eu le temps d’apprendre.
La lecture, l’écriture, un peu d’orthographe et de
calcul, il ne fallait point lui en demander
davantage. Et elle ne l’intimidait encore, elle
ne lui apparaissait bien au-dessus de toutes les
autres, que parce qu’il la savait d’une bonté
supérieure, d’un courage extraordinaire, sous son
apparence de petite femme effacée qui se plaisait
aux menus soins de la vie.
Ils s’entendirent tout de suite, en causant de
Maurice. Si elle se dévouait ainsi, c’était pour
l’ami, pour le frère de Maurice, le brave homme
secourable envers qui elle payait à son tour une
dette de son coeur. Elle était pleine
de gratitude, d’une affection qui grandissait, à
mesure qu’elle le connaissait mieux, simple et
sage, de cerveau solide ; et lui, qu’elle soignait
comme un enfant, contractait une dette d’infinie
reconnaissance, lui aurait baisé les mains,
pour chaque tasse de bouillon qu’elle lui donnait.
Entre eux, ce lien de tendre sympathie allait en se
resserrant
chaque jour, dans cette solitude profonde où ils
vivaient, agités des mêmes peines. Quand ils
avaient épuisé les souvenirs, les détails
qu’elle lui demandait sans se lasser sur leur
douloureuse marche de Reims à Sedan,
la même question revenait toujours : que faisait
Maurice à cette heure ? Pourquoi n’écrivait-il
pas ? Paris était-il donc complètement investi,
qu’ils ne recevaient plus de nouvelles ? Ils
n’avaient encore eu de lui qu’une lettre,
datée de Rouen, trois jours après son départ,
dans laquelle il expliquait, en quelques lignes,
comment il venait de débarquer dans cette ville,
à la suite d’un large détour, pour atteindre
Paris. Et plus rien depuis une semaine,
l’absolu silence.
Le matin, lorsque le docteur Dalichamp avait
pansé le blessé, il aimait à s’oublier là,
pendant quelques minutes. Même il revenait
parfois le soir, s’attardait davantage ;
et il était ainsi le seul lien avec le monde,
ce vaste monde du dehors, si bouleversé de
catastrophes. Les nouvelles n’entraient que par
lui, il avait un coeur ardent de patriote
qui débordait de colère et de chagrin, à
chaque défaite. Aussi ne parlait-il guère que de la
marche envahissante des prussiens, dont le flot,
depuis Sedan, s’étendait peu à peu sur toute la
France, comme une marée noire. Chaque jour
apportait son deuil, et il restait accablé sur
l’une des deux chaises, contre le lit, il disait
la situation de plus en plus grave, avec des
gestes tremblants. Souvent, il avait les poches
bourrées de journaux belges, qu’il laissait. à
des semaines de distance, l’écho de chaque
désastre arrivait ainsi au fond de cette chambre
perdue, rapprochant encore, dans une commune
angoisse, les deux pauvres êtres souffrants qui
s’y trouvaient renfermés.
Et ce fut de la sorte qu’Henriette dans
de vieux journaux, lut à Jean les événements
de Metz, les grandes batailles héroïques
qui avaient recommencé par trois fois,
à un jour de distance. Elles dataient de cinq
semaines déjà, mais il les ignorait encore,
il les écoutait, le coeur serré de retrouver
là-bas les misères et les défaites dont
il avait souffert. Dans le silence frissonnant
de la pièce, pendant qu’Henriette, de sa voix un
peu chantante d’écolière appliquée, détachait
nettement chaque phrase, l’histoire lamentable
se déroulait. Après Froeschwiller, après
Spickeren, au moment où le 1er corps, écrasé,
entraînait le 5e dans sa déroute, les autres corps,
échelonnés de Metz à Bitche, hésitaient,
refluaient dans la consternation de ces
désastres, finissaient par se concentrer en avant
du camp retranché, sur la rive droite de la
Moselle. Mais quel temps précieux perdu,
au lieu de hâter, vers Paris, une retraite
qui allait devenir si difficile ! L’empereur
avait dû céder le commandement au maréchal
Bazaine, dont on attendait la victoire. Alors,
le 14, c’était Borny, l’armée attaquée au moment
où elle se décidait enfin à passer sur la rive
gauche, ayant contre elle deux armées
allemandes, celle de Steinmetz immobile en face
du camp retranché qu’elle menaçait, celle de
Frédéric-Charles qui avait franchi le fleuve
en amont et qui remontait le long de la rive
gauche, pour couper Bazaine du reste de la
France, Borny dont les premiers coups de feu
n’avaient éclaté qu’à trois heures du soir,
Borny cette victoire sans lendemain, qui laissa
les corps français maîtres de leurs positions,
mais qui les immobilisa, à cheval sur la Moselle,
pendant que le mouvement tournant de la deuxième
armée allemande s’achevait. Puis, le 16,
c’était Rézonville, tous les corps enfin sur la
rive gauche, le 3e et le 4e seulement en arrière,
attardés dans l’effroyable encombrement qui se
produisait au carrefour des routes d’étain et de
Mars-La-Tour, l’attaque audacieuse de la
cavalerie et de l’artillerie prussiennes
coupant ces routes dès le matin, la bataille lente
et confuse que, jusqu’à deux heures, Bazaine
aurait pu gagner,
n’ayant qu’une poignée d’hommes à culbuter devant
lui, et qu’il avait fini par perdre, dans son
inexplicable crainte d’être coupé de Metz,
la bataille immense, couvrant des lieues de
coteaux et de plaines, où les français,
attaqués de front et de flanc, avaient fait des
prodiges pour ne pas marcher en avant, laissant
à l’ennemi le temps de se concentrer, travaillant
d’eux-mêmes au plan prussien qui était de les
faire rétrograder de l’autre côté du fleuve.
Le 18 enfin, après le retour devant le
camp retranché, c’était Saint-Privat, la lutte
suprême, un front d’attaque de treize kilomètres,
deux cent mille allemands, avec sept cents canons,
contre cent vingt mille français, n’ayant
que cinq cents pièces, les allemands la
face tournée vers l’Allemagne, les français,
vers la France, comme si les envahisseurs étaient
devenus les envahis, dans le singulier pivotement
qui venait de se produire, la plus effrayante
mêlée à partir de deux heures, la garde
prussienne repoussée, hachée, Bazaine
longtemps victorieux, fort de son aile gauche
inébranlable, jusqu’au moment, vers le soir,
où l’aile droite, plus faible, avait dû
abandonner Saint-Privat, au milieu d’un
horrible carnage, entraînant avec elle toute
l’armée, battue, rejetée sous Metz, enserrée
désormais dans un cercle de fer.
à chaque instant, pendant qu’Henriette lisait,
Jean l’interrompait pour dire :
–ah bien ! Nous autres qui, depuis Reims,
attendions Bazaine !
La dépêche du maréchal, datée du 19, après
Saint-Privat, dans laquelle il parlait de
reprendre son mouvement de retraite, par
Montmédy, cette dépêche qui avait décidé
la marche en avant de l’armée de Châlons,
ne paraissait être que le rapport d’un général
battu, désireux d’atténuer sa défaite ; et plus
tard, le 29 seulement, lorsque la nouvelle de cette
approche d’une armée de
secours lui était parvenue, au travers des
lignes prussiennes, il avait bien tenté un
dernier effort, sur la rive droite, à
Noiseville, mais si mollement, que, le
1er septembre, le jour même où l’armée
de Châlons était écrasée à Sedan,
celle de Metz se repliait, définitivement
paralysée, morte pour la France. Le maréchal, qui,
jusque-là, avait pu n’être qu’un capitaine
médiocre, négligeant de passer lorsque les
routes restaient ouvertes, véritablement
barré ensuite par des forces supérieures,
allait devenir maintenant, sous l’empire
de préoccupations politiques, un conspirateur
et un traître.
Mais, dans les journaux que le docteur Dalichamp
apportait, Bazaine restait le grand homme,
le brave soldat, dont la France attendait encore
son salut. Et Jean se faisait relire des
passages, pour bien comprendre comment
la troisième armée allemande, avec le prince
royal de Prusse, avait pu les poursuivre,
tandis que la première et la deuxième bloquaient
Metz, toutes les deux si fortes en hommes
et en canons, qu’il était devenu possible d’y
puiser et d’en détacher cette quatrième armée, qui,
sous les ordres du prince royal de Saxe,
avait achevé le désastre de Sedan. Puis,
renseigné enfin, sur ce lit de douleur où le
clouait sa blessure, il se forçait quand même
à l’espoir.
–c’est donc ça que nous n’avons pas été les plus
forts ! ... n’importe, on donne les chiffres :
Bazaine a cent cinquante mille hommes, trois
cent mille fusils, plus de cinq cents canons ;
et bien sûr qu’il leur ménage un sacré
coup de sa façon.
Henriette hochait la tête, se rangeait à son
avis, pour ne pas l’assombrir davantage. Elle
se perdait au milieu de ces vastes mouvements
de troupes, mais elle sentait le malheur
inévitable. Sa voix restait claire, elle aurait lu
ainsi pendant des heures, simplement heureuse de
l’amuser. Parfois, pourtant, à un récit de
massacre, elle bégayait, les yeux emplis d’un
brusque flot de larmes. Sans
doute, elle venait de penser à son mari
foudroyé là-bas, poussé du pied par l’officier
bavarois, contre le mur.
–si ça vous fait trop de peine, disait Jean
surpris, il ne faut plus me lire les batailles.
Mais elle se remettait tout de suite, très douce
et complaisante.
–non, non, pardonnez-moi, je vous assure que ça
me fait plaisir aussi.
Un soir des premiers jours d’octobre, comme
un vent furieux soufflait au dehors, elle
revint de l’ambulance, elle entra dans la
chambre, très émue, en disant :
–une lettre de Maurice ! C’est le docteur
qui vient de me la remettre.
Chaque matin, tous deux s’étaient inquiétés
davantage, de ce que le jeune homme ne donnait
aucun signe d’existence ; et surtout, depuis
une grande semaine que le bruit courait
du complet investissement de Paris, ils
désespéraient de recevoir des nouvelles,
anxieux, se demandant ce qu’il avait pu
devenir, après avoir quitté Rouen. Maintenant,
ce silence leur était expliqué, la lettre qu’il
avait adressée de Paris au docteur Dalichamp,
le 18, le jour même où partaient les derniers
trains pour le Havre, venait de faire un détour
énorme et n’arrivait que par miracle, après
s’être égarée vingt fois en route.
–ah ! Le cher petit ! S’écria Jean, tout
heureux. Lisez-moi ça bien vite.
Le vent redoublait de violence, la fenêtre
craquait comme sous des coups de bélier. Et
Henriette, ayant apporté la lampe sur la table,
contre le lit, se mit à lire, si près de Jean,
que leurs cheveux se touchaient. Il faisait
là très doux, très bon, dans cette chambre si
calme, au milieu de la tempête du dehors.
C’était une longue lettre de huit pages, dans
laquelle Maurice, d’abord, expliquait comment,
dès son arrivée,
le 16, il avait eu la chance de se faire
engager dans un régiment de ligne, dont on
complétait l’effectif. Ensuite, il revenait
sur les faits, il racontait avec une fièvre
extraordinaire ce qu’il avait appris, les
événements de ce mois terrible, Paris calmé
après la stupeur douloureuse de Wissembourg
et de Froeschwiller, se reprenant à l’espoir
d’une revanche, retombant dans des illusions
nouvelles, la légende victorieuse de l’armée,
le commandement de Bazaine, la levée en masse,
des victoires imaginaires, des hécatombes de
prussiens que les ministres eux-mêmes
racontaient à la tribune. Et, tout d’un coup,
il disait comment la foudre, une seconde fois,
venait d’éclater sur Paris, le 3 septembre :
les espérances broyées, la ville ignorante,
confiante, abattue sous cet écrasement du
destin, les cris de : déchéance ! Déchéance !
Retentissant dès le soir sur les boulevards,
la courte et lugubre séance de nuit où
Jules Favre avait lu la proposition de cette
déchéance réclamée par le peuple. Puis, le
lendemain, c’était le 4 septembre, l’effondrement
d’un monde, le second empire emporté dans la
débâcle de ses vices et de ses fautes, le peuple
entier par les rues, un torrent d’un
demi-million d’hommes emplissant la place
de la concorde, au grand soleil de ce beau
dimanche, roulant jusqu’aux grilles du corps
législatif que barraient à peine une poignée
de soldats, la crosse en l’air, défonçant les
portes, envahissant la salle des séances,
d’où Jules Favre, Gambetta et d’autres députés
de la gauche allaient partir pour proclamer la
république à l’hôtel de ville, tandis
que, sur la place saint-Germain-l’Auxerrois,
une petite porte du louvre s’entr’ouvrait,
donnait passage à l’impératrice régente, vêtue
de noir, accompagnée d’une seule amie, toutes les
deux tremblantes, fuyantes, blotties au
fond du fiacre de rencontre qui les cahotait loin
des tuileries, au travers desquelles, maintenant,
coulait la foule. Ce même jour, Napoléon Iii
avait quitté l’auberge de
Bouillon où il venait de passer la première
nuit d’exil, en route pour Wilhelmshoe.
D’un air grave, Jean interrompit Henriette.
–alors, à cette heure, nous sommes en
république ? ...
tant mieux si ça nous aide à battre les
prussiens !
Mais il branlait la tête, on lui avait toujours
fait peur de la république, lorsqu’il était
paysan. Et puis, devant l’ennemi, ça ne lui
semblait guère bon, de n’être pas d’accord.
Enfin, il fallait bien qu’il vînt autre chose,
puisque l’empire était pourri décidément, et que
personne n’en voulait plus.
Henriette acheva la lettre, qui finissait en
signalant l’approche des allemands. Le 13,
le jour même où une délégation du gouvernement
de la défense nationale s’installait à Tours,
on les avait vus, à l’est de Paris,
s’avancer jusqu’à Lagny. Le 14 et le 15,
ils étaient aux portes, à Créteil et à
Joinville-Le-Pont. Mais, le 18, le
matin où il avait écrit, Maurice ne paraissait
pas croire encore à la possibilité d’investir
Paris complètement, repris d’une belle
confiance, regardant le siège comme
une tentative insolente et hasardée qui échouerait
avant trois semaines, comptant sur les armées de
secours que la province allait sûrement envoyer,
sans parler de l’armée de Metz, en marche déjà,
par Verdun et Reims. Et les anneaux de la
ceinture de fer s’étaient rejoints, avaient
bouclé Paris, et Paris maintenant, séparé
du monde, n’était plus que la prison géante de deux
millions de vivants, d’où ne venait qu’un
silence de mort.
–ah ! Mon dieu ! Murmura Henriette oppressée,
combien de temps tout cela durera-t-il, et le
reverrons-nous jamais !
Une rafale plia les arbres, au loin, fit gémir
les vieilles charpentes de la ferme. Si l’hiver
devait être dur, quelles souffrances pour les
pauvres soldats, sans feu, sans pain, qui se
battraient dans la neige !
–bah ! Conclut Jean, elle est très gentille,
sa lettre, et ça fait plaisir d’avoir des
nouvelles... il ne faut jamais désespérer.
Alors, jour à jour, le mois d’octobre s’écoula,
des cieux gris et tristes, où le vent ne cessait
que pour ramener bientôt des vols plus sombres
de nuages. La plaie de Jean se cicatrisait
avec une lenteur infinie, le drain ne donnait
toujours pas le pus louable, qui aurait permis au
docteur de l’enlever ; et le blessé s’était
beaucoup affaibli, s’obstinant à refuser
toute opération, dans sa peur de rester
infirme. Une attente résignée, que parfois
coupaient des anxiétés brusques, sans cause
précise, semblait à présent endormir la petite
chambre perdue, au fond de laquelle les
nouvelles n’arrivaient que lointaines, vagues,
comme au réveil d’un cauchemar. L’abominable
guerre, les massacres, les désastres,
continuaient là-bas, quelque part, sans qu’on
sût jamais la vérité vraie, sans qu’on entendît
autre chose que la grande clameur sourde de la
patrie égorgée. Et le vent emportait les feuilles
sous le ciel livide, et il y avait de longs
silences profonds, dans la campagne nue, où
ne passaient que les croassements des
corbeaux, annonçant un hiver rigoureux.
Un des sujets de conversation était devenu
l’ambulance, dont Henriette ne sortait guère
que pour tenir compagnie à Jean. Le soir,
quand elle était de retour, il la questionnait,
connaissait chacun de ses blessés, voulait savoir
ceux qui mouraient, ceux qui guérissaient ;
et elle-même, sur ces choses dont son coeur
était plein, ne tarissait pas, racontait ses
journées jusque dans leurs infimes détails.
–ah ! Répétait-elle toujours, les pauvres
enfants, les pauvres enfants !
Ce n’était plus, en pleine bataille, l’ambulance
où coulait le sang frais, où les amputations
se faisaient dans les chairs saines et rouges.
C’était l’ambulance tombée à la pourriture
d’hôpital, sentant la fièvre et la mort, toute
moite des lentes convalescences, des agonies
interminables. Le docteur Dalichamp avait eu
les plus grandes peines à se procurer
les lits, les matelas, les draps nécessaires ;
et, chaque jour encore, l’entretien de ses
malades, le pain, la viande, les légumes secs,
sans parler des bandes, des compresses, des
appareils, l’obligeait à des miracles. Les
prussiens établis à l’hôpital militaire de
Sedan lui ayant tout refusé, même du
chloroforme, il faisait tout venir de Belgique.
Pourtant, il avait accueilli les blessés
allemands aussi bien que les blessés français,
il soignait surtout une douzaine de bavarois,
ramassés à Bazeilles. Ces hommes ennemis,
qui s’étaient rués les uns à la gorge des autres,
gisaient maintenant côte à côte, dans la
bonne entente de leurs communes souffrances. Et
quel séjour d’épouvante et de misère, ces deux
longues salles de l’ancienne école de Remilly,
qui contenaient une cinquantaine de lits
chacune, sous la grande clarté pâle
des hautes fenêtres !
Dix jours après la bataille, on avait encore amené
des blessés, oubliés, retrouvés dans les coins.
Quatre étaient restés dans une maison vide de
Balan, sans aucun soin médical, vivant on ne
savait comment, grâce à la charité de quelque
voisin sans doute ; et leurs blessures
fourmillaient de vers, ils étaient morts,
empoisonnés par ces plaies immondes. C’était
cette purulence que rien ne pouvait combattre,
qui soufflait et vidait des rangées de
lits. Dès la porte, une odeur de nécrose prenait
à la gorge. Les drains suppuraient, laissaient
tomber goutte à goutte le pus fétide. Souvent,
il fallait rouvrir les chairs, en
extraire encore des esquilles ignorées. Puis,
des abcès se déclaraient, des flux qui allaient
crever plus loin. épuisés, amaigris, la face
terreuse, les misérables enduraient toutes
les tortures. Les uns, abattus, sans souffle,
passaient leurs journées sur le dos, les
paupières closes et noires, ainsi que des
cadavres à demi décomposés déjà.
Les autres, sans sommeil, agités d’une insomnie
inquiète, trempés d’abondantes sueurs,
s’exaltaient, comme si la catastrophe les eût
frappés de folie. Et, qu’ils fussent
violents ou calmes, quand le frisson de la
fièvre infectieuse les gagnait, c’était la fin,
le poison triomphant, volant des uns aux autres,
les emportant tous dans le même flot de
pourriture victorieuse.
Mais il y avait surtout la salle des damnés,
de ceux qui étaient frappés de dysenterie, de
typhus, de variole. Beaucoup avaient la variole
noire. Ils se remuaient, criaient dans un
délire incessant, se dressaient sur leur lit,
debout comme des spectres. D’autres, touchés
aux poumons, se mouraient de pneumonie, avec
des toux affreuses. D’autres, qui hurlaient,
n’étaient soulagés que sous le filet d’eau
froide, dont on rafraîchissait continuellement
leurs blessures. C’était l’heure attendue,
l’heure du pansement, qui seule amenait un peu
de calme, aérait les lits, délassait les corps
raidis à la longue dans la même position. Et
c’était aussi l’heure redoutée, car pas
un jour ne se passait, sans que le docteur, en
examinant les plaies, eût le chagrin de
remarquer sur la peau de quelque pauvre diable
des points bleuâtres, les taches de la
gangrène envahissante. L’opération avait lieu le
lendemain. Encore un bout de jambe ou de bras
coupé. Parfois même, la gangrène montait plus
haut, il fallait recommencer, jusqu’à
ce qu’on eût rogné tout le membre. Puis,
l’homme entier y passait, il avait le corps
envahi par les plaques livides du typhus, il
fallait l’emmener, vacillant, ivre et hagard,
dans la salle des damnés, où il succombait,
la chair morte déjà et sentant le cadavre,
avant l’agonie.
Chaque soir, à son retour, Henriette répondait
aux questions de Jean, la voix tremblante de la
même émotion :
–ah ! Les pauvres enfants, les pauvres enfants !
Et c’étaient des détails toujours semblables,
les quotidiens tourments de cet enfer. On avait
désarticulé une épaule, tranché un pied, procédé à la
résection d’un humérus ; mais la gangrène ou
l’infection purulente pardonnerait-elle ? Ou
bien, on venait encore d’en enterrer
un, le plus souvent un français, parfois un
allemand. Il était rare qu’une journée
s’achevât sans qu’une bière furtive, faite
à la hâte de quatre planches, sortît de
l’ambulance au crépuscule, accompagnée d’un seul
infirmier, souvent de la jeune femme elle-même,
pour qu’un homme ne fût pas enfoui comme un chien.
Dans le petit cimetière de Remilly, on avait ouvert
deux tranchées ; et ils dormaient tous côte à
côte, les allemands à gauche, les français à
droite, réconciliés dans la terre.
Jean, sans les avoir jamais vus, finissait par
s’intéresser à certains blessés. Il demandait
de leurs nouvelles.
–et " pauvre enfant " , comment va-t-il,
aujourd’hui ?
C’était un petit troupier, un soldat du 5e de
ligne, engagé volontaire, qui n’avait pas vingt
ans. Le surnom de " pauvre enfant " lui était
resté, parce que, sans cesse, il répétait ces mots
en parlant de lui ; et, comme, un jour, on lui en
demandait la raison, il avait répondu que
c’était sa mère qui l’appelait toujours ainsi.
Pauvre enfant en effet, car il se mourait d’une
pleurésie, déterminée par une blessure au flanc
gauche.
–ah ! Le cher garçon, disait Henriette, qui
s’était prise pour lui d’une affection maternelle,
il ne va pas bien, il a toussé toute la journée...
ça me fend le coeur, de l’entendre.
–et votre ours, votre Gutmann ? Reprenait
Jean, avec un faible sourire. Le docteur a-t-il
meilleur espoir ?
–oui, peut-être le sauvera-t-on. Mais il souffre
horriblement.
Bien que la pitié fût grande, tous deux ne pouvaient
parler de Gutmann sans une sorte de gaieté
attendrie. Lorsque la jeune femme était entrée
à l’ambulance, le premier jour, elle avait eu le
saisissement de reconnaître, dans ce soldat
bavarois, l’homme à la barbe et aux cheveux
rouges, aux gros yeux bleus, au large nez carré,
qui l’avait emportée entre ses bras, à Bazeilles,
pendant qu’on fusillait son mari. Lui, également, la
reconnut ; mais il ne pouvait parler, une balle,
entrée par la nuque, lui avait enlevé la
moitié de la langue. Et, après deux jours
d’un recul d’horreur, d’un involontaire frisson,
chaque fois qu’elle s’approchait de son lit,
elle fut conquise par les regards désespérés
et très doux dont il la suivait. N’était-ce
donc plus le monstre, au poil éclaboussé de
sang, aux prunelles chavirées de rage, qui la
hantait d’un affreux souvenir ? Il lui fallait
un effort pour le retrouver maintenant
chez ce malheureux, l’air si bonhomme, si
docile, au milieu de ses atroces souffrances. Son
cas, peu fréquent, cette infirmité brusque,
touchait l’ambulance entière. On n’était même pas
bien sûr qu’il se nommât Gutmann, on l’appelait
ainsi, parce que l’unique son qu’il arrivait à
proférer était un grognement de deux syllabes qui
faisait à peu près ce nom. Sur tout le reste, on
croyait seulement savoir qu’il était marié et qu’il
avait des enfants. Il devait comprendre quelques
mots de français, il répondait parfois d’un signe
violent de la tête. Marié ? Oui, oui ! Des
enfants ? Oui, oui ! Son attendrissement,
un jour, à voir de la farine, avait encore fait
supposer qu’il pouvait être meunier. Et rien autre.
Où était-il, le moulin ? Dans quel lointain
village de la Bavière pleuraient-ils à cette
heure, les enfants et la femme ? Allait-il
donc mourir, inconnu, sans nom, laissant les siens,
là-bas, dans une éternelle attente ?
–aujourd’hui, raconta un soir Henriette à Jean,
Gutmann m’a envoyé des baisers... je ne lui donne
plus à boire, je ne lui rends plus le moindre
service, sans qu’il
porte les doigts à ses lèvres, dans un geste
fervent de reconnaissance... il ne faut pas
sourire, c’est trop terrible, que d’être ainsi
comme enterré, avant l’heure.
Cependant, vers la fin d’octobre, Jean alla mieux.
Le docteur consentit à enlever le drain, bien
qu’il restât soucieux ; et la plaie parut
pourtant se cicatriser assez vite. Déjà,
le convalescent se levait, passait des heures
à marcher dans la chambre, à s’asseoir devant la
fenêtre, attristé par le vol des nuages. Puis, il
s’ennuya, il parla de s’occuper à quelque chose, de
se rendre utile dans la ferme. Un de ses
malaises secrets était la question
d’argent, car il pensait bien que ses deux cents
francs avaient dû être dépensés, depuis six
grandes semaines. Pour que le père Fouchard
continuât à lui faire bonne mine, il fallait
donc qu’Henriette payât. Cette pensée lui
devenait pénible, il n’osait s’en expliquer avec
elle, et il éprouva un véritable soulagement,
lorsqu’il fut convenu qu’on le donnerait comme un
nouveau garçon, chargé, avec Silvine, des soins
intérieurs, pendant que Prosper s’occupait de la
culture, au dehors.
Malgré l’abomination des temps, un garçon de plus
n’était pas de trop, chez le père Fouchard, dont
les affaires prospéraient. Tandis que râlait le
pays entier, saigné aux quatre membres, il avait
trouvé le moyen d’élargir tellement son commerce
de boucher ambulant, qu’il abattait à cette heure
le triple et le quadruple de bêtes. On racontait
comment, dès le 31 août, il avait fait
des marchés superbes avec les prussiens. Lui, qui,
le 30, défendait sa porte contre les soldats du
7e corps, le fusil au poing, refusant de leur
vendre une miche, leur criant que la maison
était vide, s’était établi marchand de tout,
le 31, à l’apparition du premier soldat ennemi,
avait déterré de ses caves des provisions
extraordinaires, ramené des trous inconnus, où
il les avait cachés, de véritables troupeaux. Et,
depuis ce jour, il était un des
plus gros fournisseurs de viande des armées
allemandes, étonnant d’adresse pour placer
sa marchandise et se la faire payer, entre
deux réquisitions. Les autres souffraient
de l’exigence parfois brutale des vainqueurs :
lui n’avait pas encore fourni un boisseau de
farine, un hectolitre de vin, un quartier de
boeuf, sans trouver au bout du bel argent
sonnant. On en causait bien, dans Remilly, on
trouvait cela vilain de la part d’un homme
qui venait de perdre à la guerre son fils,
dont il ne visitait point la tombe, que
Silvine seule entretenait. Mais, tout de même,
on le respectait, de s’enrichir, quand les plus
malins y laissaient leur peau. Et lui,
goguenard, haussait les épaules, grognait,
avec sa carrure têtue :
–patriote, patriote, je le suis plus qu’eux
tous ! ...
c’est donc être patriote que de foutre gratis aux
prussiens de la nourriture, par-dessus la tête ?
Moi, je leur fais tout payer... on verra, on verra
ça, plus tard !
Jean, dès le second jour, resta trop longtemps
debout, et les sourdes craintes du docteur
se réalisèrent : la plaie s’était rouverte,
une inflammation considérable fit enfler
la jambe, il dut reprendre le lit. Dalichamp
finit par soupçonner la présence d’une esquille,
que l’effort des deux journées d’exercice avait
achevé de détacher. Il la chercha, fut assez
heureux pour l’extraire. Mais cela n’alla
pas sans une secousse, une fièvre violente, qui
épuisèrent Jean de nouveau. Jamais encore, il
n’était tombé à un pareil état de faiblesse. Et
Henriette reprit sa place de garde fidèle, dans la
chambre, que l’hiver attristait et glaçait. On
était aux premiers jours de novembre, le vent
d’est avait apporté déjà une bourrasque de neige,
il faisait très froid, entre les quatre murs
vides, sur le carreau nu. Comme il n’y avait pas de
cheminée, ils se décidèrent à faire mettre un
poêle, dont le ronflement égaya un peu leur
solitude.
Les jours coulaient, monotones, et cette première
semaine
de la rechute fut certainement pour Jean et pour
Henriette la plus mélancolique de leur longue
intimité forcée. La souffrance ne cesserait donc
pas ? Toujours le danger allait-il renaître,
sans qu’on pût espérer la fin de tant de misères ?
Leur pensée volait à chaque heure vers
Maurice, dont ils n’avaient plus eu de nouvelles.
On leur disait bien que d’autres recevaient des
lettres, des billets minces apportés par des
pigeons voyageurs. Sans doute, le coup de feu de
quelque allemand avait tué, au passage,
dans le grand ciel libre, le pigeon qui portait
leur joie et leur tendresse, à eux. Tout semblait
se reculer, s’éteindre et disparaître, au fond de
l’hiver précoce. Les bruits de la guerre ne leur
parvenaient qu’après des retards considérables,
les rares journaux que le docteur Dalichamp
leur apportait encore, dataient souvent d’une
semaine. Et leur tristesse était faite beaucoup
de leur ignorance, de ce qu’ils ne savaient pas
et de ce qu’ils devinaient, du long cri de mort
qu’ils entendaient malgré tout, dans le silence
de la campagne, autour de la ferme.
Un matin, le docteur arriva bouleversé, les mains
tremblantes. Il tira un journal belge de sa poche,
le jeta sur le lit, en s’écriant :
–ah ! Mes amis, la France est morte, Bazaine
vient de trahir !
Jean, adossé contre deux oreillers, somnolent,
se réveilla.
–comment, de trahir ?
–oui, il a livré Metz et l’armée. C’est le coup de
Sedan qui recommence, et cette fois c’est le reste
de notre chair et de notre sang.
Puis, reprenant le journal, lisant :
–cent cinquante mille prisonniers, cent
cinquante-trois aigles et drapeaux, cinq cent
quarante et un canons de campagne, soixante-seize
mitrailleuses, huit cents canons de forteresse,
trois cent mille fusils, deux mille
voitures d’équipages militaires, du matériel
pour quatre-vingt-cinq batteries...
et il continua, donnant les détails : le maréchal
Bazaine, enfermé dans Metz avec l’armée,
réduit à l’impuissance, ne faisant aucun effort
pour rompre le cercle de fer qui l’enserrait ;
ses rapports suivis avec le prince Frédéric-Charles,
ses troubles et hésitantes combinaisons
politiques, son ambition de jouer un rôle décisif
qu’il ne semblait pas avoir bien déterminé
lui-même ; puis, toute la complication
des pourparlers, des envois d’émissaires,
louches et menteurs, à M De Bismarck, au roi
Guillaume, à l’impératrice régente, qui,
finalement, devait refuser de traiter avec
l’ennemi, sur les bases d’une cession de
territoire ; et la catastrophe inéluctable,
le destin achevant son oeuvre, la famine dans
Metz, la capitulation forcée, les chefs et les
soldats réduits à accepter les dures conditions
des vainqueurs. La France n’avait plus d’armée.
–nom de dieu ! Jura sourdement Jean, qui ne
comprenait pas tout, mais pour qui, jusque-là,
Bazaine était resté le grand capitaine,
l’unique sauveur possible. Alors, quoi,
qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’ils
deviennent, à Paris ?
Le docteur, justement, passait aux nouvelles
de Paris, qui étaient désastreuses. Il fit
remarquer que le journal portait la date du
5 novembre. La reddition de Metz était
du 27 octobre, et la nouvelle n’en avait été
connue à Paris que le 30. Après les échecs subis
déjà à Chevilly, à Bagneux, à la Malmaison,
après le combat et la perte du Bourget,
cette nouvelle avait éclaté en coup de foudre,
au milieu de la population désespérée,
irritée de la faiblesse et de l’impuissance
du gouvernement de la défense nationale.
Aussi, le lendemain, le 31 octobre, toute une
insurrection avait-elle grondé, une foule immense
s’étouffant sur la place de l’hôtel-de-ville,
envahissant les salles, retenant prisonniers
les membres du gouvernement,
que la garde nationale avait enfin délivrés, dans
la crainte de voir triompher les révolutionnaires
qui réclamaient la commune. Et le journal belge
ajoutait les réflexions les plus insultantes
pour le grand Paris, que la guerre civile
déchirait, au moment où l’ennemi était aux
portes. N’était-ce pas la décomposition finale,
la flaque de boue et de sang où allait s’effondrer
un monde ?
–c’est bien vrai, murmura Jean tout pâle, on ne
se cogne pas, quand les prussiens sont là !
Henriette, qui n’avait rien dit encore, évitant
d’ouvrir la bouche, dans ces choses de la
politique, ne put retenir un cri. Elle ne pensait
qu’à son frère.
–mon dieu ! Pourvu que Maurice, qui a mauvaise
tête, ne se mêle pas à toutes ces histoires !
Il y eut un silence, et le docteur, ardent
patriote, reprit :
–n’importe, s’il n’y a plus de soldats, il en
poussera d’autres. Metz s’est rendu, Paris
lui-même peut se rendre, la France ne finira
pas... oui, comme disent nos paysans, le coffre
est bon, et nous vivrons quand même !
Mais on voyait qu’il se forçait à l’espérance. Il
parla de la nouvelle armée qui se formait sur la
Loire, et dont les débuts, du côté
d’Arthenay, n’avaient pas été très heureux :
elle allait s’aguerrir, elle marcherait au
secours de Paris. Il était surtout enfiévré
par les proclamations de Gambetta, parti
en ballon de Paris le 7 octobre, dès le
surlendemain installé à Tours, appelant tous les
citoyens sous les armes, parlant un langage si
mâle et si sage à la fois, que le pays entier
se donnait à cette dictature de salut
public. Et n’était-il pas question de former une
autre armée dans le nord, une autre armée dans
l’est, de faire sortir des soldats de terre,
par la seule force de la foi ? C’était le
réveil de la province, l’indomptable volonté de
créer tout ce qui manquait, de lutter jusqu’au
dernier sou et jusqu’à la dernière goutte de
sang.
–bah ! Conclut le docteur, en se levant pour
partir, j’ai
souvent condamné des malades qui étaient debout
huit jours plus tard.
Jean eut un sourire.
–docteur, guérissez-moi vite, que j’aille là-bas
reprendre mon poste.
Cependant, Henriette et lui gardèrent une grande
tristesse de ces mauvaises nouvelles. Il y eut,
le soir même, une rafale de neige, et le
lendemain, lorsque Henriette, toute frissonnante,
rentra de l’ambulance, elle annonça que
Gutmann était mort. Ce grand froid décimait les
blessés, vidait les rangées de lits. Le misérable
muet, la bouche amputée de sa langue, avait râlé
deux jours. Pendant les dernières heures, elle
était restée à son chevet, tant il la regardait
d’un regard suppliant. Il lui parlait de ses
yeux en larmes, il lui disait peut-être son vrai
nom, le nom du village lointain, dans lequel une
femme et des enfants l’attendaient. Et il s’en
était allé inconnu, en lui envoyant, de ses
doigts tâtonnants, un dernier baiser, comme
pour la remercier encore de ses bons soins. Elle
fut seule à l’accompagner au cimetière, où la
terre gelée, cette lourde terre étrangère, tomba
sourdement sur son cercueil de sapin,
avec des paquets de neige.
