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PERSONNAGES

Armand Duval

George Duval, père d'Armand.

Gaston Rieux

Saint-Gaudens

Gustave

Le compte de Giray

Arthur de Varville

Le docteur

un commissionnaire

Domestiques

Marguerite Gauthier

Nichette

Prudence

Nanine

Olympe

Arthur

Esther

Anais

Adèle

Si jamais artistes ont eu droit à la reconnaissance d'un auteur, ce sont bien certainement ceux que j'ai eu le bonheur d'avoir pour interprètes dans la Dame aux Camélias. Du reste, je ne fais que répéter ici avec toute ma reconnaissance ce que le public a prouvé avec enthousiasme, ce que la presse a confirmé avec sincérité.

Merci donc : A M me Doche qui s'est incarné le rôle de telle façon que son nom est à jamais inséparable du titre de la pièce. Il fallait toute la distinction, toute la grâce, toute la fantaisie qu'elle a montrées sans efforts pour que le type difficile et franc de Marguerite Gauthier fût accepté sans discussion. Rien qu'en voyant paraître l'actrice, la salle s'est sentie prête à tout par- donner à l'héroïne. Je ne crois pas qu'une autre personne, à quelque théâtre qu'elle appartînt et quelque talent qu'elle eût, eût réuni, comme elle l'a fait, toutes les sympathies au- tour de cette création exceptionnelle. Gaieté fine, élégante, nerveuse, abandon familier, câlineries mélancoliques, dévoue- ment, passion, douleur, résignation, toutes les délicates études de la vie qu'elle avait à peindre, toutes les phases par les- quelles le cœur de la femme peut passer, le calme, la sérénité, la pudeur dans la mort qui devait racheter en une minute le souvenir de cette vie, M me Doche a eu tout cela, c'est- à-dire toute l'âme du rôle, sans compter la jeunesse, l'éclat, la beauté, l'élégance qui le complétaient physiquement et qui en étaient le corps et la plastique indispensables. Il n'y a pas eu un conseil à lui donner, pas une observation à lui faire ; c'est au point qu'après lui avoir vu jouer le rôle de cette façon, je me demande si ce n'est pas elle qui l'a écrit. Une pareille artiste n'est plus une interprète, c'est un collaborateur.

Merci à Fechter. Que dirai-je de lui , que tout le monde ne dise et ne sache ? Fechter est l'artiste jeune, ardent, enthousiaste, entraînant par excellence. Quelle variété dans le talent, quelle habileté simple dans la composition, quelle exécution merveilleuse, saisissante, électrique ! Que ce soit dans Mauvais Cœur, à l'Ambigu, dans les Frères Corses, au Théâtre-Historique, dans Claudie, à la Porte-Saint-Martin, dans Hortense de Cerny ou dans la Dame aux Camélias, au Vaudeville, il est toujours l'homme du rôle d'abord ; puis, ces

— G —

inspirations heureuses, inattendues, qui enlèvent toute une salle et qui sont le cachet des grands artistes, donnent tout à coup au personnage des allures et des proportions que l'au- teur lui-même, avec toutes ses ambitions, n'avait pas soup- çonnées. L'illusion est complète dans la Dame aux Camé- lias; ce n'est plus un artiste qui joue, c'est l'homme pris sur le fait. Fechter a le geste, le regard, la voix de nos émotions les plus intimes, de nos passions les plus fréquentes. 11 est lui, il est nous. Pour ce drame où j'ai tâché que la rampe disparût et que le spectateur fût en communication directe avec les personnages, pour cette étude où j'ai voulu que toute une génération se retrouvât vivante, jusque dans ses erreurs, ot aurais-je trouvé un complice plus sûr que Fechter, jeune pas l'âge, mûr par le talent ? J'ai du bonheur, je dois l'avouer ; je cherche, et je me demande en vain qui aurait donné à Armand Duval la poésie convaincante, la jalousie noble, les suscepti- bilités indescriptibles, le naturel, l'effroi dont il a nuancé les trois premiers actes. Quant à l'emportement du quatrième, à la fin duquel la salie entière s'est levée pour l'acclamer et le rappeler, lui et M me Doche, si je n'étais si content d'avoir fait la pièce, je voudrais qu'elle fût d'un autre pour pouvoir dire de Fechter tout ce qui doit être dit à ce sujet. Son cœur battait dans toute la salle. Au cinquième acte, il a trouvé la note la plus navrante de la douleur humaine. Heureux le con- frère qui lui fera son prochain rôle ! Heureux moi qui, public à mon tour, irai l'entendre et battre des mains !

Merci à Mme Astruc. Composer, exécuter ainsi un pareil rôle qui consiste à escompter en pièces de vingt francs les impres- sions de la jeunesse des autres, et à louvoyer dans un monde à part, à un âge mitoyen, entre toutes sortes de nécessités à exploiter et de petits services à rendre, à ne toucher au cœur que par le point où il touche à la poche, c'était difficile, con- venons-en. Il fallait le talent robuste d'une artiste consommée. Ce talent, Mme Astruc Ta eu et l'aura pour tous ceux de mes nouveaux confrères qui, comme moi, auront la bonne idée de lui demander son concours.

Il y a dans cette pièce un type, celui du jeune homme dés- œuvré, bon garçon, vivant le cœur à l'air et la bourse ouverte. Ce type, Luguêt se l'est assimilé d'une façon merveilleuse. Rien de plus charmant que ce débraillé de bon goût, rien de plus touchant que ce garde-malade du cinquième acte :Luguet est tout bonnement un grand artiste. L'homme, qui à la fin d'un rôle gai, trouve le regard qu'il jette sur Marguerite morte, e( qui, personnage secondaire, met ainsi sa douleur silencieuse au premier plan, est un talent sérieux et plein d'avenir. Merci à lui et de tout mon cœur.

— Y

Dans un personnage qui ne fait que traverser la pièce et elle a bien voulu se charger, Mlle Worms a mis la grâce, le charme de voix, la cordialité jeune et franche, le sentiment délicat et distingué que nous avons si souvent admiré au Théâ- tre-Français. Mlle Worms méritait un plus long rôle. En en- tendant cette voix fraîche et sympathique, le public a oublié que Nichette n'avait peut-être pas tout à fait droit à la cou- ronne blanche des mariées véritables, il s'est laissé tricher par l'artiste et il a encore remercié celle qui lui gagnait sa sym- pathie.

Je suis très-reconnaissant à M. Dolannoy d'avoir accepté le rôle où il a trouvé les larmes et le pathétique, que l'on croyait incompatibles avec ses joyeuses créations du passé. Ce sera une lois de plus la preuve qu'il ne faut pas spécialiser les ta- lents, surtout au théâtre.

Le rôle de Gustave avait besoin de tenue, de distinction, de jeunesse et de verve. M. Lagrange a eu toutes les qualités qu'il fallait.

Je contracte une dette vis-à-vis de M Irma Granier, et j'espère pouvoir la payer un jour, en demandant un appui au jeu alerte et spirituel de cette jeune artiste.

Melle Glary a quitté les ingénuités pour un rôle qui n'est rien moins qu'ingénu, je l'en remercie; et, du reste, elle a prouvé par la scène du souper au premier acte, par l'entrain qu'elle y a mis, par la grâce dont elle l'a entourée, une intelligence applicable à tous les emplois.

Gil Perez a été étourdissant. Je rêvais ce type de vieux jeune, mais je n'espérais pas le trouver. Rendons à César ce qui appar- tient à César. Perez a fait son rôle, qui n'était qu'indiqué. Si tous les artistes étaient comme lui, il n'y aurait plus besoin d'au- teurs : les pièces se feraient toutes seules.

M. Allie, dans le rôle difficile du comte, de l'homme du monde jeune, insoucieux, de bonne famille, en contact d'amour mon- nayé avec la femme du hasard, a eu toute la dignité, toute l'élégance, tout le scepticisme, je dirai même toute la philo- sophie dont le rôle avait besoin.

M. Dupuis, d'un rôle ingrat, a su faire une figure, et, dans les deux faces bien tranchées de ce rôle, a mis des effets réels.

Mlle Clorinde porte gaillardement le costume d'Arthur et lance avec esprit les quelques mots qu'elle a à dire.

Oh ! je n'oublierai pas M. Roger, le commissionnaire du qua- trième acte, la fatalité à vingt sous la course ; sa voix ferme, bien notée, entre sans effort dans l'harmonie de la scène. Il est rare de trouver une si grande intelligence pour un si petit rôle.

— 8 -

Si j'ai gardé pour la fin Hippolyte Worms, qui a bien voulu se charger du rôle du docteur, j'ai mes raisons : il me fallait de la place. J'ai à le remercier trois fois.

La première, parce qu'il a accepté ce rôle, qu'il a tenu avec une dignité parfaite.

La seconde, parce que c'est à lui que je dois que la pièce ait été reçue au Vaudeville. C'est lui qui, après la fermeture du Théâtre-Historique, où la Dame aux Camélias devait être re- présentée, s'est fait franchement l'apologiste de mon drame, Va fait lire et recevoir au directeur du Vaudeville.

La troisième raison, c'est qu'il a mis cette pièce en scène d'une façon remarquable, d'autant plus remarquable, que tout est intimité d'un bout à l'autre, et qu'il a fallu trouver de la variété dans une chose uniforme.

Enfin, merci à Bouffé, dont la conviction à l'endroit de cette pièce n'a pas été ébranlée un seul instant ni par les obstacles matériels, ni par l'opposition systématique que nous avons eu à combattre à la censure, et que M. le comte de Morny a tran- chée si résolument.

M. Montaubry, le chef d'orchestre , a animé la scène du souper d'une ronde vigoureuse, originale, facile, et. avec une habileté pleine de sentiment, a fait revenir, au dernier acte, au moment de la mort de Marguerite, ce motif gai, comme un souvenir constant de la vie folle qui s'exhalait.

Merci à tout le monde, enfin, car il est impossible de trou- ver plus de confiance dans l'ouvrage, plus de conscience et de patience dans l'étude, plus de talent dans les artistes, plus de sympathie et plus d'encouragement dans le public.

J'ai l'air d'avoir dit beaucoup, eh bien ! ce que j'ai dit n'est rien, à côté de ce que je pense,

A. DUMAS fils,

8 février 1852. 

ACTE I

Boudoir de Marguerite. — Une porte au fond. — A droite, une cheminée. — A gauche, une croisée. — Entre la porte du fond et la porte de gauche, une porte ouverte qui laisse voir une table avec candélabres. — A droite, entre la cheminée et la porte du fond, une autre porte. — tables, fauteuils et chaises.


Scène I


nanine, travaillant, varville, assis à la cheminée.

varville

On a sonné Nanine.

nanine

Valentin ira ouvrir.

varville

C’est Marguerite, sans doute.

nanine

Pas encore; elle ne doit rentrer qu'à dix heures et demie, et il est à peine dix heures... Tiens, c'est Mlle Nichette.


Scène II

les mêmes, nichette

nichette, ouvrant la porte et n’entrant qu’à demi

Marguerite n’est pas là ?

nanine

Non, mademoiselle. Vous vouliez la voir ?

nichette

Je passais devant sa porte, et je montais pour lui dire bonsoir; mais puisqu'elle n'y est pas, je m'en vais.

nanine

Attendez-la un peu, elle va rentrer.

nichette

Je n’ai pas le temps. Gustave est en bas… Elle va bien ?

nanine

Toujours de même.

nichette

Avez-vous fait le petit paquet que je vous avez priée de faire ?

nanine

Oui. Est-ce que vous allez l’emporter ?

nichette

Pourquoi pas ?

nanine

Je vous l’enverrai, pour vous épargner cette peine.

nichette

A quoi bon ?

nanine

Le fait est qu’il n’est pas gros.

nichette

Dites à Marguerite que je viendrai la voir ces jours-ci, et que je l'embrasse. Adieu, Nanine adieu, monsieur.

Elle salue et sort


Scène III

nanine, varville

varville

Qu’est-ce que c’est que cette jeune fille ?

nanine

C’est Mlle Nichette.

varville

Nichette, c'est un nom de chatte, ce n'est pas un nom de femme.

nanine

Aussi est-ce un surnom , et l'appelle-t-on ainsi parce qu'avec ses cheveux frisés elle a une petite tête de chatte. Elle a été camarade de madame, dans le magasin où madame était autrefois.

varville

Marguerite a donc été dans un magasin ?

nanine

Elle a été lingère.

varville

Tiens !

nanine

Vous l'ignoriez? Elle ne s'en cache pourtant pas.

varville

Elle est jolie cette petite Nichette.

nanine

Et sage !

varville

Mais ce M. Gustave?

nanine

Quel M. Gustave?

varville

Dont parlait Mlle Nichette, et qui l'attendait en bas.

nanine

C'est son mari.

varville

C'est M. Nichette?

nanine

Il n'est pas encore son mari, mais il le sera.

varville

En un mot, c'est son amant. Bien, bien... elle est sage, mais elle a un amant.

nanine

Qui n'aime qu'elle, comme elle n'aime et n'a jamais aimé que lui, et qui l'épousera, c'est moi qui vous le dis. Mlle Nichette est une très-honnête fille.

varville

se levant et venant à nanine.

Après tout, peu m'importe. Décidément, mes affaires n'avancent pas ici.

nanine

Pas le moins du monde.

varville

Il faut avouer que Marguerite...

nanine

Quoi?

varville

A une drôle d'idée de recevoir toujours M. de Mauriac, lui ne doit pas être amusant.

nanine

Pauvre homme! c'est son seul bonheur... Il est son père... ou à peu près.

varville

Ah! oui... il y a une histoire très pathétique là-dessus, malheureusement...

nanine

Malheureusement?

varville

Je n'y crois pas.

nanine, se levant

Écoutez, monsieur de Varville, il y a peut-être bien des choses vraies à dire sur le compte de madame, mais c'est une raison de plus pour ne pas dire celles qui ne le sont pas. Or, voici ce que je puis vous affirmer, car je l'ai vu, de mes propres yeux vu, et Dieu sait que madame ne m'a pas fait la leçon, puisqu'elle n'a aucune raison de vous tromper, et ne tient ni à être bien, ni à être mal avec vous. Je puis donc affirmer qu'il y a deux ans, madame, après la maladie qu'elle venait de faire, est allée aux eaux pour achever de se rétablir. Je l'accompagnais. Parmi les malades de la maison des bains, il y avait une jeune fille à peu près de son âge, atteinte de la même maladie qu'elle, seulement atteinte au troisième degré, et lui ressemblant comme une sœur jumelle. Cette jeune fille, c'était Mlle de Mauriac, la fille du duc.

varville

Mlle de Mauriac mourut.

nanine

Oui.

varville

Et le duc, désespéré, retrouvant dans les traits, dans l'âge, et jusque dans la maladie de Marguerite, l'image de sa fille, la supplia de le recevoir et de lui permettre de l'aimer comme son enfant. Alors Marguerite lui avoua sa position.

nanine

Car madame ne ment jamais.

varville

Naturellement. Et comme Marguerite ne ressemblait pas à Mlle de Mauriac autant au moral qu'au physique, le duc lui promit tout ce qu'elle voudrait, si elle consentait à changer d'existence, ce à quoi s'engagea Marguerite, — qui, naturellement encore, de retour à Paris, se garda de tenir parole; et le duc... comme elle ne lui rendait que la moitié de son bonheur, a retranché la moitié du revenu; si bien qu'aujourd'hui elle a 50,000 fr. de dettes.

nanine

Que vous offrez de payer. Malheureusement, on aime mieux devoir de l'argent à d'autres, que de vous devoir de là reconnaissance à vous.

varville

D'autant plus que M. le comte de Giray est là.

nanine

Vous êtes insupportable. Tout ce que je puis vous dire, c'est que l'histoire du duc est réelle, je vous en donne ma parole. Quant au comte, c'est un ami.

varville

Prononcez donc bien.

nanine

Oui, un ami! Quelle mauvaise langue vous êtes! — Mais on sonne. C'est madame. Faut-il lui répéter tout ce que vous avez dit?

varville, lui donnant la bourse.

Non, Nanine.

nanine, prenant la bourse.

Vous mériteriez que je ne prisse pas cette bourse.


Scène IV

les mêmes, marguerite

marguerite, à Nanine

Va dire qu'on nous fasse à souper ; Olympe et Saint-Gaudens vont venir... je les ai rencontrés à l'Opéra.

A Varville.

Vous voilà, vous ?

Elle va s'asseoir à la cheminée.

varville

Est-ce que ma destinée n'est pas de vous attendre?

marguerite

Mais, est-ce que ma destinée à moi est de vous voir ?

varville

Jusqu'à ce que vous me défendiez votre porte, je viendrai.

marguerite

En effet, je ne peux pas rentrer une fois sans vous trouver là. Qu'est-ce que vous avez encore à me dire?

varville

Vous le savez bien.

marguerite

Bah ! toujours la même chose ; vous êtes monotone, Varville.

varville

Est-ce ma faute, si je vous aime !

marguerite

Ah la bonne raison! Mon cher, s'il me fallait écouter tous ceux qui m'aiment, je n'aurais seulement pas le temps de dîner. Pour la centième fois, je vous le répète, mon cher Varville, vous n'arriverez à rien. Je vous laisse venir ici à toute heure, entrer quand je suis là, m'attendre quand je suis sortie, je ne sais pas trop pourquoi ; mais si vous devez me parler sans cesse de votre amour, je vous consigne.

varville

Cependant, Marguerite, l'année passée, à Bagnères, vous m'aviez donné quelque espoir.

marguerite

Ah mon cher, c'était à Bagnères, j'étais malade, je m'ennuyais... Ici, ce n'est pas la même chose, je me porte mieux, et je ne m'ennuie plus.

varville

Je conçois que lorsqu'on est aimé du duc de Mauriac...

marguerite

Imbécile !

varville

Et qu'on aime M. de Giray... .

marguerite

Je suis libre d'aimer qui je veux, cela ne regarde personne, vous moins que tout autre; et si vous n'avez pas autre chose à dire, je vous le répète, allez-vous-en.

Varville se promène

Vous ne voulez pas vous en aller ?

varville

Non!

marguerite

Alors, mettez-vous au piano ; le piano, c'est votre seule qualité.

varville

Que faut-il jouer ?

Nanine rentre.

marguerite

Ce que vous voudrez.


Scène V

les mêmes, nanine

marguerite

Tu as commandé le souper ?

nanine

Oui, madame.

marguerite

Qu'est-ce que vous jouez là, Varville ?

varville

Une rêverie de Rosellen.

marguerite

C'est très-joli!...

varville

Écoutez, Marguerite, j'ai quatre-vingt mille francs de rentes.

marguerite

Et moi, j'en ai cent.

varville

Marguerite, vous me rendrez fou !

marguerite, à Nanine.

As-tu vu Prudence?

nanine

Oui, madame.

marguerite

Elle viendra ce soir?

nanine

Oui, madame, en rentrant. Mlle Nichette est venue aussi.

marguerite

Chère petite ! J'irai la voir demain. Il vaut mieux que j'aille chez elle que de la laisser venir ici.

nanine

Le docteur est venu.

marguerite

Qu'a-t-il dit?

nanine

II a recommandé que madame se reposât.

marguerite

Ce bon docteur ! Est-ce tout ?

nanine

Non, madame ; on a apporté un bouquet.

varville

De ma part.

marguerite, le prenant.

Roses et lilas blanc. Mets ce bouquet dans ta chambre , Nanine.

varville, cessant de jouer du piano.

Vous n'en voulez pas ?

marguerite

Comment m'appelle-t-on ?

varville

Marguerite Gautier.

marguerite

Et quel surnom m'a-t-on donné encore?

varville

Celui de la Dame aux camélias.

marguerite

Pourquoi?

varville

Parce que vous ne portez jamais que ces fleurs.

marguerite

Ce qui veut dire que je n'aime que celles-là , et qu'il est inutile de m'en envoyer d'autres. Si vous croyez que je ferai une exception pour vous, vous avez tort. Les parfums me rendent malade. Emporte ce bouquet.

varville

Je n'ai pas de bonheur. Adieu, Marguerite.

marguerite

Adieu!


Scène VI

les mêmes, olympe, saint-gaudens, nanine

nanine, rentrant.

Madame, voici Mlle Olympe et M. Saint-Gaudens.

marguerite

Arrive donc, Olympe, j'ai cru que tu ne viendrais plus.

olympe

C'est la faute de Saint-Gaudens.

saint-gaudens

C'est toujours ma faute. Bonjour, Varville.

varville

Bonjour, cher ami.

saint-gaudens

Vous soupez avec nous ?

marguerite

Non.

saint-gaudens, à Marguerite

Et vous, chère petite, comment allez-vous?

marguerite

Très-bien.

saint-gaudens

Allons, tant mieux! va-t-on s'amuser ici ?

olympe

On s'amuse toujours où vous êtes.

saint-gaudens

Méchante ! Ah ! ce cher Varville, qui ne soupe pas avec nous, cela me fait une peine affreuse.

