« Itinéraire de Paris à Jérusalem/Opinion sur le projet de loi relatif à la répression des délits commis dans les échelles du Levant » : différence entre les versions

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(Chambre des pairs, séance du lundi 13 mars 1826. — N.d.A.)
 
==[[Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/68]]==
Messieurs, j’ai remarqué dans le projet de loi soumis à votre examen une lacune considérable, et qu’il est, selon moi, de la dernière importance de remplir.
 
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Le projet parle de contraventions, délits et crimes commis dans les échelles du Levant ; mais il ne définit point ces contraventions, ces délits et crimes ; il annonce seulement qu’il punit par les lois pénales françaises, quand ils se commettent.
 
On est donc réduit à remonter, par l’infliction des peines, à la connaissance des délits : cela est dans l’ordre, puisqu’il ne s’agit ici que d’une loi de procédure, et que l’on peut toujours connaître les délits par la loi pénale, celle-ci désignant toujours et nécessairement le délit ou le crime qui provoque son application.
 
Mais s’il arrive qu’il y ait des contraventions, des délits et des peines qui n’aient point été prévus, et que par conséquent aucun châtiment ne menace, il en résulte que ces contraventions, délits et crimes, ne peuvent être atteints par les lois pénales existantes jusqu’à ce qu’ils aient été rangés dans la série des contraventions, des délits et des crimes connus et signalés.
 
Ainsi, par exemple, il a été loisible d’entreprendre la traite des noirs jusqu’au jour où une loi l’a défendue. Eh bien, un crime pour le moins aussi effroyable, que je nommerai la ''traite des blancs'', se commet dans les mers du Levant, et c’est ce crime que mon amendement
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vous propose de rappeler, afin qu’il puisse tomber sous la vindicte des lois françaises.
 
Je vais, messieurs, développer ma pensée.
 
Si la loi contre la traite des noirs s’était exprimée d’une manière plus générale ; si, au lieu de dire, comme elle le dit : Toute part quelconque qui sera prise au ''trafic connu sous le nom de la traite des noirs sera punie, etc.,'' elle avait dit seulement au ''trafic des esclaves'', je n’aurais eu, messieurs, aucun amendement à proposer. Le projet de loi actuel parlant en général des contraventions, délits et crimes qui ont lieu dans les échelles du Levant, et le crime du trafic des esclaves s’y commettant tous les jours, il serait clair que le crime que je désigne serait enveloppé dans le présent projet de loi. Mais la loi de 1818 ne parle pas d’une manière générale du crime contre la liberté des hommes ; elle borne sa prohibition à la seule traite des noirs. Or, voici, messieurs, l’étrange résultat que cette prohibition spéciale peut produire dans les échelles du Levant et de Barbarie.
 
Je suppose qu’un bâtiment chargé d’esclaves noirs, partant d’Alger, de Tunis, de Tripoli, apporte son odieuse cargaison à Alexandrie : ce délit est prévu par vos lois : les consuls d’Alger, de Tunis, de Tripoli, informent en vertu de la loi que vous allez rendre, et le capitaine coupable est puni en vertu de la loi de 1818 contre la traite.
 
Eh bien, messieurs, au moment même où le vaisseau négrier arrive à Alexandrie, entre dans le port un autre vaisseau, chargé de malheureux esclaves grecs, enlevés aux champs dévastés d’Argos et d’Athènes : aucune information ne peut être commencée contre les fauteurs d’un pareil crime. Vos lois puniront dans le même lieu, dans le même port, à la même heure, le capitaine qui aura vendu un homme noir, et elles laisseront échapper celui qui aura trafiqué d’un homme blanc.
 
Je vous le demande, messieurs, cette anomalie monstrueuse peut-elle subsister ? Le seul énoncé de cette anomalie ne révolte-t-il pas le cœur et l’esprit, la justice et la raison, la religion et l’humanité ?
 