Puis, de nouveau, le lendemain, Henriette dit à son
retour :
–" pauvre enfant " est mort.
Pour celui-ci, elle était en pleurs.
–si vous l’aviez vu, dans son délire ! Il
m’appelait : maman ! Maman ! Et il me tendait des
bras si tendres, que j’ai dû le prendre sur mes
genoux... ah ! Le malheureux, la souffrance
l’avait tellement diminué qu’il ne pesait pas
plus lourd qu’un petit garçon... et je l’ai bercé
pour qu’il mourût content, oui ! Je l’ai bercé,
moi qu’il appelait sa mère et qui n’avais que
quelques années de plus que lui...
il pleurait, je ne pouvais me retenir de pleurer
moi-même, et je pleure encore...
elle suffoquait, elle dut s’interrompre.
–quand il est mort, il a balbutié à plusieurs
reprises ces mots dont il se surnommait :
pauvre enfant, pauvre enfant... oh ! Oui,
certes, de pauvres enfants, tous ces braves
garçons, quelques-uns si jeunes, dont votre
abominable guerre emporte les membres et qu’elle
fait tant souffrir, avant de les coucher
dans la terre !
Chaque jour, maintenant, Henriette rentrait de la
sorte, bouleversée par quelque agonie, et cette
souffrance des autres les rapprochait encore,
pendant les tristes heures qu’ils vivaient si
seuls, au fond de la grande chambre paisible.
Heures bien douces pourtant, car la tendresse était
venue, une tendresse qu’ils croyaient fraternelle,
entre leurs deux coeurs qui avaient peu à peu
appris à se connaître. Lui, d’un esprit si
réfléchi, s’était haussé, dans leur intimité
continue ; et elle, à le voir bon et
raisonnable, ne songeait même plus qu’il était
un humble, ayant conduit la charrue avant de
porter le sac. Ils s’entendaient très bien, ils
faisaient un excellent ménage, comme disait
Silvine, avec son sourire grave. Aucune gêne
d’ailleurs n’était née entre eux, elle continuait
à lui soigner sa jambe, sans que jamais
leurs regards clairs se fussent détournés. Toujours
en noir, dans ses vêtements de veuve, elle
semblait avoir cessé d’être une femme.
Jean, toutefois, durant les longues après-midi
où il se retrouvait seul, ne pouvait s’empêcher
de songer. Ce qu’il éprouvait pour elle, c’était
une reconnaissance infinie, une sorte de
respect dévot, qui lui aurait fait écarter,
comme sacrilège, toute pensée d’amour. Et,
cependant, il se disait que, s’il avait eu une
femme comme celle-là, si tendre, si douce,
si active, la vie serait devenue une véritable
existence de paradis. Son malheur, les années
mauvaises qu’il avait passées à Rognes, le
désastre de son mariage, la mort violente de sa
femme, tout ce passé lui revenait dans un
regret de tendresse, dans un espoir vague,
à peine formulé, de tenter encore le bonheur. Il
fermait les yeux, il laissait un demi-sommeil
le reprendre, et alors il se voyait confusément à
Remilly, remarié, propriétaire d’un champ
qui suffisait à nourrir un ménage de braves
gens sans ambition. Cela était si léger, que cela
n’existait pas, n’existerait certainement jamais.
Il ne se croyait plus capable que d’amitié,
il n’aimait ainsi Henriette que parce
qu’il était le frère de Maurice. Puis, ce rêve
indéterminé de mariage avait fini par être comme
une consolation, une de ces imaginations qu’on
sait irréalisables et dont on caresse ses heures
de tristesse.
Henriette, elle, n’en était pas même effleurée. Au
lendemain du drame atroce de Bazeilles, son coeur
restait meurtri ; et, s’il y entrait un
soulagement, une tendresse nouvelle, ce ne pouvait
être qu’à son insu : tout un de ces sourds
cheminements de la graine qui germe, sans que
rien, au regard, révèle le travail caché. Elle
ignorait jusqu’au plaisir qu’elle avait fini par
prendre à rester des heures près du lit de Jean,
à lui lire ces journaux, qui ne leur apportaient
pourtant que du chagrin. Jamais sa main,
en rencontrant la sienne, n’avait eu même une
tiédeur ; jamais l’idée du lendemain ne l’avait
laissée rêveuse, avec le souhait d’être aimée
encore. Pourtant, elle n’oubliait, elle n’était
consolée que dans cette chambre. Quand elle
se trouvait là, s’occupant avec sa douceur
active, son coeur se calmait, il lui semblait que
son frère reviendrait prochainement, que tout
s’arrangerait très bien, qu’on finirait par être
tous heureux, en ne se quittant plus. Et elle
en parlait sans trouble, tellement il lui
paraissait naturel que les choses fussent ainsi,
sans qu’il lui vînt à la pensée de s’interroger
davantage, dans le don chaste et ignoré de tout
son coeur.
Mais, un après-midi, comme elle se rendait à
l’ambulance, la terreur qui la glaça, en apercevant
dans la cuisine un capitaine prussien et deux
autres officiers, lui fit
comprendre la grande affection qu’elle éprouvait
pour Jean. Ces hommes, évidemment, avaient appris
la présence du blessé à la ferme, et ils
venaient le réclamer : c’était le départ
inévitable, la captivité en Allemagne, au
fond de quelque forteresse. Elle écouta,
tremblante, le coeur battant à grands coups.
Le capitaine, un gros homme qui parlait français,
faisait de violents reproches au père Fouchard.
–ça ne peut pas durer, vous vous fichez de nous...
je suis venu moi-même pour vous avertir que, si le
cas se reproduit, je vous en rendrai responsable,
oui ! Je saurai prendre des mesures !
Très tranquille, le vieux affectait l’ahurissement,
comme s’il n’avait pas compris, les mains ballantes.
–comment ça, monsieur, comment ça ?
–ah ! Ne m’échauffez pas les oreilles, vous savez
très bien que les trois vaches que vous nous avez
vendues dimanche étaient pourries... parfaitement,
pourries, enfin malades, crevées de maladie
infecte, car elles ont empoisonné mes hommes,
et il y en a deux qui doivent en être
morts à l’heure qu’il est.
Du coup, Fouchard joua la révolte, l’indignation.
–pourries, mes vaches ! De la si belle viande,
de la viande que l’on donnerait à une accouchée,
pour lui refaire des forces !
Et il larmoya, se tapa sur la poitrine, cria
qu’il était honnête, qu’il aimerait mieux se
couper de sa propre chair, à lui, que d’en vendre
de la mauvaise. Depuis trente ans, on le
connaissait, personne au monde ne pouvait dire
qu’il n’avait pas eu son poids, en bonne qualité.
–elles étaient saines comme l’oeil, monsieur, et si
vos soldats ont eu la colique, c’est peut-être
qu’ils en ont trop mangé ; à moins que des
malfaiteurs n’aient mis de la drogue dans la
marmite...
il l’étourdissait ainsi d’un flot de paroles,
d’hypothèses
si saugrenues, que le capitaine, hors de lui,
finit par couper court.
–en voilà assez ! Vous êtes averti, prenez
garde ! ... et il y a autre chose, nous vous
soupçonnons, dans ce village, de faire tous bon
accueil aux francs-tireurs des bois de
Dieulet, qui nous ont encore tué une sentinelle
avant-hier... entendez-vous, prenez garde !
Quand les prussiens furent partis, le père
Fouchard haussa les épaules, avec un ricanement
d’infini dédain. Des bêtes crevées, bien sûr
qu’il leur en vendait, il ne leur faisait même
manger que de ça ! Toutes les charognes que
les paysans lui apportaient, ce qui mourait de
maladie et ce qu’il ramassait dans les fossés,
est-ce que ce n’était pas bon pour ces sales
bougres ?
Il cligna un oeil, il murmura d’un air de
triomphe goguenard, en se tournant vers Henriette
rassurée :
–dis donc, petite, quand on pense qu’il y a des
gens qui racontent, comme ça, que je ne suis pas
patriote ! ... hein ? Qu’ils en fassent autant,
qu’ils leur foutent donc de la carne, et
qu’ils empochent leurs sous... pas patriote !
Mais, nom de dieu ! J’en aurai plus tué avec mes
vaches malades que bien des soldats avec
leurs chassepots !
Jean, lorsqu’il sut l’histoire, s’inquiéta
pourtant. Si les autorités allemandes se doutaient
que les habitants de Remilly accueillaient les
francs-tireurs des bois de Dieulet, elles
pouvaient d’une heure à l’autre faire des
perquisitions et le découvrir. L’idée de
compromettre ses hôtes, de causer le moindre ennui
à Henriette, lui était insupportable. Mais elle
le supplia, elle obtint qu’il resterait quelques
jours encore, car sa blessure se cicatrisait
lentement, il n’avait pas les jambes assez solides
pour rejoindre un des régiments en campagne, dans le
nord ou sur la Loire.
Et ce furent alors, jusqu’au milieu de décembre,
les journées les plus frissonnantes, les plus
navrées de leur
solitude. Le froid était devenu si intense,
que le poêle n’arrivait pas à chauffer la grande
pièce nue. Quand ils regardaient par la fenêtre
la neige épaisse qui couvrait le sol,
ils songeaient à Maurice, enseveli, là-bas,
dans ce Paris glacé et mort, dont ils n’avaient
aucune nouvelle certaine. Toujours, les mêmes
questions revenaient : que faisait-il,
pourquoi ne donnait-il aucun signe de vie ? Ils
n’osaient se dire leurs affreuses craintes,
une blessure, une maladie, la mort peut-être.
Les quelques renseignements vagues qui
continuaient à leur parvenir par les
journaux, n’étaient point faits pour les
rassurer. Après de prétendues sorties heureuses,
démenties sans cesse, le bruit avait couru
d’une grande victoire, remportée le
2 décembre, à Champigny, par le général Ducrot ;
mais ils surent ensuite que, dès le lendemain,
abandonnant les positions conquises, il
s’était vu forcé de repasser la Marne.
C’était, à chaque heure, Paris étranglé
d’un lien plus étroit, la famine commençante,
la réquisition des pommes de terre après
celle des bêtes à cornes, le gaz refusé aux
particuliers, bientôt les rues noires, sillonnées
par le vol rouge des obus. Et tous deux ne se
chauffaient plus, ne mangeaient plus, sans être
hantés par l’image de Maurice et de ces deux
millions de vivants, enfermés dans cette
tombe géante.
De toutes parts, d’ailleurs, du nord comme du
centre, les nouvelles s’aggravaient. Dans le nord,
le 22e corps d’armée, formé de gardes mobiles,
de compagnies de dépôt, de soldats et d’officiers
échappés aux désastres de Sedan et de Metz,
avait dû abandonner Amiens, pour se retirer
du côté d’Arras ; et, à son tour, Rouen venait de
tomber entre les mains de l’ennemi, sans que cette
poignée d’hommes, débandés, démoralisés, l’eussent
défendu sérieusement. Dans le centre, la
victoire de Coulmiers, remportée le 9 novembre par
l’armée de la Loire, avait fait naître
d’ardentes espérances : Orléans réoccupé, les
bavarois en fuite, la marche par étampes, la
délivrance prochaine de Paris. Mais, le
5 décembre, le prince Frédéric-Charles
reprenait Orléans, coupait en deux l’armée
de la Loire, dont trois corps se repliaient
sur Vierzon et Bourges, tandis que deux
autres, sous les ordres du général Chanzy,
reculaient jusqu’au Mans, dans une retraite
héroïque, toute une semaine de marches et de
combats. Les prussiens étaient partout, à Dijon
comme à Dieppe, au Mans comme à Vierzon.
Puis c’était, presque chaque matin, le
lointain fracas de quelque place forte qui
capitulait sous les obus. Dès le 28 septembre,
Strasbourg avait succombé, après quarante-six
jours de siège et trente-sept de bombardement,
les murs hachés, les monuments criblés par près
de deux cent mille projectiles. Déjà, la
citadelle de Laon avait sauté, Toul s’était
rendu ; et venait ensuite le défilé sombre :
Soissons avec ses cent vingt-huit canons,
Verdun qui en comptait cent trente-six,
Neufbrisach cent, La Fère soixante-dix,
Montmédy soixante-cinq. Thionville était
en flammes, Phalsbourg n’ouvrait ses portes
que dans sa douzième semaine de furieuse
résistance. Il semblait que la France entière
brûlât, s’effondrât, au milieu de l’enragée
canonnade.
Un matin que Jean voulait absolument partir,
Henriette lui prit les mains, le retint d’une
étreinte désespérée.
–non, non ! Je vous en supplie, ne me laissez
pas seule... vous êtes trop faible, attendez
quelques jours, rien que quelques jours encore...
je promets de vous laisser partir, quand le
docteur dira que vous êtes assez fort pour
retourner vous battre.
===Chapitre V===
<center>'''Chapitre V'''</center>
 
 
par cette soirée glacée de décembre, Silvine et
Prosper se trouvaient seuls, avec Charlot,
dans la grande cuisine de la ferme, elle
cousant, lui en train de se fabriquer un
beau fouet. Il était sept heures, on avait dîné
à six, sans attendre le père Fouchard, qui
devait s’être attardé à Raucourt, où la viande
manquait ; et Henriette, dont c’était,
cette nuit-là, le tour de veillée, à l’ambulance,
venait de partir, en recommandant bien à
Silvine de ne pas se coucher, sans aller garnir
de charbon le poêle de Jean.
Dehors, le ciel était très noir, sur la neige
blanche. Pas un bruit ne venait du village
enseveli, on n’entendait dans la salle que le
couteau de Prosper, très appliqué à orner de
losanges et de rosaces le manche de cornouiller.
Par moments, il s’arrêtait, il regardait Charlot,
dont la grosse tête blonde vacillait, prise de
sommeil. L’enfant ayant fini par s’endormir,
il sembla que le silence augmentait encore.
Doucement, la mère avait écarté la chandelle,
pour que son petit n’en eût pas la clarté
sur les paupières ; puis, cousant toujours, elle
était tombée dans une rêverie profonde.
Et ce fut alors, après avoir encore hésité, que
Prosper se décida.
–écoutez donc, Silvine, j’ai quelque chose
à vous dire... oui, j’ai attendu d’être seul
avec vous...
inquiète déjà, elle avait levé les yeux.
–voici la chose... pardonnez-moi de vous faire
de la
peine, mais il vaut mieux que vous soyez prévenue...
j’ai vu ce matin, à Remilly, au coin de
l’église, j’ai vu Goliath, comme je vous vois
en ce moment, oh ! En plein, il n’y a
pas d’erreur !
Elle devint toute blême, les mains tremblantes, ne
trouvant à bégayer qu’une plainte sourde.
–mon dieu ! Mon dieu !
Prosper continua en phrases prudentes, raconta ce
qu’il avait appris dans la journée, en questionnant
les uns et les autres. Personne ne doutait plus que
Goliath fût un espion, qui s’était installé
autrefois dans le pays, pour en connaître
les routes, les ressources, les moindres
façons d’être. On rappelait son séjour à la ferme du
père Fouchard, la façon brusque dont il en était
parti, les places qu’il avait faites ensuite,
du côté de Beaumont et de Raucourt. Et,
maintenant, le voilà qui était revenu, occupant
à la commandature de Sedan une situation
indéterminée, parcourant de nouveau les villages,
comme chargé de dénoncer les uns, de taxer
les autres, de veiller au bon fonctionnement
des réquisitions dont on écrasait les habitants.
Ce matin-là, il avait terrorisé Remilly,
au sujet d’une livraison de farine, incomplète et
trop lente.
–vous êtes prévenue, répéta Prosper en finissant,
et vous saurez, comme ça, ce que vous aurez à
faire, quand il viendra ici...
elle l’interrompit, d’un cri de terreur.
–vous croyez qu’il viendra ?
–dame ! ça me semble indiqué... il faudrait qu’il
ne fût guère curieux, puisqu’il n’a jamais vu le
petit, tout en sachant qu’il existe... et, en
outre, il y a vous, pas plus laide que ça,
qui êtes bonne à revoir.
Mais, d’un geste de supplication, elle le fit
taire. Réveillé par le bruit, Charlot avait levé
la tête. Les yeux vagues, comme au sortir d’un
rêve, il se rappela l’injure
que lui avait apprise quelque farceur du village,
il déclara de son air grave de petit bonhomme
de trois ans :
–cochons, les prussiens !
Sa mère, follement, le prit dans ses bras, l’assit
sur ses genoux. Ah ! Le pauvre être, sa joie et son
désespoir, qu’elle aimait de toute son âme et
qu’elle ne pouvait regarder sans pleurer, ce fils
de sa chair qu’elle souffrait d’entendre appeler
méchamment le prussien par les gamins de son âge,
lorsqu’ils jouaient avec lui sur la route !
Elle le baisa, comme pour lui rentrer les paroles
dans la bouche.
–qui est-ce qui t’a appris de vilains mots ?
C’est défendu, il ne faut pas les répéter, mon
chéri.
Alors, avec l’obstination des enfants, Charlot,
étouffant de rire, se hâta de recommencer :
–cochons, les prussiens !
Puis, voyant sa mère éclater en larmes, il se mit à
pleurer lui aussi, pendu à son cou. Mon dieu ! De
quel malheur nouveau était-elle donc menacée ?
N’était-ce point assez d’avoir perdu, avec
Honoré, le seul espoir de sa vie, la certitude
d’oublier et d’être heureuse encore ?
Il fallait que l’autre homme ressuscitât, pour
achever son malheur.
–allons, murmura-t-elle, viens dormir, mon
chéri. Je t’aime bien tout de même, car tu ne sais
pas la peine que tu me fais.
Et elle laissa un instant seul Prosper, qui,
pour ne pas la gêner en la regardant, avait
affecté de se remettre à sculpter soigneusement
le manche de son fouet.
Mais, avant d’aller coucher Charlot, Silvine le
menait d’habitude dire bonsoir à Jean, avec qui
l’enfant était grand ami. Ce soir-là, comme elle
entrait, sa chandelle à la main, elle aperçut le
blessé assis sur son séant, les yeux grands
ouverts au milieu des ténèbres. Tiens, il ne
dormait donc pas ? Ma foi, non ! Il rêvassait
à toutes sortes
de choses, seul dans le silence de cette nuit
d’hiver. Et, pendant qu’elle bourrait le poêle de
charbon, il joua un instant avec Charlot, qui se
roulait sur le lit, ainsi qu’un jeune chat. Il
connaissait l’histoire de Silvine, il avait
de l’amitié pour cette fille brave et soumise, si
éprouvée par le malheur, en deuil du seul homme
qu’elle eût aimé, n’ayant gardé d’autre consolation
que ce pauvre petit, dont la naissance restait
son tourment. Aussi, lorsque, le poêle couvert,
elle s’approcha pour le lui reprendre
des bras, remarqua-t-il, à ses yeux rouges,
qu’elle avait pleuré. Quoi donc ? On venait encore
de lui faire du souci ? Mais elle ne voulut pas
répondre : plus tard, elle lui dirait ça, si ça en
valait la peine. Mon dieu ! Est-ce que
l’existence, pour elle, maintenant, n’était pas un
continuel chagrin ?
Enfin, Silvine emportait Charlot, quand un bruit
de pas et de voix se fit entendre, dans la cour de
la ferme.
Et Jean, surpris, écoutait.
–qu’y a-t-il donc ? Ce n’est point le père
Fouchard qui rentre, je n’ai pas entendu les
roues de la carriole.
Du fond de sa chambre écartée, il avait fini par se
rendre ainsi compte de la vie intérieure de la
ferme, dont les moindres rumeurs lui étaient
devenues familières. L’oreille tendue, il reprit
tout de suite :
–ah ! Oui, ce sont ces hommes, les francs-tireurs
des bois de Dieulet, qui viennent aux provisions.
–vite ! Murmura Silvine en s’en allant et en le
laissant de nouveau dans l’obscurité, il faut que je
me dépêche, pour qu’ils aient leurs pains.
En effet, des poings tapaient à la porte de la
cuisine, et Prosper, ennuyé d’être seul,
hésitait, parlementait. Quand le maître n’était pas
là, il n’aimait guère ouvrir, par crainte des
dégâts dont on l’aurait rendu responsable. Mais il
eut la chance que, justement, à cette minute,
la carriole du père Fouchard dévala par la route
en
pente, avec le trot assourdi du cheval dans la
neige. Et ce fut le vieux qui reçut les hommes.
–ah ! Bon ! C’est vous trois... qu’est-ce que vous
m’apportez, sur cette brouette ?
Sambuc, avec sa maigreur de bandit, enfoncé dans
une blouse de laine bleue, trop large, ne
l’entendit même pas, exaspéré contre Prosper, son
honnête homme de frère, comme il disait, qui se
décidait seulement à ouvrir la porte.
–dis donc, toi ! Est-ce que tu nous prends pour
des mendiants, à nous laisser dehors par un temps
pareil ?
Mais, tandis que Prosper, très calme, haussant les
épaules sans répondre, faisait rentrer le cheval et
la carriole, ce fut de nouveau le père Fouchard qui
intervint, penché sur la brouette.
–alors, c’est deux moutons crevés que vous
m’apportez... ça va bien qu’il gèle, sans quoi ils
ne sentiraient guère bon.
Cabasse et Ducat, les deux lieutenants de
Sambuc, qui l’accompagnaient dans toutes ses
expéditions, se récrièrent.
–oh ! Dit le premier, avec sa vivacité criarde de
provençal, ils n’ont pas plus de trois jours...
c’est des bêtes mortes à la ferme des Raffins, où
il y a un sale coup de maladie sur les animaux.
'' -procumbit humi bos, ''
déclama l’autre,
l’ancien huissier que son goût trop vif pour les
petites filles avait déclassé et qui aimait à citer
du latin.
D’un hochement de tête, le père Fouchard continuait
à déprécier la marchandise, qu’il affectait de
trouver trop avancée. Et il conclut, en entrant
dans la cuisine avec les trois hommes :
–enfin, il faudra qu’ils s’en contentent... ça va
bien qu’à Raucourt ils n’ont plus une
côtelette. Quand on a faim, n’est-ce pas ? On
mange de tout.
Et, ravi au fond, il appela Silvine qui revenait
de coucher Charlot.
–donne des verres, nous allons boire un coup à la
crevaison de Bismarck.
Fouchard entretenait ainsi de bonnes relations
avec les francs-tireurs des bois de Dieulet, qui,
depuis bientôt trois mois, sortaient au crépuscule
de leurs taillis impénétrables, rôdaient par les
routes, tuaient et dévalisaient les prussiens
qu’ils pouvaient surprendre, se rabattaient
sur les fermes, rançonnaient les paysans, quand le
gibier ennemi venait à manquer. Ils étaient la
terreur des villages, d’autant plus qu’à chaque
convoi attaqué, à chaque sentinelle égorgée, les
autorités allemandes se vengeaient sur les
bourgs voisins, qu’ils accusaient de connivence,
les frappant d’amendes, emmenant les maires
prisonniers, brûlant les chaumières. Et, si les
paysans, malgré la bonne envie qu’ils en avaient,
ne livraient pas Sambuc et sa bande, c’était
simplement par crainte de recevoir quelque balle,
au détour d’un sentier, dans le cas où le
coup n’aurait pas réussi.
Lui, Fouchard, avait eu l’extraordinaire idée de
faire du commerce avec eux. Battant le pays en tous
sens, aussi bien les fossés que les étables, ils
étaient devenus ses pourvoyeurs de bêtes crevées.
Pas un boeuf ni un mouton ne mourait, dans un
rayon de trois lieues, sans qu’ils vinssent
l’enlever, de nuit, pour le lui apporter.
Et il les payait en provisions, en pains surtout,
des fournées de pains que Silvine cuisait
exprès. D’ailleurs, s’il ne les aimait guère, il
avait une admiration secrète pour les
francs-tireurs, des gaillards adroits qui faisaient
leurs affaires en se fichant du monde ; et, bien
qu’il tirât une fortune de ses marchés avec les
prussiens, il riait en dedans, d’un rire de
sauvage, quand il apprenait qu’on venait encore
d’en trouver un, au bord d’une route, la gorge
ouverte.
–à votre santé ! Reprit-il en trinquant avec les
trois hommes.
Puis, se torchant les lèvres d’un revers de main :
–dites donc, ils en ont fait une histoire, pour
ces deux uhlans qu’ils ont ramassés sans tête, près
de Villecourt... vous savez que Villecourt brûle
depuis hier : une sentence, comme ils disent,
qu’ils ont portée contre le village, pour le punir
de vous avoir accueillis... faut être prudent,
vous savez, et ne pas revenir tout de suite.
On vous portera le pain là-bas.
Sambuc ricanait violemment, en haussant les
épaules. Ah, ouiche ! Les prussiens pouvaient
courir ! Et, tout d’un coup, il se fâcha, tapa du
poing sur la table.
–tonnerre de dieu ! Les uhlans, c’est gentil,
mais c’est l’autre que je voudrais tenir entre
quatre-z-yeux, vous le connaissez bien, l’autre,
l’espion, celui qui a servi chez vous...
–Goliath, dit le père Fouchard.
Toute saisie, Silvine, qui venait de reprendre
sa couture, s’arrêta, écoutant.
–c’est ça, Goliath ! ... ah ! Le brigand, il
connaît les bois de Dieulet comme ma poche, il
est capable de nous faire pincer, un de ces
matins ; d’autant plus qu’il s’est vanté,
aujourd’hui, à la croix de Malte, de nous régler
notre compte avant huit jours... un sale bougre qui
a pour sûr conduit les bavarois, la veille de
Beaumont, n’est-ce pas ? Vous autres !
–aussi vrai que voilà une chandelle qui nous
éclaire ! Confirma Cabasse.
'' -per amica silentia lunae, ''
ajouta Ducat,
dont les citations s’égaraient parfois.
Mais Sambuc, d’un nouveau coup de poing,
ébranlait la table.
–il est jugé, il est condamné, le brigand ! ... si
vous savez un jour par où il doit passer,
prévenez-moi donc,
et sa tête ira rejoindre celle des uhlans dans la
Meuse, ah ! Tonnerre de dieu, oui, je vous en
réponds !
Il y eut un silence. Silvine les regardait, les
yeux fixes, très pâle.
–tout ça, c’est des choses dont on ne doit pas
causer, reprit prudemment le père Fouchard. à
votre santé, et bonsoir !
Ils achevèrent la seconde bouteille. Prosper,
étant revenu de l’écurie, donna un coup de main,
pour charger, en travers de la brouette, à la place
des deux moutons morts, les pains que Silvine avait
mis dans un sac. Mais il ne répondit même pas, il
tourna le dos, quand son frère et les deux autres
s’en allèrent, disparurent avec la brouette,
dans la neige, en répétant :
–bien le bonsoir, au plaisir !
Le lendemain, après le déjeuner, comme le père
Fouchard se trouvait seul, il vit entrer
Goliath en personne, grand, gros, le visage rose,
avec son tranquille sourire. S’il éprouva un
saisissement, à cette brusque apparition,
il n’en laissa rien paraître. Il clignait les
paupières, tandis que l’autre s’avançait et lui
serrait rondement la main.
–bonjour, père Fouchard.
Alors seulement, il sembla le reconnaître.
–tiens ! C’est toi, mon garçon... oh ! Tu as
encore forci. Comme te voilà gras !
Et il le dévisageait, vêtu d’une sorte de capote
en gros drap bleu, coiffé d’une casquette de
même étoffe, l’air cossu et content de lui. Du
reste, il n’avait aucun accent, parlait avec la
lenteur empâtée des paysans du pays.
–mais oui, c’est moi, père Fouchard... je n’ai
pas voulu revenir par ici, sans vous dire un
petit bonjour.
Le vieux restait méfiant. Qu’est-ce qu’il venait
faire, celui-là ? Avait-il su la visite des
francs-tireurs à la ferme,
la veille ? Il fallait voir. Tout de même, comme
il se présentait poliment, le mieux était de lui
rendre sa politesse.
–eh bien ! Mon garçon, puisque tu es si gentil,
nous boirons un coup.
Il prit la peine d’aller chercher deux verres et
une bouteille. Tout ce vin bu lui saignait le
coeur, mais il fallait savoir offrir, dans les
affaires. Et la scène de la soirée recommença,
ils trinquèrent avec les mêmes gestes,
les mêmes paroles.
–à votre santé, père Fouchard.
–à la tienne, mon garçon.
Puis, Goliath, complaisamment, s’oublia. Il
regardait autour de lui, en homme qui a du plaisir
à se rappeler les choses anciennes. Il ne parla
pourtant point du passé, pas plus que du présent,
d’ailleurs. La conversation roula sur le grand
froid qui allait gêner les travaux de la
campagne ; heureusement que la neige avait du
bon, ça tuait les insectes. à peine eut-il une
expression de vague chagrin, en faisant allusion
à la haine sourde, au mépris épouvanté qu’on lui
avait témoignés dans les autres maisons de
Remilly. N’est-ce pas ? Chacun est de son pays,
c’est tout simple qu’on serve son pays comme on
l’entend. Mais, en France, il y avait des choses
sur lesquelles on avait de drôles idées. Et le vieux
le regardait, l’écoutait, si raisonnable,
si conciliant, avec sa large figure gaie, en
se disant que ce brave homme-là n’était sûrement
pas venu dans de mauvaises intentions.
–alors, vous êtes donc tout seul aujourd’hui,
père Fouchard ?
–oh ! Non, Silvine est là-bas qui donne à
manger aux vaches... est-ce que tu veux la voir,
Silvine ?
Goliath se mit à rire.
–ma foi, oui... je vais vous dire ça franchement,
c’est pour Silvine que je suis venu.
Du coup, le père Fouchard se leva, soulagé,
criant à pleine voix :
–Silvine ! Silvine ! ... il y a quelqu’un
pour toi !
Et il s’en alla, sans crainte désormais, puisque
la fille était là pour protéger la maison. Quand ça
tient un homme si longtemps, après des années, il
est fichu.
Lorsque Silvine entra, elle ne fut pas surprise
de trouver Goliath, qui était resté assis et qui
la regardait avec son bon sourire, un peu gêné
pourtant. Elle l’attendait, elle s’arrêta
simplement, après avoir franchi le seuil,
dans un raidissement de tout son être. Et
Charlot qui la rejoignait en courant, se jeta
dans ses jupes, étonné d’apercevoir un homme
qu’il ne connaissait pas.
Il y eut un silence, un embarras de quelques
secondes.
–alors, c’est le petit ? Finit par demander
Goliath, de sa voix conciliante.
–oui, répondit Silvine durement.
Le silence recommença. Il était parti au septième
mois de sa grossesse, il savait bien qu’il avait
un enfant, mais il le voyait pour la première fois.
Aussi voulut-il s’expliquer, en garçon de sens
pratique qui est convaincu d’avoir de bonnes
raisons.
–voyons, Silvine, je comprends bien que tu m’as
gardé de la rancune. Ce n’est pourtant pas très
juste... si je suis parti, et si je t’ai fait cette
grosse peine, tu aurais dû te dire déjà que
c’était peut-être parce que je n’étais
pas mon maître. Quand on a des chefs, on doit leur
obéir, n’est-ce pas ? Ils m’auraient envoyé à cent
lieues, à pied, que j’aurais fait le chemin. Et,
naturellement, je ne pouvais pas parler : ça
m’a assez crevé le coeur, de m’en aller
ainsi, sans te souhaiter le bonsoir... aujourd’hui,
mon dieu ! Je ne te raconterai pas que j’étais
certain de revenir. Cependant, j’y comptais bien,
et, tu le vois, me revoilà...
elle avait détourné la tête, elle regardait la
neige de la
cour, par la fenêtre, comme résolue à ne pas
entendre. Lui, que ce mépris, ce silence obstiné
troublaient, interrompit ses explications, pour
dire :
–sais-tu que tu as encore embelli !
En effet, elle était très belle, dans sa pâleur,
avec ses grands yeux superbes qui éclairaient tout
son visage. Ses lourds cheveux noirs la coiffaient
comme d’un casque de deuil éternel.
–sois gentille, voyons ! Tu devrais sentir que je
ne te veux pas de mal... si je ne t’aimais plus,
je ne serais pas revenu, bien sûr... puisque me
revoilà et que tout s’arrange, nous allons nous
revoir, n’est-ce pas ?
D’un mouvement brusque, elle s’était reculée, et le
regardant en face :
–jamais !
–pourquoi jamais ? Est-ce que tu n’es pas ma
femme, est-ce que cet enfant n’est pas à nous ?
Elle ne le quittait pas des yeux, elle parla
lentement.
–écoutez, il vaut mieux en finir tout de suite...
vous avez connu Honoré, je l’aimais, je n’ai
toujours aimé que lui. Et il est mort, vous me
l’avez tué, là-bas... jamais plus je ne serai à
vous. Jamais !
Elle avait levé la main, elle en faisait le serment,
d’une telle voix de haine, qu’il resta un moment
interdit, cessant de la tutoyer, murmurant :
–oui, je savais, Honoré est mort. C’était un très
gentil garçon. Seulement, que voulez-vous ? Il y en a
d’autres qui sont morts, c’est la guerre... et
puis, il me semblait que, du moment où il était
mort, il n’y avait plus d’obstacle ; car, enfin,
Silvine, laissez-moi vous le rappeler,
je n’ai pas été brutal, vous avez consenti...
mais il n’acheva pas, tellement il la vit
bouleversée, les mains au visage, prête à se
déchirer elle-même.
–oh ! C’est bien ça, oui ! C’est bien ça qui me
rend folle. Pourquoi ai-je consenti, puisque
je ne vous aimais
point ? ... je ne puis pas me souvenir, j’étais si
triste, si malade du départ d’Honoré, et ç’a été
peut-être parce que vous me parliez de lui et que
vous aviez l’air de l’aimer... mon dieu ! Que de
nuits j’ai passées à pleurer toutes les larmes
de mon corps, en songeant à ça ! C’est
abominable d’avoir fait une chose qu’on ne voulait
pas faire, sans pouvoir s’expliquer ensuite
pourquoi on l’a faite... et il m’avait pardonné,
il m’avait dit que, si ces cochons de prussiens ne
le tuaient pas, il m’épouserait tout de même,
quand il rentrerait du service... et vous croyez que
je vais retourner avec vous ? Ah ! Tenez ! Sous le
couteau, je dirai non, non, jamais !
Cette fois, Goliath s’assombrit. Il l’avait connue
soumise, il la sentait inébranlable, d’une
résolution farouche. Tout bon enfant qu’il fût, il
la voulait même par la force, maintenant
qu’il était le maître ; et, s’il n’imposait pas sa
volonté violemment, c’était par une prudence innée,
un instinct de ruse et de patience. Ce colosse, aux
gros poings, n’aimait pas les coups. Aussi
songea-t-il à un autre moyen de la soumettre.
–bon ! Puisque vous ne voulez pas de moi, je vais
prendre le petit.
–comment, le petit ?
Charlot, oublié, était resté dans les jupes de sa
mère, se retenant pour ne pas éclater en sanglots,
au milieu de la querelle. Et Goliath, qui avait
enfin quitté sa chaise, s’approcha.
–n’est-ce pas ? Tu es mon petit à moi, un petit
prussien... viens, que je t’emmène !
Mais, déjà, Silvine, frémissante, l’avait saisi
dans ses bras, le serrait contre sa poitrine.