A Marguerite.

En passant devant la Maison d'Or, j'ai dit qu'on apporte des huîtres et un certain Champagne qu'on ne donne qu'à moi. Il est parfait... Il est parfait.

olympe

Et Prudence, va-t-elle venir?

marguerite

Oui.

olympe, bas à Marguerite.

Pourquoi n'as-tu pas invité Edmond?

marguerite

Pourquoi ne l'as-tu pas amené ?

olympe

Et Saint-Gaudens !

marguerite

Est-ce qu'il n'y est pas habitué ?

olympe

Pas encore, ma chère; à son âge on prend si difficilement une habitude, et surtout une bonne.

marguerite, appelant Nanine.

Le souper doit être prêt.

nanine

Dans cinq minutes, madame. Où faudra-t-il servir? dans la salle à manger?

marguerite

Non, ici, nous serons mieux.— Eh bien Varville, vous n'êtes pas encore parti ?

varville

Je pars.

marguerite, à la fenêtre, appelant.

Prudence !

olympe

Prudence demeure donc en face ?

marguerite

Elle demeure même dans la maison, tu le sais bien ; presque toutes nos fenêtres correspondent. Nous ne sommes séparées que par une petite cour c‘est très-commode, quand j'ai besoin d'elle.

saint-gaudens

Ah çà ! qu'est-ce qu'elle fait, Prudence ?

olympe

Elle est modiste.

marguerite

Et il n'y a que moi qui lui achète des chapeaux.

olympe

Que tu ne mets jamais.

marguerite

C'est bien assez de les acheter, ils sont affreux ; mais ce n'est pas une mauvaise femme, et elle a besoin d'argent.

Appelant.

Prudence !

prudence, du dehors.

Me voilà !

marguerite

Pourquoi ne venez-vous pas, puisque vous êtes rentrée ?

prudence

Je ne puis pas.

marguerite

Qui vous en empêche?

prudence

J'ai deux jeunes gens chez moi , ils m'ont invitée à souper.

marguerite

Eh bien ! amenez-les souper ici, cela reviendra au même. Comment les nomme-t-on ?

prudence

Il y en a un que vous connaissez, Gaston Rieux.

marguerite

Oui, je le connais. Et l'autre ?

prudence

L'autre est son ami.

marguerite

Cela suffît; alors, arrivez vite... Il fait froid ce soir...

Elle tousse un peu. — A Olympe, en venant s'asseoir à côté d'elle.

Et tu vas bien, toi ?

olympe

Mais oui.

marguerite

Varville, mettez donc du bois au feu, on gèle ici ; rendez vous utile, au moins, puisque vous ne pouvez pas être agréable,

Varville, s'accroupit devant la cheminée et fait du feu.

Scène VII

les mêmes, gaston, armand, prudence, un domestique

le domestique, annonçant.

M. Gaston Rieux, M. Armand Du val, Mme Duvernoy.

olympe

Quel genre ! Voilà comme on annonce ici.

prudence

Je croyais qu'il y avait du monde.

saint-gaudens

Voilà madame Duvernoy qui commence ses politesses.

gaston

Comment allez-vous, madame?

marguerite

Bien, et vous, monsieur?

prudence

Ah ! comme on se parle ici !

marguerite

Gaston est devenu un homme comme il faut; et d'ailleurs, Eugénie m'arracherait les yeux, si nous nous parlions autrement.

gaston

Les mains d'Eugénie sont trop petites et vos yeux sont trop grands.

prudence

Assez de marivaudage. Ma chère Marguerite, permettez-moi de vous présenter M. Armand Duval.

marguerite

Faut-il que je me lève?

armand

Non, madame, c'est inutile.

prudence

L'homme de Paris, qui est le plus amoureux de vous.

marguerite, à Prudence

Dites qu'on mette deux couverts de plus, alors; car je crois que cet amour-là n'empêchera pas monsieur de souper.

Elle tend sa main à Armand qui baise cette main et s'incline.

saint-gaudens, à Gaston qui est venu au-devant de lui.

Ah ! ce cher Gaston ! Que je suis aise de le voir !

gaston

Toujours jeune, mon vieux Saint-Gaudens.

saint-gaudens

Mais oui.

gaston

Et les amours ?

saint-gaudens, montrant Olympe.

Vous voyez.

gaston

Je vous fais mon compliment.

saint-gaudens

J'avais une peur affreuse de trouver Amanda ici.

gaston

Cette pauvre Amanda ! Elle vous aimait bien.

saint-gaudens

Elle m'aimait trop. Il y avait un jeune homme qu'elle ne pouvait cesser de voir, c'était le banquier.

Il rit.

C'était là une position que je ne pouvais lui faire perdre. J'étais l'amant de cœur. C'était charmant, mais il fallait se cacher dans les armoires, rôder dans les escaliers, attendre dans la rue.

gaston

Cela vous donnait des rhumatismes.

saint-gaudens

Non, mais le temps change. Il faut que jeunesse se passe. Ce pauvre Varville qui ne soupe pas avec nous, cela me fait une peine affreuse.

gaston, se rapprochant de Marguerite.

Il est superbe ! il a dix-huit ans.

marguerite

Il n'y a que les vieux qui ne vieillissent pas, il est superbe.

saint-gaudens, à Armand qu'Olympe lui présente.

Est-ce que vous êtes parent, monsieur, de M. Duval, procureur général?

armand

Oui, monsieur, c'est mon père. Le connaîtriez-vous?

saint-gaudens

Je l'ai connu autrefois, chez la baronne de Nersay, ainsi que Mme Duval, votre mère, qui était une bien belle et bien charmante personne.

armand

Elle est morte il y a trois ans.

saint-gaudens

Pardonnez-moi, monsieur, d'avoir rappelé ce souvenir.

armand

On peut toujours me rappeler ma mère ; les grandes et pures affections ont cela de beau , qu'après le bonheur de les avoir éprouvées, il reste le bonheur de s'en souvenir.

saint-gaudens

Vous êtes fils unique ?

armand

J'ai une sœur...

Marguerite et Gaston s'en vont causer en se promenant dans le fond du théâtre.

marguerite, bas, à Gaston.

Il est charmant, votre ami.

gaston

Je le crois bien. Et de plus, il a pour vous un amour extravagant; n'est-ce pas, Prudence?

prudence

Quoi?

gaston

Je disais à Marguerite qu'Armand est fou d'elle.

prudence

Il ne ment pas; vous ne pouvez pas vous faire une idée de ce que c'est.

gaston

Il vous aime, ma chère, à ne pas oser vous le dire.

marguerite, à Varville, qui joue du piano.

Taisez-vous donc, Varville.

varville

Vous me dites toujours de jouer du piano.

marguerite

Quand je suis seule avec vous ; mais quand il y a du monde, non.

olympe

Qu'est-ce qu'on dit là, tout bas?

marguerite

Écoute, et tu le sauras.

prudence, bas

Et cet amour dure depuis deux ans.

marguerite

C'est déjà un vieillard que cet amour-là.

prudence

Armand passe sa vie chez Gustave et chez Nichette pour entendre parler de vous.

gaston

Quand vous avez été malade, il y a un an, avant de partir pour Bagnères, pendant les trois mois que vous êtes restée au lit, on vous a dit que tous les jours un jeune homme venait savoir de vos nouvelles , sans dire son nom.

marguerite

Je me rappelle...

gaston

C'était lui.

marguerite

C'est très-gentil, cela.

Appelant

M. Duval ?

armand

Madame...

marguerite

Savez-vous ce qu'on me dit ? On me dit que pendant que j'étais malade, vous êtes venu tous les jours savoir de mes nouvelles.

armand

C'est la vérité, madame.

marguerite

C'est bien le moins alors que je vous remercie. Entendez vous, Varville, vous n'en avez pas fait autant.

varville

Il n'y a pas un an que je vous connais...

marguerite

Et monsieur qui ne me connaît que depuis cinq minutes... Vous dites toujours des bêtises.

Nanine entre, précédant les domestiques qui portent la table.

prudence

A table ! Je meurs de faim.

varville

Adieu, Marguerite.

marguerite

Adieu, mon cher ami, quand vous verra-t-on ?

varville

Quand vous voudrez !

marguerite

Adieu, alors.

varville, saluant.

Messieurs...

olympe

Adieu, Varville, adieu, mon bon.

Pendant ce temps, deux domestiques ont mis la table toute servie. — On se met à table.


Scène VIII

Les mêmes, moins varville

prudence

Ma chère enfant, vous êtes vraiment trop méchante avec le baron.

marguerite

Il est assommant. I1 vient toujours me proposer de me faire des rentes.

olympe

Tu t'en plains ! Je voudrais bien qu'il m'en proposât, à moi.

saint-gaudens

C'est agréable pour moi, ce que tu dis là.

olympe

D'abord, mon cher, je vous prie de ne pas me tutoyer, je ne vous connais pas.

marguerite

Mes enfants, servez-vous, buvez, mangez, mais ne vous dis putez que juste ce qu'il faut pour se raccommoder après.

olympe, à Marguerite.

Sais-tu ce qu'il m'a donné pour ma fête?

marguerite

Qui?

saint-gaudens

Non.

olympe

Un coupé !

marguerite

De chez Binder ?

olympe

Oui, mais je n'ai pas pu parvenir à lui faire donner les chevaux.

prudence

C'est toujours un coupé.

olympe

Alors, il faut que je m’attelle, si je veux m'en servir ; ce serait joli à voir.

saint-gaudens

Je suis ruiné, aimez-moi pour moi-même.

olympe

Parbleu ! la belle occupation !

prudence, montrant un plat.

Quelles sont ces petites bêtes ?

gaston

Des perdreaux.

prudence

Donne-m'en un.

gaston

Ah ! il ne lui faut qu'un perdreau à la fois. Quelle belle fourchette ! Est-ce que c'est elle qui a ruiné Saint-Gaudens?

prudence

Elle ! Elle, est-ce que c'est comme ça qu'on parle à une femme ? De mon temps...

gaston

Ah ! elle va nous parler de Louis XV. — Marguerite, fais donc boire Armand ; il est triste comme une chanson à boire.

marguerite

Allons, monsieur Armand, à ma santé !

tous

A la santé de Marguerite !

prudence

A propos de chanson à boire, si on en chantait une en buvant?

gaston

Toujours les vieilles traditions... Je suis sûr que Prudence a eu une passion dans le Caveau.

prudence

C'est bon ! c'est bon !

gaston

Toujours chanter en soupant, c'est absurde.

prudence

Moi, j'aime ça; ça égaye. Allons, Marguerite, chantez la chanson de Philoxène ; un poète qui fait des vers.

gaston

Qu'est-ce que tu veux qu'il fasse ?

prudence

Mais qui fait des vers à Marguerite... c'est sa spécialité. Allons, la chanson.

gaston

Je proteste au nom de toute notre génération.

prudence

Qu'on vote !

Tous lèvent la main, excepté Gaston. La chanson est votée. Gaston, donne le bon exemple aux minorités.

gaston

Soit. Mais je n'aime pas les vers de Philoxène, je les connais. J'aime mieux chanter, puisqu'il le faut.

il chante.

Musique de Montaubry, chef d'orchestre du Vaudeville.

Il est un ciel que Mahomet

Offre par ses apôtres, Mais les plaisirs qu'il nous promet Ne valent pas les nôtres.

Ne croyons à rien

Qu'à ce qu'on tient bien, Et pour moi je préfère

A ce ciel douteux

L'éclair de deux yeux Reflété dans mon verre.

Dieu fit l'amour et le vin bons,

Car il aimait la terre, On dit parfois que nous vivons D'une façon légère. On dit ce qu'on veut, On fait ce qu'on peut, Fi du censeur sévère Pour qui tout serait Charmant, s'il voyait A travers notre verre.


gaston, se rasseyant

C'est pourtant vrai que la vie est gaie et que Prudence est grasse.


olympe

Il y a trente ans que c'est comme cela.

prudence

Il faut en finir avec cette plaisanterie... Quel âge crois-tu donc que j'aie ?

olympe

Je crois que tu as quarante ans bien sonnés.

prudence

Elle est bonne encore avec ses quarante ans, j'ai eu trente-cinq ans l'année dernière.

gaston

Ce qui t'en fait déjà trente-six. Eh bien ! vous n'en paraissez pas plus de quarante, parole d'honneur !

marguerite

Dites donc, Saint-Gaudens, à propos d'âge, on m'a raconté une histoire sur votre compte.

olympe

Et à moi aussi.

Saint-gaudens

Quelle histoire ?

marguerite

Il est question d'un fiacre jaune.

olympe

Elle est vraie, ma chère.

prudence

Marguerite, passez-moi du turbot.

gaston

Ah ça ! Prudence a l'estomac en fer-blanc.

prudence

Est-ce qu'il est défendu de manger maintenant?

gaston

Voyons l'histoire du fiacre jaune.

olympe

Il faut vous dire, mes enfants, que cet affreux Saint-Gaudens que vous voyez là, qui ne m'a pas encore fait un sou de rente...

saint-gaudens

Je t'en ferai.

olympe

Ne me tutoyez pas, s'il vous plaît.

saint-gaudens

Je vous en ferai, quand j'aurai hérité de mon oncle.

olympe

Son oncle ! En voilà une bonne !... avec ça qu'à son âge on est encore le neveu de quelqu'un ! C'est donc le Juif errant, votre oncle ?

saint-gaudens

Peut-être.

gaston

Alors, il n'y aura que cinq sous d'héritage... mauvaise af- faire.

olympe

Voyons, veut-on savoir l'histoire du fiacre jaune?

gaston

Oui, mais laissez-moi aller me mettre à côté de Marguerite, je m'ennuie à côté de Prudence.

prudence

Voilà un gaillard bien élevé.

marguerite

Gaston, tâchez de rester tranquille.

saint-gaudens

Quel excellent souper !

olympe, à Saint-Gaudens

Je le vois venir, il veut esquiver l'histoire du fiacre jaune.

saint-gaudens

Oh! cela m'est bien égal.

olympe

Eh bien ! figurez-vous que Saint-Gaudens était amoureux d'Amanda.

gaston

Je suis trop ému, il faut que j'embrasse Marguerite.

olympe

Mon cher, vous êtes insupportable.

gaston

Olympe est furieuse, parce que je lui ai fait manquer son effet.

marguerite

Olympe a raison. Gaston est aussi ennuyeux que Varville, on va le mettre à la petite table, comme les enfants qui ne sont pas sages.

olympe

Oui, allez vous mettre là-bas.

gaston

A la condition qu'à la fin les dames m'embrasseront.

marguerite

Prudence fera la quête et vous embrassera pour nous toutes.

gaston

Non pas, non pas, je veux que vous m'embrassiez vous mêmes.

olympe

C'est bon, on vous embrassera ; allez vous asseoir et ne dites rien. — Un jour, ou plutôt un soir...

gaston, jouant Marlborough sur le piano.

Il est faux, le piano.

marguerite

Ne lui répondons plus.

gaston

Elle m'ennuie cette histoire-là.

saint-gaudens

Gaston a raison.

gaston

Et puis, qu'est-ce que ça prouve, votre histoire ? que Saint-Gaudens était trompé par Amanda! Qui est-ce qui n'a pas été trompé ! On sait bien qu'on est toujours trompé par ses amis et ses maîtresses. C'est vieux comme les rues !

marguerite

Saint-Gaudens est un héros, je propose un toast à Saint-Gaudens...

Elle boit.

Mais nous allons être toutes folles de Saint- Gaudens! Que celles qui sont folles de Saint-Gaudens lèvent la main... Quelle unanimité!... Vive Saint-Gaudens ! Gaston, jouez-nous de quoi faire danser Saint-Gaudens.

gaston

Je ne sais qu'une polka.

marguerite

Eh bien ! va pour une polka. Allons, Saint-Gaudens et Armand, rangez la table.

prudence

Je n'ai pas fini, moi.

olympe

Messieurs, Marguerite a dit Armand tout court.

gaston, jouant.

Dépêchez-vous, voilà le passage où je m'embrouille.

olympe

Est-ce que je vais danser avec Saint-Gaudens, moi ?

marguerite

Non, moi j'y danserai... Venez, mon petit Saint-Gaudens, venez.

olympe

Allons, Armand, allons.

Marguerite polke un peu et s'arrête tout à coup.

saint-gaudens

Qu'est-ce que vous avez ?

marguerite

Rien. J'étouffe un peu.

armand, s'approchant d'elle.

Vous souffrez, madame?

marguerite

Oh! ce n'est rien; continuons.

gaston

Allons.

Elle essaye de nouveau et s'arrête encore.

armand

Tais-toi donc, Gaston.

prudence

Marguerite est malade.

marguerite

Donnez-moi un verre d'eau.

prudence

Qu'avez- vous ?

marguerite

Toujours la même chose. Mais ce n'est rien. Je vous le répète. Passez de l'autre côté, allumez un cigare, dans un instant, je suis à vous.

prudence

Laissons-la un peu, elle aime mieux être seule quand cela lui arrive ; ce n'est rien.

marguerite

Allez, je vous rejoins.

prudence

Venez!

A part.

Il n'y a pas moyen de s'amuser un instant ici. 
armand

Pauvre fille.


Scène IX

marguerite

Seule.

Ah !...

Elle se regarde dans la glace.

Comme je suis pâle!... Ah !.. .

Elle met sa tête dans ses mains et appuie ses coudes sur la cheminée.


Scène X

marguerite

armand

Eh bien! comment allez-vous, madame?

marguerite

Ah! c'est vous, monsieur Armand, merci, je vais mieux... D'ailleurs, j'y suis habituée.

armand

Vous vous tuez... Je voudrais être votre ami, votre parent, pour vous empêcher de vous faire mal ainsi.

marguerite

Vous n'y arriveriez pas. Voyons, venez!... Ah ça! mais, qu'avez-vous?

armand

Ce que je viens de voir m'a fait beaucoup de mal.

marguerite

Ah ! vous êtes bien bon... voyez les autres, s'ils s'occupent de moi.

armand

Les autres ne vous aiment pas comme je vous aime.

marguerite

Ah ! c'est juste, j'avais oublié ce grand amour.

armand

Vous en riez !

marguerite

Dieu m'en garde ! j'entends tous les jours la même chose, je n'en ris plus.

armand

Eh bien ! soit; mais cet amour vaut bien une promesse de votre part.

marguerite

Laquelle?

armand

Celle de ne plus vivre comme vous le faites et de vous soigner.

marguerite

Me soigner... Est-ce que c'est possible?

armand

Pourquoi pas?

marguerite

Mais si je me soignais, je mourrais, mon cher. Ce qui me soutient, c'est la vie fiévreuse que je mène. Puis, se soigner, c'est bon pour les femmes du monde, qui ont une famille et des amis ; mais nous, dès que nous ne pouvons plus servir au plaisir ou à la vanité de personne, on nous abandonne, et les longues soirées succèdent aux longs jours ; je le sais bien, allez ; j'ai été deux mois dans mon lit, au bout de trois semaines, personne ne venait plus me voir.

armand

Il est vrai que je ne vous suis rien, mais si vous le vouliez, Marguerite, je vous soignerais comme un frère, je ne vous quitterais pas et je vous guérirais. Alors, quand vous en auriez la force, vous reprendriez la vie que vous menez, si bon vous semblait; mais, j'en suis sûr, vous aimeriez mieux une existence tranquille, qui vous ferait plus heureuse et vous garderait jolie.

marguerite

Vous avez le vin triste.

armand

Est-ce que vous n'avez pas de cœur, Marguerite ?

marguerite

Le cœur. C'est la seule chose qui fasse faire naufrage dans la traversée que je fais.

armand

Alors, vous n'en avez pas?

marguerite

J'en ai peut-être, mais cela m'étonnerait bien. Pourquoi me demandez-vous si j'en ai?

armand

Parce que si vous avez du cœur, ou seulement de l'esprit, vous ne devez pas rire de mes paroles.

marguerite

C'est donc sérieux?

armand

Très-sérieux.

marguerite

Prudence ne m'a pas trompée alors, quand elle m'a dit que vous étiez sentimental.

armand

Est-ce bien ridicule ?

marguerite

C'est selon à qui l'on s'adresse. Ainsi, vous me soigneriez ?

armand

Oui!

marguerite

Vous resteriez tous les jours auprès de moi ?

armand

Oui ! tout le temps que je ne vous ennuierai.

marguerite

Mais comment appelez-vous cela?

armand

Du dévouement.

marguerite

Et d'où vient ce dévouement ?

armand

D'une sympathie irrésistible que j'ai pour vous.

marguerite

Depuis...

armand

Depuis deux ans. Depuis un jour où je vous ai vue passer devant moi, belle, fière, souriante. Depuis ce jour, j'ai suivi de loin et silencieusement votre existence.

marguerite

Comment se fait-il que vous ne me disiez cela qu'aujourd'hui?

armand

Je ne vous connaissais pas, Marguerite.

marguerite

Il fallait faire ma connaissance. Pourquoi, lorsque j'ai été malade il y a un an, et que vous êtes si assidûment venu savoir de mes nouvelles, pourquoi n'êtes-vous pas monté me voir?

armand

De quel droit l'aurais-je fait?

marguerite

Est-ce qu'on se gêne avec une femme comme moi?

armand

On se gêne toujours avec une femme... et puis,..

marguerite

Et puis?...

armand

J'avais peur de vous, de l'influence que vous pouviez prendre sur ma vie. J'en ai une preuve ce soir par l'émotion où me met l'état où vous êtes.

marguerite

Ainsi, vous êtes amoureux de moi ?

armand

Si je dois vous le dire un jour, ce n'est pas aujourd'hui.

marguerite

Vous ferez mieux de ne me le dire jamais.

armand

Pourquoi ?

marguerite

Parce qu'il ne peut résulter que deux choses de cet aveu... ou que je n'y croie pas, alors vous m’en voudrez ; ou que j'y croie, alors vous aurez une triste société, celle d'une femme nerveuse, malade, triste, ou gaie d'une gaieté plus triste que le chagrin, une femme qui dépense cent mille francs par an; c'est bon pour un vieux richard comme le duc, mais c'est bien ennuyeux pour un jeune homme comme vous. Allons, nous disons là des enfantillages! Donnez-moi la main et rentrons dans la salle à manger; on ne doit pas savoir ce que notre absence veut dire.

armand

Rentrez si bon vous semble, mais je vous demande la permission de rester ici.

marguerite

Pourquoi ?

armand

Parce que votre gaieté me fait trop de mal.

marguerite

Voulez-vous que je vous donne un conseil?...

armand

Dites.

marguerite

Prenez la porte et sauvez-vous, si ce que vous me dites est réel ; ou bien alors, aimez-moi comme un bon ami, mais pas autrement. Venez me voir, nous rirons, nous causerons ; mais ne vous exagérez pas ce que je vaux, car je ne vaux pas grand chose. Vous avez un bon cœur, vous avez besoin d'être aimé ; vous êtes trop jeune et trop sensible pour vivre dans notre monde. Aimez une autre femme, ou mariez-vous. Vous voyez que je suis une bonne fille, et que je vous parle franchement.