C’est cette disparate effrayante que je vous propose de détruire par le moyen le plus simple, sans blesser le caractère du projet de loi qui fait l’objet de la présente discussion.
 
Ne craignez pas, messieurs, que je vienne vous faire ici un tableau pathétique des malheurs de la Grèce, que je vous entraîne dans ce champ de la politique étrangère où il ne vous conviendrait peut-être pas d’entrer. Plus mes sentiments sont connus sur ce point, plus je mettrai de réserve dans mes paroles. Je me contente de demander la
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répression d’un crime énorme, abstraction faite des causes qui ont produit ce crime et de la politique que l’Europe chrétienne a cru devoir suivre. Si cette politique est erronée, elle sera punie, car les gouvernements n’échappent pas plus aux conséquences de leurs fautes que les individus.
 
Il est de notoriété publique que des femmes, des enfants, des vieillards, ont été transportés dans des vaisseaux appartenant à des nations civilisées, pour être vendus comme esclaves dans les différents bazars de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. Ces enfants, ces femmes, ces vieillards sont de la race blanche dont nous sommes ; ils sont chrétiens comme nous ; et je dirais qu’ils sont nés dans cette Grèce, mère de la civilisation, si je ne m’étais interdit tous les souvenirs qui pourraient ôter le calme à vos esprits.
 
A Dieu ne plaise que je veuille diminuer l’horreur qu’inspire la traite des noirs ! mais enfin je parle devant des chrétiens, je parle devant de vénérables prélats d’une Église naguère persécutée. Quand on arrache un nègre à ses forêts, on le transporte dans un pays civilisé ; il y trouve des fers, il est vrai, mais la religion, qui ne peut rien pour sa liberté dans ce monde, quoiqu’elle ait prononcé l’abolition de l’esclavage ; la religion, qui ne peut le défendre contre les passions des hommes, console du moins le pauvre nègre, et lui assure dans une autre vie cette délivrance que l’on trouve près du Réparateur de toutes les injustices, près du Père de toutes les miséricordes.
 
Mais l’habitant du Péloponèse et de l’Archipel, arraché aux flammes et aux ruines de sa patrie ; la femme enlevée à son mari égorgé ; l’enfant ravi à la mère dans les bras de laquelle il a été baptisé, toute cette race est civilisée et chrétienne. A qui est-elle vendue ? à la barbarie et au mahométisme ! Ici le crime religieux vient se joindre au crime civil et politique, et l’individu qui le commet est coupable au tribunal du Dieu des chrétiens comme au tribunal des nations policées ; il est coupable des apostasies qui suivront des ventes réprouvées du ciel, comme il est responsable des autres misères qui en seront dans ce monde la conséquence inévitable.
 
Dira-t-on qu’on ne peut assimiler ce que j’appelle la ''traite des blancs'' à la traite des noirs, puisque les marchands chrétiens n’achètent pas des blancs pour les revendre ensuite dans les différents marchés du Levant ?
 
Ce serait là, messieurs, une dénégation sans preuve à laquelle vous pourriez attribuer plus ou moins de valeur. Je pourrais toujours dire que puisque des esclaves blancs sont vendus dans les marchés du Caire, dans les ports de la Barbarie, rien ne démontre que les mêmes chrétiens
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infidèles à leur foi, rebelles aux lois de leur pays, qui se livrent encore à la traite des noirs, se fissent plus de scrupule d’acheter et de vendre un blanc qu’un noir. Vous niez le crime ? Eh bien, s’il ne se commet pas, la loi ne serait pas appliquée ; mais elle existera comme une menace de votre justice, comme un témoignage de votre gloire, de votre religion, de votre humanité, et j’ose dire comme un monument de la reconnaissance du monde envers la patrie des lumières.
 
Mais à présent, messieurs, que j’ai bien voulu, pour la force de l’argumentation, combattre ''a priori'' la dénégation pure et simple, si elle m’était opposée, les raisonnements du second degré de logique ne laisseraient plus vestige de la dénégation.
 