–lui, un prussien, non ! Un français, né en France !
–un français, regardez-le donc, regardez-moi
donc !
C’est tout mon portrait. Est-ce qu’il vous
ressemble, à vous ?
Elle vit alors seulement ce grand gaillard blond,
à la barbe et aux cheveux frisés, à l’épaisse face
rose, dont les gros yeux bleus luisaient d’un
éclat de faïence. Et c’était bien vrai, le petit
avait la même tignasse jaune, les mêmes joues,
les mêmes yeux clairs, toute la race de
là-bas en lui. Elle-même se sentait autre, avec les
mèches de ses cheveux noirs, qui glissaient de son
chignon sur son épaule, dans son désordre.
–je l’ai fait, il est à moi ! Reprit-elle
furieusement. Un français qui ne saura jamais un
mot de votre sale allemand, oui ! Un français qui
ira un jour vous tuer tous, pour venger ceux que
vous avez tués !
Charlot s’était mis à pleurer et à crier,
cramponné à son cou.
–maman, maman ! J’ai peur, emmène-moi !
Alors, Goliath, qui ne voulait sans doute pas de
scandale, recula, se contenta de déclarer, en
reprenant le tutoiement, d’une voix dure :
–retiens bien ce que je vais te dire, Silvine...
je sais tout ce qui se passe ici. Vous recevez les
francs-tireurs des bois de Dieulet, ce Sambuc
qui est le frère de votre garçon de ferme,
un bandit que vous fournissez de pain. Et je
sais que ce garçon, ce Prosper, est un chasseur
d’Afrique, un déserteur, qui nous appartient ; et je
sais encore que vous cachez un blessé, un autre
soldat qu’un mot de moi ferait conduire en
Allemagne, dans une forteresse... hein ?
Tu le vois, je suis bien renseigné...
elle l’écoutait maintenant, muette, terrifiée,
tandis que Charlot répétait dans son cou, de sa
petite voix bégayante :
–oh ! Maman, maman, emmène-moi, j’ai peur !
–eh bien ! Reprit Goliath, je ne suis certainement
pas méchant, et je n’aime guère les querelles, tu
peux le dire ; mais je te jure que je les ferai tous
arrêter, le père Fouchard et les autres, si tu ne
me reçois pas dans ta chambre,
lundi prochain... et je prendrai le petit, je
l’enverrai là-bas à ma mère qui sera très
contente de l’avoir ; car, du moment que tu veux
rompre, il est à moi... n’est-ce pas ?
Tu entends bien, je n’aurai qu’à venir et à
l’emporter, lorsqu’il n’y aura plus personne ici.
Je suis le maître, je fais ce qui me plaît... que
décides-tu, voyons ?
Mais elle ne répondait pas, elle serrait l’enfant
plus fort, comme si elle eût craint qu’on ne le lui
arrachât tout de suite ; et, dans ses grands yeux,
montait une exécration épouvantée.
–c’est bon, je t’accorde trois jours pour
réfléchir... tu laisseras ouverte la fenêtre de ta
chambre, qui donne sur le verger... si lundi soir,
à sept heures, je ne trouve pas ouverte la fenêtre,
je fais, le lendemain, arrêter tout ton monde,
et je reviens prendre le petit... au revoir,
Silvine !
Il partit tranquillement, elle resta plantée à la
même place, la tête bourdonnante d’idées si
grosses, si terribles, qu’elle en était comme
imbécile. Et, pendant la journée entière, ce fut
ainsi une tempête en elle. D’abord, elle
eut l’instinctive pensée d’emporter son enfant
dans ses bras, de s’en aller droit devant elle,
n’importe où ; seulement, que devenir dès que la
nuit tomberait, comment gagner sa vie pour lui et
pour elle ? Sans compter que les prussiens qui
battaient les routes, l’arrêteraient, la
ramèneraient peut-être. Puis, le projet lui vint de
parler à Jean, d’avertir Prosper et le père
Fouchard lui-même ; et, de nouveau, elle hésita,
elle recula : était-elle assez sûre de l’amitié
des gens, pour avoir la certitude qu’on ne la
sacrifierait pas à la tranquillité de tous ?
Non, non ! Elle ne dirait rien à personne, elle
seule se tirerait du danger, puisque seule elle
l’avait fait, par l’entêtement de son refus. Mais
qu’imaginer, mon dieu ! De quelle façon empêcher
le malheur ? Car son honnêteté se révoltait, elle ne
se serait pardonné de la vie, si, par sa
faute, il était arrivé des catastrophes à tant de
monde, à Jean surtout, qui se montrait si gentil
pour Charlot.
Les heures se passèrent, la journée du lendemain
s’écoula, sans qu’elle eût rien trouvé. Elle
vaquait comme d’ordinaire à sa besogne, balayait
la cuisine, soignait les vaches, faisait la soupe.
Et, dans son absolu silence, l’effrayant silence
qu’elle continuait à garder, ce qui montait
et l’empoisonnait davantage d’heure en heure,
c’était sa haine contre Goliath. Il était son
péché, sa damnation. Sans lui, elle aurait
attendu Honoré, et Honoré vivrait,
et elle serait heureuse. De quel ton il avait fait
savoir qu’il était le maître ! D’ailleurs, c’était
la vérité, il n’y avait plus de gendarmes, plus de
juges à qui s’adresser, la force seule avait
raison. Oh ! être la plus forte, le prendre
quand il viendrait, lui qui parlait de prendre les
autres ! En elle, il n’y avait que l’enfant, qui
était sa chair. Ce père de hasard ne comptait pas,
n’avait jamais compté. Elle n’était pas épouse,
elle ne se sentait soulevée que d’une colère,
d’une rancune de vaincue, quand elle pensait à lui.
Plutôt que de le lui donner, elle aurait tué
l’enfant, elle se serait tuée ensuite. Et elle le
lui avait bien dit, cet enfant qu’il lui avait fait
comme un cadeau de haine, elle l’aurait voulu
grand déjà, capable de la défendre, elle le
voyait plus tard, avec un fusil, leur
trouant la peau à tous, là-bas. Ah ! Oui, un
français de plus, un français tueur de
prussiens !
Cependant, il ne lui restait qu’un jour, elle
devait prendre un parti. Dès la première minute,
une idée atroce avait bien passé, au travers du
bouleversement de sa pauvre tête malade : avertir
les francs-tireurs, donner à Sambuc le
renseignement qu’il attendait. Mais l’idée
était restée fuyante, imprécise, et elle l’avait
écartée, comme monstrueuse, ne souffrant même pas la
discussion : cet homme, après tout, n’était-il
pas le père de son enfant ? Elle ne pouvait le
faire assassiner. Puis, l’idée
était revenue, peu à peu enveloppante, pressante ;
et, maintenant, elle s’imposait, de toute la
force victorieuse de sa simplicité et de son
absolu. Goliath mort, Jean, Prosper, le père
Fouchard, n’avaient plus rien à craindre.
Elle-même gardait Charlot, que jamais plus
personne ne lui disputait. Et c’était encore
autre chose, une chose profonde, ignorée d’elle,
qui montait du fond de son être : le
besoin d’en finir, d’effacer la paternité en
supprimant le père, la joie sauvage de se dire
qu’elle en sortirait comme amputée de sa faute,
mère et seule maîtresse de l’enfant,
sans partage avec un mâle. Tout un jour encore,
elle roula ce projet, n’ayant plus l’énergie de le
repousser, ramenée quand même aux détails du
guet-apens, prévoyant, combinant les moindres
faits. C’était, à cette heure, l’idée fixe,
l’idée qui a planté son clou, qu’on
cesse de raisonner ; et, lorsqu’elle finit par
agir, par obéir à cette poussée de l’inévitable,
elle marcha comme dans un rêve, sous la volonté
d’une autre, de quelqu’un qu’elle n’avait jamais
connu en elle.
Le dimanche, le père Fouchard, inquiet, avait
fait savoir aux francs-tireurs qu’on leur
porterait leur sac de pains dans les carrières de
Boisville, un coin très solitaire, à deux
kilomètres ; et, Prosper se trouvant occupé,
ce fut Silvine qu’il envoya, avec la brouette.
N’était-ce point le sort qui décidait ? Elle vit là
un arrêt du destin, elle parla, donna le
rendez-vous à Sambuc pour le lendemain
soir, d’une voix nette, sans fièvre, comme si elle
n’avait pu faire autrement. Le lendemain, il y eut
encore des signes, des preuves certaines que les
gens, que les choses mêmes voulaient le meurtre.
D’abord, ce fut le père Fouchard, appelé
brusquement à Raucourt, qui laissa l’ordre
de dîner sans lui, prévoyant qu’il ne
rentrerait guère avant huit heures. Ensuite,
Henriette, dont le tour de veillée, à
l’ambulance, ne revenait que le mardi, reçut
l’avis, très tard, qu’elle aurait à remplacer le
soir la
personne de service, indisposée. Et, comme Jean
ne quittait point sa chambre, quels que fussent
les bruits, il ne restait donc que Prosper,
dont on pouvait craindre l’intervention.
Lui, n’était pas pour qu’on égorgeât ainsi
un homme, à plusieurs. Mais, quand il vit arriver
son frère avec ses deux lieutenants, le dégoût
qu’il avait de ce vilain monde s’ajouta à son
exécration des prussiens : sûrement qu’il
n’allait pas en sauver un, de ces sales
bougres, même si on lui faisait son affaire d’une
façon malpropre ; et il aima mieux se coucher,
enfoncer sa tête dans le traversin, pour ne pas
entendre et n’être pas tenté de se conduire en
soldat.
Il était sept heures moins un quart, et Charlot
s’entêtait à ne point dormir. D’habitude, dès
qu’il avait mangé sa soupe, il tombait, la tête
sur la table.
–voyons, dors, mon chéri, répétait Silvine, qui
l’avait porté dans la chambre d’Henriette, tu
vois comme tu es bien, sur le grand dodo à bonne
amie !
Mais l’enfant, égayé justement par cette aubaine,
gigotait, riait à s’étouffer.
–non, non... reste, petite mère... joue, petite
mère...
elle patientait, elle se montrait très douce,
répétant avec des caresses :
–fais dodo, mon chéri... fais dodo, pour me faire
plaisir.
Et l’enfant finit par s’endormir, le rire aux
lèvres. Elle n’avait pas pris la peine de le
déshabiller, elle le couvrit chaudement et s’en
alla, sans l’enfermer à clef, tellement,
d’ordinaire, il dormait d’un gros sommeil.
Jamais Silvine ne s’était sentie si calme,
d’esprit si net et si vif. Elle avait une
promptitude de décision, une légèreté de
mouvement, comme dégagée de son corps,
agissant sous cette impulsion de l’autre, qu’elle
ne connaissait point. Déjà, elle venait
d’introduire Sambuc, avec Cabasse et Ducat, en
leur recommandant la plus grande
prudence ; et elle les conduisit dans sa chambre,
elle les posta à droite et à gauche de la
fenêtre, qu’elle ouvrit, malgré le grand froid.
Les ténèbres étaient profondes, la pièce
ne se trouvait faiblement éclairée que par le
reflet de la neige. Un silence de mort venait de
la campagne, des minutes interminables
s’écoulèrent. Enfin, à un petit bruit de pas qui
s’approchaient, Silvine s’en alla, retourna
s’asseoir dans la cuisine, où elle attendit,
immobile, ses grands yeux fixés sur la flamme
de la chandelle.
Et ce fut encore très long, Goliath rôda autour
de la ferme, avant de se risquer. Il croyait
bien connaître la jeune femme, aussi avait-il osé
venir, simplement avec un revolver à sa
ceinture. Mais un malaise l’avertissait,
il poussa entièrement la fenêtre, allongea la
tête, en appelant doucement :
–Silvine ! Silvine !
Puisqu’il trouvait la fenêtre ouverte, c’était
donc qu’elle avait réfléchi et qu’elle
consentait. Cela lui causait un gros plaisir,
bien qu’il eût préféré la voir là, l’accueillant,
le rassurant. Sans doute, le père Fouchard
venait de la rappeler, quelque besogne à finir. Il
éleva un peu la voix.
–Silvine ! Silvine !
Rien ne répondait, pas un souffle. Et il enjamba
l’appui, il entra, avec l’idée de se fourrer dans
le lit, de l’attendre sous les couvertures, tant
il faisait froid.
Tout d’un coup, il y eut une furieuse bousculade,
des piétinements, des glissements, au milieu de
jurons étouffés et de râles. Sambuc et les deux
autres s’étaient rués sur Goliath ; et, malgré
leur nombre, ils n’arrivaient pas à maîtriser le
colosse, dont le danger décuplait les forces.
Dans les ténèbres, on entendait les craquements des
membres, l’effort haletant des étreintes.
Heureusement, le revolver était tombé. Une voix,
celle de Cabasse, bégaya, étranglée : " les
cordes, les cordes ! " tandis que Ducat
passait à Sambuc le paquet de cordes dont ils
avaient eu la précaution de se pourvoir. Alors,
ce fut une opération sauvage, faite à coups de
pied, à coups de poing, les jambes attachées
d’abord, puis les bras liés aux flancs,
puis le corps tout entier ficelé à tâtons, au
hasard des soubresauts, avec un tel luxe de tours
et de noeuds, que l’homme était comme pris en un
filet dont les mailles lui entraient dans la
chair. Il continuait de crier, la voix de
Ducat répétait : " ferme donc ta gueule ! " les
cris cessèrent, Cabasse avait noué brutalement sur
la bouche un vieux mouchoir bleu. Enfin, ils
soufflèrent, ils l’emportèrent ainsi qu’un paquet
dans la cuisine, où ils l’allongèrent sur la
grande table, à côté de la chandelle.
–ah ! Le salop de prussien, jura Sambuc en
s’épongeant le front, nous a-t-il donné du mal ! ...
dites, Silvine, allumez donc une seconde
chandelle, pour qu’on le voie en plein, ce nom de
dieu de cochon-là !
Les yeux élargis dans sa face pâle, Silvine
s’était levée. Elle ne prononça pas une parole,
elle alluma une chandelle, qu’elle vint poser de
l’autre côté de la tête de Goliath, qui apparut,
vivement éclairée, comme entre deux cierges. Et
leurs regards, à ce moment, se rencontrèrent : il
la suppliait, éperdu, envahi par la peur ; mais
elle ne parut pas comprendre, elle se recula
jusqu’au buffet, resta là debout, de son air
têtu et glacé.
–le bougre m’a mangé la moitié d’un doigt,
gronda Cabasse dont la main saignait. Faut que je
lui casse quelque chose !
Déjà, il levait le revolver qu’il avait ramassé,
lorsque Sambuc le désarma.
–non, non ! Pas de bêtises ! ... nous ne sommes pas
des brigands, nous autres, nous sommes des
juges... entends-tu, salop de prussien, nous
allons te juger ; et n’aie pas peur, nous
respectons les droits de la défense...
ce n’est pas toi qui te défendras, parce que toi,
si nous
t’enlevions ta muselière, tu nous casserais
les oreilles. Mais, tout à l’heure, je te
donnerai un avocat, et un fameux !
Il alla chercher trois chaises, les aligna,
composa ce qu’il appelait le tribunal, lui
au milieu, flanqué à droite et à gauche de ses
deux lieutenants. Tous trois s’assirent,
et il se releva, parla avec une lenteur
goguenarde, qui peu à peu s’élargit, s’enfla
d’une colère vengeresse.
–moi, je suis à la fois le président et
l’accusateur public. Ce n’est pas très correct,
mais nous ne sommes pas assez de monde... donc,
je t’accuse d’être venu nous moucharder en
France, payant ainsi par la plus sale
trahison le pain mangé à nos tables. Car c’est
toi la cause première du désastre, toi le traître
qui, après le combat de Nouart, as conduit les
bavarois jusqu’à Beaumont, pendant la nuit,
au travers des bois de Dieulet. Il fallait
un homme qui eût longtemps habité le pays, pour
connaître ainsi les moindres sentiers ; et notre
conviction est faite, on t’a rencontré guidant
l’artillerie par les chemins abominables,
changés en fleuves de boue, où l’on a dû
atteler huit chevaux à chaque pièce. Quand on
revoit ces chemins, c’est à ne pas croire, on se
demande comment un corps d’armée a pu passer par
là... sans toi, sans ton crime de t’être gobergé
chez nous et de nous avoir vendus, la surprise
de Beaumont n’aurait pas eu lieu, nous
ne serions pas allés à Sedan, peut-être
aurions-nous fini par vous rosser ! Et je ne
parle pas du métier dégoûtant que tu continues
à faire, du toupet avec lequel tu as reparu
ici, triomphant, dénonçant et faisant
trembler le pauvre monde... tu es la plus
ignoble des canailles, je demande la peine de
mort.
Un silence régna. Il s’était assis de nouveau, il
dit enfin :
–je nomme d’office Ducat pour te défendre... il a
été huissier, il serait allé très loin, sans ses
passions. Tu
vois que je ne te refuse rien et que nous sommes
gentils.
Goliath, qui ne pouvait remuer un doigt, tourna
les yeux vers son défenseur improvisé. Il
n’avait plus que les yeux de vivants, des yeux
de supplication ardente, sous le front livide,
que trempait une sueur d’angoisse, à grosses
gouttes, malgré le froid.
–messieurs, plaida Ducat en se levant, mon
client est en effet la plus infecte des canailles,
et je n’accepterais pas de le défendre, si je
n’avais à faire remarquer, pour son excuse,
qu’ils sont tous comme ça, dans son pays...
regardez-le, vous voyez bien, à ses yeux, qu’il
est très étonné. Il ne comprend pas son crime.
En France, nous ne touchons nos espions qu’avec
des pincettes ; tandis que, là-bas,
l’espionnage est une carrière très honorée, une
façon méritoire de servir son pays... je me
permettrai même de dire, messieurs, qu’ils n’ont
peut-être pas tort. Nos nobles sentiments nous
font honneur, mais le pis est qu’ils nous ont fait
battre. Si j’ose m’exprimer ainsi, '' quos vult perdere Jupiter dementat... ''
vous apprécierez,
messieurs.
Et il se rassit, tandis que Sambuc reprenait :
–et toi, Cabasse, n’as-tu rien à dire contre
ou pour l’accusé ?
–j’ai à dire, cria le provençal, que c’est bien
des histoires pour régler son compte à ce
bougre-là... j’ai eu pas mal d’ennuis dans mon
existence ; mais je n’aime pas qu’on plaisante
avec les choses de la justice, ça porte
malheur... à mort ! à mort !
Solennellement, Sambuc se remit debout.
–ainsi, tel est bien votre arrêt à tous les
deux... la mort ?
–oui, oui ! La mort !
Les chaises furent repoussées, il s’approcha de
Goliath, en disant :
–c’est jugé, tu vas mourir.
Les deux chandelles brûlaient, la mèche haute,
comme des cierges, à droite et à gauche du
visage décomposé de Goliath. Il faisait,
pour crier grâce, pour hurler les mots
dont il étouffait, un tel effort, que le mouchoir
bleu, sur sa bouche, se trempait d’écume ; et
c’était terrible, cet homme réduit au silence,
muet déjà comme un cadavre, qui allait mourir avec
ce flot d’explications et de prières dans la
gorge.
Cabasse armait le revolver.
–faut-il lui casser la gueule ? Demanda-t-il.
–ah ! Non, non ! Cria Sambuc, il serait trop
content.
Et, revenant vers Goliath :
–tu n’es pas un soldat, tu ne mérites pas
l’honneur de t’en aller avec une balle dans la
tête... non ! Tu vas crever comme un sale cochon
d’espion que tu es.
Il se retourna, il demanda poliment :
–Silvine, sans vous commander, je voudrais bien
avoir un baquet.
Pendant la scène du jugement, Silvine n’avait pas
bougé. Elle attendait, la face rigide, absente
d’elle-même, toute dans l’idée fixe qui la poussait
depuis deux jours. Et, quand on lui demanda un
baquet, elle obéit simplement, elle disparut une
minute dans le cellier voisin, puis revint
avec le grand baquet où elle lavait le linge de
Charlot.
–tenez ! Posez-le sous la table, au bord.
Elle le posa, et comme elle se relevait, ses yeux
de nouveau rencontrèrent ceux de Goliath. Ce fut,
dans le regard du misérable, une supplication
dernière, une révolte aussi de l’homme qui ne
voulait pas mourir. Mais, en ce moment, il n’y
avait plus en elle rien de la femme, rien que la
volonté de cette mort, attendue comme
une délivrance. Elle recula encore jusqu’au
buffet, elle resta.
Sambuc, qui avait ouvert le tiroir de la table,
venait
d’y prendre un large couteau de cuisine, celui
avec lequel on coupait le lard.
–donc, puisque tu es un cochon, je vas te
saigner comme un cochon.
Et il ne se pressa pas, discuta avec Cabasse
et Ducat, pour que l’égorgement se fît d’une
manière convenable. Même il y eut une querelle,
parce que Cabasse disait que dans son pays,
en Provence, on saignait les cochons la
tête en bas, tandis que Ducat se récriait,
indigné, estimant cette méthode barbare et
incommode.
–avancez-le bien au bord de la table, au-dessus du
baquet, pour ne pas faire des taches.
Ils l’avancèrent, et Sambuc procéda
tranquillement, proprement. D’un seul coup du
grand couteau, il ouvrit la gorge, en travers.
Tout de suite, de la carotide tranchée, le
sang se mit à couler dans le baquet, avec un
petit bruit de fontaine. Il avait ménagé la
blessure, à peine quelques gouttes jaillirent-elles,
sous la poussée du coeur. Si la mort en fut plus
lente, on n’en vit même pas les convulsions,
car les cordes étaient solides, l’immobilité
du corps resta complète. Pas une secousse et pas un
râle. On ne put suivre l’agonie que sur le visage,
sur ce masque labouré par l’épouvante, d’où
le sang se retirait goutte à goutte, la peau
décolorée, d’une blancheur de linge. Et les yeux
se vidaient, eux aussi. Ils se troublèrent
et s’éteignirent.
–dites donc, Silvine, faudra tout de même une
éponge.
Mais elle ne répondit pas, les bras ramenés contre
sa poitrine, dans un geste inconscient, clouée au
carreau, serrée à la gorge comme par un collier de
fer. Elle regardait. Puis, tout d’un coup, elle
s’aperçut que Charlot était là, pendu à ses
jupes. Sans doute, il s’était réveillé, il
avait pu ouvrir les portes ; et personne ne l’avait
vu entrer à petits pas, en enfant curieux. Depuis
combien de temps se trouvait-il ainsi, caché à
demi derrière sa mère ? Lui
aussi regardait. De ses gros yeux bleus, sous sa
tignasse jaune, il regardait couler le sang,
la petite fontaine rouge qui emplissait le baquet
peu à peu. Cela l’amusait peut-être. N’avait-il
pas compris d’abord ? Fut-il ensuite effleuré
par un souffle de l’horrible, eut-il une
instinctive conscience de l’abomination à laquelle
il assistait ? Il jeta un cri brusque, éperdu.
–oh ! Maman, oh ! Maman, j’ai peur, emmène-moi !
Et Silvine en reçut une secousse, dont la
violence l’ébranla toute. C’était trop, un
écroulement se faisait en elle, l’horreur à la
fin emportait cette force, cette exaltation
de l’idée fixe qui la tenait debout depuis deux
jours. La femme renaissait, elle éclata en larmes,
elle eut un geste fou, en soulevant Charlot, en le
serrant éperdument sur son coeur. Et elle se sauva
avec lui, d’un galop terrifié, ne pouvant plus
entendre, ne pouvant plus voir, n’ayant
plus que le besoin d’aller s’anéantir n’importe
où, dans le premier trou caché où elle tomberait.
à cette minute, Jean se décidait à ouvrir
doucement sa porte. Bien qu’il ne s’inquiétât
jamais des bruits de la ferme, il finissait par
être surpris des allées et venues, des
éclats de voix qu’il entendait. Et ce fut chez lui,
dans sa chambre calme, que Silvine vint
s’abattre, échevelée, sanglotante, secouée d’une
telle crise de détresse, qu’il ne put saisir
d’abord ses paroles bégayées, coupées entre ses
dents. Toujours elle répétait le même geste, comme
pour écarter l’atroce vision. Enfin, il comprit, il
vit à son tour le guet-apens, l’égorgement, la
mère debout, le petit dans ses jupes, en face du
père saigné à la gorge, dont le sang coulait ;
et il en restait glacé, son coeur de paysan et de
soldat chaviré d’angoisse. Ah ! La guerre,
l’abominable guerre qui changeait tout ce pauvre
monde en bêtes féroces, qui semait ces haines
affreuses, le fils éclaboussé par le sang du père,
perpétuant la querelle des races, grandissant
plus tard dans l’exécration de cette famille
paternelle, qu’il irait peut-être un jour
exterminer ! Des semences scélérates pour
d’effroyables moissons !
Tombée sur une chaise, couvrant de baisers égarés
Charlot qui pleurait à son cou, Silvine
répétait à l’infini la même phrase, le cri de son
coeur saignant.
–ah ! Mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es
un prussien ! ... ah ! Mon pauvre petit, on ne dira
plus que tu es un prussien !
Dans la cuisine, le père Fouchard venait
d’arriver. Il avait tapé en maître, on s’était
décidé à lui ouvrir. Et, en vérité, il avait eu une
peu agréable surprise, en trouvant ce mort
sur sa table, avec le baquet plein de sang
dessous. Naturellement, d’une nature peu endurante,
il s’était fâché.
–dites donc, espèces de salops que vous êtes,
est-ce que vous n’auriez pas pu faire vos saletés
dehors ? Hein ! Vous prenez donc ma maison pour un
fumier, que vous venez y gâter les meubles, avec
des coups pareils ?
Puis, comme Sambuc s’excusait, expliquait les
choses, le vieux continua, gagné par la peur,
s’irritant davantage :
–et qu’est-ce que vous voulez que j’en foute, moi,
de votre mort ? Croyez-vous que c’est gentil, de
coller comme ça un mort chez quelqu’un, sans se
demander ce qu’il en fera ? ... une supposition
qu’une patrouille entre, je serais propre ! Vous
vous en fichez, vous autres, vous ne vous
êtes pas demandé si je n’y laisserais pas la
peau... eh bien ! Nom de dieu, vous aurez affaire
à moi, si vous n’emportez pas votre mort tout de
suite ! Vous entendez, prenez-le par la tête, par
les pattes, par ce que vous voudrez, mais que ça
ne traîne pas et qu’il n’en reste pas seulement
un cheveu dans trois minutes d’ici !
Enfin, Sambuc obtint du père Fouchard un sac,
bien que le coeur de ce dernier saignât de donner
encore quelque chose. Il le choisit parmi les plus
mauvais, en
disant qu’un sac troué, c’était trop bon pour un
prussien. Mais Cabasse et Ducat eurent toutes les
peines du monde à faire entrer Goliath dans ce
sac : le corps était trop gros, trop long, et les
pieds dépassèrent. Puis, on le sortit, on le
chargea sur la brouette qui servait à charrier le
pain.
–je vous donne ma parole d’honneur, déclara
Sambuc, que nous allons le foutre à la Meuse !
–surtout, insista Fouchard, collez-lui deux bons
cailloux aux pattes, que le bougre ne remonte pas !
Et, dans la nuit très noire, sur la neige pâle,
le petit cortège s’en alla, disparut, sans autre
bruit qu’un léger cri plaintif de la brouette.
Sambuc jura toujours sur la tête de son père qu’il
avait bien mis les deux bons cailloux aux
pattes. Pourtant, le corps remonta, les prussiens
le découvrirent trois jours plus tard, à
Pont-Maugis, dans de grandes herbes ; et leur
fureur fut extrême, lorsqu’ils eurent tiré du sac ce
mort, saigné au cou comme un pourceau. Il y eut des
menaces terribles, des vexations, des
perquisitions. Sans doute, quelques habitants
durent trop causer, car on vint un soir
arrêter le maire de Remilly et le père
Fouchard, coupables d’entretenir de bons
rapports avec les francs-tireurs, qu’on
accusait d’avoir fait le coup. Et le père
Fouchard, dans cette circonstance extrême, fut
vraiment très beau, avec son impassibilité de vieux
paysan qui connaissait la force invincible du
calme et du silence. Il marcha, sans s’effarer,
sans même demander d’explications. On allait bien
voir. Dans le pays, on disait tout bas qu’il avait
déjà tiré des prussiens une grosse fortune,
des sacs d’écus enfouis quelque part, un à un, à
mesure qu’il les gagnait.
Henriette, quand elle connut toutes ces histoires,
fut terriblement inquiète. De nouveau, redoutant de
compromettre ses hôtes, Jean voulait partir, bien
que le
docteur le trouvât trop faible encore ; et elle
tenait à ce qu’il attendît une quinzaine de jours,
envahie elle-même d’un redoublement de tristesse,
devant la nécessité prochaine de la séparation. Lors
de l’arrestation du père Fouchard, Jean avait pu
s’échapper, en se cachant au fond de la grange ;
mais ne restait-il pas en danger d’être
pris et emmené d’une heure à l’autre, dans le cas
possible de nouvelles recherches ? D’ailleurs, elle
tremblait aussi sur le sort de l’oncle. Elle
résolut donc d’aller un matin, à Sedan, voir les
Delaherche, qui logeaient chez eux, affirmait-on,
un officier prussien très puissant.
–Silvine, dit-elle en partant, soignez bien notre
malade, donnez-lui son bouillon à midi et sa
potion à quatre heures.
La servante, toute à ses besognes accoutumées,
était redevenue la fille courageuse et soumise,
dirigeant la ferme maintenant, en l’absence
du maître, pendant que Charlot sautait et
riait autour d’elle.
–n’ayez pas peur, madame, il ne lui manquera
rien...
je suis là pour le dorloter.
===Chapitre VI===
<center>'''Chapitre VI'''</center>
 
 
à Sedan, rue Maqua, chez les Delaherche, la vie
avait repris, après les terribles secousses de la
bataille et de la capitulation ; et, depuis
bientôt quatre mois, les jours suivaient
les jours, sous le morne écrasement de
l’occupation prussienne.
Mais un coin des vastes bâtiments de la fabrique,
surtout, restait clos, comme inhabité : c’était
sur la rue, à l’extrémité des appartements de
maître, la chambre que le colonel De Vineuil
habitait toujours. Tandis que les autres
fenêtres s’ouvraient, laissaient passer tout un
va-et-vient, tout un bruit de vie, celles de cette
pièce semblaient mortes, avec leurs persiennes
obstinément fermées. Le colonel s’était plaint
de ses yeux, dont la grande lumière avivait les
souffrances, disait-il ; et l’on ne savait s’il
mentait, on entretenait près de lui une lampe,
nuit et jour, pour le contenter. Pendant deux
longs mois, il avait dû garder le lit, bien que le
major Bouroche n’eût diagnostiqué qu’une
fêlure de la cheville : la plaie ne se fermait pas,
toutes sortes de complications étaient survenues.
Maintenant, il se levait, mais dans un tel
accablement moral, en proie à un mal indéfini, si
têtu, si envahissant, qu’il vivait ses journées
étendu sur une chaise longue, devant un grand feu
de bois. Il maigrissait, devenait une ombre,
sans que le médecin qui le soignait, très surpris,
pût trouver une lésion, la cause de cette mort
lente. Ainsi qu’une flamme, il s’éteignait.
Et Madame Delaherche, la mère, s’était enfermée
avec
lui, dès le lendemain de l’occupation. Sans doute
ils avaient dû s’entendre, en quelques mots,
une fois pour toutes, sur leur formel désir de se
cloîtrer ensemble au fond de cette pièce,
tant que des prussiens logeraient dans la maison.
Beaucoup y avaient passé deux ou trois nuits, un
capitaine, M De Gartlauben, y couchait encore, à
demeure. Du reste, jamais plus ni le colonel ni la
vieille dame n’avaient reparlé de ces choses.
Malgré ses soixante-dix-huit ans, elle
se levait dès l’aube, venait s’installer dans un
fauteuil, en face de son ami, à l’autre coin de la
cheminée ; et, sous la lumière immobile de la
lampe, elle se mettait à tricoter des bas pour
les petits pauvres, tandis que lui, les
yeux fixés sur les tisons, ne faisait jamais rien,
ne semblait vivre et mourir que d’une pensée,
dans une stupeur croissante. Ils n’échangeaient
sûrement pas vingt paroles en une journée,
il l’avait arrêtée du geste, chaque fois
que, sans le vouloir, elle qui allait et venait
par la maison, laissait échapper quelque nouvelle
du dehors ; de sorte que désormais, il ne
pénétrait plus rien là de la vie extérieure,
et que rien n’était entré du siège de Paris, des
défaites de la Loire, des quotidiennes douleurs
de l’invasion. Mais, dans cette tombe volontaire,
le colonel avait beau refuser la lumière du jour,
se boucher les deux oreilles, tout l’effroyable
désastre, tout le deuil mortel devait lui
arriver par les fentes, avec l’air qu’il
respirait ; car, d’heure en heure, il était
comme empoisonné quand même, il se mourait
davantage.
Pendant ce temps, au très grand jour, lui, et dans
son besoin de vivre, Delaherche s’agitait,
tâchait de rouvrir sa fabrique. Il n’avait pu
encore que remettre en marche quelques métiers,
au milieu du désarroi des ouvriers et des
clients. Alors, afin d’occuper ses tristes loisirs,
il lui était venu une idée, celle de dresser un
inventaire total de sa maison et d’y étudier
certains perfectionnements, depuis longtemps
rêvés. Justement, il avait sous la main,
pour l’aider dans ce travail, un jeune homme,
échoué chez lui à la suite de la bataille, le fils
d’un de ses clients. Edmond Lagarde, grandi à
Passy, dans la petite boutique de nouveautés
de son père, sergent au 5e de ligne, à peine âgé
de vingt-trois ans, et n’en paraissant
guère que dix-huit, avait fait le coup de feu
en héros, avec un tel acharnement, qu’il était
rentré, le bras gauche cassé par une des
dernières balles, vers cinq heures, à la
porte du Ménil ; et Delaherche, depuis qu’on
avait évacué les blessés de ses hangars, le
gardait, par bonhomie. C’était de la sorte
qu’Edmond faisait partie de la famille,
mangeant, couchant, vivant là, guéri à cette
heure, servant de secrétaire au fabricant de drap,
en attendant de pouvoir rentrer à Paris. Grâce à
la protection de ce dernier, et sur sa formelle
promesse de ne pas fuir, les autorités
prussiennes le laissaient tranquille. Il était
blond, avec des yeux bleus, joli comme une femme,
d’ailleurs d’une timidité si délicate, qu’il
rougissait au moindre mot. Sa mère l’avait élevé,
s’était saignée, mettant à payer ses
années de collège les bénéfices de leur étroit
commerce. Et il adorait Paris, et il le
regrettait passionnément devant Gilberte, ce
chérubin blessé, que la jeune femme avait soigné en
camarade.
Enfin, la maison se trouvait encore augmentée du
nouvel hôte, M De Gartlauben, capitaine de la
landwehr, dont le régiment avait remplacé à
Sedan les troupes actives. Malgré son grade
modeste, c’était là un puissant personnage,
car il avait pour oncle le gouverneur général
installé à Reims, qui exerçait sur toute la
région un pouvoir absolu. Lui aussi se piquait
d’aimer Paris, de l’avoir habité, de n’en
ignorer ni les politesses ni les raffinements ; et,
en effet, il affectait toute une correction
d’homme bien élevé, cachant sous ce vernis sa
rudesse native. Toujours sanglé dans son uniforme, il
était grand et gros, mentant sur son âge,
désespéré de ses quarante-cinq
ans. Avec plus d’intelligence, il aurait pu être
terrible ; mais sa vanité outrée le mettait dans
une continuelle satisfaction, car jamais il n’en
venait à croire qu’on pouvait se moquer de lui.