Scène XI

les mêmes, prudence

prudence, entrouvrant la porte.

Ah ça! que diable faites-vous là?

marguerite

Nous parlons raison ; laissez-nous un peu. nous vous rejoindrons tout à l'heure.

prudence

Bien, bien, causez, mes enfants !


Scène XII

marguerite, armand

marguerite

Ainsi, c'est convenu, vous ne m'aimez plus.

armand

Je suivrai votre conseille et partirai.

marguerite

C'est à ce point là?

armand

Oui!

marguerite

Que de gens m'en ont dit autant, qui ne sont pas partis.

armand

C'est que vous les avez retenus.

marguerite

Ma foi, non !

armand

Vous n'avez donc jamais aimé personne?

marguerite

Jamais, grâce à Dieu !

armand

à Merci !

marguerite

De quoi ?

armand

De ce que vous venez de me dire ; rien ne pouvait me rendre plus heureux.

marguerite

Quel original vous faites!

armand

Si je vous disais, Marguerite, que j'ai passé des nuits entières sous vos fenêtres, que je garde depuis six mois un bouton tombé de votre gant.

marguerite

Je ne vous croirais pas.

armand

Vous avez raison, je suis un extravagant ; riez de moi, c'est ce qu'il y a de mieux à faire... Adieu.


marguerite

Armand !

armand

Vous me rappelez.

marguerite

Je ne veux pas vous voir partir fâché.

armand

Fâché contre vous, est-ce que c'est possible !

marguerite

Voyons, dans tout ce que vous me dites, y a-t-il un peu de vrai?

armand

Vous me le demandez !

marguerite

Eh bien ! donnez-moi une poignée de main, venez me voir quelquefois, souvent... nous en reparlerons.

armand

C'est trop, et ce n'est pas assez.

marguerite

Alors, mon cher, faites votre carte vous-même, demandez ce que vous voudrez, puisque, à ce qu'il paraît, je vous dois quelque chose.

armand

Ne parlez pas ainsi. Je ne veux plus vous voir rire avec les choses sérieuses.

marguerite

Je ne ris plus.

armand

Répondez-moi.

marguerite

Voyons.

armand

Voulez-vous être aimée... ?

marguerite

C'est selon. Par qui?

armand

Par moi !

marguerite

Après?

armand

Être aimée d'un amour profond, éternel?

marguerite

Éternel?...

armand

Oui.

marguerite

Et si je vous crois tout de suite, que direz-vous de moi?

armand

Que vous êtes un ange !

marguerite

Non, vous direz de moi ce que tout le monde en dit. Qu'importe? puisque j'ai à vivre moins longtemps que les autres, il faut bien que je vive plus vite. Mais tranquillisez-vous, si éternel que soit votre amour et si peu de temps que j'aie à vivre, je vivrai encore plus longtemps que vous ne m'aimerez.

armand

Marguerite!...

marguerite

En attendant, vous avez le cœur bon, votre voix est sincère, vous croyez en ce moment à ce que vous dites. Tout cela mérite quelque chose... Prenez cette fleur,..

armand

Qu'en ferai-je?

marguerite

Vous me la rapporterez.

armand

Quand?

marguerite

Quand elle sera fanée.

armand

Et combien de temps lui faudra-t-il pour cela ?

marguerite

Mais ce qu'il faut à toute fleur pour se faner, l'espace d'un soir ou d'un matin.

armand

Ah ! Marguerite, que je suis heureux !

marguerite

Eh bien ! dites-moi encore que vous m'aimez.


armand

Oh! oui, je vous aime!

marguerite

Et maintenant, partez.

armand, s'éloignant à reculons

Je pars.

revient sur ses pas, lui baise une dernière fois la main et sort. — Rires dans la coulisse.


Scène XIII

marguerite

seule, et regardant la porte refermée.

Pourquoi pas? — A quoi bon! Ma vie va et s'use sans cesse de l'un à l'autre de ces deux mots.

{{personnageD|gaston|c|entrouvrant la porte.

Chœur des villageois.

il chante.

C'est une heureuse journée ! Unissons, dans ce beau jour, Les flambeaux de l'hyménée Avec les fleurs...

saint-gaudens

Vivent monsieur et madame Duval!

olympe

En avant le bal de noce !

marguerite

C'est moi qui vais vous faire danser.

saint-gaudens

Mais comme je prends du plaisir!

Danse.

A cette fin d'acte , Prudence se coiffe d'un chapeau d'homme ,Gaston d'un chapeau de femme, etc., etc.

ACTE II

Chambre à coucher de Marguerite. — Une porte au fond. — A droite, une porte dérobée, masquée par un tableau. — Sur le premier plan, toujours du même côté, une élégante toilette, style Pompadour. — A gauche, une croisée, et, sur le premier plan, une cheminée. — Fauteuils et chaises.


Scène I

marguerite, nanine, prudence

marguerite

Bonsoir, chère amie, avez-vous vu le duc?

prudence

Oui.

Modèle:Marguerite

Il vous a donné?

prudence, remettant à Marguerite des billets de banque.

Voici. Pouvez-vous me prêter trois ou quatre cents fr. ?

Modèle:Marguerite

Les voici. Vous avez dit au duc que j'avais l'intention d'aller à la campagne?

prudence

Oui.

marguerite

Qu'a-t-il répondu ?

prudence

Que vous aviez raison, que cela ne pouvait vous faire que du bien...Et que vous irez?

marguerite

Je l'espère ; J'ai encore été voir la maison aujourd'hui.

prudence

Combien veut-on la louer?

marguerite

Deux mille francs.

prudence

Ah ça ! c'est de l'amour, ma chère.

marguerite

J'en ai peur ; c'est peut-être une passion ; ce n'est peut-être qu'un caprice ; tout ce que je sais, c'est que c'est quelque chose.

prudence

Il est venu hier?

marguerite

Vous le demandez?

prudence

Et il revient ce soir?

marguerite

Il va venir.

prudence

Je le sais bien ! il est resté trois ou quatre heures à la maison.

marguerite

Il vous a parlé de moi?

prudence

Il n'a fait que cela.

marguerite

Que vous a-t-il dit ?

prudence

Qu'il vous aimait comme un fou.

marguerite

Il y a longtemps que vous le connaissez?

prudence

Oui.

marguerite

L'avez-vous vu amoureux quelquefois ?

prudence

Jamais.

marguerite

Votre parole!

prudence

Sérieusement.

marguerite

Si vous saviez quel bon cœur il a, comme il parle de sa mère et de sa sœur !

prudence

Quel malheur que des gens comme ceux-là n'aient pas cent mille livres de rente!

marguerite

Quel bonheur, au contraire ! au moins ils sont sûrs que c'est eux seuls qu'on aime.

Prenant la main de Prudence et la mettant sur sa poitrine.

Tenez !

prudence

Quoi?

marguerite

Eh bien ! le cœur me bat, vous ne sentez pas?

prudence

Pourquoi le cœur vous bat-il ?

marguerite

Parce qu'il est dix heures et qu'il va venir.

prudence

C'est à ce point-là? je me sauve. Vous êtes dangereuse à connaître ; si cela se gagnait !

marguerite

Va ouvrir, Nanine.

nanine

On n'a pas sonné.

marguerite

Je te dis que si.


Scène II

prudence, marguerite

prudence

Ma chère, je vais prier pour vous.

marguerite

Parce que?...

prudence

Parce que vous êtes en danger.

marguerite

Peut-être bien.


Scène III

les mêmes, armand


marguerite

Je savais bien, moi, qu'il avait sonné.

prudence

Vous ne me dites pas bonsoir, ingrat !

armand

Pardon, ma chère Prudence; vous allez bien?

prudence

Oui, mes enfants. Je vous laisse, j'ai quelqu'un qui m'attend chez moi. — Adieu!

Elle sort


Scène IV

armand, marguerite

marguerite

Venez vous mettre là.

armand, se mettant à ses genoux
marguerite

Allons, venez vous mettre là.

armand

M'y voici,

marguerite

Vous m'aimez toujours autant?

armand

Oh ! non !

marguerite

Comment ?

armand

Je vous aime mille fois plus.

marguerite

Qu'avez-vous fait, aujourd'hui?...

armand

J'ai été voir Prudence, Gustave et Nichette ; j'ai été partout où l'on pouvait parler de Marguerite.

marguerite

Et ce soir?

armand

Mon père m'avait écrit qu'il m'attendait à Tours, je lui ai répondu qu'il pouvait cesser de m'attendre. Est-ce que je suis en train d'aller à Tours ?

marguerite

Cependant, il ne faut pas vous brouiller avec votre père.

armand

Il n'y a pas de danger. Et vous, qu'avez-vous fait, ma dame?...

marguerite

Moi, j'ai pensé à vous.

armand

Bien vrai?

marguerite

Bien vrai ! j'ai fait de beaux projets.

armand

Vraiment ?

marguerite

Oui.

armand

Contez-moi cela.

marguerite

Plus tard !

armand

Pourquoi pas tout de suite?

marguerite

Vous ne m'aimez peut-être pas encore assez ; quand ils seront réalisés, il sera temps de vous le dire ; sachez seulement que c'est de vous que je m'occupe.

armand

De moi?

marguerite

Oui, de vous que j'aime trop.

armand

Voyons, qu'est-ce que c'est ?

marguerite

A quoi bon ?

armand

Je vous en supplie.

marguerite

Est-ce que je puis avoir des secrets pour toi ?

armand

J'écoute.

marguerite

J'ai trouvé une combinaison.

armand

Quelle combinaison ?

marguerite

Je ne puis pas te la dire ; je ne puis te dire que les résultats qu'elle aura.

armand

Et quels résultats aura-t-elle ?

marguerite

Serais-tu heureux de passer l'été à la campagne avec moi ?

armand

Tu le demandes !

marguerite

Eh bien ! si ma combinaison réussit, et elle réussira, dans quinze jours d'ici je serai libre; je ne devrai plus rien, et nous irons ensemble passer l'été à la campagne.

armand

Et tu ne peux pas me dire par quel moyen ?...

marguerite

Non; seulement aime-moi comme je t'aime, et tout sera pour le mieux.

armand

Et c'est vous seule qui avez trouvé cette combinaison , Marguerite?

marguerite

Comme tu me dis cela !

armand

Répondez-moi.

marguerite

Eh bien ! oui, c'est moi seule.

armand

Et c'est vous seule qui l'exécuterez?

marguerite, avec hésitation.

Moi seule.

armand

Avez-vous lu Manon Lescaut, Marguerite ?

marguerite

Oui, le volume est là dans le salon.

armand

Estimez-vous Des Grieux ?

marguerite

Pourquoi cette question?

armand

C'est qu'il y a un moment où Manon, elle aussi, a trouvé une combinaison, qui est de se faire donner de l'argent par M. de B***, et de le dépenser avec Des Grieux ; Marguerite, vous avez plus de cœur qu'elle, et moi j'ai plus de loyauté que lui !

marguerite

Ce qui veut dire?...

armand

Que si votre combinaison est dans le genre de la sienne, je ne l'accepte pas.

marguerite

C'est bien, mon ami, n'en parlons plus... I1 a fait bien beau aujourd'hui, n'est-ce pas?

armand

Oui, bien beau.

marguerite

I1 y avait beaucoup de monde aux Champs-Elysées.

armand

Beaucoup.

marguerite

Ce sera comme ça jusqu'à la fin de la lune, n'est-ce pas?...

armand

Eh ! que m'importe la lune !

marguerite

Et de quoi voulez-vous que je vous parle?... Quand je vous dis que je vous aime, quand je vous en donne la preuve, vous devenez maussade; alors, je vous parle de la lune.

armand

Que voulez-vous, Marguerite, je suis jaloux de la moindre de vos pensées ! ce que vous m'avez proposé tout à l'heure...

marguerite

Oh ! nous y revenons !

armand

Eh! mon Dieu oui, nous y revenons... Eh bien! ce que vous m'avez proposé me rendrait fou de joie ; mais le mystère qui précède l'exécution de ce projet ?...

marguerite

Voyons, raisonnons un peu... tu m'aimes et tu voudrais passer deux ou trois mois avec moi, dans quelque coin qui ne fût pas cet affreux Paris.

armand

Oui, je le voudrais.

marguerite

Moi aussi je t'aime et j'en désire autant; mais pour cela, il faut ce que je n'ai pas. Tu n'es pas jaloux du duc, tu sais quels sentiments purs l'unissent à moi , laisse-moi donc faire.

armand

Cependant...

marguerite

Je t'aime, voyons, est-ce convenu?...

armand

Mais...

marguerite, l'interrompant.

Est-ce convenu, voyons?...

armand

Pas encore.

marguerite
.

Alors, tu reviendras me voir demain, et nous en reparle- rons.

armand

Comment! je reviendrai te voir demain? tu me renvoies déjà?

marguerite

Non, je ne te renvoie pas, tu peux rester encore un peu.

armand

Encore un peu! tu attends quelqu'un?

maguerite

Allons ! Voilà que tu vas recommencer !

armand

Marguerite, tu me trompes.

marguerite

Combien y a-t-il de temps que je te connais?

armand

Quatre jours !

marguerite

Qu'est-ce qui me forçait à te recevoir?

armand

Rien.

marguerite

Si je ne t'aimais pas, aurais-je le droit de te mettre à la porte, comme j'y mets Varville et tant d'autres?

armand

Certainement.

marguerite

Alors, mon ami, laisse-toi aimer, et ne te plains pas.

armand

Pardon, mille fois pardon !

marguerite

Si cela continue, je passerai ma vie à pardonner, avec toi.

armand

Non, c'est la dernière fois. Tiens ! je m'en vais.

marguerite

A la bonne heure. Demain, à midi, viens, nous déjeunerons ensemble.

armand

A demain, alors.

marguerite

A demain.

armand

A midi !

marguerite

A midi.

armand

Tu me jures?

marguerite

Quoi?

armand

Que tu n'attends personne ?

marguerite

Encore! je te jure que je t'aime, et que je n'aime que toi. Cela te suffit-il?...

armand

Adieu !

marguerite

Adieu, grand enfant !

Il hésite un instant et sort.


Scène V

marguerite

seule à la même place.

Quelle chose bizarre que la vie! Qui m'eût dit, il y a huit jours, que cet homme, que je ne connaissais pas, occuperait à ce point, et si vite, mon cœur et ma pensée? Qui sait ce que cela va devenir? Un amour sérieux pour moi serait probablement un malheur. M'aime-t-il d'ailleurs, sais-je seulement si je l'aime, moi qui n'ai jamais aimé ? Pourquoi sacrifier une joie ?.. On en a si peu ! Pourquoi ne pas se laisser aller aux caprices de son cœur?... Que suis-je? une créature du hasard ! Laissons donc le hasard faire de moi ce qu'il voudra. C'est égal, il me semble que je suis plus heureuse que je ne l'ai encore été. C'est peut-être d'un mauvais augure ; nous, nous prévoyons toujours qu'on nous aimera; jamais que nous aimerons : si bien qu'aux premières atteintes de ce mal imprévu, nous ne savons plus où nous en sommes.


Scène VI

marguerite, nanine, le comte

nanine, annonçant.

M. le comte.

marguerite

Bonsoir, comte...

le comte

Bonsoir, chère amie. Comment va-t-on ce soir ?

marguerite

Bien.

le comte

Il fait un froid du diable ! Vous m'avez écrit de venir à dix heures et demie. Vous voyez que je suis exact.

marguerite

Nous avons à causer, mon cher comte.

le comte

Avez-vous soupé ?...

marguerite

Oui, pourquoi?...

le comte

Parce que nous aurions été souper, et nous aurions causé en soupant.

marguerite

Vous avez faim ?

le comte

On a toujours assez faim pour souper. J'ai si mal dîné au club.

marguerite

Qu'est-ce qu'on y a fait?...

le comte

On jouait quand je suis parti.

marguerite

Saint-Gaudens perdait-il?...

le comte

Il perdait vingt-cinq louis, il criait pour mille écus.

marguerite

Il a soupé l'autre soir ici avec Olympe.

le comte

Et puis, qui encore ?

marguerite

Gaston de Rieux, vous le connaissez?...

le comte

Oui.

marguerite

M. Armand Duval.

le comte

Qu'est-ce que c'est que M. Armand Duval?

marguerite

C'est un ami de Gaston. Prudence et moi... Voilà le souper... On a beaucoup ri.

le comte

Si j'avais su, je serais venu. A propos, est-ce qu'il sortait quelqu'un d'ici tout à l'heure, un peu avant que j'entrasse ?

marguerite

Non, personne.

le comte

C'est qu'au moment où je descendais de voiture, quelqu'un a couru vers moi, comme pour voir qui j'étais, et, après m'a- voir vu, s'est éloigné !

marguerite, à part.

Serait-ce Armand?

Elle sonne.

le comte

Vous avez besoin de quelque chose ?...

marguerite

Oui, il faut que je dise un mot à Nanine.

A Nanine, bas.

Descends, sors dans la rue, sans faire semblant de rien ; regarde si M. Armand Duval y est, et reviens me le dire.

nanine

Oui, madame.

Elle sort.

le comte

Il y a une nouvelle.

marguerite

Laquelle?

le comte

Gagouki se marie.

marguerite

Notre prince Polonais?

le comte

Lui-même.

marguerite

Qui épouse-t-il?

le comte

Devinez !

marguerite

Est-ce que je sais?

le comte

Il épouse la petite Adèle.

marguerite

Elle fait là une fameuse sottise!

le comte

C'est lui qui en fait une.

marguerite

Mon cher, quand un homme du monde épouse une fille comme Adèle, ce n'est pas lui qui fait une sottise, c'est elle qui fait une mauvaise affaire. Votre Polonais est ruiné, il a une détestable réputation, et s'il épouse Adèle, c'est pour les douze ou quinze mille livres de rentes que vous lui avez faites les uns après les autres.

nanine, rentrant

Non, madame.

marguerite

Maintenant, parlons de choses sérieuses, mon cher comte...

le comte

De choses sérieuses, j'aimerais mieux parler de choses gaies.

marguerite

Nous verrons plus tard , si vous prenez la chose gaiement

le comte

J'écoute.

marguerite

Le prix du papier timbré a joliment diminué.

le comte

Bah!

marguerite

Oui, et c'est le vrai moment... Avez-vous de l'argent comp- tant?

le comte

De quoi?

marguerite

De souscrire.

le comte

On a donc besoin d'argent ici ?

marguerite

Hélas! il faut quinze mille francs!

le comte

Diable ! c'est un joli denier, et pourquoi faut-il quinze mille francs?...

marguerite

Parce que je dois.

le comte

Vous payez donc vos créanciers ?

marguerite

Il le faut bien.

le comte

Il le faut absolument?...

marguerite

Oui.

le comte

Alors... c'est dit.

nanine

Madame, un commissionnaire vient d'apporter cette lettre, en disant qu'on vous la remît tout de suite.

marguerite

Qui peut m'écrire à cette heure ?

