« Le Théâtre des marionnettes de Nohant (Le Temps) » : différence entre les versions

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DU 12 MAI 1876<ref>Voir le Temps du 11 mai.</ref>
 
 
 
 
LE THÉÂTRE DES MARIONNETTES
 
 
DE NOHANT}}
 
 
 
Mais ce n'était pas là mon plus grand chagrin.
Je craignais de ne plus reconnaître nos
chers petits personnages quand ils auraient
un buste, Ils étaient nombreux et tous d'un
type excellent, pouvant exprimer les caractères
qui leur sont, confiés; mais quelques-uns
nous étaient particulièrement sympathiques
et nous ne nous faisions pas à l'idée de leur
voir une autre tournure et d'autres attitudes.
Une représentation qui avait pour sujet
la lutte des acteurs épaulés contre ceux qui
ne l'étaient pas encore, donna raison à l'inventeur.
La cuirasse de carton assez courte
par devant et plus courte encore par
derrière, permettait d'animer le personnage
autant que par le passé et de le
laisser reposer sur son support sans qu'il
prît une attitude fâcheuse. Le corps ne
tombait plus comme un parapluie qui se
ferme, les bras ne balottaient plus sur les
flancs avec les mains retournées à l'envers.
Une nouvelle innovation avait fixé l'avant-bras
au corps sous forme de manches aisées
où les doigts, n'entrant plus jusqu'à l'épaule
du personnage, donnaient une apparence de
coude articulé. La marionnette au repos conserve
donc le bras légèrement replié sans
gaucherie et sans efforts. Le support fut d'abord
un ''ressort à boudin''; on y renonça
parce que la souplesse et le tremblement
du corps étaient exagérés le fil de fer formant
seulement trois ou quatre spirales
fut adopté. Il suffit à donner aux personnages
un très léger balancement qui se communique
à ceux qui l'avoisinent et qui fait
merveille à la danse. L'immobilité est donc
supprimée, les gestes ne sont plus convulsifs,
à moins qu'on ne les veuille tels en les
exagérant. On n'a rien perdu de ce qui servait
au burlesque, on a gagné tout ce qu'il
empêchait de se produire. On pourrait jouer
des pièces sérieuses si on en avait envie. On
peut, en tout cas, aborder des situations d'un
réel intérêt, sans qu'un geste déplacé ou une
attitude ridicule les compromettent.
 
L'adresse de l'opérant et son délicat outillage
font le reste, ses personnages portent leurs
sièges pour s'asseoir à la place qui convient,
ils font un lit en scène, ils prennent un flambeau
ou une lampe sur un meuble pour le
mettre sur un autre. Ils servent un repas, ils
se déshabillent et se rhabillent devant le spectateur,
ils ôtent leurs chapeaux et les remettent,
ils se battent en duel, ils valsent et
dansent avec beaucoup de grâce et d'entrain.
En réalité, ils ne prennent rien, l'objet qui
leur est nécessaire leur est présenté au bout
d'une mince tige de fil de fer qui accompagne
leur mouvement et leur permet de le saisir
en apparence avec une seule main, sans que
leurs deux pattes serrées au corps les rendent
ridicules.
 