Un crime est-il toujours un et entier ? N’y a-t-il assassinat, par exemple, que lorsque l’homme est mort du coup qu’on lui a porté ? La loi n’a-t-elle pas assimilé au crime tout ce qui sert à le faire commettre ? N’enveloppe-t-elle pas dans ses arrêts les complices du criminel comme le criminel lui-même ?
 
" Les complices d’un crime ou d’un délit, dit le Code pénal, art. 59 et 60, livre II, seront punis de la même peine que les auteurs mêmes de ce crime ou de ce délit, sauf les cas où la loi en aurait disposé autrement. Seront punis de la même peine ceux qui auront, avec connaissance, aidé ou assisté l’auteur ou les auteurs de l’action dans les faits qui l’auront préparée ou facilitée, ou dans ceux qui l’auront consommée. "
 
On dira que les chrétiens dans le Levant n’achètent pas et ne vendent pas des esclaves blancs : mais n’ont-ils jamais nolisé de bâtiments pour les transporter du lieu où ils avaient subi la servitude au marché où ils devaient être vendus ? Ne sont-ils pas ainsi devenus les courtiers d’un commerce infâme ? N’ont-ils pas ainsi reçu le prix du sang ? Eh quoi ! ces hommes qui ont entendu les cris des enfants et des mères, qui ont entassé dans la cale de leurs vaisseaux des Grecs demi-brûlés, couverts du sang de leur famille égorgée ; ces hommes qui ont embarqué ces chrétiens esclaves avec le marchand turc qui allait, pour quelques piastres, les livrer à l’apostasie et à la prostitution, ces hommes ne seraient pas coupables !
 
Ici il est évident que le complice est, pour ainsi dire, plus criminel même ; car, s’il n’avait pas, pour un vil gain, fourni des moyens de transport, les malheureuses victimes seraient du moins restées dans les ruines de leur patrie ; et qui sait si la victoire ou la politique, ramenant enfin la Croix triomphante, ne les eût pas rendues un jour à la religion et à la liberté ?
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Observez d’ailleurs, messieurs, une chose qui tranche la question. Mon amendement, qui n’est autre chose, comme vous le verrez bientôt, que l’article 1er de la loi du 15 avril 1818, s’exprime d’une manière étendue comme cet article ; il ne renferme pas le crime dans le fait unique de l’achat et de la vente de l’esclave : le bon sens et l’efficacité de la loi voulaient qu’il fût ainsi rédigé.
 
Un vaisseau arrive sur la côte de l’Afrique pour faire la traite, le capitaine trouve une moisson abondante, et si abondante, que son navire ne suffit pas pour la porter ; un autre vaisseau survient, le capitaine le nolise, y verse une partie de sa cargaison. Le vaisseau nolisé part pour les Antilles ; il est rencontré et arrêté, bien que le capitaine de ce vaisseau n’ait acheté ni ne doive vendre pour son compte les esclaves dont il ne fait que le commerce interlope. Ce capitaine comparaît devant les tribunaux, et il est condamné ; et pourquoi ? parce que la loi du 15 avril 1818 dit très justement : " Toute part quelconque qui serait prise au trafic connu sous le nom de la ''traite des noirs''. "
 
Voilà précisément le cas de ces affreux nolis qui ont lieu dans la Méditerranée, et voilà le crime que mon amendement est destiné à prévenir.
 
Je veux croire, messieurs, qu’aucun navire français n’a taché son pavillon blanc dans ce damnable trafic, qu’aucun sujet des descendants du saint roi qui mourut à Tunis pour la délivrance des chrétiens n’a eu la main dans ces abominations ; mais, quel que soit le criminel, que je ne recherche point, le crime certainement a été commis : or, il me semble qu’il est de. notre devoir rigoureux de le tenir au moins sous le coup d’une menace.
 