Plus tard, il fut pour Delaherche un véritable
sauveur. Mais, dans les premiers temps, après
la capitulation, quelles lamentables journées !
Sedan, envahi, peuplé de soldats allemands,
tremblait, craignait le pillage. Puis,
les troupes victorieuses refluèrent vers la vallée
de la Seine, il ne resta qu’une garnison, et la
ville tomba à une paix morte de nécropole :
les maisons toujours closes, les boutiques
fermées, les rues désertes dès le crépuscule,
avec les pas lourds et les cris rauques des
patrouilles. Aucun journal, aucune lettre
n’arrivait plus. C’était le cachot muré, la
brusque amputation, dans l’ignorance et
l’angoisse des désastres nouveaux dont on sentait
l’approche. Pour comble de misère, la disette
devenait menaçante. Un matin, on s’était
réveillé sans pain, sans viande, le pays ruiné,
comme mangé par un vol de sauterelles,
depuis une semaine que des centaines de mille
hommes y roulaient leur flot débordé. La ville ne
possédait plus que pour deux jours de vivres, et
l’on avait dû s’adresser à la Belgique, tout
venait maintenant de la terre voisine, à travers la
frontière ouverte, d’où la douane avait disparu,
emportée elle aussi dans la catastrophe.
Enfin, c’étaient les vexations continuelles, la
lutte qui recommençait chaque matin, entre la
commandature prussienne installée à la
sous-préfecture, et le conseil municipal siégeant
en permanence à l’hôtel de ville. Ce dernier,
héroïque dans sa résistance administrative, avait
beau discuter, ne céder que pied à pied, les
habitants succombaient sous les exigences toujours
croissantes, sous la fantaisie et la fréquence
excessive des réquisitions.
D’abord, Delaherche souffrit beaucoup des soldats et
des officiers qu’il eut à loger. Toutes les
nationalités défilaient chez lui, la pipe aux
dents. Chaque jour, il tombait sur la ville, à
l’improviste, deux mille hommes, trois mille
hommes, des fantassins, des cavaliers, des
artilleurs ; et, bien que ces hommes n’eussent
droit qu’au toit et au feu, il fallait souvent
courir, se procurer des provisions. Les chambres où
ils séjournaient, restaient d’une saleté
repoussante. Souvent, les officiers rentraient
ivres, se rendaient plus insupportables que leurs
soldats. Pourtant, la discipline les tenait, si
impérieuse, que les faits de violence et de
pillage étaient rares. Dans tout Sedan,
on ne citait que deux femmes outragées. Ce fut
plus tard seulement, lorsque Paris résista,
qu’ils firent sentir durement leur domination,
exaspérés de voir que la lutte s’éternisait,
inquiets de l’attitude de la province,
craignant toujours le soulèvement en masse, cette
guerre de loups que leur avaient déclarée les
francs-tireurs.
Delaherche venait justement de loger un
commandant de cuirassiers, qui couchait avec ses
bottes, et qui, en partant, avait laissé de
l’ordure jusque sur la cheminée, lorsque,
dans la seconde quinzaine de septembre, le
capitaine De Gartlauben tomba chez lui, un soir
de pluie diluvienne. La première heure fut assez
rude. Il parlait haut, exigeait la plus belle
chambre, faisait sonner son sabre sur les marches
de l’escalier. Mais, ayant aperçu Gilberte, il
devint correct, s’enferma, passa d’un air raide,
en saluant poliment. Il était très adulé, car on
n’ignorait pas qu’un mot de lui au colonel, qui
commandait à Sedan, suffisait pour faire adoucir
une réquisition ou relâcher un homme. Récemment,
son oncle, le gouverneur général, à Reims, avait
lancé une proclamation froidement féroce,
décrétant l’état de siège et punissant de la
peine de mort toute personne qui servirait
l’ennemi, soit comme espion, soit en égarant les
troupes allemandes qu’elles seraient chargées de
conduire, soit en détruisant les
ponts et les canons, en endommageant les lignes
télégraphiques et les chemins de fer. L’ennemi,
c’étaient les français ; et le coeur des
habitants bondissait, en lisant la grande
affiche blanche, collée à la porte de la
commandature, qui leur faisait un crime de leur
angoisse et de leurs voeux. Il était si dur déjà
d’apprendre les nouvelles victoires des armées
allemandes par les hourras de la garnison !
Chaque journée amenait ainsi son deuil,
les soldats allumaient de grands feux, chantaient,
se grisaient, la nuit entière, tandis que les
habitants, forcés désormais de rentrer à neuf
heures, écoutaient du fond de leurs maisons
noires, éperdus d’incertitude, devinant
un nouveau malheur. Ce fut même dans une de ces
circonstances, vers le milieu d’octobre, que M De
Gartlauben fit, pour la première fois, preuve de
quelque délicatesse. Depuis le matin, Sedan
renaissait à l’espérance, le bruit courait
d’un grand succès de l’armée de la Loire,
en marche pour délivrer Paris. Mais, tant de fois
déjà, les meilleures nouvelles s’étaient changées
en messagères de désastres ! Et, dès le soir, en
effet, on apprenait que l’armée bavaroise
s’était emparée d’Orléans. Rue Maqua,
dans une maison qui faisait face à la fabrique, des
soldats braillèrent si fort, que le capitaine,
ayant vu Gilberte très émue, alla les faire taire,
en trouvant lui-même ce tapage déplacé.
Le mois s’écoula, M De Gartlauben fut encore
amené à rendre quelques petits services. Les
autorités prussiennes avaient réorganisé les
services administratifs, on venait d’installer un
sous-préfet allemand, ce qui n’empêchait pas
d’ailleurs les vexations de continuer, bien que
celui-ci se montrât relativement raisonnable. Dans
les continuelles difficultés qui renaissaient entre
la commandature et le conseil municipal, une des
plus fréquentes était la réquisition des
voitures ; et toute une grosse affaire éclata, un
matin que Delaherche n’avait pu envoyer,
devant la sous-préfecture, sa calèche attelée de
deux chevaux : le maire fut un moment arrêté,
lui-même serait allé le rejoindre à la
citadelle, sans M De Gartlauben, qui apaisa,
d’une simple démarche, cette grande colère. Un
autre jour, son intervention fit accorder un
sursis à la ville, condamnée à payer trente mille
francs d’amende, pour la punir des prétendus
retards apportés à la reconstruction du pont de
Villette, un pont détruit par les prussiens,
toute une déplorable histoire qui ruina
et bouleversa Sedan. Mais ce fut surtout après la
reddition de Metz que Delaherche dut une véritable
reconnaissance à son hôte. L’affreuse nouvelle avait
été pour les habitants comme un coup de foudre,
l’anéantissement de leurs derniers espoirs ; et,
dès la semaine suivante, des passages écrasants de
troupes s’étaient de nouveau produits,
le torrent d’hommes descendu de Metz, l’armée
du prince Frédéric-Charles se dirigeant sur la
Loire, celle du général Manteuffel marchant sur
Amiens et sur Rouen, d’autres corps allant
renforcer les assiégeants, autour de Paris.
Pendant plusieurs jours, les maisons regorgèrent
de soldats, les boulangeries et les boucheries
furent balayées jusqu’à la dernière miette,
jusqu’au dernier os, le pavé des rues garda une
odeur de suint, comme après le passage des
grands troupeaux migrateurs. Seule, la
fabrique de la rue Maqua n’eut pas à souffrir de ce
débordement de bétail humain, préservée par une main
amie, désignée simplement pour héberger quelques
chefs de bonne éducation.
Aussi Delaherche finit-il par se départir de son
attitude froide. Les familles bourgeoises s’étaient
enfermées au fond de leurs appartements, évitant
tout rapport avec les officiers qu’elles logeaient.
Mais lui, agité de son continuel besoin de parler,
de plaire, de jouir de la vie, souffrait
beaucoup de ce rôle de vaincu boudeur. Sa grande
maison silencieuse et glacée, où chacun vivait à
part, dans une
raideur de rancune, lui pesait terriblement
aux épaules. Aussi commença-t-il, un jour,
par arrêter M De Gartlauben dans l’escalier,
pour le remercier de ses services. Et,
peu à peu, l’habitude fut prise, les deux hommes
échangèrent quelques paroles, quand ils se
rencontrèrent ; de sorte qu’un soir le capitaine
prussien se trouva assis, dans le cabinet
du fabricant, au coin de la cheminée où
brûlaient d’énormes bûches de chêne, fumant un
cigare, causant en ami des nouvelles récentes.
Pendant les premiers quinze jours, Gilberte ne
parut pas, il affecta d’ignorer son existence,
bien qu’au moindre bruit il tournât vivement
les yeux vers la porte de la chambre voisine.
Il semblait vouloir faire oublier sa situation de
vainqueur, se montrait d’esprit dégagé et large,
plaisantait volontiers certaines réquisitions qui
prêtaient à rire. Ainsi, un jour qu’on
avait réquisitionné un cercueil et un bandage, ce
bandage et ce cercueil l’amusèrent beaucoup. Pour le
reste, le charbon de terre, l’huile, le lait, le
sucre, le beurre, le pain, la viande, sans
compter des vêtements, des poêles, des lampes,
enfin tout ce qui se mange et tout ce qui sert
à la vie quotidienne, il avait un haussement
d’épaules : mon dieu ! Que voulez-vous ? C’était
vexatoire sans doute, il convenait même qu’on
demandait trop ; seulement, c’était la guerre, il
fallait bien vivre en pays ennemi. Delaherche,
qu’irritaient ces réquisitions incessantes,
gardait son franc parler, les épluchait
chaque soir, comme s’il eût examiné le livre de sa
cuisine. Pourtant, ils n’eurent qu’une discussion
vive, au sujet de la contribution d’un million,
dont le préfet prussien De Rethel venait de
frapper le département des Ardennes, sous le
prétexte de compenser les pertes causées à
l’Allemagne par les vaisseaux de guerre français
et par l’expulsion des allemands domiciliés en
France. Dans la répartition, Sedan devait payer
quarante-deux mille francs. Et il s’épuisa à faire
comprendre à son
hôte que cela était inique, que la situation de la
ville se trouvait exceptionnelle, qu’elle avait déjà
trop souffert pour être ainsi frappée. D’ailleurs,
tous deux sortaient plus intimes de ces
explications, lui enchanté de s’être étourdi
du flot de sa parole, le prussien content d’avoir
fait preuve d’une urbanité toute parisienne.
Un soir, de son air gai d’étourderie, Gilberte
entra. Elle s’arrêta, en jouant la surprise.
M De Gartlauben s’était levé, et il eut la
discrétion de se retirer presque tout de suite.
Mais, le lendemain, il trouva Gilberte
installée, il reprit sa place au coin du feu. Alors,
commencèrent des soirées charmantes, que l’on
passait dans ce cabinet de travail, et non dans le
salon, ce qui établissait une distinction subtile.
Même, plus tard, lorsque la jeune femme eut
consenti à faire de la musique à son hôte,
qui l’adorait, elle se rendait seule dans le salon
voisin, en laissait simplement la porte ouverte. Par
ce rude hiver, les vieux chênes des Ardennes
brûlaient à grande flamme, au fond de la haute
cheminée, on prenait vers dix heures une tasse de
thé, on causait dans la bonne chaleur de
la vaste pièce. Et M De Gartlauben était
visiblement tombé amoureux fou de cette jeune femme si
rieuse, qui coquetait avec lui comme elle faisait
autrefois, à Charleville, avec les amis du
capitaine Beaudoin. Il se soignait davantage, se
montrait d’une galanterie outrée, se contentait de
la moindre faveur, tourmenté de l’unique souci de
n’être pas pris pour un barbare, un soldat
grossier violentant les femmes.
Et la vie se trouva ainsi comme dédoublée, dans la
vaste maison noire de la rue Maqua. Tandis qu’aux
repas Edmond, avec sa jolie figure de chérubin
blessé, répondait par monosyllabes au bavardage
ininterrompu de Delaherche, en rougissant dès que
Gilberte le priait de lui passer le sel, tandis que
le soir M De Gartlauben, les yeux pâmés, assis
dans le cabinet de travail, écoutait une
sonate de Mozart que la jeune femme jouait pour lui
au fond du salon, la pièce voisine où vivaient le
colonel De Vineuil et Madame Delaherche restait
silencieuse, les persiennes closes, la lampe
éternellement allumée, ainsi qu’un tombeau éclairé
par un cierge. Décembre avait enseveli la ville
sous la neige, les nouvelles désespérées
s’y étouffaient dans le grand froid. Après la
défaite du général Ducrot à Champigny, après la
perte d’Orléans, il ne restait plus qu’un sombre
espoir, celui que la terre de France devînt la
terre vengeresse, la terre exterminatrice,
dévorant les vainqueurs. Que la neige tombât donc
à flocons plus épais, que le sol se fendît sous les
morsures de la gelée, pour que l’Allemagne entière
y trouvât son tombeau ! Et une angoisse nouvelle
serrait le coeur de Madame Delaherche. Une nuit que
son fils était absent, appelé en Belgique par ses
affaires, elle avait entendu, en passant devant la
chambre de Gilberte, un léger bruit de voix,
des baisers étouffés, mêlés de rires. Saisie, elle
était rentrée chez elle, dans l’épouvante de
l’abomination qu’elle soupçonnait : ce ne pouvait
être que le prussien qui se trouvait là, elle
croyait bien avoir remarqué déjà des regards
d’intelligence, elle restait écrasée sous cette
honte dernière. Ah ! Cette femme que son fils avait
amenée, malgré elle, dans la maison, cette femme de
plaisir, à qui elle avait déjà pardonné une fois,
en ne parlant pas, après la mort du capitaine
Beaudoin ! Et cela recommençait, et c’était cette
fois la pire infamie ! Qu’allait-elle
faire ? Une telle monstruosité ne pouvait
continuer sous son toit. Le deuil de la réclusion où
elle vivait en était accru, elle avait des journées
d’affreux combat. Les jours où elle rentrait chez le
colonel, plus sombre, muette pendant des heures,
avec des larmes dans les yeux, il la regardait, il
s’imaginait que la France venait de subir
une défaite de plus.
Ce fut à ce moment qu’Henriette tomba un matin rue
Maqua, pour intéresser les Delaherche au sort de
l’oncle Fouchard. Elle avait entendu parler avec des
sourires de l’influence toute-puissante que
Gilberte possédait sur M De Gartlauben. Aussi
resta-t-elle un peu gênée, devant Madame
Delaherche, qu’elle rencontra la première, dans
l’escalier, remontant chez le colonel, et à qui elle
crut devoir expliquer le but de sa visite.
–oh ! Madame, que vous seriez bonne
d’intervenir ! ... mon oncle est dans une position
terrible, on parle de l’envoyer en Allemagne.
La vieille dame, qui l’aimait pourtant, eut un
geste de colère.
–mais, ma chère enfant, je n’ai aucun pouvoir... il
ne faut pas s’adresser à moi...
puis, malgré l’émotion où elle la voyait :
–vous arrivez très mal, mon fils part ce soir pour
Bruxelles... d’ailleurs, il est comme moi, sans
puissance aucune... adressez-vous donc à ma
belle-fille, qui peut tout.
Et elle laissa Henriette interdite, convaincue
maintenant qu’elle tombait dans un drame de
famille. Depuis la veille, Madame Delaherche avait
pris la résolution de tout dire à son fils, avant
le départ de celui-ci pour la Belgique, où il
allait traiter un achat important de houille,
dans l’espoir de remettre en marche les métiers de
sa fabrique. Jamais elle ne tolérerait que
l’abomination recommençât, à côté d’elle, pendant
cette nouvelle absence. Elle attendait donc pour
parler d’être certaine qu’il ne renverrait pas son
départ à un autre jour, comme il le faisait depuis
une semaine. C’était l’écroulement de
la maison, le prussien chassé, la femme elle aussi
jetée à la rue, son nom affiché ignominieusement
contre les murs, ainsi qu’on avait menacé de le
faire, pour toute française qui se livrerait à un
allemand.
Lorsque Gilberte aperçut Henriette, elle poussa
un cri de joie.
–ah ! Que je suis heureuse de te voir ! ... il
me semble qu’il y a si longtemps, et l’on
vieillit si vite, au milieu de ces vilaines
histoires !
Elle l’avait entraînée dans sa chambre, elle la
fit asseoir sur la chaise longue, se serra contre
elle.
–voyons, tu vas déjeuner avec nous... mais,
auparavant, causons. Tu dois avoir tant de choses à
me dire ! ... je sais que tu es sans nouvelles de ton
frère. Hein ? Ce pauvre Maurice, comme je le
plains, dans ce Paris sans gaz, sans bois, sans
pain peut-être ! ... et ce garçon que tu
soignes, l’ami de ton frère ? Tu vois qu’on m’a
déjà fait des bavardages... est-ce que c’est pour
lui que tu viens ?
Henriette tardait à répondre, prise d’un grand
trouble intérieur. N’était-ce pas, au fond, pour
Jean qu’elle venait, pour être certaine que,
l’oncle relâché, on n’inquiéterait plus son cher
malade ? Cela l’avait emplie de confusion,
d’entendre Gilberte parler de lui, et elle
n’osait plus dire le motif véritable de sa visite,
la conscience désormais souffrante, répugnant à
employer l’influence louche qu’elle lui croyait.
–alors, répéta Gilberte, d’un air de malignité,
c’est pour ce garçon que tu as besoin de nous ?
Et, comme Henriette, acculée, parlait enfin de
l’arrestation du père Fouchard :
–mais, c’est vrai ! Suis-je assez sotte ! Moi qui
en causais encore ce matin ! ... oh ! Ma chère, tu as
bien fait de venir, il faut s’occuper de ton oncle
tout de suite, parce que les derniers renseignements
que j’ai eus ne sont pas bons. Ils veulent faire
un exemple.
–oui, j’ai songé à vous autres, continua Henriette
d’une voix hésitante. J’ai pensé que tu me donnerais
un bon conseil, que tu pourrais peut-être agir...
la jeune femme eut un bel éclat de rire.
–es-tu bête, je vais faire relâcher ton oncle
avant trois jours ! ... on ne t’a donc pas dit que
j’ai ici, dans la
maison, un capitaine prussien qui fait tout ce que
je veux ? ... tu entends, ma chère, il n’a rien à me
refuser !
Et elle riait plus fort, simplement écervelée dans
son triomphe de coquette, tenant les deux mains
de son amie, qu’elle caressait, et qui ne trouvait
pas de remerciements, pleine de malaise,
tourmentée de la crainte que ce ne fût là un aveu.
Quelle sérénité, quelle gaieté fraîche
pourtant !
–laisse-moi faire, je te renverrai contente
ce soir.
Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Henriette
resta surprise de la délicate beauté d’Edmond,
qu’elle ne connaissait pas. Il la ravissait comme une
jolie chose. était-ce possible que ce garçon se fût
battu et qu’on eût osé lui casser le bras ? La
légende de sa grande bravoure achevait de le
rendre charmant, et Delaherche, qui avait
accueilli Henriette en homme heureux de voir
une figure nouvelle, ne cessa, pendant qu’on
servait des côtelettes et des pommes de terre en
robe de chambre, de faire l’éloge de son secrétaire,
aussi actif et bien élevé qu’il était beau. Le
déjeuner, ainsi à quatre, dans la salle
à manger bien chaude, prit le tour d’une intimité
délicieuse.
–et c’est pour nous intéresser au sort du père
Fouchard que vous êtes venue ? Reprit le fabricant.
çà m’ennuie beaucoup d’être forcé de partir ce
soir... mais ma femme va vous arranger ça, elle est
irrésistible, elle obtient tout ce qu’elle veut.
Il riait, il disait ces choses avec une bonhomie
parfaite, simplement flatté de ce pouvoir dont il
tirait lui-même quelque orgueil. Puis,
brusquement :
–à propos, ma chère, Edmond ne t’a pas dit sa
trouvaille ?
–non, quelle trouvaille ? Demanda gaiement
Gilberte, en tournant vers le jeune sergent ses
jolis yeux de caresse.
Mais celui-ci rougissait, comme sous l’excès du
plaisir, chaque fois qu’une femme le regardait
de la sorte.
–mon dieu ! Madame, il ne s’agit simplement que de
la vieille dentelle, que vous regrettiez de ne pas
avoir, pour garnir votre peignoir mauve... j’ai eu
hier la chance de découvrir cinq mètres d’ancien
point de Bruges, vraiment très beau, et à bon
compte. La marchande viendra vous les montrer
tout à l’heure.
Elle fut ravie, elle l’aurait embrassé.
–oh ! Que vous êtes gentil, je vous récompenserai !
Puis, comme on servait encore une terrine de foies
gras, achetée en Belgique, la conversation
tourna, s’arrêta un instant au poisson de la Meuse
qui mourait empoisonné, finit par tomber sur le
danger de peste qui menaçait Sedan, au prochain
dégel. En novembre, des cas d’épidémie s’étaient
déjà déclarés. On avait eu beau, après
la bataille, dépenser six mille francs pour
balayer la ville, brûler en tas les sacs, les
gibernes, tous les débris louches : les campagnes
environnantes n’en soufflaient pas moins des
odeurs nauséabondes, à la moindre humidité,
tellement elles étaient gorgées de cadavres, à
peine enfouis, mal recouverts de quelques
centimètres de terre. Partout, des tombes
bossuaient les champs, le sol se fendait sous la
poussée intérieure, la putréfaction suintait et
s’exhalait. Et l’on venait, les jours précédents, de
découvrir un autre foyer d’infection, la Meuse,
d’où l’on avait pourtant retiré déjà plus de douze
cents corps de chevaux. L’opinion générale était
qu’il n’y restait plus un cadavre humain,
lorsqu’un garde champêtre, en regardant avec
attention, à plus de deux mètres de profondeur,
avait aperçu sous l’eau des blancheurs, qu’on aurait
pris pour des pierres : c’étaient des lits de
cadavres, des corps éventrés que le ballonnement,
rendu impossible, n’avait pu ramener à la surface.
Depuis près de quatre mois, ils séjournaient là,
dans cette eau, parmi les herbes. Les
coups de croc ramenaient des bras, des jambes,
des têtes. Rien que la force du courant détachait
et emportait parfois une main. L’eau se troublait,
de grosses bulles de gaz montaient, crevaient
à la surface, empestant l’air d’une odeur infecte.
–cela va bien qu’il gèle, fit remarquer
Delaherche. Mais, dès que la neige disparaîtra,
il va falloir procéder à des recherches,
désinfecter tout ça, autrement nous y resterions
tous.
Et, sa femme l’ayant supplié en riant de passer
à des sujets plus propres, pendant qu’on mangeait,
il conclut simplement :
–dame ! Voilà le poisson de la Meuse compromis
pour longtemps.
Mais on avait fini, on servait le café, quand la
femme de chambre annonça que M De Gartlauben
demandait la faveur d’entrer un instant. Ce fut
un émoi, car il n’était jamais venu à cette heure,
en plein jour. Tout de suite, Delaherche avait dit
de l’introduire, voyant là une circonstance
heureuse qui allait permettre de lui présenter
Henriette. Et le capitaine, lorsqu’il aperçut une
autre jeune femme, outra encore sa politesse. Il
accepta même une tasse de café, qu’il buvait sans
sucre, comme il avait vu beaucoup de personnes le
boire, à Paris. D’ailleurs, s’il avait insisté
pour être reçu, c’était uniquement dans
le désir d’apprendre tout de suite à madame qu’il
venait d’obtenir la grâce d’un de ses protégés, un
malheureux ouvrier de la fabrique, emprisonné à la
suite d’une rixe avec un soldat prussien.
Alors, Gilberte profita de l’occasion pour parler
du père Fouchard.
–capitaine, je vous présente une de mes plus chères
amies... elle désire se mettre sous votre
protection, elle est la nièce du fermier qu’on a
arrêté à Remilly, vous savez bien, à la suite
de cette histoire de francs-tireurs.
–ah ! Oui, l’affaire de l’espion, le malheureux
qu’on a trouvé dans un sac... oh ! C’est grave,
très grave ! Je crains bien de ne rien pouvoir.
–capitaine, vous me feriez tant de plaisir !
Elle le regardait de ses yeux de caresse, il eut
une satisfaction béate, s’inclina d’un air de
galante obéissance. Tout ce qu’elle voudrait !
–monsieur, je vous en serai bien reconnaissante,
articula avec peine Henriette, prise d’un
insurmontable malaise, à la pensée soudaine
de son mari, de son pauvre Weiss, fusillé
là-bas, à Bazeilles.
Mais Edmond, qui s’en était allé discrètement,
dès l’arrivée du capitaine, venait de reparaître,
pour dire un mot à l’oreille de Gilberte. Elle se
leva avec vivacité, conta l’histoire de la
dentelle, que la marchande apportait ; et
elle suivit le jeune homme, en s’excusant. Alors,
restée seule en compagnie des deux hommes,
Henriette put s’isoler, assise dans une embrasure
de fenêtre, tandis qu’ils continuaient de causer
très haut.
–capitaine, vous accepterez bien un petit verre...
voyez-vous, je ne me gêne pas, je vous dis tout ce
que je pense, parce que je connais la largeur
de votre esprit. Eh bien ! Je vous assure que votre
préfet a tort de vouloir saigner encore la ville de
ces quarante-deux mille francs... songez donc au
total de nos sacrifices, depuis le commencement.
D’abord, à la veille de la bataille, toute une
armée française, épuisée, affamée. Ensuite, vous
autres, qui aviez les dents longues aussi. Rien
que les passages de ces troupes, les réquisitions,
les réparations, les dépenses de toute sorte nous
ont coûté un million et demi. Mettez-en autant pour
les ruines occasionnées par la bataille, les
destructions, les incendies : ça fait trois millions.
Enfin, j’évalue bien à deux millions la perte
éprouvée par l’industrie et le commerce... hein ?
Qu’est-ce que vous en dites ? Nous voilà au chiffre
de cinq millions, pour une
ville de treize mille habitants ! Et vous nous
demandez encore quarante-deux mille francs de
contribution, je ne sais sous quel prétexte !
Est-ce que c’est juste, est-ce que c’est
raisonnable ?
M De Gartlauben hochait la tête, se contentait de
répondre :
–que voulez-vous ? C’est la guerre, c’est la
guerre !
Et l’attente se prolongeait, les oreilles
d’Henriette bourdonnaient, toutes sortes de vagues
et tristes pensées l’assoupissaient à demi,
dans l’embrasure de la fenêtre, pendant que
Delaherche donnait sa parole d’honneur que
jamais Sedan n’aurait pu faire face à la crise,
dans le manque total du numéraire, sans l’heureuse
création d’une monnaie fiduciaire locale, du
papier-monnaie de la caisse du crédit industriel,
qui avait sauvé la ville d’un désastre financier.
–capitaine, vous reprendrez bien un petit verre de
cognac.
Et il sauta à un autre sujet.
–ce n’est pas la France qui a fait la guerre,
c’est l’empire... ah ! L’empereur m’a bien
trompé. Tout est fini avec lui, nous nous
laisserions démembrer plutôt... tenez !
Un seul homme a vu clair en juillet, oui !
Monsieur Thiers, dont le voyage actuel, au travers
des capitales de l’Europe, est encore un grand
acte de sagesse et de patriotisme. Tous les voeux
des gens raisonnables l’accompagnent,
puisse-t-il réussir !
D’un geste, il acheva sa pensée, car il eût jugé
malséant, devant un prussien, même sympathique,
d’exprimer un désir de paix. Mais ce désir, il
était ardemment en lui, comme au fond de toute
l’ancienne bourgeoisie plébiscitaire et
conservatrice. On allait être à bout de sang et
d’argent, il fallait se rendre ; et une sourde
rancune contre Paris qui s’entêtait dans sa
résistance, montait de toutes les provinces
occupées. Aussi conclut-il à voix plus basse,
faisant
allusion aux proclamations enflammées de
Gambetta :
–non, non ! Nous ne pouvons pas être avec les fous
furieux. ça devient du massacre... moi, je suis avec
Monsieur Thiers, qui veut les élections ; et,
quant à leur république, mon dieu ! Ce n’est pas elle
qui me gêne, on la gardera s’il le faut, en
attendant mieux.
Très poliment, M De Gartlauben continuait à
hocher la tête d’un air d’approbation, en répétant :
–sans doute, sans doute...
Henriette, dont le malaise avait grandi, ne put
rester davantage. C’était, en elle, une irritation
sans cause précise, un besoin de ne plus être là ;
et elle se leva doucement, elle sortit, à la
recherche de Gilberte, qui se faisait si longtemps
attendre.
Mais, comme elle entrait dans la chambre à coucher,
elle resta stupéfaite, en apercevant, étendue sur
la chaise longue, son amie en larmes,
bouleversée par une émotion extraordinaire.
–eh bien ! Quoi donc ? Que t’arrive-t-il ?
Les pleurs de la jeune femme redoublèrent, elle se
refusait à parler, envahie maintenant d’une
confusion qui lui jetait tout le sang de son coeur
au visage. Et, enfin, balbutiante, se cachant dans
les bras grands ouverts, tendus vers elle :
–oh ! Ma chérie, si tu savais... jamais je
n’oserais te dire... et pourtant je n’ai que toi,
tu peux seule me donner peut-être un bon conseil...
elle eut un frémissement, elle bégaya davantage.
–j’étais avec Edmond... alors, à l’instant,
Madame Delaherche vient de me surprendre...
–comment, de te surprendre ?
–oui, nous étions là, il me tenait, il
m’embrassait...
et, baisant Henriette, la serrant dans ses bras
tremblants, elle lui dit tout.
–oh ! Ma chérie, ne me juge pas trop mal, ça me
ferait tant de peine ! ... je sais bien, je t’avais
juré que ça ne recommencerait jamais. Mais tu as vu
Edmond, il est si brave, et il est si joli ! Puis,
songe donc, ce pauvre jeune homme, blessé,
malade, loin de sa mère ! Avec ça, il n’a
jamais été riche, on a tout mangé chez lui, pour le
faire instruire... je t’assure, je n’ai pas pu
refuser.
Henriette l’écoutait, effarée, ne revenant pas de sa
surprise.
–comment ! C’était avec le petit sergent ! ... mais,
ma chère, tout le monde te croit la maîtresse du
prussien !
Du coup, Gilberte se releva, s’essuya les yeux,
protestant.
–la maîtresse du prussien... ah ! Non, par
exemple ! Il est affreux, il me répugne... pour qui
me prend-on ? Comment peut-on me croire capable
d’une pareille infamie ? Non, non, jamais !
J’aimerais mieux mourir !
Dans sa révolte, elle était devenue grave, d’une
beauté douloureuse et irritée qui la transfigurait.
Et, brusquement, sa gaieté coquette, son insoucieuse
légèreté revinrent, au milieu d’un invincible rire.
–ça, c’est vrai, je m’amuse de lui. Il m’adore, et
je n’ai qu’à le regarder, pour qu’il obéisse... si
tu savais comme c’est drôle, de se moquer ainsi de
ce gros homme, qui a toujours l’air de croire
qu’on va enfin le récompenser !
–mais c’est un jeu très dangereux, dit
sérieusement Henriette.
–crois-tu ? Qu’est-ce que je risque ? Lorsqu’il
s’apercevra qu’il ne doit compter sur rien, il ne
pourra que se fâcher et s’en aller... et puis,
non ! Jamais il ne s’en apercevra ! Tu ne
connais pas l’homme, il est de ceux avec
lesquels les femmes vont aussi loin qu’elles
veulent, sans danger. Pour ça, vois-tu, j’ai un
sens qui m’a toujours avertie. Il a bien trop de
vanité, jamais il n’admettra que je me sois
moquée de lui... et tout ce que je lui
permettrai,
ce sera d’emporter mon souvenir, avec la consolation
de se dire qu’il a agi correctement, en galant
homme qui a longtemps habité Paris.
Elle s’égayait, elle ajouta :
–en attendant, il va faire remettre en liberté
l’oncle Fouchard, et il n’aura pour sa peine qu’une
tasse de thé, sucrée de ma main.
Mais, tout d’un coup, elle revint à ses craintes,
à l’effroi d’avoir été surprise. Des larmes
reparurent au bord de ses paupières.
–mon dieu ! Et Madame Delaherche ? ... que va-t-il
se passer ? Elle ne m’aime guère, elle est capable de
tout dire à mon mari.
Henriette avait fini par se remettre. Elle essuya
les yeux de son amie, elle la força de réparer le
désordre de ses vêtements.
–écoute, ma chère, je n’ai pas la force de te
gronder, et pourtant tu sais si je te blâme !
Mais on m’avait fait une telle peur avec ton
prussien, j’ai redouté des choses si laides,
que l’autre histoire, ma foi ! Est un soulagement...
calme-toi, tout peut s’arranger.
C’était fort sage, d’autant plus que Delaherche,
presque aussitôt, entra avec sa mère. Il expliqua
qu’il venait d’envoyer chercher la voiture qui
devait le conduire en Belgique, décidé à prendre le
train pour Bruxelles, le soir même. Il voulait donc
faire ses adieux à sa femme. Puis, se tournant vers
Henriette :
–soyez tranquille, Monsieur De Gartlauben, en me
quittant, m’a promis de s’occuper de votre
oncle ; et, quand je ne serai plus là, ma femme
fera le reste.
Depuis que Madame Delaherche était entrée,
Gilberte ne la quittait pas des yeux, le coeur
serré d’angoisse. Allait-elle parler, dire ce
qu’elle venait de voir, empêcher son fils de
partir ? La vieille dame, silencieuse, avait, dès
la porte, fixé, elle aussi, les regards sur sa
belle-fille. Dans
son rigorisme, elle éprouvait sans doute le
soulagement qui avait rendu Henriette tolérante.
Mon dieu ! Puisque c’était avec ce jeune homme, ce
français qui s’était battu si bravement, ne
devait-elle pas pardonner, comme elle avait
pardonné déjà pour le capitaine Beaudoin ? Ses yeux
s’adoucirent, elle détourna la tête. Son fils
pouvait s’absenter, Edmond protégerait Gilberte
contre le prussien. Elle eut même un faible
sourire, elle qui ne s’était pas égayée depuis la
bonne nouvelle de Coulmiers.
–au revoir, dit-elle en embrassant Delaherche. Fais
tes affaires et reviens-nous vite.
Et elle s’en alla, elle rentra lentement, de
l’autre côté du palier, dans la chambre murée, où
le colonel, de son air de stupeur, regardait
l’ombre, en dehors du pâle rond de clarté qui
tombait de la lampe.
Le soir même, Henriette retourna à Remilly ; et,
trois jours plus tard, elle eut la joie de voir, un
matin, le père Fouchard rentrer à la ferme
tranquillement, comme s’il revenait à pied de
conclure un marché dans le voisinage. Il s’assit, il
mangea un morceau de pain, avec du fromage. Puis,
à toutes les questions, il répondit sans hâte,
de l’air d’un homme qui n’avait jamais eu peur.
Pourquoi donc l’aurait-on retenu ? Il n’avait rien
fait de mal. Ce n’était pas lui qui avait tué le
prussien, n’est-ce pas ? Alors, il s’était contenté
de dire aux autorités : " cherchez, moi je ne sais
rien. " et il avait bien fallu le lâcher,
ainsi que le maire, puisqu’on n’avait pas de preuves
contre eux. Mais ses yeux de paysan rusé et
goguenard luisaient, dans sa joie muette d’avoir
roulé tous ces sales bougres, dont il commençait à
avoir assez, à présent qu’ils le chicanaient sur la
qualité de sa viande.
