« Le Théâtre des marionnettes de Nohant (Le Temps) » : différence entre les versions

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d'un travail si sobre. Ces gens-là sont nos
maîtres, disait-il, si j'avais à recommencer
 
 
ma vie, j'irais à leur école !
 
Qu'il eut été heureux, notre ami, si le
théâtre des marionnettes eût existé chez
nous à cette époque ! Quels décors il nous
eût faits ! Il ne cessait de dire à Maurice
« Peins à la colle, mon cher enfant,
peins à la colle ! Il n'y a que cela de vrai.
C'est de la peinture par A + B et c'est parceque
nous avons perdu l'A + B de la peinture
à l'huile que le public patauge, quand nous
ne pataugeons pas nous-mêmes. Nous ne savons
plus faire d'élèves, et ce que j'ai appris,
moi, je ne peux pas te l'enseigner. Je l'ai
trouvé trop péniblement, et nous en sommes
tous là il faut tout trouver soi-même, tandis
que les peintres en décor ont encore des lois
qu'ils se transmettent les uns aux autres, et
ces lois-là, c'est le nécessaire, la chose précisément
qui nous manque, et sans laquelle le
génie ne nous sert de rien. Maurice s'est
souvenu et quand, en se jouant, il a essayé
de distribuer de grands sites sur les divers
plans de ses petites toiles, il s'est aperçu de
la difficulté et des {{corr|ressurces|ressources}} du procédé.
Il s'est trompé souvent avant de se rendre
maître des moyens et il a trouvé un
extrême intérêt à faire ce cours rétrospectif
de peinture, en songeant aux paroles de notre
illustre et cher ami, si vraies parfois, si intéressantes
toujours. Je me les rappelais avec
lui, en lui voyant faire l'épreuve décisive de
l'éclairage sur ses essais. Nous avons prolongé
des soirées bien avant dans la nuit, lui travaillant
dans son castello à combiner ses
quinquets, moi assise et jugeant l'effet, à la
distance nécessaire.
 
J'y prenais un vif plaisir. La métamorphose
qui s'opère au feu combiné des rampes est
surprenante, les tons semblent changer, les
reliefs sortir, les profondeurs se creuser, les
transparences s'opérer par magie. Je m'amusais
tant à voir ces jolies toiles révéler leurs
secrets et devenir forêts, monuments, eaux et
montagnes, nageant dans un air factice qui
donnait l'impression du chaud et du froid,
que je priais parfois mon fils de me donner
une représentation de décors. Il en a fait tout
un magasin et comme, suivant la loi voulue,
ils sont tous éclairés du même côté, il pouvait
me composer des aspects nouveaux jusqu'à
l'infini, en plaçant les diverses parties à
leur plan, et mettant les ciels en harmonie
avec le caractère général des sites. Je voyageais
ainsi en rêve et j'y aurais passé ma vie,
car à l'âge où je suis maintenant, le plus
agréable des voyages est celui qu'on peut
faire dans un fauteuil.
 
Sans doute le théâtre de Nohant, peint, machiné,
sculpté, éclairé, composé et récité par
Maurice tout seul, offre un ensemble et une
homogénéité qu'on réaliserait difficilement
ailleurs et qui n'a certainement pas encore son
pendant au monde. Mais la construction et
l'organisation de ces sortes de spectacles n'en
est pas moins la plus réalisable des fantaisies
d'artiste, car on peut s'y employer à plusieurs.
Il nous importait d'établir le fait palpable
que nous avons vu se produire; c'est
qu'un artiste tout seul peut donner un spectacle
complet, même celui d'une féerie à
grand spectacle, à plus grand spectacle que
celui de nos grands théâtres, puisque nous
pouvons y introduire la foule à son vrai plan,
grâce aux personnages de taille graduée<ref>
Certainement, à l'Opéra et aux théâtres de
féerie, on se préoccupe de cette graduation, puisqu'on
place aux second et troisième plans des
grands décors, des figurants femmes et enfants
il est rare que l'effet de cette figuration soit
heureux. Les personnages vivants, si petits qu'on
les choisisse, sont toujours trop grands pour la
distance où l'on est forcé de les mettre. Ils écrasent
le décor et détruisent l'idée de profondeur
et de transparence.
</ref>.
En se bornant à la comédie et aux saynètes,
on peut encore, sans beaucoup de peine, donner
de très jolies soirées; les marionnettes
de M. Lemercier de Neuville ont, m'a-t-on dit,
beaucoup de finesse et d'esprit, et il ne tiendrait
qu'à lui de donner plus de développement
aux moyens matériels que nous venons
d'indiquer et de mettre à la portée de tout
artiste ou amateur doué comme lui de talent
et d'invention.
 