Et tout ceci est si bien agencé et réglé, que
l'opérant tout seul a pu faire agir les deux
ou trois cents personnages d'une féerie, faire
surgir ou disparaître des forêts, des palais
enchantés, démolir des forteresses, incendier
des villes, voler des génies, des chars de
fées tirés par des colombes, pourfendre des
guivres et des hippogriffes, promener des
navires sur la mer agitée, figurer à distance
des joutes et des tournois dans la proportion
voulue, ramener en un instant ces personnages
agrandis sur la scène, faire passer
des éléphants, des chameaux et des chevaux,
des tigres, des loups et des lions, simuler
une chasse, imiter à lui seul toutes les voix,
tous les airs, tous les bruits, avec une mise
au point parfaite, même les convois de chemins
de fer avec leurs sifflements et le souffle
haletant de la chaudière. Une multitude de
petits objets accrochés autour de lui dans la
partie au théâtre où il se tient debout (''il''
''castello'', terme consacré) lui servent à donner
à ces bruits accessoires une vérité surprenante.
Timbres de plusieurs calibres,
gongs, sifflets, trompettes, cor de chasse,
pluie, vent, tonnerre, grêle, chants d'oiseaux,
grelots, roulement de voitures, vagues qui
déferlent, tout est rendu à point et rien n'est
omis. L'intensité des sons a été étudiée pour
ne pas rompre la proportion qui doit exister
entre ce petit monde fictif et les bruits qui
s'y produisent. Un trop fort roulement de voiture
ou de tonnerre écraserait le décor et les
personnages. L'harmonie savamment établie
dans tous ces détails produit un phénomène
auquel aucun spectateur n'échappe. Au lever
du rideau comme à l'apparition des premiers
personnages, il se rend bien compte qu'il a
affaire à des marionnettes ; mais bientôt il
oublie de comparer leur stature à la sienne.
La demi-obscurité où il est efface les autres
points de comparaison, la vérité de l'action
qui se produit devant lui le saisit au point
qu'il croit et que l'apparition d'une tête humaine
au milieu des personnages, comme il
arrive quelquefois quand l'opérante masqué
se montre en géant ou en ogre, devient
monstrueuse et véritablement effrayante.
On fait aujourd'hui de très jolis jouets d'enfants.
On peut les utiliser en les choisissant
dans la proportion voulue et en les corigeant
si les formes sont défectueuses et l'enluminure
trop crue.
 
On peut en avoir qui se montent comme
une montre et marchent tout seuls. Mais ils
coûtent fort cher et font moins d'effet que
ceux qu'on promène au bout d'une tige à la
hauteur du plan. Les automates n'obéissent
qu'à eux-mêmes et ne font rien d'imprévu.
Les plus vulgaires animaux en bois, corrigés
et repeints, sont préférables. Pour les grands
monstres de la féerie, ce sont des tarasques
comme on les fabriquait jadis en osier pour
les fêtes populaires du Midi. Les nôtres sont
en baleine revêtue d'étoffe, ou mieux encore
en acier; tous nos anciens jupons-cage, si fort
à la mode ces derniers temps, y ont passé et
ont fourni la souple carcasse d'animaux fantastisques
qui sont de véritables objets
d'art.
 