Lisant.

Armand ! 

Qu'est-ce que cela signifie?…

«  Je n'aime pas jouer de rôle ridicule, même auprès de la femme que j'aime... Au moment où je sortais de chez vous, M. le comte de Giray y entrait... Je n'ai ni l'âge ni le caractère de Saint-Gaudens ; pardonnez-moi le seul tort que j'aie, celui de ne pas être millionnaire, et oublions tous deux que nous nous sommes connus, et qu'un instant nous avons cru nous aimer... Quand vous recevrez cette lettre, j'aurai déjà quitté Paris. Armand!...»

nanine

Y a-t-il une réponse?...

marguerite

Non, c'est bien. Allons, voilà un rêve évanouie . C'est dommage!

le comte

Qu'est-ce que c'est que cette lettre?

marguerite

Ce que c'est, mon cher comte, c'est une bonne nouvelle pour vous.

le comte

Comment cela?

marguerite

Vous gagnez quinze mille francs, à cette lettre-là!

le comte

Bah ! C'est la première qui m'en rapporte autant,

marguerite

Oui... je n'ai plus besoin de ce que je vous demandais

le comte

Vos créanciers vous renvoient leurs notes acquittées?... Oh! que c'est gentil de leur part !

marguerite

Non, j'étais amoureuse, mon cher.

le comte

Vous?

marguerite

Moi-même.

le comte

Et de qui, bon Dieu !

marguerite

D'un homme qui ne m'aimait pas, comme cela arrive sou- vent; d'un homme sans fortune, comme cela arrive toujours.

le comte

Ah ! oui, c'est avec ces amours-là que vous croyez vous réhabiliter des autres.

marguerite

Et voici ce qu'il m'écrit.

Elle donne la lettre au comte.

le comte, riant.

Ma chère Marguerite... Tiens, tiens, c'est de M. Duval. Il est très jaloux ce monsieur... Ah! je comprends maintenant l'utilité des lettres de change. C'était joli ce que vous faisiez là !

marguerite

Vous m'avez offert à souper.

le comte

Et je vous l'offre encore. Vous ne mangerez jamais pour quinze mille francs. C'est toujours une économie que je ferai

marguerite

Eh bien ! allons souper, j'ai besoin de prendre l'air.

le comte

Il paraît que c'était sérieux ; vous êtes tout agitée, ma chère.

marguerite

Oh! ce n'est rien.

A Nanine.

Donne-moi un châle et un chapeau!

nanine

Lequel, madame?

marguerite

Le chapeau que tu voudras et un châle léger.

Au comte

Il faut nous prendre comme nous sommes, mon pauvre ami.

le comte

Oh ! je suis habitué à ces choses-là.

nanine

Madame aura froid !

marguerite

Non.

nanine

Faudra-t-il attendre madame?...

marguerite

Non, couche-toi, peut-être ne rentrerai-je que tard,.. Venez- Vous, comte ?


Scène VII

nanine, seule.

Il se passe quelque chose ici, madame est tout émue; c'est cette lettre de tout à l'heure qui la met dans cet état, sans doute... La voilà, cette lettre... Diable! M.Armand mène ron- dement les choses... Nommé il y a quatre jours, démission- naire aujourd'hui, il a vécu ce que vivent les hommes d'Etat,.. Tiens ! Madame Duvernoy.



Scène VIII

nanine, prudence

prudence

Marguerite est sortie?

nanine

Elle sort à l'instant.

prudence

Où est-elle allée?

nanine

Elle est allée souper.

prudence

Avec le comte?

nanine

Oui.

prudence

Elle a reçu une lettre, tout à l'heure?...

nanine

De M. Armand.

prudence

Qu'est-ce qu'elle a dit?

nanine

Rien.

prudence

Et elle va rentrer?

nanine

Oui, mais tard, sans doute. Je vous croyais couchée depuis longtemps.

prudence

Je l’étais et je dormais, quand j'ai été réveillée par des coups de sonnette redoublés, j'ai été ouvrir...

On frappe.

nanine

Entrez!

un domestique

Madame fait demander une pelisse, elle a froid.

prudence

Madame est en bas?

le domestique

Oui, madame est en voiture.

prudence

Priez-la de monter, dites-lui que c'est moi qui la demande,

le domestique

Mais madame n'est pas seule, dans la voiture.

prudence

Ça ne fait rien, allez !

armand, en dehors.

Prudence !

prudence

Allons, bon! voilà l'autre qui s'impatiente! Oh! les amoureux jaloux, ils sont tous les mêmes.

armand

Eh bien?


Scène IX

prudence

à la fenêtre.

Attendez un peu, que diable! tout à l'heure je vous appellerai.

les mêmes, marguerite

marguerite

Que me voulez- vous, ma chère Prudence?...

prudence

Armand est chez moi.

marguerite

Qu'est-ce que cela me fait?

prudence

Il veut vous voir.

marguerite

A quoi bon? je ne veux pas le recevoir; et d'ailleurs, je ne le puis, le comte m'attend en bas.

prudence

Je me garderai bien de faire une pareille commission. Il irait provoquer le comte. Vous ne vous doutez pas de l'état dans lequel il est.

marguerite

Ah çà ! mais que veut-il ?

prudence

Est-ce que je sais? est-ce qu'il le sait lui-même?... Mais nous savons bien ce que c'est qu'un homme amoureux.

nanine

Madame veut-elle sa pelisse ?

marguerite

Non, pas encore.

prudence

Eh bien! que décidez-vous?...

marguerite

Ce garçon-là me rendra malheureuse, si je le revois.

prudence

Alors, ne le revoyez plus, ma chère.— Il vaut même mieux que les choses en restent où elles sont.

marguerite

C'est votre avis ?

prudence

Certainement !

marguerite

Qu'est-ce qu'il vous a dit encore?

prudence

Allons, vous voulez le revoir.-— Je vais le chercher. — Et le comte?...

marguerite

Le comte, il attendra.

prudence

Il vaudrait peut-être mieux le congédier tout à fait.

marguerite

Vous avez raison... Nanine, descends dire à M. deGiray que décidément je suis malade, et que je n'irai pas souper ; — qu'il m'excuse.

nanine

Oui, madame.

prudence, à la fenêtre.

Armand, allons, venez ! Oh ! il ne se le fera pas dire deux fois.

marguerite

Vous resterez ici pendant qu'il y sera.

prudence

Non pas. — Comme il viendrait un moment où vous me diriez de m'en aller, j'aime autant m'en aller tout de suite.

Nanine, rentrant.

M. le comte est parti, madame.

marguerite

Il n'a rien dit?

nanine

Non, mais il n'avait pas l'air content.


Scène X

les memes, armand

armand

Marguerite, enfin !

prudence

Mes enfants, je vous laisse.


Scène XI

marguerite, armand

armand, allant se mettre à genoux aux pieds de Marguerite.

Marguerite...

marguerite

Que voulez-vous?

armand

Je veux que vous me pardonniez.

marguerite

Vous ne le méritez pas!

Mouvement d'Armand.

J'admets que vous soyez jaloux et que vous m'écriviez une lettre irritée, mais non une lettre ironique et impertinente... Vous m'avez fait beaucoup de peine et beaucoup de mal.

armand

Et vous, Marguerite, croyez-vous que vous ne m'en ayez pas fait?...

marguerite

Si je vous en ai fait, c'est bien malgré moi.

armand

Quand j'ai vu arriver le comte ici, quand je me suis dit que c'était pour lui que vous me renvoyiez, j'ai été comme un fou, j'ai perdu la tête, je vous ai écrit. Mais quand au lieu de recevoir à ma lettre la réponse que j'en attendais, quand, au lieu de vous disculper, vous m'avez froidement fait dire que cela était bien, et que vous n'aviez pas de réponse à me faire, ç'a été bien pis encore... Je me suis demandé ce que j'allais devenir, si je ne vous revoyais plus. — Le vide s'est fait instantanément autour de moi... N'oubliez pas, Marguerite, que si je ne vous connais que depuis quelques jours, je vous aime depuis deux ans.

marguerite

Eh bien ! mon ami, vous avez pris une sage résolution.

armand

Laquelle?...

marguerite

Celle de partir. — Ne me l’avez-vous pas écrit ?

armand

Est-ce que je le pourrais?

marguerite

I1 le faut pourtant.

armand

Il le faut?

marguerite

Oui. — Non-seulement pour vous, mais pour moi. — Ma position me force à ne plus vous revoir, — et tout me défend de vous aimer.

armand

Vous m'aimez donc un peu Marguerite?

marguerite

Je vous aimais.

armand

Et maintenant?

marguerite

Maintenant, j'ai réfléchi, et ce que j'avais espéré est impossible.

armand

Si vous m'aviez aimé, d'ailleurs, vous n'auriez pas reçu le comte, surtout ce soir.

marguerite

Aussi, est-ce pour cela qu'il vaut mieux que nous n'allions pas plus loin. Je suis jeune, je suis jolie, je vous plaisais, je suis une bonne fille, vous êtes un garçon d'esprit, il fallait prendre de moi ce qu'il y a de bon, laisser ce qu'il y a de mauvais, et ne pas vous occuper du reste.

armand

Ce n'est pas ainsi que vous me parliez tantôt, Marguerite, quand vous me faisiez entrevoir quelques mois à passer avec vous, seule, loin de Paris, loin du monde; c'est en tombant de cette espérance dans la réalité, que je me suis fait tant de mal.

marguerite

C'est vrai... j'avais été plus loin; je m'étais dit : un peu de repos me ferait du bien ; il prend intérêt à ma santé, s'il y avait moyen de passer tranquillement l'été avec lui, dans quelque campagne, au fond de quelque bois, ce serait toujours cela de pris sur les mauvais jours... Au bout., de trois ou quatre mois, nous serions revenus à Paris, nous nous serions donné une bonne poignée de main, et nous nous serions fait une amitié des restes de notre amour; car l'amour qu'on peut avoir pour moi, si violent qu'on le dise, n'a même pas toujours en lui de quoi faire une amitié plus tard. Tu ne l'as pas voulu ; ton cœur est un grand seigneur qui ne veut rien accepter... n'en parlons plus... Tu m'aimes depuis quatre jours, tu as soupé chez moi, envoie-moi un bijou avec ta carte, nous serons quittes.


armand

Tu es folle, Marguerite ; je t'aime. Cela ne veut pas dire que tu es jolie et que tu me plairas trois ou quatre mois, tu es toute mon espérance, toute ma pensée, toute ma vie ; je t'aime, enfin ! que puis-je te dire de plus?

marguerite

Alors, tu as raison, il vaut mieux cesser de nous voir dès à présent!

armand

Naturellement, parce que tu ne m'aimes pas, toi !

marguerite

Parce que je... tu ne sais pas ce que tu dis, tiens !

armand

Pourquoi alors?...

marguerite

Pourquoi? tu veux le savoir? Parce qu'il y a des moments où ce rêve commencé, je le fais jusqu'au bout ; parce qu'il y a des jours où je suis lassée de la vie que je mène, et que j'en entrevois une autre ; parce qu'au milieu de notre existence bruyante, notre tête, notre vanité, nos sens vivent... mais que notre cœur se gonfle, ne trouvant pas à s'épancher, et nous étouffe. Nous paraissons heureuses, et l'on nous envie... En effet, nous avons des amants qui se ruinent, non pas pour nous, comme ils le disent, mais pour leur vanité... Nous sommes les premières dans leur amour-propre, les dernières dans leur estime. Nous avons des amis, des amis comme Prudence, dont l'amitié va jusqu'à la servitude, jamais jusqu'au désintéressement. Peu leur importe ce que nous faisons, pourvu qu'on les voie dans nos loges, ou qu'elles se carrent dans nos voitures. Ainsi tout autour de nous, vanité, honte et mensonge... Je rêvais donc, par moment, sans oser le dire à personne, de trouver un homme assez supérieur pour ne me demander compte de rien, et pour vouloir bien être l'amant de mes impressions... Cet homme, je l'avais trouvé dans le duc ; mais la vieillesse ne protège ni ne console, et mon cœur a d'autres exigences... Alors, je t'ai rencontré, toi, jeune, ardent, heureux; les larmes que je t'ai vu répandre pour moi, l'intérêt que tu as pris à ma santé, tes visites mystérieuses pendant ma maladie, ta franchise, ton enthousiasme, tout me faisait voir en toi celui que j'appelais du fond de ma bruyante solitude. En un instant, comme une folle, j'ai bâti tout mon avenir sur ton amour, j'ai rêvé campagne et pureté, je me suis souvenue de mon enfance, car on a toujours eu une enfance, quoi que l'on soit devenue. C'était souhaiter l'impossible ; un mot de toi me l'a prouvé... Tu as voulu tout savoir, tu sais tout !

armand

Et tu crois qu'après de pareilles paroles, je vais te quitter ? quand de tels mots sont sortis de ta bouche ! quand le bonheur vient à moi, je me sauverais devant lui ! Non, Marguerite, non; ton rêve s'accomplira, je te le jure. Ne raisonnons rien, nous sommes jeunes, nous nous aimons, marchons en suivant notre amour.

marguerite

Ne me trompe pas, Armand; songe qu'une émotion violente peut me tuer; rappelle-toi bien qui je suis, et ce que je suis.

armand

Tu es un ange, et je t'aime !

nanine, frappant

Madame...

marguerite

Quoi?

nanine

On vient d'apporter une lettre !

marguerite

Ah çà! c'est donc la nuit aux lettres!... De qui est-elle?

nanine

De M. le comte.

marguerite

Demande-t-il une réponse?

nanine

Oui, madame.

marguerite

Eh bien ! dis qu'il n'y en a pas.


ACTE III

fauteuil, une chambre de rez-de-chaussée. — Au fond, en face du spectateur, une cheminée. — De chaque côté, une porte vitrée, donnant sur un jardin. — A gauche et à droite, sur le premier plan, une porte à panneaux. — Tables et chaises.


Scène I

Prudence, nanine

emportant un plateau à thé après le déjeuner

prudence

Où est Marguerite?

nanine

Madame est au jardin avec Mlle Nichette et M. Gustave, qui viennent de déjeuner avec elle et qui passent la journée ici.

prudence

Je vais les rejoindre.

armand, rentrant pendant que Nanine sort

Ah ! vous voici, Prudence. J'ai à vous parler de choses sérieuses. I1 y a quinze jours, vous êtes partie d'ici, dans la voiture de Marguerite ?

prudence

C'est vrai !

armand

Depuis ce temps, ni la voiture, ni les chevaux n'ont reparu. Il y a huit jours, en nous quittant, vous avez paru craindre d'àvoir froid, et Marguerite vous a prêté un cachemire que vous n'avez pas rapporté ! Enfin, hier, elle vous a remis des bracelets et des diamants pour les faire arranger, disait-elle. — Où sont les chevaux, la voiture, le cachemire et les diamants ?

prudence

Vous voulez que je sois franche ?

armand

Je vous en supplie.

prudence

Les chevaux sont vendus au marchand qui les reprend pour compte, car ils n'étaient pas payés.

armand

Le cachemire?

prudence

Vendu.

armand

Les diamants?

prudence

Engagés. Je viens de rapporter les reconnaissances.

armand

Et pourquoi ne m'avoir pas tout dit?

prudence

Marguerite ne le voulait pas.

armand

Et pourquoi ces ventes et ces engagements?

prudence

Pour payer !— Ah ! vous croyez, mon ami, qu'il suffit de s'aimer et d'aller vivre hors de Paris, d'une vie pastorale éthérée? Pas du tout ! A côté de la vie poétique, il y a la vie réelle, et les meilleures résolutions sont retenues à terre par des fils ridicules, mais de fer, et qu'on ne brise pas facilement. Le duc que je viens de voir, car je voulais, s'il était possible, éviter tant de sacrifices, le duc ne veut plus rien faire pour Marguerite, à moins qu'elle ne vous quitte, et Dieu sait qu'elle n'en a pas envie.

armand

Bonne Marguerite!

prudence

Oui, bonne Marguerite; trop bonne Marguerite, car qui sait comment tout cela finira? Sans compter qu'elle ne veut pas en rester là, et que pour payer ce qu'elle doit, elle veut vendre tout ce qu'elle possède encore. J'ai dans ma poche un projet de vente, que vient de me remettre son homme d'affaires.

armand

Combien faudrait-il?

prudence

Trente mille francs au moins.

armand

Demandez quinze jours aux créanciers. — Dans quinze jours, je payerai tout.

prudence

Vous allez emprunter?...

armand

Oui.

prudence

Vous allez faire là une belle chose, vous brouiller avec votre père, entraver vos ressources.

armand

Je me doutais de ce qui arrive ; j'ai écrit à mon notaire que je voulais faire à quelqu'un une délégation du bien que je tiens de ma mère, et je viens de recevoir la réponse; l'acte est tout préparé, il n'y a plus que quelques formalités à remplir, et dans la journée je dois aller à Paris pour signer; en attendant, empêchez que Marguerite fasse rien de ce qu'elle voulait faire.

prudence

Mais, les papiers que je rapporte.

armand

Quand je serai parti, vous les lui remettrez, comme si je ne vous avais rien dit, car il faut qu'elle ignore notre conversation, La voici, silence!


Scène II

marguerite, nichette, gustave, armand et prudence

marguerite, En entrant, met un doigt sur sa bouche pour faire signe à Prudence de se taire.
armand, à Marguerite.

Chère enfant! gronde Prudence.

marguerite

Pourquoi?

armand

Je la prie hier de passer chez moi et de m'apporter des lettres s'il y en a, car il y a quinze jours que je ne suis allé à Paris; la première chose qu'elle fait, c'est de l'oublier. Si bien que maintenant il faut que je te quitte pour une heure ou deux. Depuis un mois, je n'ai pas écrit à mon père. Personne ne sait où je suis, pas même mon domestique, car je voulais éviter les importuns. I1 fait beau, Nichette et Gustave sont là pour te tenir compagnie, je saute dans une voiture, je mets le pied chez moi, et je reviens.

marguerite

Va, mon ami, va; mais, si tu n'as pas écrit à ton père, ce n'est pas ma faute. Assez de fois je t'ai dit de le faire. Reviens vite. Tu nous retrouveras causant et travaillant ici, Gustave, Nichette et moi.

armand

Dans une heure je suis de retour.

Marguerite, l'accompagne jusqu'à la porte ; en revenant elle dit à Prudence.

Tout est arrangé?

prudence

Oui.

marguerite

Les papiers ?

prudence

Les voici. L'homme d'affaires viendra sans doute dans la journée s'entendre avec vous ; moi, je vais déjeuner, car je meurs de faim.

marguerite

Allez, Nanine vous donnera tout ce que vous voudrez.


Scène III

les mêmes, moins armand et prudence

marguerite, à Nichette.