Décembre s’acheva, Jean voulut partir. Maintenant,
sa jambe était solide, le docteur déclarait qu’il
pouvait aller se battre. Et ce fut, pour
Henriette, une grande peine, qu’elle s’efforça
de cacher. Depuis la désastreuse bataille
de Champigny, aucune nouvelle de Paris ne leur
était venue. Ils savaient simplement que le
régiment de Maurice, exposé à un feu terrible,
avait perdu beaucoup d’hommes. Puis, toujours
ce grand silence, aucune lettre, jamais la
moindre ligne pour eux, lorsqu’il savait que
des familles de Raucourt et de Sedan avaient
reçu des dépêches, par des voies détournées.
Peut-être le pigeon qui portait les nouvelles
si ardemment attendues, avait-il rencontré
quelque épervier vorace ; ou peut-être était-il
tombé, à la lisière d’un bois, traversé par la
balle d’un prussien. Mais, surtout, ce qui les
hantait, c’était la crainte que Maurice ne fût
mort. Ce silence de la grande ville,
là-bas, muette sous l’étreinte de l’investissement,
était devenu, dans l’angoisse de leur attente, un
silence de tombe. Ils avaient perdu l’espoir de rien
apprendre, et, lorsque Jean exprima sa volonté
formelle de partir, Henriette n’eut que cette
plainte sourde :
–mon dieu ! C’est donc fini, je vais donc rester
seule !
Le désir de Jean était d’aller rejoindre l’armée du
nord, que le général Faidherbe venait de
reconstituer. Depuis que le corps du général De
Manteuffel avait poussé jusqu’à Dieppe, cette
armée défendait trois départements séparés du reste
de la France, le nord, le Pas-De-Calais
et la Somme ; et le projet de Jean, d’une
exécution facile, était simplement de gagner
Bouillon, puis de faire le tour par la Belgique. Il
savait qu’on achevait de former le 23e corps, avec
tous les anciens soldats de Sedan et de
Metz qu’on pouvait rallier. Il entendait dire que le
général Faidherbe reprenait l’offensive, et il
fixa définitivement son départ au dimanche suivant,
lorsqu’il apprit la bataille de Pont-Noyelle,
cette bataille au résultat indécis, que les
français avaient failli gagner.
Ce fut encore le docteur Dalichamp qui offrit de le
conduire à Bouillon, dans son cabriolet. Il était
d’un courage, d’une bonté inépuisables. à
Raucourt, que ravageait
le typhus, apporté par les bavarois, il avait des
malades dans toutes les maisons, en dehors des
deux ambulances qu’il visitait, celle de
Raucourt même et celle de Remilly. Son ardent
patriotisme, son besoin de protester contre les
inutiles violences, l’avaient deux fois fait
arrêter, puis relâcher par les prussiens. Aussi
riait-il d’un bon rire, le matin où il arriva avec
sa voiture, pour prendre Jean, heureux de faire
échapper un autre de ces vaincus de Sedan, tout ce
pauvre et brave monde, comme il disait, qu’il
soignait, qu’il aidait de sa bourse. Jean, qui
souffrait de la question d’argent, sachant
Henriette pauvre, avait accepté les cinquante
francs que le docteur lui offrait pour son voyage.
Le père Fouchard, pour les adieux, fit bien les
choses. Il envoya Silvine chercher deux
bouteilles de vin, il voulut que tout le monde bût
un verre à l’extermination des allemands. Lui,
gros monsieur désormais, tenait son magot, caché
quelque part ; et, tranquille depuis que les
francs-tireurs des bois de Dieulet avaient
disparu, traqués comme des fauves, il n’avait plus
que le désir de jouir de la paix prochaine,
lorsqu’elle serait conclue. Même, dans un accès de
générosité, il venait de donner des gages à
Prosper, pour l’attacher à la ferme, que le
garçon, d’ailleurs, n’avait pas l’envie de quitter.
Il trinqua avec Prosper, il voulut trinquer aussi
avec Silvine, dont il avait eu un instant l’idée de
faire sa femme, tant il la voyait sage, tout entière
à sa besogne ; mais à quoi bon ? Il sentait bien
qu’elle ne se dérangerait plus, qu’elle
serait encore là, lorsque Charlot, grandi, partirait
comme soldat à son tour. Et, quand il eut trinqué
avec le docteur, avec Henriette, avec Jean, il
s’écria :
–à la santé de tous ! Que chacun fasse son affaire
et ne se porte pas plus mal que moi !
Henriette avait absolument voulu accompagner Jean
jusqu’à Sedan. Il était en bourgeois, avec un
paletot et
un chapeau rond, prêtés par le docteur. Ce jour-là,
le soleil luisait sur la neige, par le grand froid
terrible. On ne devait que traverser la ville ;
mais, lorsque Jean sut que son colonel était
toujours chez les Delaherche, une grande envie lui
vint d’aller le saluer ; et, en même temps,
il remercierait le fabricant de ses bontés. Ce fut
sa dernière douleur, dans cette ville de désastre et
de deuil. Comme ils arrivaient à la fabrique de la
rue Maqua, une fin tragique y bouleversait la
maison. Gilberte s’effarait, Madame Delaherche
pleurait de grosses larmes silencieuses, tandis que
son fils, remonté de ses ateliers, où le
travail avait un peu repris, poussait des
exclamations de surprise. On venait de trouver
le colonel, sur le parquet de sa chambre, tombé
comme une masse, mort. L’éternelle lampe brûlait
seule, dans la pièce close. Appelé en hâte, un
médecin n’avait pas compris, ne découvrant aucune
cause probable, ni anévrisme, ni congestion.
Le colonel était mort, foudroyé, sans qu’on sût d’où
était venue la foudre ; et, le lendemain
seulement, on ramassa un morceau de vieux journal,
qui avait servi de couverture à un livre, et où se
trouvait le récit de la reddition de Metz.
–ma chère, dit Gilberte à Henriette, Monsieur De
Gartlauben, tout à l’heure, en descendant l’escalier,
a ôté son chapeau devant la porte de la pièce où
repose le corps de mon oncle... c’est Edmond qui
l’a vu, et, n’est-ce pas ? C’est un homme
décidément très bien.
Jamais encore Jean n’avait embrassé Henriette.
Avant de remonter dans le cabriolet, avec le
docteur, il voulut la remercier de ses bons soins,
de l’avoir soigné et aimé comme un frère. Mais il ne
trouva pas les mots, il ouvrit les bras, il
l’embrassa en sanglotant. Elle était éperdue,
elle lui rendit son baiser. Quand le cheval partit, il
se retourna, leurs mains s’agitèrent, tandis qu’ils
répétaient d’une voix bégayante :
–adieu ! Adieu !
Cette nuit-là, Henriette, rentrée à Remilly,
était de service à l’ambulance. Pendant sa longue
veillée, elle fut encore prise d’une affreuse
crise de larmes, et elle pleura, elle pleura
infiniment, en étouffant sa peine entre ses
deux mains jointes.
===Chapitre VII===
<center>'''Chapitre VII'''</center>
 
 
au lendemain de Sedan, les deux armées allemandes
s’étaient remises à rouler leurs flots d’hommes
vers Paris, l’armée de la Meuse arrivait au nord
par la vallée de la Marne, tandis que l’armée
du prince royal de Prusse, après avoir passé la
Seine à Villeneuve-Saint-Georges, se
dirigeait sur Versailles, en contournant la ville
au sud. Et, ce tiède matin de septembre, quand le
général Ducrot, auquel on avait confié le 14e
corps, à peine formé, résolut d’attaquer cette
dernière, pendant sa marche de flanc, Maurice qui
campait dans les bois, à gauche de Meudon,
avec son nouveau régiment, le 115e, ne reçut
l’ordre de marcher que lorsque le désastre était
déjà certain. Quelques obus avaient suffi,
une effroyable panique s’était déclarée dans un
bataillon de zouaves composé de recrues, le reste
des troupes venait d’être emporté, au milieu
d’une débandade telle, que ce galop de déroute ne
s’arrêta que derrière les remparts, dans Paris, où
l’alarme fut immense. Toutes les positions en avant
des forts du sud étaient perdues ; et, le soir même,
le dernier fil qui reliait la ville à la France,
le télégraphe du chemin de fer de l’ouest, fut
coupé. Paris était séparé du monde.
Ce fut, pour Maurice, une soirée d’affreuse
tristesse. Si les allemands avaient osé, ils auraient
campé la nuit sur la place du Carrousel. Mais
c’étaient des gens d’absolue prudence, résolus à un
siège classique, ayant réglé déjà les points exacts
de l’investissement, le cordon de l’armée
de la Meuse au nord, de Croissy à la Marne, en
passant
par épinay, l’autre cordon de la troisième armée au
midi, de Chennevières à Châtillon et à Bougival,
pendant que le grand quartier prussien, le roi
Guillaume, M De Bismarck et le général De
Moltke régnaient à Versailles. Ce blocus
géant, auquel on ne croyait pas, était un fait
accompli. Cette ville, avec son enceinte
bastionnée de huit lieues et demie de tour, avec
ses quinze forts et ses six redoutes détachées,
allait se trouver comme en prison. Et l’armée de
défense ne comptait que le 13e corps, sauvé
et ramené par le général Vinoy, le 14e en voie de
formation, confié au général Ducrot, réunissant à
eux deux un effectif de quatre-vingt mille
soldats, auxquels il fallait ajouter les quatorze
mille hommes de la marine, les quinze mille des
corps francs, les cent quinze mille de
la garde mobile, sans parler des trois cent mille
gardes nationaux, répartis dans les neuf secteurs
des remparts. S’il y avait là tout un peuple, les
soldats aguerris et disciplinés manquaient. On
équipait les hommes, on les exerçait, Paris
n’était plus qu’un immense camp retranché. Les
préparatifs de défense s’enfiévraient d’heure en
heure, les routes coupées, les maisons de la zone
militaire rasées, les deux cents canons de gros
calibre et les deux mille cinq cents autres pièces
utilisées, d’autres canons fondus, tout un arsenal
sortant du sol, sous le grand effort patriotique du
ministre Dorian. Après la rupture des
négociations de Ferrières, lorsque Jules Favre eut
fait connaître les exigences de M De Bismarck, la
cession de l’Alsace, la garnison de Strasbourg
prisonnière, trois milliards d’indemnité, un cri de
colère s’éleva, la continuation de la guerre, la
résistance fut acclamée, comme une condition
indispensable à la vie de la France. Même
sans espoir de vaincre, Paris devait se défendre,
pour que la patrie vécût.
Un dimanche de la fin septembre, Maurice fut envoyé
en corvée, à l’autre bout de la ville, et les rues
qu’il
suivit, les places qu’il traversa, l’emplirent d’une
nouvelle espérance. Depuis la déroute de Châtillon,
il lui semblait que les coeurs s’étaient haussés pour
la grande besogne. Ah ! Ce Paris qu’il avait connu
si âpre à jouir, si près des dernières fautes, il le
retrouvait simple, d’une bravoure gaie, ayant
accepté tous les sacrifices. On ne rencontrait que
des uniformes, les plus désintéressés
portaient un képi de garde national. Comme une
horloge géante dont le ressort éclate, la vie
sociale s’était arrêtée brusquement, l’industrie,
le commerce, les affaires ; et il ne restait
qu’une passion, la volonté de vaincre,
l’unique sujet dont on parlait, qui enflammait les
coeurs et les têtes, dans les réunions publiques,
pendant les veillées des corps de garde, parmi les
continuels attroupements de foule barrant les
trottoirs. Ainsi mises en commun, les illusions
emportaient les âmes, une tension jetait ce
peuple au danger des folies généreuses. C’était
déjà toute une crise de nervosité maladive qui se
déclarait, une épidémique fièvre exagérant la peur
comme la confiance, lâchant la bête humaine
débridée, au moindre souffle. Et Maurice assista,
rue des martyrs, à une scène qui le passionna :
tout un assaut, une bande furieuse se
ruant contre une maison dont on avait vu une des
fenêtres hautes, la nuit entière, éclairée d’une
vive clarté de lampe, un évident signal aux
prussiens de Bellevue, par-dessus Paris. Des
bourgeois hantés vivaient sur leurs toits, pour
surveiller les environs. La veille, on avait
voulu noyer dans le bassin des tuileries un
misérable qui consultait un plan de la ville,
ouvert sur un banc.
Cette maladie du soupçon, Maurice, autrefois
d’esprit si dégagé, venait de la contracter lui
aussi, dans l’ébranlement de tout ce qu’il avait cru
jusque-là. Il ne désespérait plus, comme au soir de
la panique de Châtillon, anxieux de savoir si
l’armée française retrouverait jamais la
virilité de se battre : la sortie du 30 septembre
sur
L’Hay et Chevilly, celle du 13 octobre où
les mobiles avaient enlevé Bagneux, enfin celle
du 21 octobre, dans laquelle son régiment s’était
emparé un instant du parc de la Malmaison, lui
avaient rendu toute sa foi, cette flamme de
l’espoir qu’une étincelle suffisait à rallumer
et qui le consumait. Si les prussiens l’avaient
arrêtée sur tous les points, l’armée ne s’en était
pas moins bravement battue, elle pouvait vaincre
encore. Mais la souffrance de Maurice venait
de ce grand Paris, qui sautait de l’illusion
extrême au pire découragement, hanté par la peur
de la trahison, dans son besoin de victoire.
Est-ce qu’après l’empereur et le maréchal
De Mac-Mahon, le général Trochu, le
général Ducrot n’allaient pas être les
chefs médiocres, les ouvriers inconscients
de la défaite ? Le même mouvement qui avait
emporté l’empire, menaçait d’emporter le
gouvernement de la défense nationale,
toute une impatience des violents à prendre
le pouvoir, pour sauver la France. Déjà,
Jules Favre et les autres membres étaient plus
impopulaires que les anciens ministres tombés de
Napoléon Iii. Puisqu’ils ne voulaient
pas battre les prussiens, ils n’avaient qu’à
céder la place à d’autres, aux révolutionnaires
certains de vaincre, en décrétant la levée en
masse, en accueillant les inventeurs qui
offraient de miner la banlieue ou d’anéantir
l’ennemi sous une pluie nouvelle de feu grégeois.
à la veille du 31 octobre, Maurice fut ainsi
ravagé par ce mal de la défiance et du rêve. Il
acceptait maintenant des imaginations dont il
aurait souri autrefois. Pourquoi pas ?
Est-ce que l’imbécillité et le crime n’étaient pas
sans bornes ? Est-ce que le miracle ne devenait pas
possible, au milieu des catastrophes qui
bouleversaient le monde ? Il avait toute une longue
rancune amassée, depuis l’heure où il avait
appris Froeschwiller, là-bas, devant Mulhouse ;
il saignait de Sedan, ainsi que d’une plaie vive,
toujours irritée, que le moindre revers suffisait
à rouvrir ; il
gardait l’ébranlement de chacune des défaites,
le corps appauvri, la tête affaiblie par une si
longue suite de jours sans pain, de nuits sans
sommeil, jeté dans l’effarement de cette existence
de cauchemars, ne sachant même plus s’il
vivait ; et l’idée que tant de souffrances
aboutiraient à une catastrophe nouvelle,
irrémédiable, l’affolait, faisait de ce lettré
un être d’instinct, retourné à l’enfance, sans
cesse emporté par l’émotion du moment. Tout, la
destruction, l’extermination plutôt que de donner un
sou de la fortune, un pouce du territoire
de la France ! En lui, s’achevait l’évolution
qui, sous le coup des premières batailles
perdues, avait détruit la légende napoléonienne,
le bonapartisme sentimental qu’il devait aux
récits épiques de son grand-père. Déjà même,
il n’en était plus à la république théorique
et sage, il versait dans les violences
révolutionnaires, croyait à la nécessité de la
terreur, pour balayer les incapables et les
traîtres, en train d’égorger la patrie. Aussi,
le 31 octobre, fut-il de coeur avec les
émeutiers, lorsque les nouvelles désastreuses se
succédèrent coup sur coup : la perte du
Bourget, si vaillamment conquis par les
volontaires de la presse, dans la nuit du 27 au
28 ; l’arrivée de M Thiers à Versailles,
de retour de son voyage au travers des capitales
de l’Europe, d’où il revenait, disait-on, pour
traiter au nom de Napoléon Iii ; enfin, la
reddition de Metz, dont il apportait
l’effroyable certitude, au milieu des bruits
vagues qui couraient déjà, le dernier coup de
massue, un autre Sedan, d’une honte plus grande.
Et, le lendemain, quand il apprit les événements de
l’hôtel de ville, les émeutiers vainqueurs un
instant, les membres du gouvernement de la défense
nationale prisonniers jusqu’à quatre heures du
matin, sauvés seulement alors par un revirement de
la population, exaspérée contre eux d’abord,
inquiète ensuite, à la pensée de l’insurrection
victorieuse, il regretta cet avortement, cette
commune, d’où le salut
serait venu peut-être, l’appel aux armes, la patrie
en danger, tous les classiques souvenirs d’un
peuple libre qui ne veut pas mourir. M Thiers
n’osa même pas entrer dans Paris, et l’on fut sur le
point d’illuminer, après la rupture des négociations.
Alors, le mois de novembre se passa dans une
impatience fiévreuse. De petits combats eurent
lieu, auxquels Maurice ne prit aucune part.
Il bivouaquait maintenant du côté de Saint-Ouen,
il s’échappait à chaque occasion, dévoré d’un
continuel besoin de nouvelles. Comme lui, Paris
attendait, anxieux. L’élection des maires
semblait avoir apaisé les passions politiques ;
mais presque tous les élus appartenaient aux
partis extrêmes, il y avait là, pour l’avenir, un
symptôme redoutable. Et ce que Paris attendait,
dans cette accalmie, c’était la grande sortie
tant réclamée, la victoire, la délivrance. Cela,
de nouveau, ne faisait aucun doute : on
culbuterait les prussiens, on leur passerait sur le
ventre. Des préparatifs étaient faits dans la
presqu’île de Gennevilliers, le point
jugé le plus favorable pour une trouée. Puis, un
matin, on eut la joie folle des bonnes nouvelles de
Coulmiers, Orléans repris, l’armée de la Loire
en marche, déjà campée à étampes, disait-on. Tout
fut changé, il ne s’agissait plus que d’aller lui
donner la main, de l’autre côté de la Marne. On
avait réorganisé les forces militaires,
créé trois armées, l’une composée des bataillons
de la garde nationale, sous les ordres du général
Clément Thomas, l’autre formée des 13e et 14e
corps, augmentée des meilleurs éléments pris un peu
partout, que le général Ducrot devait conduire à
la grande attaque, l’autre enfin, la troisième,
l’armée de réserve, faite uniquement de
garde mobile et confiée au général Vinoy. Et une
foi absolue soulevait Maurice, quand, le
28 novembre, il vint coucher dans le bois de
Vincennes, avec le 115 e. Les trois corps de la
deuxième armée étaient là, on racontait que
le rendez-vous, donné à l’armée de la Loire,
était pour le lendemain, à Fontainebleau. Puis,
tout de suite, ce furent les malechances, les
fautes habituelles, une crue subite qui empêcha
de jeter les ponts de bateaux, des ordres
fâcheux qui attardèrent les mouvements. La nuit
suivante, le 115e, un des premiers, passa la
rivière ; et, dès dix heures, sous un feu
effroyable, Maurice pénétra dans le village de
Champigny. Il était comme fou, son chassepot
lui brûlait les doigts, malgré le froid
terrible. Son unique vouloir, depuis qu’il
marchait, était d’aller ainsi en avant, toujours,
jusqu’à ce qu’on eût rejoint les camarades
de la province, là-bas. Mais, en face de
Champigny et de Bry, l’armée venait de se
heurter contre les murs des parcs de Coeuilly
et de Villiers, des murs d’un demi-kilomètre,
dont les prussiens avaient fait des forteresses
imprenables. C’était la borne, où tous les
courages échouèrent. Dès lors, il n’y eut plus
qu’hésitation et recul, le troisième corps
s’était attardé, le premier et le deuxième,
immobilisés déjà, défendirent deux jours
Champigny, qu’ils durent abandonner dans la nuit
du 2 décembre, après leur stérile victoire. Cette
nuit-là, toute l’armée revint camper sous les
arbres du bois de Vincennes, blancs de givre ;
et Maurice, les pieds morts, la face contre la
terre glacée, pleura.
Ah ! Les mornes et tristes journées, après
l’avortement de cet immense effort ! La grande
sortie, préparée depuis si longtemps, la
poussée irrésistible qui devait délivrer
Paris, venait d’échouer ; et, trois jours plus
tard, une lettre du général De Moltke annonçait
que l’armée de la Loire, battue, avait de nouveau
abandonné Orléans. C’était le cercle qui se
resserrait plus étroit, impossible désormais
à rompre. Mais Paris, dans sa fièvre de
désespoir, semblait trouver des forces nouvelles
de résistance. Les menaces de famine commençaient.
Dès le milieu d’octobre, on avait rationné la
viande. En décembre, il ne
restait pas une bête des grands troupeaux de
boeufs et de moutons lâchés au travers du bois de
Boulogne, dans la poussière de leur piétinement
continu, et l’on s’était mis à abattre les
chevaux. Les provisions, plus tard les
réquisitions de farine et de blé devaient donner
quatre mois de pain. Quand les farines s’étaient
épuisées, il avait fallu construire des moulins
dans les gares. Le combustible aussi manquait, on
le réservait pour moudre les grains, cuire le
pain, fabriquer les armes. Et Paris, sans
gaz, éclairé par de rares lampes à pétrole, Paris
grelottant sous son manteau de glace, Paris à qui
on rationnait son pain noir et sa viande de
cheval, espérait quand même, parlait de
Faidherbe au nord, de Chanzy sur la
Loire, de Bourbaki dans l’est, comme si quelque
prodige allait les amener victorieux sous les
murs. Devant les boulangeries et les boucheries,
les longues queues qui attendaient, dans la neige,
s’égayaient encore parfois, à la nouvelle de
grandes victoires imaginaires. Après
l’abattement de chaque défaite, l’illusion tenace
renaissait, flambait plus haute, parmi cette
foule hallucinée de souffrance et de faim. Sur la
place du château-d’eau, un soldat ayant parlé de
se rendre, les passants avaient failli le
massacrer. Tandis que l’armée, à bout
de courage et sentant venir la fin, demandait la
paix, la population réclamait encore la sortie en
masse, la sortie torrentielle, le peuple entier,
les femmes, les enfants eux-mêmes, se ruant sur les
prussiens, en un fleuve débordé qui renverse et
emporte tout.
Et Maurice s’isolait de ses camarades, avait une
haine grandissante contre son métier de soldat,
qui le parquait à l’abri du mont-Valérien, oisif
et inutile. Aussi faisait-il naître les occasions,
s’échappant avec plus de hâte pour venir dans ce
Paris, où était son coeur. Il ne se trouvait à
l’aise qu’au milieu de la foule, il voulait se
forcer à espérer comme elle. Souvent, il allait
voir partir les ballons,
qui, tous les deux jours, s’enlevaient de la gare
du nord, emportant des pigeons voyageurs et des
dépêches. Dans le triste ciel d’hiver, les
ballons montaient, disparaissaient ; et les
coeurs se serraient d’angoisse, lorsque le
vent les poussait vers l’Allemagne. Beaucoup
devaient s’être perdus. Lui-même avait écrit deux
fois à sa soeur Henriette, sans savoir si elle
recevait ses lettres. Le souvenir de sa soeur,
le souvenir de Jean, étaient si reculés,
là-bas, au fond de ce vaste monde d’où rien
n’arrivait plus, qu’il songeait rarement à eux,
comme à des affections laissées dans une autre
existence. Son être était trop plein de la
continuelle tempête d’abattement et d’exaltation
où il vivait. Puis, dès les premiers jours de
janvier, ce fut une autre colère qui le souleva,
celle du bombardement des quartiers de la rive
gauche. Il avait fini par attribuer à des
raisons d’humanité les retards des prussiens, dus
simplement à des difficultés d’installation.
Maintenant qu’un obus avait tué deux petites filles
au val-de-grâce, il était plein d’un mépris
furieux contre ces barbares qui assassinaient les
enfants, qui menaçaient de brûler les musées et
les bibliothèques. D’ailleurs, après les premiers
jours d’effroi, Paris reprenait sous les
bombes sa vie d’héroïque entêtement.
Depuis l’échec de Champigny, il n’y avait plus eu
qu’une nouvelle tentative malheureuse, du côté
du Bourget ; et, le soir où, sous le feu des
grosses pièces battant les forts, le plateau
d’Avron dut être évacué, Maurice partagea
l’irritation dont la violence gagna toute la
ville. Le souffle d’impopularité croissante qui
menaçait d’emporter le général Trochu et le
gouvernement de la défense nationale, en fut
accru, au point de les forcer à tenter un
suprême et inutile effort. Pourquoi refusaient-ils
de mener au feu les trois cent mille gardes
nationaux, qui ne cessaient de s’offrir, de
réclamer leur part au danger ? C’était la sortie
torrentielle qu’on exigeait depuis le premier
jour, Paris rompant ses digues, noyant les
prussiens sous le flot colossal de son peuple. Il
fallut bien céder à ce voeu de bravoure, malgré
la certitude d’une nouvelle défaite ; mais, pour
restreindre le massacre, on se contenta
d’employer, avec l’armée active, les cinquante-neuf
bataillons de la garde nationale mobilisée.
Et, la veille du 19 janvier, ce fut comme une
fête : une foule énorme, sur les boulevards et dans
les champs-élysées, regarda défiler les
régiments, qui, musique en tête, chantaient des
chants patriotiques. Des enfants, des
femmes les accompagnaient, des hommes montaient sur
les bancs pour leur crier des souhaits
enflammés de victoire. Puis, le lendemain, la
population entière se porta vers l’arc de
triomphe, une folie d’espoir l’envahit,
lorsque, le matin, arriva la nouvelle de
l’occupation de Montretout. Des récits épiques
couraient sur l’élan irrésistible de la garde
nationale, les prussiens étaient culbutés,
Versailles allait être pris avant le soir. Aussi
quel effondrement, à la nuit tombante, quand
l’échec inévitable fut connu ! Tandis que la
colonne de gauche occupait Montretout, celle du
centre, qui avait franchi le mur du parc
de Buzenval, se brisait contre un second mur
intérieur. Le dégel était venu, une petite pluie
persistante avait détrempé les routes, et les
canons, ces canons fondus à l’aide de
souscriptions, dans lesquels Paris avait
mis de son âme, ne purent arriver. à droite, la
colonne du général Ducrot, engagée trop tard,
restait en arrière. On était au bout de
l’effort, le général Trochu dut donner
l’ordre d’une retraite générale. On abandonna
Montretout, on abandonna Saint-Cloud, que les
prussiens incendièrent. Et, dès que la nuit fut
noire, il n’y eut plus, à l’horizon de Paris,
que cet incendie immense.
Cette fois, Maurice lui-même sentit que c’était
la fin. Durant quatre heures, sous le terrible feu
des retranchements prussiens, il était resté dans le
parc de Buzenval,
avec des gardes nationaux ; et, les jours suivants,
quand il fut rentré, il exalta leur courage. La
garde nationale s’était en effet bravement
conduite. Dès lors, la défaite ne venait-elle pas
forcément de l’imbécillité et de la trahison des
chefs ? Rue de Rivoli, il rencontra des
attroupements qui criaient : " à bas Trochu ! Vive
la commune ! " c’était le réveil de la passion
révolutionnaire, une nouvelle poussée d’opinion,
si inquiétante, que le gouvernement de la défense
nationale, pour ne pas être emporté,
crut devoir forcer le général Trochu à se
démettre, et le remplaça par le général Vinoy.
Ce jour même, dans une réunion publique de
Belleville, où il était entré, Maurice
entendit réclamer de nouveau l’attaque en masse.
L’idée était folle, il le savait, et son coeur
battit pourtant, devant cette obstination à
vaincre. Quand tout est fini, ne reste-t-il pas
à tenter le miracle ? La nuit entière, il rêva de
prodiges.
Huit longs jours encore s’écoulèrent. Paris
agonisait, sans une plainte. Les boutiques ne
s’ouvraient plus, les rares passants ne
rencontraient plus de voitures, dans les
rues désertes. On avait mangé quarante mille
chevaux, on en était arrivé à payer très cher les
chiens, les chats et les rats. Depuis que le blé
manquait, le pain, fait de riz et d’avoine,
était un pain noir, visqueux, d’une digestion
difficile ; et, pour en obtenir les trois cents
grammes du rationnement, les queues
interminables, devant les boulangeries, devenaient
mortelles. Ah ! Ces douloureuses stations du
siège, ces pauvres femmes grelottantes sous
les averses, les pieds dans la boue glacée, toute
la misère héroïque de la grande ville qui ne
voulait pas se rendre ! La mortalité avait
triplé, les théâtres étaient transformés
en ambulances. Dès la nuit, les anciens quartiers
luxueux tombaient à une paix morne, à des
ténèbres profondes, pareils à des faubourgs de
cité maudite, ravagée par la peste. Et, dans ce
silence, dans cette obscurité, on n’entendait
que le fracas continu du bombardement, on ne
voyait que les éclairs des canons, qui embrasaient
le ciel d’hiver.
Tout d’un coup, le 29 janvier, Paris sut que,
depuis l’avant-veille, Jules Favre traitait avec
M De Bismarck, pour obtenir un armistice ; et,
en même temps, il apprenait qu’il n’y avait plus
que dix jours de pain, à peine le temps de
ravitailler la ville. C’était la capitulation
brutale qui s’imposait. Paris, morne, dans la
stupeur de la vérité qu’on lui disait enfin, laissa
faire. Ce même jour, à minuit, le dernier coup de
canon fut tiré. Puis, le 29, lorsque les
allemands eurent occupé les forts, Maurice
revint camper, avec le 115e, du côté de
Montrouge, en dedans des fortifications. Et alors
commença pour lui une existence vague, pleine de
paresse et de fièvre. La discipline s’était fort
relâchée, les soldats se débandaient,
attendaient en flânant d’être renvoyés chez eux.
Mais lui restait éperdu, d’une névrosité
ombrageuse, d’une inquiétude qui se tournait en
exaspération, au moindre heurt. Il lisait
avidement les journaux révolutionnaires,
et cet armistice de trois semaines, uniquement
conclu pour permettre à la France de nommer une
assemblée qui déciderait de la paix, lui semblait
un piège, une trahison dernière. Même si Paris se
trouvait forcé de capituler, il était, avec
Gambetta, pour la continuation de la guerre
sur la Loire et dans le nord. Le désastre de
l’armée de l’est, oubliée, forcée de passer en
Suisse, l’enragea. Ensuite, ce furent les
élections qui achevèrent de l’affoler :
c’était bien ce qu’il avait prévu, la province
poltronne, irritée de la résistance de Paris,
voulant la paix quand même, ramenant la
monarchie, sous les canons encore braqués des
prussiens. Après les premières séances de
Bordeaux, Thiers, élu dans vingt-six
départements, acclamé chef du pouvoir exécutif,
devint à ses yeux le monstre, l’homme de tous les
mensonges et de tous les crimes. Et
il ne décoléra plus, cette paix conclue par une
assemblée monarchique lui paraissait le comble de
la honte, il délirait à la seule idée des dures
conditions, l’indemnité des cinq milliards,
Metz livrée, l’Alsace abandonnée, l’or et
le sang de la France coulant par cette plaie,
ouverte à son flanc, inguérissable.
Alors, dans les derniers jours de février,
Maurice se décida à déserter. Un article du traité
disait que les soldats campés à Paris seraient
désarmés et renvoyés chez eux. Il n’attendit pas,
il lui semblait que son coeur serait
arraché, s’il quittait le pavé de ce Paris
glorieux, que la faim seule avait pu réduire ;
et il disparut, il loua, rue des orties, en haut de
la butte des moulins, dans une maison à six étages,
une étroite chambre meublée, une sorte de
belvédère, d’où l’on voyait la mer sans bornes
des toitures, depuis les tuileries jusqu’à la
bastille. Un ancien camarade de la faculté de droit
lui avait prêté cent francs. D’ailleurs, dès
qu’il fut installé, il se fit inscrire
dans un bataillon de la garde nationale, et les
trente sous de la paye devaient lui suffire. La
pensée d’une existence tranquille, égoïste, en
province, lui faisait horreur. Même les lettres
qu’il recevait de sa soeur Henriette, à laquelle
il avait écrit, dès le lendemain de
l’armistice, le fâchaient, avec leurs
supplications, leur désir ardent de le voir venir
se reposer à Remilly. Il refusait, il
irait plus tard, lorsque les prussiens ne
seraient plus là.
Et la vie de Maurice vagabonda, oisive, dans une
fièvre grandissante. Il ne souffrait plus de la
faim, il avait dévoré le premier pain blanc avec
délices. Paris, alcoolisé, où n’avait manqué ni
l’eau-de-vie ni le vin, vivait grassement à
cette heure, tombait à une ivrognerie continue.
Mais c’était la prison toujours, les portes
gardées par les allemands, une complication de
formalités qui empêchait de sortir. La vie sociale
n’avait pas repris, aucun travail, aucune affaire
encore ; et il y avait là tout un peuple
dans l’attente, ne faisant rien, finissant de se
détraquer, au clair soleil du printemps
naissant. Pendant le siège, au moins, le service
militaire fatiguait les membres, occupait
la tête ; tandis que, maintenant, la population
avait glissé d’un coup à une vie d’absolue
paresse, dans l’isolement où elle demeurait du
monde entier. Lui, comme les autres, flânait du
matin au soir, respirait l’air vicié par
tous les germes de folie qui, depuis des mois,
montaient de la foule. La liberté illimitée,
dont on jouissait, achevait de tout détruire. Il
lisait les journaux, fréquentait les
réunions publiques, haussait parfois les épaules
aux âneries trop fortes, rentrait quand même le
cerveau hanté de violences, prêt aux actes
désespérés, pour la défense de ce qu’il croyait
être la vérité et la justice. Et, de sa petite
chambre, d’où il dominait la ville, il faisait
encore des rêves de victoire, il se disait qu’on
pouvait sauver la France, sauver la république,
tant que la paix ne serait pas signée.
Le 1er mars, les prussiens devaient entrer dans
Paris, et un long cri d’exécration et de colère
sortait de tous les coeurs Maurice n’assistait plus
à une réunion publique, sans entendre accuser
l’assemblée, Thiers, les hommes du 4 septembre, de
cette honte suprême, qu’ils n’avaient pas voulu
épargner à la grande ville héroïque. Lui-même,
un soir, s’emporta jusqu’à prendre la parole,
pour crier que Paris entier devait aller mourir
aux remparts, plutôt que de laisser pénétrer un
seul prussien. Dans cette population, détraquée
par des mois d’angoisse et de famine, tombée
désormais à une oisiveté pleine de cauchemars,
ravagée de soupçons, devant les fantômes qu’elle
se créait, l’insurrection poussait ainsi
naturellement, s’organisait au plein jour.
C’était une de ces crises morales, qu’on a pu
observer à la suite de tous les grands
sièges, l’excès du patriotisme déçu, qui, après
avoir vainement enflammé les âmes, se change en un
aveugle besoin
de vengeance et de destruction. Le comité central,
que les délégués de la garde nationale avaient
élu, venait de protester contre toute tentative
de désarmement. Une grande manifestation
se produisit, sur la place de la bastille, des
drapeaux rouges, des discours de flamme, un
concours immense de foule, le meurtre d’un
misérable agent de police, lié sur une planche,
jeté dans le canal, achevé à coups de pierre. Et,
deux jours plus tard, dans la nuit du
26 février, Maurice, réveillé par le rappel et le
tocsin, vit passer sur le boulevard des
Batignolles des bandes d’hommes et de femmes
qui traînaient des canons, s’attela lui-même
à une pièce avec vingt autres, en entendant dire
que le peuple était allé prendre ces canons,
place Wagram, pour que l’assemblée ne les
livrât pas aux prussiens. Il y en avait cent
soixante-dix, les attelages manquaient, le
peuple les tira avec des cordes, les poussa avec
les poings, les monta jusqu’au sommet de
Montmartre, dans un élan farouche de horde
barbare qui sauve ses dieux. Lorsque, le 1er mars,
les prussiens durent se contenter d’occuper
pendant un jour le quartier des champs-élysées,
parqués dans des barrières, ainsi qu’un troupeau de
vainqueurs inquiets, Paris lugubre ne bougea pas,
les rues désertes, les maisons closes, la ville
entière morte, voilée de l’immense crêpe de son
deuil.