Il s'agissait encore de pouvoir organiser
vite les représentations, car le plaisir est
toujours pris à la volée dans l'existence de
gens qui travaillent sérieusemeut à autre
chose. Le plus long, c'était, à chaque pièce
nouvelle, de déshabiller et de rhabiller les personnages,
cela prenait des heures que nous
n'avions pas toujours à leur service. Il valait
mieux avoir une troupe habillée une fois
pour toutes, sauf les excentricités imprévues.
C'est pourquoi, en l'espace de quelques
jours, Maurice sculptait de temps en temps à
la veillée une vingtaine de personnages nouveaux.
Il y en a maintenant cent vingt-cinq
sans compter les nombreux petits comparses
des différents plans. Ce grand nombre de
types et de costumes est nécessaire. Bien plus
que l'auteur dramatique qui désire trouver,
dans les acteurs qu'on lui propose, les tempéraments
qu'il a rêvés pour ses caractères, le
maître du jeu de marionnettes doit se préoccuper
de l'expression des figures de ses sujets,
de leur regard, de leur sourire, de leur forme
craniale, de leur chevelure, enfin de leur
tempérament particulier, bien plus essentiel
à leur effet que celui de l'acteur vivant. Dès
qu'on sort des masques pétrifiés de l'ancienne
comédie italienne qui n'exprimaient que des
types élémentaires, on rencontre une foule
de nuances dans l'être humain. Ces nuances,
l'habileté du comédien les apprécie plus ou
moins, et il se transforme selon le besoin de
son rôle. Le comédien de bois n'a pas cette ressource.
Il faut qu'il soit, une fois pour
toutes, le type qu'on attend de lui. J'ai vu
souvent Maurice hésiter longtemps entre plusieurs
figures dont aucune ne réalisait l'idée
qu'il s'était faite d'un certain caractère à produire,
et se décider à fabriquer un nouvel acteur
avant de monter sa pièce. Ces cent-vingt-cinq
personnages qui tous ont un nom et
une histoire, surtout les anciens qui, légèrement
retouchés, sont restés nos favoris, se
prêtent à tous les emplois sans jalousie de
métier et sans reculer devant les plus mauvais
rôles, certains d'avoir aflaire à un directeur
intègre qui leur fera prendre leur revanche
à l'occasion. Ils nous sont maintenant
doublement chers depuis qu'ils
charment nos enfants en les instruisant,
car on apprend de tout et partout
quand la substance de l'amusement est bonne
en soi. Nous arrivons à aimer les marionnettes
de Nohant comme nos petites filles aiment
leurs poupées, et, quant à elles, elles
deviennent plus soigneuses et plus maternelles
en voyant ce qu'on peut attribuer et
jusqu'à un certain point communiquer d'esprit,
de grâce et de sentiment à ces êtres
fictifs. Le lendemain d'une représentation, elles
rejouent la pièce dans tous les coins de la
maison et du jardin avec leurs poupées. Elles
les costument, les disposent et les font
parler avec cette mémoire surprenante des
enfants qui saisit de préférence ce qu'on
croyait au-dessus de leur portée. Je me rappelle
combien notre ancienne comédie improvisée
eut de prompts et bons effets
pour éclaircir les idées de nos enfants
d'alors, en débrouillant leur parole et en
les contraignant à suivre le fil d'une logique
serrée dans la fièvre de leur divertissement.
Je crois que c'est là une bonne école
pour l'enfance et la jeunesse, non pas un
fond d'enseignement suffisant par lui-même,
mais le meilleur des exercices pour amener
l'esprit à s'élargir et à vouloir apprendre
mieux pour se manifester davantage.
Examinons maintenant, en racontant toujours,
le côté littéraire de la récitation du
théâtre des marionnettes ainsi perfectionnées
car il y a là une littérature à improviser en
vue des ressources dont un pareil théâtre dispose.
L'opérant qui fait ses pièces et les joue
à lui tout seul, les joue mieux qu'une troupe
de théâtre stylée à interpréter des pensées
qui ne sont pas les siennes. C'est pourtant
la même voix qui parle pour
tous, mais outre que chaque marionnette
accompagne son débit d'attitudes et de
gestes expressifs, l'inflexion et les intentions
parfaitement justes du ''récitant'' donnent
un dialogue d'une clarté complète: il n'est
pas nécessaire qu'il change beaucoup son
diapason chaque personnage a bien, comme
dans la réalité, son intonation et sa prononciation
particulières en rapport avec ses tendances
ou ses prétentions personnelles, mais
il faut bien peu d'effort pour mettre sa, diction
d'accord avec sa figure, son costume et
son rôle. Dans les bonnes troupes de
théâtre la récitation tend toujours à
s'harmoniser et à faire disparaître ce que
la manière personnelle aurait de trop tranché.
Il en est de même pour les marionnettes;
les nuances légères sont plus agréables
que les exagérations d'individualité, et
même elles se prêtent mieux à la clarté du
dialogue. Mais il ne faut pas oublier que le
maître du jeu improvise et qu'il ne débite pas
sa pièce comme un bon lecteur, tranquillement
assis devant son manuscrit avec un
verre d'eau sucrée sous la main. Il a bien son
manuscrit placé sur un léger pupitre mobile,
à moins qu'il ne l'apprenne par coeur et que la
mémoire ne lui fasse jamais défaut; mais
encore cette ressource ne lui suffirait pas s'il
n'était pas doué de la présence d'esprit
nécessaire pour combler des vides inévitables.
La marionnette n'obéit pas à la main
qui la dirige aussi passivement que l'acteur
à la réglementation de la mise en scène. Elle
ne marche pas toute seule, elle ne remue pas
d'elle-même, elle ne se gare pas d'un obstacle;
elle peut s'accrocher à un décor, elle
peut sortir de son support ou du doigt de
l'opérant et s'évanouir hors de propos. Il est
donc fort difficile, sinon impossible, de s'en
tenir à la lettre du texte, et il faut être prêt
à expliquer les accidents. Les vrais acteurs,
quand ces accidents se produisent, ne peuvent
y obvier. J'ai vu les plus spirituels
et les plus intelligents rester court et se
décontenancer en scène quand leur interlocuteur
attendu manquait son entrée.
Cela est tout simple, l'acteur eût-il d'excellentes
idées à son service, n'a pas le droit de
mettre son improvisation à la place du texte.
L'auteur et le public, sans compter la censure,
pourraient lui faire un mauvais parti.
Dans son ''castello'', le maître du jeu de marionnettes
a ses coudées franches, il est seul
responsable. Il dit son propre texte et le modifie
à chaque instant. S'il joue plusieurs fois
la même pièce, il y ajoute les mots plaisants
ou énergiques qui lui viennent ou supprime
ceux qui n'ont pas porté aux représentations
précédentes. Le propre de l'improvisateur est
d'ailleurs de ne pas aimer à se répéter, et s'il
se soumet au canevas, il éprouve le continuel
besoin de changer le dialogue. C'est
même le principal attrait de ce genre de spectacle
sur lequel l'auditeur ne se blase pas. La
forme littéraire propre aux maisonnettes est
donc le canevas écrit avec un dialogue élémentaire
très rapide sur lequel le récitant
peut broder. Quel est en dehors de la scène
l'effet de ce travail à la lecture? Nous avons
voulu le savoir et il nous a paru très original.
En resserrant d'avantage l'action, le texte
nous a été agréable encore. Plus rapide et
plus enlevé que celui qui passe par plusieurs
bouches, ce dialogue concis qui fait contraste
avec les développements de l'improvisation,
apporte un mérite de plus au talent net et solide
de l'auteur.
 