La musique peut eoncourir avec succès au
succès des représentations de marionnettes.
On se rappelle qu'Haydn écrivit et fit exécuter
plusieurs opérettes pour les marionnettes du
prince Esterhazy. Quand on a un orchestre
ou seulement un instrument à son service, la
féerie oule drame prennent un vol plus élevé.
Nous avons souvent de délicieuses improvisations
ou réminiscences bien adaptées par
un charmant violon de nos amis. Quand nous
ne l'avons pas, une boîte de Genève, un orgue
de barbarie, une flûte harmonica font le nécessaire
dans les pièces franchement bouffonnes
l'ouverture de mirlitons avec cymbales
et tambours, est d'autant plus désopilante
et de meilleure préparation au rire, que
chacun joue un air difiérent en charivari.
Certaines pièces, pantomime ou ballet, ne
peuvent se passer de musique. Maurice a fabriqué
une douzaine de personnages classiques
que nous appelons la troupe italienne et
qui fonctionnent d'après un système de son
invention, Arlequin, Pierrot, Cassandre, Scapin,
Polichinelle, Colombine. etc. Ce sont
des marionnettes à jambes et à corps complet
qui marchent, remuent les bras, s'asseoient,
dansent et prennent toutes sortes
d'attitudes gracieuses ou plaisantes sans fils
ni ressorts. Elles agissent comme les Guignols
ordinaires au moyen de la main de l'opérant
cachée sous leurs vêtements. Mais son
bras qui serait vu du public est masqué par
de légères balustrades placées à différents
plans et figurant les terrasses d'un jardin à
l'italienne. Les personnages se meuvent le
long de ces balustrades, les enjambent, s'y
mettent à cheval, s'y couchent ou dansent
en les effleurant, de manière à ce que cette
mince découpure se trouve entre la partie
inférieure de leurs corps et le bras qui les
conduit. C'est un très joli spectacle, applicable
seulement à un genre spécial dont l'esprit
est surtout dans les jambes et les poses
des acteurs. On peut s'en servir dans les intermèdes
ainsi que des saltimbanques et
équilibristes à ressorts mus en dessous.
Mais le véritable esprit des maisonnettes
est comme le nôtre, dans la tête, et le système
des supports permet à celles qui n'ont point
de jambes de se montrer aux deux tiers et
d'étaler le luxe de leurs costumes ce qui
reste caché de leur stature, gêne si peu l'œil
du spectateur qu'on croit les voir entières et
que certaines personnes ne s'aperçoivent
nullement qu'elles n'ont ni pieds ni jambes.
D'autres se lèvent pour voir le terrain où
elles sont censées marcher.
 
Et maintenant que nous avons dit minutieusement
comment ce divertissement ingénieux
est réalisable, voyons un peu quelle est la moralité,
la philosophie, si l'on veut, de la
chose.
 