Il y a, messieurs, des articles que l’on peut oublier d’insérer dans une loi, mais qu’on ne peut refuser d’y admettre lorsqu’une fois ils ont été proposés. J’ose donc espérer que messieurs les ministres du roi eux-mêmes seront favorables à l’amendement dont je vais donner la lecture à la chambre. Lorsque j’avais l’honneur de siéger avec eux dans le conseil de Sa Majesté, je sais avec quel empressement ils adoptèrent une réponse à la dépêche d’un cabinet étranger pour essayer de mettre un terme au déchirement de la Grèce. Je me plais à révéler ces sentiments qui font leur honneur, et j’espère que si la politique nous divise, l’humanité au moins nous réunira.
 
Je me résume, messieurs.
 
Si la loi sur la traite des noirs avait été moins particulière dans l’énoncé des délits et crimes qu’elle condamne, le projet de loi que nous examinons embrassant les crimes et délits qui se commettent
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dans les échelles du Levant, je n’aurais eu aucun amendement à proposer.
 
Mais comme la loi contre la traite borne son action à ce qui regarde les esclaves de la race noire, elle laisse tout pouvoir d’agir aux hommes qui voudraient faire le commerce des esclaves de race blanche dans les échelles du Levant, et met les coupables, visiblement hors de l’atteinte de la loi contre la traite des noirs.
 
Je propose de remédier à ce mal par un amendement qui n’est autre, comme je l’ai dit, que le premier article de la loi sur la traite des noirs, mais généralisé et étendu sur toutes les races d’esclaves. Je n’ajoute rien dans le projet de loi actuel à l’énoncé des peines, et je ne change rien à la juridiction des tribunaux. Ce projet de loi déclarant que les contraventions, les délits et les crimes commis dans les échelles du Levant et de Barbarie sont punis par les lois françaises, il est évident que la loi contre la traite des noirs est comprise dans les lois françaises, et que les peines que cette loi statue seront applicables aux crimes et délits mentionnés dans mon amendement. J’évite ainsi tout naturellement d’entrer dans le système d’une loi pénale ; mon amendement reste ce qu’il doit être, un degré de plus de procédure dans le cours d’une loi de procédure.
 
Il n’innove rien dans la matière pénale, il ne fait qu’étendre une disposition d’une loi déjà existante ; il applique seulement à l’esclavage en général ce qui, dans une de vos lois, se bornait à un esclavage particulier. Je ne crois donc pas, messieurs, qu’il soit possible de faire une objection un peu solide contre un amendement que réclament également votre religion, votre justice, votre humanité, et qui se place si naturellement dans le projet de loi sur lequel vous allez voter, qu’on dirait qu’il en est partie inhérente et indispensable.
 
Considéré dans ses rapports avec les affaires du monde, l’amendement est aussi sans le moindre inconvénient. Le terme générique que j’emploie n’indique aucun peuple particulier. J’ai couvert le Grec du manteau de l’esclave afin qu’on ne le reconnût pas et que les signes de sa misère rendissent au moins sa personne inviolable à la charité du chrétien.
 
 
== Amendement ==
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A l’article 1er du projet de loi sur la répression des crimes commis par des Français dans les échelles du Levant, et devant former le second paragraphe de cet article.
 
" Est réputée contravention, délit et crime, selon la gravité des cas, conformément à la loi du 15 avril 1818, toute part quelconque qui serait prise par des sujets et des navires français, en quelque lieu, sous quelque condition et prétexte que ce soit, et par des individus étrangers dans les pays soumis à la domination française, au trafic des esclaves dans les échelles du Levant et de Barbarie. "
 
 
 
== Discours en réponse à
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M. le Garde des sceaux ==
 
 
Messieurs, M. le garde des sceaux prétend que mon amendement serait mieux placé au vingt-sixième article du projet de loi qu’au premier article : qu’à cela ne tienne ; si M. le garde des sceaux veut s’engager à soutenir mon amendement placé au vingt-sixième article, je suis prêt à lui donner satisfaction et à m’entendre avec lui.
 