Le grand attrait des marionnettes dans la
vie de campagne, c'est de représenter des
histoires, romans comiques, merveilleux ou
dramatiques en plusieurs soirées. Plus l'histoire
est longue, plus l'esprit s'y attache et
voit avec regret arriver la fin de la série.
L'improvisation permet à l'auteur récitant de
faire de chaque acte un chapitre développé
qui remplit la soirée, ou d'en montrer plusieurs
rapidement enlevés. Me comprendra-t-on
si je dis que ce théâtre est celui des lenteurs
charmantes et que nous préférons ici
l'improvisation étoffée et les détails de réalité
minutieuse, à la charpente sobre et au dialogue
concis qui sont de rigueur au véritable
théâtre? Chaque chose est bonne en son
lieu. La marionnette est bavarde et musarde.
Elle a, quoiqu'on fasse, des gestes courts
et des yeux étonnés qui semblent faire effort
pour comprendre toute chose, et cette naïveté
d'expression est toujours comique ou touchante.
Quand un incident du drame la surprend,
sa stupéfaction est éloquente. Quand
elle a trouvé un moyen d'échapper au danger,
on dirait qu'elle digère son idée et qu'elle demande
au spectateur si elle est bonne. Le
jeu ne doit donc pas se presser, car le personnage
a ses ressources particulières, ses
singularités qui amusent les yeux et calment
les impatiences de l'esprit. Ce qui irriterait
au vrai théâtre, les hors-d'œuvre, les scènes
épisodiques sont ici des flâneries divertissantes
dont nul ne se plaint. Elles rentrent dans la
vérité absolue de la vie, qui est un combat
acharné contre l'empêchement perpétuel.
Avant l'invention des timbres-poste, nous
avions un facteur classique, personnage chantant,
qui apportait la lettre fatale, nœud de
l'intrigue, et qui, pendant que l'acteur en
scène l'ouvrait « d'une main tremblante » et
s'efforçait de la déchiffrer, rentrait dix fois
pour réclamer le port et raconter ses peines
de cœur. Certain tailleur bègue arrivait aussi
pour réclamer sa note au moment où le héros
partait pour le bal ou pour le duel. Tous
ces incidents étaient tellement acceptés qu'aux
moments les plus intéressants de l'action, on
partageait avec angoisse les souffrances, de
l'acteur sans songer à s'en prendre aux fantaisies
du récitant.
 