Nous vivons dans une époque ennuyeuse et
triste. Au lendemain de nos grands-malheurs
publics, nous nous agitons dans la lutte des
partis, beaucoup trop préoccupés de nos intérêts
particuliers ou de nos théories personnelles.
Nous passons les trois quarts de notre vie
à essayer de savoir comment nous vivrons le
lendemain, sous quel régime et dans quelles
conditions. La politique nous rend véritablement
assommants, surtout au fond des provinces,
où l'on parle d'autant plus que la
sphère d'action est plus étroite : paroles perdues,
prévisions inutiles, craintes chimériques,
espérances vaines, théories incomplètes
ou fausses, problèmes insolubles
et toujours mal posés, sotte importance
de la plupart de ceux qui parlent, crédulité
funeste de la plupart de ceux qui
écoutent, temps gaspillé sans résultât, voilà
la vie intellectuelle de ces temps troublés
d'où la sagesse de l'avenir se dégagera quand
même, nous l'espérons bien, et nous l'espérons
même sérieusement aujourd'hui Mais
combien nous marcherions plus vite vers la
solution, si nous. nous occupions dix fois
moins de la définir chacun à notre point de
vue Sans doute la conversation à son heure
et en son lieu est intéressante et profitable.
On comprend une certaine dépense de temps
pour se renseigner et commenter les événements
qui se succèdent afin de les comprendre
autant que possible. Mais comme il serait
bon d'être, sobre de discussion et avare
de dispute Que d'assertions fausses et de
prédictions absurdes, que de vain orgueil et
de niaiseries oiseuses on s'épargnerait Que
de bonnes lectures et de sages réflexions on
porterait au profit de «a cause! Rien ne
s'arrangera plus en ce monde que par
la raison et l'équité, la patience, le savoir,
le dévouement et la modestie. On dit
qu'autrefois l'esprit français était charmant
et on se demande pourquoi la conversation
est devenue chez nous un pugilat. L'esprit de
jadis était trop léger sans doute, puisque l'art
du causeur était d'effleurer sans approfondir,
mais l'esprit d'aujourd'hui est tombé dans
l'excès contraire. Il est lourd comme le pas
de l'éléphant ou menaçant comme celui du
cheval de bataille. Tout ce que l'on évitait
autrefois pour maintenir la bonne harmonie,
on se le jette à la tête à présent avec une
âpreté grossière. C'est que nous sommes une
race d'artistes et que quand notre cerveau
n'est pas rempli de la recherche d'un idéal,
beau ou joli, gai ou dramatique, il s'emballe
dans le noir, l'incongru, le bête
ou le laid. Voilà pourquoi je prêche le
plaisir aux gens de ma race oui, le
plaisir; tous les hommes y ont droit et
tous les hommes en ont besoin: le plaisir
honnête, désintéressé en ce sens qu'il doit
être une communion des intelligences; le
plaisir vrai avec son sens naïf et sympathique,
son modeste enseignement caché sous
le rire ou la fantaisie. Toutes les autres occupations
utiles de l'esprit sont plus sérieuses
et s'appellent étude, recherche, travail, production.
Les grands divertissements publics
sont émouvants ou fatigants. L'amusement
proprement dit est pour chacun de nous un
joli petit idéal .à chercher et à réaliser au
coin de son feu, à la place du jeu où l'on s'étiole
et de la causerie où l'on se dispute quand
on ne dit pas,du mal de tous ses amis. Trouvons
autre chose pour nos. enfants, n'importe
quoi, des comédies, des charades, des lectures
plaisantes et douces, des marionnettes,
des récits, des contes, tout ce que vous voudrez,
mais quelque chose qui nous enlève à
nos passions, à nos intérêts matériels, à nos
rancunes, à ces tristes haines de famille qu'on
appelle questions politiques, religieuses et
philosophiques, et qui ne devraient jamais
être abordées légèrement^ ni traitées sans
compétence suffisante.
Nous finirons cet article par une citation
étendue, c'est-à-dire par une des petites
pièces du théâtre des Marionnettes de Nohant,
qui servira de spécimen du genre. L'auteur
a mis en scène une hallucination à la
fois gracieuse et comique qui ressort naturellement
d'une situation vraie. Même sans
les ornements de l'improvisation et le prestige
de la scène, cette courte fantaisie nous paraît
charmante et propre à donner l'aperçu d'une
manière de préparation condensée qui a son
intérêt et son mérite parfaitement littéraires.
 
GEORGE SAND.
 
Nohant, mars 1876.
 
(Nous donnerons demain la pièée de M. Maurice Sand.)
 
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