La mémoire de M. le garde des sceaux l’aura, je pense, trompé : il croit que j’ai accusé des Français. J’ai précisément mis les Français hors de cause, et j’ai déclaré que j’espérais qu’aucun d’eux n’avait souillé le pavillon blanc dans un damnable trafic.
 
M. le garde des sceaux ne me semble avoir détruit ni ce que j’ai avancé touchant le crime, ni ce que j’ai soutenu sur la complicité du crime. Il se contente de tout nier. Mais nier n’est pas prouver ; et moi, pour soutenir que les transports d’esclaves existent, je m’appuie sur les écrits de tous, les voyageurs, sur les récits de toutes les gazettes imprimées dans l’Orient, même de celles qui ne sont pas favorables à la cause des Grecs, sur les journaux officiels de Napoli de Romani, enfin sur les plaintes mêmes du gouvernement grec. Quand on a demandé à celui-ci de faire justice des pirates qui usurpent son pavillon, il a répondu qu’il ne demandait pas mieux, mais qu’il fallait aussi que les puissances chrétiennes défendissent à leurs sujets de fournir des transports aux soldats turcs et de noliser des vaisseaux pour y faire recevoir des malheureux habitants de la Grèce que l’on emmenait en esclavage. Voilà, messieurs, des faits connus de tout l’univers.
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Et enfin, comme je l’ai déjà dit, si le crime n’existe pas, il suffirait qu’il fût possible, et qu’on en eût été menacé, pour ôter d’avance tout moyen de le commettre impunément. Si mon amendement introduit dans le projet de loi est inutile, tant mieux ; mais c’est le cas de dire plus que jamais que ce qui abonde ne vicie pas. Cet amendement vous fera un immortel honneur sans pouvoir causer aucun dommage. Toute la question vient se réduire à ce point : Il y aura jugement devant les tribunaux. Si les prévenus ne sont pas coupables du crime qu’on leur impute, s’ils n’ont pas pris une part quelconque à un trafic réprouvé par les lois divines et humaines, ils seront acquittés. Tous les jours des vaisseaux sont arrêtés comme prévenus d’avoir fait la traite des noirs : les maîtres de ces vaisseaux se justifient, et ils sont libérés. Encore une fois, si le délit ou le crime que l’amendement est destiné à prévenir n’existe pas, la loi ne sera jamais appliquée ; s’il existe, et qu’il y ait des prévenus, ils seront jugés, et renvoyés absous s’il ne sont pas coupables ; s’ils sont coupables, voudriez-vous qu’un crime aussi énorme devant Dieu et devant les hommes restât impuni ?
 
Une autre objection de M. le ministre de la justice consiste à dire que mon amendement introduit une loi pénale dans une loi de procédure.
 
Je croyais, messieurs, m’être mis à l’abri de cette fin de non recevoir dans le développement de mon amendement. En effet, je crois avoir prouvé d’une manière sensible que l’amendement ne fait aucune confusion de matières et ne sort pas du caractère de la loi. Mais apparemment que je ne me serai pas suffisamment expliqué : essayons de mieux me faire entendre.
 
Mon amendement confond si peu une loi pénale avec une loi de procédure, qu’il ne renferme le prononcé d’aucune peine. Il exprime seulement un délit, lequel délit sera puni sans doute par les lois françaises, comme tous les délits et crimes commis dans les échelles du Levant ; et ainsi le veut le projet de loi même, par son article 26.
 
Le savant magistrat à qui j’ai l’honneur de répondre semble avoir confondu lui-même des choses extrêmement diverses : parce que je m’occupais de délits, il lui a paru que j’établissais des peines, dont je ne dis pas un mot.
 