Vous voyez, voilà comme nous vivons depuis trois mois.

nichette

Tu es heureuse?

marguerite

Si je le suis!

nichette

Je te le disais bien, Marguerite, que le bonheur véritable est dans le repos et dans les habitudes du cœur. — Que de fois Gustave et moi nous nous sommes dit : Quand donc Marguerite aimera-t-elle quelqu'un, et mènera-t-elle une existence plus tranquille!

marguerite

Eh bien ! votre souhait a été accompli, j'aime et je suis heureuse; c'est votre amour à tous deux et votre bonheur qui m'ont fait envie.

gustave

Le fait est que nous sommes heureux, nous, n'est-ce pas, Nichette?

nichette

Je crois bien, et ça ne coûte pas cher. Tu es une grande dame, toi, et tu ne viens jamais nous voir; sans cela, tu voudrais vivre tout à fait comme nous vivons. Tu crois vivre simplement ici ; que dirais-tu donc si tu voyais mes deux petites chambres de la rue Blanche, au cinquième étage, et dont les fenêtres donnent sur des jardins, dans lesquels ceux à qui ils sont ne se promènent jamais!— Comment y a-t-il des gens qui, ayant des jardins, ne se promènent pas dedans?

gustave

Nous avons l'air d'un roman allemand ou d'une idylle de Goethe, avec de la musique de Schubert.

nichette

Oh ! je te conseille de plaisanter, parce que Marguerite est là. — Quand nous sommes seuls tu ne plaisantes pas, et tu es doux comme un mouton, et tu es tendre comme un tourtereau. Tu ne sais pas qu'il voulait me faire déménager? Il trouve notre existence trop simple.

gustave

Non, je trouve seulement notre logement trop haut.

nichette

Tu n'as qu'à ne pas en sortir, tu ne sauras pas à quel étage il est.

marguerite

Vous êtes charmants tous deux.

nichette

Sous prétexte qu'il a six mille livres de rentes, il ne veut plus que je travaille; un de ces jours, il voudra m'acheter une voiture.

gustave

Cela viendra peut-être.

nichette

Nous avons le temps ; il faut d'abord que ton oncle me regarde d'une autre façon, et nous fasse, toi son héritier, moi, sa nièce.

gustave

Il commence à revenir sur ton compte.

marguerite

Il ne te connaît donc pas? s'il te connaissait il serait fou de toi.

nichette

Non, monsieur son oncle n'a jamais voulu me voir. Il est encore de la race des oncles qui croient que les grisettes sont faites pour ruiner les neveux; il voudrait lui faire épouser une femme du monde. Qu'est-ce que je suis donc, moi, est-ce que je ne suis pas du monde, moi?

gustave

Il s'humanisera; depuis que je suis avocat, du reste, il est plus indulgent.

nichette

Ah oui, j'oubliais de te le dire, Gustave est avocat, ma chère.

marguerite

Je lui confierai ma dernière cause.

nichette

Il a plaidé, j'étais à l'audience.

marguerite

A-t-il gagné?

gustave

J'ai perdu net, mon accusé a été condamné à dix ans de travaux forcés.

nichette

Heureusement.

marguerite

Pourquoi, heureusement?

nichette

L'homme qu'il défendait était un gueux achevé. Quel drôle de métier, que ce métier d'avocat ! ainsi, un avocat est un grand homme quand il peut se dire : J'avais entre les mains un scélérat, qui avait tué son père, sa mère et ses enfants ; eh bien ! j'ai tant de talent que je l'ai fait acquitter, et que j'ai rendu à la société cet ornement qui lui manquait.

marguerite

Puisque le voilà avocat, alors nous irons bientôt à la noce.

gustave

Si je me marie.

nichette

Comment, si vous vous mariez, monsieur; mais je l'espère bien que vous vous marierez, et avec moi encore ! vous n'épouserez jamais une meilleure femme et qui vous aime d’avantage.

marguerite

A quand alors?

nichette

A bientôt.

marguerite

Tu es bien heureuse.

nichette

Est-ce que tu ne finiras pas comme nous?

marguerite

Qui veux-tu que j'épouse?

nichette

Armand..

marguerite

Armand! il a le droit de m'aimer, mais non de m'épouser; je veux bien lui prendre son cœur, je ne lui prendrai jamais son nom. Il y a des choses qu'une femme n'efface pas de la vie, vois-tu, Nichette, et qu'elle ne doit pas donner à son mari le droit de lui reprocher. Si je voulais qu'Armand m'épousât, il m'épouserait demain ; mais je l'aime trop pour lui faire faire une pareille chose. Demande à M. Gustave, si je n'ai pas raison.

gustave

Vous êtes une honnête fille, Marguerite.

marguerite

Non. Je suis un honnête homme. Je suis heureuse d'un bonheur que je n'eusse jamais osé espérer, j'en remercie Dieu et ne veux pas tenter la Providence.

nichette

Gustave fait des grands mots, et il t'épouserait, lui, s'il était à la place d'Armand; n'est-ce pas, Gustave?

gustave

Peut-être bien. D'ailleurs l'innocence des femmes appartient à leur premier amour, et non à leur premier amant.

nichette

A moins que leur premier amant ne soit en même temps leur premier amour ; il y a des exemples.

gustave

Et pas loin, n'est-ce pas?

nichette

Enfin, pourvu que tu sois heureuse, peu importe.

marguerite

Je le suis. Qui m'eût dit cependant qu'un jour, moi, Marguerite Gauthier, je vivrais tout entière dans l'amour d'un homme, que je passerais des journées assise à côté de lui, à travailler, à lire, à l'entendre?

nichette

Comme nous.

marguerite

Je puis vous parler franchement, à vous deux, qui me croirez, parce que c'est votre cœur qui écoute. II y a des moment où j'oublie ce que j'ai été; où le moi d'autrefois se sépare tellement du moi d'aujourd'hui, qu'il en résulte deux femmes distinctes, et que la seconde se souvient à peine de la première ; méconnaissable pour moi-même, je le suis pour les autres. Quand vêtue d'une robe blanche, couverte d'un grand chapeau de paille, portant sur mon bras la pelisse qui doit me garantir de la fraîcheur de l'eau, je monte avec Armand dans le bateau, que nous laissons aller à la dérive, et qui s'arrête tout seul sous les saules de l'île prochaine, nul ne se doute que cette ombre blanche est Marguerite Gauthier. J'ai fait dépenser en bouquets plus d'argent qu'il ne m'en faudrait pour faire vivre, pendant un an, une honnête famille. — Eh bienune fleur comme celle-ci, qu'Armand m'a donnée ce matin, suffit maintenant à parfumer ma journée. D'ailleurs, vous savez bien ce que c'est que d'aimer, comment les heures s'abrègent toutes seules, et comme elles nous portent à la fin des semaines et des mois, sans secousse et sans fatigue. Oh! oui, je suis bien heureuse; mais je veux l'être davantage encore... car vous ne savez pas tout...

nichette

Quoi donc?

marguerite

Vous me disiez tout à l'heure que je ne vivais pas comme vous ; vous ne me le direz pas longtemps.

nichette

Comment?

marguerite

Sans qu'Armand se doute de rien, je vais vendre tout ce qui compose, à Paris, mon appartement, où je ne veux même plus retourner. Je payerai toutes mes dettes; je louerai un petit logement près du vôtre; je le ferai meubler bien simplement, et nous vivrons ainsi, oubliant et oubliés. L'été, nous reviendrons à la campagne , mais dans une maison plus simple que celle-ci. I1 y a des gens qui demandent ce que c'est que le bonheur ; vous me l'avez appris, et maintenant je pourrai l'apprendre à d'autres.

nanine

Madame, il y a là un monsieur qui demande à vous parler...

marguerite, à Nichette.

L'homme d'affaires que j'attends. Allez faire un tour au jardin, je vous rejoins. Je partirai avec vous pour Paris ; nous terminerons tout ensemble.

A Nanine.

Fais entrer.

Elle fait un dernier signe à Nichette et à Gustave qui sortent ; elle se dirige vers la porte par laquelle entre le personnage annoncé.


Scène IV

duval, marguerite

m. duval, sur le seuil de la porte

Mlle Marguerite Gauthier ?

marguerite

C'est moi, monsieur. A qui ai-je l'honneur de parler?

duval

A M. Duval.

marguerite

A M. Duval!

duval

Oui, mademoiselle, au père d'Armand.

marguerite

Mais M. Armand n'est pas ici, monsieur.

duval

Je le sais, mademoiselle!... mais c'est avec vous que je désire avoir une explication... et veuillez m'écouter. — Mon fils se compromet et se ruine avec vous...

marguerite

Vous vous trompez, monsieur. Grâce à Dieu, personne ne parle plus de moi, et je n'accepte rien d'Armand.

duval

Ce qui veut dire, car votre luxe et vos dépenses sont choses connues, ce qui veut dire que mon fils est assez misérable pour dissiper avec vous ce que vous acceptez des autres.

marguerite

Pardonnez-moi, monsieur; mais je suis femme et je suis chez moi, deux raisons qui devraient plaider en ma faveur auprès de votre courtoisie ; le ton dont vous me parlez n'est pas celui que je devais attendre d'un homme du monde que j'ai l'honneur de voir pour la première fois, et...

duval

Et...

marguerite

Je vous prie de permettre que je me retire, encore plus pour vous que pour moi-même.

duval

En vérité, quand on se trouve en face de vous et de vos façons, madame, on a peine à se dire que toutes ces choses sont simulées, que ces façons sont acquises. On me l'avait bien dit que vous étiez une dangereuse personne.

marguerite

Oui, monsieur, dangereuse, mais pour moi, et non pour les autres.

duval

Dangereuse ou non, il n'en est pas moins vrai, mademoiselle, qu'Armand se ruine pour vous.

marguerite

Je vous répète, monsieur, avec tout le respect que je dois au père d'Armand, je vous répète que vous vous trompez.

duval

Alors, que signifie cette lettre de mon notaire, qui me prévient qu'Armand veut vous faire l'abandon d'une rente?

marguerite

Je vous assure, monsieur, que si Armand a fait cela, il l'a fait en dehors de moi ; car il savait bien que s'il me l'eût offert, je l'eusse refusé.

duval

Cependant vous n'avez pas toujours parlé ainsi.

marguerite

C'est vrai, monsieur, mais alors je n'aimais pas.

duval

Et maintenant ?

marguerite

Oh! c'est autre chose; j'aime avec tout ce qu'une femme peut retrouver de pur dans le fond de son cœur, quand Dieu prend pitié d'elle et lui envoie le repentir.

duval

Ah! voici les grandes phrases qui arrivent.

marguerite

Ecoutez-moi, monsieur. Mon Dieu, je sais qu'on croit peu aux serments de femmes comme moi ; mais par ce que j'ai de plus cher au monde, par mon amour pour Armand, je vous jure que j'ignorais cette donation.

duval

Cependant, mademoiselle, il faut que vous viviez de quelque chose.

marguerite

Vous allez me forcer a vous dire ce que j'aurais voulu vous taire, monsieur ; mais, comme je tiens avant toute chose à l'estime du père d'Armand, je parlerai. Depuis que je connais votre fils, pour que mon amour ne ressemble pas un instant à tout ce qui a pris jusqu'ici ce nom près de moi, j'ai engagé ou vendu une grande partie de ce que je possédais : cachemires, diamants, bijoux, voitures; et quand, tout à l'heure, on me dit que quelqu'un me demandait, j'ai cru recevoir un homme d'affaires, à qui je vendais les meubles, les tableaux, les tentures, tout le luxe que vous me reprochez. Enfin, et si vous en doutez, eh bien ! tenez, je ne vous attendais pas, monsieur, et par conséquent vous ne pourrez croire que cet acte a été préparé pour vous, si vous en doutez, lisez cet acte.

Elle lui donne l'acte.

duval

Une vente de votre mobilier, à la charge de payer vos créanciers et de vous remettre le surplus.

La regardant avec émotion

Mon Dieu ! me serais-je trompé ?

marguerite

Oui, monsieur, vous vous êtes trompé, ou plutôt vous avez été trompé ; oui, j'ai été folle; oui, j'ai un triste passé ; mais pour l'effacer , depuis que j'aime, je donnerais jusqu'à la dernière goutte de mon sang. Oh! quoi qu'on vous ait dit, j'ai du cœur, allez! je suis bonne; vous verrez quand vous me connaîtrez mieux... C'est Armand qui m'a transformée ainsi; il m'a aimée, il m'aime. Un peu d'amour rend à une femme sa chasteté perdue. Je suis si heureuse depuis trois mois ! Vous qui êtes son père, vous devez être bon comme lui ; je vous en supplie, ne lui dites pas de mal de moi ; il vous croirait, car il vous aime; et moi je vous respecte et je vous aime, parce que vous êtes son père.

duval

Pardon, madame, de la façon dont je me suis présenté tout à l'heure, je ne vous connaissais pas, je ne savais pas tout ce qu'il y a de nobles sentiments en vous... J'arrivais irrité du silence de mon fils, et de son ingratitude, dont je vous accusais; pardon, madame.

marguerite

Oh ! merci à ces bonnes paroles, monsieur.

duval

Aussi, est-ce au nom de ces nobles sentiments, que je vais vous demander, pour le bonheur de mon fils, un sacrifice plus grand encore que tous ceux que vous avez faits.

marguerite

Mon Dieu!

duval

Ecoutez-moi, mon enfant, et ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire.

marguerite

Oh! monsieur, taisez-vous, je vous en supplie; vous allez me demander quelque chose de terrible, d'autant plus terrible que je l'ai toujours prévu ; je vous attendais ; j'étais trop heu- reuse.

duval

Non, je ne suis plus irrité, nous causons comme deux cœurs honnêtes, ayant le même amour dans un sens différent, et jaloux tous les deux, n'est-ce pas, de prouver notre affection, de donner le bonheur à celui que nous aimons.

marguerite

Oui, monsieur; oui, parlez.

duval

Votre âme a des générosités inconnues à bien des femmes, aussi, est-ce comme un père que je vous parle, Marguerite, comme un père qui vient vous redemander le bonheur de ses deux enfants.

marguerite

De ses deux enfants ?

duval

Oui, Marguerite, de ses deux enfants. Sachez ce qui m'amène auprès de vous: j'ai une fille, jeune, belle, pure comme un ange. Elle aime un jeune homme, et elle aussi, elle a fait de cet amour le rêve de sa vie ; mais elle a droit à cet amour. Je vais la marier; j'avais écrit tout cela à Armand, mais Armand, tout à vous, n'a pas même reçu mes lettres; j'aurais pu mourir sans qu'il le sût. Eh bien! ma fille, ma Blanche bien-aimée épouse un honnête homme, elle entre dans une Camille honorable, qui veut que tout soit honorable dans la mienne. Le monde a ses exigences, mon enfant, et surtout le monde de province ; si purifiée que vous soyez aux yeux d'Armand, aux miens même, par l'amour que vous éprouvez, vous ne l'êtes pas aux yeux d'un monde qui ne verra jamais en vous que votre passé, et qui vous fermera impitoyablement ses portes. La famille de l'homme qui va devenir mon gendre a appris la façon dont vit Armand; elle m'a déclaré reprendre sa parole, si Armand continuait cette vie... L'avenir d'une jeune fille qui ne vous a fait aucun mal peut donc être brisé par vous. Marguerite, au nom de votre amour, accordez-moi le bonheur de ma fille.

marguerite

Que vous êtes bon, monsieur, de daigner me parler ainsi ! et que puis-je refuser à de pareilles paroles? Oui, monsieur, je vous comprends, et vous avez raison. Je partirai de Paris ; je m'éloignerai d'Armand pendant quelque temps. Cerne sera douloureux ; mais je veux faire cela pour vous, afin que vous n'ayez rien à me reprocher... D'ailleurs, la joie du retour fera oublier le chagrin de la séparation. Vous permettrez qu'il m'écrive quelquefois, et quand sa sœur sera mariée.

duval

Merci, Marguerite, merci de cette intelligence de votre cœur ; mais c'est autre chose que je vous demande, mon enfant.

marguerite

Autre chose ! et que pouvez-vous donc me demander de plus, grand Dieu!

duval

Ecoutez-moi bien, Marguerite, et faisons franchement ce que nous avons à faire ; une absence momentanée ne suffit pas.

marguerite

Vous voulez que je quitte Armand tout à fait?

duval

Il le faut!

marguerite

Oh ! jamais, monsieur; me séparer d'Armand, ce serait plus qu'une injustice, maintenant, ce serait un crime. Vous ne savez donc pas comme nous nous aimons ; vous ne savez donc pas que je n'ai ni amis, ni parents, ni famille, et qu'en me pardonnant, il m'a juré d'être tout cela pour moi, et que j'ai enfermé ma vie dans la sienne? Vous ne savez donc pas, enfin. que je suis atteinte d'une maladie mortelle, que je n'ai que quelques années à vivre, et que j'ai fait de mon amour l'espoir de ces années? Quitter Armand, monsieur, autant me tuer tout de suite.

duval

Voyons, mon enfant, du calme et n'exagérons rien ; vous êtes jeune, vous êtes belle, et vous prenez pour une maladie la fatigue d'une vie un peu agitée; vous ne mourrez pas, heureusement, avant l'âge où l'on est heureux de mourir ; je vous demande un sacrifice énorme, je le sais, mais que vous êtes fatalement forcée de me faire. Ecoutez-moi ; vous connaissez Armand depuis trois mois, et vous l'aimez ! mais un amour si jeune a-t-il le droit de briser tout un avenir? et c'est tout l'avenir de mon fils que vous brisez en restant avec lui ? Etes-vous sûre de l'éternité de cet amour? ne vous êtes-vous pas déjà trompée ainsi? Et si tout à coup, mais trop tard, vous alliez vous apercevoir que vous n'aimez pas mon fils, si vous alliez en aimer un autre? Pardon, Marguerite, mais le passé donne droit à ces suppositions.

marguerite

Jamais, monsieur, jamais je n'ai aimé et je n'aimerai comme j'aime.

duval

Soit ! mais si ce n'est vous qui vous trompez, c'est lui qui se trompe, peut-être. A vos âges, le cœur peut-il prendre un engagement définitif? Le cœur ne change-t-il pas perpétuellement d'affections? C'est le même cœur qui, fils, aime ses parents au delà de tout, qui, époux, aime sa femme plus que ses parents, et qui, père plus tard, aime ses enfants plus que parents, femmes et maîtresses. La nature est exigeante, parce qu'elle est prodigue ! I1 se peut donc que vous vous trompiez, voilà les probabilités. Maintenant, voulez-vous voir les réalités et les certitudes? vous m'écoutez, n'est-ce pas?

marguerite

Si je vous écoute, mon Dieu !

duval

Vous êtes prête à sacrifier tout à mon fils ; mais quel sacrifice égal, s'il acceptait le vôtre, pourrait-il vous faire en échange? Il prendra vos belles années, et plus tard, quand la satiété sera venue, car elle viendra, qu'arrivera-t-il ? Ou il sera un homme ordinaire, et, vous jetant votre passé au visage, il vous quittera en disant qu'il ne fait qu'agir comme les autres ; ou il sera un honnête homme, et vous épousera, ou tout au moins vous gardera auprès de lui. Cette liaison, ou ce mariage, qui n'aura eu ni la chasteté pour base, ni la religion pour appui, ni la famille pour résultat, cette chose excusable peut-être chez le jeune homme, le sera-t-elle chez l'homme mûr? Quelle ambition lui sera permise, quelle carrière lui sera ouverte, quelle consolation tirerai-je de mon fils, après m'être sacrifié vingt ans pour son bonheur? Votre amour l'un pour l'autre n'est pas le fruit de deux sympathies puies, l'union de deux affections chastes; c'est la passion dans ce qu'elle a de plus terrestre et de plus humain, et elle est née du] caprice de l'un et de la fantaisie de l'autre ; bref, votre amour est un résultat et non une cause. Qu'en restera-t-il quand vous aurez vieilli tous deux? qui vous dit que les premières rides de votre front ne détacheront pas le voile de ses yeux, et que son amour ne mourra pas avec votre jeunesse ?

marguerite

Oh ! la réalité !

duval

Voyez-vous d'ici votre double vieillesse, doublement déserte, doublement isolée, doublement inutile? Quel souvenir laisserez-vous ; quel bien aurez-vous fait? Non, Marguerite, il y a des nécessités cruelles dans la vie, mais contre lesquelles on se brise si Ton veut les combattre. Vous et mon fils avez à suivre deux routes complètement différentes, que le hasard a réunies un instant, mais que la raison sépare à tout jamais. Dans la vie que vous vous êtes faite volontairement, vous n'avez pas prévu ce qui arrive. Vous avez été heureuse trois mois, ne tachez pas ce bonheur dont la continuité est impossible ; gardez-en le souvenir dans votre cœur; qu'il vous fasse forte, c'est tout ce que vous avez le droit de lui demander. C'est sévère, ce que je vous dis ; c'est cruel, ce que je réclame, mais c'est l'estime que j'ai pour vous qui me fait vous parier ainsi ; je veux devoir à votre raisonnement, à votre cœur, à votre affection pour mon enfant, le sacrifice que j'aurais pu demander à la force et à la loi. Un jour, vous serez fière de ce que vous aurez fait, et toute votre vie, vous aurez l'estime de vous-même. C'est un homme qui connaît la vie qui vous parle , c'est un père qui vous implore. Allons, Marguerite ! allons mon enfant, prouvez-moi que vous aimez mon fils, et du courage !

marguerite, à elle-même.