Se servir de ses avantages et n'en pas abuser,
c'est la science du ''maître de jeu''; lorsqu'il
s'en sert bien, la fiction prend une couleur
de vitalité frappante. Un de nos amis,
auteur dramatique d'un ordre supérieur, assista
un jour à une pièce militaire du répertoire,
et son attention n'eut pas un sourire,
nous pensions qu'il s'ennuyait d'un passe-temps
si léger. Le lendemain, il nous dit « Je
n'ai pas dormi de la nuit et je ne voudrais
pas voir souvent ce théâtre. Il m'a bouleversé,
il m'a fait douter de l'art; je me
suis demandé ce que valaient nos conventions,
à côté de ce dialogue libre,
vulgaire, rompu ou renoué comme dans
la réalité, de ces expressions spontanées
si bien appropriées à la situation, de ce pêle-mêle
d'entrées et de sorties, ingénieux résumé
de l'agitation et du tumulte. J'ai oublié
absolument hier soir que je voyais des marionnettes
je me suis cru dans la forêt de
l'Argonne, attelant précipitamment le cheval
de la vivandière, me couchant comme le
jeune conscrit pour éviter les coups de fusil,
m'intéressant avec passion aux morts et aux
blessés, et ne me souciant plus de la fiction
littéraire que j'étais hors d'état de juger, tant
elle me tenait par les entrailles. Je me
questionne en vain pour savoir ce qui m'a
tant ému. Est-ce le résultat de l'absence d'art
ou la vision d'un art nouveau qui essaie d'éclore,
ou enfin d'un art consommé que je ne
connais pas ? »
 
Jamais pareil honneur n'avait été fait à nos
marionnettes, d'autant plus qu'à cette époque,
elles étaient bien loin d'avoir accompli
les progrès matériels dont elles disposent
maintenant. Mon fils n'accepta ni l'idée trop
flatteuse d'avoir créé un art nouveau, ni celle
trop sévère de s'être soustrait à toute notion
d'art. Il disait ce que je pense aussi de cette
manière de traduire le mouvement de la vie;
c'est la recherche d'une convention très bien
réglée qu'on ne voit pas, l'''operante'' dans son
étroit ''castello'' invisible ignoré supprimé
pour ainsi dire, a toute sa pensée
parfaitement libre de préoccupation extérieure.
Au bout de ses mains élevées au-dessus
de sa tête, il fait mouvoir un monde qui
réalise et personnifie les émotions qui lui
viennent. Il voit ces personnages qui lui
parlent de près, et qui, de sa main droite,
demandent impérieusement une réponse à sa
main gauche. Il faut qu'il reste court ou qu'il
s'enfièvre, et, une fois enfiévré, il se sent
lucide, parce que ses fictions ont pris corps
et parlent pour ainsi dire d'elles-mêmes. Ce
sont des êtres qui vivent de sa vie et qui lui
en demandent une dépense complète sous
peine de s'éteindre et de se pétrifier au bout
de ses doigts. Il faut qu'elles disent et fassent
ce qui est dans leur nature. Ce ne sont pas
des rôles bien écrits qu'elles exigent, ce ne
sont pas des fioritures littéraires, ni des expressions
triées sur le volet ce sont des raisons
qui portent, c'est le parce que de toutes
leurs actions et le pourquoi de leur situation.
Les paroles les plus ingénieuses ne masqueraient
pas les invraisemblances du caractère
quand c'est une statuette et non un être humain
qui agit. On lui demanderait pourquoi
elle a pris cette figure et endossé ce costume
si ce n'est pour aller au fait et saisir la
vérité.
 
Dans le fantastique, chose singulière, l'effet
contraire se produit. Le personnage est d'autant
plus dans le rêve que sa stature invraisemblable
et sa figure immobile le mettent
en dehors de la réalité. La féerie fait ici agir
et parler des êtres impossibles, même des
choses inanimées, comme dans Jouets et
Mystères, un spécimen du répertoire de Maurice
que nous allons reproduire, et où l'apparition
d'un ballet de balais nous a fait l'effet
d'une hallucination, qui, du principal personnage
de la pièce, se communiquait à nous-mêmes.
 