Considéré sous tous les rapports, mon amendement, messieurs, ne dénature point le principe de la loi dans laquelle je sollicite son introduction. Ce n’est qu’un article oublié dans cette loi, dont je demande pour ainsi dire le rétablissement. La matière est parfaitement homogène. L’amendement ne fait que généraliser la nature d’un crime déjà mentionné dans vos lois, il n’introduit aucune peine nouvelle pour la
==[[Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/77]]==
répression de ce crime. Le projet de loi s’occupe des délits commis dans les échelles du Levant, sous les yeux des consuls français ; et ce sont aussi des délits commis dans les échelles du Levant, sous les yeux des consuls du roi, que l’amendement spécifie. Ici les crimes ont le même théâtre, sont perpétrés par les mêmes hommes, attestés par les mêmes témoins, jugés par les mêmes tribunaux : que faut-il donc de plus pour donner à un amendement le caractère de la loi même dans laquelle il peut être placé ?
 
Je voulais négliger de répondre à une objection qui n’est pas nouvelle, et que depuis dix ans j’ai vu reproduire à propos de presque toutes les lois.
 
Il est rare quand un amendement a quelque importance qu’on ne dise pas que cet amendement n’est autre chose qu’une loi particulière, qu’un envahissement de l’initiative royale, et qui peut tout au plus devenir l’objet d’une proposition spéciale. Votre sagesse, messieurs, ne s’est pas souvent rendue à cette objection, et vous avez nombre de fois, au contraire, adopté des amendements qui, vous assurait-on, dénaturaient la loi dans son principe, introduisaient une loi dans une loi. Votre mémoire vous en fournira de grands exemples. Vous aurez bientôt, dans le projet de loi sur le droit d’aînesse, l’occasion d’user largement du droit d’amender. Je ne pense pas que vous demandiez au noble rapporteur de votre commission de changer en proposition les amendements qu’elle a jugé convenable de vous présenter à votre dernière séance.
 
Et en vérité, messieurs, mon amendement fût-il plus étranger à la loi, pourriez-vous, pour une petite convenance de matières, refuser de prévenir un si grand crime ? Et qu’on ne dise pas que dans tous les cas on a le temps d’attendre : l’amendement est urgent, car les malheurs se précipitent ; il ne s’agit pas de prévenir un désordre à venir, mais un désordre du jour.
 
Au moment où je vous parle, messieurs, une nouvelle moisson de victimes humaines tombe peut-être sous le fer des Turcs. Une poignée de chrétiens héroïques se défend encore au milieu des ruines de Missolonghi, à la vue de l’Europe chrétienne insensible à tant de courage et à tant de malheurs. Et qui peut pénétrer les desseins de la Providence ? J’ai lu hier, messieurs, une lettre d’un enfant de quinze ans, datée des remparts de Missolonghi. " Mon cher compère, écrit-il dans sa naïveté à un de ses camarades à Zante, j’ai été blessé trois fois ; mais je suis, moi et mes compagnons, assez guéri pour avoir repris nos fusils. Si nous avions des vivres, nous braverions des ennemis trois fois plus nombreux. Ibrahim est sous nos murs ; il nous a fait faire
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des propositions et des menaces ; nous avons tout repoussé. Ibrahim a des officiers français avec lui : qu’avons-nous fait aux Français pour nous traiter ainsi ? "
 
Messieurs, ce jeune homme sera-t-il pris, transporté par des chrétiens aux marchés d’Alexandrie ? S’il doit encore nous demander ce qu’il a fait aux Français, que notre amendement soit là pour satisfaire à l’interrogation de son désespoir, au cri de sa misère, pour que nous puissions lui répondre : " Non, ce n’est pas le pavillon de saint Louis qui protège votre esclavage, il voudrait plutôt couvrir vos nobles blessures ! "
 
Pairs de France, ministres du roi très chrétien, si nous ne pouvons pas par nos armes secourir la malheureuse Grèce, séparons-nous du moins par nos lois des crimes qui s’y commettent : donnons un noble exemple, qui préparera peut-être en Europe les voies à une politique plus élevée, plus humaine, plus conforme à la religion, et plus digne et un siècle éclairé ; et c’est à vous, messieurs, c’est à la France qu’on devra cette noble initiative !
 
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