Ainsi, quoi qu'elle fasse, la créature tombée ne se restera jamais! Dieu lui pardonnera peut-être, mais le monde sera inflexible! Au fait, de quel droit veux-tu prendre dans le cœur des familles une place que la pudeur seule doit y occuper?... Tu aimes ! qu'importe ? et la belle raison ! Quelques preuves que tu donnes de cet amour, on n'y croira pas, et c'est justice. Que viens-tu nous parler de cœur et d'avenir? Quels sont ces mots nouveaux ? Regarde donc la fange de ton passé ; quel homme voudrait t'appeler sa femme ; quel enfant voudrait l'appeler sa mère? Je ne vous en veux pas, monsieur, tout ce que je viens d'entendre, je me le suis dit bien des fois avec terreur; mais comme j'étais seule à me le dire, je parvenais à ne pas m'entendre jusqu'au bout, et à me fuir moi-même. Vous me le répétez, c'est donc bien réel. 11 faut obéir. Vous me parlez au nom de votre fils, au nom de votre fille, c'est encore bien bon à vous d'invoquer de pareils noms. Eh bien ! monsieur, vous direz un jour à cette belle et pure jeune fille, car c'est à elle que je veux sacrifier mon bonheur, vous lui direz qu'il y avait quelque part une femme qui n'avait plus qu'une espérance, qu'une pensée, qu'un bonheur dans ce monde, et qu'à l'invocation de son nom, cette femme a renoncé à tout cela, a broyé son cœur entre ses mains et en est morte ; car j'en mourrai, monsieur, et peut-être alors, Dieu me pardonnera-t-il.

duval

Pauvre femme !

marguerite

Vous me plaignez, monsieur, et vous pleurez, je crois; merci pour ces larmes, elles me feront forte... Vous voulez, monsieur, que je me sépare de votre fils, pour son repos, pour son honneur, pour son avenir ; que faut-il faire, ordonnez, je suis prête.

duval

Il faut lui dire que vous ne l'aimez plus, madame.

marguerite, souriant avec tristesse.

Il ne me croira pas.

duval

Il faut partir.

marguerite

Il me suivra.

duval

Alors...

marguerite

Voyons, monsieur, croyez-vous que j'aime Armand... que je l'aime d'un amour désintéressé.

duval

Oui, Marguerite.

marguerite

Croyez-vous que j'avais fait de cet amour le rêve, l'espoir et le pardon de ma vie?

duval

Oui, Marguerite, je le crois.

marguerite

Eh bien ! monsieur, embrassez-moi une fois, comme vous embrasseriez votre fille, et je vous jure que ce baiser, le seul vraiment chaste que j'aurai reçu, me fera victorieuse de mon amour, et qu'avant huit jours votre fils sera retourné auprès de vous, peut-être malheureux pour quelque temps, mais guéri pour jamais; je vous jure aussi qu'il ignorera toujours ce qui vient de se passer entre nous.

duval

Vous êtes une noble fille, Marguerite, mais je crains bien..,

marguerite

Oh ! ne craignez rien, monsieur, il me haïra.

Elle sonne, Nanine paraît

Prie Mme Duvernoy de venir.

nanine

Oui, madame.

marguerite, à duval.

Une dernière grâce, monsieur !

duval

Oh! parlez, madame, parlez!

marguerite

Dans quelques heures, Armand va avoir une des plus grandes douleurs qu'il ait eues et que peut-être il aura de sa vie. Il aura donc besoin d'un cœur qui l'aime ; trouvez-vous là, monsieur, soyez près de lui. Et maintenant séparons-nous... il pourrait rentrer d'un instant à l'autre, et tout serait perdu, s'il vous voyait.

duval

Mais qu'allez-vous faire?

marguerite

Si je vous le disais, monsieur, ce serait votre devoir de me le défendre.

duval

Alors, Marguerite, que puis-je en échange de ce que vous allez faire pour moi ?

marguerite

Vous pourrez, quand je serai morte et qu'Armand maudira ma mémoire, vous pourrez lui dire que je l'aimais bien et que je l'ai bien prouvé. J'entends du bruit; adieu, monsieur; nous ne nous reverrons jamais sans doute, soyez heureux !

Il sort.


Scène V

marguerite, prudence

marguerite, à part.

Mon Dieu ! donnez-moi la force.

Elle écrit une lettre

prudence

Vous m'avez fait appeler, ma chère Marguerite?

marguerite

Oui, je veux vous charger de quelque chose.

prudence

De quoi ?

marguerite

De cette lettre.

prudence

Pour qui ?

marguerite

Regardez !

Mouvement de Prudence.

Silence ! partez tout de suite.


Scène VI

marguerite, puis armand

marguerite, Seule.

Et maintenant une lettre à Armand. Que vais-je lui dire, mon Dieu ! Pardonnez-moi le mal que je vais lui faire, et pardonnez-lui le mal qu'il me fera. Oh ! je deviens folle ou je rêve!... Il est impossible que cela soit, jamais je n'aurai le courage... On ne peut pas demander à la créature humaine plus qu'elle ne peut faire !

armand, qui, pendant ce temps, est entré et s'est approché de Marguerite

Que fais-tu donc là, Marguerite?

Marguerite, se levant.

Armand !... Rien, mon ami!

armand

Tu écrivais ?

marguerite

Non... oui.

armand

Pourquoi ce trouble , cette pâleur ! A qui écrivais-tu, Marguerite? Donne-moi cette lettre.

marguerite

Cette lettre était pour toi, Armand, mais je te demande, au nom du Ciel, de ne pas te la donner.

armand

Je croyais que nous en avions fini avec les secrets et les mystères, Marguerite?

marguerite

Pas plus qu'avec les soupçons, à ce qu'il paraît.

armand

Pardon, Marguerite mais je suis moi-même préoccupé.

marguerite

Que t'arrive-t-il, grand Dieu !

armand

Mon père est arrivé !

marguerite

Tu l'as vu?

armand

Non ; mais il a laissé chez moi une lettre sévère. Il a appris ma retraite ici, ma vie avec toi. Il doit venir ce soir. Ce sera une longue explication , car Dieu sait ce qu'on lui aura dit et de quoi j'aurai à le dissuader; mais il te verra , et quand il t'aura vue, il t'aimera! Puis, qu'importe! Je dépends de lui, soit ; mais, s'il le faut, je travaillerai. Quel travail me sera dur, quand j'aurai ton amour à la fin de ma journée?

marguerite, à part.

Comme il m'aime, mon Dieu !

Haut.

Mais il ne faut pas te brouiller avec ton père, mon ami. Il va venir, m'as-tu dit; eh bien ! je vais m'éloigner pour qu'il ne me voie pas tout d'abord ; mais je reviendrai, je serai là, près de toi. Je me jetterai à ses pieds, je l'implorerai tant, qu'il ne nous séparera pas.

armand

Comme tu me dis cela, Marguerite ! Ah ! il se passe quelque chose. Ce n'est pas la nouvelle que je t'annonce qui t'agite ainsi. C'est à peine si tu te soutiens. II y a un malheur ici... Cette lettre...

Il étend la main.

marguerite, l'arrêtant.

Cette lettre renferme une chose que je ne puis te dire; tu sais, il y a des choses qu'on ne peut ni dire soi-même, ni laisser lire devant soi. Cette lettre est une preuve d'amour, que je te donnais, mon Armand, je te le jure par notre amour, ne m en demande pas davantage.

armand

Oh ! garde cette lettre, Marguerite, je sais tout. Prudence m'a tout dit ce matin, et c'est pour cela que je suis allé à Paris. Je sais le sacrifice que tu voulais me faire. Tandis que tu t'occupais de notre bonheur, je m'en occupais aussi. Tout est arrangé maintenant. Et c'est là le secret que tu ne voulais pas me confier. Comment reconnaîtrai-je jamais tant d'amour, bonne et chère Marguerite!

marguerite

Eh bien ! maintenant que tu sais tout, laisse-moi partir!

armand

Partir !

marguerite

M'éloigner, du moins ton père ne peut-il pas arriver d'un instant à l'autre? Mais, je serai là à deux pas de toi, dans le jardin, avec Gustave et Nichette, tu n'auras qu'à m'appeler pour que je revienne. Comment pourrais-je me séparer de toi? Tu calmeras ton père, s'il est irrité, et puis notre projet s'accomplira, n'est-ce pas? Nous vivrons ensemble tous les deux et nous nous aimerons comme auparavant, et nous serons heureux, comme nous le sommes depuis trois mois. Car tu es heureux, n'est-ce pas, car tu n'as rien à me reprocher ? Dis-le- moi, cela me fera du bien. Mais si je t'ai fait de la peine, par- donne-moi, ce n'était pas de ma faute, car je t'aime plus que tout au monde. Et toi aussi, tu m'aimes, n'est-ce pas?... Et quelque preuve d'amour que je t'eusse donnée, tu ne m'aurais ni méprisée, ni maudite...

armand

Mais, pourquoi ces larmes ?

marguerite

J'avais besoin de pleurer un peu ; mais maintenant, tu vois, je suis calme. Je vais rejoindre Nichette et Gustave. Je suis là, toujours à toi, toujours prête à te rejoindre, t'aimant toujours. Tiens, je souris, à bientôt, pour toujours.

Elle sort.


Scène VII

armand, seul, puis nanine

armand, à Nanine qui arrange le feu.

Bonne Marguerite ! comme elle s'effraye à l'idée d'une séparation ! Comme elle m'aime ! Nanine, s'il vient un monsieur me demander, mon père, vous le ferez entrer tout de suite ici. S'il demandait à voir Marguerite, vous lui direz qu'elle est à Paris.

nanine

Bien, monsieur !

armand

Je m'alarmais à tort. Mon père me comprendra. Le passé est mort. D'ailleurs, quelle différence entre Marguerite et les autres femmes! J'ai rencontré cette Olympe, toujours occupée de fêtes et de plaisirs; il faut bien que celles qui n'aiment pas emplissent de bruit la solitude de leur cœur. Elle donne un bal dans quelques jours ; elle m'a invité, moi et Marguerite, comme si Marguerite et moi, nous devions jamais retourner dans ce monde ! Sept heures déjà ! mon père ne viendra pas ce soir! Nanine ! donnez-moi de la lumière; qu'on prépare toujours le dîner. Le temps me semble si long, quand elle n'est pas là! Je vais lire un peu,.. Qu'est ce livre? Manon Lescaut! Oh! la femme qui aime ne fait pas ce que tu faisais, Manon !... Comment ce livre se trouve-t-il là?…

Nanine rentre avec une lampe, et sort. Lisant au hasard.

« Je te jure, mon cher chevalier, que tu es l'idole de mon cœur, et qu'il n'y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t'aime; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que dans l'état où nous sommes réduits, c'est une sotte vertu que la fidélité ! Crois-tu que l'on puisse être bien tendre, lorsqu'on manque de pain? La faim me causerait quelque méprise fatale, je a rendrais quelque jour le dernier soupir, en croyant pousser un soupir d'amour. Je t'adore, compte là-dessus, mais laisse-moi quelque temps le ménagement de notre fortune; ce malheur à qui va tomber dans mes filets ! je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. Mon frère t'apprendra des nouvelles de ta Manon, il te dira qu'elle a pleuré de la nécessité de te quitter... » Armand repousse le livre avec tristesse et reste quelques instants soucieux. Elle avait raison, mais elle n'aimait pas, car l'amour ne sait pas raisonner…

Il va à la fenêtre.

Cette lecture m'a fait mal, ce livre n'est pas vrai !...

Il sonne, Nanine paraît.

Mon père ne viendra pas ce soir, dites à madame de rentrer.

nanine

Madame n'est pas ici, monsieur.

armand

Comment, où est-elle donc ?

nanine

Sur la route; elle m'a dit de dire à monsieur qu'elle allait rentrer tout de suite.

armand

Mme Duvernoy est sortie avec elle?

nanine

Mme Duvernoy est partie un peu avant madame

armand

C'est bien...

Seul.

Elle est capable d'être allée à Paris, pour s'occuper de cette vente qu'elle voulait faire; heureusement, Prudence, qui est prévenue, trouvera moyen de l'en empêcher!...

Il regarde par la fenêtre.

Il me semble voir une ombre dans le jardin…

Il appelle

Marguerite! Marguerite! Personne!... Nanine! Nanine!...

il sonne.

Nanine, non plus, ne répond pas. Qu'est-ce que cela veut dire? Ce vide me fait froid. Il y a un malheur dans ce silence. Pourquoi ai-je laissé sortir Marguerite? Elle me cachait quelque chose. Elle pleurait!... Me tromperait-elle?... Elle, me tromper! c'est impossible ; à l'heure où elle pensait à me sacrifier tout... Mais il lui est peut-être arrivé quelque chose... Elle est peut-être bléssée!... Peut-être morte! Je suis trop inquiet, je vais moi- même...

un commissionnaire, entrant.

M. Armand Duval?

armand

C'est moi.

le commissionnaire

Voici une lettre pour vous, monsieur.

armand

D'où rapportez-vous ?

le commissionnaire

De Paris.

armand

Qui vous l’a donnée?

le commissionnaire

Une dame.

armand

Et comment êtes-vous arrivé jusqu'à ce pavillon ?

le commissionnaire

La grille du jardin était ouverte, je n'ai rencontré personne, j'ai vu de la lumière dans ce pavillon, j'ai pensé...

armand

C'est bien, laissez-moi!

Le Commissionnaire se retire

armand, Seul.

Cette lettre est de Marguerite... Pourquoi suis-je si ému !... Sans doute elle m'attend quelque part, et m'écrit d'aller la rejoindre...

Il va pour ouvrir la lettre.

Je tremble. Allons, que je suis enfant!

Pendant ce temps, M. Duval est entré et se tient derrière son fils. Armand lit.

« A l'heure où vous recevrez cette lettre, Armand, je serais partie ! »

Il pousse un cri

Ah !

Il se retourne et voit son père.

Mon père ! mon père !

Il se jette dans ses bras en sanglotant, Duval prend la lettre et la lit.

duval, à part.

Pauvre fille, comme elle doit souffrir!

ACTE IV

Un boudoir chez Olympe. — Porte au fond, communiquant dans un salon éclairé splendidement. — A droite et à gauche, une porte. — Table de jeu et joueurs à droite ; gens assis sur un canapé, à gauche. — Domestiques passant des rafraîchissements. — Promeneurs au fond. — Bruit d'orchestre ; danse ; mouvement.


Scène I

gaston, arthur, le docteur, prudence, saint-gaudens, olympe, anaïs, invités.

Gaston, il taille une banque de baccarat.

Faites vos jeux, messieurs.

arthur

Combien y a-t-il en banque?

gaston

il y a cent louis.

arthur

Je fais cinq francs à droite.

gaston

C'était bien la peine de demander ce qu'il y avait pour faire cinq francs.

arthur

Aimes-tu mieux que je fasse dix louis sur parole ?

gaston

Non, non, non.

Au docteur.

Et vous, docteur, vous ne jouez pas?

le docteur

Non.

gaston

Qu'est-ce que vous faites donc là-bas?

le docteur

Je cause avec des femmes charmantes ; je me fais connaître.

gaston

Vous gagnez tant à être connu.

le docteur

Je ne gagne même qu'à cela.

gaston

Si c'est ainsi qu'on joue, je passe la main.

prudence

Attends, j'ai dix francs.

gaston

Où sont-ils ?

prudence

Dans ma poche.

gaston, riant.

Je donnerais quinze francs pour les voir.

prudence

Tiens, j'ai oublié ma bourse !

gaston

Voilà une bourse qui sait son métier. Tiens, voici vingt francs.

prudence

Je te les rendrai.

gaston

Ne dis donc pas de bêtises.

donnant les cartes.

J'ai neuf!

Il ramasse l'argent.

prudence

Il gagne toujours.

arthur

Voilà cinquante louis que je perds.

anaïs

Docteur, guérissez donc Arthur de la maladie de faire de rembarras.

le docteur

C'est une maladie de jeunesse qui se passera avec rage.

anaïs

Il prétend avoir perdu mille francs; il avait deux louis dans sa poche quand il est arrivé.

arthur

Comment le savez- vous?

anaïs

Avec cela qu'il faut regarder longtemps une poche, pour savoir ce qu'il y a dedans.

arthur

Qu'est-ce que ça prouve? Ça prouve que je dois neuf cent soixante francs.

anaïs

Je plains celui à qui vous les devez.

arthur

Vous avez tort, ma chère, je paye toutes mes dettes.

anaïs

Ce n'est pas ce que disent vos créanciers.

gaston

Allons, messieurs, faites vos jeux ; nous ne sommes pas là pour nous amuser.

olympe, entrant avec Saint-Gaudens.

On joue donc toujours ici?

arthur

Toujours.

olympe

Donnez-moi dix louis, Saint-Gaudens, que je joue un peu.

gaston

Olympe, votre soirée est charmante.

arthur

Saint-Gaudens sait ce qu'elle lui coûte.

olympe

Ce n'est pas lui qui le sait, c'est sa femme !

saint-gaudens

Le mot est joli ! Ah ! vous voilà, docteur, il faut que je vous consulte; j'ai quelquefois des étourdissements.

le docteur

Ah ! Dame !

olympe

Qu'est-ce qu'il demande?

le docteur

Il croit avoir une maladie du cerveau.

olympe

Le fat ! J'ai perdu, Saint-Gaudens, jouez pour moi, et tâchez de gagner.

prudence

Saint-Gaudens, prêtez-moi trois louis?

Il les donne.

anaïs

Saint-Gaudens, allez me chercher une glace !

saint-gaudens

Tout à l'heure !

anaïs

Alors, racontez-nous l'histoire du fiacre jaune.

saint-gaudens

J'y vais! j'y vais !

Il sort.

prudence, à Gaston.

Te rappelles-tu l'histoire du fiacre jaune ?

gaston

Si je me la rappelle ! Je le crois bien ; c'est chez Marguerite qu'Olympe a voulu nous conter cela. Est-ce qu'elle est ici, Marguerite ?

olympe

Elle doit venir.

gaston

Et Armand ?

prudence

Armand n'est pas à Paris... Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé?

gaston

Non.

prudence

Ils sont séparés.

anaïs

Bah!

prudence

Oui, Marguerite l’a quitté !

gaston

Quand donc?

anaïs

Il y a un mois, et qu'elle a bien fait!

gaston

Pourquoi cela ?

anaïs

On doit toujours quitter les hommes avant qu'ils vous quittent

arthur

Voyons, messieurs, joue-t-on, ou ne joue-t-on pas?

gaston

Oh ! que tu es assommant, toi ! Crois-tu pas que je vais m'user les doigts à te retourner des cartes pour cent sous que tu joues? Tous les Arthur sont comme toi. Heureusement, tu es le dernier Arthur.

Saint-gaudens, rentrant.

Anaïs, voici la glace demandée.

anaïs

Vous avez été bien long, mon pauvre vieux ; après ça, à votre âge...

gaston, se levant.

Messieurs, la banque a sauté. — Quand on pense que si l’on me disait : Gaston, mon ami, on va te donner cinq cents francs, à condition que tu retourneras des cartes pendant tout une nuit, je ne le voudrais pas, bien certainement. Eh bien! voilà deux heures que j'en retourne pour perdre deux mille francs l Ah ! le jeu est un joli métier.

Un autre reprend la banque.


Scène II

les mêmes, armand

saint-gaudens

Vous ne jouez plus ?

gaston

Non.

{{personnage|saint-gaudens|c

montrant deux joueurs qui s'écartent au fond.

Parions-nous dans le jeu de ces messieurs?

gaston

Pas de confiance. Est-ce que c'est vous qui les avez invités?

saint-gaudens

Ce sont des amis d'Olympe. Elle les a connus à l'étranger.

gaston

Ils sont jolis.

prudence

Tiens ! voilà Armand?

Gaston, à Armand.

Nous parlions de toi tout à l'heure.

armand

Et que disiez-vous?

prudence

Nous disions que vous étiez à Tours, et que vous ne viendriez pas.

armand

Eh bien ! vous vous trompiez, mes amis.

gaston

Et quand es-tu arrivé?

armand

Il y a une heure.

prudence

Eh bien ! mon cher Armand, qu'est-ce que vous me conterez de neuf?

armand

Mais rien, chère amie ; et vous ?

prudence

Avez- vous vu Marguerite ?

armand

Non.

prudence

Elle va venir.

armand

Ah eh bien ! je la verrai alors.

prudence

Comme vous dites cela !

armand

Comment voulez-vous que je vous le dise?

prudence

Le cœur est donc guéri?

armand

Oh ! parfaitement ! Est-ce que je serais ici, sans cela?

prudence

Ainsi, vous ne pensez plus à elle?

armand

Vous dire que je n'y pense plus du tout, serait mentir ; mais je suis heureusement de ces hommes avec qui la façon de rompre fait beaucoup... Or, Marguerite m'a donné mon congé d'une façon si légère, que je me suis trouvé bien sot d'en avoir été amoureux comme je l'ai été ; car j'ai été vraiment fort amoureux d'elle.

prudence

Elle vous aimait bien, aussi, et elle vous aime toujours un peu, mais il était temps qu'elle vous quittât, on allait vendre chez elle.

armand

Et maintenant, c'est payé ?

prudence

Entièrement.

armand

Et c'est M. de Varville qui a fait les fonds?

prudence

Oui.

armand

Tout est pour le mieux, alors.

prudence

Il y a des hommes faits exprès pour cela. Bref! il en est arrivé à ses fins ; il lui a racheté ses chevaux, ses bijoux, et lui a rendu tout son luxe d'autrefois... Ah! pour heureuse, elle est heureuse.

armand

Et elle est revenue à Paris ?

prudence

Naturellement... Elle n'a jamais voulu retourner à Auteuil, mon cher, depuis que vous en êtes parti. C'est moi qui suis allée y chercher toutes ses affaires, et même les vôtres. Cela me fait penser que j'ai des objets à vous remettre ; vous les ferez prendre chez moi. Il n'y a qu'un petit portefeuille avec votre chiffre, que Marguerite a voulu prendre; si vous y tenez, je le lui redemanderai.

armand, avec émotion.