J'ai engagé l'auteur, à recopier ses canevas,
lisibles pour lui seul, et à les publier. Ce ne
sont pas de simples scénarios; ils comportent
comme je l'ai dit, un dialogue net et serré,
dont il se sert quand bon lui semble, et qui
serait suffisant pour un maître de jeu, c'est-à-dire
pour toute personne adroite de ses
mains qui aurait des Guignols à sa disposition
et voudrait leur faire représenter une pièce
au pied levé. C'est, je le répète, un amusement
de famille ou d'intimité qui a sa valeur
dans la vie générale dont la culture intellectuelle
doit être le but. Plaisirs d'enfants si l'on
veut, mais plaisirs d'artistes comme tous ceux
qut recherche l'esprit français, amoureux de
la fiction dans tous les genres.
 
L'art du décorateur trouve aussi sa part dans
ce divertissement et pour qui s'occupe ou veut
s'occuper de peinture, la détrempe est le meilleur
apprentissage qu'on puisse faire. Ce
n'est pas un art secondaire commepourraient
le croire les gens superficiels. C'est l'art
type au contraire, l'art' mathématique le
grand art exact dans ses procédés, sûr dans
ses résultats. Le peintre en décors doit connaître
la perspective assez parfaitement pour
savoir tricher avec elle sans que l'œil s'en
aperçoive. Il doit connaître aussi d'une façon
mathématique la valeur relative et l'association
nécessaire des tons qu'il emploie. Ce
que ces tons doivent perdre ou gagner aux
lumières, c'est une question de métier, mais
ici le métier n'est pas tout. Il faut être
aussi bien doué que savant pour donner
à ces grands tableaux praticables l'aspect
de la nature. Les maîtres décorateurs de nos
théâtres sont donc en général d'éminents artistes,
et Delacroix les tenait en haute estime.
Dans ses jours de paradoxes féconds en enseignements,
il les plaçait au-dessus de lui-même.
Ces gens-là, disait-il, savent ce que
l'on ne nous apprend jamais, ce que nous ne
trouvons qu'après de longs tâtonnements et
bien des jours de désespoir. Nous nous battons
contre la vérité avant de la saisir, et
eux, sans en chercher si long, ils y arrivent
par la science exacte de leur art.
 
Delacroix, je m'en souviens, allait plus loin
encore. Il avait pour les papiers peints dont
on décore les appartements, une admiration
enfantine, et je l'ai vu s'extasier devant des
scènes militaires reproduisant des tableaux
connus, sur des papiers de salles d'auberge
ou de cabaret. Devant ces reliefs habilement
enlevés et ces rudes effets si simplement obtenus,
il s'écriait que ces copies naïves étaient
plus savantes et plus dans les lois de l'art
vrai, que les tableaux qu'elles reproduisent.
À un certain point de vue, il avait raison. Je
l'ai vu, chez nous, faire des bouquets de
fleurs, les arranger à sa guise et les peindre
hardiment et largement pour en saisir les
tons et en comprendre ce qu'il appelait l'architecture.
Cet homme du monde si fin, si réservé,
si porté à railler les artistes exubérants
(les artistes chevelus d'alors), ne
travaillait guère sans fièvre et sans expansion
vibrante « Ces fleurs me rendront
fou disait-il. Elles m'éblouissent,
elles m'aveuglent. Je ne peux pas me
décider à les éteindre, tant je suis amoureux
de leur fraîcheur et de leur éclat. Il faut
pourtant que j'en sacrifie les trois quarts pour
les mettre à leur plan et faire sortir de la
toile celles qui viennent à moi. « J'avais alors
de nombreux échantillons de papiers peints,
que je m'étais procurés pour les imiter en tapisserie.
Il s'extasiait devant ces échantillons,
devant ces bouquets, ces semis et ces
guirlandes de fleurs d'un effet si puissant et
d'un travail si sobre. Ces gens-là sont nos
maîtres, disait-il, si j'avais à recommencer
 
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