Deux autres semaines se passèrent, Maurice ne
savait plus comment coulait sa vie, dans l’attente de
cette chose indéfinie et monstrueuse qu’il
sentait venir. La paix était définitivement
conclue, l’assemblée devait s’installer à
Versailles le 20 mars ; et, pour lui, rien
n’était fini pourtant, quelque revanche
effroyable allait commencer. Le 18 mars,
comme il se levait, il reçut une lettre
d’Henriette, où elle le suppliait encore de la
rejoindre à Remilly, en le menaçant tendrement de
se mettre en route elle-même, s’il tardait trop à
lui faire cette grande joie. Elle lui parlait
ensuite de Jean, elle lui contait comment,
après l’avoir quittée dès la fin de décembre pour
rejoindre l’armée du nord, il était tombé
malade d’une mauvaise fièvre, dans un hôpital de
Belgique ; et, la semaine précédente, il venait
seulement de lui écrire que, malgré son état de
faiblesse, il partait pour Paris, où il
était résolu à reprendre du service. Henriette
terminait en priant son frère de lui donner des
nouvelles bien exactes sur Jean, dès qu’il
l’aurait vu. Alors, Maurice, cette lettre
ouverte sous les yeux, fut envahi d’une rêverie
tendre. Henriette, Jean, sa soeur tant aimée,
son frère de misère et de pitié, mon dieu ! Que
ces êtres chers étaient loin de ses pensées de
chaque heure, depuis que la tempête habitait
en lui ! Cependant, comme sa soeur l’avertissait
qu’elle n’avait pu donner à Jean l’adresse de la
rue des orties, il se promit de le chercher, ce
jour-là, en allant voir aux bureaux militaires.
Mais il était à peine descendu, il traversait la
rue saint-Honoré, lorsque deux camarades
de son bataillon lui apprirent les événements
de la nuit et de la matinée, à Montmartre. Et
tous les trois prirent le pas de course, la
tête perdue.
Ah ! Cette journée du 18 mars, de quelle
exaltation décisive elle souleva Maurice ! Plus
tard, il ne put se souvenir nettement de ce qu’il
avait dit, de ce qu’il avait fait. D’abord,
il se revoyait galopant, furieux de la surprise
militaire qu’on avait tentée avant le jour, pour
désarmer Paris, en reprenant les canons de
Montmartre. Depuis deux jours, Thiers, arrivé de
Bordeaux, méditait évidemment ce coup de force,
afin que l’assemblée pût sans crainte proclamer la
monarchie, à Versailles. Puis, il se
revoyait, à Montmartre même, vers neuf heures,
enflammé par les récits de victoire qu’on lui
faisait, l’arrivée furtive de la troupe,
l’heureux retard des attelages qui avait
permis aux gardes nationaux de prendre les armes,
les soldats n’osant tirer sur les femmes et les
enfants, mettant la crosse en l’air, fraternisant
avec le peuple. Puis,
il se revoyait courant Paris, comprenant dès
midi que Paris appartenait à la commune, sans même
qu’il y eût de bataille : Thiers et les ministres
en fuite du ministère des affaires étrangères où
ils s’étaient réunis, tout le gouvernement
en déroute sur Versailles, les trente mille
hommes de troupes emmenés à la hâte, laissant plus
de cinq mille des leurs, au travers des rues. Puis,
vers cinq heures et demie, à un angle du
boulevard extérieur, il se revoyait au milieu
d’un groupe de forcenés, écoutant sans indignation
le récit abominable du meurtre des généraux
Lecomte et Clément Thomas. Ah ! Des généraux !
Il se rappelait ceux de Sedan, des jouisseurs
et des incapables ! Un de plus, un de moins, ça
n’importait guère ! Et le reste de la journée
s’achevait dans la même exaltation, qui
déformait pour lui toutes choses, une insurrection
que les pavés eux-mêmes semblaient avoir voulue,
grandie et d’un coup maîtresse dans la fatalité
imprévue de son triomphe, livrant enfin à dix
heures du soir l’hôtel de ville aux membres
du comité central, étonnés d’y être.
Mais un souvenir, pourtant, restait très net dans
la mémoire de Maurice : sa rencontre brusque avec
Jean. Depuis trois jours, ce dernier se trouvait
à Paris, où il était arrivé sans un sou, hâve
encore, épuisé par la fièvre de deux mois qui
l’avait retenu au fond d’un hôpital de
Bruxelles ; et, tout de suite, ayant retrouvé
un ancien capitaine du 106e, le capitaine
Ravaud, il s’était fait engager dans la nouvelle
compagnie du 124e, que celui-ci commandait.
Il y avait repris ses galons de caporal, il
venait, ce soir-là, de quitter justement la
caserne du prince-Eugène le dernier, avec son
escouade, pour gagner la rive gauche, où toute
l’armée avait reçu l’ordre de se concentrer, lorsque,
sur le boulevard saint-Martin, un flot de foule
arrêta ses hommes. On criait, on parlait
de les désarmer. Très calme, il répondait qu’on
lui fichât la paix, que tout ça ne le regardait
pas, qu’il voulait simplement
obéir à sa consigne, sans faire de mal à
personne. Mais il y eut un cri de surprise,
Maurice qui s’était approché, se jetait à son
cou, l’embrassait fraternellement.
–comment, c’est toi ! ... ma soeur m’a écrit. Moi
qui voulais, ce matin, aller te demander aux
bureaux de la guerre !
De grosses larmes de joie avaient troublé les yeux
de Jean.
–ah ! Mon pauvre petit, que je suis content de te
revoir ! ... moi aussi, je t’ai cherché ; mais où
aller te prendre, dans cette grande gueuse de
ville ?
La foule grondait toujours, et Maurice se
retourna.
–citoyens, laissez-moi donc leur parler ! Ce sont
de braves gens, je réponds d’eux.
Il prit les deux mains de son ami, et à voix plus
basse :
–n’est-ce pas, tu restes avec nous ?
Le visage de Jean exprima une surprise profonde.
–avec vous, comment ça ?
Puis, un instant, il l’écouta s’irriter contre le
gouvernement, contre l’armée, rappeler tout ce
qu’on avait souffert, expliquer qu’on allait enfin
être les maîtres, punir les incapables et les
lâches, sauver la république. Et, à mesure qu’il
s’efforçait de le comprendre, sa calme
figure de paysan illettré s’assombrissait d’un
chagrin croissant.
–ah ! Non, non ! Mon petit, je ne reste pas, si
c’est pour cette belle besogne... mon capitaine m’a
dit d’aller à Vaugirard, avec mes hommes, et j’y
vais. Quand le tonnerre de Dieu y serait, j’irais
tout de même. C’est naturel, tu dois sentir ça.
Il s’était mis à rire, plein de simplicité. Il
ajouta :
–c’est toi qui vas venir avec nous.
Mais, d’un geste de furieuse révolte, Maurice
lui avait lâché les mains. Et tous deux
restèrent quelques secondes
face à face, l’un dans l’exaspération du coup
de démence qui emportait Paris entier, ce mal
venu de loin, des ferments mauvais du dernier
règne, l’autre fort de son bon sens
et de son ignorance, sain encore d’avoir poussé à
part, dans la terre du travail et de
l’épargne. Tous les deux étaient frères pourtant,
un lien solide les attachait, et ce fut un
arrachement, lorsque, soudain, une bousculade
qui se produisit, les sépara.
–au revoir, Maurice !
–au revoir, Jean !
C’était un régiment, le 79e, dont la masse
compacte, débouchant d’une rue voisine, venait de
rejeter la foule sur les trottoirs. Il y eut
de nouveaux cris, mais on n’osa barrer la
chaussée aux soldats, que les officiers
entraînaient. Et la petite escouade du 124e,
ainsi dégagée, put suivre, sans être retenue
davantage.
–au revoir, Jean !
–au revoir, Maurice !
De la main, ils se saluaient encore, cédant à la
fatalité violente de cette séparation, restant
quand même le coeur plein l’un de l’autre.
Les jours suivants, Maurice oublia d’abord, au
milieu des événements extraordinaires qui se
précipitaient. Le 19, Paris s’était réveillé
sans gouvernement, plus surpris qu’effrayé
d’apprendre le coup de panique qui venait
d’emporter à Versailles, pendant la nuit, l’armée,
les services publics, les ministres ; et, comme le
temps était superbe, par ce beau dimanche de mars,
Paris descendit tranquillement dans les rues
regarder les barricades. Une grande affiche blanche
du comité central, convoquant le peuple pour
des élections communales, semblait très
sage. On s’étonnait simplement de la voir
signée par des noms profondément inconnus. à cette
aube de la commune, Paris était contre
Versailles, dans la rancune de ce qu’il avait
souffert et dans les soupçons qui le hantaient.
C’était, d’ailleurs, l’anarchie absolue, la lutte
des maires et du comité central, les inutiles
efforts de conciliation tentés par les premiers,
tandis que l’autre, peu sûr encore d’avoir pour lui
toute la garde nationale fédérée, continuait
à ne revendiquer modestement que les
libertés municipales. Les coups de feu tirés
contre la manifestation pacifique de la place
Vendôme, les quelques victimes dont le sang avait
rougi le pavé, jetèrent, au travers de la ville,
le premier frisson de terreur. Et, pendant
que l’insurrection triomphante s’emparait
définitivement de tous les ministères et de toutes
les administrations publiques, la colère et la peur
étaient grandes à Versailles, le gouvernement
se pressait de réunir des forces militaires
suffisantes, pour repousser une attaque
qu’il sentait prochaine. Les meilleures troupes
des armées du nord et de la Loire étaient
appelées en hâte, une dizaine de jours avaient
suffi pour réunir près de quatre-vingt mille
hommes, et la confiance revenait si rapide,
que, dès le 2 avril, deux divisions, ouvrant
les hostilités, enlevèrent aux fédérés Puteaux
et Courbevoie.
Ce fut le lendemain seulement que Maurice, parti
avec son bataillon à la conquête de Versailles,
revit se dresser, dans la fièvre de ses
souvenirs, la figure triste de Jean, lui
criant au revoir. L’attaque des versaillais avait
stupéfié et indigné la garde nationale. Trois
colonnes, une cinquantaine de mille hommes,
s’étaient rués dès le matin, par Bougival et par
Meudon, pour s’emparer de l’assemblée
monarchiste et de Thiers l’assassin. C’était
la sortie torrentielle, si ardemment exigée
pendant le siège, et Maurice se demandait où il
allait revoir Jean, si ce n’était pas là-bas,
parmi les morts du champ de bataille. Mais la
déroute fut trop prompte, son bataillon
atteignait à peine le plateau des bergères, sur la
route de Rueil, lorsque, tout d’un coup, des obus,
lancés du mont-Valérien, tombèrent dans les
rangs. Il y eut une
stupeur, les uns croyaient que le fort était
occupé par des camarades, les autres racontaient que
le commandant avait pris l’engagement de ne pas
tirer. Et une terreur folle s’empara des hommes,
les bataillons se débandèrent, rentrèrent au galop
dans Paris, tandis que la tête de la colonne, prise
par un mouvement tournant du général Vinoy,
allait se faire massacrer dans Rueil.
Alors, Maurice, échappé à la tuerie, tout
frémissant de s’être battu, n’avait plus eu que de la
haine contre ce prétendu gouvernement d’ordre et de
légalité, qui, écrasé à chaque rencontre par les
prussiens, retrouvait seulement du courage
pour vaincre Paris. Et les armées allemandes
étaient encore là, de Saint-Denis à Charenton,
assistant à ce beau spectacle de l’effondrement
d’un peuple ! Aussi, dans la crise sombre de
destruction qui l’envahissait, approuva-t-il les
premières mesures violentes, la construction
de barricades barrant les rues et les places,
l’arrestation des otages, l’archevêque, des
prêtres, d’anciens fonctionnaires. Déjà, de part
et d’autre, les atrocités commençaient : Versailles
fusillait les prisonniers, Paris décrétait que,
pour la tête d’un de ses combattants, il ferait
tomber trois têtes d’otages ; et le
peu de raison qui restait à Maurice, après
tant de secousses et de ruines, s’en allait au vent
de fureur soufflant de partout. La commune lui
apparaissait comme une vengeresse des hontes
endurées, comme une libératrice apportant le fer
qui ampute, le feu qui purifie. Cela n’était pas
très clair dans son esprit, le lettré en lui
évoquait simplement des souvenirs classiques,
des villes libres et triomphantes, des
fédérations de riches provinces imposant leur loi
au monde. Si Paris l’emportait, il le
voyait, dans une gloire, reconstituant une
France de justice et de liberté, réorganisant une
société nouvelle, après avoir balayé les débris
pourris de l’ancienne. à la vérité, après les
élections, les noms des membres de la
commune l’avaient un peu surpris par
l’extraordinaire mélange de modérés, de
révolutionnaires, de socialistes de toutes
sectes, à qui la grande oeuvre se trouvait
confiée. Il connaissait plusieurs de ces hommes,
il les jugeait d’une grande médiocrité. Les
meilleurs n’allaient-ils pas se heurter,
s’annihiler, dans la confusion des idées qu’ils
représentaient ? Mais, le jour où la commune fut
solennellement constituée, sur la place de
l’hôtel-de-ville, pendant que le canon tonnait et
que les trophées de drapeaux rouges claquaient au
vent, il avait voulu tout oublier, soulevé de
nouveau par un espoir sans bornes. Et
l’illusion recommençait, dans la crise aiguë du
mal à son paroxysme, au milieu des mensonges des
uns et de la foi exaltée des autres.
Pendant tout le mois d’avril, Maurice fit le coup
de feu, du côté de Neuilly. Le printemps hâtif
fleurissait les lilas, on se battait au milieu
de la verdure tendre des jardins ; et des gardes
nationaux rentraient le soir avec des bouquets
au bout de leur fusil. Maintenant, les troupes
réunies à Versailles étaient si nombreuses, qu’on
avait pu en former deux armées, l’une de première
ligne, sous les ordres du maréchal De
Mac-Mahon, l’autre de réserve, commandée par le
général Vinoy. Quant à la commune, elle
avait pour elle près de cent mille gardes
nationaux mobilisés et presque autant de
sédentaires ; mais cinquante mille au plus se
battaient réellement. Et, chaque jour, le plan
d’attaque des versaillais s’indiquait
davantage : après Neuilly, ils avaient occupé le
château de Bécon, puis Asnières, simplement pour
resserrer la ligne de l’investissement ; car ils
comptaient entrer par le point-du-jour, dès qu’ils
pourraient y forcer le rempart, sous les feux
convergents du mont-Valérien et du fort
d’Issy. Le mont-Valérien était à eux, tous leurs
efforts tendaient à s’emparer du fort d’Issy,
qu’ils attaquaient, en utilisant les anciens
travaux des prussiens. Depuis le
milieu d’avril, la fusillade, la canonnade ne
cessaient plus. à Levallois, à Neuilly,
c’était un combat incessant, un feu de
tirailleurs de toutes les minutes, le jour et la
nuit. De grosses pièces, montées sur des wagons
blindés, évoluaient le long du chemin de fer de
ceinture, tiraient sur Asnières, par-dessus
Levallois. Mais à Vanves, à Issy surtout,
le bombardement faisait rage, toutes les vitres de
Paris en tremblaient, comme aux journées les plus
rudes du siège. Et, le 9 mai, lorsque, après une
première alerte, le fort d’Issy tomba
définitivement aux mains de l’armée de
Versailles, ce fut pour la commune la défaite
certaine, un coup de panique qui la jeta aux pires
résolutions.
Maurice approuva la création d’un comité de
salut public. Des pages d’histoire lui revenaient,
l’heure n’avait-elle pas sonné des mesures
énergiques, si l’on voulait sauver la patrie ? De
toutes les violences, une seule lui avait serré
le coeur d’une angoisse secrète, le
renversement de la colonne Vendôme ; et il
s’accusait de cela comme d’une faiblesse
d’enfant, il entendait toujours son grand-père lui
raconter Marengo, Austerlitz, Iéna,
Eylau, Friedland, Wagram, la Moskowa, des
récits épiques dont il frémissait encore. Mais
que l’on rasât la maison de Thiers l’assassin,
que l’on gardât les otages comme une garantie
et une menace, est-ce que cela n’était pas
de justes représailles, dans cette rage
grandissante de Versailles contre Paris,
qu’il bombardait, où les obus crevaient les toits,
tuaient des femmes ? Le sombre besoin de
destruction montait en lui, à mesure que la fin
de son rêve approchait. Si l’idée justicière et
vengeresse devait être écrasée dans le sang,
que s’entr’ouvrît donc la terre, transformée au
milieu d’un de ces bouleversements cosmiques,
qui ont renouvelé la vie ! Que Paris s’effondrât,
qu’il brûlât comme un immense bûcher
d’holocauste, plutôt que d’être rendu à ses vices
et à ses misères, à cette vieille société gâtée
d’abominable injustice ! Et il
faisait un autre grand rêve noir, la ville
géante en cendre, plus rien que des tisons
fumants sur les deux rives, la plaie guérie par le
feu, une catastrophe sans nom, sans exemple,
d’où sortirait un peuple nouveau. Aussi
s’enfiévrait-il davantage aux récits qui
couraient : les quartiers minés, les catacombes
bourrées de poudre, tous les monuments prêts à
sauter, des fils électriques réunissant les
fourneaux pour qu’une seule étincelle les
allumât tous d’un coup, des provisions
considérables de matières inflammables, surtout
du pétrole, de quoi changer les rues et les
places en torrents, en mers de flammes. La
commune l’avait juré, si les versaillais
entraient, pas un n’irait au delà des barricades qui
fermaient les carrefours, les pavés s’ouvriraient,
les édifices crouleraient, Paris flamberait et
engloutirait tout un monde.
Et, lorsque Maurice se jeta à ce rêve fou, ce fut
par un sourd mécontentement contre la commune
elle-même. Il désespérait des hommes, il la
sentait incapable, tiraillée par trop
d’éléments contraires, s’exaspérant,
devenant incohérente et imbécile, à mesure
qu’elle était menacée davantage. De toutes les
réformes sociales qu’elle avait promises, elle
n’avait pu en réaliser une seule, et il était
déjà certain qu’elle ne laisserait derrière elle
aucune oeuvre durable. Mais son grand mal
surtout venait des rivalités qui la déchiraient,
du soupçon rongeur dans lequel vivait chacun de
ses membres. Beaucoup déjà, les modérés, les
inquiets, n’assistaient plus aux séances. Les
autres agissaient sous le fouet des événements,
tremblaient devant une dictature possible, en
étaient à l’heure où les groupes des assemblées
révolutionnaires s’exterminent entre eux, pour
sauver la patrie. Après Cluseret, après
Dombrowski, Rossel allait devenir suspect.
Delescluze, nommé délégué civil à la guerre, ne
pouvait rien lui-même, malgré sa grande autorité.
Et le
grand effort social entrevu s’éparpillait,
avortait ainsi, dans l’isolement qui
s’élargissait d’heure en heure autour
de ces hommes frappés d’impuissance, réduits aux
coups de désespoir.
Dans Paris, la terreur montait. Paris, irrité
d’abord contre Versailles, frissonnant des
souffrances du siège, se détachait maintenant de la
commune. L’enrôlement forcé, le décret qui
incorporait tous les hommes au-dessous
de quarante ans, avait irrité les gens calmes et
déterminé une fuite en masse : on s’en allait, par
Saint-Denis, sous des déguisements, avec de faux
papiers alsaciens, on descendait dans le fossé des
fortifications, à l’aide de cordes et d’échelles,
pendant les nuits noires. Depuis longtemps,
les bourgeois riches étaient partis. Aucune
fabrique, aucune usine n’avait rouvert ses portes.
Pas de commerce, pas de travail, l’existence
d’oisiveté continuait, dans l’attente anxieuse de
l’inévitable dénouement. Et le peuple ne vivait
toujours que de la solde des gardes nationaux, ces
trente sous que payaient maintenant les
millions réquisitionnés à la banque, les trente
sous pour lesquels beaucoup se battaient, une des
causes au fond et la raison d’être de l’émeute.
Des quartiers entiers s’étaient vidés, les
boutiques closes, les façades mortes.
Sous le grand soleil de l’admirable mois de mai,
dans les rues désertes, on ne rencontrait plus que
la pompe farouche des enterrements de fédérés,
tués à l’ennemi, des convois sans prêtres, des
corbillards couverts de drapeaux rouges,
suivis de foules portant des bouquets
d’immortelles. Les églises, fermées, se
transformaient chaque soir en salles de club.
Les seuls journaux révolutionnaires paraissaient,
on avait supprimé tous les autres. C’était
Paris détruit, ce grand et malheureux Paris qui
gardait, contre l’assemblée, sa répulsion de
capitale républicaine, et chez lequel grandissait à
présent la terreur de la commune, l’impatience d’en
être délivré, au milieu
des effrayantes histoires qui couraient, des
arrestations quotidiennes d’otages, des tonneaux
de poudre descendus dans les égouts, où,
disait-on, veillaient des hommes avec des torches,
attendant un signal.
Maurice, alors, qui n’avait jamais bu, se trouva
pris et comme noyé, dans le coup d’ivresse
générale. Il lui arrivait, maintenant, lorsqu’il
était de service à quelque poste avancé, ou bien
lorsqu’il passait la nuit au corps de garde,
d’accepter un petit verre de cognac. S’il en
prenait un second, il s’exaltait, parmi les
souffles d’alcool qui lui passaient sur la face.
C’était l’épidémie envahissante, la soûlerie
chronique, léguée par le premier siège,
aggravée par le second, cette population sans
pain, ayant de l’eau-de-vie et du vin à pleins
tonneaux, et qui s’était saturée, délirante
désormais à la moindre goutte. Pour la première
fois de sa vie, le 21 mai, un dimanche,
Maurice rentra ivre, vers le soir, rue des orties,
où il couchait de temps à autre. Il avait passé la
journée à Neuilly encore, faisant le coup de feu,
buvant avec les camarades, dans l’espoir de
combattre l’immense fatigue qui l’accablait. Puis,
la tête perdue, à bout de force, il était venu se
jeter sur le lit de sa petite chambre, ramené
par l’instinct, car jamais il ne se rappela comment
il était rentré. Et, le lendemain seulement, le
soleil était déjà haut, lorsque des bruits de
tocsins, de tambours et de clairons le
réveillèrent. La veille, au point-du-jour,
les versaillais, trouvant une porte abandonnée,
étaient entrés librement dans Paris.
Dès qu’il fut descendu, habillé à la hâte, le
fusil en bandoulière, un groupe effaré de
camarades, rencontré à la mairie de
l’arrondissement, lui conta les faits de la
soirée et de la nuit, au milieu d’une confusion
telle, qu’il lui fut d’abord difficile de
comprendre. Depuis dix jours que le fort d’Issy
et la grande batterie de Montretout, aidés
par le mont-Valérien, battaient le rempart,
la porte de
Saint-Cloud était devenue intenable ; et
l’assaut allait être donné le lendemain,
lorsqu’un passant, vers cinq heures,
voyant que personne ne gardait plus la porte,
avait simplement appelé du geste les gardes
de tranchée, qui se trouvaient à peine à
cinquante mètres. Sans attendre, deux compagnies
du 37e de ligne étaient entrées. Puis,
derrière elles, tout le 4e corps, commandé par
le général Douay, avait suivi. Pendant la nuit
entière, des troupes avaient coulé, d’un flot
ininterrompu. à sept heures, la division
Vergé descendait vers le pont de Grenelle et
poussait jusqu’au Trocadéro. à neuf heures,
le général Clinchant prenait Passy et la Muette.
à trois heures du matin, le 1er corps campait
dans le bois de Boulogne ; tandis que,
vers le même moment, la division Bruat passait
la Seine, pour enlever la porte de Sèvres
et faciliter l’entrée du 2e corps, qui, sous les
ordres du général De Cissey, devait occuper
le quartier de Grenelle, une heure plus tard.
C’était ainsi que, le 22 au matin, l’armée de
Versailles était maîtresse du Trocadéro et de la
Muette, sur la rive droite, de Grenelle, sur la
rive gauche ; et cela, au milieu de la stupeur,
de la colère et du désarroi de la commune, criant
déjà à la trahison, éperdue à l’idée de
l’écrasement inévitable.
Ce fut le premier sentiment de Maurice, quand
il eut compris : la fin était venue, il n’y avait
qu’à se faire tuer. Mais le tocsin sonnait à
la volée, les tambours battaient plus fort,
des femmes et jusqu’à des enfants travaillaient
aux barricades, les rues s’emplissaient de la
fièvre des bataillons, réunis à la hâte,
courant à leur poste de combat. Et, dès midi,
l’éternel espoir renaissait au coeur des
soldats exaltés de la commune, résolus à vaincre,
en constatant que les versaillais n’avaient
presque pas bougé. Cette armée, qu’ils avaient
craint de voir aux tuileries en deux heures,
opérait avec une prudence extraordinaire,
instruite par ses défaites, exagérant la tactique
que les
prussiens lui avaient si durement apprise. à
l’hôtel de ville, le comité de salut public et
Delescluze, délégué à la guerre, organisaient,
dirigeaient la défense. On racontait qu’ils
avaient repoussé dédaigneusement une suprême
tentative de conciliation. Cela enflammait
les courages, le triomphe de Paris redevenait
certain, de toutes parts la résistance allait
être farouche, comme l’attaque devait
être implacable, dans la haine grossie de
mensonges et d’atrocités, qui brûlait au coeur
des deux armées. Et, cette journée, Maurice la
passa du côté du champ de Mars et des
invalides, à se replier lentement, de rue en rue,
en lâchant des coups de feu. Il n’avait pu
retrouver son bataillon, il se battait avec des
camarades inconnus, emmené par eux sur la rive
gauche, sans même y avoir pris garde. Vers
quatre heures, ils défendirent une barricade
qui fermait la rue de l’université, à sa sortie sur
l’esplanade ; et ils ne l’abandonnèrent qu’au
crépuscule, lorsqu’ils surent que la division
Bruat, filant le long du quai, s’était emparée
du corps législatif. Ils avaient failli
être pris, ils gagnèrent la rue de Lille à
grand’peine, grâce à un large détour par la rue
saint-Dominique et la rue De Bellechasse. Quand
la nuit tomba, l’armée de Versailles occupait une
ligne qui partait de la porte de Vanves, passait
par le corps législatif, le palais de l’élysée,
l’église saint-Augustin, la gare saint-Lazare,
et aboutissait à la porte d’Asnières.
Le lendemain, le 23, un mardi printanier de clair
et chaud soleil, fut pour Maurice le jour
terrible. Les quelques centaines de fédérés,
dont il faisait partie et où il y avait
des hommes de plusieurs bataillons, tenaient
encore tout le quartier, du quai à la rue
saint-Dominique. Mais la plupart avaient bivouaqué
rue de Lille, dans les jardins des grands hôtels
qui se trouvaient là. Lui-même s’était endormi
profondément, sur une pelouse, à côté
du palais de la légion d’honneur. Dès le matin, il
croyait
que les troupes débusqueraient du corps
législatif, pour les refouler derrière les
fortes barricades de la rue du Bac. Les heures
pourtant se passèrent, sans que l’attaque se
produisît. On n’échangeait toujours que des balles
perdues, d’un bout des rues à l’autre. C’était le
plan de Versailles qui se développait avec une
lenteur prudente, la résolution bien arrêtée de
ne pas se heurter de front à la formidable
forteresse que les insurgés avaient faite de la
terrasse des tuileries, l’adoption d’un double
cheminement, à gauche et à droite, le long des
remparts, de manière à s’emparer d’abord de
Montmartre et de l’observatoire, pour se
rabattre ensuite et prendre tous les quartiers
du centre dans un immense coup de filet. Vers
deux heures, Maurice entendit raconter que le
drapeau tricolore flottait sur Montmartre :
attaquée par trois corps d’armée à la
fois, qui avaient lancé leurs bataillons sur la
butte, au nord et à l’ouest, par les rues Lepic,
des Saules et du mont-Cenis, la grande batterie du
moulin de la galette venait d’être prise ;
et les vainqueurs refluaient sur Paris,
emportaient la place saint-Georges, notre-dame de
Lorette, la mairie de la rue Drouot, le nouvel
opéra ; pendant que, sur la rive gauche, le
mouvement de conversion, parti du cimetière
Montparnasse, gagnait la place d’enfer
et le marché aux chevaux. Une stupeur, de la rage
et de l’effroi accueillaient ces nouvelles, ces
progrès si rapides de l’armée. Eh quoi !
Montmartre enlevé en deux heures, Montmartre,
la citadelle glorieuse et imprenable de
l’insurrection ! Maurice s’aperçut bien que les
rangs s’éclaircissaient, des camarades tremblants
filaient sans bruit, allaient se laver les mains,
mettre une blouse, dans la terreur des
représailles. Le bruit courait qu’on serait
tourné par la croix-rouge, dont l’attaque se
préparait. Déjà, les barricades des rues Martignac
et De Bellechasse étaient prises, on
commençait à voir les pantalons rouges au bout
de la rue de Lille. Et il ne resta bientôt que les
convaincus, les acharnés, Maurice et une
cinquantaine d’autres, décidés à mourir, après en
avoir tué le plus possible, de ces versaillais qui
traitaient les fédérés en bandits, qui fusillaient
les prisonniers en arrière de la ligne
de bataille. Depuis la veille, l’exécrable haine
avait grandi, c’était l’extermination entre ces
révoltés mourant pour leur rêve et cette armée
toute fumante de passions réactionnaires,
exaspérée d’avoir à se battre encore.
Vers cinq heures, comme Maurice et les camarades se
repliaient décidément derrière les barricades de la
rue du Bac, descendant de porte en porte la rue de
Lille, en tirant toujours, il vit tout d’un coup
une grosse fumée noire sortir par une fenêtre
ouverte du palais de la légion d’honneur. C’était
le premier incendie allumé dans Paris ; et, sous le
coup de furieuse démence qui l’emportait,
il en eut une joie farouche. L’heure avait
sonné, que la ville entière flambât donc comme un
bûcher immense, que le feu purifiât le monde ! Mais
une apparition brusque l’étonna : cinq ou six
hommes venaient de sortir précipitamment du
palais, ayant à leur tête un grand gaillard,
dans lequel il reconnut Chouteau, son
ancien camarade d’escouade du 106 e. Il l’avait
aperçu déjà avec un képi galonné, après le 18 mars,
il le retrouvait monté en grade, ayant des galons
partout, attaché à l’état-major de quelque général
qui ne se battait pas. Une histoire lui revint,
qu’on lui avait contée : ce Chouteau installé au
palais de la légion d’honneur, vivant là
en compagnie d’une maîtresse dans une bombance
continuelle, s’allongeant avec ses bottes au milieu
des grands lits somptueux, cassant les glaces à
coups de revolver, pour rire. Même on assurait que
sa maîtresse, sous le prétexte d’aller faire son
marché aux halles, partait chaque matin en
voiture de gala, déménageant des ballots
de linge volé, des pendules et jusqu’à des
meubles. Et Maurice, à le voir courir avec ses
hommes, tenant encore
à la main un bidon de pétrole, éprouva un
malaise, un doute affreux où il sentit vaciller
toute sa foi. L’oeuvre terrible pouvait donc être
mauvaise, qu’un tel homme en était l’ouvrier ?
Des heures encore s’écoulèrent, il ne se battait
plus que dans la détresse, ne retrouvant en lui,
debout, que la sombre volonté de mourir. S’il
s’était trompé, qu’il payât au moins l’erreur
de son sang ! La barricade qui fermait
la rue de Lille, à la hauteur de la rue du Bac,
était très forte, faite de sacs et de tonneaux
de terre, précédée d’un fossé profond. Il la
défendait avec une douzaine à peine d’autres
fédérés, tous à demi couchés, tuant à coup
sûr chaque soldat qui se montrait. Lui, jusqu’à la
nuit tombante, ne bougea pas, épuisa ses cartouches,
silencieux, dans l’entêtement de son désespoir. Il
regardait grossir les grandes fumées du palais
de la légion d’honneur, que le vent rabattait
au milieu de la rue, sans qu’on pût encore voir
les flammes, sous le jour finissant. Un
autre incendie avait éclaté dans un hôtel voisin.
Et, brusquement, un camarade vint l’avertir que
les soldats, n’osant prendre la barricade de front,
étaient en train de cheminer à travers les jardins
et les maisons, trouant les murs à coups de
pioche. C’était la fin, ils pouvaient déboucher
là, d’un instant à l’autre. Et, en effet, un coup de
feu plongeant étant parti d’une fenêtre, il revit
Chouteau et ses hommes qui montaient frénétiquement,
à droite et à gauche, dans les maisons d’angle,
avec leur pétrole et des torches. Une demi-heure
plus tard, sous le ciel devenu noir, tout le
carrefour flambait ; pendant que lui, toujours
couché derrière les tonneaux et les sacs,
profitait de l’intense clarté pour abattre les
soldats imprudents qui se risquaient dans
l’enfilade de la rue, hors des portes.
Combien de temps Maurice tira-t-il encore ? Il
n’avait plus conscience du temps ni des lieux. Il
pouvait être
neuf heures, dix heures peut-être. L’exécrable
besogne qu’il faisait l’étouffait maintenant
d’une nausée, ainsi qu’un vin immonde qui revient
dans l’ivresse. Autour de lui, les maisons
en flammes commençaient à l’envelopper
d’une chaleur insupportable, d’un air brûlant
d’asphyxie. Le carrefour, avec ses tas de pavés qui
le fermaient, était devenu un camp retranché,
défendu par les incendies, sous une pluie de
tisons. N’étaient-ce pas les ordres ?
Incendier les quartiers en abandonnant les
barricades, arrêter les troupes par une ligne
dévorante de brasiers, brûler Paris à mesure
qu’on le rendrait. Et, déjà, il sentait bien
que les maisons de la rue du Bac ne brûlaient
pas seules. Derrière son dos, il voyait le ciel
s’embraser d’une immense lueur rouge, il entendait
un grondement lointain, comme si toute la ville
s’allumait. à droite, le long de la Seine,
d’autres incendies géants devaient éclater.
Depuis longtemps, il avait vu disparaître
Chouteau, fuyant les balles. Les plus acharnés de
ses camarades filaient eux-mêmes un à un, épouvantés
par l’idée d’être tournés d’un moment à l’autre.
Enfin, il restait seul, allongé entre deux sacs de
terre, ne pensant qu’à tirer toujours, lorsque
les soldats, qui avaient cheminé à travers
les cours et les jardins, débouchèrent par une
maison de la rue du Bac, et se rabattirent.
Dans l’exaltation de cette lutte suprême, il y
avait deux grands jours que Maurice n’avait pas
songé à Jean. Et Jean non plus, depuis qu’il
était entré dans Paris avec son régiment,
dont on avait renforcé la division Bruat, ne
s’était pas, une seule minute, souvenu de Maurice.
La veille, il avait fait le coup de feu au champ de
Mars et sur l’esplanade des invalides. Puis, ce
jour-là, il n’avait quitté la place du
palais-Bourbon que vers midi, pour enlever les
barricades du quartier, jusqu’à la rue des
saints-pères. Lui, si calme, s’était peu à peu
exaspéré, dans cette guerre fratricide, au milieu
de camarades dont
l’ardent désir était de se reposer enfin, après
tant de mois de fatigue. Les prisonniers, qu’on
ramenait d’Allemagne et qu’on incorporait, ne
dérageaient pas contre Paris ; et il y avait
encore les récits des abominations de la
commune, qui le jetaient hors de lui, en blessant
son respect de la propriété et son besoin d’ordre.
Il était resté le fond même de la nation, le
paysan sage, désireux de paix, pour qu’on
recommençât à travailler, à gagner, à se
refaire du sang. Mais surtout, dans cette colère
grandissante, qui emportait jusqu’à ses plus
tendres préoccupations, les incendies étaient venus
l’affoler. Brûler les maisons, brûler les palais,
parce qu’on n’était pas les plus forts,
ah ça, non, par exemple ! Il n’y avait que des
bandits capables d’un coup pareil. Et lui dont les
exécutions sommaires, la veille, avaient serré le
coeur, ne s’appartenait plus, farouche, les yeux
hors de la tête, tapant, hurlant.
Violemment, Jean déboucha dans la rue du Bac, avec
les quelques hommes de son escouade. D’abord, il ne
vit personne, il crut que la barricade venait
d’être évacuée. Puis, là-bas, entre deux sacs de
terre, il aperçut un communard qui remuait, qui
épaulait, tirant encore dans la rue de Lille. Et
ce fut sous la poussée furieuse du destin,
il courut, il cloua l’homme sur la barricade, d’un
coup de baïonnette.
Maurice n’avait pas eu le temps de se retourner. Il
jeta un cri, il releva la tête. Les incendies les
éclairaient d’une aveuglante clarté.
–oh ! Jean, mon vieux Jean, est-ce toi ?
Mourir, il le voulait, il en avait l’enragée
impatience. Mais mourir de la main de son frère,
c’était trop, cela lui gâtait la mort, en
l’empoisonnant d’une abominable amertume.
–est-ce donc toi, Jean, mon vieux Jean ?
Foudroyé, dégrisé, Jean le regardait. Ils étaient
seuls, les autres soldats s’étaient déjà mis à la
poursuite des
fuyards. Autour d’eux, les incendies flambaient plus
haut, les fenêtres vomissaient de grandes flammes
rouges, tandis qu’on entendait, à l’intérieur,
l’écroulement embrasé des plafonds. Et Jean
s’abattit près de Maurice, sanglotant, le tâtant,
tâchant de le soulever, pour voir s’il ne pourrait
pas le sauver encore.
–oh ! Mon petit, mon pauvre petit !
===Chapitre VIII===
<center>'''Chapitre VIII'''</center>
 
 
lorsque le train, qui arrivait de Sedan, après
des retards sans nombre, finit par entrer dans la
gare de Saint-Denis, vers neuf heures, une grande
clarté rouge éclairait déjà le ciel, au sud,
comme si tout Paris se fût embrasé. à mesure
que la nuit s’était faite, cette lueur avait
grandi ; et, peu à peu, elle gagnait l’horizon
entier, ensanglantant un vol de petits nuages qui se
noyaient, vers l’est, au fond des ténèbres accrues.
Henriette, la première, sauta du wagon, inquiète de
ces reflets d’incendie, que les voyageurs avaient
aperçus, au travers des champs noirs, par les
portières du train en marche. D’ailleurs, des
soldats prussiens, qui venaient d’occuper
militairement la gare, forçaient tout le monde
à descendre, tandis que deux d’entre eux, sur le
quai d’arrivée, criaient en un rauque français :
–Paris brûle... on ne va pas plus loin, tout le
monde descend... Paris brûle, Paris brûle...
ce fut, pour Henriette, une angoisse terrible. Mon
dieu ! Arrivait-elle donc trop tard ? Maurice
n’ayant pas répondu à ses deux dernières lettres,
elle avait éprouvé de si mortelles inquiétudes,
aux nouvelles de Paris, de plus en plus alarmantes,
qu’elle s’était décidée brusquement à
quitter Remilly. Depuis des mois, chez l’oncle
Fouchard, elle s’attristait ; les troupes
d’occupation, à mesure que Paris avait prolongé
sa résistance, étaient devenues plus exigeantes et
plus dures ; et, maintenant que les régiments,
un à un, rentraient en Allemagne, de continuels
passages de soldats épuisaient de nouveau les
campagnes et les villes. Le matin, comme elle se
levait au petit jour, pour aller prendre le chemin
de fer à Sedan, elle avait vu la cour de la ferme
pleine d’un flot de cavaliers, qui avaient dormi
là, couchés pêle-mêle, enveloppés dans
leurs manteaux. Ils étaient si nombreux, qu’ils
couvraient la terre. Puis, à un brusque appel de
clairon, tous s’étaient dressés, silencieux,
drapés à longs plis, si serrés les uns contre
les autres, qu’elle avait cru assister à la
résurrection d’un champ de bataille, sous l’éclat
des trompettes du jugement dernier. Et elle
retrouvait encore des prussiens à Saint-Denis,
et c’étaient eux qui jetaient ce cri, qui la
bouleversait :
–tout le monde descend, on ne va pas plus loin...
Paris brûle, Paris brûle...
éperdue, Henriette se précipita, avec sa petite
valise, demanda des renseignements. On se
battait depuis deux jours dans Paris, la ligne
ferrée était coupée, les prussiens restaient
en observation. Mais elle voulait passer quand
même, elle avisa sur le quai le capitaine qui
commandait la compagnie occupant la gare, elle
courut à lui.
–monsieur, je vais rejoindre mon frère dont je suis
affreusement inquiète. Je vous en supplie,
donnez-moi le moyen de continuer ma route.
Elle s’arrêta, surprise, en reconnaissant
le capitaine, dont un bec de gaz venait d’éclairer
le visage.
–c’est vous, Otto... oh ! Soyez bon, puisque le
hasard nous remet une fois encore face à face.
Otto Gunther, le cousin, était toujours serré
correctement dans son uniforme de capitaine de la
garde. Il avait son air sec de bel officier bien
tenu. Et lui ne reconnaissait pas cette
femme mince, l’air chétif, avec ses pâles cheveux
blonds, son joli visage doux, cachés sous le crêpe
de son chapeau. Ce fut seulement à la clarté brave
et droite de ses yeux, qu’il finit par se souvenir.
Il eut simplement un petit geste.
–vous savez que j’ai un frère soldat, continuait
ardemment Henriette. Il est resté dans Paris,
j’ai peur qu’il ne se soit mêlé à toute cette
horrible lutte... je vous en supplie, Otto,
donnez-moi le moyen de continuer ma route.
Alors, il se décida à parler.
–mais je vous assure que je ne puis rien... depuis
hier, les trains ne circulent plus, je crois qu’on a
enlevé des rails, du côté des remparts. Et je n’ai à
ma disposition ni voiture, ni cheval, ni homme
pour vous conduire.
Elle le regardait, elle ne bégayait plus que des
plaintes sourdes, dans son chagrin de le trouver
si froid, si résolu à ne pas lui venir en aide.
–oh ! Mon dieu, vous ne voulez rien faire...
oh ! Mon dieu, à qui vais-je m’adresser ?
Ces prussiens qui étaient les maîtres tout-puissants,
qui, d’un mot, auraient bouleversé la ville,
réquisitionné cent voitures, fait sortir des
écuries mille chevaux ! Et il refusait
de son air hautain de vainqueur dont la loi était
de ne jamais intervenir dans les affaires des
vaincus, les jugeant sans doute malpropres,
salissantes pour sa gloire toute fraîche.
–enfin, reprit Henriette, en tâchant de se
calmer, vous savez au moins ce qui se passe, vous
pouvez bien me le dire.
Il eut un sourire mince, à peine sensible.
–Paris brûle... tenez ! Venez par ici, on voit
parfaitement.
Et il marcha devant elle, il sortit de la station,
alla le long des rails pendant une centaine de pas,
pour atteindre une passerelle de fer, construite
en travers de la voie. Quand ils eurent gravi
l’étroit escalier et qu’ils se trouvèrent en haut,
appuyés à la rampe, l’immense plaine rase se
déroula, par-dessus un talus.
–vous voyez, Paris brûle...
il pouvait être neuf heures et demie. La lueur
rouge, qui incendiait le ciel, grandissait toujours.
à l’est, le vol de petits nuages ensanglantés
s’était perdu, il ne restait au zénith qu’un tas
d’encre, où se réflétaient les flammes
lointaines. Maintenant, toute la ligne de
l’horizon était en feu ; mais, par endroits, on
distinguait des foyers plus intenses, des gerbes
d’un pourpre vif, dont le jaillissement continu
rayait les ténèbres, au milieu de grandes
fumées volantes. Et l’on aurait dit que les
incendies marchaient, que quelque forêt géante
s’allumait là-bas, d’arbre en arbre, que la terre
elle-même allait flamber, embrasée par ce colossal
bûcher de Paris.
–tenez ! Expliqua Otto, c’est Montmartre, cette
bosse que l’on voit se détacher en noir sur le fond
rouge... à gauche, à la Villette, à Belleville,
rien ne brûle encore. Le feu a dû être mis dans
les beaux quartiers, et ça gagne, ça gagne...
regardez donc ! à droite, voilà un autre
incendie qui se déclare ! On aperçoit les
flammes, tout un bouillonnement de flammes,
d’où monte une vapeur ardente... et d’autres,
d’autres encore, partout !
Il ne criait pas, il ne s’exaltait pas, et
l’énormité de sa joie tranquille terrifiait
Henriette. Ah ! Ces prussiens qui
voyaient ça ! Elle le sentait insultant par son
calme, par son demi-sourire, comme s’il avait
prévu et attendu depuis longtemps ce désastre
sans exemple. Enfin, Paris brûlait, Paris dont
les obus allemands n’avaient pu qu’écorner les
gouttières ! Toutes ses rancunes se trouvaient
satisfaites, il semblait vengé de la longueur
démesurée du siège, des froids terribles, des
difficultés sans cesse renaissantes, dont
l’Allemagne gardait encore l’irritation.
Dans l’orgueil du triomphe, les provinces
conquises, l’indemnité des cinq milliards, rien ne
valait ce spectacle de Paris détruit, frappé de
folie furieuse, s’incendiant lui-même et
s’envolant en fumée, par cette claire nuit
de printemps.
–ah ! C’était certain, ajouta-t-il à voix
plus basse. De la grande besogne !
Une douleur croissante serrait le coeur
d’Henriette, à l’étouffer, devant l’immensité
de la catastrophe. Pendant quelques minutes,
son malheur personnel disparut, emporté
dans cette expiation de tout un peuple. La pensée
du feu dévorant des vies humaines, la vue
de la ville embrasée à l’horizon, jetant la lueur
d’enfer des capitales maudites et foudroyées,
lui arrachaient des cris involontaires.
Elle joignit les mains, elle demanda :
–qu’avons-nous donc fait, mon dieu ! Pour
être punis de la sorte ?
Déjà, Otto levait le bras, dans un geste
d’apostrophe. Il allait parler, avec la véhémence
de ce froid et dur protestantisme militaire qui
citait des versets de la bible. Mais un regard
sur la jeune femme, dont il venait de
rencontrer les beaux yeux de clarté et de raison,
l’arrêta. Et, d’ailleurs, son geste avait suffi,
il avait dit sa haine de race, sa conviction
d’être en France le justicier, envoyé par le
dieu des armées pour châtier un peuple pervers.
Paris brûlait en punition de ses siècles de vie
mauvaise, du long amas de ses crimes et de ses
débauches. De nouveau, les germains sauveraient
le monde, balayeraient les dernières poussières
de la corruption latine.
Il laissa retomber son bras, il dit simplement :
–c’est la fin de tout... un autre quartier
s’allume, cet autre foyer, là-bas, plus à gauche...
vous voyez bien cette grande raie qui s’étale,
ainsi qu’un fleuve de braise.
Tous deux se turent, un silence épouvanté régna. En
effet, des crues subites de flammes montaient
sans cesse, débordaient dans le ciel, en
ruissellements de fournaise. à chaque minute, la
mer de feu élargissait sa ligne d’infini, une
houle incandescente d’où s’exhalaient
maintenant des fumées qui amassaient, au-dessus
de la ville, une immense nuée de cuivre sombre ;
et un léger vent
devait la pousser, elle s’en allait lentement
à travers la nuit noire, barrant la voûte
de son averse scélérate de cendre et de suie.
Henriette eut un tressaillement, sembla sortir
d’un cauchemar ; et, reprise par l’angoisse où
la jetait la pensée de son frère, elle se fit
une dernière fois suppliante.
–alors, vous ne pouvez rien pour moi, vous
refusez de m’aider à entrer dans Paris ?
D’un nouveau geste, Otto parut vouloir balayer
l’horizon.
–à quoi bon ? Puisque, demain, il n’y aura plus
là-bas que des décombres !
Et ce fut tout, elle descendit de la passerelle,
sans dire même un adieu, fuyant avec sa petite
valise ; tandis que lui resta longtemps encore
là-haut, immobile et mince, sanglé dans son
uniforme, noyé de nuit, s’emplissant les
yeux de la monstrueuse fête que lui donnait
le spectacle de la Babylone en flammes.
Comme Henriette sortait de la gare, elle eut
la chance de tomber sur une grosse dame qui faisait
marché avec un voiturier, pour qu’il la
conduisît immédiatement à Paris, rue Richelieu ;
et elle la pria tant, avec des larmes si
touchantes, que celle-ci finit par consentir à
l’emmener. Le voiturier, un petit homme noir,
fouetta son cheval, n’ouvrit pas la bouche
de tout le trajet. Mais la grosse dame ne
tarissait pas, racontait comment, ayant
quitté sa boutique l’avant-veille, après l’avoir
fermée, elle avait eu le tort d’y laisser des
valeurs, cachées dans un mur. Aussi, depuis
deux heures que la ville flambait, n’était-elle
plus obsédée que d’une idée unique, celle de
retourner là-bas, de reprendre son bien, même
au travers du feu. à la barrière, il n’y avait
qu’un poste somnolent, la voiture passa sans trop
de difficulté, d’autant plus que la dame mentait,
racontait qu’elle était allée chercher sa
nièce pour soigner, à elles deux, son mari blessé
par les versaillais. Les grands obstacles
commencèrent dans les rues, des barricades
barraient la chaussée à chaque instant, il fallait
faire de continuels détours. Enfin, au
boulevard poissonnière, le voiturier déclara
qu’il n’irait pas plus loin. Et les deux femmes
durent continuer à pied, par la rue du sentier,
la rue des jeûneurs et tout le quartier de la
bourse. à mesure qu’elles s’étaient approchées
des fortifications, le ciel incendié les avait
éclairées d’une clarté de plein jour. Maintenant,
elles étaient surprises du calme désert de cette
partie de la ville, où ne parvenait que la
palpitation d’un grondement lointain. Dès
la bourse pourtant, des coups de feu leur
arrivèrent, il leur fallut se glisser le long
des maisons. Rue de Richelieu, quand elle
eut retrouvé sa boutique intacte, ce
fut la grosse dame, ravie, qui tint absolument
à mettre sa compagne dans son chemin : rue du
hasard, rue sainte-Anne, enfin rue des orties.
Des fédérés, dont le bataillon occupait encore
la rue sainte-Anne, voulurent un moment
les empêcher de passer. Enfin, il était quatre
heures, il faisait jour, lorsque Henriette,
épuisée d’émotions et de fatigue, trouva grande
ouverte la vieille maison de la rue des orties.
Et, après avoir monté l’étroit escalier sombre,
elle dut prendre, derrière une porte, une échelle
qui conduisait sur les toits.
Maurice, à la barricade de la rue du Bac, entre
les deux sacs de terre, avait pu se relever sur les
genoux, et une espérance s’était emparée de Jean,
qui croyait l’avoir cloué au sol.
–oh ! Mon petit, est-ce que tu vis encore ?
Est-ce que j’aurai cette chance, sale brute que je
suis ? ... attends, laisse-moi voir.
Il examina la blessure avec précaution, à la clarté
vive des incendies. La baïonnette avait traversé
le bras, près de l’épaule droite ; et le pis était
qu’elle avait pénétré
ensuite entre deux côtes, intéressant sans doute le
poumon. Pourtant, le blessé respirait sans trop
de difficulté. Son bras seul pendait, inerte.
–mon pauvre vieux, ne te désespère donc pas ! Je
suis content tout de même, j’aime mieux en
finir... tu avais assez fait pour moi, car il y a
longtemps, sans toi, que j’aurais crevé ainsi, au
bord d’un chemin.
Mais, à l’entendre dire ces choses, Jean était
repris d’une violente douleur.
–veux-tu te taire ! Tu m’as sauvé deux fois
des pattes des prussiens. Nous étions quittes,
c’était à mon tour de donner ma vie, et je te
massacre... ah ! Tonnerre de dieu ! J’étais donc
soûl, que je ne t’ai pas reconnu, oui !
Soûl comme un cochon, d’avoir déjà trop bu
de sang !
Des larmes avaient jailli de ses yeux, au souvenir
de leur séparation, là-bas, à Remilly,
lorsqu’ils s’étaient quittés en se demandant si
l’on se reverrait un jour, et comment, dans
quelles circonstances de douleur ou de
joie. ça ne servait donc à rien d’avoir passé
ensemble des jours sans pain, des nuits sans
sommeil, avec la mort toujours présente ? C’était
donc, pour les amener à cette abomination, à ce
fratricide monstrueux et imbécile, que leurs
coeurs s’étaient fondus l’un dans l’autre,
pendant ces quelques semaines d’héroïque vie
commune ? Non, non ! Il se révoltait.
–laisse-moi faire, mon petit, il faut que je te
sauve.
D’abord, il devait l’emmener de là, car la troupe
achevait les blessés. La chance voulait qu’ils
fussent seuls, il s’agissait de ne pas perdre
une minute. Vivement, à l’aide de son couteau,
il fendit la manche, enleva ensuite l’uniforme
entier. Du sang coulait, il se hâta de bander
le bras solidement, avec des lambeaux arrachés de
la doublure. Ensuite, il tamponna la plaie du
torse, attacha le bras par-dessus. Il avait
heureusement un bout de corde, il serra avec force
ce pansement barbare, qui
offrait l’avantage d’immobiliser tout le côté
atteint et d’empêcher l’hémorragie.
–peux-tu marcher ?
–oui, je crois.
Mais il n’osait l’emmener ainsi, en manches
de chemise. Une brusque inspiration le fit
courir dans une rue voisine, où il avait vu un
soldat mort, et il revint avec une capote et un
képi. Il lui jeta la capote sur les épaules,
l’aida à passer son bras valide, dans la manche
gauche. Puis, quand il l’eut coiffé du képi :
–là, tu es des nôtres... où allons-nous ?
C’était le grand embarras. Tout de suite, dans son
réveil d’espoir et de courage, l’angoisse revint. Où
trouver un abri assez sûr ? Les maisons étaient
fouillées, on fusillait tous les communards pris les
armes à la main. Et, d’ailleurs, ni l’un ni l’autre
ne connaissait quelqu’un dans ce quartier, pas
une âme à qui demander asile, pas une cachette
où disparaître.
–le mieux encore, ce serait chez moi, dit
Maurice. La maison est à l’écart, personne au
monde n’y viendra... mais c’est de l’autre côté
de l’eau, rue des orties.
Jean, désespéré, irrésolu, mâchait de sourds
jurons.
–nom de dieu ! Comment faire ?
Il ne fallait pas songer à filer par le pont
royal, que les incendies éclairaient d’une
éclatante lumière de plein soleil. à chaque
instant, des coups de feu partaient des
deux rives. D’ailleurs, on se serait heurté aux
tuileries en flammes, au Louvre barricadé, gardé,
comme à une barrière infranchissable.
–alors, c’est foutu, pas moyen de passer !
Déclara Jean, qui avait habité Paris pendant
six mois, au retour de la campagne d’Italie.
Brusquement, une idée lui vint. S’il y avait des
barques, au bas du pont royal, comme autrefois, on
allait pouvoir tenter le coup. Ce serait très long,
dangereux,
pas commode ; mais on n’avait pas le choix, et il
fallait se décider vite.
–écoute, mon petit, filons toujours d’ici, ce n’est
pas sain... moi, je raconterai à mon lieutenant que
des communards m’ont pris et que je me suis
échappé.
Il l’avait saisi par son bras valide, il le
soutint, l’aida à franchir le bout de la rue du
Bac, au milieu des maisons qui flambaient
maintenant de haut en bas, comme des torches
démesurées. Une pluie de tisons ardents
tombait sur eux, la chaleur était si intense, que
tout le poil de leur face grillait. Puis, quand ils
débouchèrent sur le quai, ils restèrent comme
aveuglés un instant, sous l’effrayante clarté des
incendies, brûlant en gerbes immenses, aux
deux bords de la Seine.
–ce n’est pas les chandelles qui manquent,
grogna Jean, ennuyé de ce plein jour.
Et il ne se sentit un peu en sûreté que
lorsqu’il eut fait descendre à Maurice l’escalier
de la berge, à gauche du pont royal, en aval. Là,
sous le bouquet de grands arbres, au bord de
l’eau, ils étaient cachés. Pendant près
d’un quart d’heure, des ombres noires qui
s’agitaient en face, sur l’autre quai, les
inquiétèrent. Il y eut des coups de feu, on
entendit un grand cri, puis un plongeon, avec
un brusque rejaillissement d’écume. Le pont était
évidemment gardé.
–si nous passions la nuit dans cette baraque ?
Demanda Maurice, en montrant un bureau en
planches de la navigation.
–ah ! Ouiche ! Pour être pincés demain matin !
Jean avait toujours son idée. Il venait bien de
trouver là toute une flottille de petites barques.
Mais elles étaient enchaînées, comment en
détacher une, dégager les rames ? Enfin, il
découvrit une vieille paire de rames, il
put forcer un cadenas, mal fermé sans doute ;
et, tout de suite, lorsqu’il eut couché Maurice à
l’avant du canot, il
s’abandonna avec prudence au fil du courant,
longeant le bord, dans l’ombre des bains froids
et des péniches. Ni l’un ni l’autre ne parlaient
plus, épouvantés de l’exécrable spectacle qui
se déroulait. à mesure qu’ils descendaient
la rivière, l’horreur semblait grandir, dans
le recul de l’horizon. Quand ils furent au pont
de Solférino, ils virent d’un regard les deux
quais en flammes.
à gauche, c’étaient les tuileries qui brûlaient.
Dès la tombée de la nuit, les communards avaient
mis le feu aux deux bouts du palais, au pavillon
De Flore et au pavillon de Marsan ; et,
rapidement, le feu gagnait le pavillon de
l’horloge, au centre, où était préparée toute une
mine, des tonneaux de poudre entassés dans la salle
des maréchaux. En ce moment, les bâtiments
intermédiaires jetaient, par leurs fenêtres
crevées, des tourbillons de fumée rousse que
traversaient de longues flammèches bleues. Les
toits s’embrasaient, gercés de lézardes
ardentes, s’entr’ouvrant, comme une terre
volcanique, sous la poussée du brasier intérieur.
Mais, surtout, le pavillon De Flore, allumé
le premier, flambait, du rez-de-chaussée
aux vastes combles, dans un ronflement formidable.
Le pétrole, dont on avait enduit le parquet
et les tentures, donnait aux flammes une
intensité telle, qu’on voyait les fers des
balcons se tordre et que les hautes cheminées
monumentales éclataient, avec leurs grands
soleils sculptés, d’un rouge de braise.
Puis, à droite, c’était d’abord le palais de la
légion d’honneur, incendié à cinq heures du soir,
qui brûlait depuis près de sept heures, et qui se
consumait en une large flambée de bûcher dont tout
le bois s’achèverait d’un coup. Ensuite, c’était
le palais du conseil d’état, l’incendie
immense, le plus énorme, le plus effroyable, le
cube de pierre géant aux deux étages de portiques,
vomissant des flammes. Les quatre bâtiments, qui
entouraient la grande cour intérieure, avaient pris
feu à la fois ; et, là, le pétrole,
versé à pleines tonnes dans les quatre escaliers,
aux quatre angles, avait ruisselé, roulant le long
des marches des torrents de l’enfer. Sur la
façade du bord de l’eau, la ligne nette de
l’attique se détachait en une rampe noircie,
au milieu des langues rouges qui en léchaient les
bords ; tandis que les colonnades, les
entablements, les frises, les sculptures
apparaissaient avec une puissance de relief
extraordinaire, dans un aveuglant reflet de
fournaise. Il y avait surtout là un branle, une
force du feu si terrible, que le colossal
monument en était comme soulevé, tremblant et
grondant sur ses fondations, ne gardant
que la carcasse de ses murs épais, sous cette
violence d’éruption qui projetait au ciel le zinc
de ses toitures. Ensuite, c’était, à côté, la
caserne d’Orsay dont tout un pan brûlait, en une
colonne haute et blanche, pareille à une
tour de lumière. Et c’était enfin, derrière,
d’autres incendies encore, les sept maisons de la
rue du Bac, les vingt-deux maisons de la rue de
Lille, embrasant l’horizon, détachant les flammes
sur d’autres flammes, en une mer sanglante et sans
fin.
Jean, étranglé, murmura :
–ce n’est pas dieu possible ! La rivière va
prendre feu.
La barque, en effet, semblait portée par un fleuve
de braise. Sous les reflets dansants de ces
foyers immenses, on aurait cru que la Seine
roulait des charbons ardents. De brusques éclairs
rouges y couraient, dans un grand froissement
de tisons jaunes. Et ils descendaient toujours
lentement, au fil de cette eau incendiée, entre les
palais en flammes, ainsi que dans une rue
démesurée de ville maudite, brûlant aux deux
bords d’une chaussée de lave en fusion.
–ah ! Dit à son tour Maurice, repris de folie
devant cette destruction qu’il avait voulue, que
tout flambe donc et que tout saute !
Mais, d’un geste terrifié, Jean le fit taire,
comme s’il avait craint qu’un tel blasphème ne
leur portât malheur. était-ce possible qu’un
garçon qu’il aimait tant, si instruit,
si délicat, en fût arrivé à des idées pareilles ?
Et il ramait plus fort, car il avait dépassé
le pont de Solférino, il se trouvait
maintenant dans un large espace découvert.
La clarté devenait telle, que la rivière était
éclairée comme par le soleil de midi, tombant
d’aplomb, sans une ombre. On distinguait
les moindres détails avec une précision
singulière, les moires du courant, les tas de
graviers des berges, les petits arbres des quais.
Surtout, les ponts apparaissaient, d’une blancheur
éclatante, si nets, qu’on en aurait compté
les pierres ; et l’on aurait dit, d’un incendie
à l’autre, de minces passerelles intactes,
au-dessus de cette eau braisillante. Par moments,
au milieu de la clameur grondante et continue, de
brusques craquements se faisaient entendre. Des
rafales de suie tombaient, le vent apportait des
odeurs empestées. Et l’épouvantement, c’était
que Paris, les autres quartiers lointains, là-bas,
au fond de la trouée de la Seine, n’existaient
plus. à droite, à gauche, la violence des
incendies éblouissait, creusait au delà
un abîme noir. On ne voyait plus qu’une énormité
ténébreuse, un néant, comme si Paris tout entier,
gagné par le feu, fût dévoré, eût déjà disparu
dans une éternelle nuit. Et le ciel aussi était
mort, les flammes montaient si haut,
qu’elles éteignaient les étoiles.
Maurice, que le délire de la fièvre soulevait,
eut un rire de fou.
–une belle fête au conseil d’état et aux
tuileries... on a illuminé les façades, les lustres
étincellent, les femmes dansent... ah ! Dansez,
dansez donc, dans vos cotillons qui fument, avec
vos chignons qui flamboient...
de son bras valide, il évoquait les galas de
Gomorrhe et de Sodome, les musiques, les fleurs,
les jouissances monstrueuses, les palais crevant
de telles débauches,
éclairant l’abomination des nudités d’un tel
luxe de bougies, qu’ils s’étaient incendiés
eux-mêmes. Soudain, il y eut un fracas
épouvantable. C’était, aux tuileries, le feu,
venu des deux bouts, qui atteignait la salle
des maréchaux. Les tonneaux de poudre
s’enflammaient, le pavillon de l’horloge sautait,
avec une violence de poudrière. Une gerbe immense
monta, un panache qui emplit le ciel noir,
le bouquet flamboyant de l’effroyable fête.
–bravo, la danse ! Cria Maurice, comme à une fin
de spectacle, lorsque tout retombe aux ténèbres.
Jean, bégayant, le supplia de nouveau, en phrases
éperdues. Non, non ! Il ne fallait point vouloir
le mal ! Si c’était la destruction de tout,
eux-mêmes allaient donc périr ? Et il n’avait plus
qu’une hâte, aborder, échapper au terrible
spectacle. Pourtant, il eut la prudence de
dépasser encore le pont de la Concorde, de façon
à ne débarquer que sur la berge du quai de la
conférence, après le coude de la Seine. Et, à ce
moment critique, au lieu de laisser aller le
canot, il perdit quelques minutes à l’amarrer
solidement, dans son respect instinctif du bien
des autres. Son plan était de gagner la rue des
orties, par la place de la Concorde et la rue
saint-Honoré. Après avoir fait asseoir Maurice
sur la berge, il monta seul l’escalier du quai,
il fut repris d’inquiétude, en comprenant
quelle peine ils auraient à franchir les
obstacles entassés là. C’était l’imprenable
forteresse de la commune, la terrasse des
tuileries armée de canons, les rues royale,
saint-Florentin et de Rivoli barrées par de
hautes barricades, solidement construites ; et
cela expliquait la tactique de l’armée de
Versailles, dont les lignes, cette nuit-là,
formaient un immense angle rentrant, le sommet
à la place de la Concorde, les deux extrémités,
l’une, sur la rive droite, à la gare des
marchandises de la compagnie du nord, l’autre,
sur la rive gauche, à un bastion des
remparts, près de la porte d’Arcueil. Mais le
jour allait
naître, les communards avaient évacué les
tuileries et les barricades, la troupe venait de
s’emparer du quartier, au milieu d’autres
incendies, douze autres maisons qui brûlaient
depuis neuf heures du soir, au carrefour de la
rue saint-Honoré et de la rue royale.
En bas, lorsque Jean fut redescendu sur la
berge, il trouva Maurice somnolent, comme
hébété après sa crise de surexcitation.
–ça ne va pas être facile... au moins,
pourras-tu marcher encore, mon petit ?
–oui, oui, ne t’inquiète pas. J’arriverai
toujours, mort ou vivant.
Et il eut surtout de la peine à monter l’escalier
de pierre. Puis, en haut, sur le quai, il marcha
lentement, au bras de son compagnon, d’un pas
de somnambule. Bien que le jour ne se levât pas
encore, le reflet des incendies voisins
éclairait la vaste place d’une aube livide. Ils en
traversèrent la solitude, le coeur serré de cette
morne dévastation. Aux deux bouts, de l’autre côté
du pont et à l’extrémité de la rue royale,
on distinguait confusément les fantômes du
palais-Bourbon et de la Madeleine,
labourés par la canonnade. La terrasse des
tuileries, battue en brèche, s’était en partie
écroulée. Sur la place même, des balles avaient
troué le bronze des fontaines, le tronc géant
de la statue de Lille gisait par terre, coupé
en deux par un obus, tandis que la statue de
Strasbourg, à côté, voilée de crêpe, semblait
porter le deuil de tant de ruines. Et il y avait
là, près de l’obélisque intact, dans
une tranchée, un tuyau à gaz, fendu par quelque
coup de pioche, qu’un hasard avait allumé, et qui
lâchait, avec un bruit strident, un long jet de
flamme.
Jean évita la barricade qui fermait la rue
royale, entre le ministère de la marine et le
garde-meuble, sauvés du feu. Il entendait, derrière
les sacs et les tonneaux de terre dont elle
était faite, de grosses voix de soldats. En
avant, un fossé la défendait, plein d’eau croupie,
où nageait un cadavre de fédéré ; et, par une
brèche, on apercevait les maisons du carrefour
saint-Honoré, qui achevaient de brûler, malgré
les pompes venues de la banlieue, dont on
distinguait le ronflement. à droite et à
gauche, les petits arbres, les kiosques
des marchandes de journaux, étaient brisés,
criblés de mitraille. De grands cris s’élevaient,
les pompiers venaient de découvrir, dans
une cave, sept locataires d’une des maisons,
à moitié carbonisés.
Bien que la barricade, barrant la rue
saint-Florentin et la rue de Rivoli, parût plus
formidable encore, avec ses hautes constructions
savantes, Jean avait eu l’instinct d’y
sentir le passage moins dangereux. Elle était
en effet complètement évacuée, sans que la troupe
eût encore osé l’occuper. Des canons y dormaient,
dans un lourd abandon. Pas une âme derrière cet
invincible rempart, rien qu’un chien errant qui se
sauva. Mais, comme Jean se hâtait, dans la rue
saint-Florentin, soutenant Maurice affaibli,
ce qu’il craignait arriva, ils se heurtèrent
contre toute une compagnie du 88e de ligne, qui
avait tourné la barricade.
–mon capitaine, expliqua-t-il, c’est un camarade
que ces brigands viennent de blesser, et que je
conduis à l’ambulance.
La capote, jetée sur les épaules de Maurice,
le sauva, et le coeur de Jean sautait à se
rompre, pendant qu’ils descendaient enfin ensemble
la rue saint-Honoré. Le jour pointait à peine,
des coups de feu partaient des rues transversales,
car on se battait encore dans tout le quartier.
Ce fut un miracle, s’ils purent atteindre la rue
des frondeurs, sans faire d’autre mauvaise
rencontre. Ils n’allaient plus que très
lentement, ces trois ou quatre cents mètres
à parcourir semblèrent interminables. Puis, rue des
frondeurs, ils tombèrent dans un poste de
communards ;
mais ceux-ci, effrayés, croyant à l’arrivée de tout
un régiment, prirent la fuite. Et il ne restait
qu’un bout de la rue d’Argenteuil à suivre,
pour être rue des orties.
Ah ! Cette rue des orties, avec quelle fièvre
d’impatience Jean la souhaitait, depuis quatre
grandes heures ! Lorsqu’ils y entrèrent, ce fut une
délivrance. Elle était noire, déserte, silencieuse,
comme à cent lieues de la bataille. La maison,
une vieille et étroite maison sans concierge
dormait d’un sommeil de mort.
–j’ai les clefs dans ma poche, bégaya Maurice. La
grande est celle de la rue, la petite, celle
de ma chambre, tout en haut.
Et il succomba, il s’évanouit, entre les bras de
Jean, dont l’inquiétude et l’embarras furent
extrêmes. Il en oublia de refermer la porte
de la rue, et dut le monter à tâtons, dans cet
escalier inconnu, en évitant les chocs, de
peur d’amener du monde. Puis, en haut, il se
perdit, il lui fallut poser le blessé sur une
marche, chercher la porte, à l’aide d’allumettes
qu’il avait heureusement ; et ce fut seulement
lorsqu’il l’eut trouvée, qu’il redescendit
le prendre. Enfin, il le coucha sur le petit lit de
fer, en face de la fenêtre, dominant Paris,
qu’il ouvrit toute large, dans un besoin de grand
air et de lumière. Le jour naissait, il tomba
devant le lit, sanglotant, assommé et sans force,
sous le réveil de cette affreuse pensée qu’il
avait tué son ami.
Des minutes durent s’écouler, il fut à peine
surpris, en apercevant soudain Henriette. Rien
n’était plus naturel, son frère était mourant,
elle arrivait. Il ne l’avait pas même vue
entrer, peut-être se trouvait-elle là depuis des
heures. Maintenant, affaissé sur une chaise, il la
regardait stupidement s’agiter, sous le coup de
mortelle douleur qui l’avait frappée, à la vue de
son frère sans connaissance, couvert de sang. Il
finit par avoir un souvenir, il demanda :
–dites donc, vous avez refermé la porte de la
rue ?
Bouleversée, elle répondit affirmativement, d’un
signe de tête ; et, comme elle venait enfin lui
donner ses deux mains, dans un besoin d’affection
et de secours, il reprit :
–vous savez, c’est moi qui l’ai tué...
elle ne comprenait pas, elle ne le croyait pas. Il
sentait les deux petites mains rester calmes
dans les siennes.
–c’est moi qui l’ai tué... oui, là-bas, sur une
barricade... il se battait d’un côté, moi
de l’autre...
les petites mains se mirent à trembler.
–on était comme des hommes soûls, on ne savait
plus ce qu’on faisait... c’est moi qui l’ai tué...
alors, Henriette retira ses mains, frissonnante,
toute blanche, avec des yeux de terreur qui le
regardaient fixement. C’était donc la fin de tout,
et rien n’allait donc survivre, dans son coeur
broyé ? Ah ! Ce Jean, à qui elle pensait le soir
même, heureuse du vague espoir de le revoir
peut-être ! Et il avait fait cette chose
abominable, et il venait pourtant de sauver encore
Maurice, puisque c’était lui qui l’avait rapporté
là, au travers de tant de dangers ! Elle ne
pouvait plus lui abandonner ses mains, sans un
recul de tout son être. Mais elle eut un cri, où
elle mit la dernière espérance de son coeur
combattu.
–oh ! Je le guérirai, il faut que je le guérisse
maintenant !
Pendant ses longues veillées à l’ambulance de
Remilly, elle était devenue très experte à
soigner, à panser les blessures. Et elle voulut
tout de suite examiner celles de son frère,
qu’elle déshabilla, sans le tirer de son
évanouissement. Mais, quand elle défit le
pansement sommaire imaginé par Jean, il s’agita,
il eut un faible cri, en ouvrant de grands yeux
de fièvre. Tout de suite, d’ailleurs, il la
reconnut, il sourit.
–tu es donc là ? Ah ! Que je suis content de te
voir avant de mourir !
Elle le fit taire, d’un beau geste de confiance.
–mourir, mais je ne veux pas ! Je veux que tu
vives ! ... ne parle plus, laisse-moi faire !
Cependant, lorsque Henriette eut examiné le bras
traversé, les côtes atteintes, elle s’assombrit,
ses yeux se troublèrent. Vivement, elle prenait
possession de la chambre, parvenait à trouver un
peu d’huile, déchirait de vieilles chemises pour
en faire des bandes, tandis que Jean descendait
chercher une cruche d’eau. Il n’ouvrait
plus la bouche, il la regarda laver les
blessures, les panser adroitement, incapable
de l’aider, anéanti, depuis qu’elle était là.
Quand elle eut fini, voyant son inquiétude, il
offrit pourtant de se mettre en quête d’un
médecin. Mais elle avait toute son intelligence
nette : non, non ! Pas le premier médecin venu,
qui livrerait peut-être son frère ! Il fallait
un homme sûr, on pouvait attendre quelques
heures. Enfin, comme Jean parlait de s’en aller,
pour rejoindre son régiment, il fut entendu que,
dès qu’il lui serait possible de s’échapper,
il reviendrait, en tâchant de ramener un
chirurgien avec lui.
Il ne partit pas encore, il semblait ne pouvoir se
résoudre à quitter cette chambre, toute pleine
du malheur qu’il avait fait. Après avoir
été refermée un instant, la fenêtre venait
d’être ouverte de nouveau. Et, de son lit,
la tête haute, le blessé regardait, tandis
que les deux autres avaient, eux aussi, les
regards perdus au loin, dans le lourd silence
qui avait fini par les accabler.
De cette hauteur de la butte des moulins, toute
une grande moitié de Paris s’étendait sous eux,
d’abord les quartiers du centre, du faubourg
saint-Honoré jusqu’à la Bastille, puis le cours
entier de la Seine, avec le pullulement lointain
de la rive gauche, une mer de toitures, de
cimes d’arbres, de clochers, de dômes et de tours.
Le jour grandissait, l’abominable nuit, une des plus
affreuses de l’histoire, était finie. Mais, dans
la pure clarté du soleil
levant, sous le ciel rose, les incendies
continuaient. En face, on apercevait les
tuileries qui brûlaient toujours, la
caserne d’Orsay, les palais du conseil d’état
et de la légion d’honneur, dont les flammes, pâlies
par la pleine lumière, donnaient au ciel un
grand frisson. Même, au delà des maisons de la rue
de Lille et de la rue du Bac, d’autres
maisons devaient flamber, car des colonnes de
flammèches montaient du carrefour de la
croix-rouge, et plus loin encore, de la rue
Vavin et de la rue notre-dame-des-champs.
Sur la droite, tout près, s’achevaient les
incendies de la rue saint-Honoré, tandis que,
sur la gauche, au palais-royal et au nouveau
Louvre, avortaient des feux tardifs, mis vers
le matin. Mais, surtout, ce qu’ils ne
s’expliquèrent pas d’abord, c’était une grosse
fumée noire que le vent d’ouest poussait jusque
sous la fenêtre. Depuis trois heures du matin,
le ministère des finances brûlait, sans flammes
hautes, se consumait en épais tourbillons
de suie, tellement le prodigieux amas des
paperasses s’étouffait, sous les plafonds bas,
dans ces constructions de plâtre. Et, s’il n’y
avait plus là, au-dessus du réveil de la grande
ville, l’impression tragique de la nuit,
l’épouvante d’une destruction totale, la Seine
roulant des braises, Paris allumé aux quatre
bouts, une tristesse désespérée et morne
passait sur les quartiers épargnés, avec
cette épaisse fumée continue, dont le nuage
s’élargissait toujours. Bientôt le soleil, qui
s’était levé limpide, en fut caché ; et il ne
resta que ce deuil, dans le ciel fauve.
Maurice, que le délire devait reprendre, murmura,
avec un geste lent qui embrassait l’horizon sans
bornes :
–est-ce que tout brûle ? Ah ! Que c’est long !
Des larmes étaient montées aux yeux d’Henriette,
comme si son malheur s’était accru encore de ces
désastres immenses, où avait trempé son frère. Et
Jean, qui n’osa ni lui reprendre la main, ni
embrasser son ami, partit alors d’un air fou.
–au revoir, à tout à l’heure !
Il ne put revenir que le soir, vers huit heures,
après la nuit tombée. Malgré sa grande
inquiétude, il était heureux : son régiment,
qui ne se battait plus, venait de passer
en seconde ligne, et avait reçu l’ordre de garder
le quartier ; de sorte que, bivouaquant avec sa
compagnie sur la place du carrousel, il espérait
pouvoir monter, chaque soir, prendre des
nouvelles du blessé. Et il ne revenait
pas seul, un hasard lui avait fait rencontrer
l’ancien major du 106e, qu’il amenait dans un
coup de désespoir, n’ayant pu trouver un autre
médecin, en se disant que, tout de même,
ce terrible homme, à tête de lion, était un brave
homme.
Quand Bouroche, qui ne savait pour quel blessé ce
soldat suppliant le dérangeait, et qui grognait
d’être monté si haut, eut compris qu’il avait
sous les yeux un communard, il entra d’abord
dans une violente colère.
–tonnerre de dieu ! Est-ce que vous vous fichez de
moi ? ... des brigands qui sont las de voler,
d’assassiner et d’incendier ! ... son affaire
est claire, à votre bandit, et je me charge
de le faire guérir, oui ! Avec trois balles dans la
tête !
Mais la vue d’Henriette, si pâle dans sa robe
noire, avec ses beaux cheveux blonds dénoués,
le calma brusquement.
–c’est mon frère, monsieur le major, et c’est un de
vos soldats de Sedan.
Il ne répondit pas, débanda les plaies, les
examina en silence, tira des fioles de sa poche et
refit un pansement, en montrant à la jeune femme
comment on devait s’y prendre. Puis, de sa voix
rude, il demanda tout à coup au blessé :
–pourquoi t’es-tu mis du côté des gredins,
pourquoi as-tu fait une saleté pareille ?
Maurice, les yeux luisants, le regardait depuis
qu’il était
là, sans ouvrir la bouche. Il répondit ardemment,
dans sa fièvre :
–parce qu’il y a trop de souffrance, trop
d’iniquité et trop de honte !
Alors, Bouroche eut un grand geste, comme
pour dire qu’on allait loin, quand on entrait
dans ces idées-là. Il fut sur le point de parler
encore, finit par se taire. Et il partit,
en ajoutant simplement :
–je reviendrai.
Sur le palier, il déclara à Henriette qu’il
n’osait répondre de rien. Le poumon était touché
sérieusement, une hémorragie pouvait se produire,
qui foudroierait le blessé.
Lorsque Henriette rentra, elle s’efforça
de sourire, malgré le coup qu’elle venait
de recevoir en plein coeur. Est-ce qu’elle ne le
sauverait pas, est-ce qu’elle n’allait
pas empêcher cette affreuse chose, leur éternelle
séparation à tous les trois, qui étaient là
réunis encore, dans leur ardent souhait de vie ? De
la journée, elle n’avait pas quitté cette chambre,
une vieille voisine s’était chargée obligeamment
de ses commissions. Et elle revint reprendre
sa place, près du lit, sur une chaise.
Mais, cédant à son excitation fiévreuse, Maurice
questionnait Jean, voulait savoir. Celui-ci
ne disait pas tout, évitait de conter l’enragée
colère qui montait contre la commune
agonisante, dans Paris délivré. On était déjà
au mercredi. Depuis le dimanche soir, depuis deux
grands jours, les habitants avaient vécu au fond de
leurs caves, suant la peur ; et, le mercredi
matin, lorsqu’ils avaient pu se hasarder, le
spectacle des rues défoncées, les débris, le sang,
les effroyables incendies surtout, venaient
de les jeter à une exaspération vengeresse. Le
châtiment allait être immense. On fouillait les
maisons, on jetait aux pelotons des exécutions
sommaires le flot suspect des hommes et des femmes
qu’on ramassait. Dès six heures du
soir, ce jour-là, l’armée de Versailles était
maîtresse de la moitié de Paris, du parc de
Montsouris à la gare du nord, en passant par
les grandes voies. Et les derniers membres
de la commune, une vingtaine, avaient dû se
réfugier boulevard Voltaire, à la mairie du
xie arrondissement.
Un silence se fit, Maurice murmura, les yeux au
loin sur la ville, par la fenêtre ouverte à l’air
tiède de la nuit :
–enfin, ça continue, Paris brûle !
C’était vrai, les flammes avaient reparu, dès la
tombée du jour ; et, de nouveau, le ciel
s’empourprait d’une lueur scélérate. Dans
l’après-midi, lorsque la poudrière du
Luxembourg avait sauté avec un fracas
épouvantable, le bruit s’était répandu que le
Panthéon venait de crouler au fond des catacombes.
Toute la journée d’ailleurs, les incendies de la
veille avaient continué, le palais du conseil
d’état et les tuileries brûlaient, le ministère des
finances fumait à gros tourbillons. Dix fois, il
avait fallu fermer la fenêtre, sous la menace d’une
nuée de papillons noirs, des vols incessants de
papiers brûlés, que la violence du feu emportait
au ciel, d’où ils retombaient en pluie fine ;
et Paris entier en fut couvert, et l’on en
ramassa jusqu’en Normandie, à vingt lieues. Puis,
maintenant, ce n’étaient pas seulement les
quartiers de l’ouest et du sud qui flambaient,
les maisons de la rue royale, celles
du carrefour de la croix-rouge et de la rue
notre-dame-des-champs. Tout l’est de la ville
semblait en flammes, l’immense brasier de
l’hôtel de ville barrait l’horizon d’un bûcher
géant. Et il y avait encore là, allumés comme
des torches, le théâtre-lyrique, la mairie du
ive arrondissement, plus de trente maisons des rues
voisines ; sans compter le théâtre de la
porte-saint-Martin, au nord, qui rougeoyait à
l’écart, ainsi qu’une meule, au fond des
champs ténébreux. Des vengeances particulières
s’exerçaient, peut-être aussi des calculs
criminels s’acharnaient-ils
à détruire certains dossiers. Il n’était même plus
question de se défendre, d’arrêter par le feu les
troupes victorieuses. Seule, la démence
soufflait, le palais de justice, l’hôtel-Dieu,
notre-dame venaient d’être sauvés, au petit
bonheur du hasard. Détruire pour détruire,
ensevelir la vieille humanité pourrie sous les
cendres d’un monde, dans l’espoir qu’une société
nouvelle repousserait heureuse et candide, en plein
paradis terrestre des primitives légendes !
–ah ! La guerre, l’exécrable guerre ! Dit à
demi-voix Henriette, en face de cette cité
de ruines, de souffrance et d’agonie.
N’était-ce pas, en effet, l’acte dernier et fatal,
la folie du sang qui avait germé sur les champs de
défaite de Sedan et de Metz, l’épidémie de
destruction née du siège de Paris, la crise
suprême d’une nation en danger de mort, au
milieu des tueries et des écroulements ?
Mais Maurice, sans quitter des yeux les quartiers
qui brûlaient, là-bas, bégaya lentement, avec
peine :
–non, non, ne maudis pas la guerre... elle est
bonne, elle fait son oeuvre...
Jean l’interrompit d’un cri de haine et de
remords.
–sacré bon dieu ! Quand je te vois là, et quand
c’est par ma faute... ne la défends plus, c’est une
sale chose que la guerre !
Le blessé eut un geste vague.
–oh ! Moi, qu’est-ce que ça fait ? Il y en a bien
d’autres ! ... c’est peut-être nécessaire, cette
saignée. La guerre, c’est la vie qui ne peut pas
être sans la mort.
Et les yeux de Maurice se fermèrent, dans la
fatigue de l’effort que lui avaient coûté ces
quelques mots. D’un signe, Henriette avait prié
Jean de ne pas discuter. Toute une protestation la
soulevait elle-même, sa colère contre la
souffrance humaine, malgré son calme de femme frêle
et si brave, avec ses regards limpides où revivait
l’âme
héroïque du grand-père, le héros des légendes
napoléoniennes.
Deux jours se passèrent, le jeudi et le vendredi,
au milieu des mêmes incendies et des mêmes
massacres. Le fracas du canon ne cessait pas ; les
batteries de Montmartre, dont l’armée de
Versailles s’était emparée, canonnaient sans
relâche celles que les fédérés avaient
installées à Belleville et au père-Lachaise ; et
ces dernières tiraient au hasard sur Paris :
des obus étaient tombés rue Richelieu et à la place
Vendôme. Le 25 au soir, toute la rive gauche était
entre les mains des troupes. Mais, sur la rive droite,
les barricades de la place du château-d’eau
et de la place de la Bastille tenaient toujours. Il
y avait là deux véritables forteresses que
défendait un feu terrible, incessant. Au
crépuscule, dans la débandade des derniers
membres de la commune, Delescluze avait pris
sa canne, et il était venu, d’un pas de promenade,
tranquillement, jusqu’à la barricade qui fermait
le boulevard Voltaire, pour y tomber foudroyé,
en héros. Le lendemain, le 26, dès l’aube, le
château-d’eau et la Bastille furent emportés,
les communards n’occupèrent plus que la
Villette, Belleville et Charonne, de moins en
moins nombreux, réduits à la poignée de braves qui
voulaient mourir. Et, pendant deux jours, ils
devaient résister encore et se battre,
furieusement.
Le vendredi soir, comme Jean s’échappait de la
place du carrousel, pour retourner rue des orties,
il assista, au bas de la rue Richelieu, à une
exécution sommaire, dont il resta bouleversé.
Depuis l’avant-veille, deux cours martiales
fonctionnaient, la première au Luxembourg, la
seconde au théâtre du Châtelet. Les condamnés de
l’une étaient passés par les armes dans le jardin,
tandis que l’on traînait ceux de l’autre jusqu’à
la caserne Lobau, où des pelotons en permanence
les fusillaient, dans la cour intérieure, presque
à bout portant. Ce fut là surtout que la
boucherie devint effroyable : des hommes, des
enfants, condamnés sur un indice, les mains noires
de poudre, les pieds simplement chaussés de souliers
d’ordonnance ; des innocents dénoncés à faux,
victimes de vengeances particulières, hurlant des
explications, sans pouvoir se faire écouter ;
des troupeaux jetés pêle-mêle sous les canons
des fusils, tant de misérables à la fois, qu’il n’y
avait pas des balles pour tous, et qu’il fallait
achever les blessés à coups de crosse. Le sang
ruisselait, des tombereaux emportaient les
cadavres, du matin au soir. Et, par la
ville conquise, au hasard des brusques
affolements de rage vengeresse, d’autres exécutions
se faisaient, devant les barricades, contre les murs
des rues désertes, sur les marches des monuments.
C’était ainsi que Jean venait de voir des
habitants du quartier amenant une femme et
deux hommes au poste qui gardait le
théâtre-français. Les bourgeois se montraient plus
féroces que les soldats, les journaux qui avaient
reparu poussaient à l’extermination. Toute une
foule violente s’acharnait contre la
femme surtout, une de ces pétroleuses dont la peur
hantait les imaginations hallucinées, qu’on
accusait de rôder le soir, de se glisser le long
des habitations riches, pour lancer des bidons
de pétrole enflammé dans les caves. On
venait, criait-on, de surprendre celle-là,
accroupie devant un soupirail de la rue
sainte-Anne. Et, malgré ses protestations
et ses sanglots, on la jeta, avec les deux hommes,
au fond d’une tranchée de barricade qu’on n’avait
pas comblée encore, on les fusilla dans ce trou de
terre noire, comme des loups pris au piège. Des
promeneurs regardaient, une dame s’était arrêtée avec
son mari, tandis qu’un mitron, qui portait une
tourte dans le voisinage, sifflait un air de
chasse.
Jean se hâtait de gagner la rue des orties, le
coeur glacé, quand il eut un brusque souvenir.
N’était-ce pas Chouteau, l’ancien soldat de son
escouade, qu’il venait
de voir, sous l’honnête blouse blanche d’un
ouvrier, assistant à l’exécution, avec des gestes
approbateurs ? Et il savait le rôle du bandit,
traître, voleur et assassin ! Un instant,
il fut sur le point de retourner là-bas, de le
dénoncer, de le faire fusiller sur les corps des
trois autres. Ah ! Cette tristesse, les plus
coupables échappant au châtiment, promenant leur
impunité au soleil, tandis que des innocents
pourrissent dans la terre !
Henriette, au bruit des pas qui montaient, était
sortie sur le palier.
–soyez prudent, il est aujourd’hui dans un état de
surexcitation extraordinaire... le major est revenu,
il m’a désespérée.
En effet, Bouroche avait hoché la tête, en ne
pouvant rien promettre encore. Peut-être, tout de
même, la jeunesse du blessé triompherait-elle des
accidents qu’il redoutait.
–ah ! C’est toi, dit fiévreusement Maurice à
Jean, dès qu’il l’aperçut. Je t’attendais,
qu’est-ce qu’il se passe, où en est-on ?
Et, le dos contre son oreiller, en face de la
fenêtre qu’il avait forcé sa soeur à ouvrir,
montrant la ville redevenue noire, qu’un nouveau
reflet de fournaise éclairait :
–hein ? ça recommence, Paris brûle, Paris
brûle tout entier, cette fois !
Dès le coucher du soleil, l’incendie du grenier
d’abondance avait enflammé les quartiers lointains,
en haut de la coulée de la Seine. Aux tuileries,
au conseil d’état, les plafonds devaient crouler,
activant le brasier des poutres qui se
consumaient, car des foyers partiels s’étaient
rallumés, des flammèches et des étincelles montaient
par moments. Beaucoup des maisons qu’on croyait
éteintes, se remettaient ainsi à flamber. Depuis
trois jours, l’ombre ne pouvait se faire, sans que
la ville parût reprendre feu, comme si les
ténèbres eussent soufflé sur les tisons rouges
encore, les ravivant, les semant aux quatre coins
de l’horizon. Ah ! Cette ville d’enfer qui
rougeoyait dès le crépuscule, allumée pour toute
une semaine, éclairant de ses torches monstrueuses
les nuits de la semaine sanglante ! Et, cette
nuit-là, quand les docks de la Villette
brûlèrent, la clarté fut si vive sur la cité
immense, qu’on put la croire réellement incendiée
par tous les bouts, cette fois, envahie et noyée
sous les flammes. Dans le ciel saignant, les
quartiers rouges, à l’infini, roulaient le flot de
leurs toitures de braise.
–c’est la fin, répéta Maurice, Paris brûle !
Il s’excitait avec ces mots, redits à vingt
reprises, dans un besoin fébrile de parler, après
la lourde somnolence qui l’avait tenu presque
muet, pendant trois jours. Mais un bruit de larmes
étouffées lui fit tourner la tête.
–comment, petite soeur, c’est toi, si brave ! ... tu
pleures parce que je vais mourir...
elle l’interrompit, en se récriant.
–mais tu ne mourras pas !
–si, si, ça vaut mieux, il le faut ! ... ah ! Va, ce
n’est pas grand’chose de bon qui s’en ira avec moi.
Avant la guerre, je t’ai fait tant de peine, j’ai
coûté si cher à ton coeur et à ta bourse ! ... toutes
ces sottises, toutes ces folies que j’ai
commises, et qui auraient mal fini, qui
sait ? La prison, le ruisseau...
de nouveau, elle lui coupait la parole,
violemment.
–tais-toi ! Tais-toi ! ... tu as tout racheté !
Il se tut, songea un instant.
–quand je serai mort, oui ! Peut-être... ah ! Mon
vieux Jean, tu nous as tout de même rendu à tous
un fier service, quand tu m’as allongé ton coup de
baïonnette.
Mais lui aussi, les yeux gros de larmes, protestait.
–ne dis pas ça ! Tu veux donc que je me casse la
tête contre un mur !
Ardemment, Maurice continua :
–rappelle-toi donc ce que tu m’as dit, le
lendemain de Sedan, quand tu prétendais que ce
n’était pas mauvais, parfois, de recevoir une bonne
gifle... et tu ajoutais que, lorsqu’on avait de la
pourriture quelque part, un membre gâté, ça valait
mieux de le voir par terre, abattu d’un coup
de hache, que d’en crever comme d’un choléra... j’ai
songé souvent à cette parole, depuis que je me suis
trouvé seul, enfermé dans ce Paris de démence et
de misère... eh bien ! C’est moi qui suis le
membre gâté que tu as abattu...
son exaltation grandissait, il n’écoutait même plus
les supplications d’Henriette et de Jean,
terrifiés. Et il continuait, dans une fièvre
chaude, abondante en symboles, en images éclatantes.
C’était la partie saine de la France,
la raisonnable, la pondérée, la paysanne, celle qui
était restée le plus près de la terre, qui
supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par
l’empire, détraquée de rêveries et de
jouissances ; et il lui avait ainsi fallu couper
dans sa chair même, avec un arrachement de tout
l’être, sans trop savoir ce qu’elle faisait. Mais
le bain de sang était nécessaire, et de sang
français, l’abominable holocauste, le
sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur.
Désormais, le calvaire était monté jusqu’à la plus
terrifiante des agonies, la nation crucifiée
expiait ses fautes et allait renaître.
–mon vieux Jean, tu es le simple et le
solide... va, va ! Prends la pioche, prends la
truelle ! Et retourne le champ, et rebâtis la
maison ! ... moi, tu as bien fait de m’abattre,
puisque j’étais l’ulcère collé à tes os !
Il délira encore, il voulut se lever, s’accouder
à la fenêtre.
–Paris brûle, rien ne restera... ah ! Cette
flamme qui emporte tout, qui guérit tout, je
l’ai voulue, oui ! Elle fait la bonne
besogne... laissez-moi descendre, laissez-moi
achever l’oeuvre d’humanité et de liberté...
Jean eut toutes les peines du monde à le
remettre au lit, tandis qu’Henriette, en larmes,
lui parlait de leur enfance, le suppliait de se
calmer, au nom de leur adoration. Et, sur Paris
immense, le reflet de braise avait encore
grandi, la mer de flammes semblait gagner les
lointains ténébreux de l’horizon, le ciel était
comme la voûte d’un four géant, chauffé au rouge
clair. Et, dans cette clarté fauve des incendies,
les grosses fumées du ministère des finances,
qui brûlait obstinément depuis l’avant-veille,
sans une flamme, passaient toujours en une
sombre et lente nuée de deuil.
Le lendemain, le samedi, une amélioration brusque se
déclara dans l’état de Maurice : il était beaucoup
plus calme, la fièvre avait diminué ; et ce fut
une grande joie pour Jean, lorsqu’il trouva
Henriette souriante, reprenant le rêve de leur
intimité à trois, dans un avenir de bonheur
encore possible, qu’elle ne voulait pas préciser.
Est-ce que le destin allait faire grâce ? Elle
passait les nuits, elle ne bougeait pas de cette
chambre, où sa douceur active de cendrillon, ses
soins légers et silencieux mettaient comme une
caresse continue. Et, ce soir-là, Jean s’oublia
près de ses amis avec un plaisir étonné
et tremblant. Dans la journée, les troupes avaient
pris Belleville et les buttes-Chaumont. Il n’y
avait plus que le cimetière du père-Lachaise,
transformé en un camp retranché, qui résistât.
Tout lui semblait fini, il affirmait même qu’on
ne fusillait plus personne. Il parla simplement des
troupeaux de prisonniers qu’on dirigeait sur
Versailles. Le matin, le long du quai, il en avait
rencontré un, des hommes en blouse, en paletot, en
manches de chemise, des femmes de tout âge, les
unes avec des masques creusés de furies, les
autres dans la fleur de leur jeunesse, des enfants
âgés de quinze ans à peine, tout un flot roulant
de misère et de révolte, que des soldats poussaient
sous le clair soleil, et que les bourgeois
de Versailles, disait-on, accueillaient avec des
huées, à coups de canne et d’ombrelle.
Mais, le dimanche, Jean fut épouvanté. C’était
le dernier jour de l’exécrable semaine. Dès le
triomphal lever du soleil, par cette limpide
et chaude matinée de jour de fête, il sentit passer
le frisson de l’agonie suprême. On venait
d’apprendre seulement les massacres répétés des
otages, l’archevêque, le curé de la Madeleine
et d’autres fusillés, le mercredi, à la
Roquette, les dominicains d’Arcueil tirés à la
course, comme des lièvres, le jeudi, des
prêtres encore et des gendarmes au nombre de
quarante-sept foudroyés à bout portant, au secteur
de la rue Haxo, le vendredi ; et une fureur de
représailles s’était rallumée, les troupes
exécutaient en masse les derniers prisonniers
qu’elles faisaient. Pendant tout ce beau dimanche,
les feux de peloton ne cessèrent pas, dans la cour
de la caserne Lobau, pleine de râles, de sang
et de fumée. à la Roquette, deux cent vingt-sept
misérables, ramassés au hasard du coup de filet,
furent mitraillés en tas, hachés par les balles. Au
père-Lachaise, bombardé depuis quatre
jours, emporté enfin tombe par tombe, on en jeta
cent quarante-huit contre un mur, dont le plâtre
ruissela de grandes larmes rouges ; et trois d’entre
eux, blessés, s’étant échappés, on les reprit, on
les acheva. Combien de braves gens pour un gredin,
parmi les douze mille malheureux à qui la
commune avait coûté la vie ! L’ordre de cesser
les exécutions était, disait-on, venu de
Versailles. Mais l’on tuait quand même, Thiers
devait rester le légendaire assassin de Paris,
dans sa gloire pure de libérateur du territoire ;
tandis que le maréchal De Mac-Mahon, le vaincu
de Froeschwiller, dont une proclamation couvrait les
murs, annonçant la victoire, n’était plus que
le vainqueur du père-Lachaise. Et Paris
ensoleillé, endimanché, paraissait en fête, une
foule énorme encombrait les rues reconquises, des
promeneurs allaient d’un air de
flânerie heureuse voir les décombres fumants des
incendies, des mères tenant à la main des enfants
rieurs, s’arrêtaient, écoutaient un instant avec
intérêt les fusillades assourdies de la caserne
Lobau.
Le dimanche soir, au déclin du jour, lorsque Jean
monta le sombre escalier de la maison, rue des
orties, un affreux pressentiment lui serrait le
coeur. Il entra, et tout de suite il vit
l’inévitable fin, Maurice mort sur le petit
lit, étouffé par l’hémorragie que Bouroche
redoutait. L’adieu rouge du soleil glissait par la
fenêtre ouverte, deux bougies brûlaient déjà sur la
table, au chevet du lit. Et Henriette, à genoux
dans ses vêtements de veuve qu’elle n’avait pas
quittés, pleurait en silence.
Au bruit, elle leva la tête, elle eut un frisson, à
voir entrer Jean. Lui, éperdu, allait se
précipiter, prendre ses mains, mêler d’une
étreinte sa douleur à la sienne. Mais il sentit
les petites mains tremblantes, tout l’être
frémissant et révolté qui se reculait, qui
s’arrachait, à jamais. N’était-ce pas fini entre
eux, maintenant ? La tombe de Maurice les
séparait, sans fond. Et lui aussi ne put que
tomber à genoux, en sanglotant tout bas.
Pourtant, au bout d’un silence, Henriette parla.
–je tournais le dos, je tenais un bol de bouillon,
quand il a jeté un cri... je n’ai eu que le temps
d’accourir, et il est mort, en m’appelant, en vous
appelant, vous aussi, dans un flot de sang...
son frère, mon dieu ! Son Maurice adoré par delà
la naissance, qui était un autre elle-même,
qu’elle avait élevé, sauvé ! Son unique tendresse,
depuis qu’elle avait vu, à Bazeilles, contre un
mur, le corps de son pauvre Weiss troué de
balles ! La guerre achevait donc de lui
prendre tout son coeur, elle resterait donc seule au
monde, veuve et dépareillée, sans personne qui
l’aimerait !
–ah ! Bon sang ! Cria Jean dans un sanglot, c’est
ma
faute ! ... mon cher petit pour qui j’aurais donné
ma peau, et que je vais massacrer comme une
brute ! ... qu’allons-nous devenir ? Me
pardonnerez-vous jamais ?
Et, à cette minute, leurs yeux se rencontrèrent, et
ils restèrent bouleversés de ce qu’ils pouvaient
enfin y lire nettement. Le passé s’évoquait,
la chambre perdue de Remilly, où ils avaient vécu
des jours si tristes et si doux. Lui, retrouvait
son rêve, d’abord inconscient, ensuite à
peine formulé : la vie là-bas, un mariage, une
petite maison, la culture d’un champ qui
suffirait à nourrir un ménage de braves gens
modestes. Maintenant, c’était un désir
ardent, une certitude aiguë qu’avec une femme
comme elle, si tendre, si active, si brave, la vie
serait devenue une véritable existence de
paradis. Et, elle, qui autrefois n’était pas même
effleurée par ce rêve, dans le don chaste
et ignoré de son coeur, voyait clair à présent,
comprenait tout d’un coup. Ce mariage lointain,
elle-même l’avait voulu alors, sans le savoir. La
graine qui germait avait cheminé sourdement,
elle l’aimait d’amour, ce garçon près duquel
elle n’avait d’abord été que consolée. Et
leurs regards se disaient cela, et ils ne
s’aimaient ouvertement, à cette heure, que pour
l’adieu éternel. Il fallait encore cet affreux
sacrifice, l’arrachement dernier, leur bonheur
possible la veille s’écroulant aujourd’hui
avec le reste, s’en allant avec le flot de sang
qui venait d’emporter leur frère.
Jean se releva, d’un long et pénible effort
des genoux.
–adieu !
Sur le carreau, Henriette restait immobile.
–adieu !
Mais Jean s’était approché du corps de Maurice. Il
le regarda, avec son grand front qui semblait plus
grand, sa longue face mince, ses yeux vides, jadis
un peu fous, où la folie s’était éteinte. Il aurait
bien voulu l’embrasser, son cher petit, comme il
l’avait nommé tant de fois, et il
n’osa pas. Il se voyait couvert de son sang, il
reculait devant l’horreur du destin. Ah !
Quelle mort, sous l’effondrement de tout un
monde ! Au dernier jour, sous les derniers
débris de la commune expirante, il avait donc
fallu cette victime de plus ! Le pauvre être
s’en était allé, affamé de justice, dans la
suprême convulsion du grand rêve noir qu’il avait
fait, cette grandiose et monstrueuse
conception de la vieille société détruite, de
Paris brûlé, du champ retourné et purifié, pour
qu’il y poussât l’idylle d’un nouvel âge d’or.
Jean, plein d’angoisse, se retourna vers
Paris. à cette fin si claire d’un beau
dimanche, le soleil oblique, au ras de l’horizon,
éclairait la ville immense d’une ardente
lueur rouge. On aurait dit un soleil de sang,
sur une mer sans borne. Les vitres des milliers
de fenêtres braisillaient, comme attisées sous des
soufflets invisibles ; les toitures s’embrasaient,
telles que des lits de charbons ; les pans
de murailles jaunes, les hauts monuments, couleur de
rouille, flambaient avec les pétillements de
brusques feux de fagots, dans l’air du soir. Et
n’était-ce pas la gerbe finale, le gigantesque
bouquet de pourpre, Paris entier brûlant ainsi
qu’une fascine géante, une antique forêt sèche,
s’envolant au ciel d’un coup, en un vol de
flammèches et d’étincelles ? Les incendies
continuaient, de grosses fumées rousses montaient
toujours, on entendait une rumeur énorme, peut-être
les derniers râles des fusillés, à la caserne
Lobau, peut-être la joie des femmes
et le rire des enfants, dînant dehors après
l’heureuse promenade, assis aux portes des
marchands de vin. Des maisons et des édifices
saccagés, des rues éventrées, de tant de ruines
et de tant de souffrances, la vie grondait
encore, au milieu du flamboiement de ce royal
coucher d’astre, dans lequel Paris achevait de se
consumer en braise.
Alors, Jean eut une sensation extraordinaire. Il lui
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sembla, dans cette lente tombée du jour, au-dessus
de cette cité en flammes, qu’une aurore déjà se
levait. C’était bien pourtant la fin de tout,
un acharnement du destin, un amas de désastres
tels, que jamais nation n’en avait subi d’aussi
grands : les continuelles défaites, les
provinces perdues, les milliards à payer, la plus
effroyable des guerres civiles noyée sous le
sang, des décombres et des morts à pleins
quartiers, plus d’argent, plus d’honneur, tout un
monde à reconstruire ! Lui-même y laissait
son coeur déchiré, Maurice, Henriette, son
heureuse vie de demain emportée dans l’orage. Et
pourtant, par delà la fournaise, hurlante encore,
la vivace espérance renaissait, au fond du grand
ciel calme, d’une limpidité souveraine. C’était
le rajeunissement certain de l’éternelle
nature, de l’éternelle humanité, le renouveau
promis à qui espère et travaille, l’arbre qui
jette une nouvelle tige puissante, quand on en a
coupé la branche pourrie, dont la sève empoisonnée
jaunissait les feuilles.
Dans un sanglot, Jean répéta :
–adieu !
Henriette ne releva pas la tête, la face cachée
entre ses deux mains jointes.
–adieu !
Le champ ravagé était en friche, la maison brûlée
était par terre ; et Jean, le plus humble et le
plus douloureux, s’en alla, marchant à l’avenir,
à la grande et rude besogne de toute une France
à refaire.