Qu'elle le garde !

prudence

Du reste, je ne l'ai jamais vue comme elle est maintenant; elle ne dort presque plus ; elle court les bals, elle passe les nuits ; dernièrement, après un souper, elle est restée trois jours au lit, et quand le médecin lui a permis de se lever, elle a recommencé, au risque d'en mourir. Si cela continue, elle n'ira pas loin. Comptez-vous l'aller voir?

armand

Non, je compte, Mme, éviter toute espèce d'explications. Le passé est mort d'apoplexie, que Dieu ait son âme, s'il en avait.

prudence

Allons ! vous êtes raisonnable, j'en suis enchantée.

armand, apercevant Gustave.

Ma chère Prudence, voici un de mes amis, à qui j'ai quelque chose à dire ; vous permettez !

prudence

Comment donc !

Elle va au jeu.

Je fais dix francs!


Scène III

Les même, gustave

armand

Enfin, tu as reçu ma lettre?

gustave

Oui, puisque me voilà,

armand

Tu t'es demandé pourquoi je t'ai prié de venir a une de ces soirées, qui sont si peu dans tes habitudes?

gustave

Je l'avoue.

armand

Tu n'as pas vu Marguerite depuis longtemps ?

gustave

Non ; pas depuis que je l'ai vue avec toi.

armand

Ainsi, tu ne sais rien?

gustave

Rien, instruis-moi.

armand

Tu croyais que Marguerite m'aimait, n'est-ce pas ?

gustave

Je le crois encore.

armand

lui remettant la lettre de Marguerite.

Lis!

gustave

C'est Marguerite qui a écrit cela?

armand

Elle-même

gustave

Quand?

armand

Il y a un mois.

gustave

Qu'as-tu répondu à cette Lettre ?

armand

Que voulais-tu que je répondisse? Le coup était si inattendu, que j'ai cru que j'allais devenir fou. Comprends-tu? elle, Marguerite! Me tromper, me tromper! Moi qui l'aimais tant! brusquement, au risque de me tuer sur le coup ! Oh ! ces filles n'ont pas d'âme. J'avais besoin d'une affection réelle pour m'aider à vivre après ce qui venait de se passer. Je me laissai conduire par mon père, comme une chose inerte. Nous arrivâmes à Tours. Je crus un instant que j'allais pouvoir y vivre, c'était impossible; je ne dormais plus, j'étouffais. J'avais trop aimé cette femme, pour qu'elle pût ainsi me devenir indifférente ; il fallait ou que je l'aimasse, ou que je la haïsse; enfin, je ne pus plus y tenir, il me sembla que j'allais mourir si je ne la revoyais pas, si je ne lui entendais pas dire à elle-même ce qu'elle m'avait écrit. Je voulais me sauver de l'amour par le mépris, effacer le passé sous la haine. Je suis venu ici, car elle y viendra. Ce qui va se passer, je n'en sais rien, mais il va évidemment se passer quelque chose, je puis avoir besoin d'un ami.

gustave

Je suis tout à toi, mon cher Armand ; mais au nom du Ciel, réfléchis, tu as affaire à une femme ; le mal qu'on fait à une femme ressemble fort à une lâcheté.

armand

Soit! elle a un amant ; il m'en demandera raison. Si je fais une lâcheté, j'ai assez de sang pour la payer !

un domestique, annonçant.

Mlle Marguerite Gauthier ! M. le baron de Varville

armand

La voilà !

olympe, allant au-devant de Marguerite.

Comme tu arrives tard !

varville

Nous revenons de l'Opéra.

Varville donne des poignées de main aux hommes qui sont là.

prudence, à Marguerite.

Cela va bien?

marguerite

Oh ! très-bien !

prudence

Armand est ici.

marguerite

Armand!

prudence

Oui!

En ce moment Armand, qui s'est mis à la table de jeu, aperçoit, Marguerite; elle, lui sourit timidement. Il la salue avec froideur.

marguerite

J'ai eu tort de venir à ce bal.

prudence

Pourquoi cela ?

marguerite

Vous me le demandez ?

prudence

Au contraire ; il faut qu'un jour ou l'autre vous vous retrouviez avec Armand, mieux vaut plus tôt que plus tard.

marguerite

Il vous a parlé ?

prudence

Oui.

marguerite

De moi ?

prudence

Naturellement.

marguerite

Et il vous a dit?

prudence

Qu'il ne vous en voulait pas, et que vous aviez bien fait.

marguerite

Tant mieux, si cela est; mais il est impossible que cela soit: il m'a salué trop froidement, et il est trop pâle.

varville, bas à Marguerite.

M. Duval est là, Marguerite.

marguerite

Je le sais.

varville

Vous me jurez que vous ignoriez sa présence ici quand vous y êtes venue ?

marguerite

Je vous le jure.

varville

Alors, promettez-moi de ne pas lui parler.

marguerite

Je vous le promets ; mais je ne puis pas vous promettre de ne pas lui répondre, s'il me parle. Prudence, reste auprès de moi.

le docteur, à Marguerite.

Bonsoir, madame.

marguerite

Ah! c'est vous, docteur. Comme vous me regardez!

le docteur

Je crois que c'est ce que j'ai de mieux à faire, quand je suis en face de vous.

marguerite

Vous me trouvez changée, n'est-ce pas?

le docteur

Soignez-vous, madame, soignez-vous, je vous en prie. J'irai vous voir demain, pour vous gronder à mon aise.

marguerite

C'est cela! grondez-moi, je vous aimerai bien. Est-ce que vous vous en allez déjà?

le docteur

Non, mais cela ne tardera pas ; j'ai le même malade à voir tous les jours à la même heure, depuis six mois.

marguerite

Quelle fidélité !

Il lui serre la main et s'éloigne.

gustave

Bonjour, Marguerite.

marguerite

Oh! que je suis heureuse de vous voir, mon bon Gustave ! Est-ce que Nichette est là?

gustave

Non.

marguerite

Pardon! Nichette ne doit pas venir ici. — Aimez-la bien, Gustave; c'est si doux d'être aimé !

Elle essuie ses yeux.

gustave

Qu'avez-vous donc, Marguerite ?

marguerite

Oh ! mon bon Gustave, je suis bien malheureuse, allez !

gustave

Voyons, ne pleurez pas ! Pourquoi êtes-vous venue?

marguerite

Est-ce que je suis ma maîtresse? et, d'ailleurs, est-ce qu'il ne faut pas que je m'étourdisse ?

gustave

Eh bien! si vous m'en croyez, quittez ce bal bientôt.

marguerite

pourquoi?

gustave

Parce qu'on ne sait pas ce qui peut arriver... Armand...

marguerite

Armand me hait et me méprise, n'est-ce pas?

gustave

Non, mais Armand vous aime. Voyez comme il est pale; il n'est pas maître de lui-même, il pourrait y avoir une affaire entre lui et M. de Varville. Prétextez une indisposition, et partez.

marguerite

Un duel pour moi, entre Varville et Armand ! Oh ! c'est impossible. Vous avez raison, Gustave, je vais partir.

Elle se lève.

varville, s'approchant d'elle.

Où allez-vous, Marguerite?

marguerite

Mon ami, je suis souffrante, et désire me retirer.

varville

Non, vous n'êtes pas souffrante, Marguerite vous voulez vous retirer, parce que M.Duval est là, et qu'il ne paraît pas faire attention à vous ; mais vous comprenez que moi, je ne veux ni ne dois jouer un rôle ridicule, en quittant l'endroit où il sera. Vous avez voulu venir à ce bal, vous y êtes, restez-y.

olympe, à Marguerite.

Qu'est-ce qu'on jouait ce soir à l'Opéra?

varville

La Favorite.

armand

L'histoire d'une femme qui trompe son amant.

prudence

Oh! que c'est commun!

anaïs

C'est-à-dire que ce n'est pas vrai; il n'y a pas de femme qui trompe son amant.

armand

Oh ! je vous réponds qu'il y en a.

anaïs

Où ça donc ?

armand

Partout.

olympe

Oui, mais il y a amant et amant.

armand

Comme il y a femme et femme.

gaston

Ah çà! mon cher Armand, tu joues un jeu d'enfer.

armand

C'est pour voir si le proverbe est vrai, « Malheureux en amour, heureux au jeu.

gaston

Ah ! tu dois être crânement malheureux en amour, car tu es crânement heureux au jeu.

armand

Mon cher, je compte faire ma fortune ce soir, et quand j'aurai gagné beaucoup d'argent, je m'en irai vivre à la campagne.

olympe

Seul?

armand

Non, avec quelqu'un qui m'y a déjà accompagné une fois, et qui m'a quitté. Peut-être quand je serai plus riche...

A part.

Elle ne répondra donc rien !

gustave

Tais-toi, Armand, vois dans quel état est cette pauvre fille.

armand

C'est une bonne histoire; il faut que je vous la raconte. Il y a là-dedans un monsieur qui apparaît à la fin, une espèce de Deus ex machina, qui est un type adorable.

varville, s'avançant.

Monsieur !

marguerite

Varville, si vous provoquez M. Duval vous me renvoyez de votre vie.

armand, à Varville.

Ne me parlez-vous pas, monsieur?

varville

En effet, monsieur; vous êtes si heureux au jeu que votre veine me tente, et je comprends si bien l'emploi que vous voulez faire de votre gain, que j'ai hâte de vous voir gagner davantage et vous propose une partie.

armand

Que j'accepte de grand cœur, monsieur.

varville

Je tiens cent louis, monsieur.

armand

Va pour cent louis! de quel côté, monsieur?

varville

Du côté que vous ne prendrez pas.

armand

Cent louis à gauche.

varville

Cent louis à droite.

armand

Tirez les cartes.

gaston

A droite, quatre, à gauche, neuf. Armand a gagné!

varville

Deux cents louis, alors.

armand

Va pour deux cents louis; mais prenez garde, monsieur, si le proverbe dit : « Malheureux en amour, heureux au jeu, il dit aussi : Heureux en amour, malheureux au jeu. »

gaston

Six! huit! c'est encore Armand qui gagne.

olympe

Allons! c'est le baron qui payera la campagne de M. Duval.

marguerite

Mon Dieu, mon Dieu, que va-t-il se passer?

olympe

Allons, messieurs, à table, le souper est servi.

armand

Continuons-nous la partie, monsieur?

varville

Non, pas en ce moment.

armand

Je vous dois une revanche, je vous la promets au jeu que vous choisirez.

varville

Soyez tranquille, monsieur, je profiterai de votre bonne volonté!

olympe, prenant le bras d'Armand.

Tu as une rude veine, toi.

armand

Ah! tu me tutoies quand je regagne.

varville

Venez-vous, Marguerite ?

marguerite

Pas encore, j'ai quelques mots à dire à Prudence.

varville

Si dans dix minutes vous n'êtes pas venue nous rejoindre, je reviens vous chercher ici, Marguerite, je vous en préviens.

marguerite

C'est bien, allez!


Scène IV

prudence, marguerite

marguerite

Allez retrouver Armand, et, au nom de ce qu'il a de plus sacré, priez-le de venir m'entendre, il faut que je lui parle.

prudence

Et s'il refuse?

marguerite

Il ne me refusera pas, il me déteste trop pour ne pas saisir l’occasion de me le dire... Allez !


Scène V

marguerite, seule.

Voyons, tâchons d'être calme, il faut qu'il continue de croire ce qu'il croit. Aurai-je la force de tenir la promesse que j'ai faite à M. Duval ? Mon Dieu ! faites qu'il me méprise et me haïsse, puisque c'est le seul moyen d'empêcher un malheur... Le voici !


Scène VI

marguerite, armand

armand

Vous m'avez fait demander, madame?

marguerite

Oui, Armand, j'ai à vous parler.

armand

Parlez, je vous écoute. Vous allez vous disculper?

marguerite

Non, Armand, il ne sera pas question de cela, je vous supplierai même de ne plus revenir sur le passé.

armand

Vous avez raison, madame, il y a trop de honte pour vous.

marguerite

Oh ! ne m'accablez pas, Armand. Voyez comme je suis pâle et faible : je suis à moitié morte, je ne puis me défendre contre vous, et je le pourrais que je ne le ferais pas... Ecoutez-moi donc sans haine, sans colère, sans mépris. Voyons, Armand, donnez-moi votre main.

armand

Non, madame, non , jamais ! Et si c'est là tout ce que vous aviez à me dire...

Il fait mine de se retirer.

marguerite

Aurais-je jamais cru que vous repousseriez la main que je vous tendrais ! Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit, Armand, il faut que vous repartiez.

armand

Que je reparte?

marguerite

Oui ! que vous retourniez auprès de votre père, et cela tout de suite.

armand

Et pourquoi, madame ?

marguerite

Parce que M. de Varville va vous provoquer, et que je ne veux pas qu'il arrive un malheur pour moi. Je veux être seule à souffrir.

armand

Ainsi vous me conseillez de fuir une provocation ! Vous me conseillez une lâcheté ! Quel autre conseil en effet pourrait donner une femme comme vous?

marguerite

Armand, je vous jure que depuis un mois j'ai tant souffert, que c'est à peine si j'ai la force de le dire ; je sens bien le mal qui augmente et me brûle. Au nom de notre amour passé, au nom de ce que je souffrirai encore, Armand, au nom de votre mère et de votre sœur, fuyez-moi, retournez auprès de votre père et oubliez jusqu'à mon nom, si vous pouvez.

armand

Ah! oui ! je comprends, madame, vous tremblez pour votre amant qui représente votre fortune. Je puis vous ruiner d'un coup de pistolet ou d'un coup d'épée. Ce serait là, en effet, un grand malheur.

marguerite

Vous pouvez être tué, Armand, voilà le malheur véritable!

armand

Que vous importe que je vive ou que je meure ! Avez-vous eu cette crainte, quand vous m'avez écrit : Armand, oubliez- moi, je suis la maîtresse d'un autre? Que vous importait alors que je mourusse de cet amour ! Si je ne suis pas mort, madame, c'est qu'il me restait à me venger. Ah ! vous avez cru que cela se passerait ainsi! que vous me briseriez le cœur, et que je ne m'en prendrais ni à vous, ni à votre complice! Non, madame, non. Je suis revenu à Paris, c'est entre M. de Varville et moi une question de vie ou de mort; dussiez -vous en mourir aussi, je le tuerai, je vous le jure.

marguerite

M. de Varville est innocent de tout ce qui se passe, Armand !

armand

Vous l'aimez, madame ! c'est assez, pour que je le haïsse.

marguerite

Et vous savez bien que je n'aime pas... que je ne puis aimer cet homme !

armand

Alors, pourquoi vous êtes-vous donnée à lui, madame?

marguerite

Au nom du Ciel, ne me le demandez pas, Armand ! Je ne puis le dire.

armand

Eh bien ! je vais vous le dire, moi. Vous vous êtes donnée à lui, parce que vous êtes une fille sans cœur et sans loyauté, parce que votre amour appartient à qui le paye, et que vous avez fait une marchandise de votre cœur. Parce qu'en vous trouvant en face du sacrifice que vous alliez me faire, le courage vous a manqué, et que vos instincts ont repris le dessus ; parce qu'enfin, cet homme qui vous dévouait sa vie, qui vous livrait son honneur, ne valait pas pour vous les chevaux de votre voiture et les diamants de votre cou.

marguerite

Eh bien! oui, j'ai fait tout cela. Oui, je suis une infâme et misérable créature, qui ne t'aimais pas; je t'ai trompé. Mais plus je suis infâme, moins tu dois te souvenir de moi, moins tu dois exposer pour moi ta vie et la vie de ceux qui t'aiment. Armand, à genoux, je t'en supplie; pars, quitte Paris, et ne regarde pas en arrière.

armand

Je le veux bien, mais à une condition.

marguerite

Dis vite, Armand, et quelle qu'elle soit, je l'accepte.

armand

Tu partiras avec moi.

marguerite, reculant

Jamais !

armand

Jamais!

marguerite

Oh ! mon Dieu ! donnez-moi le courage !

armand

Ecoute, Marguerite ; je suis fou, j'ai la fièvre, mon sang brûle, mon cerveau bout ; je suis dans un de ces états où l'homme est capable de tout, même d'une infamie. J'ai cru un moment que c'était la haine qui me poussait vers toi ; c'était l'amour, amour invincible, irritant, haineux, augmenté de remords, de mépris et de honte, car je me méprise de le ressentir encore, après ce qui s'est passé. Eh bien! dis-moi un mot de repentir, rejette ta faute sur le hasard, sur la fatalité, sur ta faiblesse, et j'oublierai tout. Que m'importe cet homme? je ne le hais que si tu l'aimes. Dis-moi seulement que tu m'aimes encore, je te pardonnerai, Marguerite ; nous luirons Paris, c'est-à-dire le passé; nous irons au bout de la terre s'il le faut, jusqu'à ce que nous ne rencontrions plus un visage humain, et que nous soyons seuls dans le monde avec notre amour.

marguerite

Armand, je donnerais ma vie pour une journée du bonheur que tu me proposes, mais ce bonheur est impossible.

armand

Encore !

marguerite

Un abîme nous sépare, nous serions trop malheureux. Nous ne pouvons plus nous aimer; pars, oublie-moi, il le faut, je l'ai juré.

armand

A qui?

marguerite

A qui avait le droit de demander ce serment.

armand

A M. de Varville, n'est-ce pas?

marguerite

Oui.

armand

A M. de Varville que vous aimez; dites-moi que vous l'aimez, et je pars.

marguerite

Eh bien ! oui, j'aime M. de Varville.

armand, courant au fond et ouvrant violemment la porte.

Entrez tous.

marguerite

Que faites-vous?

armand

Vous allez voir.

Aux convives.

Vous voyez bien cette femme .

Tous

Marguerite Gauthier!...

armand

Oui ! Marguerite Gauthier. Savez-vous ce qu'elle a fait ?

Quelques voix

Non!

armand

Elle a vendu ses chevaux, ses voitures et ses diamants pour vivre avec moi, tant elle m'aimait. Cela est beau, n'est-ce pas ? Eh bien ! savez- vous ce que j'ai fait, moi? Je me suis conduit comme un misérable. J'ai accepté ce sacrifice sans lui rien donner en échange. Mais, il n'est pas trop tard, je me repens et je reviens pour réparer tout cela. Vous êtes tous témoins que j'ai payé cette femme, que je ne lui dois plus, moi.

Il jette des billets de banque et de l’or à Marguerite.

marguerite, poussant un cri et tombant à la renverse.

Ah!

varville, à Armand.

Décidément, monsieur, vous êtes un lâche.

Le docteur se précipite au secours de Marguerite.

ACTE V

Chambre à coucher de Marguerite. — Lit au fond ; rideaux à moitié fermés. — Cheminée à droite ; devant la cheminée, un canapé sur lequel est étendu Gaston. — Lumière de veilleuse. — Piano en face de la cheminée. — Porte à droite.


Scène I

marguerite, gaston

Elle dort.

gaston

Je me suis assoupi un instant... pourvu qu'elle n'ait pas eu besoin de moi pendant ce temps-là.

Il écoute.

Non, elle dort... Quelle heure est-il?... sept heures... il ne fait pas encore jour... je vais rallumer le feu.

Il tisonne

marguerite, s’éveillant.

Nanine, donne -moi à boire.

gaston

Voilà, chère enfant.

marguerite, soulevant la tête.

Qui donc est là?...

Gaston, préparant une tasse de tisane.

C'est moi, Gaston.

marguerite

Comment vous trouvez-vous dans ma chambre?

Gaston, lui donnant la tasse.

Bois d'abord, tu le sauras après. — Est-ce assez sucré?

marguerite

Oui.

gaston

J'étais né pour être garde-malade.

marguerite

Où est donc Nanine ?

gaston

Elle dort. Quand je suis venu sur les onze heures du soir, pour savoir de tes nouvelles, la pauvre fille tombait de fatigue ; moi au contraire, j'étais tout éveillé. Tu dormais déjà... Je lui ai dit d'aller se coucher. Je me suis mis là, sur le canapé, près du feu, et j'ai fort bien passé la nuit. Cela me faisait du bien de t'entendre dormir, il me semblait que je dormais moi-même. Comment te sens-tu ce matin ?

marguerite

Bien, mon brave Gaston... mais à quoi bon vous fatiguer ainsi?...

gaston

Pardieu !... Je passe assez de nuits au bal... quand j'en passerais quelques-unes à veiller une malade... Et puis, j'avais quelque chose à te dire.

marguerite

Que voulez-vous me dire?

gaston

Vous êtes gênée?

marguerite

Comment, gênée?

gaston

Oui, tu as besoin d'argent. Quand je suis venu dans la journée, j'ai vu un joli huissier dans le salon. Je l'ai mis à la porte, en le payant. Mais ce n'est pas tout. — I1 n'y a pas d'argent ici, et il faut qu'il y en ait. Moi, je n'en ai pas beaucoup. J'ai perdu pas mal au jeu, et j'ai fait un tas d'emplettes inutiles pour le premier de l'an.

Il l’embrasse.

Et je te réponds que je te la souhaite bonne et heureuse... Mais enfin, voilà toujours vingt-cinq louis que je vais mettre dans le tiroir là-bas ; quand il n'y en aura plus, il y en aura encore.

marguerite, émue

Quel cœur! et dire que c'est vous, un écervelé, comme on vous appelle... vous, qui n'avez jamais été que mon ami, qui me veillez, et prenez ainsi soin de moi...

gaston

Cela est toujours ainsi... Maintenant, savez-vous ce que nous allons faire?...

marguerite

Dites.

gaston

Il fait un temps superbe aujourd'hui... vous avez dormi huit bonnes heures, vous allez dormir encore un peu... de une heure à trois heures, il fera un bon soleil, je viendrai te prendre, tu t'envelopperas bien , nous irons faire un tour en voiture, et qui dormira bien la nuit prochaine ? ce sera Marguerite. Jusque-là, je vais aller voir ma mère qui va me recevoir, Dieu sait comment ; il y a plus de quinze jours que je ne l'ai vue... Je déjeunerai avec elle, je l'embrasserai, et à une heure je suis ici... Cela te va-t-il?

marguerite

Je tâcherai d'avoir la force...

gaston

Tu l'auras. Tu as une mine charmante.

nanine entre.

Entrez, Nanine, entrez, Marguerite est réveillée.


Scène II

les mêmes, nanine

marguerite

Tu étais donc bien fatiguée, ma pauvre Nanine ?

nanine

Un peu, madame.

marguerite

Ouvre la fenêtre et donne un peu de jour. Je veux me lever.

nanine, ouvrant la fenêtre et regardant dans la rue.

Madame, voici le docteur.

marguerite

Bon docteur!... sa première visite est toujours pour moi. Gaston, ouvrez la porte en vous en allant... Nanine, aide-moi à me lever.

nanine

Mais, madame...

marguerite

Je le veux.

gaston

A tantôt, Marguerite.

marguerite

A tantôt, cher ami.

Avant de sortir, Gaston prépare le canapé avec des oreillers pour que Marguerite puisse s'y coucher. Elle se lève et retombe; enfin soulevée par Nanine, elle marche vers le canapé, le docteur entre à temps pour l'aider à s’y asseoir.


Scène III

marguerite, nanine, le docteur

marguerite

Bonjour, mon cher docteur ; que vous êtes bon de penser ainsi à moi dès le matin !... Nanine, va voir s'il y a des lettres.

le docteur

Donnez-moi votre main.

Il la prend

Comment vous sentez-vous?

marguerite

Mal et mieux! mal de corps, mieux d'esprit. Hier au soir, j'ai eu tellement peur de mourir que j'ai envoyé chercher un prêtre... Il a été bien accueilli, je vous assure. Quelle belle chose que la religion ! J'étais triste, désespérée, j'avais peur de la mort... cet homme est entré, il a causé une heure avec moi, et tristesse, désespoir, terreur, remords, il a tout emporté avec lui. Alors je me suis endormie, et je viens de me réveiller.

le docteur

Tout va bien, madame, et je vous promets une belle et bonne convalescence pour les premiers jours du printemps.

marguerite

Merci, docteur, de votre promesse. C'est votre devoir de me la faire. Quand Dieu a dit que le mensonge serait un péché, il a fait une exception pour les médecins, et il leur a permis de mentir autant de fois par jour qu'ils verraient de malades.

A Nanine qui rentre.

Qu'est-ce que tu apportes là ?

nanine

Ce sont des cadeaux, madame.

marguerite

Ah! oui, c'est aujourd'hui le 1er janvier... Que de choses depuis l'année dernière ! Il y a un an, a cette heure, nous étions à table, nous chantions, nous donnions à l'année qui naissait le même sourire que nous venions de donner à l'année morte. Où est le temps, mon bon docteur, où nous riions encore?

Ouvrant les paquets.

Une bague, avec la carte de Saint- Gaudens. — Brave cœur ! Un bracelet, avec la carte du comte de Giray, qui m'envoie cela de Londres. — Quel cri il pousserait s'il me voyait dans l'état où je suis!... et puis des bonbons... Alors, les hommes ne sont pas aussi oublieux que je le croyais! Vous avez une petite sœur docteur?...

le docteur

Oui, madame.

marguerite

Eh bien! portez-lui tous ces bonbons, à cette chère enfant.. . il y a longtemps que je n'en mange plus, moi!

A Nanine.

Voilà tout ce que tu as?

nanine

J'ai une lettre.

marguerite

Qui peut m'écrire?

Prenant la lettre et l’ouvrant.

Descends le paquet dans la voiture du docteur.

Lisant

« Ma bonne Marguerite, je suis allée vingt fois pour te voir, et je n'ai jamais été reçue ; cependant je ne veux pas que tu manques 

au fait le plus heureux de ma vie ; je me marie le 1er janvier : c'est le cadeau de nouvelle année que Gustave me gardait; j'espère que tu ne seras pas la dernière à assister à la cérémonie... cérémonie bien simple, bien humble, et qui aura lieu à neuf heures du matin, dans la chapelle de sainte Thérèse, à l'église de la Madeleine. — Je t'embrasse de toute la force d'un cœur heureux. Nichette. » I1 y aura donc du bonheur pour tout le monde, excepté pour moi ! Allons, je suis une ingrate. — Docteur, fermez cette fenêtre, j'ai froid, et donnez-moi de quoi écrire. Oh! le peu d'instants que j'ai encore à vivre, docteur, laissez-moi les emplir de ceux que j'aime.

Elle laisse tomber sa tête dans ses mains, et le docteur met l’encrier sur la cheminée et lui donne un buvard.

nanine, bas au docteur.

Eh bien! docteur?...

le docteur, secouant la tête.

Elle est bien mal!

marguerite

Ils croient que je ne les entends pas... Docteur, rendez-moi le service, en vous en allant, de remettre cette lettre à l'église où se marie Nichette, et recommandez qu'on ne la lui remette qu'après la cérémonie.

Elle écrit, plie la lettre et la cachette.

Tenez, et merci.

Elle lui serre la main.

N'oubliez pas, et revenez tantôt, si vous pouvez...

Le docteur sort.


Scène IV

marguerite, nanine.

marguerite

Maintenant, mets un peu d'ordre dans cette chambre.

On sonne.

On a sonné, Nanine, va ouvrir.

Nanine sort.

nanine, rentrant.

C'est Mme Duvernoy qui vaudrait voir madame.

marguerite

Qu'elle entre !


Scène V

les mêmes, prudence.

prudence

Eh bien! ma chère Marguerite, comment allez-vous ce matin?

marguerite

Bien, ma chère Prudence, je vous remercie.

prudence

Renvoyez donc Nanine un instant ; j'ai à vous parler, à vous seule.

marguerite

Nanine, va un peu ranger de l'autre côté; je t'appellerai quand j'aurai besoin de toi...

Nanine sort.

prudence

Oui, j'ai un service à vous demander, ma chère Marguerite.

marguerite

Lequel ?...

prudence

Êtes-vous en fonds?...

marguerite

Vous savez que je suis gênée depuis quelque temps, mais, enfin, dites toujours.

prudence

C'est aujourd'hui le premier de l'an; j'ai des dépenses à faire, il me faudrait absolument deux cents francs; pouvez- vous me les prêter jusqu'à la fin du mois?

marguerite, levant les yeux au ciel.

La fin du mois !

prudence

Si cela vous gêne...

marguerite

J'avais un peu besoin de l'argent qui reste là...

prudence

Alors, n'en parlons plus.

marguerite

Oh ! qu'importe ! ouvrez ce tiroir. . . Combien y a-t-il dedans ?

prudence

Cinq cents francs.

marguerite

Eh bien ! prenez les deux cents francs dont vous avez besoin.

prudence

Et vous, aurez-vous assez du reste?

marguerite

Moi, j'ai ce qu'il me faut, ne vous inquiétez pas de moi.

prudence, prenant l'argent.

Ah ! vous me rendez un véritable service.

marguerite

Tant mieux, ma chère Prudence, tant mieux.

prudence

Je vous laisse ; je reviendrai vous voir... Vous avez meilleure mine.

marguerite

En effet, je vais mieux.

prudence

Les beaux jours vont venir vite, l'air de la campagne achèvera de vous guérir.

marguerite

C'est cela.

Prudence, sortant.

Merci encore une fois !

marguerite

Renvoyez-moi Nanine.

prudence

Oui.

Elle sort

marguerite, seule.

Voilà des espérances, qui me coûtent deux cents francs.

nanine

Elle est encore venue vous demander de l'argent?

marguerite

Oui.

nanine

Et vous le lui avez donné ?.. .

marguerite

C'est si peu de chose que l'argent, et elle en avait un si grand besoin! disait-elle... Il nous en faut cependant, il y a des étrennes à donner... Prends ce bracelet qu'on vient de m'en- voyer, et va le vendre. Va et reviens vite.

nanine

Mais pendant ce temps...

marguerite

Je puis rester seule, je n'aurai besoin de rien ; d'ailleurs, tu ne seras pas longtemps, tu connais le chemin du marchand, il m'a assez acheté depuis trois mois.

Nanine sort.


Scène VI

marguerite

lisant une lettre qu'elle prend dans son sein.

« Madame, j'avais appris le duel d'Armand et de M. de Varville, non par mon fils, car il est parti sans même venir m'embrasser. Le croiriez-vous, Madame? je vous accusais de ce duel et de ce départ. Grâce à Dieu, M. de Varville est déjà hors de danger, et je sais tout. Vous avez tenu votre serment au delà même de vos forces, et toutes ces secousses ont ébranlé votre santé. J'écris toute la vérité à Armand. Il est loin, mais il reviendra vous demander non-seulement son pardon, mais le mien ; car j'ai été forcé de vous faire du mal et je veux le réparer. Soignez-vous bien, mon enfant, espèrez; votre courage et votre abnégation méritent un meilleur avenir, vous l'aurez, c'est moi qui vous le promets. En attendant, recevez l'assurance de mes sentiments de sympathie, d'estime et de dévouement. — Georges Duval, — 15 novem- bre. » Voilà six semaines que le père d'Armand m'a écrit cette lettre et que je la relis sans cesse pour me rendre un peu de courage. Si je recevais seulement une lettre de lui ! Si je pouvais atteindre au printemps!

Elle se lève et se regarde dans la glace.

Comme je suis changée ! Cependant le docteur m'a promis de me guérir. J'aurai patience. Mais tout à l'heure avec Nanine ne me condamnait-il pas? Je l'ai entendu, il disait que j'étais bien mal. Bien mal ! c'est encore de l'espoir, c'est encore quelques mois à vivre, et si pendant ce temps Armand revenait, je serais sauvée. Le premier jour de l'année, c'est bien le moins qu'on espère. D'ailleurs, j'ai toute ma raison. Si j'étais en danger réel, Gaston n'aurait pas le courage de rire à mon chevet, comme il faisait tout à l'heure. Le médecin ne me quitterait pas.

A la fenêtre.

Quelle joie dans les familles! Oh ! le bel enfant, qui rit et gambade en tenant ses jouets ; je voudrais embrasser cet enfant.

nanine, venant à Marguerite , après avoir déposé sur la cheminée l'argent qu'elle apporte.

Madame...

marguerite

Qu'as-tu, Nanine?

nanine

Vous vous sentez mieux aujourd'hui, n'est-ce pas?

marguerite

Oui; pourquoi?

nanine

Promettez-moi d’être calme.

marguerite

Mais qu'arrive-t-il?

nanine

J'ai voulu vous prévenir ..une joie trop brusque est si difficile à porter !

marguerite

Une joie, dis-tu?

nanine

Oui, madame.

marguerite

Armand, tu as vu Armand?... Armand vient me voir!...

Nanine fait signe que oui. — Courant à la porte.

Armand !

Il paraît pâle, elle se jette à son cou, elle se cramponne à lui.

Oh ! ce n'est pas toi, il est impossible que Dieu soit si clément, si bon !

armand

C'est moi, Marguerite, moi, si repentant, si inquiet, si coupable, que je n'osais franchir le seuil de cette porte; si je n'eusse rencontré Nanine, je serais resté dans la rue, à prier et à pleurer. Marguerite, ne me maudis pas ! Mon père m'a tout écrit j'étais bien loin de toi, je ne savais où aller pour fuir mon amour et mes remords... Je suis parti comme un fou, voyageant nuit et jour, sans repos, sans trêve, sans sommeil, poursuivi de pressentiments sinistres... voyant de loin la maison tendue de noir... Oh ! si je ne t'avais pas trouvée, je serais mort, car c'est moi qui t'aurais tuée!... Je n'ai pas encore vu mon père; Marguerite, dis-moi que tu nous pardonnes à tous deux... Oh ! que c'est bon de te revoir !

marguerite

Te pardonner, mon ami, moi seule étais coupable!... Mais, pouvais-je faire autrement? je voulais ton bonheur, même aux dépens du mien... Mais maintenant, ton père ne nous séparera plus, n'est-ce pas? Ce n'est plus ta Marguerite d'autrefois que tu retrouves, mais je suis jeune encore, je redeviendrai belle, puisque je suis heureuse... Tu oublieras tout... Nous commencerons à vivre à partir d'aujourd'hui.

armand

Oh! non, je ne te quitte plus... Ecoute, Marguerite, nous allons partir à l'instant, quitter cette maison... Nous ne reverrons jamais Paris... Mon père sait qui tues maintenant... Il t'aimera comme le bon génie de son fils... Ma sœur est mariée.. . L'avenir est à nous.

marguerite

Oh! parle-moi... parle-moi... Je sens mon âme qui revient avec tes paroles, la santé qui renaît sous ton amour... Je le disais ce matin, qu'une seule chose pouvait me sauver... Je ne l'espérais plus, et te voilà ! Oh ! nous n'allons pas perdre de temps, va, et, puisque la vie passe devant moi, je vais l'arrêter au passage... Tu ne sais pas? Nichette se marie... Elle épouse Gustave ce matin... Nous la verrons... Cela nous fera du bien d'entrer dans une église.., de prier Dieu, et d'assister au bonheur des autres... Quelle surprise la Providence me gardait pour le premier jour de l’année ! Oh ! dis-moi donc encore que tu m'aimes!...

armand

Oui, je t'aime, Marguerite, toute ma vie est à toi.

marguerite

Nanine, donne-moi tout ce qu'il faut pour sortir.

armand

Bonne Nanine ! Vous avez eu bien soin d'elle; oh! merci !

marguerite

Tous les jours, nous parlions de toi toutes les deux ; car personne n'osait plus prononcer ton nom... C'est elle qui me consolait, qui me disait que tu allais revenir !... Elle ne mentait pas... Tu as vu de beaux pays... Nous les reverrons ensemble.

armand

Qu'as-tu, Marguerite, tu palis!...

marguerite, avec effort.

Rien, mon ami, rien ! Tu comprends que le bonheur ne rentre pas aussi brusquement dans un cœur désolé depuis longtemps... sans l'oppresser un peu... La joie est quelquefois aussi lourde à porter que la douleur.

Elle s'assied et rejette sa tête en arrière.

armand

Mon Dieu! Marguerite, parle-moi !... Marguerite, je t'en supplie!

marguerite

Ne crains rien, mon ami ; tu sais, j'ai toujours été sujette à ces faiblesses instantanées. Mais elles passent vite; regarde, je souris, je suis forte, va! C'est étonnement de vivre qui m'étouffe !


armand, lui prenant la main.

Tu trembles !

marguerite

Non, ce n'est rien!... Voyons, Nanine, donne-moi donc un châle, un chapeau...

armand, avec effroi.

Mon Dieu ! mon Dieu !

Marguerite étant son châle avec colère, après avoir essayé de sortir.

marguerite

Oh ! je ne peux pas !

Elle tombe sur le canapé.

armand

Nanine, courez chercher le médecin !

marguerite

Oui, oui, dis-lui qu'Armand est revenu, que je veux vivre, qu'il faut que je vive...

Nanine sort.

Mais, si ce retour ne m'a pas sauvée, rien ne me sauvera. Tôt ou tard, la créature humaine doit mourir de ce qui l'a fait vivre. J'ai vécu de l'amour, J'en meurs.

armand

Dieu ne m'eût pas ramené, pour que je te perde encore, Marguerite; tu vivras, il le faut !

marguerite

Assieds-toi près de moi... le plus près possible, mon Armand, et écoute-moi bien... J'ai eu tout à l'heure un moment de colère contre la mort. Je m'en repens, elle est nécessaire ; et je l'aime, puisqu'elle t'a attendu pour me frapper. Si ma mort n'eût été certaine, ton père ne t'eût pas écrit de revenir...

armand

Écoute, Marguerite, ne me parle plus ainsi, tu me rendrais fou... Ne me dis plus que tu vas mourir, et dis-moi que tu ne le crois pas... que cela ne peut être... que tu ne le veux pas!

marguerite

Quand je ne le voudrais pas, mon ami, il faudrait bien que je cédasse, puisque Dieu le veut. Si j'étais une sainte fille, si tout était chaste en moi, peut-être pleurerais-je à l'idée de quitter un monde où tu restes, parce que l'avenir serait plein de promesses, et que mon passé m'y donnerait droit... Moi morte, tout ce que tu garderas de moi sera pur... Moi vivante, il y aura toujours des taches sur mon amour... Crois-moi, Dieu fait bien ce qu'il fait...

armand, se levant.

Ah ! j'étouffe, Marguerite.

marguerite, le ramenant

Comment, c'est moi qui suis forcée de te donner du courage ? voyons, obéis-moi... Ouvre ce tiroir, prends-y un médaillon... c'est mon portrait du temps que j'étais jolie !... Je l'avais fait faire pour toi... garde-le, il aidera ton souvenir... Mais si un jour une belle jeune fille t'aime et que tu l'épouses, comme cela doit être... comme je veux que cela soit... et qu'elle trouve ce portrait... dis-lui que c'est celui d'une amie qui, si Dieu lui permet de se tenir dans le coin le plus obscur du ciel... prie Dieu tous les jours pour elle et pour toi... Si elle est jalouse du passé, comme nous le sommes souvent, nous autres femmes, si elle te demande le sacrifice de ce portrait... fais-le-lui sans crainte, sans remords; ce sera justice, et je te pardonne d'avance... La femme qui aime souffre trop quand elle ne se sent pas aimée... Entends-tu, mon Armand, tu as bien compris ?


Scène VII

les mêmes, nanine,puis nichette, gustave et gaston.

Nichette entre avec effroi, et devient plus hardie à mesure qu'elle voit Marguerite lui sourire , et Armand à ses pieds.

nichette

Ma bonne Marguerite, tu m'avais écrit que tu étais mourante, et je te retrouve souriante et levée.

armand, bas.

Oh! Gustave, je suis bien malheureux!

marguerite

Je suis mourante, mais je suis heureuse aussi, et mon bonheur cache ma mort... Vous voilà donc mariés... Quelle chose étrange que cette première vie, et que doit donc être la seconde!... Vous allez encore être plus heureux qu'auparavant. — Parlez de moi quelquefois, n'est-ce pas? Armand, donne- moi ta main... Je t'assure que ce n'est pas difficile de mourir, quand on est heureux !

Gaston entre.

marguerite

Voilà Gaston qui vient me chercher... je suis aise de vous voir encore, mon bon Gaston. Le bonheur est ingrat : je vous avais oublié…

A Armand.

I1 a été bien bon pour moi... Ah! C'est étrange.

Elle se lève.

armand

Quoi donc?...

marguerite

Je ne souffre plus. On dirait que la vie rentre en moi... j'éprouve un bien-être que je n'ai jamais éprouvé... Mais je vais vivre ! ... Ah ! que je me sens bien !

Elle s'assied et paraît s'assoupir

gaston

Elle dort!

armand, avec inquiétude, puis avec terreur.

Marguerite! Marguerite! Marguerite!

Un grand cri. — Il est forcé de faire un effort pour arracher sa main de celle de Marguerite.

Ah !

recule épouvanté.

Morte !

Courant à Gustave.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je devenir!...

gustave

Elle t'aimait bien, Armand, la pauvre fille!

Nichette, qui est agenouillée.

nichette

Dors en paix, Marguerite ! il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé!