« Mademoiselle La Quintinie » : différence entre les versions

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— Cela est très-vrai quant à moi, répondis-je ; mais
 
 
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cette nouvelle brutalité que vous exigez de ma franchise veut être expliquée. Le mariage est le contrat le plus saint et le plus respectable que je connaisse, c’est le but et l’idéal d’une vie sérieuse et pure. Je ne me crois pas indigne d’y aspirer, et il n’y a dans mon existence aucun usage de ma liberté qui m’en détourne et qui me crée des regrets pour la suite ; seulement, je n’ai pas encore assez réfléchi aux devoirs d’un père de famille, et je ne suis pas assez mûr pour les envisager. Avec une espérance comme celle qu’on veut me suggérer, la maturité se ferait peut-être très-vite ; et mon père m’y aiderait ! considérablement ; mais, à l’heure qu’il est, et tel que me voilà, surpris par un sentiment dont je ne soupçonnais pas la puissance, je mentirais si je me donnais pour un esprit tout à fait formé, et je sens qu’avec vous il faudrait cet esprit-là. Vous avez le droit de l’exiger. »
 
Lucie me répondit qu’elle était parfaitement satisfaite de toutes mes réponses et de toutes mes idées sur notre situation, qu’elle ne voyait devant nous aucun obstacle invincible à l’union désirée par son grand-père, mais qu’elle ne voyait pas non plus la possibilité d’y arrêter si vite nos pensées et de prendre spontanément une résolution intérieure.
 
« Il faut nous voir, dit-elle, et causer ensemble de temps en temps ; Nous y courons peut-être le risque de rencontrer l’amour sur le chemin de l’amitié, puisque ni l’un ni l’autre ne savons bien la différence ; mais : je crois pouvoir dire sans orgueil que nous avons tous les deux une certaine force de réflexion à mettre à l’épreuve, et qu’il n’y a pas de mal possible dans nos relations. Nous avons beaucoup de courage cela est certain, et je n’ai pas de parti pris contre le mariage, dont je me fais la même idée que vous. Il serait peut-être puéril de nous rencontrer, tels que nous sommes sans vouloir nous connaître, et sans
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laisser à Dieu le soin de nous associer ou de nous désunir. Je m’en remets à lui. Je n’ose pas dire : Faites comme moi, puisque vous n’êtes pas sûr que Dieu s’occupe de nos destinées… »
 
Je lui répondis que je n’avais jamais nié cette intervention et que j’aimais à y croire, que j’y croirais peut-être absolument un jour, quand j’oserais m’affirmer à moi-même certaines vérités qu’on ne doit pas admettre par complaisance ou par enivrement.
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« Eh bien, nous ne nous détestons pas, nous nous estimons beaucoup, et nous voulons bien nous rencontrer de temps en temps ; mais n’en demandez pas davantage. Nous ne nous déciderons à l’étourdie ni l’un ni l’autre. Soyez donc discrets et patients, c’est votre affaire. »
 
Le grand-père fut enchanté et me pressa vivement les mains. Je causai assez longtemps avec lui. C’est un vieux raisonneur à idées étroites, mais dont le cœur généreux répare la sécheresse intellectuelle. Il a une instruction superficielle qui lui permet de prononcer sur tout sans avoir rien approfondi. Il a la prétention de croire au néant, et sa logique est si mauvaise, que Lucie a dû se faire religieuse par réaction. Ce n’en est pas moins un homme aimable et un homme excellent que M. de Turdy. Il a une grande bienveillance et la naïveté d’un vieillard dont la vie a été pure. Il se pique de comprendre les délicatesses
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du sentiment, et il en a certes l’instinct, sinon par expérience, du moins par habitude de savoir-vivre. Je l’ai pris surtout en affection à cause de la tendresse vraiment touchante qu’il a pour sa petite-fille. Elle est son idéal et son dieu, et, s’il n’a rien gouverné en elle, il n’a du moins rien flétri et rien amoindri.
 
Tout en s’attribuant une finesse et une prudence qu’il n’a pas, il a une notion vraie des choses sociales, et il fut de l’avis de Lucie et du mien sur les convenances morales du mariage. Il comprit qu’on ne devait pas faire de ceci une affaire, surprendre deux volontés hésitantes et unir deux êtres qui ne se connaissent pas. Il m’a raconté qu’il avait été marié à une femme qu’il avait vue pour la première fois la veille du contrat, et il m’a laissé deviner qu’il avait eu avec elle une vie pâle, régulière et sans effusion. Sa fille, qu’il avait voulu laisser plus libre, s’était engouée sans beaucoup de réflexion des épaulettes de colonel et des moustaches noires de M. La Quintinie. Il ne paraît pas que cette union puisse être qualifiée autrement que de ''paisible'', ce qui signifie peut-être ''ennuyée''. Enfin l’amour véritable ne me semble pas avoir beaucoup visité ce vieux manoir et cette famille de Turdy. La grand’tante est restée fille, en proie à une dévotion ponctuelle et mondaine. Sa maison est à Chambéry le rendez-vous de la vieille aristocratie de la province.
 
La conclusion de ces détails fut que M. de Turdy se berçait avec plaisir de l’espoir de marier Lucie avant de mourir, et qu’il était très-content de pouvoir écrire au général, son gendre, qu’il avait mis un nouveau mariage en train pour elle ; mais il consentit à ne vouloir rien presser. Il laissa à Lucie le temps de la réflexion, sachant, disait-il, qu’elle romprait tout, si on la tourmentait. Il ne vit pas d’inconvénients à nous mettre en rapports ensemble, sans engagement réciproque. Lucie a agréé l’essail’
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essai d’autres soins que les miens ; mais, dès les premiers jours, elle les a repoussés sans appel. Elle n’a pu être compromise par aucun dépit, tant sa réputation est bien établie. On me jugeait incapable de me plaindre en cas d’échec, et on avait raison. La situation a donc été dessinée ainsi, et jusqu’à présent elle n’a pas été modifiée par le fait de M. de Turdy ni par le mien ; mais nous avions compté sans des obstacles que tu apprécieras, et qu’aujourd’hui je juge invincibles. Je reprends mon récit.
 
La journée de la cascade de Coux fut charmante. On fit une légère collation sur l’herbe. Lucie fut gaie comme je ne l’avais pas encore vue, et il ne tint qu’à moi de croire qu’elle était heureuse ou remplie d’espérances de bonheur. La gaieté de Lucie n’est pas une pétulance d’enfant qui s’étourdit, c’est une grâce de femme qui cherche à épanouir les autres ; on y sent la tendresse d’une bonne et sainte fille qui a cherché toute sa vie à dérider le front de vieillards aimés, et qui a trouvé le rayonnement de sa propre jeunesse dans cette préoccupation touchante. Le vieux Turdy n’est pas gai par lui-même, et Lucie a fait de leur vie à deux un éternel sourire. Madame Marsanne, qui me l’avait dépeinte si sérieuse, fut étonnée de l’abondance et de la tenue de son enjouement, et moi, dont le cœur ému était plutôt prêt à éclater dans les larmes que dans le rire, je me sentis emporté sans résistance dans un monde d’idées fraîches et jeunes, dans un paradis de fleurs et d’oiseaux enivrés de soleil.
 
Lucie est particulièrement et l’on pourrait dire spécialement ''aimable''. Je n’avais jamais compris toute l’extension de ce mot-là, trop prodigué dans le monde, où presque tous les individus sont frottés d’un certain vernis d’aménité banale. Bien différente est cette aménité que
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le cœur échauffe et que l’esprit colore. Lucie n’est pas ainsi avec tout le monde. Elle a besoin de la véritable intimité pour s’abandonner, et jusqu’à ce jour elle n’avait dit le secret de son charme ni à Henri ni à moi. Elle ne songea plus à s’observer dans ce dîner sur l’herbe, et son expansion fut éblouissante. Elle ne cherche pas l’esprit, et elle en a beaucoup quand elle s’anime. Sa plaisanterie du moment fut un jeu avec Élise, jeu où Élise brilla et fut vaincue. Élise, avec son dédain pour les idées sérieuses et les sentiments vifs, met volontiers sa coquetterie à railler ; devant Henri, ce qu’elle appelle mes vertus et ce qu’elle traite de science théologique dans la piété de Lucie. Elle m’appelle ''Grandisson'', elle appelle Lucie son vieux bénédictin. Je me laisse railler : Élise n’est jamais méchante et ne me fâche point ; mais Lucie a une manière enjouée de se défendre. Elle abonde dans le sens de sa compagne, et joue, à mourir de rire, le rôle de vieux docteur. Elle l’interpelle en termes de catéchisme sur les modes, sur la forme des éventails, sur la couleur des rubans ; puis elle lui fait d’une voix grave, et avec des intonations de prédicateur très-comiques, des sermons en trois points sur ses hérésies en fait de goût et de parure. Elle lui cite, avec des arrangements apocryphes, les Pères de l’Église à propos de son ombrelle ou de ses gants, et en somme elle lui démontre qu’elle entend mieux qu’elle ces graves questions de la toilette des femmes.
 
À ce jeu en succéda, un du même genre, où elle me prit à partie sur mes opinions politiques. Comme je lui reprochais d’être légitimiste, elle se mit à contrefaire certains vieux personnages encroûtés qu’elle voit chez sa tante ; que son grand-père reconnut et nomma, en riant jusqu’aux larmes. Évidemment, Lucie en s’égayant dans cette mimique très-réussie et dans cette caricature
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d’un langage arriéré de formes et d’idées, faisait gracieusement la cour à son grand-père, j’osais alors dire à moi aussi. Elle-nous abandonnait l’exagération, les travers et les ridicules du milieu où nous la supposions rivée. Elle semblait même trahir la cause du passé et nous suivre dans les élans de la vie. Moi, du moins, je voulais voir tout cela dans sa gaieté conciliante, et je revins de cette promenade ébloui, charmé, prêt à me croire préféré à tout ce que Lucie avait respecté, accepté ou subi jusque-là.
 
Mon erreur était complète, l’orgueil m’aveuglait. Lucie est, je le crois, une âme inébranlable, qui fait la part de ce qu’on peut appeler l’écume des opinions, mais qui reste fidèle à de certains principes et tranquille comme ces grandes profondeurs de l’Océan qui ne s’aperçoivent pas des caprices du vent à la surface du flot. Sa gaieté, sa douceur, son humeur égale et facile, auraient dû être pour moi la révélation d’un parti pris, d’un pli à jamais formé dans le livre de sa destinée. Que ce soit à telle ou telle page de son code intérieur, cette page résume sa force, établit sa résistance ; elle n’ira pas au delà.
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Lucie me parut avoir sur le cœur l’épithète de légitimiste que je lui avais adressée en riant la veille !
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« Le mot n’est pas une injure en lui-même, dit-elle ; mais vous y avez mis une intention hostile : confessez-vous ! »
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— Alors restons-en là, dit-elle, et parlons d’autre chose ; car la similitude parfaite des idées n’est pas si nécessaire d’ans ce monde. Peut-être même est-il bon que chacun garde une certaine nuance qui le caractérise, pour faire acte de liberté dans la limite admissible. »
 
Il me sembla qu’elle abandonnait encore une partie de son lest pour s’enlever plus haut dans la région du vrai, et je lui en marquai ma reconnaissance par le soin
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que je pris de ne plus rien contredire. Elle parla de la France avec un peu d’amertume, et de l’indifférence politique et religieuse des Français avec tristesse ; puis elle parla de son grand-père avec adoration et des douceurs de leur intimité. Je ne sais ce qu’elle dit encore : elle fut si bonne ce jour-là, que je t’écrivis le soir une longue lettre que je devais terminer et t’envoyer le lendemain. Je ne te l’envoyai pas : le lendemain, j’avais la mort dans l’âme.
 
Le lendemain, je rendis visite à M. de Turdy. Je ne sais par quelle fatalité il lui vint à l’esprit de me demander si j’avais été aux Charmettes, et, comme je répondais négativement :
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— Ma chère enfant, reprit le grand-père, j’aime à croire que tu sais fort mal l’histoire des Charmettes, et qu’aucune personne du pays ne s’est jamais permis de la raconter devant toi, à moins que cette personne ne soit ta grand’tante ou une de ses amies les béguines, ou encore quelque prêtre ; car il n’y a que les dévots pour dire crûment les choses, et pour apprendre aux jeunes filles ce que nous autres, vieux mécréants, nous croirions devoir leur laisser ignorer. »
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Lucie garda un instant le silence, et une vive rougeur de dépit ou de honte monta jusqu’à son front ; mais la lutte contre elle-même fut rapidement terminée. La rougeur s’envola comme un éclair, elle embrassa le vieillard en disant :
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« En cela, père, tu peux bien avoir raison ! Tu sais, moi, tout ce qui me console de te contredire, c’est quand je peux trouver l’occasion de me donner tort. »
 
M. de Turdy, attendri, me regardait comme pour me dire : « Vous voyez si on peut résister à tant de grâce et de bonté… » Et il est certain que j’étais de son avis. On discuterait avec Lucie, on disputerait même, rien que pour le plaisir de la voir si délicieusement céder. Aussi le nuage qui me resta dans l’esprit eut-il une autre cause que son aversion systématique pour le grand génie de Rousseau, qu’elle ne connaît pas. Je m’affectai intérieurement de la pensée que cette âme candide était déjà déflorée par la science de soi-même imposée aux jeunes filles pieuses comme un devoir, comme une nécessité du sérieux de la confession. La confession !… Je n’avais jamais pensé à cela qu’avec sang-froid. J’avais vu la première institution, la confession publique à la porte du temple, comme une chose terrible et grande, comme un reflet ardent de l’époque du martyre : je regardais la confession auriculaire comme une déviation du principe, comme un accommodement du pécheur avec le ciel et du prêtre avec le pécheur ; mais je n’avais pas encore mis dans ma pensée l’image du prêtre entre Lucie et moi. Quand elle se présenta, elle fit passer une sueur froide dans tout mon corps. Je me rappelai ce passage de Paul-Louis Courier, qui ne m’avait frappé que comme éloquence, et il me revint tout entier dans la mémoire comme si je l’eusse appris par cœur. Tu te le rappelles, ce passage que nous avons lu ensemble il n’y a pas longtemps… «
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On leur défend l’amour, et le mariage surtout ; on leur livre les femmes. Ils n’en peuvent avoir une ; et ils vivent avec toutes familièrement, c’est peu, mais dans la confidence, l’intimité, le secret de leurs actions cachées, de toutes leurs pensées. L’innocente fillette, sous l’aile de sa mère, entend le prêtre d’abord, qui, bientôt l’appelant, l’entretient seul à seule, qui, le premier, avant qu’elle puisse faillir, lui nomme le péché… Seuls et n’ayant pour témoins que ces murs, que ces voûtes, ils causent ! De quoi ? Hélas ! de tout ce qui n’est pas innocent. Ils parlent ou plutôt murmurent à voix basse, et leurs bouches s’approchent, et leur souffle se confond. Cela dure une heure et se renouvelle souvent. »
 
Cette implacable citation de ma mémoire, avec son corollaire sur le rôle du prêtre entre les époux, me fit ressentir tous les aiguillons de la jalousie, et cette première torture de l’amour fut si poignante, que Lucie s’en aperçut et me demanda ce que j’avais.
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— Franchement, dit-elle en riant, je n’ai pas commis, que je sache, beaucoup de mauvaises actions. Quant aux cas de conscience, si j’en avais, ce ne serait pas à l’abbé Gémyet que je demanderais de les résoudre. Le bonhomme est l’idéal de la simplicité. »
 
M. de Turdy, comme s’il eût voulu me tranquilliser,
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s’écria que l’abbé Gémyet était le meilleur et le plus inoffensif des hommes.
 
« Celui-là, dit-il, je le connais, je réponds de lui, et je ne t’en permettrai jamais d’autre. Puisqu’on voulait absolument un confesseur, continua-t-il en s’adressant à moi, j’ai voulu au moins choisir, et j’ai mis la main sur un bon prêtre, tolérant, point cagot…
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— Qu’est-ce que vous pensez de tout cela, vous ? dit Lucie en se tournant vers moi avec son gracieux abandon. Doit-on faire les choses à demi ? Je sais d’avance que vous pensez le contraire ; car, si vous n’étiez pas un esprit absolu, vous ne seriez plus vous-même.
 
— Je pense, répondis-je sans hésiter, que la confession
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est mauvaise ou inutile. Vous avez accepté la chose inutile et pris le moins mauvais parti, ne pouvant vous résoudre à prendre le seul bon…
 
— Qui est de ne plus rien croire ? Cela ne m’est pas possible ! »
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— Non, elle ne m’aimera probablement pas.
 
— C’est peut-être toi qui n’aimes pas, reprit-il avec un peu de vivacité. Tu me fais l’effet d’un pédant ou d’un despote. Eh ! mon cher, que t’importe que ta femme
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croie au culte et suive les pratiques d’une Église quelconque ?
 
— Tu permettras le confesseur à la tienne, toi ?
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— Je n’en sais rien. Elle paraît fort douce de caractère ; elle a l’air de t’aimer. Élise est convaincue qu’elle t’adore. Tu peux essayer, mais tu t’engages là dans une mauvaise voie et tu rêves l’impossible ; car on ne change pas ce que la nature a fait sans le gâter, je t’en avertis. Lucie a une tendance au mysticisme ; tu pourras bien déplacer le fétiche, mais gare à l’avenir ! L’amant pourra bien remplacer le prêtre. »
 
Henri me parla encore longtemps sur ce ton, et il m’ébranla. Ah ! que j’aurais voulu t’avoir près de moi
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pour résoudre tous mes doutes ! J’étais partagé entre mille aperçus contraires. Tantôt Henri me démontrait que je voulais asservir la compagne de ma vie, l’effacer, lui ôter toute personnalité, et la noyer dans le rayonnement de mon orgueil ; tantôt il me semblait rompre absolument la beauté du lien conjugal en admettant qu’on pût vivre intellectuellement à part l’un de l’autre, et en s’efforçant même de me prouver que c’était mieux ainsi. Il concluait à l’infériorité de nature chez la femme, et il répétait ce lieu commun révoltant, qu’il lui faut un frein autre que l’amour et le respect de son mari, parce qu’elle n’a pas assez de force morale pour s’en contenter.
 
Je retournai à Turdy peu de jours après. J’étais résigné ; j’acceptais tout ! Non convaincu, mais soumis, j’admettais que Lucie, en me faisant de légères concessions, pouvait en exiger autant de moi. Je la trouvai seule au jardin.
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« Non, lui dis-je, je n’apporte pas de doctrine. Il me semblait très-facile d’en reconstruire une de tous points avec les saines notions qui m’ont été données dès mon enfance, et qui ne demandent plus qu’un lien pour composer un ensemble ; mais ce lien, c’est l’amour, l’amour que je ne connais que par un instinct violent, une révélation subite enveloppée de nuages. Je sens pourtant bien que l’amour est tout, et que sans lui toute doctrine reste vide. Les catholiques n’ont pu s’en tire qu’en le supprimant ; vous voyez bien que nous ne sommes pas plus avancés l’un que l’autre !
 
— Les catholiques ont supprimé l’amour ! Vous croyez
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cela ? s’écria Lucie, sincèrement interdite et comme cherchant un argument à m’opposer.
 
— Trouvez-moi un précepte catholique autre que celui de l’obéissance passive de la femme envers le mari !
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— Bien ! reprit Lucie, qui m’écoutait avec une attention animée ; vous dites là des choses qui me vont. Vous admettez dès lors que l’on aime Dieu par-dessus toutes choses ?
 
— Aimer est le mot le plus élastique et le plus vague que l’homme ait inventé. Dieu ne peut nous inspirer qu’un genre d’adoration auquel rien ne se compare et qu’aucune langue ne peut exprimer. Dieu ne veut donc pas être aimé avec le même esprit et avec le même cœur
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qu’il nous a donnés pour aimer notre semblable, et, du moment que nous croyons en lui, nous avons nécessairement pour lui le sentiment qu’il réclame de nous ; mais ce sentiment n’existe pas dans une âme que l’ascétisme dérobe à l’amour humain, car il s’y dénature et devient amour humain lui-même, ce qui est une idolâtrie, un délire et un blasphème.
 
— J’entends ! vous croyez que sainte Thérèse…
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Cette résolution, contre laquelle je n’avais pas le droit de protester, me jeta dans une vive inquiétude, et j’eus là le pressentiment de quelque chose de grave. Elle essaya de me rassurer.
 
« Voyez où nous en sommes, dit-elle ; on presse la situation un peu plus que nous ne le voudrions. On a
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déjà écrit à mon père, sans vous nommer, il est vrai ; mais il paraît qu’il s’impatiente et demande des détails. Il va falloir parler à ma tante, qui ne sait rien encore. Avez-vous écrit à votre père, vous ?
 
— Non. J’attendais, je devais attendre une véritable espérance.
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Cinq jours, cinq mortels jours après, j’ai reçu un billet de M. de Turdy qui me disait : « Je suis seul, venez me voir. » Je l’ai trouvé seul en effet. Lucie était allée à Chambéry passer ''une semaine'' auprès de sa grand’tante. M. de Turdy était triste, bien qu’il voulût faire contre fortune bon cœur. Nous n’avons parlé que de Lucie, tout en essayant de n’en point trop parler.
 
« Lucie, m’a-t-il dit, subit des influences mystérieuses que je ne peux pas saisir. Vous avez entendu notre discussion de l’autre jour : j’ai gagné le point important, le confesseur. C’est un bon homme. Ma sœur est une bonne fille dont la dévotion n’a rien d’exalté ; son entourage
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est très-arriéré d’opinions, mais il n’y a là personne d’assez fort pour avoir du crédit sur l’esprit de ma petite-fille. Vous avez vu qu’elle se moque de ces vieux seigneurs de village qui n’ont pas le sens commun, et, quant à elle, vous avez dû constater que, dans tout ce qui tient à la vie pratiqué, à la politique, au ''temporel'', comme ils disent chez sa tante, elle est très-libérale ; mais elle avait toujours dit et elle recommence à dire qu’elle ne veut pas devenir la femme d’un incrédule. Je me suis épuisé à la gronder, à la contredire ; elle m’a promis de s’interroger elle-même, et elle m’a paru très-ébranlée en partant.
 
— Soyez certain, lui dis-je avec amertume, qu’à présent elle a repris ses forces, et que l’influence mystérieuse dont vous parlez s’est de nouveau emparée d’elle.
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Ici se place un fait fort étranger peut-être à ma situation, un fait qui te paraîtra sans doute insignifiant, mais qui m’a trop frappé pour que je ne te le rapporte pas.
 
J’étais si agité de me trouver dans cette maison pleine
J’étais si agité de me trouver dans cette maison pleine de l’image de Lucie, dans cette maison qui eût pu devenir la mienne, si j’étais moins loyal ou moins jaloux, que je ne pus fermer l’œil. Ma chambre était au rez-de-chaussée et avait une sortie directe sur le jardin. Je m’en échappai sans bruit et me promenai une demi-heure dans ce jardin, qui n’est pas grand, mais qui est un Éden quand même, grâce à ses beaux ombrages, à ses massifs de fleurs et à ce site magnifique qu’on y domine. La lune, réduite à un croissant assez délié, se leva vers minuit, éclairant à peine le pied des arbres ; mais la nuit était si claire et si constellée, que je distinguais, sinon la couleur, du moins la forme de tous les objets environnants. Le lac se détachait comme une plaque d’argent bruni au sein d’une masse sombre qui paraissait incommensurable. Des buissons de fraxinelle, plante que l’on cultive beaucoup ici dans les jardins, et qui atteint de grandes proportions, exhalaient des parfums exquis. Tout était recueillement voluptueux, mystère d’amour peut-être, dans cette nuit tiède. Une charmante cascade, qui bondit au bout du jardin après avoir mis en mouvement une petite usine, était emprisonnée dans son écluse. Tout était muet et comme endormi profondément. Je pensais à Lucie avec une ardeur de désir et de terreur qui me faisait frissonner sans cause, non pas au moindre bruit, il ne s’en produisait aucun, mais à l’idée, à l’appréhension du moindre souffle de l’air dans mes cheveux.
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de l’image de Lucie, dans cette maison qui eût pu devenir la mienne, si j’étais moins loyal ou moins jaloux, que je ne pus fermer l’œil. Ma chambre était au rez-de-chaussée et avait une sortie directe sur le jardin. Je m’en échappai sans bruit et me promenai une demi-heure dans ce jardin, qui n’est pas grand, mais qui est un Éden quand même, grâce à ses beaux ombrages, à ses massifs de fleurs et à ce site magnifique qu’on y domine. La lune, réduite à un croissant assez délié, se leva vers minuit, éclairant à peine le pied des arbres ; mais la nuit était si claire et si constellée, que je distinguais, sinon la couleur, du moins la forme de tous les objets environnants. Le lac se détachait comme une plaque d’argent bruni au sein d’une masse sombre qui paraissait incommensurable. Des buissons de fraxinelle, plante que l’on cultive beaucoup ici dans les jardins, et qui atteint de grandes proportions, exhalaient des parfums exquis. Tout était recueillement voluptueux, mystère d’amour peut-être, dans cette nuit tiède. Une charmante cascade, qui bondit au bout du jardin après avoir mis en mouvement une petite usine, était emprisonnée dans son écluse. Tout était muet et comme endormi profondément. Je pensais à Lucie avec une ardeur de désir et de terreur qui me faisait frissonner sans cause, non pas au moindre bruit, il ne s’en produisait aucun, mais à l’idée, à l’appréhension du moindre souffle de l’air dans mes cheveux.
 
Tout à coup, j’entends dans ce morne silence le bruit cadencé d’une paire de rames sur le lac, et, en suivant la direction du son, je vis distinctement une barque qui cinglait en droite ligne sur le petit port placé à l’angle du rocher qui porte le manoir. Cette barque, vue de la plate-forme, était si petite, que je n’eusse pu la distinguer, si l’eau, vivement brillantée en cet endroit, ne l’eût détachée comme un point noir à la surface.
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Quoi de plus simple que la présence d’une embarcation sur ce lac souvent exploré la nuit par les pêcheurs ou les oisifs ? Mon imagination excitée vit pourtant là un événement capable de décider de ma vie. C’était Lucie qui revenait me surprendre, et que j’allais voir aborder au-dessous de moi !
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Oui, monsieur, » répondit la voix toute locale du batelier savoyard.
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Tout rentra dans le silence. La curiosité m’aiguillonnait ; il faut te dire pourquoi.
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Je demeurai quelques instants sans pouvoir réfléchir. J’étais sur le point de me jeter tout habillé à la nage, car de la rive on ne peut gagner autrement cette chapelle : le rocher plonge à pic dans de lac à une très-grande profondeur ; mais toute mon attention se reporta sur la barque, qui, après une pause de quelques minutes, revenait vers moi. Je me dissimulai encore, et je vis repasser les deux hommes à peu de distance. Je les suivis des yeux aussi loin que possible ; ils s’en allaient par où ils étaient venus, du côté qui regarde Chambéry, et bientôt ils se perdirent dans la brume qui commençait à se répandre au ras de l’eau.
 
Quel était donc le but de cette longue course sur le lac pour une station d’un instant ? Il n’y avait là que la
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chapelle rustique où l’on pût prendre pied, et cette grotte n’a aucune communication, que je sache, avec l’intérieur de la montagne. J’essayai de démarrer un petit canot de pêcheur, j’en vins à bout, et en un instant je gagnai la grotte. Elle était vide, sombre et muette. J’y remarquai seulement un parfum de fleurs très-prononcé et un objet blanchâtre dont je m’emparai ; c’était une grosse touffe de lis qu’on venait de déposer aux pieds de la madone, car les fleurs étaient trop fraîches pour avoir passé là la moitié de la nuit. L’inconnu venait donc d’apporter cette offrande… À qui ? à la Vierge ou à Lucie ?
 
J’emportai le bouquet, je l’examinai dans ma chambre après l’avoir délié avec soin. Il ne contenait aucun papier ; mais, sur le ruban de soie blanche qui l’entourait, il y avait un signe imprimé en or, et ce signe était ce qu’on appelle en style de sacristie, je crois, un ''cœur de Marie'', un cœur surmonté d’une croix et percé d’un glaive avec des gouttes de sang figurées en rouge carmin, emblème d’amour charnel, s’il en fut, avec une allusion à la douleur physique. J’éprouvai un mouvement de dégoût. De pareils symboles m’ont toujours semblé exprimer tout autre chose que des idées religieuses, et je cherche en vain dans la vraie doctrine chrétienne quelque trait qui s’y rapporte.
 
Je me tourmentai l’esprit horriblement ; que signifiait cette sorte d’''ex-voto'' d’un cœur malade, dévoré peut-être, peut-être ensanglanté par ma tentative d’union avec Lucie ? Ce n’était peut-être rien de tout cela, c’était tout simplement un vœu accompli par une âme dévote étrangère à mes préoccupations ; mais cet étranger, je l’avais assez aperçu pour me convaincre que ce n’était ni un paysan ni un prêtre : il m’avait paru jeune, bien mis et d’une tournure svelte. Pourtant je l’avais si mal vu, que je pouvais bien avoir rêvé tout cela. Quoi qu’il en
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soit, je reportai le bouquet, et je restai caché dans la chapelle, attendant avec la rage au cœur que quelqu’un vînt le prendre. Je ne vis personne, je n’entendis rien, si ce n’est la voix du batelier dont j’avais emmené le bateau, et qui, aux premières lueurs du jour, me héla du rivage pour me le redemander. Quand il sut que j’étais un hôte du manoir, il me reprocha, puisque j’avais eu la fantaisie de naviguer si matin, de ne pas l’avoir réveillé.
 
Il me reconduisit à l’autre bord. J’avais remis les lis aux pieds de la madone, et j’avais emporté le ruban. Je veillai encore de loin jusqu’au grand jour en vue de la grotte. Aucune barque n’en approcha. Je m’y fis reconduire dans la soirée. Les lis étaient là flétris, personne n’y avait touché. Il était huit heures du soir. Quoique très-fatigué, car je n’avais pu me reposer dans la journée, je montai au château, et je surpris agréablement M. de Turdy, qui s’apprêtait à se coucher, en lui disant que, me trouvant par hasard dans son voisinage, j’avais songé à venir faire sa partie.
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— Eh ! oui, sans doute ! il faut bien qu’elle ait l’esprit troublé de quelque souci grave !
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— Est-ce que vous ne recevez pas tous les jours des nouvelles de Chambéry ?
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— Je souffre beaucoup, répondis-je, car j’aime mademoiselle La Quintinie plus que je ne puis l’exprimer. »
 
Il me serra les mains, et nous oubliâmes la partie de trictrac. Il était beaucoup plus expansif que la veille et comme découragé de la vie. Il essaya de faire l’esprit
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fort pour se remonter, mais il n’en vint pas à bout. Je mourais d’envie de l’interroger, sur les relations que Lucie pouvait avoir avec le personnage mystérieux que j’avais vu la nuit précédente sur le lac ; mais le pauvre homme me parut si abattu, que je me reprochai l’égoïsme de mes soupçons. Je ne lui parlai point de l’aventure, et je le fis jouer pour le distraire ; après quoi, j’acceptai le gîte qu’il m’offrait. Je voulais veiller encore toute la nuit, et j’y parvins malgré la fatigue qui m’écrasait. Rien ne troubla le morne repos de la nuit autour du manoir. J’allai dès le matin visiter encore la grotte. Les lis pourrissaient dans l’abandon. Je les jetai dans l’eau, et je revins à Aix, où la fièvre me retint deux jours au lit.
 
Le troisième jour, abattu mais calmé, j’allai à Chambéry à tout hasard, cherchant à rencontrer Lucie malgré sa défense, voulant tâcher de savoir au moins ce qu’elle devenait. Je ne connais personne à Chambéry, mais je rencontrai aux abords de la ville quelques baigneurs d’Aix, dont un Anglais fort mélomane avec qui je me suis un peu lié, et qui m’aborda en me disant :
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« Et le nom de cette cantatrice ? demandai-je à mon guide.
 
— Attendez ! Je ne sais plus ; ce n’est pas une artiste de profession, c’est une personne de bonne famille qui chante en l’honneur de la fête du jour, la Trinité. Elle a
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un nom qui finit en ''ie''… La Quirinie… Non. La Quintinie !… m’y voilà. »
 
Je sentis tous les frissons de la fièvre me reprendre ; il faisait pourtant une chaleur d’orage accablante. Nous arrivâmes au pied d’un édifice fermé, à fenêtres grillées ; c’était le couvent, et nous y trouvâmes une centaine de personnes qui s’étaient assises à l’ombre et qui attendaient que les nonnes eussent fini de psalmodier les vêpres. Aucun homme ne pénétrait dans ce couvent rigidement cloîtré. Les dames de la ville n’ont accès dans la chapelle qu’avec des permissions particulières. Cette chapelle était pleine et la porte close ; mais, à cause de la chaleur, les fenêtres du chœur étaient ouvertes en partie, et, comme on entendait fort bien la psalmodie, on ne devait rien perdre du chant.
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En ce moment, un des amateurs de la ville signala une lourde voiture armoriée qui montait la côte.
 
« C’est le vieux carrosse de la vieille mademoiselle de Turdy. Elle va entendre chanter sa petite nièce à la
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bénédiction du saint sacrement. Peut-être la ramènera-t-elle à la ville. Vous la verrez alors ; elle est très-jolie ! »
 
La voiture arriva en effet à la porte de la chapelle, et j’en vis descendre la vieille tante, grasse, boiteuse, et soutenue par un homme d’environ quarante ans, dont la figure me frappa beaucoup : une tête méridionale, très-brune, très-accentuée, une mise sévère, beaucoup de cheveux noirs crépus rejetés en arrière, un front demi-chauve très-pur et très-lisse contrastant avec des yeux sombres et fatigués, d’un éclat fiévreux. Il entra dans l’église avec la vieille dame après avoir frappé d’une façon particulière. La porte se referma brusquement derrière eux.
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Quel était cet homme qui seul avait le droit d’entrer dans le sanctuaire ? Je le demandai avec agitation à tout le monde. Personne ne le savait, personne ne le connaissait. C’était un laïque ; rien dans sa mise et dans son attitude n’annonçait un prêtre : ce devait être, selon les assistants, qui tous me parurent plus ou moins ultra-montains, un personnage envoyé par le pape pour recueillir le denier de saint Pierre, ou un grand dignitaire de la société de Saint-Vincent de Paul.
 
Le bruit des cloches à toute volée annonça la fin des vêpres et le commencement du ''salut''. Des voix de femmes entonnèrent un chœur fort pauvrement exécuté ; puis l’orgue préluda, et la voix de Lucie se fit seule entendre. Ce qu’elle chanta, je n’en sais rien. Je ne suis pas érudit en musique, et je n’avais plus le loisir d’écouter mes voisins. J’étais dévoré de rage à cause de cet homme qui était entré là, et qui l’entendait de plus près que moi, qui la voyait peut-être, pendant que j’étais à la porte avec les inconnus. J’aurais voulu qu’elle chantât mal, que sa voix fût désagréable, et que tout le monde se mit à siffler comme au théâtre ; n’en avait-on pas le droit,
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puisqu’on venait là comme au spectacle ou au concert ?
 
Mais comme elle chante, mon Dieu ! Quelle voix limpide et puissante, quel accent large et sublime, quelle plénitude et quelle suavité ! Et elle n’a pas chanté, elle ne chantera jamais pour moi seul ! Je me le disais, je m’efforçais de me détacher de cette femme qui ne m’appartiendra jamais, et j’étais vaincu, brisé par cette voix surhumaine qui s’emparait de moi comme la brise s’empare de l’herbe qu’elle secoue et de la fleur qu’elle effeuille ! En même temps que je la maudissais pour cet envahissement de tout mon être, je sentais des larmes gonfler ma poitrine et ruisseler sur mes joues. Cela était trop fort pour moi. Je m’éloignai. Je voulus descendre le sentier. Je voyais devant moi, de l’autre côté du ravin, l’étrange ville de Chambéry, avec ses toits d’ardoise sombre sans reflets, encadrés de fer-blanc brillant, comme une exhibition de linceuls noirs semés de larmes d’argent. Les montagnes à forme fantastique qui la dominent, le bruit des torrents qui la traversent, ses vieux édifices, ses ceintures d’arbres séculaires, tout cela s’agitait devant moi comme dans un rêve. Un instant les tambours et la musique de la garnison se firent entendre et formèrent un rauque contraste avec le chant de Lucie, qui planait tranquille comme une voix du ciel sur cette impuissante clameur de la terre. Je me jetai à l’écart dans les rochers qui surplombent le ravin. Je me bouchai les oreilles, j’entendais toujours Lucie, rien que Lucie ; elle semblait me dire : « Tu n’as pas besoin de tes sens pour m’entendre, c’est mon âme qui parle à ton âme, et tu ne m’échapperas pas. »
 
Tout à coup la voix cessa ; les ''dilettanti'' du dehors s’oublièrent jusqu’à applaudir ; mais les cloches couvrirent ces vains témoignages d’admiration mondaine, et, peu d’instants après, je me trouvai, je ne saurais dire
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comment, le premier auprès de la voiture où montait Lucie avec sa tante et le personnage inconnu objet de ma haine instinctive et de ma colère mal déguisée. Cet homme monta le dernier et jeta sur moi un regard froid comme l’acier, un regard qui m’exaspéra. Je ne sais ce que je fis, je ne suis pas sûr de ne lui avoir pas montré le poing d’un air de menace.
 
Quant à Lucie, elle ne m’aperçut seulement pas. Vêtue de blanc et la taille enveloppée d’un léger burnous de cachemire, elle cherchait à dérober sa figure sous le capuchon à floches de soie ; mais ce capuchon retomba sur son épaule, entraînant une partie de son abondante chevelure dénouée, et je vis sa figure pâle qui semblait ravie en extase, ou plutôt un peu égarée par l’épuisement de l’extase, car il y avait de la souffrance dans ses traits, et ses lèvres étaient aussi blanches que son vêtement ; ses narines étaient dilatées, sa bouche serrée, ses yeux sans regard. Je ne croyais pas que sa physionomie aimante et douce pût se pétrifier ainsi sous la contraction mystique de la pensée. Elle me regarda et ne me vit pas ; elle disparut sans voir personne, sans répondre à plusieurs saluts qui lui furent adressés sur son passage, et j’entendis que quelqu’un disait :
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— Non, reprit mon Anglais dilettante, elle est artiste avant tout ; elle n’est peut-être pas dévote ! »
 
Je recueillais machinalement les opinions, et cette dernière parole me frappa, car je n’étais plus capable de penser pour mon propre compte. Je me sentais très-mal, je me sentais mourir, car je venais de constater que
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je n’étais rien pour Lucie. Avant moi, il y avait en elle l’ascétisme, ou la musique, ou cet inconnu qui entrait avec elle dans le sanctuaire des femmes, peut-être le même qui portait des lis dans la chapelle du rocher, à la clarté des étoiles : que sais-je ? Il y a une passion immense dans l’âme de Lucie, et je ne suis point l’objet de cette passion !
 
Mon Anglais s’aperçut que j’étais pris de défaillance. Il me ramena à Aix dans sa voiture avec beaucoup d’obligeance et de courtoisie. Je me remis au lit, et je dormis près de quarante-huit heures. Je crois qu’on m’a saigné ; on a mis le tout sur le compte d’un coup de soleil. J’ai passé encore deux jours à me remettre ; enfin, je suis très-bien, très-fort, très-calme aujourd’hui. Je me suis occupé, durant cette inaction forcée, à me détacher de Lucie, à repousser de moi cet amour impossible, insensé, misérable, et qui me rendrait injuste et méchant, je le sens bien ! Je n’ai plus voulu rien savoir d’elle. J’ai prié Henri et madame Marsanne, qui m’ont soigné avec une bonté parfaite, de ne pas prononcer son nom devant moi, et de ne rien t’écrire de mon indisposition. Je me suis senti de force à te raconter tout moi-même. Je suis guéri physiquement, et dans deux jours je pars pour te rejoindre. Ah ! mon père ! je suis bien malheureux ! mais tu sauras peut-être guérir ton Emile.
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Lyon, 6, juin,1861.
 
Avant de quitter Lyon, où notre rencontre a modifié tes projets, je veux résumer notre entretien de
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douze heures en quelques pages que tu reliras peut-être avec fruit dans les moments d’épreuve qui t’attendent encore.
 
Tu étais dans le vrai, mon fils, et je n’ai eu qu’à t’encourager dans ta vaillante certitude : l’âme des époux ne doit pas faire deux lits. L’indissoluble union de deux êtres appartenant à l’humanité ne doit pas s’assimiler à l’accouplement de deux êtres quelconques appartenant aux rangs inférieurs de la vie organique. L’homme doit être l’homme autant que possible, c’est-à-dire se tenir aussi près de la Divinité que ses forces le lui permettent. C’est par là seulement qu’il se place au-dessus des animaux, qui lui sont supérieurs par la persistance et la simplicité dans la sphère des instincts matériels. C’est par cette constante aspiration vers l’idéal que l’homme s’affirme lui-même, rend hommage à Dieu, prouve sa foi et fait acte de religion réelle. Toute pensée, toute action, toute croyance contraires à ce but sont des pas bien marqués vers la déchéance, des abîmes creusés entre Dieu, qui appelle l’homme, et l’homme, qui fuit Dieu.
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Voilà, en peu de mots, notre doctrine de l’amour dégagée de toute incertitude et lumineuse comme le soleil. Dieu, type de toute perfection, a mis dans l’homme le sentiment, le rêve et le besoin de la perfection. Qui nie ce principe est athée, fût-il prosterné nuit et jour devant l’image de ce Dieu qu’il ne comprend pas, et dont sa vaine prière ne peut être exaucée.
 
Je ne vois pas plus de nuages dans l’application de cette théorie que dans la théorie elle-même. Ceux qui croient approcher de la perfection en violant les lois de la nature, soit par excès, soit par abstinence, ne peuvent être sur la voie d’une recherche sérieuse. Obéir aux lois de la nature en les ennoblissant toutes par la compréhension saine du but sacré, voilà, je pense, la pratique de
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cette perfection dont l’homme a pour mission de se rapprocher sans cesse.
 
La nature présente des contradictions, mais le défaut de logique de Dieu n’est qu’une erreur de la vision humaine. Rectifions la vue, étendons la notion, ouvrons notre esprit à toute la connaissance qu’il peut contenir, et cherchons le véritable amour dans la plus puissante et la plus douce de nos passions. Ne perdons point le temps à faire le procès à telle ou telle doctrine religieuse. Il n’y en a qu’une vraie, celle qui nous montre et nous donne Dieu. Toutes celles qui le cachent le calomnient. La déduction de notre principe se fait d’elle-même à toutes les heures de la vie. Toutes les idées, toutes les actions humaines se rattachent désormais à l’un de ces principes éternellement en guerre : la négation du progrès, qui est un principe de mort ; la ''perfectibilité'', mot nouveau, encore incomplet, mais qui s’efforce d’exprimer le développement de la vie sous toutes ses faces divines et humaines.
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Nous étions déjà d’accord sur ce point de départ que je viens de paraphraser, car il tient en deux mots : jamais plus d’ombres, toujours plus de lumière entre Dieu et l’homme.
 
Cette lumière, qu’au dernier siècle la philosophie a cherchée avec une noble audace et de mémorables succès, se dégage beaucoup mieux de la philosophie de notre époque. Elle ne s’appuie plus seulement sur ce qu’on appelait la ''raison'', elle n’est plus exclusivement expérimentale, elle ne sépare pas la raison de la foi, la réalité de l’idéal. Les sciences naturelles commencent à trouver Dieu au bout de toutes leurs voies, c’est-à-dire la loi des lois, la loi mère, la grande logique souveraine, l’effusion immense, la vie sans lacune, la force sans épuisement, l’éternel renouvellement progressif de tout ce qui est, par conséquent l’éternelle sagesse et l’infinie
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beauté… Tu comprends que, quand notre pauvre langue humaine applique à cette grandeur incommensurable, à cette inépuisable munificence, à cette ordonnance éblouissante les mots de son vocabulaire, « Dieu puissant, Dieu bon, Dieu juste, » elle exprime d’une façon encore bien pauvre et bien enfantine : « ce qu’aucun terme convenable n’exprimera peut-être jamais.
 
Les esprits avancés de notre époque ont un grand combat à soutenir aujourd’hui. Il s’agit d’étendre et d’élever la notion de Dieu, que depuis tant de siècles les dogmes religieux s’acharnent à renfermer dans les étroites limites du symbolisme. Le christianisme lui-même, qui ouvrit une ère de progrès si féconde, a perdu de sa vertu progressive dans la captivité où la lettre a enfermé l’esprit.
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Il s’agit donc, entre autres choses, et celle-ci est peut-être la plus pressée, de dégager la sublime doctrine évangélique de la chape de plomb qui l’écrase, et disons à l’honneur de l’esprit philosophique de notre siècle qu’aucune autre époque n’avait encore compris cette doctrine d’une manière aussi saine, aussi large et aussi élevée. La critique sérieuse ne s’occupe plus aujourd’hui de contester ou de railler le côté légendaire de la mission du Christ. Qu’elle accepte ou rejette les miracles, le respect s’attache au merveilleux, comme l’enthousiasme au réel, en tout ce qui concerne la vie et la mort, la parole et l’action de Jésus.
 
Mais faire adopter ce vrai sentiment chrétien si équitable et si pur, pouvoir dire à tous les hommes : « Soyons frères dans l’unité de l’esprit, et laissons à chacun la liberté d’étendre le sens de la lettre, » voilà ce qui paraît simple et facile, voilà ce que l’esprit de persécution ne peut supporter et ce qu’il combat encore à outrance. Ceci est très-digne de remarque. À mesure que la philosophie
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s’est spiritualisée depuis un demi-siècle, la religion s’est matérialisée visiblement. Sous la Restauration, le clergé a perdu moralement et intellectuellement tout ce qu’il avait regagné d’intérêt et de prestige durant la persécution terroriste. Est-ce une loi fatale que les croyances s’épurent dans les luttes et se perdent dès qu’elles gouvernent le monde des intérêts matériels ?
 
Voici que ce spectacle recommence et qu’une véritable intolérance religieuse essaye une nouvelle campagne. Sagement contenue par la liberté de la presse sous Louis-Philippe, beaucoup trop caressée par la naïveté héroïque du peuple de 1848, aujourd’hui surveillée, mais non contenue, par une arme à deux tranchants, la censure, l’intolérance profite du silence plus ou moins forcé de ses adversaires naturels, les philosophes et les gens de lettres, pour risquer tout, pour oser au jour, saper en secret, et jouer le rôle de victime aussitôt que les lois répressives, qu’elle aimerait tant à absorber à son profit, atteignent les écarts de son zèle. Aussi prend-elle des forces sous le manteau de cette prétendue persécution, qui ne saurait la blesser réellement, puisqu’elle repose sur le même principe qui la fait vivre. À l’intolérance religieuse ne faut-il pas, comme à la défiance politique, le régime de l’étouffement ?
 
Tu me demandais si réellement ce mouvement religieux rétrograde était à craindre, s’il fallait blâmer ou plaindre ce dernier râle de l’esprit du passé ? En philosophe, je t’ai répondu : « Plains l’erreur et ne la crains pas. » Dieu l’a condamnée… Mais, devant Dieu, nos dures et traînantes questions politiques et sociales comptent si peu ! Si nous les jugeons, nous, par leur durée relative, elles prennent une réelle importance pour nous, dont la vie est si courte ! Et quand tu veux savoir quelles luttes t’attendent dans le reste de siècle que nous
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traversons, je ne dois pas te donner plus d’insouciance ou d’optimisme que je n’en ai. Donc, j’ai répondu franchement : « Oui, mon enfant, l’intolérance religieuse peut triompher, et recommencer dans peu d’années l’esprit du règne de la Restauration. » Il ne faut pour cela qu’une suite d’événements désastreux dont elle saurait profiter, parce qu’elle veille, parce qu’elle est organisée, parce qu’elle est prête. Elle ne conspire pas, je crois, pour ou contre tel nom propre. Elle n’a pas besoin de renverser les gouvernements ; elle s’accommode de tous ceux où elle peut s’insinuer, faire sa place et empêcher la liberté de discussion, qu’elle n’invoque que lorsqu’elle en est privée pour son compte. De sa nature, l’intolérance, quand elle n’est pas hypocrite, est, comme toutes les mauvaises passions, inconséquente.
 
Il y a une chose certaine, c’est que, si l’interdiction de la presse libre se prolonge beaucoup et si nos contemporains s’endorment sous certaines influences cléricales, avant dix ans le faux christianisme, l’hypocrisie, l’esprit persécuteur en un mot sera debout, et c’est alors qu’il faudra dire : « La mort s’est levée, le spectre s’est roulé sur les vivants. Il écrase, il menace, il enlace, il tue, il poursuit l’individu dans tous les développements de son existence, dans ses intérêts, dans ses affections, dans ses devoirs, dans ses droits, dans son honneur. Il a étendu sur les masses le linceul du silence. Les plus mauvais jours du passé n’ont point vu une propagande d’étouffement si ardente, un zèle de meurtre intellectuel si perfide et si tenace, un anéantissement si honteux de la conscience sociale, une démission si abjecte de la dignité humaine. »
 
Voilà ce que je te dirai peut-être à ma dernière heure, qui sait ? Mais, dès aujourd’hui, il y a une prédiction que je peux te faire, c’est qu’en me suivant dans la voie où
Voilà ce que je te dirai peut-être à ma dernière heure, qui sait ? Mais, dès aujourd’hui, il y a une prédiction que je peux te faire, c’est qu’en me suivant dans la voie où j’ai marché, tu cours le risque sérieux de rompre avec toutes les espérances comme avec toutes les sécurités de la vie. Quelle que soit la carrière ouverte à ta jeune et légitime ambition, l’homme du passé t’y guette et t’y attend pour se mesurer avec toi. Si tu es homme de science, il t’empêchera d’avoir une tribune pour professer ; homme de lettres, il te fera railler, outrager, calomnier au besoin dans ta vie privée par les nombreux organes dont il dispose ; artiste en contact avec le public, il te fera siffler, lapider, s’il le peut, par les bandes qu’il enrégimente ou par les passions qu’il soulève et qu’il égare ; homme politique, il te fermera tous les chemins de l’action et s’efforcera de t’ouvrir tous ceux de la misère, de la prison ou de l’exil ; homme de loisir ou de réflexion, il suscitera des orages autour de toi, il troublera l’air que tu respires par des paroles empoisonnées, il aigrira contre toi jusqu’au plus dévoué de tes serviteurs ; époux et père, il te disputera la confiance de ta femme et le respect de tes enfants, car il est partout ! De tout temps, il a ourdi une vaste conspiration au sein des civilisations les plus florissantes, il traite avec les souverains, il les menace, il les effraye. Il a pénétré dans tous les conseils, il a mis le pied dans tous les foyers domestiques ; il est dans les armées, dans les magistratures, dans les corps savants, dans les académies, sur la place publique, sur le navire en pleine mer, dans la campagne, à tous les carrefours, dans le cabaret de village, dans le couvent, dans l’alcôve conjugale. Il obsède et consterne l’honnête curé qui croit l’esprit favorable à la lettre. Il gouverne les pontifes, il raille, méprise et violente ceux qui, une fois en leur vie, ont tenté de lui résister sur quelque point. Et peut-être dans dix ans j’ajouterai : Il faut redoubler de courage, car l’homme de la nuit s’est armé de toutes pièces ; on a laissé faire, on a été confiant, on n’a pas prévu, et à présent, tout à coup il se dévoile, il injurie, il menace et il frappe, tenant aux pauvres d’esprit le discours terrible que tenait Éditue en l’île Sonnante : « Homme de bien, frappe, féris, tue et meurtris tous rois et princes de ce monde, en trahison, par venin ou autrement, quand tu voudras. Déniche des cieux les anges : de tout auras pardon ; mais à nous ne touche, pour peu que tu aimes, la vie, le profit, le bien, tant de toi que de tes parents et amis vivants et trépassés, encore ceux qui d’eux après naîtraient en seraient infortunés ! Amis, ajoute le sage Éditue pour expliquer une telle puissance, vous noterez que par le monde il y a beaucoup plus d’eunuques que d’hommes, et de ce vous souvienne ! »
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j’ai marché, tu cours le risque sérieux de rompre avec toutes les espérances comme avec toutes les sécurités de la vie. Quelle que soit la carrière ouverte à ta jeune et légitime ambition, l’homme du passé t’y guette et t’y attend pour se mesurer avec toi. Si tu es homme de science, il t’empêchera d’avoir une tribune pour professer ; homme de lettres, il te fera railler, outrager, calomnier au besoin dans ta vie privée par les nombreux organes dont il dispose ; artiste en contact avec le public, il te fera siffler, lapider, s’il le peut, par les bandes qu’il enrégimente ou par les passions qu’il soulève et qu’il égare ; homme politique, il te fermera tous les chemins de l’action et s’efforcera de t’ouvrir tous ceux de la misère, de la prison ou de l’exil ; homme de loisir ou de réflexion, il suscitera des orages autour de toi, il troublera l’air que tu respires par des paroles empoisonnées, il aigrira contre toi jusqu’au plus dévoué de tes serviteurs ; époux et père, il te disputera la confiance de ta femme et le respect de tes enfants, car il est partout ! De tout temps, il a ourdi une vaste conspiration au sein des civilisations les plus florissantes, il traite avec les souverains, il les menace, il les effraye. Il a pénétré dans tous les conseils, il a mis le pied dans tous les foyers domestiques ; il est dans les armées, dans les magistratures, dans les corps savants, dans les académies, sur la place publique, sur le navire en pleine mer, dans la campagne, à tous les carrefours, dans le cabaret de village, dans le couvent, dans l’alcôve conjugale. Il obsède et consterne l’honnête curé qui croit l’esprit favorable à la lettre. Il gouverne les pontifes, il raille, méprise et violente ceux qui, une fois en leur vie, ont tenté de lui résister sur quelque point. Et peut-être dans dix ans j’ajouterai : Il faut redoubler de courage, car l’homme de la nuit s’est armé de toutes pièces ; on a laissé faire, on a été confiant, on n’a pas prévu, et à présent,
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tout à coup il se dévoile, il injurie, il menace et il frappe, tenant aux pauvres d’esprit le discours terrible que tenait Éditue en l’île Sonnante : « Homme de bien, frappe, féris, tue et meurtris tous rois et princes de ce monde, en trahison, par venin ou autrement, quand tu voudras. Déniche des cieux les anges : de tout auras pardon ; mais à nous ne touche, pour peu que tu aimes, la vie, le profit, le bien, tant de toi que de tes parents et amis vivants et trépassés, encore ceux qui d’eux après naîtraient en seraient infortunés ! Amis, ajoute le sage Éditue pour expliquer une telle puissance, vous noterez que par le monde il y a beaucoup plus d’eunuques que d’hommes, et de ce vous souvienne ! »
 
De cette vérité sanglante sous sa forme enjouée, encore considérable aujourd’hui, souviens-toi en effet, cher Émile ! Ne te fais pas d’illusion, n’espère pas éviter la destinée. Sois eunuque et engraisse, ou sois homme et lutte ; il n’y a pas de milieu.
 
Je t’ai forcé à voir cet abîme, je t’ai dépeint tous les avantages d’une vie douce, tranquille, inoffensive, tolérante envers le mal, soumise à toutes les habitudes du convenu. Je t’ai dit : « Épouse une femme étroitement dévote, partage son âme avec le prêtre, accompagne-la au sermon, élève tes enfants dans la routine, habitue-les à ne pas raisonner, c’est-à-dire laisse étouffer en eux le sens viril et divin : tout ira bien pour toi. Choisis la carrière que tu voudras pour tes fils et pour toi-même, vous ne serez entravés que par la concurrence des eunuques ; alors vous ferez à l’occasion un peu de zèle pour vous distinguer du troupeau : vous insulterez quelque mort illustre, vous persécuterez quelque vivant déjà persécuté. Dès lors vous aurez le pouvoir, l’argent et le succès. Allez, le chemin est sûr et facile ; la voie opposée est semée d’écueils, de fatigues et de déceptions. »
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Tu as rougi jusqu’à la racine des cheveux et tu m’as dit : "Cesse de railler, je veux être un homme." Nous nous sommes embrassés, et je t’ai laissé retourner à ton jardin des Oliviers, où l’isolement, la douleur et l’effroi t’attendent. Tu vas beaucoup lutter et beaucoup souffrir : vaincras-tu ? Je l’ignore. Tu es seul contre un million d’ennemis, car la destinée de Lucie, l’influence qu’elle subit se rattachent probablement par des fils innombrables à cette conspiration de l’esprit rétrograde qui enlace la société, pour longtemps encore, de la base jusqu’au faîte. Je frémis à l’idée du combat que tu vas livrer, et je vois couler goutte à goutte le plus pur sang de ton cœur, les forces vives du premier amour. Pourtant je ne suis plus inquiet, tu lutteras sans défaillance pour arracher celle que tu aimes au royaume des ténèbres, tu combattras à poitrine découverte contre l’ennemi caché dans tous les buissons, tu exerceras ta force dans une entreprise sérieuse et passionnée, et, si tu succombes, si tu me reviens seul et blessé, tu auras porté en toi l’amour dans un cœur viril, tu n’auras pas versé les larmes de l’eunuque ; la souffrance t’aura grandi, tu seras un homme !
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D’Aix en Savoie, 6 juin 1861.
 
J’arrive, je ne sais rien encore, je n’ai revu aucun de nos amis, je m’enferme avec toi. Je veux te parler en
J’arrive, je ne sais rien encore, je n’ai revu aucun de nos amis, je m’enferme avec toi. Je veux te parler encore là, tout seul, dans ma petite chambre, avant de reprendre le cours de ma vie d’orage. J’ai besoin, avant tout, de te remercier pour le bien que tu m’as fait. Père, c’est la première fois que tu me révèles le fond de ta pensée. À te voir si doux, si modeste et si bon, même pour les méchants, je croyais ton âme inaccessible à l’indignation. Ta sérénité me faisait peur, je l’avoue ; je la regardais comme le résultat de cette noble et douloureuse lassitude, fruit du travail et de l’expérience. Je croyais que tes années de labeur et de vertu avaient creusé entre nous un abîme qui ne serait pas sitôt comblé ! Tu m’as traité comme un homme qu’on excite, et non comme un enfant qu’on apaise ; je t’en remercie, et je te jure que tu as bien fait. Ta tendresse a un peu hésité ;… tu me croyais encore trop jeune… Pauvre père, tu as tremblé en te laissant arracher le secret de ta force ; eh bien, ne crains plus, j’étais mûr pour cette initiation, elle me renouvelle, elle me baptise dans les eaux de la vie, elle me pousse en avant. Tu voulais d’abord m’emmener loin d’elle, me distraire, me faire voyager. — Et puis tu as compris que tout cela aigrirait mon mal au lieu de le guérir, et tu m’as tendu la coupe en me disant : « Bois ce fiel et triomphe. »
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core là, tout seul, dans ma petite chambre, avant de reprendre le cours de ma vie d’orage. J’ai besoin, avant tout, de te remercier pour le bien que tu m’as fait. Père, c’est la première fois que tu me révèles le fond de ta pensée. À te voir si doux, si modeste et si bon, même pour les méchants, je croyais ton âme inaccessible à l’indignation. Ta sérénité me faisait peur, je l’avoue ; je la regardais comme le résultat de cette noble et douloureuse lassitude, fruit du travail et de l’expérience. Je croyais que tes années de labeur et de vertu avaient creusé entre nous un abîme qui ne serait pas sitôt comblé ! Tu m’as traité comme un homme qu’on excite, et non comme un enfant qu’on apaise ; je t’en remercie, et je te jure que tu as bien fait. Ta tendresse a un peu hésité ;… tu me croyais encore trop jeune… Pauvre père, tu as tremblé en te laissant arracher le secret de ta force ; eh bien, ne crains plus, j’étais mûr pour cette initiation, elle me renouvelle, elle me baptise dans les eaux de la vie, elle me pousse en avant. Tu voulais d’abord m’emmener loin d’elle, me distraire, me faire voyager. — Et puis tu as compris que tout cela aigrirait mon mal au lieu de le guérir, et tu m’as tendu la coupe en me disant : « Bois ce fiel et triomphe. »
 
Sois tranquille, je saurai souffrir ; car, à présent, je vois un but sublime à ma souffrance. Conquérir celle que j’aime, la disputer à une mortelle influence, la sauver, l’emmener avec moi dans la sphère de l’amour vrai, la rendre digne de cette passion sacrée que j’ai pour elle, et me rendre digne moi-même de la lui inspirer ; résoudre le problème d’éclairer sa croyance en respectant sa liberté, d’épurer sa foi sans lui enlever les vraies bases de sa religion : oui, oui, je le tenterai, et, si j’échoue, du moins rien ne m’aura fait reculer ou défaillir.
 
Et ne crois pas que cette passion soit le seul stimulant
Et ne crois pas que cette passion soit le seul stimulant de mon courage ! Me rendre digne de toi, être le fils de ta foi et de la volonté, c’est là mon ambition, maintenant que je t’ai compris. Oui, mon père, tu es calme et doux parce que tu es absolu dans le vrai et inébranlable dans la certitude. Tes idées sont simples, concises et nettes ; tu les as dégagées d’une suite d’études et de travaux qui se présentent à mes yeux comme une puissante chaîne de montagnes, et à présent tu t’es assis au faîte de la plus haute cime, tu as regardé la terre étendue sous tes pieds, et puis, élevant tes mains vers la Divinité, tu lui as dit : « Non, le mal n’est pas ton œuvre ! il n’est que l’ignorance du bien, et, si tu abandonnes cette ignorance aux châtiments qu’elle s’inflige à elle-même, c’est parce qu’ils doivent la détruire. Ainsi tu as mis en chaque être, en chaque chose de la création, l’agent fatal de sa transformation providentielle. L’erreur doit se dévorer elle-même comme ces volcans déchaînés, qui, aux premiers âges du globe, ont servi à constituer l’écorce terrestre, berceau fécond de la vie. En toi est la source du bien, la loi du vrai, et l’homme y boira de plus en plus à mesure qu’il te connaîtra. » Consolé par la foi, tu t’es relevé, mon père, et, le front baigné de lumière, tu as souri à ces hommes qui te criaient : « Nous avons la vérité ; Dieu ne se révèle qu’à nous et pour nous ! Maudit soit celui qui nous résiste ! Notre parole l’extermine en ce monde, elle le dévoue aux enfers dans l’autre ! »
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de mon courage ! Me rendre digne de toi, être le fils de ta foi et de la volonté, c’est là mon ambition, maintenant que je t’ai compris. Oui, mon père, tu es calme et doux parce que tu es absolu dans le vrai et inébranlable dans la certitude. Tes idées sont simples, concises et nettes ; tu les as dégagées d’une suite d’études et de travaux qui se présentent à mes yeux comme une puissante chaîne de montagnes, et à présent tu t’es assis au faîte de la plus haute cime, tu as regardé la terre étendue sous tes pieds, et puis, élevant tes mains vers la Divinité, tu lui as dit : « Non, le mal n’est pas ton œuvre ! il n’est que l’ignorance du bien, et, si tu abandonnes cette ignorance aux châtiments qu’elle s’inflige à elle-même, c’est parce qu’ils doivent la détruire. Ainsi tu as mis en chaque être, en chaque chose de la création, l’agent fatal de sa transformation providentielle. L’erreur doit se dévorer elle-même comme ces volcans déchaînés, qui, aux premiers âges du globe, ont servi à constituer l’écorce terrestre, berceau fécond de la vie. En toi est la source du bien, la loi du vrai, et l’homme y boira de plus en plus à mesure qu’il te connaîtra. » Consolé par la foi, tu t’es relevé, mon père, et, le front baigné de lumière, tu as souri à ces hommes qui te criaient : « Nous avons la vérité ; Dieu ne se révèle qu’à nous et pour nous ! Maudit soit celui qui nous résiste ! Notre parole l’extermine en ce monde, elle le dévoue aux enfers dans l’autre ! »
 
Tu as souri de pitié, et ton âme a surmonté la colère ; mais, la flamme de la vérité dans le cœur, tu as poursuivi dans tous ses retranchements l’ignorance, qui, dans l’humanité, suscite tous les délires du mal. C’est bien ; voilà où il faut en venir, et j’y arriverai. Je serai doux et patient avec les hommes, inflexible devant le mensonge ; ceci sera ma religion. Je ne tuerai point, je ne maudirai, je ne renierai aucun de mes semblables ; mais j’aurai en
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exécration les doctrines qui, au nom de Dieu, calomnient Dieu et combattent la liberté humaine, le développement du vrai ! Je ne fléchirai le genou dans aucun temple d’où la liberté de penser sera exclue. Je ne bénirai la main d’aucun homme ennemi de cette liberté, je n’accepterai aucun culte destructeur de la parcelle de vérité divine qui s’appelle en moi amour et justice, je ne ferai plus grâce au présent par engouement poétique pour le passé, je ne m’abandonnerai plus à ces mollesses de l’âme qui, regrettant les joies de l’imagination, les rêveries de l’enfance, abdique les austères devoirs de l’âge d’homme ; je subirai toutes les persécutions, j’accepterai l’effet de toutes les vengeances : il faut que toute initiation ait ses martyrs. Les tartufes d’aujourd’hui réclament ces gloires de l’origine chrétienne ; qu’ils nous les donnent, eux qui, se disant toujours persécutés, se sont faits persécuteurs à leur tour ! Montrons leur qu’aujourd’hui les chrétiens, c’est nous, et qu’ils sont eux, les pharisiens. Et, si leur puissante conspiration contre la liberté humaine atteint son but, s’ils parviennent, à défaut des bûchers de l’inquisition, à rétablir la torture des cœurs et des consciences, soyons prêts : je suis prêt, moi ! je les brave et les défie !
 
Je viens d’interrompre ma lettre pour recevoir et lire la tienne. Ah ! mon père, mon maître, mon ami, nos pensées ne se croisent pas, elles se cherchent et s’embrassent. Tu vois ! j’avais compris, et je suis toujours sous le charme de ta parole, sous le coup de ta vivifiante bénédiction. Oui, oui, je relirai cent fois tes lettres. Ne crains pas de me donner la fièvre : je brûle de vivre, l’inaction me tuerait !
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À bientôt une plus long lettre, et toi, écris-moi de Paris. Adieu, je t’aime.
 
Henri entre chez moi et m’apprend que Lucie est de
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retour à Turdy. Son père, le général La Quintinie, y est arrivé inopinément hier au soir. J’irai demain.
 
 
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Je m’inquiète un peu, non de cette joie que vous avez éprouvée en apprenant l’arrivée de monsieur votre père, mais de l’empressement que vous avez mis à quitter mademoiselle de Turdy le soir même. J’ai trouvé la bonne tante tout en émoi de vous savoir seule sur les chemins à dix heures du soir. Ses braves serviteurs sont bien vieux, ses vieux chevaux bien lents, et ce lac à traverser… Comment avez-vous fait, si, comme il est à craindre, votre barque ne vous attendait pas ? Vous avez dû causer au général une bien agréable surprise ; mais, comme il ne vous appelait auprès de lui que pour le lendemain matin, cette grande hâte était-elle si nécessaire ?
 
Ne riez pas, mademoiselle, de voir votre ami s’inquiéter des petites choses. Quand il s’agit d’une personne telle que vous, les moindres résolutions prennent de l’importance. Vous avez peut-être cru me faire pressentir vos dispositions à demi-mot, et on peut bien ne dire à son ami que la moitié d’un secret délicat. Puisque vous autorisez la franchise de ma sollicitude, aussi fervente et aussi désintéressée aujourd’hui qu’elle l’a été dans le passé, laissez-moi vous dire ce que je pense de la situation de vos esprits. Ce jeune homme dont vous m’avez parlé vous occupe plus que vous n’osez en convenir, et l’inquiétude que sa courte maladie vous a causée, n’étaitn’ét
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ait peut-être pas proportionnée au danger que sa vie a couru, non plus qu’à la date si récente de vos relations.
 
Je n’ai pu vous témoigner que de l’étonnement, mais j’ai éprouvé de la stupeur en apprenant que vous ne repoussiez pas l’idée de vous unir à lui. Vous ne m’aviez pas dit son nom, et vous sembliez croire que vous auriez sur sa conscience une influence à l’égard de laquelle il ne m’est plus permis de me faire illusion. Souffrez que je vous dise de quelle façon les renseignements me sont venus, car je ne veux pas que vous me supposiez capable de chercher la vérité en dehors de vos paroles. Je n’ai pu vous dire encore la nature des projets qui m’amènent ici. Ils vous seront soumis plus tard ; mais ce que je puis vous dire, c’est que je les ai formés avec une joie extrême en songeant qu’ils me permettraient de vous revoir et de vous dire de vive voix tout ce que les lacunes d’une correspondance laissent de vague ou d’inachevé dans les relations du cœur et de l’esprit.
 
Je n’étais pas sans une certaine émotion au moment de vous retrouver. Je savais combien les idées échangées entre nous par lettres depuis trois ans sont contraires à celles des deux principaux chefs de votre famille, et c’est toujours une situation pénible pour une âme délicate que celle dont votre confiance allait peut-être m’imposer les devoirs et les luttes. — Et puis, vous l’avouerai-je ? je craignais aussi ce que j’ai trouvé. J’avais comme un pressentiment de la crise qui s’opère en vous. Vous m’aviez laissé prendre la très-douce habitude de recevoir vos lettres quatre fois l’an, et, si j’ai bonne mémoire, depuis le début de la présente année, je n’en ai reçu qu’une, et celle-ci de moitié plus courte et moins abandonnée que les autres. Je me demandais donc comment vous recevriez le meilleur de vos amis, et si sa brusque apparition ne serait pas intempestive, fâcheuse peut-être.
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J’eus l’idée de vous écrire dès le soir de mon arrivée à Chambéry ; mais j’avais des instructions délicates et nécessaires à vous donner sur ma situation, et je dus craindre qu’une lettre ne tombât dans des mains ennemies. Je me rendis donc seul et à pied au bord du lac, et, sous prétexte de promenade, je le traversai dans une petite barque. Je demandai à voir cette grotte dont vous m’aviez souvent parlé dans vos lettres, cette chapelle érigée par vous à la Vierge immaculée… C’est là, me disiez-vous, que souvent, aux heures où le lac n’est guère parcouru par les oisifs, le soir où aux premières blancheurs de l’aube, vous aimiez à prier, les yeux tournés vers cette pure étoile de l’Orient que nos saintes et poétiques litanies ne craignent pas de comparer à la mère du Sauveur : ''Stella matutina !''
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Je n’espérais pas, je ne désirais pas vous parler là ; mais je me demandais s’il ne serait pas possible d’y déposer une lettre que vous ne manqueriez pas de trouver à l’heure de votre prière accoutumée.
 
C’est au moment d’aborder à cette grotte que j’appris votre absence du manoir ; mais vous deviez revenir le lendemain, au dire du batelier. Je feignis d’être indifférent à ce détail et de vouloir entrer seulement par dévotion dans la chapelle. Je n’osai pas laisser de lettre ; je déposai seulement aux pieds de la sainte image un bouquet de lis cueillis à Aix et liés d’un ruban qui ne pouvait pas me faire reconnaître de vous, mais qui devait appeler votre prudente attention sur un message subséquent plus explicite. Je ne pus m’arrêter qu’un instant dans la grotte. Le batelier ne m’y faisait aborder qu’avec une certaine crainte religieuse de vous déplaire. J’ai vu ensuite aux discours de cet homme, que j’ai interrogé sur votre compte comme s’il s’agissait pour moi d’une personne étrangère à ma vie, combien votre nom
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était en vénération parmi ces gens pieux et simples.
 
Pourtant ce batelier, qui parlait plus qu’il n’y était provoqué, me fit entendre qu’il était encore question pour vous d’un mariage, et que, depuis quelque temps, un jeune homme, qu’il appelait Valmare, était assidu au manoir de Turdy. Je ne poussai pas plus loin des investigations qui déjà dépassaient les limites de la curiosité permise. Je n’attachais d’ailleurs qu’une médiocre importance à cette nouvelle obsession de mariage qui pouvait échouer auprès de vous comme les précédentes, et je voulus ne tenir que de vous les effets de votre confiance.
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De retour à Chambéry, j’ai su, dès le lendemain, votre retraite aux Carmélites, et je n’ai pas cru devoir la troubler. Que sont les conseils d’un ami auprès de ceux que vous demandiez à Dieu même ? Je me bornai à vous informer par un billet du nom que vous deviez m’entendre donner et du silence que vous feriez bien de garder à certains égards, quand j’aurais l’honneur de vous être présenté par mademoiselle de Turdy. Dès lors j’attendis avec résignation, et l’âme remplie d’espérance, la fin et l’effet de votre semaine de retraite et de méditation chez les saintes filles de ***.
 
Dimanche dernier, lorsque votre respectable tante me pria de l’accompagner à ce couvent pour vous entendre chanter et de là vous ramener chez elle, j’eus un moment d’hésitation intérieure. Ce n’est pas à travers une foule que j’eusse préféré vous entendre, et puis je ne sentais pas dans mademoiselle de Turdy l’auxiliaire sur lequel vous m’aviez toujours dit de compter. Cette vénérable dame est pieuse et croyante sans aucun doute, mais elle fait grand cas du monde et de ses vanités. Elle est fort engouée de la perpétuité de sa noble race, et, tout en décernant à ce qu’il lui plaît d’appeler mon éloquence des
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éloges un peu puérils, elle m’a semblé compter sur moi pour vous influencer à l’occasion dans un sens tout contraire au but qui jusqu’à ce jour avait fait l’objet de vos désirs.
 
Vous m’avez donc vu assez contraint, et dans l’impossibilité de m’expliquer clairement sur quoi que ce soit devant elle. J’ai manqué totalement de prétexte pour me trouver seul avec vous, et je dois noter ceci, que vous n’en avez fait naître aucun. Elle a parlé du désir de votre grand-père de vous marier prochainement, et vous n’avez point dit que vous fussiez décidée à refuser.
 
J’attendais que, d’une manière détournée, et comme par hasard, vous me missiez au courant des faits. Vous vous êtes très-prudemment abstenue. Une seule chose m’a donné l’espoir d’une conférence prochaine : c’est quand vous avez parlé à mademoiselle de Turdy de cette sieste qu’elle fait ordinairement à huit heures du soir, en attendant que, vers neuf heures, son salon se remplisse de ses vieux habitués jusqu’à onze. Je me suis probablement mépris sur vos intentions… Quoi qu’il en soit, j’en ai pris note ; mais, obligé par des soins particuliers de m’éloigner un peu de Chambéry, ce n’est qu’hier soir que j’ai pu vous renouveler ma visite. Qu’ai-je trouvé ? Mademoiselle de Turdy seule, fort éveillée et fort alarmée de la précipitation de votre départ. Sous-le coup de cet événement, j’ai pu sans affectation la rendre expansive, et c’est d’elle que j’ai appris la maladie du jeune homme qui vous avait si fort inquiétée et l’empressement que vous aviez montré de retourner à Turdy. Je savais déjà d’autres détails sur vos relations avec M. Lemontier ; car c’est de M. Lemontier fils qu’il s’agit, et nullement de M. Henri Valmare, comme on me l’avait dit d’abord. Je dois vous faire savoir comment le hasard m’avait éclairé sur ce point. Ayant eu avant-hier l’occasion de passer à Aix
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quelques heures, j’attendais sur la promenade une personne à qui j’avais donné rendez-vous, quand je me suis croisé tout à coup, dans une allée, avec mademoiselle Élise Marsanne accompagnée d’une parente que je ne connais pas et d’un jeune homme que j’ai su être M. Henri Valmare. J’ai sur-le-champ reconnu Élise malgré le changement qui s’est fait en elle avec les années ; mais, soit que j’aie changé bien plus qu’elle, soit qu’elle n’ait jamais beaucoup remarqué ma figure au couvent de *** à Paris, soit enfin qu’elle n’ait pas le don de l’observation ou le sens de la mémoire bien développé, elle m’a regardé un instant avec une légère hésitation, et ne s’est souvenue de rien. Je vous signale ce fait pour que vous ne l’aidiez point à se souvenir, si elle ne vous interroge pas, et pour que vous l’engagiez à se taire, si ses questions vous mettaient en péril de mentir.
 
Je la crois encore, sinon pieuse, — elle ne l’a jamais été, et son air n’annonce point qu’elle le soit devenue, — du moins assez soumise à l’autorité religieuse pour ne point oser me susciter d’obstacles. Dites-lui donc que le nom sous lequel elle m’a connu n’est plus celui que je porte, et que j’ai le droit de porter désormais. Quant à mon état, je ne dois pas l’afficher en ce moment ; j’ai pour cela des motifs qui échappent à la discussion frivole, et qu’elle respectera, si elle se rappelle l’attachement filial qu’elle a eu pour moi. Parlez-lui en ce sens. C’est à vous que je confie le soin de ma liberté d’action pour le moment. Ces précautions sont l’affaire de quelques jours, pas davantage.
 
Vous allez vous demander comment, ne pouvant me faire reconnaître de mademoiselle Marsanne, j’ai su d’elle tout ce qui vous concernait : le hasard m’a servi à l’improviste. Ramené à un banc de verdure que j’avais choisi fort ombragé à cause de la chaleur, je me suis trouvé
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séparé du groupe dont elle faisait partie par un rideau de plantes grimpantes serrées sur un treillage, et, sans chercher à écouter, j’ai entendu toutes les réflexions qu’elle échangeait sur votre compte avec la personne qu’elle appelait sa mère et ce jeune Valmare, qui me paraît être son fiancé. Elle disait que votre mariage avec Lemontier ne se ferait pas, malgré l’inclination prononcée que vous aviez l’un pour l’autre, parce que jamais mademoiselle de Turdy ne consentirait à vous laisser porter un nom sans titre et sans particule, et parce que le général devait avoir en horreur un nom compromis par des opinions anarchiques.
 
À ces raisons, légèrement alléguées selon moi, elle en ajoutait une plus sérieuse qui m’a frappé.
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Là-dessus, M. Valmare a répondu d’un ton assez grave des choses péremptoires et bien faites pour donner du poids aux paroles d’Élise. D’après les réflexions de ce jeune homme, j’ai compris que Lemontier fils était le parfait disciple de son père, un ''esprit fort'' dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire un de ces prétendus penseurs de la pire espèce, qui feignent je ne sais quelle fantastique ''religiosité'' panthéiste et je ne sais quelle morale ''épurée'' tirée du christianisme, à la manière des protestants, qui osent se dire plus catholiques que nous dans le vrai sens du mot.
 
La définition que le jeune Valmare donnait de ce qu’il lui plaît d’appeler les principes de son ami m’avait donc suffisamment édifié ; et, lorsque votre tante m’a nommé le prétendant à son tour, je n’ai pu me résoudre à lui cacher ma surprise et mon inquiétude. J’ai reconnu avec une surprise nouvelle qu’elle ne s’opposait point à
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ce projet d’union, qu’elle faisait bon marché du nom, qu’elle était séduite par le chiffre d’une fortune au moins égale à la vôtre, et surtout par l’intérêt que vous paraissiez porter au jeune Lemontier. C’est alors que, m’ouvrant son cœur comme si elle m’eût connu depuis dix ans, elle m’a dit les sentiments que vous lui aviez confiés ou qu’elle vous attribue… car je ne puis me persuader que vous ayez pris si grande confiance en un étranger apparu depuis si peu de jours dans votre existence. Vous prétendez, selon votre tante, qu’il n’a rien d’un athée, qu’il croit aux principaux dogmes de la foi, et que vous avez la ferme espérance de le convertir au culte des vrais fidèles. Mademoiselle de Turdy, qui me paraît fort crédule, partage cette illusion, et a fait tout son possible pour me la faire partager. Selon elle, ce serait une gloire pour vous et un triomphe pour la religion, si le fils d’un homme dont les dangereux écrits sont tristement célèbres abjurait publiquement ses erreurs en vous épousant. Elle croit que l’amour fera ce miracle, que Dieu n’a pu faire, et j’ai dû combattre de telles espérances avec des arguments que je viens vous répéter et vous soumettre en peu de mots.
 
Non, ma chère Lucie, — laissez-moi vous donner encore ce doux nom de votre enfance si pure et de votre adolescence si édifiante, — non, l’amour profane ne fait point de miracles sérieux. Il est capable de toutes les hypocrisies, et, s’il est sincère, il se prête aveuglément à tous les sophismes. Pour vous obtenir, bien des hommes seraient capables de tout ; mais l’amour vrai, l’amour sacré, l’amour de l’âme n’habite point le cœur de l’incrédule, et, quand la passion charnelle est assouvie, le vieil homme reparaît. Il a des sophismes nouveaux à son service pour expliquer au profit de son parjure ceux qu’il a invoqués pour faire croire à sa conversion. Il est
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le chien de l’Écriture qui retourne à son vomissement. Il brise ce qu’il a adoré, il adore de nouveau ce qu’il a brisé, et chaque jour le voit devenir semblable au figuier stérile, à la mauvaise terre où l’ivraie repousse. Lucie, ouvrez les yeux, il en est temps encore, ce jeune homme veut vous perdre, et il vous perdra, si vous ne le fuyez. Il est doué, dit-on, d’une certaine instruction, probablement superficielle, qui vous éblouit. Il a hérité de son père la grâce des manières et le charme de la parole. Enfin il a une figure régulière et des yeux expressifs… Combien il leur est facile de plaire, à ceux que l’austérité de leur vie et les ordres rigoureux de leur conscience n’enveloppent point du suaire des renoncements sublimes ! Ils n’ont ni mérites ni vertus, ils sont des enfants sans pureté, des hommes sans mœurs, des chrétiens sans Dieu ; ils se montrent, et ils plaisent !
 
Quoi ! mademoiselle ! vous ! vous-même ! vous qu’une véritable vocation semblait animer, vous qu’un céleste rayonnement de la grâce semblait couronner de l’auréole des saintes et de la splendeur des vierges choisies pour le ciel,… parce qu’''il'' est jeune, parce qu’''il'' est beau !…
 
Mais je ne veux pas vous faire de reproches, je n’ai sur votre conscience que des droits fraternels, et d’un jour à l’autre vous pouvez me les retirer. Ma douleur serait grande, si ma sollicitude blessait votre juste fierté… Ah ! Lucie, en ce rapide instant que j’ai passé dans la grotte du lac, j’avais bien prié pour vous cependant ! J’avais mis dans une minute de prosternation toute une vie de dévouement et de ferveur ! C’était un seul cri de l’âme, mais un de ces cris qui parfois ébranlent la voûte du ciel et montent jusqu’au trône de Dieu ! Le jour où je vous ai entendue chanter dans l’église des Carmélites, votre voix, devenue si belle, avait des accents si magnifiques d’adoration et de candeur, que je crus ma prière
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exaucée et que des larmes de joie et de reconnaissance baignaient mon visage… Je ne vous voyais pas, mais votre âme était devant mes yeux comme une lumière ineffable… Et, à présent, vous voilà rendue aux misérables épreuves de la vie, vous voilà choisissant le chemin rempli d’embûches, et infatuée de l’espoir d’un chimérique triomphe ! Et, quand vous l’obtiendriez, ce triomphe si précaire de faire plier un instant les deux genoux à un impie, qu’est-ce que cela au prix de ce que vous perdez de gloire, de bonheur, en renonçant à l’hymen du Christ ! Eh quoi ! cet obscur enfant du siècle est une conquête plus précieuse que la palme immortelle et la lampe éternellement resplendissante des vierges sages !
 
Adieu, Lucie ! le jour paraît, et le sommeil ne m’a point visité. J’ai beaucoup prié en songeant à vous. Votre réponse dictera ma conduite. Selon ce que vous lui prescrirez, votre ami s’abstiendra de toute sollicitude importune, ou s’introduira au manoir de Turdy sous le nom de Moreali.
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Monsieur et ami,
 
Votre lettre, furtivement remise par un inconnu, m’a surprise et touchée ; mais est-ce votre faute ou la mienne ? c’est, la première fois qu’une lettre de vous ne m’apporte point une satisfaction sans mélange. Je trouve dans cellece
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lle-ci comme un ton de blâme et d’amertume, et, je veux vous le dire avec la franchise à laquelle vous m’avez autorisée, des expressions qui me blessent, des idées que je ne connais pas. J’y vois bien votre constante sollicitude pour moi, le zèle que vous avez pour mon salut, la ferveur enthousiaste de votre piété ; mais la délicatesse de votre amitié fraternelle, la charmante pureté de votre entretien paraissent avoir souffert, de vos préoccupations, quelque atteinte singulière qui me contriste sans que je puisse dire pourquoi. J’examine ma conscience, et je ne la trouve pourtant pas si coupable. Je m’interroge avec crainte, et je ne sens rien de déchu dans mon être, rien de souillé dans mes pensées. Vous me reprochez une réserve prudente qui n’est pas dans mon caractère, et que le mystère dont vous entourez votre présence me commandait absolument. Je ne sais rien feindre, et je vous avoue qu’en parlant de la sieste de ma bonne tante, je ne songeais pas du tout à vous avertir d’en profiter. Ce que j’attendais, moi, dans cet entretien plein de contrainte que nous avons eu devant elle, c’est qu’il vous vînt l’idée de lui confier le nom sous lequel je vous ai connu jusqu’ici. Ce nom, que je lui ai souvent répété en lui faisant part de vos lettres, lui eût expliqué notre liaison. Ma tante est faite pour garder un secret, et j’eusse trahi le vôtre sans inquiétude, si vos regards n’eussent exprimé une méfiance et une crainte particulières. Laissez-moi vous dire, mon ami, que, si je respecte les mystères de nos dogmes sacrés, je n’aime pas ceux qui ne tiennent qu’aux intérêts de l’Église. À coup sûr, vous vous êtes dévoué à une œuvre de propagande dont le résultat doit être selon Dieu ; mais quel est donc le bien qu’on ne peut pas faire ouvertement ? Ces allures de conspirateur conviennent-elles à un homme de votre caractère ?
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Quant à moi, je ne saurais aller plus avant dans cette sorte de complicité. Je vous supplie de vous ouvrir franchement à ma tante, puisque vous voilà déjà lié avec elle, et de ne pas me demander de tromper mon grand-père et mon père ; autorisez-moi au contraire à leur parler de vous ou à ne leur annoncer votre visite qu’après les avoir mis dans votre confidence. Mon père n’apportera probablement aucun obstacle à nos rapports : depuis plus d’un an que je ne l’ai vu, je sais qu’il s’est fait en lui un changement extraordinaire, et que ses anciennes idées sont comme si elles n’avaient jamais été. C’est là une chose importante dont nous parlerons à loisir, si nous pouvons causer sans abuser de la confiance de personne.
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Lucie.
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Si j’avais une mission secrète, ce secret ne m’appartiendrait pas, et je n’hésite pas à vous dire que vous n’auriez, ni comme femme bien pensante, ni comme chrétienne orthodoxe, le droit de censure et d’examen sur les démarches officielles ou secrètes qui tendent à assurer le triomphe de la religion et la prospérité de l’Église. N’essayez pas de faire une distinction spécieuse entre ces deux termes identiques : ce serait une hérésie dont votre nouvel ami vous aurait infectée. J’espère que vous n’en êtes point encore là, et que vous reconnaîtrez la nécessité où nous pouvons être, dans ces temps de persécution, de cacher nos actes les plus purs et les plus méritoires. Les premiers chrétiens célébraient les divins mystères au sein des catacombes de Rome. Étaient-ils des conspirateurs et des traîtres ?
 
Mais je n’ai de mission secrète ni publique, rassurez-vous. Un scrupule qui vous honore du reste vous fait hésiter à tromper vos parents. S’il le fallait absolument pour le service de Dieu et de l’Église, je vous absoudrais du péché en toute conscience ; il ne le faut pas cependant, et cela ne sera pas. J’ai devancé vos confidences à mademoiselle de Turdy. Elle sait maintenant qui je suis, elle me connaissait déjà par les lettres de moi que vous lui aviez communiquées. J’ai toute sa confiance et même son amitié.
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me son amitié.
 
Quant au général, je sais maintenant que je pourrai m’ouvrir à lui aussi. Mademoiselle votre tante m’a fait connaître l’heureux changement qui s’est opéré dans son esprit, et dont ses lettres témoignent. Je compte lui être présenté par elle dès qu’il viendra la voir. Il ne reste donc que votre grand-père à ménager à cause de ses préventions particulières. Je crois que nous pourrons éviter le contact avec lui, et mettre ainsi votre sincérité à l’abri de toute souffrance.
 
Vous me trouvez changé, Lucie ; n’est-ce point vous qui l’êtes ? Et, d’ailleurs, pouvez-vous dire que vous ayez jamais connu en moi une personnalité quelconque voulant se placer entre vous et Dieu ? Vous avez cru découvrir en moi quelques lumières, et vous m’avez consulté comme on consulte un frère, aîné doué d’expérience et plein de dévouement. Toute ma sagesse consistait, soyez-en sûre, dans une sincérité d’affection que vous ne rencontrerez nulle part aussi entière et aussi pure. Ma tâche était facile. Il n’y avait jamais eu de discussion entre nous, et jamais vous ne m’aviez confié un projet de votre esprit, un vœu de votre cœur, que je ne fusse en mesure de bénir et d’approuver. Votre foi était si belle, si large, si tranquille ! Elle paraissait assurée à jamais, et l’on ne pouvait que remercier Dieu de vous avoir faite telle que vous étiez ! J’ai donc pu vous paraître optimiste et tolérant par nature. Je ne le suis pas, Lucie ; j’ai trop souffert en ce monde pour croire qu’on y trouve le bonheur, et j’ai trop sondé les abîmes de ma propre faiblesse pour croire qu’il y a des fautes légères devant le tribunal d’une conscience vraiment chrétienne. Pécheur entre tous, je ne me flatte donc pas d’avoir expié mes propres chutes, et, si quelque chose pouvait m’en adoucir l’amer regret, c’est le spectacle que me donnait l’épanouissement de vos vertus. Hélas ! dois-je renoncer à cette joie si sainte ?
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Suis-je destiné à l’horrible épreuve de vous voir quitter le commerce des anges et les voies du bien éternel ?
 
Quelques expressions de ma dernière lettre ont eu le malheur de vous déplaire. Je ne sais lesquelles ; mais, si elles portent la plus légère atteinte au noble attachement que je vous ai voué, je les retire et les désavoue. Il faut me pardonner d’être devenu un peu sauvage dans la retraite où j’ai passé ces derniers temps, auprès d’un de ces esprits de forte race qui ne connaissent pas les ménagements, parce qu’ils se placent de droit au-dessus des vaines convenances.
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Monsieur et ami,
 
Je sais que vous avez déjà reçu des nouvelles d’Émile depuis son retour de Lyon, et je viens seulement, d’apr
Je sais que vous avez déjà reçu des nouvelles d’Émile depuis son retour de Lyon, et je viens seulement, d’après vos ordres, vous confirmer le bon état de sa santé. J’en voudrais dire autant de son esprit, auquel un peu de calme serait fort nécessaire ; mais il y a là encore bien de l’agitation en dépit de lui-même et de vos bons conseils. Je ne me permettrai pas de vous donner sur la circonstance l’avis d’un petit blanc-bec de mon espèce. Pourtant la sincérité dont je me pique et l’affection que je vous porte à tous deux me commandent de vous dire que je n’augure rien de bon de ce projet de mariage, — qu’il s’accomplisse ou qu’il se dénoue. Du moment qu’Émile ne veut pas transiger avec ce que j’appellerai les ''nécessités du temps'', et du moment surtout que vous l’approuvez dans l’austérité de ce principe, je ne vois plus la nécessité d’une lutte où il sera vaincu à coup sûr, et dont la durée rendra ses regrets beaucoup plus sensibles. J’eusse préféré qu’il écoutât le conseil de votre premier mouvement, qu’il partît avec vous pour Paris et qu’il s’efforçât d’oublier une personne dont le mérite est incontestable, mais dont le caractère me paraît inflexible. C’est l’avis de son amie mademoiselle Marsanne, qui la connaît bien, et ce serait peut-être aussi le vôtre, si vous jugiez utile de la voir et de pénétrer dans sa famille. Émile m’a dit que vous aviez eu cette intention d’abord, mais que, réflexion faite, vous aviez craint de l’engager trop lui-même en vous montrant. C’est là un cercle vicieux d’où je prévois qu’il sera malaisé de sortir.
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ès vos ordres, vous confirmer le bon état de sa santé. J’en voudrais dire autant de son esprit, auquel un peu de calme serait fort nécessaire ; mais il y a là encore bien de l’agitation en dépit de lui-même et de vos bons conseils. Je ne me permettrai pas de vous donner sur la circonstance l’avis d’un petit blanc-bec de mon espèce. Pourtant la sincérité dont je me pique et l’affection que je vous porte à tous deux me commandent de vous dire que je n’augure rien de bon de ce projet de mariage, — qu’il s’accomplisse ou qu’il se dénoue. Du moment qu’Émile ne veut pas transiger avec ce que j’appellerai les ''nécessités du temps'', et du moment surtout que vous l’approuvez dans l’austérité de ce principe, je ne vois plus la nécessité d’une lutte où il sera vaincu à coup sûr, et dont la durée rendra ses regrets beaucoup plus sensibles. J’eusse préféré qu’il écoutât le conseil de votre premier mouvement, qu’il partît avec vous pour Paris et qu’il s’efforçât d’oublier une personne dont le mérite est incontestable, mais dont le caractère me paraît inflexible. C’est l’avis de son amie mademoiselle Marsanne, qui la connaît bien, et ce serait peut-être aussi le vôtre, si vous jugiez utile de la voir et de pénétrer dans sa famille. Émile m’a dit que vous aviez eu cette intention d’abord, mais que, réflexion faite, vous aviez craint de l’engager trop lui-même en vous montrant. C’est là un cercle vicieux d’où je prévois qu’il sera malaisé de sortir.
 
Permettez-moi d’insister sur cette situation, monsieur, et de vous confier un souci de ma conscience. Vous savez tout, Émile vous a tenu au courant, madame Marsanne vous a écrit… Vous n’ignorez donc pas que, sans le vouloir, je me suis trouvé en rivalité de position avec Émile auprès de la charmante Élise. Croyez bien que jamais je n’eusse donné cours à mon inclination ''naissante'', si Émile ne m’y eût autorisé par ses confidences et ses encouragements. Il
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m’a juré que vous l’autorisiez, lui, à ne pas se marier sans amour, il m’a juré aussi qu’il n’aurait jamais d’amour que pour Lucie. N’ai-je pas été bien jeune, bien enfant, moi qui me pique de raison, de prendre cet enthousiasme si spontané au pied de la lettre ? Je crains de vous avoir déplu, je crains d’avoir été un mauvais ami, et d’avoir, au beau milieu de cette promenade matinale de notre vie, saisi avec empressement le meilleur chemin, en laissant mon aventureux camarade s’engager follement dans les abîmes ! Si je suis coupable d’égoïsme, grondez-moi et arrêtez-moi. Rien n’est perdu peut-être. Élise n’a encore pris envers moi aucun engagement, non plus que moi envers elle. Elle est encore assez jeune pour que sa mère ne soit point pressée de fixer son avenir. Émile peut un jour, bientôt peut-être, renoncer à Lucie et regretter Élise… Enfin dites un mot, et je retourne à Paris sur-le-champ. Je suis peut-être égoïste de premier mouvement ; mais vous m’avez toujours dit qu’au fond du cœur j’étais un assez bon diable, et je suis jaloux de ne pas vous faire mentir pour la première fois que je me vois à l’épreuve. Le sacrifice me serait un peu dur, je l’avoue, beaucoup plus dur qu’il ne l’eût été il y a environ un mois, quand Émile m’a interrogé pour la première fois ; mais il n’est pas encore impossible, et impossible ou non, si la délicatesse et l’amitié l’exigeaient !… Vous voyez, d’après ma soumission, que je peux encore vous prendre pour arbitre sans compromettre le bonheur de mademoiselle Marsanne, jusqu’ici fort peu impatiente de faire son choix.
 
Nous, avons tous passé l’après-midi à Turdy pour y fêter le retour de mademoiselle La Quintinie dans ses pénates. Je ne vous dirai rien de ce qui s’est passé entre elle et Émile, d’abord parce qu’en ce moment il est, j’en suis bien sûr, occupé à vous l’écrire, ensuite parce que je crois qu’ilqu’
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il ne s’est rien passé du tout. Nous avons été tous fort guindés et presque glacés par la présence d’un nouveau personnage, le général La Quintinie, père de la jeune personne, un être fabuleux en vérité, et auquel je ne puis penser sans rire tout seul en face de mon encrier, en dépit du sérieux de mes réflexions sur tout ce qui vous préoccupe. Je crois que c’est une réaction nerveuse contre la gravité qu’il m’a fallu soutenir toute la soirée.
 
Je m’explique à présent l’épithète d’''imposant'' qu’un jour, avec un certain sourire moqueur, le vieux Turdy appliquait à son gendre en parlant de lui, à Émile et à moi, avec éloge. Figurez-vous le général, un homme de soixante-cinq ans, un ancien beau de 1830, très-dévasté par les campagnes d’Afrique, un brave, un lion, mais parfaitement incapable, et que de notables fautes ont relégué définitivement, dit-on, dans les emplois pacifiques et honorables. Ce guerrier naïf croit que quelques marques imprudentes de regret pour les princes d’Orléans ont entravé sa carrière, et il passe sa vie à justifier de très-honnêtes sentiments dont il voudrait bien se faire un héroïsme politique. Cela est difficile à concilier avec l’enthousiasme qu’il proclame pour le gouvernement actuel ; mais j’ai remarqué souvent, et l’histoire du siècle en témoigne, qu’il y a pour quelques hommes un code tout spécial de fidélité militaire, particulièrement pour les hauts grades. Servir la patrie est un grand mot qui implique un magnifique devoir, celui de la défendre contre l’ennemi du dehors, quelle que soit la couleur du drapeau. Sans aucun doute, M. La Quintinie a ce principe dans le cœur et le mettrait encore volontiers en pratique ; mais il est de ceux qui adorent tous les pouvoirs, quels qu’ils soient, et qui font, des hommes qui se succèdent sur les trônes, une galerie de fétiches également regrettables, mais également autorisés à se chasser les uns les autres. Ainsi
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le général est à la fois légitimiste, orléaniste et bonapartiste, ce qui ne l’empêche pas d’avoir quelquefois une parole de sympathie pour le général Cavaignac à cause des journées de juin 1848. Ce qui le fascine, c’est l’autorité et ce qu’il appelle invariablement la vigueur. Ainsi les princes d’Orléans avaient de la vigueur, le général Cavaignac a eu de beaux moments de vigueur, et l’empereur Napoléon III est un homme de vigueur. Quant aux légitimistes, ils prennent place dans sa considération à cause de la vigueur de leur principe, qui est d’arrêter l’anarchie des esprits, comme le souverain d’aujourd’hui a la vigoureuse mission de réprimer l’anarchie des événements. Je ne sais pas si les souverains font grand cas de ces admirations banales, ni si elles leur sont véritablement utiles ; mais je sais que le général La Quintinie est le plus ennuyeux apologiste du pouvoir que j’aie jamais rencontré. C’est là, j’imagine, le mauvais côté, le côté excessif de l’esprit militaire. Le fétichisme outré de la discipline doit produire ces types, exceptionnels, je l’espère, d’engouement aveugle pour toutes les causes qui triomphent. Le général La Quintinie est un modèle du genre, et, pour compléter la liste de ses croyances variées et assorties, il s’est fait dévot depuis peu et tient déjà pour le ''pouvoir temporel'' avec fureur.
 
Il faut vous dire, pour excuser ce sabreur papiste, que, s’il a beaucoup fait brûler de poudre en sa vie, il n’en a pas inventé le plus petit grain. Je le crois d’une bonne foi parfaite dans ses inconséquences, et le grand cas qu’il fait de lui-même ne doit d’ailleurs pas lui permettre de s’interroger et de se reprendre sur quoi que ce soit. Cette foi en sa propre infaillibilité se trahit dans la roideur et l’aplomb de toute sa personne. Son cou est ankylosé, à coup sûr, par la majesté du commandement. Il coupe son pain avec une dignité hautaine ; il avale sa
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côtelette d’un air féroce ; il ne touche à son verre qu’après l’avoir regardé d’un œil menaçant, et, si son fromage se permettait de lui résister, il lui passerait son sabre au travers du corps. Son œil rond lance des éclairs sur les ''paltoquets'' qui se permettent d’avoir une opinion quelconque avant qu’il ait émis la sienne. Il a avec le vieux Turdy le ton bref et rogue d’un caporal parlant à un conscrit. Sa voix rauque a la prétention d’être tonnante, et les vieux domestiques de son beau-père prennent devant lui des poses de volaille effarouchée. Mademoiselle Lucie n’a pourtant pas l’air de le craindre, et le grand-père, qui ne manque pas de malice, le traite poliment de crétin sans qu’il s’en aperçoive. Il se pourrait bien que ce pourfendeur au service de toutes les causes gagnées fût dans son intérieur le plus doux et le meilleur des hommes.
 
Émile l’a trouvé insupportable ; mais il a fait bonne contenance, et j’ai admiré le courage qu’il a eu de ne pas le railler ; je m’en suis abstenu aussi dans la crainte de brouiller les cartes : aussi nous avons tous bâillé à nous décrocher la mâchoire.
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IX.
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ÉMILE LEMONTIER À SON PÈRE.
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« Voici M. Lemontier dont je vous parlais tout à l’heure. »
 
Puis elle m’a interrogé sur ma maladie, sur mon voyage à Lyon et sur toi avec une sollicitude non équivoque et des regards inquiets et attendris qui m’ont rafraîchi et ranimé jusqu’au fond du cœur ; mais ce qui m’a rendu fou de bonheur, c’est qu’elle a chanté pour moi, oui, pour moi seul. Son père l’avait priée de chanter, et elle se disait un peu souffrante. J’ai dit que j’allais me retirer, et que sans doute elle chanterait pour son père ;
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car en ce moment nous étions seuls avec lui au salon.
 
« Je chante toujours pour mon père et pour mon grand-père, a-t-elle répondu, et jamais pour les autres, parce que je ne sais que de la musique sérieuse qui ennuie généralement ; mais, si vous me dites que vous aurez du plaisir à m’entendre, je chanterai. »
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« Dès qu’ils rentreront, ne me demandez pas de continuer. Je chanterai tant que vous voudrez quand nous serons seuls avec mes parents. »
 
Elle a chanté un vieux air italien d’une ravissante simplicité, et, comme elle le disait en effet à demi-voix, et avec une douceur suave, le général s’est endormi à la dixième mesure. Elle a réprimé un sourire en me disant du regard : « Vous voyez l’effet ordinaire de ma musique ! » mais elle a bien vu que je buvais comme une rosée du ciel cette mélodie adorable, si adorablement exprimée, et
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ses yeux se sont attachés sur les miens avec une fixité calme, une confiance absolue. Jamais encore elle ne m’avait regardé ainsi : l’étrange et magnifique regard ! Aucun trouble, aucune frayeur, aucun embarras de jeune fille. Il semble que cette âme de diamant n’ait pas besoin de cette petite honte ingénue et touchante qu’on appelle la pudeur. Elle plane au-dessus de la région des sentiments définis et des idées connues. Elle questionne, elle observe, elle veut savoir si elle est comprise, et sa fière loyauté semble dire : « Je croirai avec la force que je mets à chercher, j’aimerai avec la puissance que je porte dans mon investigation. » Je te jure, mon père, qu’il faut être un honnête homme jusqu’au bout des ongles pour soutenir ce regard-là sans effroi.
 
Elle a été contente de la réponse de mes yeux. Mesdames Marsanne rentraient. Elle m’a souri en refermant le piano, et, pendant que son père travaillait à se réveiller, elle m’a dit très-vite :
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« Venez souvent. »
 
En revenant à Aix, j’ai causé avec madame Marsanne. Elle m’a dit que Lucie était pour elle un grand problème, qu’elle paraissait m’aimer réellement, bien qu’elle n’en voulût convenir avec personne et avec Élise moins qu’avec toute autre. Élise paraît un peu piquée de cette réserve, que pour mon compte je m’explique instinctivement. Élise ne m’inspire pas à moi-même une confiance absolue. Elle n’a aucun sot dépit contre moi, et pourtant elle est femme, et peut-être eût-elle mieux aimé repousser mes assiduités, qu’elle ne désirait pas, que de n’avoir pas à les repousser du tout. Elle porte Lucie aux nues à tout propos ; mais, comme il n’est pas dans sa nature d’admirer quelque chose ou quelqu’un, on sent dans ses éloges le manque de naturel et d’à-propos. C’est comme si elle obéissait à l’esprit d’un rôle qu’elle se serait tracé, mais
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qu’elle ne saurait pas bien jouer. Je suis peut-être injuste, ne crois pas rigoureusement ce que je te dis là ; mais il faut bien que tu saches pourquoi je ne me sens porté à aucun abandon envers elle, tandis que sa mère est toujours la même pour moi.
 
Celle-ci m’a appris que Lucie s’était fort inquiétée de me savoir malade, ou plutôt de m’avoir su malade, car on ne lui a dit ma fièvre que quand j’ai été hors d’affaire. Et puis, en apprenant mon départ, elle s’est évanouie, et elle t’a écrit ensuite une lettre qu’après réflexion elle n’a plus voulu t’envoyer. Que s’est-il donc passé dans cette âme mystérieuse ? Pourquoi, si elle m’aimait, avoir agi de manière à me désespérer ? Il est impossible de soupçonner en elle la moindre perfidie, et jamais femme n’a ignoré plus complétement les coquetteries du caprice. Elle subissait une influence… L’a-t-elle définitivement secouée ? Ah ! qu’il me tarde de pouvoir être seul avec elle et avec le grand-père, devant qui elle peut dire tout ce qu’elle pense ! — Sois pourtant bien tranquille sur mon compte, et, si Henri t’écrit que je suis trop agité, n’en crois rien. Henri ne sait pas ce que c’est que les bienfaisantes consolations et les vivifiants conseils d’un père comme toi.
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Turdy, le 9 juin.
 
La voici, cette grande confidence ! Soyez assuré qu’elle est aussi nette et aussi sincère qu’une confession.confessi
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on.
 
Je ne vous ai écrit qu’une fois cette année, et ma lettre était plus courte que les autres. Je n’arrangerai rien, j’avouerai le fait. Je n’ai pas senti le besoin de vous écrire davantage, et, comme c’est toujours moi qui ai besoin de vous, comme vous ne pouvez jamais avoir besoin de moi, je me suis crue dispensée de vous importuner de ces écritures sans but et sans portée qui servent à tuer le temps dans les relations des gens du monde.
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Depuis un an, mes idées se sont modifiées. Je croyais que cela ne durerait pas, j’attendais pour vous le dire que je fusse sortie de cette épreuve ; mais ce n’était pas une épreuve, c’était une vue nouvelle : sa clarté et sa durée m’ont donné le droit d’y croire.
 
Il y a un an, mon grand-père était à Lyon ; j’étais à Chambéry, auprès de ma tante. Je voyais beaucoup les communautés instituées pour l’éducation chrétienne des jeunes filles. J’aime les enfants, vous le savez, et, quand j’ai aspiré si longtemps et si fortement à l’état religieux, c’est toujours sous la forme d’institutrice et de mère adoptive de l’enfance que ce noble état m’apparaissait. Vous m’aviez conseillé de fréquenter ces établissements, afin d’y prendre de plus en plus le goût des devoirs auxquels ils sont consacrés. Eh bien, c’est là précisément que j’ai perdu le goût de cette maternité banale qui n’est pas celle que Dieu inspire directement à la femme. D’abord ces établissements ne peuvent se soutenir qu’à l’aide de spéculations et de calculs dont le côté matériel me répugne, et puis ils sont bien plus institués par l’esprit de parti du dehors que par l’esprit de charité du dedans. L’hostilité déclarée, ardente, sans cesse en mouvement de cette lutte contre le siècle a quelque chose qui m’effraye et me consterne. J’ai craint de me tromper, j’ai obtenu de mes parents la permission de voyager avec des dames missionnaires en tournée ; j’ai fait avec elles plusieurs
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voyages, j’ai visité une grande partie du centre et du midi de la France. Eh bien, j’ai vu des intrigues véritables pour faire tomber les établissements séculiers, pour tuer toute concurrence, pour accaparer et monopoliser le bénéfice d’un commerce, car cela est devenu un commerce la plupart du temps. L’état religieux est devenu généralement lui-même un métier pour vivre, et l’esprit de corps n’est qu’un esprit d’égoïsme un peu moins étroit, mais beaucoup plus âpre que l’égoïsme individuel.
 
Ne vous récriez pas, mon ami : je ne sais comment les choses se passent ailleurs ; mais aujourd’hui, en France, je les ai vues telles qu’elles sont, et elles ne sont point à la gloire de Dieu. J’ai voulu savoir si c’était seulement la corruption de l’idéal dans certaines communautés. J’ai été mise dans la confidence de l’esprit de l’ordre, et j’ai vu un esprit de lucre et de domination poussé et soutenu par un esprit de conspiration, je ne dirai pas contre tel ou tel gouvernement, mais contre toute espèce d’institutions ayant la liberté pour base. Je suis à peu près sûre aujourd’hui qu’il en est ainsi dans la plupart des établissements religieux des deux sexes, et que cette population de serviteurs de Dieu, en prenant une extension subite et en disposant de ressources considérables, s’est donnée à l’esprit mercantile et positif du siècle. Non, Dieu n’est plus là, et cela devait arriver. L’état de renoncement est un état sublime qui doit rester exceptionnel, pauvre, et pour ainsi dire caché. Du moment qu’il s’affiche, qu’il tourne au prosélytisme calculé et intéressé, du moment qu’il se recrute avec aussi peu de choix et de scrupule que s’il ne s’agissait pas de servir d’exemple, du moment qu’il se répand dans toutes les affaires de ce monde et qu’il se mêle à tous les courants vulgaires de ses intrigues puériles, il n’est plus le premier, mais le dernier des états,
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car il trafique des choses les plus sacrées, la foi et le renoncement.
 
Je me suis donc éloignée de ces projets, navrée d’abord, et puis peu à peu rassurée dans ma foi, car rien ne prouve contre Dieu, et les faux prophètes n’ont point ébranlé l’arche sainte de la vraie croyance ; mais j’ai souffert pour me remettre sur mes pieds. Il y avait eu pour moi quelque chose de si doux à me sentir vivre dans une atmosphère de vaste fraternité religieuse avec la foule grossissante des fidèles ! L’association des idées, des sentiments et des actes, c’est vraiment l’idéal social et divin ! J’étais fière alors d’appartenir à l’Église romaine, à ce catholicisme dont le nom signifie doctrine universelle. Je voyais se réaliser le rêve de ma foi, l’esprit de Dieu se répandre dans les masses, les aumônes se formuler en millions, les monastères se relever sur tous les points de la France, les poétiques chartreuses se rebâtir avec leurs propres ruines dans les sites sauvages, les paysans se prosterner naïvement devant les chapelles pittoresques et les croix bénites, les églises se remplir d’une foule avide de la parole de Dieu, comme aux plus beaux temps de la foi ; je voyais enfin cette grande chose s’opérer : l’union dans la force de l’amour ! Et ces belles sociétés de secours, cette fraternité puissante, cet appui que le faible était toujours sûr de trouver en invoquant le nom du Christ, ce sentiment de confiance qui me poussait dans la vie avec la certitude de pouvoir faire le bien en donnant tout, ma fortune, mon temps, mon intelligence et ma vie, à une Église vraiment évangélique, oh ! oui, tout cela était bien beau, et je respirais à pleine poitrine dans mon idéal ! J’étais jeune, j’étais gaie ; tout me souriait dans le présent et dans l’avenir. Il n’y avait aucune ombre en moi, aucun écueil possible dans ma vie. Le ciel était pur sur ma tête, le monde était lancé
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irrésistiblement sur la pente du vrai. Tous mes semblables allaient être heureux et bons. Plus de détresse, plus d’isolement pour ma pensée ! L’Évangile était debout, et l’humanité chrétienne était une immense chaîne de mains amies, enlacées les unes aux autres pour s’aider et s’entraîner dans la voie du beau et du bien !
 
Rêve d’enfant que j’ai bien-pleuré ! Les temps que je croyais venus sont loin encore ! Il n’a manqué qu’une chose à ce grand élan religieux du siècle, la sincérité ! Elle n’y est point ; par conséquent, ni foi, ni charité réelle, ni espérance rassurante dans ce prétendu réveil divin. Le bien s’y fait mal, avec partialité, avec calcul. On y vend l’aumône, puisqu’on y achète la prière. On y spécule de l’aisance des familles et de la sécurité des existences. On y chante les louanges de Dieu sans penser à Dieu. On s’y permet beaucoup de ce que l’on défend aux autres, et le mal lui-même y a quelquefois des sanctuaires de refuge et des licences impunies comme au moyen âge. Ne dites pas que je me trompe, que j’ai mal vu, mal compris, que je subis de funestes influences. Je n’en ai subi aucune, je n’ai jamais laissé discuter ma foi, même par mon grand-père, qui est mon meilleur ami ; je ne suis pas un esprit faible, et je ne m’abandonne pas à l’impression d’un fait isolé. Je n’en signale aucun en particulier, et ce n’est pas le pays que j’habite qui m’a fourni des sujets saillants d’observations ; c’est un ensemble de choses qu’on m’a laissé connaître et apprécier, comptant me rallier à l’œuvre générale. Je ne me suis pas livrée à cet examen attentif et clairvoyant des personnes et des choses par curiosité frivole et avec l’arrière-pensée d’y trouver le prétexte d’une défection. Oh ! non, Dieu m’en est témoin ! mon parti était pris, j’avais accepté d’avance toutes les luttes, et j’allais même jusqu’à la cruauté envers la famille pour réaliser le vœu
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de mon cœur. Je voulais être religieuse et je ne voulais que choisir l’ordre où je me sentirais plus utile à la religion. Qu’ai-je trouvé ? Rien qui parle à ma foi, si ce n’est ce pauvre couvent de carmélites où je vais encore quelquefois et où je n’irai plus, parce que j’y ai reconnu, à mon dernier examen, un esprit étroit et sombre, un ascétisme sans chaleur, un sauvage mépris de l’humanité, une protestation sincère, mais sauvage et stupide, contre la civilisation et contre l’avenir de la société[1].
 
 
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Ceci n’est pas ce que vous m’avez enseigné, mon ami ! Vous m’avez montré le vaste et riant horizon de la foi sous les couleurs de mon rêve. Ce rêve s’est évanoui. J’ai dû alors rentrer en moi-même et me demander au service de quelle cause sainte et féconde mon cœur toujours croyant et mon esprit toujours logique allaient maintenant se dévouer.
 
Jusqu’ici, ma vie n’a pas été celle de tout le monde. Il m’a manqué d’avoir une mère, j’ai à peine connu la mienne, et ma grand’tante ne pouvait pas la remplacer ; il y avait trop de distance d’âge entre nous. Mon père a toujours vécu loin de moi, mon enfance s’est donc écoulée dans le monde antique et suranné de Chambéry ou dans l’austère solitude de ce vieux manoir, en tête-à-tête avec un vieillard excellent et charmant, mais tout d’une pièce dans ses idées et fort peu disposé à régler et à développer mes premières aspirations. Point de sœurs, point de compagnes de mon âge ; à Turdy, point de religion ; à Chambéry, beaucoup de pratiques religieuses, aucune dévotion intérieure et sentie. Hélas ! faut-il reconnaître que parmi tant de manières de croire qui
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se partagent la religion de notre temps, cette dévotion inoffensive et tolérante est encore une des moins mauvaises ?
 
Quoi qu’il en soit, j’étais sans religion aucune quand ma tante me fit envoyer à ce couvent de Paris où j’ai eu le bonheur de vous connaître. Vous vous souvenez de cette enfant sauvage qui chantait d’une voix de clairon à la tribune de l’orgue et qui ne se souciait de rien que de musique, d’étude silencieuse et de récréation bruyante ? Vous avez mieux auguré d’elle que les autres, vous avez dit : « C’est une bonne personne, elle est tout entière à ce qu’elle fait. » Et vous avez entrepris de m’instruire dans la religion, en même temps que vous dirigiez mes études profanes dans le sens le moins étroit possible, au sein d’un couvent de femmes. On m’a trouvé de la mémoire et de la facilité ; vous me trouviez, vous, du jugement et de l’ordre dans les idées. Vous m’avez beaucoup gâtée en m’encourageant à me servir de ma logique naturelle pour comprendre Dieu, et de mon cœur tel qu’il était disposé à l’aimer. Je vous dois tout le bonheur que mon âme d’enfant pouvait trouver en ce monde si désert pour moi. Vous m’avez donné le ciel, et vous avez toléré tous les élans de mon petit esprit, jusqu’à me permettre en souriant de ne pas croire d’une manière absolue à l’éternelle damnation et à ces tortures matérielles de l’enfer qui me paraissaient indignes du sens moral de la foi.
 
Sur bien d’autres points encore, vous avez élargi pour moi le cercle étroit d’une certaine orthodoxie farouche ; vous m’avez promis que mon grand-père ne serait pas jugé et perdu sans retour pour n’avoir pas compris Dieu ; vous m’avez autorisée, fût-ce à l’heure suprême de la mort, à ne pas le tourmenter inutilement pour le faire rentrer dans le sein de l’Église ; vous
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m’avez défendu de haïr et de mépriser les dissidents ; enfin vous m’avez enseigné une religion d’amour, de grâce et de bonté qu’il ne me serait plus possible de changer contre une autre, et pour laquelle je vous bénirai tant que je serai moi-même.
 
Vos lettres si paternelles et si véritablement évangéliques ont continué votre ouvrage et maintenu mon cœur dans cet état de béatitude jusqu’à l’année dernière. De ce moment, il m’a semblé que vous changiez de sentiment intérieur et que vous me parliez un langage nouveau. Après avoir ajourné pendant des années le désir que j’éprouvais de renoncer au monde, vous m’avez poussée à ce parti avec une énergie soudaine. Il semble que ce vénérable père Onorio, dont vous me parliez avec enthousiasme, ait modifié, dirai-je dénaturé ? votre foi… Vous ne pensiez plus que mon salut fût conciliable avec mes devoirs de famille, et, pendant quelques instants, quelques semaines peut-être, j’ai travaillé à vous obéir en pesant un peu sur la tendresse de mon grand-père, et en le dominant par la crainte de me pousser à la révolte. Mon ami, je me suis vue au seuil du fanatisme, et j’ai eu là quelques accès d’obstination et de malice d’un enfant gâté. Au moment où je commençais à me le reprocher, la désillusion s’est faite à l’égard de l’esprit de la religion de ce temps-ci, et voilà où j’en étais quand votre arrivée m’a surprise, quand votre lettre m’a bouleversée. Ah ! que cette lettre-là ressemble peu aux anciennes, et comme il m’est difficile de vous reconnaître à travers ce ton indigné, chagrin et rempli d’épouvante ! Votre style lui-même est changé comme votre accent, comme votre figure, et je vous ai cru lancé dans ces mystérieuses affaires qui se résolvent toujours par une récolte d’argent, dont l’emploi n’est pas toujours vraiment utile et pieux ! Mon ami, pardonnez-moi de vous dire tout cela ; mais je ne sais
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pas feindre. Vous aimiez ma franchise. Il faut l’aimer encore et répondre à mes objections par des raisons, non par des menaces ; je n’y croirais pas. Souvenez-vous qu’entre Dieu et moi je n’ai jamais pu apercevoir le diable. Si Dieu veut me châtier, il ne se servira pas de l’esprit du mal pour me ramener au bien, et, s’il est pour moi sans merci, s’il veut me confondre et m’anéantir, il m’abandonnera à moi-même. C’est bien assez de moi pour me torturer, si ma conscience est coupable ; c’est bien assez de l’horreur des ténèbres, si l’œil de Dieu n’est plus le flambeau de ma vie.
 
Pour aujourd’hui, voilà tout ce que j’ai à vous dire. La confidence de mes sentimens personnels et de mes projets est tout à fait inutile, si nous ne pouvons plus nous entendre sur le point de départ, la religion. La mienne n’a pas changé depuis tantôt six ans que vous lisez dans mes pensées, et je ne vois rien dans le présent que je ne puisse combattre seule, si je m’y sens en péril sérieux. Soyez sûr que j’y ai songé et que je n’ai pas été pour rien m’enfermer aux Carmélites.
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Chambéry, le 10 juin.
 
Oui, j’ai changé, Lucie, j’ai changé complétement d’esprit et de volonté ; ne vous l’avais-je pas écrit ? J’étais sorti de la voie du salut, j’y suis rentré, et il faut que je vous y ramène, il le faut absolument, ou un remordsrem
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ords éternel pèsera sur mon âme en ce monde, peut-être un éternel châtiment dans l’autre.
 
Lucie, vous êtes toute préparée pour ce que j’ai à vous dire ; vous avez vu clair, la vraie religion est perdue, personne ne croit plus, chacun l’interprète à sa manière, il n’y a plus d’orthodoxie. Les catholiques se sont faits protestants à leur insu, beaucoup se sont faits juifs tout en criant contre les juifs, moins âpres dans leur cupidité que ne le sont ces prétendus chrétiens. Le mal est partout, il ne connaît même plus cette contrainte de l’hypocrisie dont on disait qu’elle était un hommage rendu à la vertu. Non, en fait d’hypocrites, il n’y a plus que quelques pauvres pères de famille ou quelques pauvres prêtres qui ont besoin de la protection du clergé ou qui redoutent sa censure ; mais ce monde imprudent qui encombre les églises, ces femmes dépravées qui assiégent le confessionnal, ces personnages qui se courbent en ricanant devant les autels, croyez bien que je les connais mieux que vous, car je suis un homme pratique, moi, et j’ai beaucoup pratiqué le monde depuis que nous nous sommes perdus de vue. Vous les flattez en les supposant hypocrites : ils ne sont même pas cela. Ils sont cyniques, voilà tout ; ils ne croient à rien, ils ne respectent rien. La religion est un manteau, non pour cacher leurs vices, ils ne se donnent pas tant de peine, mais pour les couvrir d’une insolente impunité !
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Êtes-vous contente, Lucie, et n’ai-je point assez abondé dans votre sens ? À présent, écoutez-moi, et vous verrez si plus que vous je tolère l’intrigue mondaine, si plus que vous je fais grâce au mensonge.
 
Vous ne savez peut-être pas mon âge, Lucie. Vous ne vous êtes jamais demandé probablement si mon visage était plus jeune ou plus vieux que moi. J’ai cinquante ans, et certaines années de ma vie ont compté double. Vous
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m’avez connu mélancolique et pourtant bienveillant. Je vivais dans un bon milieu, et, quand j’offrais à Dieu les repentirs profonds de mon âme, je me disais qu’il m’absoudrait de mes péchés en me donnant l’occasion de souffrir encore plus. Cette occasion est venue : appelé à Rome, j’ai vu Rome, et j’ai failli perdre la foi !
 
J’eus là un temps de révolte intérieure et de dégoût profond dont je ne crus pas devoir vous entretenir, mais qui me força d’ouvrir les yeux sur la perversité des hommes et le pervertissement de la foi. Je résolus de me guérir en travaillant activement à guérir les plaies de l’Église. J’essayai de signaler des abus, d’élargir le cercle des idées, de mettre d’accord la raison humaine et les dogmes sacrés. Je montrai quelque talent dans cette entreprise ; je croyais être agréable à Dieu et au saint-siége. Je me sentais des forces pour une lutte généreuse, de l’habileté pour la discussion. La seule chose certaine, c’est que j’y portais un zèle naïf, une entière sincérité. Vous ne me trouviez pas changé ; je ne l’étais pas malgré ma blessure ; je voyais le mal, je me croyais de force à le vaincre.
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Je fus repris, censuré, réduit au silence, après des encouragements trop flatteurs. Ceci s’est passé au commencement de l’année dernière. J’ai vécu quatre mois dans une sorte de désespoir ; je ne vous ai écrit que quand j’ai eu surmonté cette mortelle, cette dernière épreuve. C’est alors que, retiré dans un couvent de moines où je voulais m’ensevelir pour toujours, j’ai rencontré ce pauvre capucin qui m’a ranimé par sa ferveur austère et sublime. Ce qu’il m’a dit et redit cent fois en modifiant fort peu ses expressions, je peux vous le redire au courant de la plume, car je le sais par cœur.
 
« La religion est perdue. Tout est à recommencer.
« La religion est perdue. Tout est à recommencer. Il faut la reconstituer sur une base inébranlable, l’orthodoxie. En fait de religion, il n’y a pas de moyen terme, c’est tout ou rien. La discipline est devenue un fardeau à l’homme, parce que l’homme a marché dans la voie des prospérités matérielles et qu’il ne s’est plus soucié des choses de l’autre vie. La mort de l’âme, c’est ce que les hommes du siècle appellent le progrès. Ce progrès destructeur est entré partout. Les églises des pays froids ont adopté les poêles, les tapis, les fauteuils. On se met à l’aise pour prier Dieu. Les couvents, sans grandeur et sans poésie, se construisent dans un esprit de matérialisme qui révolte. On se met en bon air et en belle vue : on a des chambres aérées, commodes ; on se préoccupe de la santé du corps, et nullement de celle de l’âme. Tous les règlements sont relâchés ; on achète toutes les dispenses possibles, on fait son salut sans qu’il en coûte une goutte de sueur. La mortification est supprimée. Voilà pour les personnes consacrées à Dieu. Quant aux gens du monde, on leur permet toutes les licences de la vie, tous les accommodements de l’esprit. On discute avec eux, on leur fait des concessions de principes, on laisse leur sentiment politique se séparer de leur sentiment religieux. On se pique de tolérance ; on dit à chacun : « Croyez ce que vous pourrez, et ce que vous ne croirez pas, n’en faites pas de bruit ; l’absolution couvrira tout. Dieu est bonne personne : ayez l’intention de ne pas trop pécher, tout s’arrangera… » Voilà où la douceur et l’indifférence ont conduit l’Église et le siècle. À l’heure qu’il est, il n’y a peut-être plus cent véritables catholiques dans le monde. »
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Il faut la reconstituer sur une base inébranlable, l’orthodoxie. En fait de religion, il n’y a pas de moyen terme, c’est tout ou rien. La discipline est devenue un fardeau à l’homme, parce que l’homme a marché dans la voie des prospérités matérielles et qu’il ne s’est plus soucié des choses de l’autre vie. La mort de l’âme, c’est ce que les hommes du siècle appellent le progrès. Ce progrès destructeur est entré partout. Les églises des pays froids ont adopté les poêles, les tapis, les fauteuils. On se met à l’aise pour prier Dieu. Les couvents, sans grandeur et sans poésie, se construisent dans un esprit de matérialisme qui révolte. On se met en bon air et en belle vue : on a des chambres aérées, commodes ; on se préoccupe de la santé du corps, et nullement de celle de l’âme. Tous les règlements sont relâchés ; on achète toutes les dispenses possibles, on fait son salut sans qu’il en coûte une goutte de sueur. La mortification est supprimée. Voilà pour les personnes consacrées à Dieu. Quant aux gens du monde, on leur permet toutes les licences de la vie, tous les accommodements de l’esprit. On discute avec eux, on leur fait des concessions de principes, on laisse leur sentiment politique se séparer de leur sentiment religieux. On se pique de tolérance ; on dit à chacun : « Croyez ce que vous pourrez, et ce que vous ne croirez pas, n’en faites pas de bruit ; l’absolution couvrira tout. Dieu est bonne personne : ayez l’intention de ne pas trop pécher, tout s’arrangera… » Voilà où la douceur et l’indifférence ont conduit l’Église et le siècle. À l’heure qu’il est, il n’y a peut-être plus cent véritables catholiques dans le monde. »
 
Et, comme je lui demandais le remède à ce mal universel, il me répondait invariablement :
 
« Relever l’orthodoxie primitive, et s’y soumettre sans appel. »
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La première fois que le vieillard me parla ainsi, mon esprit fut révolté. Je réclamai au nom du passé, du présent et de l’avenir, au nom des lumières de la science, au nom des progrès de la civilisation, au nom des droits, des habitudes, des sentiments et des besoins de l’homme.
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« Que réclames-tu ? s’écria-t-il, enflammé d’une sainte colère ; voyons, formule la première venue de tes réclamations ! Je te défie d’en trouver une qui ne consacre le prétendu droit du bonheur en ce monde. Progrès des sciences dites exactes et des sciences dites naturelles ! exercice de l’esprit qui veut mesurer l’œuvre divine, s’en rendre compte et détruire la notion religieuse par la connaissance des secrets de la nature ! recherche des propriétés des éléments et de toutes les choses créées pour se rendre maître de toutes les forces de la matière : qu’y a-t-il au bout de ces travaux énormes ? L’industrie, le pain du corps, pas autre chose. Les sciences abstraites, la métaphysique, l’étude nouvelle de l’âme et la définition modernisée de la Divinité ?… Blasphème de crétins ! Ces sciences-là n’ont pour objet que de se débarrasser de l’œil de Dieu ; de réduire sa loi à une fatalité sans cause et sans but, et d’assurer l’impunité à toutes les jouissances de la vie. — Sciences philosophiques, morale, érudition, recherche d’une prétendue sagesse ?… Mensonges sur mensonges en vue d’un scepticisme égoïste et d’une paix glacée ! Paresse du cœur conquise par le vain travail de l’esprit ! — Les arts, les lettres ?… Raffinements puérils et corrupteurs de l’intelligence amoureuse de plaisirs profanes, vanités et folies ! Rien pour Dieu dans tout cela.
 
« Regarde la vie du Sauveur, y vois-tu les luttes et les triomphes de l’orgueil ? Écoute sa parole, y sens-tu les subtilités de la science, les recherches de la discussion, les réticences d’une temporisation quelconque avec les
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avantages de la vie terrestre ? Ménage-t-il les goûts et les idées de son temps ? Tient-il compte des lumières du siècle ? Enseigne-t-il le moyen d’être riche, tranquille et applaudi ? Non ! il pousse à tous les renoncements, il accepte toutes les misères, toutes les humiliations, et il ouvre la route du martyre. Il subit les derniers outrages, il se livre au dernier des supplices pour nous montrer que la vie d’ici-bas n’est rien, et que tout est là-haut. Aussi sa cause triomphe parce que, n’eût-il pas été Dieu, avec une telle doctrine il ne pouvait pas se tromper, parce que cette doctrine tient en deux mots sans réplique : ''aimer'' et ''souffrir''.
 
« Quelle belle chose qu’une croyance qui ne discute rien et qui ne se laisse pas discuter ? Que sont tous les savants, tous les théologiens, tous les docteurs de la terre devant un dogme absolu qui se formule ainsi ? Et regarde ce qu’il y a au fond de ce dogme… Une idée ? Non, un sentiment. Eh bien, je te le dis, les idées ont fait leur temps, elles n’ont servi qu’à égarer l’homme. Il faut que le règne du sentiment revienne, il faut que la foi purifie tout ; mais c’est à la condition de détruire ce bel édifice humain qu’on appelle la civilisation. Il faut faire des chrétiens nouveaux, des chrétiens primitifs au sein de cette société corrompue, et pour cela il ne faut plus tergiverser, il ne faut rien concéder, il faut abattre sans pitié leur orgueil, leur luxe, leur savoir-faire, leurs palais de l’industrie, leurs chemins de fer, leurs flottes, leurs armées. Il faut rentrer dans la pauvreté, dans l’austérité, dans la contemplation, dans le stoïcisme chrétien, et ne plus se servir de la terre que comme d’un marchepied pour monter à Dieu. Va, mon fils, ceins tes reins, prends ton bâton et voyage, cherche par le monde le petit nombre des vrais fidèles et porte-leur la vraie parole. Dégage-les de tous les liens du siècle et de la famille, qui sont des liens
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de chair et de sang. Dis-leur que tout ce qui n’est pas à Dieu est au diable, et qu’il n’y a pas de degrés dans le bien et dans le mal. Il n’y a point de joies permises en dehors des joies spirituelles. Il faut reconstituer l’œuvre des apôtres, et, si tu peux en réunir seulement douze aussi forts dans la foi que tu le seras toi-même, tu auras plus fait pour la religion que tous les conciles n’ont su faire depuis la mission de Jésus. Tu seras plus agréable au Seigneur que tous ces bavards d’évêques avec leur rhétorique de mandements, et tous ces présomptueux journalistes qui s’intitulent les défenseurs du saint-siége. Laisse tomber ce qui est vermoulu, et que le siége temporel lui-même soit réduit en poudre : qu’importe, si la voix du salut tonne du haut de la chaire spirituelle de saint Pierre ? Que les empires s’écroulent les uns sur les autres, et que les nations s’entr’égorgent pour des questions de commerce ! ne t’inquiète pas de cela ; c’est la colère de Dieu qui passe. Sois de ceux qui ne peuvent la craindre parce qu’ils sont sans péché, et, si un déluge nouveau détruit la race rebelle, sois dans l’arche qui sauve le petit nombre des élus ! Je me moque bien de votre nouvelle idole, de cette bête de l’Apocalypse que vous appelez l’humanité, c’est-à-dire la race humaine corrompue et vouée au culte de la matière ! Jésus est venu pour la racheter, et elle s’est de nouveau vendue à Satan. Que Dieu l’abandonne, puisqu’elle a abandonné Dieu. Que la lèpre de son péché la dévore ou que le Très-Haut déchaîne sur elle les cataclysmes et tous les fléaux de la colère. Là où il n’y a plus de croyants, il n’y a plus d’hommes véritables, et je n’ai pas plus de tendresse ou de pitié pour eux que pour des loups dévorants.
 
« Va donc et cherche à rassembler quelques brebis sans tache, afin que l’humanité spirituelle, résumée par
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ce petit groupe, soit comme un Christ nouveau qui pousse un cri de délivrance vers le ciel. »
 
J’ai repoussé d’abord cette doctrine sublime qui me paraissait sauvage, et je me suis mis à chercher dans la religion un corps de doctrines qui pût, en deux mots aussi nets que les deux mots du père Onorio, résumer une vérité opposée à la sienne.
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Et lui, souriant de ma faiblesse, m’a répondu :
 
« Te voilà donc enfin rendu ! Tu as bu le vin de l’orgueil jusqu’à la lie dans la coupe de la science. Te voilà érudit, te voilà armé de toutes pièces pour n’importe quelle thèse de pédants. Tu peux répondre à toutes les questions par des milliers de textes différents et montrer aux plus forts que tu sais tout le pour et tout le contre entassés par des siècles de bavardage frivole ! Aussi te voilà fatigué, brisé, et ne croyant plus à rien ! Il te fallait en venir là, et à présent il n’y a plus à choisir hors de ces deux termes : accepter toutes les contradictions des
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doctrines pour nier Dieu, ou les repousser toutes pour le posséder. Eh bien, choisis ; n’es-tu pas libre ? »
 
J’ai choisi, j’ai sacrifié toute ma vaine science, j’ai résolûment oublié tout l’ergotage de discussion amoncelé dans ma mémoire. J’ai cherché l’esprit de l’Évangile sans plus me soucier des passages obscurs ou altérés qui ont jeté les esprits dans de si ardentes discussions. J’ai réduit à néant les plus grandes autorités dès qu’elles m’ont paru dépasser le programme concis du Sauveur. J’ai reconnu qu’il était absolument inutile de comprendre ce qui était profondément senti. J’ai dégagé le véritable sentiment du Christ de toute la scolastique religieuse des siècles postérieurs ; j’ai trouvé au sein de ce cercle de plus en plus rétréci le diamant que le père Onorio me montrait au fond du puits de vérité. Recherche de la perfection, divorce absolu avec toutes les satisfactions charnelles, hymen absolu avec la vie spirituelle. Dieu avant tout, avant le progrès, avant la civilisation, avant la famille, avant les plus saintes affections humaines s’il le faut !… Je n’ai pas été aussi loin que le père Onorio dans la haine de la société. Là est peut-être l’excès de son enthousiasme. Je ne suis pas un homme de destruction et de colère ; je n’ai pas abjuré les tendresses du cœur. Je ne crois pas qu’il en ferait si bon marché, lui, s’il les eût connues. Je ne repousse pas les beaux-arts, qui sont la poésie de l’Église. Je ne considère pas la civilisation comme un mal absolu, ni la perte de la foi comme un fait accompli. Je vois le remède, et c’est lui, c’est ce moine si simple, qui me l’a fait trouver. Il ne faut plus tant s’embarrasser de faire un grand nombre de prosélytes vulgaires que de relever, d’épurer et de résumer la foi dans un petit nombre d’élus. Il y a beaucoup de gens qui pratiquent, il y en a peu qui croient, et l’on doit reconnaître que dans ce siècle de discussion la foi n’est possible qu’aux grandes
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volontés et aux dévouements opiniâtres. Soyons de ceux-là, Lucie, soyons des saints ! Aspirons à monter sur les hauteurs, abandonnons la lutte avec le monde, prêchons-le d’exemple ; mais pour cela sacrifions tout, ne nous réservons rien. Soyons à Jésus-Christ corps et âme, créons-lui des sanctuaires qui ne recevront pas le mot d’ordre des intérêts ou des passions. Adorons-le en esprit et en vérité dans la région de renoncements suprêmes !…
 
Hélas ! voilà ce que je me disais en venant ici. J’espérais vous trouver encore disposée à me comprendre et à profiter de ce que ma foi avait acquis de lumière et d’humilité, de force et de douceur dans le commerce d’un saint… Mais vous voilà enivrée d’un rêve funeste, l’amour d’un homme !… Ô Lucie, il semblait pourtant que nous dussions nous rencontrer à cette pénible étape de certaines désillusions ! À mon insu, et vous à l’insu de ce qui se passait en moi, vous étiez arrivée au doute. C’était le moment de nous sauver ensemble par un grand acte de foi ; car, moi aussi, j’aurais fondé dans ces montagnes un sanctuaire sans tache. Ma fortune personnelle, qui s’est accrue d’un héritage assez considérable, m’eût permis de n’avoir pas recours à ces pressurages d’argent dont vous m’avez cru occupé, et pour lesquels j’ai fait toujours preuve d’incapacité notoire. J’aurais obtenu que le père Onorio vînt y donner l’exemple des grandes vertus, et j’aurais enseveli là, non loin de vous, ma vie obscure et immolée. Vous ne le voulez pas ? Ce rêve sublime de votre vie s’est dissipé sous le souffle d’une passion vulgaire ! Votre cœur est fermé à Dieu, ma voix n’arrive plus à votre oreille ! Est-ce possible ? Faut-il que j’y croie ?
 
Ne me répondez pas avec précipitation. Relisez les paroles du père Onorio, relisez ma confession, qui est
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aussi la vôtre ; car vous avez cherché dans les faits la lumière que j’ai cherchée dans les livres, et dans quelques jours, dans plusieurs jours s’il le faut, vous prononcerez. Jusque-là, je vous verrai, mais devant votre famille, et sans chercher à hâter vos résolutions.
 
 
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Aix, 12 juin 1861.
 
J’ai fait aujourd’hui connaissance avec un homme assez remarquable dont je ne sais pas le nom. J’étais allé faire mon pèlerinage aux Charmettes et j’étais monté ensuite, par le chemin aimé de Jean-Jacques, sur la hauteur d’où l’on domine Chambéry. Cette petite ville aux toits noirs lamés d’argent est charmante à l’extérieur. Ses vieux édifices et son cadre de montagnes hardiment dessinées en font une des villes les plus pittoresques que j’aie vues. Ce n’est pas l’importance et la fierté du Puy en Velay, qui a des montagnes pour monuments décoratifs et pour cadre un immense bassin semé de monuments naturels analogues. Chambéry n’est pas le centre, mais le détail d’un pays moins ouvert et plus détaillé lui-même. Ce n’est pas ce grand tableau que l’œil embrasse tout entier, c’est un pays de retraites profondes et d’éblouissements imprévus. Les rochers n’ont pas, comme dans les régions à cratères, l’aspect d’effrayante régularité propre aux vomissements volcaniques. Ici les lourds craquements du calcaire ont varié la proportion et l’inclinaisonl’inclin
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aison des accidents au point qu’on ne saurait dire ce qu’il faut appeler plaine ou vallée. Les hautes montagnes ne sont pas des pics isolés ou distincts, mais de puissantes masses groupées et liées ensemble par des terrains parfaitement praticables. Le Nivolet porte sur son flanc des contrées entières, villages, chemins, cultures, toute une population agricole qui peut vivre et circuler comme l’habitant des plaines, et qui pourtant repose sur une corniche de rochers à pic très-élevée au-dessus du niveau du lac. Un second étage de calcaire blanc dénudé porte une seconde région plus froide et plus verte, fertile encore et habitée, mais moins riche en céréales et moins bien plantée. Une troisième et une quatrième terrasse offrent encore de vastes espaces végétables où les chalets disséminés se perdent dans les nuages et où l’œil attentif distingue les troupeaux errants. Un dernier couronnement plus rétréci et plus abrupt porte des dentelures d’une blancheur mate qu’à travers les brumes on pourrait prendre pour de la neige, si à l’horizon opposé ne se dressaient les véritables grandes neiges éternelles d’une blancheur irisée qui ne se peut comparer à rien, mais dont le splendide aspect est navrant, tandis que les montagnes de Chambéry sont riches et riantes malgré leur construction en gradins qui se ressemblent par le plan général. Cette monotonie n’est qu’apparente. Dès qu’on étudie ces beaux accidents fièrement ou mollement ondulés, ils reprennent la réalité de leur variété charmante ou sublime, et la découpure de ces masses inclinées devient le domaine de l’imagination en même temps que le plaisir de la vue. On aime à chercher par quels chemins invisibles, par quels sentiers mystérieux des contrées superposées à de si grandes hauteurs peuvent communiquer entre elles, et puis, après en avoir interrogé toutes les formes, on choisit une de ces oasis, on se
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persuade qu’elle est, comme elle le paraît, inaccessible de toutes parts, que ses chemins sinueux dessinés sur la verdure ne peuvent servir qu’à ses habitants, que le monde finit pour eux à la brusque coupure du rocher au-dessus et au-dessous de leur petit monde, et c’est là que, dans je ne sais quel rêve de détachement triste et délicieux, on voudrait aller enfermer sa vie avec les objets de son affection.
 
Je quittai la route et je montai à travers les blés sur le plateau qui domine Chambéry. J’étais là moi-même sur une de ces vastes régions cultivées qui forment le premier plan des grands massifs au delà desquels le mont Grenier montre sa silhouette imposante. Je gagnai le bord de la corniche qui limitait ma promenade. Le terrain s’amaigrissait, le roc perçait sous les pieds, et vers le sud les montagnes vertes et déchirées prenaient un caractère pastoral à la fois doux et triste. Je me retournai vers le nord, je revis le lac et je distinguai le manoir de Turdy. Je restai là, absorbé par ce sentiment immense de l’amour qui remplit la nature entière d’une aspiration infinie. Une ombre qui se dessina près de moi m’arracha à ma rêverie. Je me retournai, je vis un homme qu’il me semble avoir déjà vu, mais je ne saurais dire où et quand. Peut-être ressemble-t-il à quelqu’un dont je ne peux pas retrouver le souvenir distinct. C’est un personnage de mise et de physionomie sérieuses, entre quarante et cinquante ans, une belle figure pâle, intelligente et fatiguée, l’accent légèrement étranger, la voix sonore. Il me demandait avec beaucoup de politesse le nom des principales montagnes et la distance du point où nous étions. Je le renseignai assez mal, m’excusant sur ma qualité d’étranger au pays ; mais, comme sa figure et ses manières me disposaient favorablement, je ne mis pas dans mes réponses cette brièveté qui rompt la conversation. Il
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me demanda si j’avais vu la cascade de Jacob, où il avait l’intention de se rendre, et m’offrit de m’y conduire dans un char qu’il avait laissé près des Charmettes. J’acceptai. Nous fîmes donc cette promenade ensemble. Tu vois — et je ne saurais dire comment — que la connaissance était déjà faite.
 
Je veux essayer de résumer l’entretien qu’à travers quelques déviations inévitables nous avons eu en voiture, parce que cet entretien m’a laissé en proie à beaucoup de réflexions personnelles auxquelles j’ai besoin que ta réflexion assiste.
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Moi. — Avez-vous aimé ?
 
Lui. — Ma réponse ne vous apprendrait rien, car je n’entends pas l’amour comme vous, et mon expérience ne suppléerait pas à celle qui vous manque. Ne nous égarons pas dans les faits personnels, toujours variés et changeants. Tenons-nous dans la haute région des principes. L’amour doit-il être pour une âme élevée une
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question de vie ou de mort, comme jusqu’ici il m’a semblé que vous vouliez l’entendre ?
 
Moi. — Je dis oui, et vous dites non ?
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Moi. — Vous paraissez surpris de me voir invoquer Dieu dans une discussion de ce genre ?
 
Lui. — Si je suis surpris, je le suis agréablement. Eh bien, si vous croyez en Dieu…, et c’est là ce que je n’eusse pas osé vous demander, dites-moi si vous pouvez placer au nombre des abstractions qui se rapportent à lui, et qui développent son culte dans nos âmes, l’amour qu’une créature humaine vous inspire. Je comprends la charité, la justice, la générosité, la science des choses sacrées, le renoncement aux choses vaines, le travail, l’humilité, le sacrifice : tout cela mène au seul but sérieux de la vie, plaire à Dieu ; mais je ne comprends pas les désirs charnels élevés par l’imagination à l’état d’enthousiasme et
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de délire, se présentant devant Dieu comme des mérites dont il puisse nous tenir compte.
 
Moi. — Permettez, vous me conduisez là d’emblée dans les régions de l’idéalisme chrétien. Je consens à vous y suivre et à ne pas me croire indigne de vous comprendre ; mais je vais pourtant vous choquer en vous disant que devant Dieu, qui m’a fait homme, mon premier devoir est d’être homme. Mon but principal, mon but unique, exclusif, si vous voulez, doit être de lui plaire ? Soit ! J’accepte l’idéal le plus sublime qu’il vous plaira de m’indiquer, et je trouve même une joie immense dans cet élan imprimé à mon âme. Je ne vous demande donc pas grâce pour la faiblesse humaine, je n’invoque pas la misère de ma condition. J’aurai l’ardente ambition que vous me suscitez, de pouvoir ''plaire'' comme vous dites, moi atome, à l’esprit qui règle les destins de l’infini. Eh bien, monsieur, je vous jure que je crois lui obéir de la manière la plus intelligente et la plus sainte en aimant de toutes les puissances de mon être la femme qu’il me donnera pour associée dans la tâche sacrée de mettre des enfants au monde.
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Lui (après un assez long silence). — Si vous aimez cette femme de toutes les puissances de votre être, que restera-t-il à Dieu ?
 
Moi. — Tout ! Ces mêmes puissances, renouvelées, ravivées et centuplées par l’amour, remonteront vers Dieu comme la flamme de l’autel allumée par lui. L’amour est miracle, il n’épuise que ceux qui en font deux parts, une pour l’âme qu’ils n’ont pas, l’autre pour les sens qu’ils croient avoir, et qu’ils n’ont pas davantage probablement, car le rôle des sens chez les animaux est plutôt rage, souffrance par conséquent, que jouissance, c’est-à-dire bonheur. Le mot ''plaisir'' est ici un non-sens. Je ne crois pas qu’il y ait plaisir où il n’y a pas joie, à
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moins que vous n’assimiliez l’amour à tous les autres appétits matériels. Et pourtant ces appétits, l’homme, toujours avide de raffinements, les aiguise avec recherche. Il épure et assaisonne la nourriture de son corps. Il met son sommeil à l’abri du froid, du chaud ou du trouble ; ses yeux se détournent de ce qui les choque, et ainsi de toutes les fonctions de son existence. Quoi ! l’amour seul resterait brutal, et la plus divine, la plus providentielle de nos aspirations ne serait pas ennoblie par l’effort de notre raison et les ivresses de notre pensée ! Non, je n’admets pas, je n’admettrai jamais ce partage de l’esprit et de la matière dans un acte de la vie où Dieu intervient si miraculeusement. De tout ce dont l’homme a abusé, c’est certainement l’amour qu’il a le plus perverti et méconnu, puisqu’il en a fait la source de tous les maux et de tous les délires, et ceci, permettez-moi de vous le dire, est l’œuvre funeste du christianisme mal entendu.
 
Lui. — Le christianisme ne condamne que l’excès des passions ; il les autorise et les vivifie dans ce qu’elles ont de légitime et de respectable. Tel est son esprit et sa lettre même. Ce n’est donc trahir ni la lettre ni l’esprit que d’imposer une barrière à ces trop brûlantes aspirations des sens qui essayent de se donner le change en s’offrant à Dieu comme divines. Rien de ce qui n’est pas Dieu seul n’est divin dans l’homme, et vous ne pouvez lui offrir comme un encens digne de lui aucune des satisfactions de votre être matériel.
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Moi. — Alors vous tranchez résolûment dès cette vie le lien qui unit l’âme à la vitalité ? Vous n’admettez que des passions spirituelles, et, comme vous ne pouvez aimer l’âme de la femme sans aimer aussi son corps, vous la repoussez de votre cœur, vous la proscrivez corps et âme du sanctuaire de vos affections ?
 
Lui. — Je n’agis point ainsi. Je ne me suis pas habitué
Lui. — Je n’agis point ainsi. Je ne me suis pas habitué comme vous à révérer cette indissolubilité prétendue de l’esprit et de la matière. Ma pensée sépare facilement ces deux termes que vous confondez sous le nom d’''être''. Je puis aimer l’âme d’une femme et mépriser ce que vous appelez la femme dans votre langue philosophique ou physiologique. Il peut convenir à mon âge, à ma situation, à mes principes ou à mes instincts sérieux, de vivre sans femme, et pourtant de consacrer une partie de ma vie au bonheur et à l’honneur d’une femme. Vous voyez que je ne bannis les femmes ni du sanctuaire de mes affections ni du domaine de mon respect.
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comme vous à révérer cette indissolubilité prétendue de l’esprit et de la matière. Ma pensée sépare facilement ces deux termes que vous confondez sous le nom d’''être''. Je puis aimer l’âme d’une femme et mépriser ce que vous appelez la femme dans votre langue philosophique ou physiologique. Il peut convenir à mon âge, à ma situation, à mes principes ou à mes instincts sérieux, de vivre sans femme, et pourtant de consacrer une partie de ma vie au bonheur et à l’honneur d’une femme. Vous voyez que je ne bannis les femmes ni du sanctuaire de mes affections ni du domaine de mon respect.
 
Moi. — Vous faites ici la peinture de l’amitié ; mais vous proscrivez l’amour, je le répète. L’amour est un, et toute union veut l’unité.
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Moi. — Je vous jure qu’il n’en sera pas ainsi. Ce lien matériel, à l’état de souvenir ou d’espérance, n’aura rien perdu de sa force et de sa dignité. Et si de tels accidents doivent traverser la jeunesse de deux époux, bien leur aura pris de n’avoir pas marchandé le prix de leur tendresse devant Dieu. Cet enthousiasme mutuel, que vous assimilez à une sorte d’idolâtrie, sera leur consolation et leur dédommagement. Dieu bénira cette tendresse en la rendant tout à fait pure, comme vous l’entendez, et le bonheur qu’il eût refusé à un divorce volontaire entre le corps et l’âme, il l’accordera encore à l’âme qui accepte et poursuit sa mission.
 
Nous fûmes interrompus par le bruit de la cascade.
Nous fûmes interrompus par le bruit de la cascade. Mon inconnu m’avait écouté avec un fréquent sourire d’incrédulité bienveillante. Je le laissai à la chute qui est au-dessus du chemin, et je descendis sous le pont pour voir la seconde chute. Je craignais d’avoir montré une obstination indiscrète, et j’étais même un peu confus d’avoir exprimé les ardeurs de mon âme à un passant qui m’avait pour ainsi dire ramassé sur son chemin. Je me demandais par quelle bizarrerie du hasard je m’étais senti entraîné à parler avec tant de feu de mes préoccupations personnelles. Je résolus de le quitter sans lui dire qui j’étais et sans lui demander qui il était lui-même. Cela me parut une réparation mutuelle de notre abandon mutuel trop soudain et à coup sûr irréfléchi. Je remontai donc vers lui pour prendre congé. Je le trouvai si absorbé, que je dus attendre qu’il fût sorti de sa rêverie ; mais, tout en regardant les grandes valérianes sauvages qui poussent dans ces rochers, je ne pus me défendre de l’examiner à la dérobée. Je trouvai à son profil énergique une expression de tristesse, je dirai même de douleur qui m’intéressa. Cet homme est malheureux ; notre conversation avait ravivé quelque plaie incurable d’un cœur brisé ou tourmenté. La noblesse de son attitude me frappa aussi. Rien en lui n’est d’un homme ordinaire, et je sentis une grande curiosité de savoir avec quel éminent personnage je venais de discuter si hardiment et si chaudement. Je l’aurais su peut-être en questionnant le cocher de sa voiture de louage, je ne voulus pas commettre cette indiscrétion. Je m’éloignai de lui, qui paraissait m’avoir complétement oublié, mais sans le perdre de vue. Il me fallait bien le saluer et le remercier en le quittant. Il avait les yeux fixés sur la petite cascade, et semblait suivre par la pensée la fuite rapide de ses remous. Qui sait si, comme Rousseau lançant jadis, en ce même lieu peut-être, des pierres à un arbre pour connaître son sort dans l’autre vie, ce chrétien austère et fourvoyé ne demandait pas aux feuilles et aux brins d’herbe emportés par le courant le mystère de sa destinée ?
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Mon inconnu m’avait écouté avec un fréquent sourire d’incrédulité bienveillante. Je le laissai à la chute qui est au-dessus du chemin, et je descendis sous le pont pour voir la seconde chute. Je craignais d’avoir montré une obstination indiscrète, et j’étais même un peu confus d’avoir exprimé les ardeurs de mon âme à un passant qui m’avait pour ainsi dire ramassé sur son chemin. Je me demandais par quelle bizarrerie du hasard je m’étais senti entraîné à parler avec tant de feu de mes préoccupations personnelles. Je résolus de le quitter sans lui dire qui j’étais et sans lui demander qui il était lui-même. Cela me parut une réparation mutuelle de notre abandon mutuel trop soudain et à coup sûr irréfléchi. Je remontai donc vers lui pour prendre congé. Je le trouvai si absorbé, que je dus attendre qu’il fût sorti de sa rêverie ; mais, tout en regardant les grandes valérianes sauvages qui poussent dans ces rochers, je ne pus me défendre de l’examiner à la dérobée. Je trouvai à son profil énergique une expression de tristesse, je dirai même de douleur qui m’intéressa. Cet homme est malheureux ; notre conversation avait ravivé quelque plaie incurable d’un cœur brisé ou tourmenté. La noblesse de son attitude me frappa aussi. Rien en lui n’est d’un homme ordinaire, et je sentis une grande curiosité de savoir avec quel éminent personnage je venais de discuter si hardiment et si chaudement. Je l’aurais su peut-être en questionnant le cocher de sa voiture de louage, je ne voulus pas commettre cette indiscrétion. Je m’éloignai de lui, qui paraissait m’avoir complétement oublié, mais sans le perdre de vue. Il me fallait bien le saluer et le remercier en le quittant. Il avait les yeux fixés sur la petite cascade, et semblait suivre par la pensée la fuite rapide de ses remous. Qui sait si, comme Rousseau lançant jadis, en ce même lieu peut-être, des pierres à un arbre pour connaître
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son sort dans l’autre vie, ce chrétien austère et fourvoyé ne demandait pas aux feuilles et aux brins d’herbe emportés par le courant le mystère de sa destinée ?
 
Enfin il se leva, me vit à quelque distance, et vint à moi pour m’offrir de me reconduire à Chambéry. Je refusai, et je crus voir qu’il me savait gré de le laisser seul. Je le saluai avec déférence, et il leva entièrement son chapeau de paille pour me rendre mon adieu. La beauté de son front très-découvert, luisant au soleil, me causa un tressaillement que je ne m’explique pas…
 
Je viens d’interrompre ma lettre en proie à une émotion inconcevable. En t’écrivant, en te racontant ce fait dont l’importance m’a saisi par le souvenir, j’ai retrouvé dans ma mémoire la figure de cet inconnu. C’est celui qui était dans la voiture de mademoiselle de Turdy quand Lucie est sortie de la chapelle des carmélites le jour où j’ai eu tant de chagrin, de colère et de jalousie. Ce jour-là, je suis rentré à Aix avec la fièvre, et la fièvre avait troublé l’image de cet homme dans mon cerveau au point que ce matin, durant deux heures de conversation avec lui, je ne l’ai pas reconnu ! Mais c’est bien lui ! Et son accent italien… Mais quoi ! ceci est un rêve de mon imagination malade. L’homme du lac, je n’ai pas pu voir ses traits, et l’homme de la voiture, je n’ai pas entendu sa voix. Pourquoi cette obstination à me persuader que c’est le même homme ? Et ce que je me persuade à présent, que l’homme de la cascade est encore le même, a-t-il plus de consistance ? Mon père, tu m’as défendu d’être jaloux, tu m’as dit que c’était un outrage envers la personne aimée ; je n’avais donc pas reparlé à Lucie de cet inconnu… et… je ne veux pas croire que, s’il y avait entre elle et lui quelque relation qui pût m’intéresser, elle ne me l’eût pas dit d’elle-même. Elle ne m’a rien dit,
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il n’y a rien, n’est-ce pas ? Je suis fou : c’est ce qu’il ne faut point ! Je t’embrasse et je vais tâcher de dormir tranquille ; mais pourtant quel rapport singulier entre les idées de cet homme et celles que Lucie a exprimées un jour devant moi ! Elle me demandait si l’on pouvait aimer Dieu de toute son âme en même temps qu’un objet terrestre… Oui, Lucie était dans ces idées-là, dans ces idées que je sens fausses, cruelles pour l’humanité, antireligieuses par conséquent ; mais les croyances de Lucie ont dû se modifier, puisqu’elle me témoigne une affection si vraie, puisqu’elle me laisse tout espérer ! Il me tarde d’être à demain ; je veux la voir, je veux qu’elle s’explique… Je ne suis pas jaloux, mais…
 
Mais pourquoi ne le serais-je pas ? Non, mon père, cette jalousie ne l’outrage pas. Je sais très-bien que Lucie est pure comme le soleil, et ce n’est pas sa conduite que je soupçonnerai jamais ; car, le jour où cela pourrait m’arriver, je sens que je ne l’aimerais plus. Ce qu’il m’est bien permis d’envier, c’est sa confiance entière ; — de redouter, c’est l’influence qu’un autre esprit que le mien pourrait avoir sur son esprit. Hélas ! jusqu’ici cette influence étrangère à moi et contraire à celle que je prétends exercer, elle l’a reçue de toutes parts, et je suis un intrus dans le sanctuaire de sa pensée… Pourquoi donc croirait-elle en moi ? Pourquoi m’aimerait-elle ? Mais elle m’a dit de revenir souvent, elle a chanté pour moi, elle m’a serré la main comme à un frère… Non, Lucie ne se joue pas de moi…
 
Et puis cet homme que je crains ; cet homme dont ma jalousie se fait un ennemi, qui sait si je l’ai bien compris ? qui sait si, différent de moi par la pensée et les instincts, il ne m’est pas supérieur par le cœur ou par la vertu ? Tu m’as dit à Lyon un mot que je me rappelle : « Que l’habit ne t’empêche pas d’étudier et d’apprécier l’homme
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qu’il couvre ! » Et cet homme, je dois reconnaître qu’il n’a rien de vulgaire et qu’il m’a été sympathique aujourd’hui en dépit de tout.
 
 
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Oui, Émile souffre et souffrira peut-être en pure perte pour son amour, comme tu le crains ; mais ce qui sera perdu pour son bonheur ne le sera pas pour son ''salut'', comme disent les catholiques. Acceptons le mot : sauver l’intelligence et le cœur à travers les épreuves de cette vie n’est pas une si petite affaire qu’il faille la sacrifier au repos et à la prudence. Émile doit lutter, il le veut, il m’a persuadé. J’ai senti en lui une force que je voyais éclore et qui cherchait l’occasion de s’exercer. Or, nous sommes en ce monde pour y chercher courageusement le beau et vrai bonheur. C’est une conquête qui veut d’héroïques soldats ; mais on est soldat, et c’est pour être blessé !
 
Tu es soldat aussi, et brave soldat, mon cher Henri, car voilà que, par scrupule de cœur, tu m’offres de renoncerre
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noncer à Élise, que sa mère t’accorde. J’aime ce mouvement généreux, et je t’en remercie en t’aimant davantage ; mais je te rends ta liberté que tu m’offres. C’est la sérieuse Lucie que nous aimons ; aime la charmante Élise, et rends-la heureuse.
 
Tu as la discrétion de ne pas me reparler de ton essai littéraire, et, moi qui l’ai gardé avec soin dans mon tiroir, je l’ai lu avec attention. Je vais l’''abîmer'', je t’en avertis, et pourtant j’en apprécie les qualités, qui sont nombreuses. Tu m’as pris pour arbitre, et je te réponds : — Oui, tu seras, tu es déjà un homme de lettres. Tu as la forme, tu sais écrire. Est-ce assez ? Je ne crois pas. Tu as de quoi vivre, écris pour toi seul et pour moi, si tu veux, pendant dix ans. Du talent, tu en as ; mais qui n’en a pas aujourd’hui ? Tous les jeunes Français savent faire un livre, comme tous les jeunes Italiens savent chanter un air, comme tous les jeunes Allemands du temps de Werther savaient jouer de la flûte. Ah ! cette flûte allemande, je la regrette bien ! Elle était si candide !
 
Vos jeunes livres le sont moins, enfants terribles qui ne croyez à rien !… Si vous aviez au moins le parti pris de nier quelque chose ! Nier, c’est croire à un contraire ; mais vous n’opposez rien à la croyance des vieux. Alors vous écrivez pour écrire n’importe quoi, comme on est avocat pour plaider n’importe quelle cause. Il est pourtant facile, quand on a le talent que vous avez presque tous, de le mettre au service d’une idée fausse ou vraie ; mais vous arrivez dans l’arène avec un secret dédain pour le lecteur : il est, selon vous, frivole ou sceptique, vous craindriez de lui paraître pédants. À quoi bon se faire un fonds de croyance ou tout au moins de notions sérieuses pour un public qui ne veut pas être instruit ?
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Grande erreur ! Le public ingrat ou équitable est toujours plus sérieux que vous ne pensez. Il est moins sensible à la phrase et au style qu’à la révélation d’une conscience quelconque. Ton essai a les qualités et les défauts de ton temps et de ton milieu. Avant tout, il est ''poseur'', et, toi qui fais avec tant d’esprit la guerre à ce travers, tu en es pénétré de la tête aux pieds.
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Ce qui me déplaît dans cette gaieté, c’est qu’elle n’est pas gaie, elle est aigre et froide ; elle cherche à blesser, et pourtant elle ne tient pas à blesser, puisqu’elle ne tient à rien. Voltaire, méchant parfois, brutal même et cynique, fit aimer sa moquerie, parce qu’elle montrait une ardeur de lutte qui était une croyance, une volonté, une véritable mission philosophique. Aujourd’hui, on combat des personnes et point des idées, des ridicules et point des actes. On joue au méchant, et l’on est inoffensif. On s’évertue à être amusant : on est triste.
 
Ton livre n’est pas jeune : où trouver aujourd’hui un livre jeune sorti d’une jeune plume ? J’en cherche, j’en attends un chaque matin, je n’en vois pas naître. De la critique, toujours de la critique ! Les romans mêmes sont la satire de la vie. Il me semblait que le blâme du temps présent était notre affliction classique, notre maladie fatale, à nous autres vieillards. Point ! nous sommes
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les naïfs, les don Quichotte, et vous êtes les Cassandre de la comédie humaine.
 
Quel dommage pourtant ! Il y a des choses excellentes dans ton petit livre, des pages de style à encadrer, des finesses de sentiment ravissantes, des originalités d’esprit vraiment drôles. Et tout cela perdu dans la prétention de n’être pas toi-même, dans un désordre d’impressions qui se contredisent et qui ne semblent pas appartenir au même homme, mais à l’homme que tu veux être et que tu ne connais même pas, car tu n’es pas sûr qu’il soit bon ou mauvais. Je le cherche, ce monsieur que tu cherches aussi, je le trouve dans beaucoup de jeunes messieurs qui écrivent ; mais je ne le connais pas pour cela, je ne le vois pas. C’est un dandy qui a des airs profonds et des airs évaporés ; il cherche les allures du gentilhomme, il regrette le temps des Lauzun, il aspire au puissant libertinage du dernier siècle, il ne trouve pas dans celui-ci assez de femmes galantes pour assouvir les passions qu’il n’a pas. Il a des idées de luxure avec des mœurs timides ou prudentes, car l’homme du jour est très-positif. Il est philosophe, et par moment Voltaire est son dieu. Généralement, il méprise Rousseau, qui vivait si mesquinement et qui avait des amertumes de cuistre ; mais tout d’un coup ce dandy littéraire, qui, en choisissant un pseudonyme, se donne la satisfaction d’y joindre un ''de'', passe dans un autre compartiment de sa fantaisie : il vient de lire quelques pages de théologie, et le voilà ascétique. Pourquoi pas ? Il a du talent, et il faut que le talent s’exerce à tout exprimer, car il se flatte de tout comprendre. Vite, une belle tirade sur le désert, et de grandes cascades de phrases sur la poésie des chartreuses, sur les extases des saints ! Tout à l’heure nous serons féroce avec les forts châtelains du moyen âge et magistralement sabreur, si
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le chauvinisme nous tombe sous la main. Nous voilà bien loin des pantoufles voluptueuses et du pied rose de la Pompadour ; mais qu’importe, pourvu que la couleur y soit ?
 
Ah ! que de couleurs perdues dans le kaléidoscope d’une jeune tête qui se croit grave ! que de talent dépensé en pure perte ! que de pierreries éparses qui manquent de fil pour faire un collier ! que de perles de la plus belle eau rejetées à la mer ! que de forces gaspillées, que d’efforts pour devenir un papillon quand on eût pu être un oiseau ! Et pourquoi, je te prie ? Comment se fait-il que, pouvant le plus, vous ne puissiez pas le moins ? Vous avez du génie et pas de bon sens ! C’est que, ne croyant à rien parce que vous voulez être vieux, vous vous prenez à tout indistinctement sans rien saisir.
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Le remède est facile : attendez un peu. Vivez, et il vous faudra bien comprendre que la vie ne peut se passer d’un but. Las de n’en point avoir, vous en saisirez un avec ardeur. Fasse le ciel qu’il soit bon ! Mais, si quelques-uns de vous le choisissent mauvais, les autres s’épanouiront au bien par réaction. Ils sauront à quelle lutte se vouer, et les grandes causes de l’humanité, qui se plaident, malgré tout, de siècle en siècle, retrouveront des accusateurs publics très-nets et de libres défenseurs très-passionnés. Dans vingt ans, dans dix peut-être, il vous faudra bien voir où vous allez et prendre parti pour ou contre l’avenir.
 
En attendant, mon Henri, tu as produit là un charmant symptôme de marasme, et ce n’est pas ta faute ; mais il est charmant quand même à beaucoup d’égards, parce que tu es jeune malgré toi, et que tu le redeviendras tout à fait en mûrissant. Cette mode va passer, elle passe déjà. Vous rirez bientôt d’avoir été des Lauzun, comme nous rions aujourd’hui d’avoir été des Childe-
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Harold. Suicidés et viveurs iront ensemble et fatalement vers la lumière de 1900 ! Elle est là devant nous, et tu es de ceux qui la salueront. Elle attend, bien brillante et bien tranquille, que vous vous lassiez de vouloir souffler dessus.
 
Sais-tu ton meilleur ouvrage ? C’est ta dernière lettre. Tu ne l’as pas cherchée, elle est sortie toute seule de ton cœur, qui a plus d’esprit que ton esprit.
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Aix, 12 juin.
 
Je suis arrivé hier à Turdy à l’heure du déjeuner. Le général m’a reçu avec un éclair de joie naïve, tout aussitôt réprimé par son habitude de je ne sais quelle dignité théâtrale dont à coup sûr il n’a aucun besoin pour se faire respecter de moi. Lucie et le grand-père m’ont tendu les deux mains avec une certaine émotion. J’ai vu qu’on venait de parler de moi ; mais on passait dans la salle à manger, et la présence des domestiques nous a forcés de causer de choses étrangères à la préoccupation commune. Le général s’est mis en observation devant moi comme devant un corps d’armée dont on veut saisir et pressentir les manœuvres. C’est tout au plus s’il n’a pas braqué sur moi une lunette d’approche. Je ne pouvais ouvrir la bouche pour demander du
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pain, étendre la main pour prendre de l’eau, sans rencontrer son regard avide, qu’il voulait rendre pénétrant. Heureusement je ne suis pas timide. Cela n’est permis qu’aux gens qui sentent leur importance et dont on a le droit d’exiger beaucoup. J’ai donc fait bonne contenance devant cet examen. Je me suis laissé même interroger avec plus de bienveillance que de discrétion sur le sens de quelques paroles insignifiantes où le malin général voulait voir de la profondeur. Il a entamé au dessert une dissertation sur les avantages de l’obéissance passive, qu’il a poussée fort loin. Selon lui, cette obéissance n’est pas seulement nécessaire pour consacrer la discipline militaire, elle est la sauvegarde de l’esprit humain dans toutes ses fonctions, de la société dans toutes ses lois. Je me suis gardé de le contredire, et je n’ai pas cru faire acte d’hypocrisie ou de lâcheté en me renfermant dans un silence décent. J’ai senti, je le confesse, que le bon général battait trop franchement la campagne pour donner lieu à une controverse sérieuse, et autant j’ai mis jusqu’à ce jour d’emportement et d’audace dans ma franchise avec Lucie, autant avec son père j’ai accepté le rôle de petit garçon qu’il lui plaisait de m’attribuer. Je crois qu’il a été satisfait de cette déférence et qu’il ne demandait pas autre chose pour m’accorder sa protection. À peine le déjeuner fini, il a pris son fusil pour aller faire une promenade, et je suis resté seul avec Lucie et son grand-père.
 
« Écoutez, Émile, m’a dit tout aussitôt Lucie, notre situation, que je croyais assise et réglée jusqu’à nouvel ordre, se trouble et se complique un peu devant l’arrivée de mon père. Il faut bien vous dire qu’il ne comprend rien du tout à nos conventions. Nous avons ri tous les trois ce matin de ce qu’il lui plaisait d’appeler notre armistice ; mais au fond il était un peu fâché contre mon
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grand-père et contre moi, contre vous encore plus. Il assure que vous auriez dû déjà et que vous devez au moins, dans un bref délai, lui déclarer vos prétentions… Il s’exprime ainsi. J’ai dû lui dire que je m’y opposais, et je m’y oppose encore ; mais, s’il s’obstine, comment allons-nous sortir de là ?
 
— Pourquoi vous opposez-vous à ce que je lui dise mon vœu, chère Lucie ? Vous craignez donc de vous trop engager envers moi en me permettant de m’engager vis-à-vis de votre famille ?
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— Je suis prêt, Lucie, mais c’est à vous de m’interroger.
 
— Je ne peux, ni ne dois, ni ne veux vous confesser en détail. Je me contenterai de vous rappeler notre situation au moment où je me suis retirée aux Carmélites. Je vous demandais de me laisser à moi-même pendant quelques jours, et vous reconnaissiez que j’avais le droit de me consulter. Vous me promettiez de m’attendre, et vous m’avez manqué de parole. Vous vous êtes
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affecté, impatienté ; vous m’avez causé une grande inquiétude et une véritable souffrance, lorsque j’ai appris tout à coup que vous étiez assez gravement malade. Je me suis hâtée de revenir ici pour avoir plus vite et plus souvent de vos nouvelles ; mais à peine étiez-vous guéri que vous partiez sans me voir et sans écrire un pauvre mot à mon grand-père. Nous avons su par vos amis que vous alliez à Paris, mais que votre père, inquiet de vous, se trouvait déjà à Lyon, et, autant que nous avons pu savoir ce qui s’était passé entre vous, il a calmé votre agitation, il a pris ma défense, et il vous a conseillé de revenir ici. Vous êtes à Aix depuis trois jours, et voici enfin que nous pouvons parler librement. Ne me direz-vous pas ce que je dois penser du trouble et du mal que je vous ai causés ? Avez-vous cru que je voulais vous décourager, et que je manquais de la sincérité nécessaire pour vous dire que je renonçais à vous ? Ou bien, découvrant que j’étais plus religieuse que vous ne le supposiez, avez-vous regardé mes principes comme incompatibles avec les vôtres ?
 
— Je n’ai jamais supposé, Lucie, que vous pussiez manquer de franchise et de loyauté. J’ai cru que vous ne m’aimiez pas, et que vous ne tarderiez pas à me le dire. J’ai perdu la tête, j’ai devancé mon arrêt, j’ai voulu fuir. Mon père a blâmé ma précipitation, il m’a dit de revenir accepter de nouveau l’espérance ou subir ma condamnation. Me voici.
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— Résigné à tout ?
 
— Oh ! résigné… pas le moins du monde ! J’ai promis de l’être, je l’ai promis de bonne foi. Je tiendrai parole, si toute ma soumission doit consister à me retirer sans faire entendre à qui que ce soit la moindre plainte ; mais ce que je souffrirai est effroyable, et je sens bien que j’en guérirai difficilement… si j’en guéris !
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Ne prenez pourtant pas ceci pour un appel à votre conscience. Je reconnais tous vos droits, et dans ma douleur il n’y aura ni blâme ni reproche contre vous. Je vous sais bonne, je crois à votre amitié. Je sais que je mérite votre estime, et je crois qu’en me faisant souffrir vous souffrirez beaucoup aussi ; mais je ne veux rien devoir à votre pitié : elle nous serait funeste à tous deux. Je désire donc vivement que cette explication soit décisive, et que vous me commandiez de partir ou de me déclarer à votre père.
 
— Écoutez, Émile, il y a quinze jours, je chantais chez les carmélites le jour de la Trinité… et il me semblait que vous étiez là, quelque part, que vous m’entendiez, que vous me compreniez, et que votre âme chantait et priait avec la mienne.
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— Et vous ne la repoussiez pas ? vous ne la combattiez plus ?
 
— Émile, répondit-elle en me tendant les deux mains à la fois, quand le cœur et la conscience sont d’accord
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pour dire oui, que reste-t-il en nous pour dire non ?
 
— Oh ! ma chère Lucie, dites-moi cela cent fois, dites-moi cela toujours ! »
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— Non, Lucie, m’écriai-je, il ne peut y avoir d’obstacles, puisque vous croyez en moi !
 
— Ah ! prenez garde ! reprit-elle avec tristesse, je m’abandonne à cette espérance les yeux fermés et dans toute la loyauté de mon cœur, parce que je m’imagine qu’au fond nous aimons Dieu de la même manière, parce que je suis sûre que, loin d’être un athée comme on m’avait dépeint tous ceux qui résistent à l’orthodoxie catholique, vous êtes une âme profondément religieuse et vouée sérieusement au culte du vrai, du beau et du bien, parce que je crois que Dieu, qui voit bien haut par-dessus les prescriptions humaines, agrée votre culte autant que le mien, parce que je veux, si je deviens votre compagne dans la vie, vous aimer dans toute l’éternité, et que je compte sur l’éternité avec vous… Mais, si vous ne croyez pas la même chose en ce qui nous concerne, — faites bien attention ! — allez-vous exiger que je renonce à la pratique d’un culte qui jusqu’ici m’a semblé nécessaire à la vie de mon âme, et dont ma foi ne pourrait peut-être plus se passer ? Si je vous tiens pour sauvé, vous qui rejetez ce culte, ne me jugerez-vous pas hors de la voie et en révolte contre vous, si je le conserve ? Quand je pense cela, ma conscience recommence à s’alarmer, en même
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temps que ma fierté se révolte. Il faut que vous me garantissiez la liberté de conscience ; est-ce trop réclamer de votre équité ? Vous voyez bien que je ne peux pas vous laisser prendre d’engagement vis-à-vis de moi avant que vous m’ayez accordé le point essentiel. »
 
Je ne pus répondre tout de suite. J’étais tombé dans une sorte d’anéantissement comme si, dans un jour de fête et dans un moment d’ivresse, j’eusse été percé d’une flèche empoisonnée.
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« Que me demandez-vous ? lui dis-je enfin. Le divorce avant le mariage, par conséquent le mariage de convention que tout le monde fait et que personne ne respecte ! Ah ! Lucie, si vous ne deviez être pour moi qu’une amie, une sœur, probablement je regarderais comme un devoir de respecter vos croyances et de vous aimer d’autant plus que je vous croirais dans l’erreur à certains égards. Ou je vous plaindrais de mal comprendre Dieu, ou je vous admirerais de pouvoir l’aimer sans le comprendre. Dans tous les cas, je vous considérerais comme un enfant bien cher et bien naïf dont je ne voudrais ni effrayer la débile intelligence, ni contrister le cœur malade. Est-ce ainsi que vous voulez être devant moi ? Serai-je seulement votre père indulgent ou votre frère résigné ? Ah ! vous m’arrachez le cœur de la poitrine, car je suis un homme, et je ne puis supporter un autre homme que moi auprès de vous ! Non, je ne me sens pas capable d’accepter avec tranquillité le divorce que vous me proposez, parce que je ne peux pas vous aimer à demi ! On peut se marier sous le régime de la séparation de biens, mais non sous celui de la séparation des âmes, ou bien alors le mariage est nul devant Dieu !
 
— Il a raison ! s’écria le vieux Turdy avec une impétuosité que je ne lui avais jamais vue et en se levant avec cette roideur convulsive qui est toujours un peu effrayante chez
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les vieillards ; oui, oui, c’est parler en homme, et c’est ainsi que j’aurais dû parler à la mère de ta mère, à ta mère, et à toi par conséquent ! Vous ne vous seriez pas jetées toutes les trois dans ce mysticisme qui t’éloigne du bonheur au moment d’y toucher, et qui a rendu si triste et si froid le mariage de ta mère et le mien. Ah ! je dis là des choses que je ne devrais peut-être pas dire devant toi ; mais il y a dans la vie des moments décisifs où il faut tout avouer ! Sache donc, folle enfant, que ni ton père, ni ton grand-père n’ont été heureux ! Ton père, qui a fini par donner aussi dans la dévotion, ne se rappelle pas combien il a maudit autrefois l’influence du prêtre dans son ménage ! Il l’a maudite pourtant, et je l’ai vu furieux, menacer la vie d’un certain directeur. Aujourd’hui, sans doute il en demande pardon à ces messieurs ; mais ces messieurs ne peuvent lui rendre le bonheur qu’ils lui ont volé. Et, quant à moi, je n’étais ni violent, ni despote, j’aimais ma compagne… Je l’eusse aimée avec passion, si elle l’eût voulu ; mais il y avait entre nous un homme qui ne voulait pas, un homme qui lui disait chaque jour : « Subissez les caresses de votre mari, votre corps lui appartient, mais non votre âme, puisqu’il est un impie et un philosophe ! Gardez votre âme à Dieu et à moi… »
 
— Mon père ! s’écria Lucie, ne dites pas ces choses-là !
 
— Je veux les dire, je les dirai ! elles me font du mal, elles t’en font aussi, ce n’est pas une raison pour laisser la vérité dans l’ombre et dans l’oubli. J’ai quatre-vingt-deux ans ; eh bien, je le jure devant celui que vous appelez Dieu, et qui est pour moi la loi de l’univers, je porte en moi depuis cinquante ans une malédiction que je veux formuler jusqu’à ma dernière heure ! Maudite et trois fois maudite soit l’intervention du prêtre dans les familles ! le prêtre qui, jeune ou vieux, honnête ou dépravé,
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nous enlève la confiance et le respect de nos femmes, le prêtre qui, fanatique ou modéré, est obligé par son état de leur dire que nous sommes damnés si nous ne nous confessons pas, qui, par conséquent, les habitue à séparer leur âme de la nôtre, et à rêver un paradis d’égoïstes dont nous serons exclus ! Oui, maudit soit le prêtre qui ne nous marie que pour nous démarier au plus vite, lui qui a déjà prélevé ses droits sur la virginité de l’esprit et la pureté de l’imagination de nos femmes en leur apprenant ce que nous seuls eussions dû leur apprendre. »
 
Lucie devint pâle devant l’énergie un peu délirante de son grand-père.
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« Émile, me dit-elle enfin en s’appuyant sur moi avec abandon, oublions tout cela, et cherchons le moyen de gagner du temps ; oui, il nous faut absolument le temps de nous confesser l’un l’autre jusqu’au fond de l’âme, à moins que vous n’ayez perdu toute espérance de m’amener à vous ou de venir à moi !
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— Je garde, lui répondis-je, la ferme espérance de vous amener à moi, si vous me dites que vous ne la répudiez pas, malgré ce que vous regardez peut-être comme une obstination de mon orgueil.
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— Eh bien, s’écria Lucie avec une sainte effusion, j’accepte ce marché-là ! Vous êtes un grand cœur, Émile, et je me laisse vaincre en générosité, afin d’avoir à vous admirer et à vous estimer toujours davantage. Il faut bien que cela s’arrange ainsi, car mon père romprait tout, et quel affreux malheur pour nous de nous séparer sans avoir cherché de toutes nos forces à unir nos âmes, qui se cherchent avec tant de force et de sincérité ! Allons, Émile, embrassez le grand-père, et dites-lui de prier pour nous.
 
— Moi, prier ! s’écria, en me serrant dans ses bras,
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le vieux Turdy, qui riait et pleurait en même temps.
 
— Oui, mon ami, lui dis-je, vous prierez pour nous la grande loi de l’univers ; car, en y pensant bien, vous reconnaîtrez que cette loi est esprit autant que matière. Votre esprit parlera donc pour nous à ce grand esprit qui gouverne les intelligences, puisqu’il régit toutes les forces, et, tout en essayant de prier, il vous arrivera de prier en effet.
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Un billet de M. La Quintinie est arrivé en cet instant. Il avait reçu, disait-il à sa fille, une lettre qui le forçait d’aller tout de suite à Chambéry. Il avait loué une petite voiture au village du Bourget, et, comme il comptait dîner à la ville, il priait qu’on ne l’attendît pas. Il passerait la soirée et la nuit chez mademoiselle de Turdy.
 
Je ne sais pourquoi cette escapade inattendue du général a inquiété Lucie. Elle s’est informée auprès du militaire qui sert de domestique à M. La Quintinie et qui l’avait accompagné à la chasse. Un exprès avait été rencontré par eux, comme il apportait une lettre au château. Le général, après avoir lu la lettre dont cet homme était porteur, avait poussé jusqu’au village. Là, il avait paru
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indécis un instant ; puis, s’étant assuré d’un moyen de transport, il avait écrit le billet et renvoyé à Turdy son domestique, son fusil et ses chiens.
 
« Je ne vois là rien d’étonnant, dit le grand-père. Le général n’avait pas encore été saluer ma sœur ; la moindre affaire l’aura décidé à se rendre tout de suite à son devoir. »
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Dès qu’il se fut retiré, je demandai à Lucie pourquoi elle était troublée. Elle me dit qu’elle eût été satisfaite d’une explication ce jour même entre son père et moi.
 
« Vous devez apprendre, me dit-elle, que son caractère est très vif, mais non opiniâtre. Quand même je ne l’aimerais pas tendrement, je ne le craindrais pas ; mais il est l’homme des formalités extérieures, et il reproche beaucoup à mon grand-père de n’en pas tenir assez de compte en ce qui me concerne. Jusqu’à présent, il s’est beaucoup impatienté de ce que je ne me mariais pas. Il prétend qu’on s’y prend très-mal pour m’y décider, que des parents sages doivent choisir eux-mêmes, présenter le fiancé, et réclamer la soumission aveugle de la jeune fille. La question qu’il a soulevée ce matin à propos de l’obéissance passive n’était qu’une suite de ce raisonnement à mon adresse. Il croit qu’en laissant un jeune couple s’observer et s’étudier mutuellement, on lui donne le temps de se ''désenchanter'' du mariage, et il ajoute très naïvement que, si l’on connaissait bien d’avance la personne à laquelle on doit s’unir, on n’en trouverait pas une seule à qui l’on voulût se fier. Quand je lui fais observer que ce n’est point là un encouragement au mariage, il prononce qu’''il faut'' se marier, et pour mon père ''il faut'' n’a jamais besoin d’explication.
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Ne le prenez pas cependant pour un despote. Quand vous le connaîtrez, vous verrez qu’avec lui ma liberté ne court pas de risques bien sérieux : ce n’est donc pas lui que je crains pour moi, c’est vous, Émile, que je crains pour lui.
 
— Expliquez-vous.
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— Si vous m’aimez assez pour embrasser mes idées, vous userez de votre légitime ascendant sur lui pour l’amener à approuver notre union.
 
— Ah ! oui ; mais nous sommes dans une impasse. Pour que nos idées arrivent à se fondre, il ne faut pas
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qu’on nous sépare… M’autorisez-vous à lui dire que j’espère vous convertir ?
 
— Si vous le croyez, dites-le, Lucie ; mais ne comptez pas que je vous aiderai à le faire croire. »
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XV.
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Ceci nous mènerait bien loin et ne serait que la paraphrase d’une de ces excellentes leçons que vous oubliez, que vous reniez peut-être, mais que j’ai gardées en extraits et en résumés dans mes cahiers du couvent. Cette leçon était intitulée ''E pur si muove !'' Souvenez-vous, mon ami ! Vous nous disiez (et je vous cite à peu près textuellement, car j’ai mon extrait sous les yeux) :
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« Oui, elle tournait, la terre, et elle avait toujours tourné, car ce mouvement est sa vie, et, si les juges qui condamnaient Galilée avaient mieux réfléchi et mieux raisonné, ils eussent pu interpréter le miracle de Josué sans faire mentir ni les livres saints, ni les éternelles lois de la nature. Dieu, qui a le pouvoir de faire fonctionner tous les rouages de l’univers, avait bien celui de faire apparaître aux yeux de cette poignée d’hommes qui combattaient en son nom le spectre enflammé d’un soleil immobile, remplaçant pour leur croyance l’astre véritable qui s’éloignait et s’éteignait dans les nuées du couchant.
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Voilà ce que vous disiez, mon ami. Permettez-moi de m’en tenir à ce doux et clair esprit qui formait le mien, et dont il ne m’est plus possible de changer les conclusions. Votre père Onorio est un saint, je n’en doute pas ; mais il y a des saints qui se trompent, et vous-même êtes forcé de modifier et d’atténuer les conséquences de sa doctrine.
 
Je n’aime pas l’exagération de parti pris. J’ai aujourd’hui la certitude que l’on peut prendre le sauveur Jésus pour l’idéal de la vie intérieure sans rompre avec les devoirs du temps et du milieu où l’on existe. Cet idéal que l’on porte en soi tend à élever sans cesse la pratique de la vie sociale ; mais je crois qu’il défend aussi de la briser, et que les grandes ruptures avec les devoirs ordinaires sont de grands scandales, pardonnables seulement à qui n’a pas compris ces devoirs-là. Je les ai compris, moi ; je ne peux plus les méconnaître. Je dois et je
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veux vivre avec mon temps, que Dieu n’a pas maudit. Dieu ne maudit rien, je proteste !
 
Ne me demandez pas autre chose, mon ami. Vous parler de ce projet de mariage qui vous paraît si funeste m’est encore plus impossible.
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Je ne veux pas faire de controverse avec Émile. Je ne pourrais pas non plus. Je ne me sens de forces réelles que sur des articles de foi où je le sais d’accord avec moi et beaucoup plus fort que moi-même,… aussi fort que vous, mon ami, et ce n’est pas peu dire !
 
Tranquillisez-vous sur mon compte, et ne pleurez pas notre amitié brisée. Pourquoi le serait-elle, si vous redevenez l’ami que j’ai toujours connu ? Émile lui-même renouera cette amitié quand vous m’autoriserez à la lui dire, et quand vous aurez reconnu en lui un guide sûr, éclairé, légitime enfin pour mon âme. Voyez-le donc, parlez-lui de moi, de lui, faites-vous apprécier, obtenez sa confiance : je consens à ne me prononcer dans un sens ou dans l’autre qu’après cette épreuve ; mais soyez
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vous-même, mon ami, et mettons tout à fait de côté l’influence hors de saison qui a dicté votre dernière lettre.
 
 
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Mon avis est qu’il faut éviter les discussions vaines et ne point porter le trouble dans les esprits par la guerre aux détails. Beaucoup de chemins conduisent au vrai, et la devise de l’Église est que tout chemin mène à Rome. Demandons aujourd’hui que tout chemin mène Rome à Dieu !
 
Tracer une route unique et absolue, bâtir des systèmes de toutes pièces, ce serait recommencer l’histoire du passé. L’homme nouveau ne subira plus d’entraves nouvelles. Il aimera encore mieux user celles dont il a l’habitudel’habi
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tude, jusqu’à ce qu’elles le quittent à force de vétusté, et, comme cela est fatal, rien ne doit nous irriter dans les obstinations de l’habitude.
 
D’ailleurs, quelle que soit la théorie de l’individu, il peut être dans le chemin pratique de l’idéal, si son âme est plus généreuse que sa croyance, et cette anomalie se présente en nombreux exemples dans la situation particulière aux époques de grande transition. Il ne faudrait donc pas prendre trop à la lettre ce que je t’ai dit sur les eunuques intellectuels. Le mysticisme est une grande machine à mutilation morale ; mais les germes de la véritable virilité lui échappent souvent. J’ai connu des dévots très-philosophes, des esprits forts très-superstitieux, et des athées très-religieux sans le savoir.
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Ces exceptions, quelque fréquentes qu’elles soient, ne doivent pourtant jamais servir à réhabiliter l’esprit meurtrier des doctrines ennemies du progrès. Elles ne sont rien de plus que de nobles inconséquences, des révoltes de la vie divine dans les âmes, des protestations qui échappent au raisonnement, des attentats sublimes contre la logique du mal, des contradictions sans lesquelles l’esprit de Dieu eût été entièrement étouffé au moyen âge. La réforme fut une de ces protestations spontanées qui ouvrent une soupape de sûreté à l’étouffement universel. Une nouvelle réforme plus radicale et plus complète se prépare. L’Église romaine se mettra-t-elle en tête du mouvement ? Qui sait ? et pourquoi non ? Voilà pourquoi, mon enfant, il ne faut pas décourager les catholiques comme Lucie, ni les athées comme son grand-père.
 
Pour conclure, esprit de charité, tolérance et aménité envers tout homme et toute femme de bien qui se trompe ! — Guerre ouverte, guerre à mort au mensonge érigé en parole de Dieu ! Mépris absolu, mépris de glace
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aux hypocrites qui font de l’idée religieuse un instrument de haine et d’abrutissement, ou tout simplement le marchepied de leur ambition !
 
Sois sage autant que courageux, ce n’est point facile ! Raison de plus pour essayer.
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Aujourd’hui, je croyais pouvoir aborder la question avec le général ; mais il a écrit de Chambéry qu’il ne rentrerait que demain, et j’ai pu passer la journée dans une sorte de tête-à-tête avec Lucie.
 
Nous avons causé longtemps en nous promenant dans l’enclos et dans la montagne autour du manoir. C’est un lieu enchanté, et Lucie est une créature divine, mon père ! Nous n’avons plus discuté, nous avons répandu nos cœurs l’un dans l’autre. Nous nous sommes raconté toute notre vie, et quel ravissement pour moi de n’avoir rien à lui cacher, rien à lui taire ! Combien je t’en remercie ! car c’est à toi que je dois d’avoir ignoré les dangereux entraînements de la jeunesse et de l’oisiveté. Je lui ai dit toute notre intimité de travail, de voyages tête à tête, de causerie intime et jamais épuisée, ces soirées d’hiver à la campagne où tous deux, seuls au coin du feu, nous pensions tout haut l’un pour l’autre, et quelquefois entraînésent
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raînés jusqu’au milieu de la nuit, oubliant de compter les heures qui sonnaient et les lumières qui se consumaient sur la table. Et Lucie aimait à apprendre que nous étions souvent gais dans ces épanchements jusqu’à rire et à réveiller en sursaut le vieux chien qui dormait dans nos jambes, que nous recommencions le jour suivant après nous être dit : « Cette fois, nous nous quitterons à dix heures, nous avons à travailler, nous veillons trop ! » et que nous retombions dans notre oubli du temps, dans notre plaisir de pouvoir échanger avec suite nos idées et nos sentiments sans être dérangés ni distraits par la vie extérieure. Je lui racontais aussi nos longues promenades de huit jours dans l’été, avec un domestique pour faire notre cuisine ambulante et un mulet pour porter nos provisions. Je lui disais comment nous explorions ainsi une localité de peu d’étendue, examinant tout, recueillant tout, et comme quoi nous arrivions à la posséder sous tous ses aspects d’ensemble et de détail, art, science, histoire, mœurs, coutumes, faune et flore. — Et puis nos grandes excursions, nos campagnes dans les bibliothèques, nos heures de recherches dans les livres, nos collections de souvenirs, nos rêveries oublieuses de tout au sein de la nature, enfin toute cette vie à deux que tu m’as faite si libre et si remplie, si belle et si douce, si austère et si tendre !… Lucie a rêvé longtemps après m’avoir longtemps questionné.
 
« Je ne m’étonne plus, m’a-t-elle dit ensuite, de trouver en vous ce que je n’ai trouvé chez personne, l’accord des idées, des sentiments et des goûts. Votre esprit et votre caractère se tiennent, et cette pureté de mœurs que j’ai entendu déclarer impossible à votre sexe et à votre âge, à moins d’une éducation catholique des plus rigides, est pour moi une surprise dont je ne reviens pas.
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— Tout cela, Lucie, a été obtenu par le sentiment religieux pourtant, n’en doutez pas ; mais il y a manqué, je l’avoue, la crainte du diable et la croyance à l’enfer.
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— Mais votre père est un homme pourtant ! Sera-t-il notre confesseur et notre conseil ? Je le veux bien, moi ; mais alors que devient notre théorie contre l’intervention du ''père spirituel'' ?
 
— Je vais vous dire la différence, Lucie ! L’intervention d’un père comme le mien serait ''discrète'', et notre recours à lui serait ''libre''. Un père comme le mien n’entendrait pas la confession de l’un sans entendre celle de l’autre, et il n’exigerait ni l’une ni l’autre au nom de notre salut. Je comprendrais très-volontiers, à défaut de bons parents et d’amis sévères, le rôle d’un prêtre saint et sage qui consentirait à donner ses conseils et ses lumières à deux amants, à deux époux attirés vers lui d’un commun accord par une égale confiance, et qui,
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lorsqu’il ne les verrait pas venir à lui, remercierait Dieu de ce qu’ils n’ont pas besoin de lui. Est-ce ainsi que vos prêtres agissent ? Votre confiance en eux n’est-elle pas obligatoire, forcée ? Pouvez-vous les consulter sur un cas de conscience isolé ? Ne faut-il pas leur dire tout, jusqu’aux plus délicats secrets de la pudeur, jusqu’aux choses qu’un père n’oserait demander à sa fille ?
 
— Je ne sais pas, moi ! répondit Lucie avec fermeté. Il y a des pudeurs qui n’ont pas de secrets à révéler et qui ne connaissent pas les angoisses de la confession. Ne m’accorderez-vous pas que, pour les autres, la crainte d’avoir à révéler quelque honte devient un frein salutaire et puissant ?
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— Comme pénitence !… dit-elle en riant. Eh bien, à présent je veux que nous parlions de moi, afin que ce père, dont j’ai peur et envie, juge si je suis digne de devenir sa fille. Vrai, je n’en sais plus rien ! Interrogez-moi.
 
— Oh ! mon Dieu, moi, lui dis-je, une seule chose me tourmente. Votre vie a été si pure, qu’elle est écrite dans un regard, dans un sourire de vous. Vous pouvez
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avoir essayé d’aimer quelqu’un comme vous essayez de m’aimer à présent, sans perdre le moindre de vos droits à mon respect, et pourtant je serais désespéré d’apprendre que vous avez aimé !
 
— Alors pourquoi le demandez-vous ?
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— Oui, un enfant de quatre ans, la fille de ma servante Misie, un enfant qui a causé dans ma vie une sorte de révolution ; mais il faut que je remonte un peu dans cette vie d’auparavant. Je vous résumerai mon histoire en quelques mots, et vous la soumettrez au jugement de votre père.
 
« J’ai toujours été enjouée de caractère et sérieuse d’esprit. Le premier éveil de mon âme s’est fait au sein d’une religion douce et tolérante de formes, grâce à une bonne direction que j’ai rencontrée, mais sévère dans ses conséquences, grâce à un certain besoin de logique ardente qui est en moi. J’ai voulu appliquer cette logique à ma vie, consacrer ma fortune et mes soins
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au bonheur des autres sans me permettre de penser au mien propre. Ma nature calme ou bien gouvernée ne réclamait pas. Je ne pouvais séparer dans ma pensée mes propres félicités de celles des êtres que je voulais rendre heureux.
 
« On vous a dit que je voulais me faire religieuse : j’y ai pensé longtemps et sérieusement ; mais ce n’était pas par un instinct d’isolement farouche. Je voulais me consacrer à l’éducation des enfants et des jeunes filles.
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« Je ne l’ai pourtant pas fait. Plus tard, et quand nous passerons aux détails, je vous raconterai ce qui m’a rendue hésitante. Je vous dirai seulement aujourd’hui ce qui m’a fait renoncer complétement à mes projets.
 
« Un jour, ma servante Misie me demanda en pleurant de prendre sa petite dans la maison. Sa sœur, à qui elle l’avait confiée, venait de mourir, et elle n’avait au village personne qui lui inspirât confiance. Mon grand-père aime les enfants, mais à la condition qu’ils ne seront ni bruyants ni dévastateurs. Il pense avec raison que leurs parents, engagés dans les devoirs de la domesticité, ne peuvent guère les surveiller, et que ces petits bandits, livrés à eux-mêmes, arrachent et brisent les fleurs, dénichent les oiseaux et font mille autres sottises nuisibles à eux-mêmes autant qu’au repos des vieillards. J’obtins une exception en faveur de Lucette ; elle était ma filleule, je me chargeais de la surveiller aux heures où sa mère ne le pourrait pas. J’allai donc chercher l’enfant ; elle était malpropre. Quand je l’eus baignée, je vis qu’elle était d’une délicatesse extrême et qu’elle avait besoin de grands soins. Elle n’était pas jolie ; craintive,
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sauvage, elle ne me tint d’abord que par la pitié ; mais elle m’occupait beaucoup. Sa frêle santé, son caractère ombrageux exigeaient une surveillance continuelle, et je me repentis d’avoir pris une charge qui absorbait tout mon temps et me rendait esclave d’un seul petit être médiocrement intéressant par lui-même.
 
« Au moment de la rendre à sa mère, pour qui j’aurais facilement obtenu une dispense de service jusqu’à nouvel ordre, je me sentis reprise de compassion. Misie ne savait soigner sa fille ni au physique ni au moral. Elle la faisait manger trop ou trop peu, elle la grondait et la gâtait sans discernement. Je la priai de ne s’en plus mêler. Conserver ce petit corps et cette petite âme, n’était-ce point aussi obligatoire que de préparer l’éducation de deux ou trois cents jeunes filles ? Le brin d’herbe est-il moins fécondé par la rosée du ciel que par la grande nappe de la prairie ? Et puis je devais peut-être accepter cette charge par la raison qu’elle me pesait. Je rêvais les grandes choses, et je dédaignais les petites ; ce n’était pas là le véritable esprit chrétien. Je redevins l’esclave de Lucette, et je fis de mon mieux.
 
« Durant l’hiver, elle resta chétive et maussade ; mais, quand les neiges commencèrent à fondre, quand le printemps verdit, ma pauvre petite commença à renaître. Un matin qu’elle jouait mélancoliquement à mes pieds dans le jardin, elle laissa tomber ses jouets, regarda longtemps un buisson où un oiseau avait commencé son nid, et, voyant la petite bête apporter et entrelacer adroitement un grand brin de paille, elle se mit tout à coup à sourire en silence. C’était, je crois, son premier sourire volontaire et spontané. Sa mère ne lui arrachait ces petites gracieusetés de la physionomie qu’à force d’obsessions. Ce que je vais vous dire vous paraîtra peut-être bien puéril, mais le muet sourire de Lucette à cet oiseau qui
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ne lui demandait rien me causa un attendrissement extraordinaire. Je la regardai comme si elle m’apparaissait pour la première fois. Ce sourire l’avait transfigurée, elle était belle. Encore pâle sous ses cheveux bruns, elle s’animait peu à peu, comme un bouton de fleur qui s’entr’ouvre et se colore au soleil. Elle se leva pour aller regarder le petit nid que l’oiseau venait de quitter, et son sourire devint un franc rire d’étonnement et d’admiration. Elle revint à moi, et, voyant mes yeux attachés sur les siens, elle hésita un peu, s’enhardit, et vint pour la première fois m’embrasser et me caresser de son plein gré.
 
« Nous nous aimions enfin ! Elle avait pris confiance en moi, et moi… comment vous dirai-je ce qu’elle m’inspirait tout à coup ? C’était comme la révélation d’une chose jusque-là ignorée, le charme de l’enfance. Les religieuses — et vraiment j’en étais une, bien que libre encore — ne connaissent pas le sentiment maternel. Il faudrait le deviner, et elles ne doivent pas chercher à en pénétrer les mystères. Leurs enfants d’adoption sont pour elles de petites sœurs qu’elles gouvernent plus ou moins bien, mais que leurs entrailles repoussent en quelque sorte. Il y en a même bon nombre qui détestent les enfants malgré elles, comme si leur conscience chagrine protestait contre la stérilité de leur vie. Pour moi, j’aimais l’enfance, mais je ne l’avais jamais comprise. C’étaient toujours de jeunes âmes à éclairer des lumières de la religion, mais non ces êtres complets et vraiment angéliques que les enfants sont en réalité. La beauté, la grâce, et je ne sais quoi de mystérieusement divin, comme si Dieu n’avait pas besoin de nous pour se révéler à eux plus intimement qu’à nous-mêmes, voilà ce qui me frappa d’une lumière imprévue. Pourquoi le nid du petit oiseau charmait-il la pensée de Lucette ? Savait-elle si c’était un berceau ou un simple amusement ? Si elle me
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l’eût demandé, je n’eusse pas osé lui répondre. Elle avait l’air de l’avoir mieux compris que moi et d’avoir adoré déjà dans son cœur la loi de Dieu dans le travail de cette petite créature.
 
« À partir de ce jour, Lucette me devint si chère, que ma personnalité disparut pour moi en quelque sorte. Comme si elle l’eût compris, la pauvre petite se mit à m’aimer passionnément. Elle n’était pas démonstrative, mais elle s’attachait à moi comme mon ombre à mon corps, et, si j’étais forcée de la quitter quelques heures, je la trouvais absorbée et comme dépérie. Sa joie était si grande en me voyant revenir, qu’elle avait des étouffements inquiétants. Le médecin, la voyant ainsi, me disait souvent : — « Ne vous y attachez pas trop, elle ne vivra pas. »
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« Je pris à tâche de la faire vivre, n’espérant pas trop réussir et pour ainsi dire préparée à la perdre, mais pénétrée du désir ardent de faire sa vie aussi pleine et aussi douce que possible. Cette préoccupation devint mon unique pensée, et, pendant six mois, je vécus aussi absente de moi-même que si je ne m’étais jamais connue. Toutes mes pensées, toutes mes inquiétudes, toutes mes espérances avaient cette enfant pour objet, elle était le but de ma vie. C’est en vain que j’essayais quelquefois de me reprendre et de m’interroger ; je ne pouvais plus me répondre, j’aimais l’enfant et l’enfance plus que moi-même.
 
« J’en étais venue à ressentir tous les mystérieux instincts de la maternité. La nuit, j’étais comme avertie de ses étouffements, et je m’éveillais avant elle. En la promenant, je sentais venir à l’horizon le souffle d’air un peu trop frais pour sa poitrine délicate. Cette enfant toujours dans mes bras, sur mes genoux ou pendue à ma robe, impatientait un peu mon grand-père, et lorsque,
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pour ne pas la quitter, je refusais d’aller passer les fêtes avec ma tante, celle-ci disait que je devenais folle ; mais au fond tous deux espéraient que cet engouement pour l’enfance me conduirait au mariage, et on ne me contrariait pas trop.
 
« Durant l’été, Lucette parut vouloir vivre. Son intelligence se développait rapidement : elle questionnait beaucoup ; mais ses questions mystérieuses, incompréhensibles quelquefois, m’effrayaient. Que répondre à cette petite âme qui cherchait Dieu et qui semblait le mieux entrevoir dans ses rêves que dans mes explications ? Elle voulait aller dans les étoiles, c’était son idée fixe, et il fallait, quelquefois, lui promettre de l’y conduire pour l’empêcher de pleurer sans cause apparente. — Mais ce n’est pas l’histoire de Lucette que je veux vous raconter. Ses adorables gentillesses, sa poésie bizarre n’ont peut-être existé que pour moi. Elle a été un rêve délicieux et poignant dans ma vie. Au retour des neiges, elle a dépéri rapidement. Je ne la quittais ni jour ni nuit. Par une froide matinée de cet hiver, elle s’est endormie sur mon cœur pour ne plus se réveiller, et dans ce sommeil suprême je l’ai vue sourire une dernière fois, comme si la mort lui apparaissait sous la forme du petit oiseau qui tisse gaiement le berceau d’une vie nouvelle. J’ai ressenti une douleur dont je ne veux pas vous parler : je pleurerais encore, et je ne dois pas vous attrister.
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— Oui, je veux bien, dites.
 
— Eh bien, vous avez été transformée par cet amour de mère ; vous avez compris que l’adoption d’un enfant était une chose bien autrement grave que la gouverne
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d’un troupeau. Vous avez compris le but de la femme, vous avez vu que l’enfant ne pouvait avoir plusieurs mères, et que, pour vivre heureux ou pour mourir doucement, il devait absorber toute l’existence d’une seule. Vous vous êtes dit enfin que le but de la femme était la maternité avec toutes ses angoisses, toutes ses sollicitudes, tous ses déchirements et toutes ses joies, et qu’une religieuse n’était, en comparaison d’une mère, qu’un pédagogue à la place de Dieu.
 
— Oui, Émile, c’est la vérité que vous dites, et c’est là ce que j’ai ressenti. Tous mes raisonnements exaltés sont tombés devant le fait éprouvé. L’état le plus sublime et le plus religieux, c’est l’état le plus naturel. Dieu n’a pas mis dans nos cœurs ce miracle de tendresse inépuisable, cette faculté d’aimer et de souffrir pour que notre volonté s’y refuse. Le jour où j’ai perdu Lucette, j’ai résolu de me marier ; mais je ne voulais pas me marier à tout prix, et aucun homme n’avait parlé à mon cœur, aucun n’avait éveillé mon imagination. J’étais très-hautaine, c’était un tort sans doute. Je n’avais pas le droit de prétendre à l’affection d’un homme véritablement supérieur, moi dont la vie toute faite de grandes aspirations et de petits dévouements avait été en somme assez stérile. Que voulez-vous ! je ne me donne pas raison ; j’étais prévenue, et l’idéal religieux dont je m’étais nourrie ne me portait pas à l’indulgence dans le monde réel. J’étais pourtant née bienveillante, ce me semble ; mais j’avais fait deux parts de moi-même : une de bonhomie et d’enjouement pour cette vie extérieure à laquelle je ne voulais me mêler qu’à la surface, comme fait l’hirondelle qui rase le flot et ne quitte pas le domaine de l’air ; l’autre toute de recueillement et d’enthousiasme pour les choses célestes, région intellectuelle où je voulais absorber le meilleur de mon âme.
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« J’étais donc assez mal disposée à aimer quand je vous ai rencontré. C’est votre étonnante sincérité qui m’a frappée, et je vous ai pris dès les premiers jours en si grande estime, qu’il ne m’a plus été possible de revenir à mon orgueil solitaire ; j’ai senti pour vous l’amitié à première vue, une amitié si grande, qu’il ne me paraît pas possible non plus qu’elle soit jamais détruite, quoi qu’il arrive, et que, si nous ne nous marions pas ensemble, je ne songerai plus du tout à me marier. Je n’oserais plus offrir à un autre homme un cœur où vous auriez conservé tant de droits, et je m’imagine que, si j’étais homme, je ne voudrais pas venir après vous dans la vie d’une femme sérieuse.
 
« Mais votre rude franchise a eu aussi ses inconvénients. Effrayée de me sentir si occupée de vous et redevenue absente de moi-même comme au temps de Lucette, j’ai voulu savoir ce qui se passait en moi. J’ai craint de vous aimer d’amour juste au moment où j’ai craint que vous n’eussiez pas d’amour pour moi. Était-ce là un puéril sentiment de femme, un instinct de coquetterie ? J’ai eu peur de moi aussi, j’ai fui, j’ai cherché dans la prière et la retraite à me retrouver moi-même. Eh bien, là, je me suis réellement calmée, non par le détachement, mais par l’intervention mystérieuse de je ne sais quelle voix intérieure. Ne me questionnez pas là-dessus, je ne saurais pas bien vous répondre ; je sais seulement que Dieu semblait sourd à ma prière quand je lui offrais de renoncer à vous, et qu’il me revenait avec des suavités ineffables quand je priais pour vous seul. Alors il m’est arrivé d’avoir en lui une confiance que je n’avais jamais eue encore, et que je me suis expliquée ainsi : la foi en Dieu n’est complète que quand nous avons foi en nous-mêmes. Dieu est tellement en nous, qu’en doutant de nous, nous sommes entraînés à douter de lui. À force de
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l’interroger sur ses intentions à notre égard, on oublie trop souvent peut-être, dans la pratique religieuse, qu’il nous a donné le libre arbitre pour nous forcer à nous en servir ; enfin j’ai reconnu que mon affection pour vous avait grandi et éclairé ma foi. Dès lors j’ai résolu de ne plus combattre et d’attendre sans terreur ce que Dieu vous inspirerait à vous-même pour la solution de notre avenir. »
 
J’étais transporté de joie, et pourtant Lucie restait triste. Ses yeux attachés sur les miens se remplissaient à chaque instant de larmes.
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J’ai cru devoir respecter le secret de sa pensée. De quel droit me révolterais-je ? Elle me cache quelque chose ; mais, en voyant à quelles braves et loyales surprises ont abouti jusqu’ici ses restrictions et les petits mystères de sa conduite, ne serais-je pas ingrat et fou de ne pas savoir attendre ? C’est une épreuve qu’elle m’impose… Ah ! je ne veux pas être au-dessous de ce qu’elle attend de moi !
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Nous avons dîné avec le grand-père, et nous sommes restés ensemble jusqu’au lever des étoiles. Nous les avons regardées avec amour. Lucie semblait accepter l’idée de vivre tour à tour, et peut-être un jour simultanément, par la perception de l’infini, dans tous ces mondes ; elle aime la grandeur de ce beau rêve, elle n’y voit point d’hérésie.
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Émile.
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Émile m’avait prié de l’y accompagner, pour donner, par la présence d’un témoin, plus d’autorité à sa démarche auprès du général. Le dîner s’est passé sans coup férir, bien que ce grand avaleur de sabres me parût plus rogue et plus cambré que les autres jours. Enfin, à l’heure bénévole où le guerrier modèle daigne fumer sa pipe sur la terrasse du vieux château, mademoiselle La Quintinie a emmené son grand-père, et nous avons pu porter la parole. Émile a parlé comme vous lui avez appris à parler, noblement, avec simplicité, franchise et délicatesse. Il a dit en résumé qu’il aspirait au bonheur d’épouser mademoiselle Lucie, et qu’il demandait à son père la permission de faire agréer ses soins ; à quoi le général a répondu :
 
« ''Mon cher monsieur'', je ne vous dis pas non, mais je ne peux pas vous dire oui. Tout ceci s’est combiné d’une façon irrégulière, et je suis forcé de marcher dans la voie de l’irrégularité ouverte par vous et par ''monsieur le grand-père''. Ordinairement, et dans la règle
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voulue, qui est toujours la meilleure, le postulant présente sa demande au chef de la famille. Je croyais être ce chef unique et seul compétent. Vous avez cru devoir conférer mon titre et mes attributions à M. de Turdy… Soit, la chose est faite ! M. de Turdy a bien voulu m’avertir de vos intentions, et ma fille m’a prié de vous écouter. Je vous écoute, mais je me demande si vous avez agi à mon égard d’une façon dont je doive me montrer satisfait, et si votre peu d’empressement à gagner ma confiance est un bon précédent pour nos futures relations. »
 
Émile, sans s’effaroucher de cette gracieuse mercuriale, s’est respectueusement justifié en démontrant que, sans la permission de mademoiselle La Quintinie, il n’avait pu se croire autorisé à formuler sa demande ; mais, le général paraissant ne pas comprendre qu’on pût aimer sa fille avant de le connaître, et s’adresser à elle-même au lieu d’aller demander aux autorités civiles ou militaires l’autorisation préalable, il n’y avait guère moyen de s’entendre. Émile a déployé là toute l’habileté possible pour ménager la susceptibilité du père sans compromettre sa propre dignité. Il a été évident pour moi que le général ne comprenait rien à la délicatesse de la situation, au dévouement romanesque d’Émile, et qu’il n’écoutait même pas ce qu’on lui disait, tant il était préoccupé du désir d’être désagréable et de décourager. Émile s’en apercevait fort bien aussi, mais n’en faisait rien paraître, et c’est avec le plus grand calme et la plus parfaite déférence qu’il a demandé une solution à ce que le général traitait de ''malentendu regrettable'', comme s’il se fût agi d’arranger un duel et non un mariage.
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Mis au pied du mur, le potentat nous a enfin octroyé une réponse à laquelle, pour mon compte, je ne m’attendais que trop.
 
« ''Passons l’éponge'', a-t-il dit élégamment, sur le différend
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qui précède. Je persiste à dire que vous n’avez pas agi ''régulièrement'', mais je ne vous suppose pas de mauvaises intentions, et ''j’accepte vos excuses''. »
 
Ici, Émile est devenu rouge : il n’avait pas eu d’excuses à faire, il n’en avait pas fait, et j’ai cru devoir prendre la parole pour rétablir la vérité.
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« Et moi, monsieur le général, je vous déclare que je me regarde comme un homme très-religieux et dont les principes sont très-sérieusement fixés, aussi bien en matière de religion qu’en matière d’honneur !
 
— Oh ! pour l’honneur,… je n’en doute pas, monsieur, je sais… Monsieur votre père et vous,… je sais, je rends justice… Excellente réputation, caractère à l’abri de tout reproche… Mais la religion, jeune homme, la religion ! Il en faut ! Point de famille sans religion ! C’est la base de la société, c’est le frein de la femme, la tranquillité du mari, l’exemple des enfants. Je sais que monsieur votre père,… je n’ai pas lu ses ouvrages, ils sont fort bien écrits, à ce qu’on m’assure : beaucoup d’érudition, et des convenances !… mais cela ne suffit pas. Il méconnaît l’autorité de l’Église, et sans autorité il n’y a pas de religion. Enfin, vous êtes une espèce de protestant,
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et je ne crois pas que ma fille consente jamais à un mariage mixte. L’hérésie, monsieur, est quelquefois plus dangereuse que l’athéisme. Elle est une révolte, et tout ce qui est rébellion, est licence… »
 
Je vous fais grâce du discours dont nous a régalés, vingt minutes durant, ce Mars-Prudhomme. Il a fallu y passer et entendre tout cela sans sourire et sans impatience. Nous avons fait merveille, Émile et moi. Je ne le croyais pas si patient, et je ne me savais pas si grave. Le plus beau de l’affaire, c’est que nous n’avons jamais pu obtenir une conclusion. Il s’est si bien embrouillé dans les feux de file, tantôt disant qu’il espérait la conversion d’Émile et la vôtre, tantôt se retranchant sur la prétendue incertitude de Lucie, greffant maximes sur axiomes et ne décidant rien, que nous avons pris le parti de nous retirer en lui disant que nous attendrions le résultat de ses réflexions. C’était une pauvre sortie ; mais nous étions enfermés dans un cercle vicieux, ou l’envoyer au diable, ou y être envoyés nous-mêmes ; et votre fils, qui ne veut pas compromettre sa cause et qui n’a pas été admis à la plaider, n’a d’espoir que dans la résolution de Lucie et la protection du grand-père.
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Henri.
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''P.-S.'' — Est-ce la peine de vous dire que j’accepte votre jugement sans appel, et que je ne me ferai pas imprimer avant le jour où vous me direz : « C’est bien ? » Mais, dans un temps où nous serons, vous et moi, moins préoccupés d’Émile, vous me permettrez de défendre cette jeune génération d’écrivains à laquelle vous accordez peut-être trop de talent et refusez trop la croyance. Si c’est pour développer en moi ce qu’il y reste de principes en dépit de la précocité de mon expérience, j’accepte le reproche pour moi et pour ceux de mon âge. Vous êtes bien capable de cela, vous, âme toute paternelle et maligne en diable en l’art de gâter les enfants ! Non, pourtant vous êtes plus naïf que nous ! Vous nous croyez plus forts que nous ne sommes. Nous prenons des airs de matamore sans le savoir. Il nous est passé tant de choses sous les yeux depuis le collége, que nous avons le goût perverti ; mais, si nous n’aimons pas le vrai avec le jugement, nous l’aimons avec l’instinct et nous aspirons à le saisir. Que voulez-vous ! nous sommes venus en ce monde ''à la male heure'' ! Nous avons vu finir et recommencer diverses choses si vite emportées, que nous n’avons pas eu le temps de les sentir, et je crois que l’on ne comprend bien que ce que l’on a senti soi-même. Vous ne pouvez nier que nous ne soyons éclos à la vie au milieu d’une grande corruption de principes ; nous ne pouvions donc nous développer par l’enthousiasme. Pour rester honnêtes, il nous a fallu avoir la volonté froide, et nous sommes froids comme de jeunes protestants. Il y a bien à cela quelque mérite ! Vienne le soleil qui nous réchauffera !… L’an 1900 est encore loin, mon ami ! Nous tâcherons de le hâter.
 
Mais c’est trop vous parler de moi, et j’en ai honte. Votre cœur a bien d’autres soucis que mon sot petit manuscrit, et j’admire votre bonté qui a trouvé le
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temps de le lire et de m’en parler, à moi qui n’y pensais plus !
 
 
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Aix, 15 juin 1861.
 
Henri t’a raconté nos ennuis d’hier. Rappelé par un billet de l’excellent grand-père, nous sommes retournés ce matin à Turdy. Le général était à la promenade. J’ai pu, en déjeunant avec Lucie et M. de Turdy, savoir, non ce que veut ou voudra positivement le général, mais ce que sa fille pense de la situation. Elle est persuadée
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que quelqu’un a agi sur son esprit tout récemment. Aux premières ouvertures de la famille, il s’était montré beaucoup plus coulant, et moi, maintenant, je crois savoir contre qui la lutte est engagée.
 
Nous étions au salon vers deux heures et le grand-père commençait sa sieste, lorsque le général est brusquement rentré en présentant un personnage qu’il a qualifié d’ami à lui. J’ai vu une grande surprise et une singulière émotion sur le visage de Lucie, et je n’ai pas été moins surpris moi-même en reconnaissant dans la personne ainsi présentée mon compagnon de promenade à la cascade Jacob. Il n’a point paru, lui, s’étonner de me voir là, et il m’a parlé sur-le-champ avec une bienveillance aisée et avec le même charme, la même élégance qui m’avaient déjà frappé. Cet homme a quelque chose de très-séduisant ; il a plu tout de suite à Henri. Le grand-père, ne se doutant pas qu’il eût en présence un ardent catholique, tant le personnage mettait d’adresse à éviter le choc, l’a traité avec son aménité ordinaire ; Lucie seule était timide ou réservée.
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— Je ne le sais pas non plus ; mais vous, vous le connaissez donc ? »
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Je ne pus répondre. Le général s’avisait de notre aparté et faisait à Lucie des yeux terribles. Elle feignit de ne pas s’en apercevoir et se rapprocha de son grand-père. La visite se prolongeait. J’attendais que le général fût libre de me parler et qu’il parût décidé à le faire, puisque, pour mon compte, je n’avais plus d’initiative à prendre. Il se leva enfin en disant à M. de Turdy qu’il s’était permis d’inviter M. Moreali à dîner, et il se rendit au jardin pour fumer, mais sans m’engager à le suivre. Je me rendis au jardin presque aussitôt, et, feignant de lire un journal, je me tins à distance pour lui laisser la liberté de m’éviter ou de venir à moi. Il tarda quelques instants à prendre un parti. Je le crois fort irrésolu. Enfin il m’appela pour me faire une question oiseuse, et je dus me prêter à échanger avec lui les répliques d’une conversation étrangère au problème soulevé la veille. Cette conversation roula sur la chasse, sur l’agriculture, sur la Crimée, sur l’Afrique, que sais-je ? Ce brave homme ne sait pas causer : de sa vie il n’a écouté une question ou une réponse ; on dirait qu’il est le seul interlocuteur qu’il puisse comprendre ; il raconte, prononce, juge, pérore, donne des explications que lui demande un auditoire imaginaire, et, parfaitement satisfait de ses propres réponses, il a l’étonnante faculté de parler tout seul et de se faire part de ses convictions sans se lasser. Je l’étudiais avec curiosité, et il acceptait mon silence comme l’admiration d’un subalterne en présence de son supérieur. C’est peut-être chez lui une habitude de rendre ses oracles à heures fixes en dégustant lentement la fumée de sa pipe. Le reste du temps il se renferme dans un majestueux silence d’où il sort par échappées touchantes, brusques ou dédaigneuses ; puis il se tait comme s’il réservait les arrêts de son infaillibilité pour le moment consacré à l’expansion. Il m’a demandé
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naïvement à plusieurs reprises pourquoi Henri n’était pas là, et, comme je lui offrais de l’aller chercher :
 
— Non, disait-il, puisqu’il ne s’intéresse pas aux ''questions'' ! »
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Quant à Moreali, c’est bien un autre problème, et je m’y perds. Il m’a été impossible de savoir de Lucie qui il est, d’où il sort, où il va, ce qu’il vient faire ici. Lucie s’est étonnée de ma curiosité ; elle a paru ne pas le connaître plus que moi ; pourtant elle n’a pas répondu d’une manière bien nette à mes questions, et son sourire avait quelque chose d’étrange et de triste quand elle me disait : « Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ? »
 
Nous ne pouvions parler ensemble qu’à la dérobée et à bâtons rompus. On s’est dispersé vers trois heures. Le grand-père m’a retenu pour lui lire une brochure. Henri, pensant que l’attitude du général avec moi était toute la solution à attendre, et selon lui la meilleure, s’était retiré. Le général était retourné au jardin avec Lucie et M. Moreali. J’espérais les rejoindre bientôt ; mais, quand M. de Turdy m’a rendu ma liberté, ils étaient sortis de l’enclos et je les ai aperçus assez haut dans la montagne. Lucie donnait le bras à son père, M. Moreali marchait près d’elle de l’autre côté. Ils s’arrêtaient souvent, comme des gens préoccupés d’un entretien suivi. J’ai cru qu’il y
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aurait indiscrétion à les rejoindre, et puis j’étais blessé, navré de cette fugue de Lucie. Comment n’avait-elle pas trouvé le moyen de m’avertir ? Je me jetai sur un banc ; mais, au moment de désespérer, je vis des caractères tracés légèrement sur le sable et ces mots bien lisibles : ''Suivez-nous''. Sans aucun doute, Lucie, surprise par un caprice de son père, avait furtivement écrit cela pour moi avec le bout de son ombrelle. Je m’élançai. En deux minutes, à travers les broussailles presque à pic, j’avais gagné le sentier, et je voyais le groupe venir à ma rencontre. Lucie s’en détacha, doubla le pas et passa son bras sous le mien.
 
Émile, me dit-elle très-vite, soyez patient, je vous en conjure, soyez calme ! Ne vous apercevez de rien !… Mon père s’obstine, il veut que je vous convertisse ; il dit que cela dépend de moi, et que notre sort est dans mes mains. Laissez-lui croire que j’y travaille, cela ne vous compromet pas, et ce n’est pas mentir, car j’y travaillerai sans doute ; mais pas ainsi, soyez tranquille, pas sous le coup de la menace, et jamais à titre de compromis entre le cœur et la conscience ! Vous me connaissez trop pour craindre que je ne livre à vos convictions un combat indigne de vous et de moi. »
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« Vous avez un air de triomphateur, monsieur Émile ! Prenez garde ! si ''elle'' vous dit la vérité, vous avez à réfléchir. »
 
Au lieu de répondre, je regardai M. Moreali d’un air
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de surprise bien marquée, comme pour demander s’il était initié au secret de la famille. Le général me comprit, car il se hâta de répondre à cette question muette :
 
« Monsieur est de bon conseil, et je l’ai présenté dans la maison comme mon ami. Est-ce que ça ne suffit pas ? »
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« Alors, si vous vous entendez tous les deux, me voilà tranquille, et ma fille doit l’être aussi. Je reste ici avec elle un instant ; allez devant, nous vous rejoindrons. »
 
C’était un ordre d’avoir à m’expliquer sur l’heure avec cet inconnu. J’y étais mal disposé par l’étrangeté du fait. Quelque agréable que soit le personnage, sa soudaine intervention bouleversait toutes mes idées. Il
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prit mon bras avec une familiarité surprenante, sans pourtant rien perdre de la dignité de ses manières, et, quand nous eûmes fait quelques pas :
 
« Monsieur, me dit-il, reconnaissons d’abord, pour nous entendre, que M. le général La Quintinie est d’un caractère excentrique et singulier. Je vous tromperais si je vous laissais croire que je suis son ami plus que le vôtre. Notre connaissance est tout aussi récente. Je l’ai rencontré ces jours derniers chez mademoiselle de Turdy à Chambéry. Elle nous a présentés l’un à l’autre, et, comme cette dame était fort préoccupée des projets de mariage formés entre sa nièce et vous, on m’a sommé pour ainsi dire de donner mon avis, non pas sur votre mérite personnel, qui n’était pas mis en doute, mais sur une question d’application générale du principe religieux dans le mariage. Je me suis défendu : on me traitait un peu trop comme un Père de l’Église, et le rôle d’oracle qu’on voulait m’attribuer ne convenait ni à mon peu de lumières, ni à la discrétion de mes sentiments ; mais je ne pouvais refuser de causer, et je ne sais pas le moyen de causer sans dire ce que je pense. Ce que j’ai pensé tout haut, je puis vous le rapporter fidèlement. J’ai dit qu’entre gens d’honneur il n’y avait jamais moyen de transiger en matière de foi… Je sais que c’est votre opinion aussi ; mais j’ai ajouté que la vraie foi était contagieuse, et que vous ouvririez probablement les yeux à cette lumière, grâce à l’ascendant de votre fiancée. Voilà tout ce que j’ai dit : ne croyez donc pas, en me voyant ici, que j’y vienne en trouble-fête et en disputeur. Je me suis récusé comme arbitre, et je ne prétends à votre confiance qu’autant qu’il vous plaira de me l’accorder.
 
— Permettez-moi, lui répondis-je, de vous connaître davantage avant de vous donner cette confiance que votre bonté réclame. Je vaux sans doute moins que vous, puisque
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je résiste à l’attrait respectueux que vous m’inspirez ; mais on me fait ici une situation tellement bizarre et délicate, que je m’y perds un peu.
 
— Oui, reprit-il, je comprends cela. Laissons venir, et ne forçons rien. Ne discutons pas surtout avant de bien connaître le fond de nos croyances, car ce serait du temps perdu.
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— Ici ou ailleurs, chez mademoiselle de Turdy probablement. Puisque votre demande est faite, vous ne tarderez sans doute guère à vous présenter chez elle, et j’y vais tous les soirs. Donc, si vous avez besoin de ma sollicitude pour vous et de mon dévouement pour la vérité, vous saurez où me prendre. J’ai à votre service deux mois de séjour à Chambéry. J’y suis venu ranimer et consoler un vieux ami malade qui m’appelait depuis longtemps, et dont mademoiselle de Turdy vous donnera le nom, s’il vous plaît de venir me trouver ; mais, s’il en est autrement, ne craignez pas que je m’en formalise. Vous ne me devez rien, je ne suis rien ici, et, si je m’y trouve mêlé à vos affaires, c’est à mon corps défendant, ne l’oubliez pas. Le jour où vous me prierez de ne m’en pas mêler, vous n’entendrez plus parler de moi. »
 
Tout cela a été dit sur un ton de bonhomie exquise, si l’on peut associer ces deux mots, et j’ai dû me rendre. La suite de notre entretien a roulé sur le caractère des parents de Lucie. M. Moreali paraît regarder le général comme un enfant aussi faible que volontaire. Il dit de la tante Turdy qu’elle est une excellente femme, trop communicative, et du grand-père qu’il lui plaît plus que les deux autres. Le nom de Lucie n’a pas été prononcé. En revanche, nous avons beaucoup parlé de toi. Ce M. Moreali sait tes ouvrages par cœur, comme s’il les avait lus hier.
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Il admire ton talent sans réserve littéraire, et il m’a peut-être un peu fait la cour en te louant avec vivacité. Pourtant il est catholique romain dans toute l’extension du terme : est-ce là ce qu’on appelle un jésuite de robe courte ? Il est parfaitement aimable, et séduisant au possible, trop peut-être !
 
En nous retrouvant si bien d’accord, Lucie a été contente de moi, et le front du général s’est tout à fait éclairci au dîner. Il est bien certain que l’on espère me convertir ; mais, s’il y a une petite conspiration tramée à cet effet, Lucie n’y est pour rien, et dès lors je me défendrai avec douceur contre les assauts de l’aimable apôtre suscité par son père. J’aime mieux cela en somme que d’avoir à discuter contre lui-même, ce qui est la chose la plus aride, la plus irritante et la plus vaine que je connaisse, et je dois peut-être lui savoir gré d’avoir mis en son lieu et place un homme de valeur réelle et de parfaite courtoisie.
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Chêneville, 15 juin.
 
Fais-lui comprendre, à cette noble Lucie, le droit et le devoir de la liberté de conscience, et ne t’inquièt
Fais-lui comprendre, à cette noble Lucie, le droit et le devoir de la liberté de conscience, et ne t’inquiète pas du reste. Ne discute ni ses dogmes ni son culte, jusqu’à ce que tu aies établi en elle la base de tout principe, la sainte liberté. Tu ne pourrais entrer avec elle dans des discussions de détail, et ce serait bien en vain que tu le tenterais. L’amour te ferait taire, ou il t’emporterait dans son magique tourbillon à mille lieues de tes doctes raisonnements. Elle-même perdrait la tête, et, partagée entre son cœur et son esprit, elle prendrait peut-être de trop promptes résolutions. À mon sens, toute croyance doit être respectée dans son exercice, si la discussion de son principe ne l’a point modifiée. Laisse donc Lucie garder ses habitudes et ses amis, qu’ils soient prêtres ou séculiers, jusqu’à ce que leur influence échoue d’elle-même devant une conviction profonde de son droit vis-à-vis de tous et de toi-même. Ce droit lui apparaîtra clair et victorieux le jour où elle t’aimera d’un véritable amour, et c’est alors seulement que tu devras l’épouser et que tu n’auras pas à craindre d’influences néfastes dans ta vie conjugale. Si Lucie ne les secoue pas sans regret, ou si elle les secoue dans un jour d’entraînement pour toi, elle n’est pas la femme d’élite que tu vois en elle, ou bien elle aura de nouvelles luttes à subir contre elle-même au lendemain d’un dévouement irréfléchi.
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e pas du reste. Ne discute ni ses dogmes ni son culte, jusqu’à ce que tu aies établi en elle la base de tout principe, la sainte liberté. Tu ne pourrais entrer avec elle dans des discussions de détail, et ce serait bien en vain que tu le tenterais. L’amour te ferait taire, ou il t’emporterait dans son magique tourbillon à mille lieues de tes doctes raisonnements. Elle-même perdrait la tête, et, partagée entre son cœur et son esprit, elle prendrait peut-être de trop promptes résolutions. À mon sens, toute croyance doit être respectée dans son exercice, si la discussion de son principe ne l’a point modifiée. Laisse donc Lucie garder ses habitudes et ses amis, qu’ils soient prêtres ou séculiers, jusqu’à ce que leur influence échoue d’elle-même devant une conviction profonde de son droit vis-à-vis de tous et de toi-même. Ce droit lui apparaîtra clair et victorieux le jour où elle t’aimera d’un véritable amour, et c’est alors seulement que tu devras l’épouser et que tu n’auras pas à craindre d’influences néfastes dans ta vie conjugale. Si Lucie ne les secoue pas sans regret, ou si elle les secoue dans un jour d’entraînement pour toi, elle n’est pas la femme d’élite que tu vois en elle, ou bien elle aura de nouvelles luttes à subir contre elle-même au lendemain d’un dévouement irréfléchi.
 
Il faut bien le reconnaître, mon enfant, nous avons tous le droit de propagande et de persuasion ; mais nous n’avons pas d’autre droit. Que les raisons d’État augmentent ou restreignent ce droit selon les circonstances, il existe toujours dans son entier. On peut subir le fait des obstacles qui le froissent, la conscience d’un homme digne du nom d’homme ne les acceptera jamais en principe. Les catholiques, qui le nient dès qu’il s’agit de religion, le réclament, ce droit, dès qu’il s’agit de leurs intérêts ou de leur propagande. Donc, ils le reconnaissent
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en dépit d’eux-mêmes, et pas plus que nous ils ne peuvent s’en passer.
 
Lucie comprendra, si elle est véritablement intelligente ; si elle ne l’est pas, brise ton amour et n’engage pas ta vie, car, si tu la voyais retomber sous le joug du prêtre, de quoi te plaindrais-tu ? Tu étais libre de ne pas l’épouser. Tu pouvais chercher ta compagne parmi celles qui pensent comme toi… Mais, moi, je crois à la grandeur et au sérieux de son esprit ; aussi ne suis-je pas très-inquiet. Poursuis donc cette noble conquête sans autres armes que celles qui t’ont servi jusqu’à présent, une sincérité inaltérable, une fermeté invincible pour conserver ta propre croyance, et avec cela la foi au vrai, qui est contagieuse et qui transporte les montagnes.
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…Je reçois ta lettre du 13. — Eh bien, tu as été un peu vite ; mais il n’est plus temps de regarder derrière soi, puisqu’à l’heure où tu recevras ma réponse, tu auras déjà présenté ta demande au général La Quintinie. Nous allons bien voir si, par quelque exigence inadmissible, il ne rend pas ta démarche nulle. N’importe, Lucie t’aime, je le crois ; elle te l’a dit, ce me semble, avec une grandeur qui me charme, et je l’aime aussi, moi, et je la veux pour fille, si les obstacles dont elle parle, et que je commence à pressentir, ne sont pas insurmontables. Ces obstacles ne viennent plus d’elle, sois-en certain. Elle ne croit pas à l’enfer, elle ne damne personne. Elle est à nous, va, puisqu’elle est au vrai Dieu ! Elle est de ces âmes de diamant que l’erreur ne peut ternir, et je l’estime, non pas ''quoique'', mais ''parce que''. Si elle a pu fleurir dans cette atmosphère du cloître sans en rapporter ni ombre ni déviation, c’est une forte plante, j’en réponds, et nulle brise malsaine ne l’empêchera de porter ses fruits.
 
Courage donc, un grand courage, Émile ! entends-tu ?
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car il faudra peut-être beaucoup combattre, beaucoup attendre, et quelquefois désespérer ; mais je serai là dès que tu pourras me fixer sur la nature des empêchements signalés par Lucie, et je te promets de ne pas me décourager facilement.
 
 
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Plus de sommeil réparateur, plus de veille féconde ! Je ne comprends plus rien, la foi est voilée comme si elle n’avait jamais existé pour moi. Quelle épreuve ! C’est la plus cruelle que j’aie traversée. Mes lèvres prient, mon cœur dort. Je me demande si mon corps marche, si mes yeux voient, si mes oreilles entendent.
 
Tu m’avais prévenu contre ce mal sans nom qui saisit le fidèle au début de la vie de sainteté et qui le tient prosterné, comme évanoui à la porte du Seigneur ! Des jours, des mois, des années peut-être peuvent s’écouler ainsi. Sainte Thérèse a enduré vingt ans ce supplice de ne pouvoir prier, et, toi-même, tu t’es surpris, me disais-tu, blasphémant tout haut, la nuit dans ta cellule ! Oui, mais tu avais le sentiment de la lutte, et je ne l’ai pas. Mon esprit n’est pas assailli de ces fureurs sourdessourd
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es, de ces épouvantes, de ces détresses qui réveillent la volonté par l’excès des souffrances. Je me sens atone, brisé sans combat, et n’ayant envie ou besoin de rien nier, mais porté à douter de tout. Est-ce une de ces tentations décisives qui signalent l’agonie du vieil homme aux prises avec l’homme nouveau ? Ou bien, homme faible et sans cœur, suis-je ébranlé par l’esprit du siècle dans ma lutte suprême avec lui ?
 
J’ai une mission à remplir pourtant, une mission toute personnelle, mais que toi-même as jugée indispensable : j’ai juré de consacrer à Dieu cette âme qui m’était confiée, qui m’appartenait pour ainsi dire. Eh bien, cette âme m’échappe, elle succombe au milieu de son élan, elle est retombée sur la terre, elle périt, et je ne sais rien faire, je n’ose rien, je ne peux rien pour la sauver ! Un dernier moyen me reste, mais il est incertain, il va peut-être contre mon but !
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Évidemment, je suis malade, et Dieu m’afflige pour mon bien ; mais, dans les rares moments où je retrouve un peu d’énergie, je sens que ma foi a baissé, et je m’épouvante de ce que je deviendrais, si elle s’effaçait absolument.
 
Sourire de la malice du tentateur et attendre la fin de cette maladie ''jusqu’à la mort'', s’il le faut !… Voilà ton
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enseignement et ton exemple. Quand tu es près de moi, cela me semble possible ; seul, je n’y crois plus. Je suis encore trop loin de la vieillesse et de la mort. Je succomberai, je mourrai dans l’athéisme ! Viens donc, sauve-moi encore comme tu m’as déjà sauvé. Tout favorisait notre établissement ici… mais devons-nous, si près de cette défection, qui peut devenir un foyer de révolte, planter une tente qui sera regardée avec dédain ?
 
Tu verras, tu jugeras et prononceras. Peut-être d’un mot ramèneras-tu en moi le sens de la vie et l’ardeur du zèle.
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Quant à ce Moreali, je l’observe et n’ai pas d’opinion arrêtée sur son compte jusqu’à présent. Il vit fort retiré et ne fréquente que la vieille mademoiselle de Turdy. J’ai été aux informations, et voici tout ce qu’on a pu me dire :
 
Il demeure à Chambéry depuis peu, et il vient quelquefois à Aix avec un vieux gentilhomme piémontais fort dévot qui l’a connu à Rome et qui le tient en grande estime. Je me demande d’où le général le connaît, et s’il est vrai qu’il ne le connaisse que depuis quelques jours. Il court les environs pour acheter une propriété pour le compte de quelqu’un qui l’en a chargé. Il n’est pas, comme on l’avait supposé d’abord, un envoyé de
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la cour de Rome, du moins rien ne l’annonce comme un dévot de grand zèle ou de grande importance.
 
Émile en fait cas. Je ne saurais dire qu’il me soit très-sympathique malgré ses bonnes manières et son langage choisi. Je lui trouve un air de préoccupation et la plaisanterie aigre-douce.
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…M. Émile est un honnête caractère et un esprit loyal ; mais les hautes lumières de la foi lui ont manqué, et son jugement est peut-être faussé sans retour. Il rejette des points essentiels, et vous ne pourrez jamais vous entendre avec lui sans rompre avec l’Église.
 
…Mais, puisque ses défiances s’effacent, puisque je peux vous voir souvent tous les deux, je ne me découragerai pas sans avoir tout essayé pour le ramener dans le droit chemin. Seulement, il nous faudrait votre aide, et vous la refusez à monsieur votre père et à moi. C’est là ce que je ne puis comprendre. Expliquez-vous, je vous en supplie. Vous dites que vous discuterez avec ce jeune homme, que vous plaiderez la cause de votre liberté de conscience. Je ne sais si vous le faites. Vous semblez consentir maintenant à nous laisser agir en voyant que M. Émile se prête avec moi de bonne grâce à la conversation ; mais vous vous opposez à ce que je parle en votre nom, à ce que je déclare que non-seulement vous voulez garder votre foi, mais encore conquérir à Dieu la sienne ! Je ne vous comprends plus, Lucie, et, si vous ne me rassurez bien vite, je croirai que vous subissez une passion funeste, un aveuglement, un piége de l’ennemi. Vous n’espérez pas sans doute sauver votre âme par ce chemin-là. Votre conscience n’admettra jamais
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l’exécrable sophisme de tout sacrifier, même la foi, même le ciel, à l’objet aimé… Je tremble de vous voir si fière et si tranquille au bord d’un précipice ! Ah ! ma sœur, ah ! ma fille, revenez à vous ! Vous me jetez dans un trouble immense, et je me demande si je dois continuer à vous obéir, ou commencer à vous résister, en tendant tous les efforts de ma volonté contre ce détestable projet de mariage.
 
LUCIE À MOREALI.
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…Émile va tous les jours à Turdy. Le général compte sur Moreali pour le convertir, et Lucie semble retirer son épingle du jeu.
 
Un fait qui n’a peut-être aucune importance, c’est
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que Misie, la servante lingère de Turdy, est venue ici deux matins de suite pour conférer secrètement avec ce Moreali, lequel, depuis deux jours, est à Aix avec son ami le comte de Luiges. Misie est toute dévouée à sa jeune maîtresse, et ne peut venir que par ses ordres. Je n’ai pas fait part de ma découverte à Émile, que ce petit mystère pourrait inquiéter ; mais j’ai cru devoir vous la dire.
 
 
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Aix, 20 juin 1861.
 
Voilà plusieurs jours passés sans t’écrire autre chose que des billets. Le temps me manquait beaucoup, et la certitude ne se faisait pas. Je passais les matinées souvent avec Moreali, les soirées avec lui encore à Turdy. Je me prenais d’estime et d’amitié pour cet homme étrange. Je subissais l’attrait de ses manières et de son langage ; ses raisons ne me touchaient pourtant pas. Il m’intéressait, il me faisait réfléchir, il me portait à examiner et à répondre. Je me sentais fort contre lui, fort de tes convictions plus élevées, plus vastes, plus satisfaisantes que les siennes ; mais son esprit ingénieux et subtil me charmait, et je croyais trouver en lui un auxiliaire aimable, non déclaré encore en ma faveur, — c’eût été trop tôt se rendre, — mais sincèrement désireux de pouvoir me servir. Le général s’était endormi sur les deux oreilles, enchanté de n’avoir plus qu’à attendre. Le grand-père causait volontiers histoire et littérature avec cet hôte plein de mémoire et d’érudition. Lucie paraissait attentive, et rien de plus. Nous n’étions jamais seuls. Quatre
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jours sans avancer d’un pas, c’est long dans la situation où je suis ! Je perdais patience et j’étais décidé à brusquer un peu les choses, quand une surprenante révélation s’est faite. Je t’écris tout bouleversé encore de l’événement.
 
Le soir, comme je revenais de Turdy avec Moreali, nous rencontrions madame Marsanne avec sa fille et Henri. Ils rentraient de la promenade, des rafraîchissements les attendaient dans le petit jardin de l’habitation louée par madame Marsanne. Elle nous invite à y entrer. Moreali remercie et nous quitte. Aussitôt Élise me prend le bras avec une vivacité singulière, met un doigt sur ses lèvres, nous attire dans le jardin, regarde si la porte est fermée, et nous dit en éclatant de rire :
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— Quelles histoires ? demandai-je à mon tour.
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— Oh ! toutes les histoires que des cervelles de pensionnaires peuvent forger. Il avait reçu dans sa jeunesse la confession d’une demoiselle éprise de lui ; amoureux à son tour, il avait héroïquement fui le danger, et il avait prié et obtenu de ne plus confesser les personnes de notre sexe. C’était là la version la plus accréditée ; mais les imaginations vives en supposaient davantage. Faites-moi grâce du caquet de mes chères compagnes ; je puis vous dire seulement que la pénitente séduite ou séductrice changeait continuellement de rôle dans la légende. Tantôt c’était une princesse et tantôt une bergère. De tout cela, il ne faut pas croire le moindre mot, car l’histoire n’était fondée sur rien ; mais il fallait bien rire et babiller un peu ! »
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« Voici, dit-elle avec gaieté. On était libre de n’avoir jamais rien à démêler avec lui ; mais il nous faisait, dans un grand parloir, une espèce de cours de théologie. En outre, il donnait des leçons particulières d’histoire sainte à quelques-unes des plus sérieuses, à Lucie entre autres, toujours avec la ''sœur-écoute'', brodant à la table où nous avions nos livres et nos cahiers. Ceci nous intriguait encore un peu ; car, avec nos autres vieux professeurs, ces précautions étaient fort négligées, et, si la sœur s’absentait, personne n’y prenait garde, tandis que l’abbé Fervet se montrait rigidement observateur de la règle, et, si la sœur était en retard au commencement des leçons, que nous fussions une ou plusieurs, il se tenait près de la fenêtre, loin de la grille, lisant ou feignant de lire et de ne pas nous voir. Il avait la réputation d’un saint homme, et nul ne pouvait la lui contester : pourtant nous nous disions tout bas qu’il eût été encore plus saint de ne pas tant nous craindre.
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— Mais, reprit Henri, quand vous aviez des cas de conscience à lui soumettre, faisiez-vous donc vos petites révélations devant la ''sœur-écoute'' ?
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— Lisette rêve, dit madame Marsanne, ou elle se moque de nous. Elle a rencontré ici et à Turdy M. Moreali plusieurs fois, et jamais encore elle ne s’était avisée de cette belle découverte.
 
— Permettez, maman, reprit Élise ; chaque fois que j’ai rencontré M. Moreali, je vous ai dit : « C’est singulier, je l’ai vu quelque part ; il me semble qu’il évite mes yeux ! » Vous m’avez répondu : « C’est quelque ressemblance, cela te reviendra. » Et je ne trouvais pas, parce que je cherchais dans mes souvenirs du monde et non dans ceux du couvent, qui sont déjà loin. Enfin, hier,
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nous quittions Turdy comme il y arrivait, et le nom de l’abbé m’est revenu avec sa figure. Je ne m’y suis pas arrêtée, puisque celui-ci n’était pas un prêtre, que d’épais cheveux rejetés en arrière cachent la place de sa tonsure, qu’il est fort bien mis, non pas à la dernière mode, mais avec l’élégance grave qui convient à son âge, enfin que rien chez lui ne trahit son ancien état. Et puis il a changé d’accent, il est devenu Italien. Comment ? Je ne me charge pas de vous le dire ; mais je sais que l’abbé Fervet, en quittant la direction de notre couvent, est allé vivre à Rome.
 
— Comment le sais-tu ? dit madame Marsanne.
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— Moi, répondit Henri. Je le saurai, et, si je perds, je m’avouerai vaincu. Quels sont vos indices ? Soyez de bonne foi et mettez-moi sur la voie des recherches.
 
— Je n’ai, en outre de la ressemblance, qu’un seul indice, mais il est capital : c’est celui qui vient de me frapper là, tout à l’heure, comme il se refusait à entrer chez nous. Il y a chez beaucoup de prêtres un certain
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mouvement ; tantôt du cou et du menton, tantôt de la main, pour remettre en place le rabat qui tend toujours à s’en aller de côté ou d’autre, et dont les attaches gênent ou grattent la peau quand elle est délicate. Or, ce mouvement était très accusé et très fréquent chez l’abbé Fervet. Les petites filles remarquent tout ; et, quand nous voulions parler de lui sans le nommer devant nos religieuses, nous imitions son tic et nous affections de placer la main comme lui, vu que, à tort ou à raison, nous l’accusions d’aimer à montrer sa main, qui était fort belle. Eh bien, cette main toujours belle redressant le rabat devenu cravate, le mouvement du menton et du cou, avec cela certain air embarrassé et certain regard vif et sévère à mon adresse, comme celui dont il m’honorait jadis à la leçon pour me dire : « Silence, mademoiselle ! » tout cela vu de face, et vivement éclairé par le flambeau que tenait le domestique, fait que je me suis écriée en moi-même : « C’est lui ! » et qu’à présent j’en suis aussi sûre que nous voilà tous ici. »
 
J’étais atterré de la découverte d’Élise. Supposer Lucie capable de dissimulation avec moi, quelle qu’en fût la cause, c’était une souffrance atroce. Je n’en fis rien paraître, et je sortis avec Henri.
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— Parce que, si M. Moreali est un prêtre déguisé, c’est un ennemi, non en tant que prêtre, mais en tant que fourbe.
 
— Très-bien ! j’entends ! reprit Henri, dont l’esprit allait au but aussi vite que le mien. Nous ferons semblant d’être dupes, afin de déjouer ses projets. Évidemment, il fait son métier de Tartufe dans la famille. Il trompe le grand-père, il domine le général Orgon. Il n’y a point là
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d’Elmire, mais il veut empêcher le mariage de la fille de la maison pour qu’elle retourne au couvent et s’y enterre avec sa dot.
 
— Je ne suppose pas tout cela, répondis-je, je ne vais pas si loin. Moreali ou Fervet peut bien être un zélé de l’Église secrète, habitué aux chemins tortueux et trompeurs ; mais je le crois de bonne foi quant à sa croyance, et disant comme les jésuites : « Qui veut la fin veut les moyens. » La fin pour lui n’est peut-être pas d’empêcher le mariage de Lucie, mais de le retarder jusqu’à ce que, me détachant de mes idées, je donne aux dévots le scandaleux triomphe de me voir renier les principes de mon père et les miens.
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— Il ne répondra pas. D’ailleurs, au nom de qui écriras-tu ?
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— Au nom de personne. Tu vas voir. Il n’est que dix heures, il ne sera pas couché ; viens chez moi. »
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Je livrai le ruban à Henri. Il ne s’agissait plus que de trouver un commissionnaire discret ou naïf.
 
« Le naïf sera le meilleur, dit Henri, je m’en charge. Il
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y a par là un vieux pauvre très dévot qui a une bonne figure et qui rôde jusqu’à minuit autour du casino. Mon domestique lui fera remettre ceci par un tiers, pour qu’il fasse la commission sans savoir d’où elle vient. Sois tranquille, tout ira bien ! »
 
J’étais si bouleversé, que je laissai Henri commettre cette imprudence, car c’en était une, surtout si Moreali avait vu dans les yeux d’Élise, une heure auparavant, qu’elle l’avait reconnu. Il pouvait lui attribuer cette supercherie, se défier, renvoyer la lettre en disant qu’elle n’était pas pour lui ; mais aurait-il cette audace ?
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Henri était enchanté du succès de sa ruse ; moi, j’en étais triste et un peu honteux.
 
« Cet homme qui donne si facilement dans un piége improvisé, dans une véritable espièglerie de ta façon, n’est pas un traître bien exercé, lui disais-je ; ce chrétien qui, plutôt que de refuser ses prières et sa sympathie à qui les invoque, s’expose à être découvert, n’est pas un tartufe : il croit sincèrement, et son déguisement lui est peut-être imposé malgré lui par une autorité qu’il regarde comme sacrée. C’est un homme qui se trompe assurément, car le déguisement est toujours un mensonge ; mais
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peut-être n’a-t-il-pas l’intention de nuire. Ne sens-tu pas que Moreali, en se livrant avec le courage de l’imprudence ou l’attendrissement de la charité, nous ôte le droit de le démasquer ? »
 
Henri me trouvait trop débonnaire ou trop scrupuleux. Il était triomphant et comme bouillant d’indignation, lui si indifférent devant les empiétements du clergé dans la famille et dans la société. Il se frottait les mains et se promettait de confondre l’imposteur aussitôt qu’il pourrait le faire sans nuire à mes projets.
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— Ah ! voilà donc cette liberté complète que tu voulais conserver à ta femme ?
 
— Mon ami, reprit-il, je suis l’homme de la société, non pas telle qu’elle sera peut-être un jour, mais telle qu’elle est aujourd’hui. Le mari doit être le maître ; mais le seul moyen de l’être réellement, c’est d’avoir de
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l’esprit et de laisser croire à la femme qu’elle jouit d’une entière indépendance. »
 
 
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Je la regardais, je regardais dans ses yeux jusqu’au fond de son cœur. Elle a rougi, mais sans baisser les yeux et sans se troubler.
 
« Si vous avez une question particulière à me faire,
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prenez l’initiative. Je ne peux rien trahir de moi-même, mais je ne peux pas non plus mentir. »
 
Nous nous étions compris.
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— Toute âme qui aime, répondis-je.
 
— Oui, vous avez raison ! s’écria-t-elle vivement ; on ne trouve pas Dieu dans le sommeil du cœur et dans la solitude de l’esprit ; j’arrive à croire qu’il se révèle à qui le cherche dans la pensée d’un grand devoir et d’une grande affection. Que je me trompe ou non selon les autres, je sens une confiance que je n’ai jamais eue, du courage, du calme et de l’énergie dans tout mon être. On dira ce qu’on voudra, je comprends ce que je ne comprenais pas. Mes horizons s’agrandissent ; les pratiques puériles, les choses d’habitude et de forme extérieure deviennent une gêne entre Dieu et moi. La nature, embellie tout à coup, s’ouvre devant moi comme un temple où
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Dieu rayonne et me parle jusque dans les pierres. C’est une ivresse, et une ivresse sainte ! Ils mentent, je le sais à présent, ceux qui disent qu’il faut mourir à tout pour apercevoir le ciel. Non, il faut vivre à tout pour voir qu’il est partout ; en nous-mêmes aussi bien que dans l’infini. »
 
Et, comme je l’interrogeais ardemment, elle ajouta :
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« Ce bonheur, je ne veux pas nier qu’il me vienne de vous, puisque votre foi et votre affection sont l’appui que j’accepte ; mais il me vient aussi des lettres de votre père que vous m’avez montrées, des discussions que vous avez eues à propos de lui devant moi avec M. Moreali, des réflexions de M. Moreali lui-même, qui, n’étant pas dans le vrai à tous égards, me faisait revenir sur moi-même et me comprendre moi-même. Enfin, je crois et croirai toujours à la grâce, Émile, c’est l’action de Dieu en nous. Cette action est si nette, que je ne peux plus la méconnaître ; elle me montre la vie de la femme glorieuse et douce dans le sanctuaire de la famille ; elle chasse de moi les faux scrupules et les vaines terreurs ; elle me dit clairement que, jusqu’à ce jour, ou la religion m’a trompée, ou je me suis trompée sur la religion. C’est plutôt cela ; oui, c’est moi qui comprenais mal ; mais je ne veux plus d’autre interprétation, d’autre direction que la vôtre, si vous devez être mon mari ! Vous m’amènerez à vous, et alors, si je me sens de force à aller plus loin, qui sait ? nous irons peut-être ensemble encore plus haut, toujours plus haut, et, à coup sûr, sans que nous ayons rien à rejeter de ce qui est vraiment sublime dans mon ancienne croyance. »
 
Lucie était si belle, si forte et si franche, que j’ai plié le genou devant elle. Oh ! oui, mon père ; tu l’avais comprise, toi, tu l’avais devinée dès le premier jour où je t’ai parlé d’elle. Elle est à moi, bien à moi, cette divine
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essence, cette beauté suprême !… Mais je ne veux pas devenir fou ! Je me tais comme je me suis tu devant elle, car je n’ai pas osé lui parler d’amour. Elle me montrait tant de confiance, et je sentais si bien que je devais attendre, pour lui faire partager les transports de mon cœur, qu’elle eût fait la liberté autour d’elle !
 
Nous sommes restés ensemble sur ce banc, où Misie nous a apporté du lait et des œufs frais, en attendant le déjeuner. Nous n’avons pas songé à faire un pas de promenade, nous avons parlé, parlé toujours avec ivresse ; de nous, de toi, de tout et de rien, de l’oiseau qui passait, du grand-père, qui était si bon de dormir longtemps, de Lucette, que ''nous avons'' tant aimée ! de la neige, qui est si belle là-bas sur les Alpes, des fraxinelles, qui sentent si bon dans le jardin, des nuages roses, qui se mirent dans le lac, du matin, qui est une heure si riante, de la vie, qui est une si noble fête !… De Moreali, pas un mot. Le croirais-tu ? Oui, tu le croiras bien, nous l’avons oublié. Que m’importent cet homme et son influence sur le passé de Lucie ? Je me rappelle à présent que, sans le nommer, elle m’avait déjà parlé de lui. Quant à son influence sur le général, nous verrons bien s’il s’en sert pour ou contre nous ! Est-ce un ennemi ? Se vengera-t-il de la désobéissance de Lucie ? Ah ! qu’il me crée toutes les luttes dont l’esprit humain est capable, qu’il entasse toutes les montagnes de l’Atlas entre Lucie et moi, je me sens de force à tout renverser. Lucie déteste le mensonge, elle n’aime de sa religion que ce que j’en peux aimer ; le reste, Dieu le fera retomber en poussière sous les pas de la volonté et le dissipera sous le souffle de l’amour !
 
Le grand-père s’est levé à dix heures. Nous avons été l’embrasser. Lucie lui a dit, avec un beau rire tendre, que nous étions ''d’accord sur bien des points''. Il nous a bénis, il a marié nos cœurs dans ses bras tremblants.
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Liens sacrés !… Je n’ai pas voulu me gâter cette journée par une entrevue peut-être désagréable avec le général. Lucie a été du même avis. Elle m’a renvoyé.
 
« Ne pensons à rien d’inquiétant aujourd’hui, disait-elle ; savourons notre espoir dans le recueillement. Je ne me laisserai tourmenter par personne, moi, je le déclare ! Je chanterai pour le grand-père. Nous lirons, nous ne dirons rien aux autres. Nous rirons tous les deux. Mon père aussi a besoin de calme. Peut-être que demain il ne sera plus du tout pressé de brusquer nos résolutions et les siennes propres. »
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Aix, 23 juin.
 
Je me disposais ce matin à aller à Turdy, lorsque Moreali, que je n’ai pas vu hier, m’a pour ainsi dire fermé la route en s’attachant à mes pas. Il devinait mon projet ; il savait sans nul doute mon entrevue matinale de la veille avec Lucie, il voulait m’empêcher de la renouveler, ou il voulait y assister. Dans mon récit trop ému de cette matinée d’hier, j’ai oublié un petit incident qui peut
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avoir son importance, et qui a fait passer un petit nuage sur l’enjouement délicieux de Lucie. Je t’ai dit que nous avions pris ensemble un vrai repas d’amoureux, des œufs frais et de la crème, sur la terrasse de gazon, devant le site grandiose qui s’ouvre là, au bout du jardin. C’était l’heure du premier déjeuner de Lucie, et Misie n’avait naturellement apporté qu’un couvert. Lucie m’ayant invité à partager ce léger repas, Misie montra une extrême répugnance à lui obéir, et même, en m’apportant mon couvert, elle eut tant de mauvaise grâce, que Lucie, surprise, lui demanda ce qu’elle avait.
 
''Pauvre chère demoiselle'' ! et de grands soupirs affectés, ce fut toute la réponse de Misie.
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« Elle est bonne, dit Lucie tout en me donnant ces détails, et je crois qu’elle m’est attachée, surtout depuis les soins que j’ai donnés à sa petite ; mais elle est d’une dévotion exaltée et superstitieuse. Je ne serais pas étonnée qu’elle nous regardât, vous comme un païen, et moi comme une âme dévouée désormais à l’enfer. Ah ! cette dévotion, quand elle est mal comprise, elle dénature le cœur et fait taire jusqu’à la reconnaissance d’une mère ! »
 
Je crois donc que l’abbé sait par Misie tout ce que fait Lucie. Henri m’a dit les avoir vus conférer à Aix deux ou trois fois. Je t’ai écrit, n’est-il pas vrai ? que le comte de Luiges était venu prendre ici quelques bains, et que Moreali
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l’y avait accompagné. Est-ce pour ne pas quitter son ami, ou pour se trouver plus près de Turdy ? Ce doit être pour ce dernier motif, car Aix est une résidence bien bruyante pour un homme de son caractère, et bien trop fréquentée pour un prêtre qui cache son état.
 
Quoi qu’il en soit, j’ai accepté la promenade avec lui, et je l’ai suivi à travers les prés, affectant un calme qui ne l’a pas trompé, mais qui lui a donné à réfléchir sur la persévérance dont je suis capable.
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« Vous êtes bien pâle, me dit Moreali ; asseyons-nous.
 
— Non, monsieur ; un homme doit recevoir debout la blessure qu’il a prévue et bravée. Je ne me répandrai pas en plaintes inutiles. Je vous demanderai seulement
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s’il dépend de vous de modifier cette décision de M. La Quintinie. »
 
Ce fut au tour de Moreali de pâlir, à mon tour de lui demander s’il ne voulait pas se reposer.
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— Non, car je ne le lui ai pas demandé.
 
— Hélas ! je ne puis donc avoir auprès de vous le
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mérite de la confiance ? Les circonstances sont contre moi, je le vois bien.
 
— C’est vous qui vous les rendez contraires en vous couvrant d’un masque. À quelle confiance pouvez-vous prétendre, ainsi déguisé ?
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— De quelle malveillance vous plaignez-vous donc dans un pays et dans un temps où l’habitude et la mode sont pour tout ce qui porte la soutane ?
 
— Ah ! cette soutane, vous la détestez bien, Émile ? Mais connaissez-moi donc sans prévention ! Je suis par moi-même un homme obscur, et ma personne a toujours passé inaperçue dans le monde. Ne puis-je avoir eu dans ce pays-ci un devoir à remplir, un devoir tout personnel, je le répète, m’être entouré, pour le mener à bonne fin, de précautions indispensables, et me retirer sans bruit, sans avoir à me faire le reproche d’avoir trompé personne ? Mademoiselle de Turdy, mademoiselle La Quintinie et son père savent qui je suis, son grand-père le sait depuis hier, vous le savez aujourd’hui ; mon hôte, le
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comte de Luiges, l’a toujours su. Voilà les seules personnes à qui j’aie eu affaire. En quoi les ai-je trompées ? Et vous, le dernier averti, que me reprochez-vous ?
 
— Je ne vous ai rien reproché, monsieur, je me suis méfié, voilà tout.
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Cet interrogatoire où il m’avait entraîné presque malgré moi, par une confiance tardive et incomplète, le jeta dans une agitation où je vis se révéler une face nouvelle de son caractère. La fierté blessée, la passion, la douleur et la colère répandirent sur son visage, dans sa voix et dans son attitude une lumière sombre et comme un élan de révolte impétueuse.
 
« Ah ! c’en est trop ! dit-il en me serrant le bras comme
« Ah ! c’en est trop ! dit-il en me serrant le bras comme s’il eût voulu me le briser, vous êtes un enfant, vous ! et moi, j’ai derrière moi trente ans de sacrifices, de mérites, d’expiations, peut-être ! Oui, un prêtre peut sans rougir parler de repentir et de pénitence, et c’est pour cela que sa loi est plus belle et sa vie plus grande que les vôtres ! Eût-il un jour en cette vie oublié les devoirs de son état, il y peut rentrer à l’instant même et s’y purifier, s’y retremper dans les larmes et la prière. Qui êtes-vous, vous autres, pour nous interroger ? Vous ne pouvez ici nous condamner ni nous absoudre, car vous ne pouvez ni vous châtier ni vous réhabiliter vous-mêmes. Quand le monde vous a pris votre honneur, il ne peut ni ne veut vous le rendre. Vous n’oseriez pas même le lui redemander ; car, juste ou non, la sentence de vos tribunaux est une tache indélébile, et votre humble acquiescement aux rigueurs de l’opinion publique vous ferait tomber encore plus bas dans son mépris. C’est l’iniquité de vos principes en pareille matière qui vous rend si hargneux et si implacables envers nous. Vous voilà bien fiers de pouvoir nous dire : « Vous êtes prêtres ; soyez saints, soyez anges, ou nous vous déclarons mauvais prêtres ! » Eh bien, je vous déclare, moi, que nous n’accepterons pas votre jugement. Nous ne relevons que de Dieu. Nos manquements, nos erreurs n’ont de recours qu’à son tribunal, qui est omnipotent, tandis que le vôtre n’est que poussière. C’est pour cela que vous n’êtes rien, et que nous sommes tout dans l’ordre moral et philosophique. Oui, nous seuls représentons la vérité morale et religieuse, la seule vérité, celle qui prévaut depuis les premiers âges de la pensée humaine, et qui prévaudra au delà des institutions civiles de tous les siècles. À nous le dogme de la réhabilitation par l’expiation, à nous le salut des âmes éprouvées et brisées, à nous le saint orgueil de l’humiliation, les joies sublimes de la douleur et l’efficacité de la pénitence ! À vous, qui portez si haut la tête, les hontes et les châtiments sans appel de la vie mondaine ; mais à nous, qui, bafoués et avilis par vous, rampons sur nos genoux parmi les ronces, le baume efficace de la sanctification et les triomphes de l’éternité ! »
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s’il eût voulu me le briser, vous êtes un enfant, vous ! et moi, j’ai derrière moi trente ans de sacrifices, de mérites, d’expiations, peut-être ! Oui, un prêtre peut sans rougir parler de repentir et de pénitence, et c’est pour cela que sa loi est plus belle et sa vie plus grande que les vôtres ! Eût-il un jour en cette vie oublié les devoirs de son état, il y peut rentrer à l’instant même et s’y purifier, s’y retremper dans les larmes et la prière. Qui êtes-vous, vous autres, pour nous interroger ? Vous ne pouvez ici nous condamner ni nous absoudre, car vous ne pouvez ni vous châtier ni vous réhabiliter vous-mêmes. Quand le monde vous a pris votre honneur, il ne peut ni ne veut vous le rendre. Vous n’oseriez pas même le lui redemander ; car, juste ou non, la sentence de vos tribunaux est une tache indélébile, et votre humble acquiescement aux rigueurs de l’opinion publique vous ferait tomber encore plus bas dans son mépris. C’est l’iniquité de vos principes en pareille matière qui vous rend si hargneux et si implacables envers nous. Vous voilà bien fiers de pouvoir nous dire : « Vous êtes prêtres ; soyez saints, soyez anges, ou nous vous déclarons mauvais prêtres ! » Eh bien, je vous déclare, moi, que nous n’accepterons pas votre jugement. Nous ne relevons que de Dieu. Nos manquements, nos erreurs n’ont de recours qu’à son tribunal, qui est omnipotent, tandis que le vôtre n’est que poussière. C’est pour cela que vous n’êtes rien, et que nous sommes tout dans l’ordre moral et philosophique. Oui, nous seuls représentons la vérité morale et religieuse, la seule vérité, celle qui prévaut depuis les premiers âges de la pensée humaine, et qui prévaudra au delà des institutions civiles de tous les siècles. À nous le dogme de la réhabilitation par l’expiation, à nous le salut des âmes éprouvées et brisées, à nous le saint orgueil de l’humiliation, les joies sublimes de la douleur
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et l’efficacité de la pénitence ! À vous, qui portez si haut la tête, les hontes et les châtiments sans appel de la vie mondaine ; mais à nous, qui, bafoués et avilis par vous, rampons sur nos genoux parmi les ronces, le baume efficace de la sanctification et les triomphes de l’éternité ! »
 
Je te donne un résumé de sa sortie ; je ne cherche point à en traduire l’éloquence. Il fut vraiment beau d’attendrissement et de conviction exaltée. Tout son corps tremblait, sa main blanche était livide ; son regard, enflammé et mouillé tour à tour, supportait héroïquement l’attention du mien. Il est impossible de s’avouer coupable sans une souffrance profonde. Cette souffrance était en lui, mais elle ne le rabaissait pas, et, sans me reprocher de l’avoir forcé à cette sorte de confession, je n’eus aucune envie d’en profiter pour le mortifier davantage. Je détachai tranquillement de mon bras sa main qui s’y était crispée, je la ramenai sur sa poitrine, et je lui dis :
 
« Votre doctrine de la réhabilitation par l’expiation est la seule belle, la seule bonne, la seule vraie : c’est celle du Christ ; mais elle est mienne autant que vôtre. Elle passera un jour dans l’esprit des sociétés et des législations ; elle y passera par une nouvelle prédication de l’Évangile, dont vous n’aurez pas, dont vous n’avez déjà plus le monopole, vous qui prétendez être les seuls apôtres de la vérité et les seuls réformateurs autorisés par la révélation. La parole de Jésus est l’héritage de tous, et tout homme qui l’a comprise peut racheter ses propres fautes ou effacer par la charité celles de son semblable. Si, comme je le crois, vous avez un poids sur la conscience, ne voyez donc pas en moi un juge sans merci. Je vous absous de votre déguisement ; et j’ai déjà pris des mesures pour empêcher que votre véritable nomme fût divulgué ; mais, en revanche, j’exige de vous
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une sincérité absolue. Vous me direz si l’obstination du général et ses préventions contre moi sont votre ouvrage.
 
— Sa conversion est mon ouvrage, si mes prières ont été exaucées !
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— Vous m’avez dit qu’on vous avait arraché malgré vous ce cri de votre conscience catholique : « Il n’y a jamais moyen de transiger en matière de foi. » Ce sont là vos propres paroles. Je vois que vous les avez développées de manière à rendre le général inflexible en dépit de son caractère indécis et de sa tendresse pour sa fille.
 
— J’ai été entraîné hier à ces développements par l’irrésolution
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de mademoiselle La Quintinie. Ne vous en prenez qu’à vous-même, qui avez travaillé à la détacher de l’Église.
 
— À la bonne heure, monsieur ! J’aime mieux tout savoir.
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Ici les sanglots l’étouffèrent, comme si Lucie eût été pour lui l’objet d’une affection encore plus vive que celle qu’il m’exprimait à moi-même ; mais il fit un effort pour vaincre cette pitié, et il continua :
 
« Il faut la sauver à tout prix, dût-elle en mourir ! Qu’elle meure en paix avec Dieu et revive dans sa gloire plutôt que de vivre dans le péché et de végéter dans la mort ! — À présent, Émile, reprit-il après un moment de silence et de recueillement, mon devoir m’oblige de vous
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faire une dernière sommation. Vous pouvez encore ramener à vous M. La Quintinie. Consultez-vous, essayez de vaincre l’orgueil philosophique ; écoutez la voix de Dieu, qui vous enverra la foi, si vous la lui demandez ardemment. En un mot, faites votre possible pour vous convertir à la vérité, et, quelque frayeur que puisse m’inspirer pour votre avenir l’influence de votre père, je porterai des paroles de conciliation et d’espérance aux habitants de Turdy.
 
— Non, monsieur, répondis-je, ne trompez personne et n’essayez pas de vous tromper vous-même. J’ai la foi ; j’ai été élevé dans la doctrine de vérité ; j’aime Dieu de toute mon âme, et je sais prier. C’est pourquoi je n’accepterai jamais le joug du prêtre et les conditions de M. La Quintinie.
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— Je suis son père et le vôtre, reprit-il avec chaleur. Je dois vous épargner une grande douleur… et même un véritable danger, celui d’exaspérer le général contre vous.
 
— Je vous réponds, moi, de résister à toute douleur et d’empêcher toute colère. Si je dois perdre Lucie, ce
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n’est pas sur l’avis d’un tiers que je peux la quitter sans prendre congé d’elle, et le général n’a pas le droit de me faire défendre la maison. Je ne puis recevoir un pareil ordre que de lui-même, et je prétends le contraindre à me l’exprimer sous forme de regret et de prière.
 
— C’est insensé de votre part, Émile ; vous ne connaissez pas le naturel emporté de cet homme ! Il sera impoli, brutal ; il ne comprendra rien à votre juste fierté. Vous vous croirez forcé de lui demander réparation… Non, je ne souffrirai pas que vous vous exposiez à de pareilles extrémités. Retournez chez vous, je me charge de vous porter une lettre de lui, une lettre dont la politesse répondra à toutes vos exigences…
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Aix, 23 juin.
 
C’est moi qui me charge de vous raconter ce qui s’est passé ce matin à Turdy. J’ôte la plume des mains d’Émile, parce qu’à le voir si agissant, si combattant et si émué
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mu, je crains qu’il ne reprenne la fièvre en veillant pour vous écrire. Je l’ai forcé de se coucher, et j’ai promis de vous raconter, avec la précision de détail que vous exigez de lui, tout ce dont j’ai été témoin.
 
Je déjeunais à Turdy avec mesdames Marsanne et quelques personnes des environs lorsqu’Émile est arrivé avec l’abbé Fervet. Ils ont attendu au salon que l’on fût sorti de table. Émile m’a averti par quelques mots à l’oreille. Je l’ai suivi sur la terrasse avec le général et l’abbé. Le général s’est mis à fumer sa pipe solennellement, attendant que la tranchée fût ouverte. Émile ne bougeait pas. Fermes comme deux rocs, lui et moi, nous voulions que l’abbé fît son office parlementaire. Il y était mal disposé, il paraissait fort embarrassé. Enfin il a rompu la glace en disant au général :
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Le général, manifestement contrarié d’être mis en demeure de s’expliquer en personne, a pris un air de hauteur peu supportable. Il a posé à Émile un ultimatum de toutes pièces : abjuration de ses principes, parole d’honneur de ne contrarier en rien les pratiques religieuses et particulièrement le choix du confesseur de sa femme, billet de confession pour lui-même, promesse de se livrer aux mains des convertisseurs, enfin un programme que je n’eusse point accepté pour moi-même, quelque bon marché que je fasse de ces sortes de choses. Émile écoutait froidement. L’abbé était fort agité : il a de l’esprit, il sentait la pauvreté d’élocution du général ; mais, n’en voulant pas démordre lui-même, il le surveillait, la sueur au front.
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« Est-ce tout ? a dit Émile en souriant et en se tournant vers l’abbé. Ne me demandera-t-on pas d’écrire quelque manifeste contre les opinions de mon père ? »
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— Le temps seul peut m’apporter cette conviction. Il ne dépend pas de vous de m’interdire l’espérance.
 
— Ma foi, espérez tant que bon vous semblera, cela vous
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regarde, pourvu que vous ne fassiez part de vos illusions à personne !
 
— Vous vous opposez à ce que je les exprime à mademoiselle La Quintinie ? Est-ce là ce que vous voulez dire ?
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— Je n’ai pas cette prétention ; mais elle eût pu m’aimer un jour, puisqu’elle m’estimait déjà, et j’ai le droit d’aspirer à poursuivre le progrès de ses sentiments pour moi.
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— Ah ! ah ! Comment ferez-vous pour exercer ce droit-là malgré moi ?
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L’abbé s’est remis de son trouble.
 
« La question, telle que vous l’aviez posée, reste entière, si M. Émile persiste à ne pas la modifier. Vous
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étiez résolu à lui accorder du temps, s’il nous permettait d’espérer l’effet de ses réflexions ; c’est lui-même qui vient ici nous dire en dernier appel de ne rien espérer de lui. Dès lors, je ne comprends plus ni son insistance, ni ''notre'' hésitation.
 
Émile. — Et vous hésitez pourtant encore, monsieur Moreali, convenez-en ! Vous sentez que ''couper court'', comme dit le général, c’est injustement blesser un caractère sans reproche et repousser une affection sans rancune. Peut-être votre conscience catholique vous reproche-t-elle aussi quelque chose à mon égard.
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Émile. — Eh bien, vous manquez de foi en vous-même, et vous avouez que vos doctrines ne vous paraissent pas infaillibles ; car, si vous étiez persuadé qu’elles le sont, vous chercheriez à me faire entrer dans la famille de M. de Turdy. N’auriez-vous pas alors toute la vie pour travailler à ma conversion ? Si vous m’éloignez avec tant de hâte, c’est que vous y renoncez apparemment, et, si vous y renoncez, c’est que vous me croyez fort et que vous vous sentez faible ; si vous vous sentez faible, c’est que vous ne croyez pas ou que vous croyez mal, et dès lors vous me sacrifiez non plus à un principe souverain et indiscutable, mais à une prévention personnelle que je ne mérite pas, et dont vous vous êtes chaudement défendu, il y a une heure, en me pressant dans vos bras et en m’appelant votre enfant. »
 
L’abbé me faisait l’effet d’une araignée qui s’est prise dans sa toile. Selon moi, à présent, c’est un tartufe. Heureusement qu’Émile le juge autrement, car son appel à l’amitié feinte ou réelle du personnage paralysait l’action de celui-ci. Sommé au nom de la logique, dont, grâce à son intelligence, il a plus de souci que le général, il a reconnu humblement que son découragement était
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blâmable en thèse générale, mais qu’il s’agissait ici du bonheur de mademoiselle La Quintinie… Et, comme impatienté de ce subterfuge, j’allais lui demander, moi, de quoi il se mêlait, mademoiselle La Quintinie est arrivée à nous d’un air sérieux et résolu.
 
Son apparition a embarrassé le général, qui s’est empressé de dire à demi-voix :
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« Mon père, a-t-elle dit, je sais fort bien ce qui se passe, et j’y suis trop intéressée pour ne pas vouloir y assister. D’ailleurs, je vous apporte un avis grave et triste. Mon grand-père est fort souffrant. La discussion beaucoup trop vive qui a eu lieu en sa présence hier au soir lui a fait passer une mauvaise nuit. Il n’a pu assister au déjeuner, et je viens de le trouver si pâle et si abattu, que j’en suis inquiète. Il se tourmente beaucoup des résolutions que vous prenez en ce moment. Vous savez qu’elles lui déplaisent, qu’elles l’irritent et l’affligent. Ce n’est point à son âge que l’on supporte de sérieuses contrariétés. Quelque parti que vous ayez pris ou que vous comptiez prendre, je viens donc vous dire que je me refuse jusqu’à nouvel ordre à laisser dire le dernier mot de la situation. Le grand-père demande à voir M. Lemontier. Je prie donc M. Lemontier d’aller le trouver, de lui laisser l’espérance de voir les choses s’arranger entre nous, et de revenir demain, plusieurs jours de suite, s’il le faut, pour le calmer et le guérir. »
 
Le général, qui est peu tendre pour son beau-père, a cassé le bec d’ambre de sa pipe en la posant avec dépit sur le rebord de la terrasse. Il a regardé son cher abbé d’un air de détresse comme pour lui dire de parer le coup. L’abbé, très-pâle, a remué les lèvres ; mais mademoiselle
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La Quintinie l’a regardé, elle aussi, et il est devenu jaune comme si la bile lui remontait au front et aux yeux.
 
« J’espère, monsieur, lui a-t-elle dit, que vous n’aurez pas d’objection à faire sur ce point, car c’est un devoir d’humanité pour vous, un devoir de famille pour moi, et la religion qui me commanderait de fouler aux pieds ces devoirs-là ne serait pas la mienne.
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Quel coup de théâtre, mon ami ! et que n’étiez-vous là pour voir le triomphe de la cause d’Émile fouler l’orgueil de ce prêtre ! Moi, je n’aurais pas cédé ma chaise pour un million, car j’ai pris l’abbé en grippe… d’abord parce qu’il est déguisé, ensuite parce qu’il se donne avec moi de petits airs de dédain philosophique qui m’offensent, et puis peut-être aussi parce que mademoiselle Marsanne, tout en raillant, parle trop de son éloquence, de ses belles manières et de sa belle main. Oui, je commence à croire qu’un prêtre est un homme, et j’ai grand’peur pour ces messieurs que ma femme ne se confesse pas beaucoup !
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Et puis, et puis je veux tout vous dire, ''à vous seul''. Émile, qui n’a pas fait cette découverte, ou qui n’a pas conçu ce soupçon, est bien assez agité. S’il lui faut lutter encore, laissons-lui ce calme qui l’a fait triompher aujourd’hui ; mais pesez mes observations, je veux vous les donner très-complètes.
 
L’abbé était aplati. Lui qui, une heure auparavant, disait à Émile : « N’entrez plus dans cette maison, vous en serez chassé, vous serez forcé de vous battre avec le terrible général, » c’était à son tour de quitter la maison et d’y laisser Émile. Le général s’est montré terrible en effet, mais contre sa fille seulement. Il lui a adressé une semonce de Croquemitaine qu’elle a écoutée avec sang-froid et que je n’ai guère entendue. Toute mon attention était absorbée par l’abbé Fervet, qui paraissait près de se trouver mal. Un instant j’ai cru qu’il allait tomber de sa hauteur, et voyez comment je suis humanitaire ! je m’apprêtais à l’empêcher de se fendre la tête sur les dalles ; mais il s’est raffermi : son front, qui est beau, il n’y a pas à dire, avait l’air de vouloir toucher le ciel. L’humiliation et la colère ont disparu, la douleur seule est restée, mais quelle douleur ! Elle était immense, effrayante. Ses yeux agrandis étaient attachés sur Lucie avec un mélange de reproche ardent et d’épouvante désespérée. Mon ami, cet homme de cinquante ans est jeune et beau encore ; c’est l’âge des passions terribles, surtout pour les prêtres. Ce n’est pas la fortune de Lucie qu’il veut donner à l’Église, ce n’est pas son âme qu’il veut donner au ciel… Je me trompe peut-être, mais venez et voyez vous-même, car c’est à vous qu’il appartient de dessiller les yeux du général, ceux de sa fille aussi. Ni Émile ni moi n’oserions toucher une question si délicate devant elle ; le grand-père est trop vieux, la vieille tante est… trop grasse. Venez, c’est à vous d’être ici le véritable
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père de Lucie… Mais je veux vous raconter l’aventure jusqu’au bout.
 
J’aurais dû me retirer, je ne l’ai pas fait, je ne l’ai pas voulu. L’abbé s’est opposé aux reproches que le général adressait à sa fille.
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Elle a quitté la terrasse avec l’abbé, dont les yeux dilatés ont retrouvé une lueur d’espérance et de vie. Le général était abîmé dans je ne sais quelle méditation orageuse. Il s’est tourné vers moi, faisant une mine de mauvais garçon, et il m’a dit d’une voix de tonnerre :
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« Avez-vous du feu ? »
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— Ton grand-père, ton grand-père !… un vieux entêté !…
 
— Pis que cela, un vieux athée, mais qui n’en ira pas
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moins droit au ciel, parce qu’il est bon et qu’il m’a beaucoup aimée. Oh ! dis ce que tu voudras, il vaut mieux que toi, surtout depuis que tu es dévot ! Aussi tu as toujours été jaloux de lui, fais-y attention : tu avais tort ! je vous aimais autant l’un que l’autre ; mais, si tu continues à faire le fanatique, je l’aimerai mieux que toi, et voilà ce que tu auras gagné !
 
— Tu me traites de fanatique à présent ? Tu deviens folle ! Tu ne crois donc plus à rien ?
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— Je ne veux pas entendre parler de couvent !
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— Et pourtant tu m’y pousses sans y prendre garde !
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J’admirais les ressources du caractère et de l’esprit de Lucie pour se plier ainsi ou plutôt pour se forcer à la nuance brusque et tranchante qui seule peut être saisie par l’intelligence rétive de son père. Les yeux de celui-ci se sont tournés vers moi, lançant de gros éclairs, comme pour me dire : « Malheur à toi, blanc-bec, si tu souris ! » J’étais sur mes gardes ; je m’étais éloigné un peu, j’avais l’air de ne pas entendre : je suivais un point noir qui glissait sur le lac, la barque qui emportait Moreali. Le général s’est, de son côté, éloigné de quelques pas, emmenant sa fille et lui parlant d’Émile en tâchant d’assourdir le diapason peu flexible de sa voix irritée. Lucie m’a appelé :
 
« Il faut que vous sachiez tout, car je ne sais pas encore, moi, si mon père ne va pas fermer la porte de la maison à double tour derrière Émile et derrière vous quand vous en serez sortis. Eh bien, je veux qu’Émile et
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son père sachent bien que la rupture aurait lieu contre mon gré. Je ne me suis pas promise contre le gré de mon père. J’avais demandé au moins trois mois de réflexion et de relations qui nous permissent de nous connaître, Émile et moi : si on nous les refuse, ce ne sera pas ma faute, et il faudra bien se soumettre ; mais je déclare devant vous, à mon père, que ceci me dégoûte du mariage, et que, ne voulant pas recommencer de si délicates épreuves sans résultats, ni me marier avec un inconnu, je fais vœu de ne me marier jamais !
 
— Assez ! cria le général de toute la force de ses poumons, je cède… ''jusqu’à nouvel ordre'' ! Vous voulez de l’excentrique ? Faites-en. Vous ne vous souciez pas de vous compromettre en recevant les visites d’un jeune homme que je ne vous permettrais jamais d’épouser, s’il s’obstine dans l’irréligion ? Soit ! courez-en les risques ; ils sont assez graves ; car, lorsque vous aurez été compromise par lui, j’aurai la peine de le tuer, moi ! Allez-y !… bravez tout !… je m’en lave les mains ! »
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— Beaucoup mieux, dit Émile en lui baisant les mains. Il s’est endormi. Misie est près de lui. Mais où va donc le général ?
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— Vous le demandez ? À Aix, où, grâce à nos bons rameurs, il arrivera en même temps que M. Moreali. Il va tâcher de repuiser en lui la force qu’il vient de perdre avec moi. Ah ! Émile ! Henri a dû vous dire l’orage qui a passé sur nous pendant que vous étiez auprès du grand-père ; tâchons que ces tempêtes n’arrivent plus jusqu’à lui ! Moi, j’en suis brisée ! »
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— Ah ! que Dieu vous entende ! dit-elle en se ranimant ; mais comme on souffre de lutter contre son père ! un père que l’on voit si rarement, que le cœur appelle avec impatience, dont on rêve l’arrivée, là sur le chemin, avec son grand cheval blanc dans les jambes et sa belle balafre sur la joue ! On voudrait le voir toujours souriant, l’étouffer de caresses, lui faire de ces quelques jours où on le tient enfin un paradis de tendresse et d’expansion… Et puis on le trouve sombre, tendu, chagrin, capricieux, et tout à coup violent et obstiné !… car il est devenu obstiné ! Il n’était pas ainsi, il était vif et faible : il est encore faible, mais il s’attache d’autant plus à ceux qui lui soufflent l’opiniâtreté, et ses emportements ont perdu la franchise qui les faisait oublier. Il vous dit : « Je cède, » et il se dit en lui-même : « Je m’arrangerai pour ne pas céder. » Ah ! comme on me l’a changé, mon pauvre père ! C’était un brave soldat avec toutes ses rudesses et ses naïvetés ; ils ont mis les détours et les rancunes d’un casuiste dans sa peau de lion !… »
 
Vous le voyez, monsieur, mademoiselle La Quintinie a ouvert les yeux. Que l’amour ait fait ce miracle, ou que
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sa dévotion ait toujours été parfaitement saine et sage, c’est à Émile de vous le dire. Je sais seulement qu’elle aime Émile, j’en suis certain, et qu’elle déteste la pression du Moreali.
 
Elle nous a quittés pour aller voir son grand-père. Elle est revenue, et, serrant les mains d’Émile :
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— Tout et rien ! mon père m’a fait hier des menaces… Émile, n’ayez pas peur pour moi, je sauterais de plus haut que ce donjon pour revenir à mon grand-père ; mais si, pendant un jour, on venait à bout de me séparer de lui, je veux que vous soyez là, je vous le confie. Ne me le laissez pas mourir !… et si ce malheur arrivait… ne le laissez pas mourir en colère !… Hélas ! voyez ce que je suis forcée de vous dire, ne souffrez pas qu’il aperçoive seulement l’ombre d’un prêtre à son chevet… »
 
Nous avons juré tous les deux de faire bonne garde,
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mais nous l’avons pressée de nous rassurer nous-mêmes sur le danger d’être séparés d’elle sans savoir où elle serait emmenée.
 
« Je trouverai toujours, a-t-elle dit, moyen de vous écrire ; d’ailleurs, je ne crois pas sérieusement à ce danger-là. J’ai mis tout au pire pour que vous ne soyez surpris de rien. Jusqu’ici, Émile, je ne vous avais pas dit combien mon père est irascible. C’est que, jusqu’ici, en lui résistant avec franchise, je m’étais toujours préservée ; mais tout à l’heure j’ai joué mon ''va-tout'' avec lui. M. Henri a cru que je triomphais parce que M. Moreali a quitté la place et parce que le général a dit : « Je cède. » Et moi aussi, je croyais avoir vaincu ; mais, un instant après, comme je l’embrassais dans l’escalier, comptant sur ces retours d’attendrissement qu’il avait autrefois, je n’ai pu lui arracher un mot de raison et de bonté,… et je ne suis plus sûre de rien ! »
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Ces aveux de Lucie laissaient Émile dans un trouble extrême. Forcée d’aller rejoindre son grand-père, qui la faisait demander, elle ne pouvait nous expliquer le degré d’influence de Moreali sur le général, et nous ignorions de quel côté porter l’action principale. Mon avis était qu’Émile me laissât courir vers cet abbé pour le paralyser n’importe comment. Émile voulait se cacher dans le vieux château jour et nuit pour surveiller le général et pour préserver Lucie et le grand-père de dangers… peut-être imaginaires. Il ne le pouvait pas d’ailleurs sans risquer de compromettre Lucie. Nous ne trouvions plus d’autre parti à prendre que de courir après le général pour lui promettre qu’Émile quitterait le pays aussitôt que M. de Turdy serait hors de danger, sauf à vous laisser le soin de reprendre seul les négociations.
 
Nous allions repasser le lac, dont nous arpentions le rivage depuis quelque temps avec agitation, comme vous
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pouvez le croire, lorsque nous avons vu revenir la barque du général. Nous l’avons attendu.
 
« Eh bien, nous a-t-il dit en sautant lourdement sur la grève, nous voilà tous calmés, j’espère. C’est une trêve de trois jours que nous devons conclure. Pas un mot à M. de Turdy de ce qui s’est passé ce matin ; laissons-lui ses illusions. Vous, monsieur Lemontier, pas un mot de conversation particulière avec ma fille, une visite par jour d’une heure au grand-père, et moi, pas un mot de reproche ou seulement de discussion avec lui, avec elle, avec vous, avec qui que ce soit : voilà les conditions. J’ai donné ma parole et je vous la donne. Donnez la vôtre, et tout est dit… ''jusqu’à nouvel ordre'' ! »
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Monsieur,
 
J’ai promis de n’avoir avec Émile aucun entretien particulier pendant trois jours. Ce serait éluder un
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engagement de la conscience que de lui écrire ; mais je me regarde comme absolument libre de m’adresser à vous, à ''vous seul''. Je vous aime, monsieur, je vous connais, je vous ai lu, j’ai entendu Émile parler de vous. J’ai vu votre belle âme à travers la sienne. Je vous respecte, je vous estime, je vous chéris. Je vous sais bienveillant, paternel pour moi. Je veux vous ouvrir mon cœur tout entier.
 
Ce que je ne puis ni ne dois dire à Émile dans la situation de contrainte et d’incertitude où l’on nous tient, je peux, je veux le dire à vous : — c’est mon secret que je confie à votre honneur. J’aime Émile de toutes les forces de mon âme !… Je ne sais pas si c’est de l’amour : je sais que ce n’est pas seulement de l’amitié, car j’ai connu, je connais l’amitié, et je sais qu’elle est un calme absolu, tandis qu’ici le calme et le trouble sont en moi, mais un trouble pieux, une crainte religieuse de ne pas être digne de lui, et un calme divin, une certitude complète de vouloir mériter son affection et me dévouer à son bonheur.
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Je me suis demandé cent fois déjà ce que je pouvais faire pour cela sans lui sacrifier des habitudes pratiques qui diffèrent des siennes, et dont quelques-unes l’irritent. Je n’ai pu franchir cet obstacle. Il faut donc que le sacrifice s’accomplisse, je ne recule plus. Un sentiment accepté en nous-mêmes devient aussitôt un devoir. J’ai voulu en vain me le dissimuler. J’ai vu qu’il fallait abjurer ce sentiment, ou le recevoir de Dieu avec toutes ses conséquences.
 
Je me suis dit aussi que j’avais déjà fait pour l’amitié une partie de ce sacrifice. J’ai respecté les opinions de mon meilleur ami, de mon grand-père, et j’ai été amenée à déployer toute l’énergie dont je suis capable pour les faire respecter par les autres. À l’heure qu’il est, je suis
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près de lui, comme une sentinelle vigilante, pour empêcher la main d’un prêtre d’approcher le crucifix de ses lèvres, et je sais que je remplis un devoir. Je chasse le culte de notre maison, je détournerais au besoin avec violence l’image du Christ de notre seuil ! Et pourtant je vénère cette image et j’adore la loi de Jésus ; mais ma conscience, sûre d’elle-même, me commande ce que je fais.
 
Il y a donc au-dessus de tous les cultes un culte suprême, celui de l’humanité, c’est-à-dire de la vraie charité chrétienne, qui respecte jusqu’aux portes du tombeau, jusqu’au delà, la liberté de la conscience. Ce respect sans bornes, je sens que je ne le dois pas seulement à l’âge, aux vertus de mon grand-père et aux liens du sang qui m’unissent à lui. Je le dois à n’importe lequel de mes semblables, et au lit de mort d’un inconnu je sens que j’agirais comme je le fais ici, s’il invoquait son droit contre mes propres suggestions. Oui, vous avez raison, Émile a raison : la liberté de l’âme est sacrée, et, pour qui a compris cela, toute prescription qui nous la refuse perd sa force et son droit.
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Si tous sont libres, je le suis aussi, et le noble sentiment qui s’est fait jour en moi est une révélation de mon droit à l’amour et au bonheur. Tout droit implique un devoir. J’ai le devoir de comprendre et de servir Dieu selon les vues de l’homme à qui je consacrerai volontairement ma vie tout entière.
 
Je me suis beaucoup interrogée, je m’interroge à toute heure. Je suis scrupuleuse, et mon amour ne peut être qu’une religion. J’ai voulu savoir si je ne cédais pas à quelque chose de personnel, à un instinct vague et cependant impétueux que je sentais en moi, au rêve enthousiaste et passionné de la maternité, et ces mystérieuses émotions, contre lesquelles je luttais, me sont
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apparues sacrées, inaliénables. Enfin le cœur et la conscience, la foi et la raison m’ont parlé ensemble et d’une seule voix m’ont dit : « Aime, mais aime bien et sans réserve ! »
 
Une circonstance providentielle m’a rendue tout à coup très-forte, de très-craintive que j’avais été d’abord. Je veux que vous soyez bien édifié sur ce point.
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L’abbé est un honnête homme : vous le verrez, vous vous en convaincrez. C’est un esprit de premier ordre, un caractère de noble et forte trempe, un chrétien sincère et ardent. Quelque chose manque à son cœur, qui a des élans de sensibilité généreuse et de tendresse vraie, mais qui s’est comme avarié dans les luttes avec l’esprit. Quelque chose aussi s’est affaibli dans l’intelligence, la logique peut-être, en s’exagérant elle-même, ou bien, pour entrer dans vos idées, monsieur, dans vos idées qui deviennent si claires pour moi, peut-être le rétrécissement imposé par lui à son cœur a-t-il eu sa réaction dans le cerveau. M. Moreali n’est plus l’abbé Fervet. Une dévotion trop peu éclairée a aigri le caractère de mon père, un mysticisme trop approfondi a ébranlé l’équité de mon directeur.
 
Il était mon directeur de conscience au couvent. Je ne me suis jamais confessée à lui, il ne confessait aucune femme. Il avait une dispense à cet égard, je n’ai jamais su pourquoi. J’aimais à le voir placé en dehors et comme au-dessus du détail des vulgarités de la faiblesse humaine. Il me semblait justement réservé pour les décisions d’une haute sagesse, non pour résoudre les ergotages
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des consciences troubles, mais pour entretenir et développer dans les âmes éprises d’idéal les grands instincts qu’elles renferment. Ce n’est pas lui qui m’a suggéré l’idée de me faire religieuse. Il l’a éludée d’abord, entretenue ensuite ; enfin il a voulu me l’imposer au moment où je sentais devoir y renoncer.
 
L’amitié que j’avais pour lui eût pu être concentrée dans le domaine de l’esprit, et s’appeler seulement respect, vénération ; mais je l’avais assez connu au couvent, où il me donnait des leçons particulières, pour que le charme sérieux de son entretien et la bienveillance paternelle de ses manières eussent conquis ma reconnaissance et par conséquent mon affection. Je voyais en lui plus qu’un père spirituel ; c’était un ami que je plaçais dans ma pensée entre mon père et mon grand-père ; il me servait comme de lien intérieur pour les chérir également, malgré la différence de leurs caractères. Il suppléait à ce que je ne trouvais point en eux qui répondît à mes croyances et à mes aspirations religieuses. Il suppléait aussi à l’intelligence qui manquait à mon vieux confesseur de Chambéry.
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Depuis nos adieux au couvent, notre liaison n’a plus été qu’une correspondance. Mes lettres étaient peu fréquentes, mais longues ; elles résumaient chacune toute ma vie de plusieurs mois. Les siennes parlaient peu de lui-même, il ne s’occupait que de moi. Je vous les montrerai ; vous verrez qu’elles sont belles, et que j’avais raison de l’aimer.
 
Son arrivée ici m’a surprise, son déguisement m’a blessée. Il ne m’a pas fait connaître qu’il eût une mission ecclésiastique ; il m’a dit au contraire, durant notre dernière explication, que le principal objet de cette mystérieuse campagne était de me ramener à l’orthodoxie. Je me suis refusée à des entretiens particuliers, cela était en dehors
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de nos habitudes. Je ne m’étais jamais trouvée seule avec lui au couvent, et, malgré son âge et son caractère, je ne voulais pas avoir à dire à Émile que j’accordais le tête-à-tête à un autre homme que lui. Je sais qu’il en eût été blessé et affligé.
 
L’abbé, malgré ma répugnance à le voir à Turdy, s’y est présenté, à ma grande surprise, sous le patronage de mon père. Je ne savais pas qu’ils se fussent déjà connus.
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Je me refusais non-seulement à congédier Émile, mais encore à lui faire des conditions. La discussion était vive. M. Moreali passait de la prière de l’ami à la menace du prêtre ; mon père y mettait de la violence, il prétendait me faire écrire comme dans la scène de la duchesse de Guise ; mon grand-père parut tout à coup sur la porte du salon, tremblant, hors de lui. Avec sa longue robe de chambre blanche, son beau front nu, ses pauvres bras maigres, agitant une vieille épée, il ressemblait à un spectre. Je m’élançai vers lui, je lui ôtai l’épée ; c’était bien assez de sa présence pour me protéger. Je l’enveloppai de châles, je le fis asseoir sur le canapé, j’essayai de lui faire croire que nous venions de nous livrer à une plaisanterie.
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« Non, non ! s’écria-t-il avec une véhémence effrayante, j’ai entendu, je vois, je comprends ! C’est la persécution religieuse dans ma maison, c’est le prêtre ! et quel prêtre ! l’abbé Fervet, car son nom vous a échappé. C’est l’ancien ennemi de ma famille, le confesseur et le mauvais génie de ta mère ! c’est l’ancien objet de la haine du général ! c’est le petit prestolet qu’il voulait et qu’il aurait dû pourfendre lorsque, grâce à son beau zèle, ma fille faisait à son fiancé les mêmes conditions qu’on veut te dicter vis-à-vis d’Émile ! Vous n’avez pourtant pas cédé, vous, mon gendre, et vous voulez qu’Émile fasse aujourd’hui une platitude à laquelle vous vous êtes refusé il y a vingt ans ? C’était sous Louis-Philippe, vous étiez voltairien comme le roi ! Vous avez refusé d’aller à confesse, mais vous avez transigé ; vous avez souffert que votre femme gardât ou reprît son confesseur. Je ne le connaissais que de nom, moi ! J’avais toujours fermé ma porte aux prêtres, vous leur avez rouvert la vôtre, comme si ce n’était pas assez de la liberté qu’ont nos femmes d’aller trouver ces hommes noirs et de s’épancher sans témoin avec eux ! Mais celui-ci a fait avec vous le bon apôtre, il a endormi votre prudence, et de plus en plus il a rendu ma fille exaltée et mystique. Elle s’est usée dans les austérités, elle s’est tuée par le jeûne et les prosternations, et, quand vous l’avez ramenée ici, mourante, avec ma petite Lucie, qu’elle n’avait pas pu nourrir, je vous ai dit : « Il est trop tard ! les prêtres m’ont tué ma fille ; vous êtes brutal et faible, vous êtes inconséquent, vous n’élèverez pas ma petite-fille. Ma sœur est pieuse aussi, mais elle est raisonnable et tolérante. Lucie est à moi, elle n’est pas à vous ! » Voilà ce que je vous ai dit, et vous avez cédé ; mais vous voilà dévot aujourd’hui, soit ! Qu’avez-vous à dire ? Lucie n’a été que trop pieusement élevée, puisqu’elle voulait être
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nonne ; mais voilà qu’elle consent au mariage, et vous vous y opposez ! Vous n’en avez pas le droit. Si vous me l’emmenez, je vous tuerai comme j’aurais dû vous tuer le jour où, voyant expirer dans mes bras votre pauvre femme exaspérée et presque folle de la crainte de l’enfer, vous m’avez crié en pleurant : « Ah ! c’est ce fanatique, c’est l’abbé Fervet qui lui a ôté la raison et la vie ! » Et vous voilà aux genoux de cet homme, et c’est vous qui l’amenez chez moi ! Vous voulez donc me tuer aussi ? »
 
Mon grand-père s’est évanoui. Je ne me suis plus occupée que de lui. On m’a dit que l’abbé s’était senti très-mal de son côté. C’est mon père qui l’a secouru. J’ai su ce matin qu’il avait passé la nuit chez nous, et qu’il avait encore conféré avec mon père avant d’aller trouver Émile, qui a dû vous rendre compte du reste des événements.
 
Mon grand-père s’est senti mieux après avoir vu Émile, et je l’ai complétement rassuré en lui jurant que l’abbé ne remettrait plus les pieds ici. Il a toute sa tête, mais il n’a pas la mémoire bien nette de ce qui s’est passé hier au soir, et je tâche de lui persuader qu’il a fait un mauvais rêve. J’ai voulu cependant que mon père éclaircit ce qui restait mystérieux pour moi dans la colère de mon grand-père contre l’abbé. Mon père s’est fait beaucoup prier, disant qu’il avait donné sa parole d’éviter, quant à présent, toute discussion. Je lui ai juré que je ne ferais aucune réflexion sur ce qu’il voudrait bien m’apprendre, et que je désirais beaucoup entendre justifier l’abbé, pour lequel, malgré ma révolte, j’avais toujours de la vénération. En parlant ainsi, je croyais que dans son exaltation mon grand-père avait beaucoup exagéré. Le général a consenti à parler, avec beaucoup de réticences il est vrai, et en s’abandonnant à son insu aux fréquentes contradictions qui lui sont familières ; mais j’en
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ai assez entendu pour être certaine à présent de la vérité. L’abbé a eu une jeunesse ascétique fougueuse de zèle et d’austérité. Ma mère, que je n’ai pas connue, et que mon grand-père m’a toujours dépeinte comme une âme timorée et un cerveau impressionnable, a subi l’ascendant du prêtre qui la confessait. Je savais déjà qu’elle avait perdu la santé et presque la raison dans cette vie d’extase et de terreurs ; mais j’ignorais que le directeur qui n’a pas su ou qui n’a pas voulu guérir l’exaltation maladive de ma pauvre mère fût l’abbé Fervet, et je me demande avec surprise comment je l’ai connu à Paris, comment j’ai entretenu pendant six ans des relations avec lui, sans qu’il m’ait jamais dit avoir connu ma mère. Vous vous demanderez peut-être aussi, monsieur, comment je n’ai jamais parlé de cet abbé à mon père et à mon grand-père. C’est que jusqu’à présent mon père était aussi hostile au clergé que mon grand-père lui-même : le nom d’un prêtre, quel qu’il fût, leur suggérait à tous deux des réflexions ironiques ou malveillantes auxquelles je ne voulais pas exposer le nom de mon ami…
 
Mon ami ! peut-il l’être encore ? Je rends justice à la sincérité de sa foi, mais je sens que les révélations de mon grand-père et de mon père lui ont fermé l’accès de mon cœur : son silence avec moi sur le passé, l’empire soudain qu’il a repris sur mon père, malgré les préventions de celui-ci, les détours qu’il a employés pour se rapprocher de moi, le silence de ma vieille tante elle-même lorsque je lui parlais de ce directeur de ma conscience ! Il est vrai qu’elle ne l’a connu que par ouï-dire, et qu’elle est brouillée avec les noms au point d’être capable d’oublier le sien propre dans la confusion de ses souvenirs… Elle est fort âgée… Enfin, monsieur, je ne sais plus ce que je dois penser de la conduite de M. Fervet. Je le sais désintéressé, chaste et fervent, voilà tout ce que
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je sais ; le reste est un mystère. S’est-il repenti du mauvais effet de sa direction sur ma mère au point de changer pendant plusieurs années son point de vue religieux, et de vouloir par son influence me préserver des mêmes exagérations ? Pourquoi donc aujourd’hui reprend-il les foudres de l’intolérance pour me séparer d’Émile ? Pourquoi veut-il me replonger dans l’isolement du cloître ? Et comment peut-il concilier la rudesse de son zèle avec les petites duplicités ou avec les attendrissements passagers que je remarque en lui ?
 
J’ai voulu tout vous dire, car je vous appelle à mon secours, et cette longue lettre abrégera beaucoup, j’espère, votre examen de ma situation. Elle est fort cruelle, je vous assure, car je vois mon père sous le joug d’un homme redoutable et peut-être inflexible. Je crains pour mon pauvre grand-père, avec qui l’abbé a exprimé le vif désir de causer, certain, dit-il, de faire tomber ses préventions et de ramener son âme à Dieu. Osera-t-il se présenter de nouveau chez nous malgré ma défense ? Émile, jusqu’à présent si patient, si fort, si confiant envers moi, si prudent avec l’abbé, ne faiblira-t-il pas dans toutes ces luttes ? Non ! mais comme il doit souffrir ! Et s’il allait encore tomber malade ! Et puis vers quelle solution marchons-nous ? Si vous ne nous sauvez pas, puis-je résister à la volonté paternelle, traîner notre nom devant des tribunaux, couvrir ma famille de ridicule ?… Cela m’est impossible… Enfin venez ! Mon grand-père vous appelle aussi et vous attend avec impatience. Quel que soit l’accueil de mon père, souvenez-vous qu’à Turdy, vous êtes chez M. de Turdy et chez moi.
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Lucie.
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La trêve était bien près d’expirer lorsque M. Lemontier arrivait à Aix. Son premier soin, après avoir causé avec son fils, fut de le faire partir pour Chêneville, une terre qu’il possédait dans la vallée du Rhône, au-dessous de Lyon ; là, le jeune homme recevrait en quelques heures les communications nécessaires. C’était l’époque où, tous les ans, le père et le fils habitaient cette résidence, où Émile avait été élevé et qu’il aimait beaucoup.
 
M. Lemontier sentait que la présence d’Émile ne pouvait qu’augmenter l’irritation du général et stimuler la vigilance hostile de l’abbé. D’ailleurs, si la lutte de famille prenait quelque échappée au dehors, il ne fallait pas que Lucie fût compromise par le voisinage de l’objet de cette lutte. Émile souffrit beaucoup de s’éloigner du théâtre des événements et de se sentir réduit à l’inaction ; mais il comprit la sagesse de son père : il remit son sort entre ses mains et partit, cachant ses angoisses et surmontant sa douleur. Émile avait une grande force de volonté, on a pu en avoir la preuve dans ses dernières lettres. Il n’était peut-être pas ce qu’au temps de Grandisson on eût appelé un jeune homme accompli ; mais il était naïf, généreux, enthousiaste, et d’un caractère assez solide pour porter la spontanéité de ses élans. S’il avait les jalousies de l’amour, il savait les renfermer dans les limites de la justice. S’il avait les ferveurs du néophyte philosophe, il n’y mêlait pas le sot orgueil de la dispute, et son père le calmait sans peine, car son père était pour lui le type de la raison et de la bonté.l
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a bonté.
 
Madame Marsanne et sa fille quittaient la Savoie. Henri Valmare eût désiré les suivre : mais il sentit qu’il pouvait être utile à M. Lemontier ; et il lui offrit de rester. M. Lemontier accepta. Il y avait chez ce jeune homme un fonds de dévouement et d’affection dont il ne se vantait pas, qu’il n’appréciait peut-être pas lui-même, mais que M. Lemontier connaissait bien, et qu’il savait développer en le mettant à l’épreuve. Henri s’établit donc au village du Bourget, sur la même rive du lac où est situé le château de Turdy, et à une courte distance. M. Lemontier se rendit à Turdy, décidé à y passer tout le temps nécessaire et à ne s’en laisser chasser par personne, conformément au désir de Lucie et du grand-père.
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Pendant que le siége se posait ainsi, M. Moreali, attentif aux mouvements de ses adversaires, faisait aussi son évolution. Il laissait à Aix son ami le comte de Luiges, qui ne lui eût été de nul secours, et il allait recevoir à Chambéry un auxiliaire important qu’il attendait avec impatience. Cet auxiliaire, cette force de conviction et de volonté qu’il voulait opposer à M. Lemontier, c’était le père Onorio, le capucin romain qui, par son influence, avait renouvelé à sa manière l’âme de Moreali et bien d’autres.
 
Le portrait de ce religieux se trouve assez nettement tracé dans la lettre onzième de cette collection, écrite par Moreali à mademoiselle La Quintinie. Si le lecteur veut s’y reporter en cas d’oubli[2], il saura aussi bien que nous par quelles épreuves avait passé la croyance de l’abbé, quelles ambitions légitimes et nobles avaient été refoulées et froissées en lui par le joug somnolent de l’infaillibilité papale, ressource puérile, mais unique et dernière, de l’orthodoxie agonisante ; quels dégoûts mortels
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il avait éprouvés en se retrouvant, privé de persuasion intime, en face de cette loi aveugle, sourde et muette ; enfin quel désespoir exalté l’avait jeté dans les bras du père Onorio, un des derniers saints de cette orthodoxie ruinée, un esprit passionné, une vie austère, une parole saisissante, mélange d’inspiration et d’égarement, le cynisme enthousiaste de la démission humaine.
 
 
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Il avait fallu à la vive intelligence de Moreali, à bout d’efforts, le refuge de cette folie sacrée pour ne pas abjurer toute croyance. Il eût fait de vaines tentatives pour accepter la moderne philosophie spiritualiste, confuse encore à bien des égards, mais éclairée d’en haut, née du divin principe de la liberté, nourrie de la notion du progrès et en pleine route déjà vers les vastes horizons de l’avenir. Cette philosophie se personnifiait devant lui dans M. Lemontier et dans son fils. Il était ébloui, effrayé, indigné de la force de cette réaction contre les doctrines de mort du père Onorio, son dernier asile. Il était trop intelligent et trop instruit pour ne pas se sentir débordé et entraîné ; cette réaction, on eût pu la paralyser en faisant entrer ses lumières et ses forces dans le domaine de la foi ; mais l’Église ne veut pas de ce concours hétérodoxe, et, comme elle, Moreali avait en lui la haine des hommes libres et des écrits nouveaux, cette robe de Nessus du prêtre qui a vaillamment combattu toute sa vie, et qui meurt torturé, consumé, sans avoir pu vaincre.
 
Moreali, esprit entreprenant et toujours spontané quand même, était venu en Savoie avec de grandes illusions. Il avait cru triompher aisément des velléités de Lucie pour le mariage. On a vu qu’il comptait fonder un couvent d’hommes en même temps qu’elle fonderait un couvent de femmes, et qu’il voulait donner au père Onorio la direction du premier, se réservant pour lui-
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même tacitement celle du second. Il était riche, et le saint-siége l’avait autorisé à fonder son établissement religieux dans ce pays de Savoie, qui pouvait un jour ou l’autre être envahi par l’esprit gallican en se trouvant annexé à la France. Pour traiter de l’achat d’une propriété convenable sans trop donner l’éveil à l’esprit d’opposition que le prêtre suppose toujours déloyal, Moreali s’était fait autoriser à prendre l’habit séculier. On pensait peut-être aussi que les fidèles de Savoie étaient aussi jaloux de leurs intérêts que les autres, et que tout vendeur exploiterait la circonstance.
 
Ce n’était pas là, dira-t-on, une raison suffisante pour que l’abbé prît tant de précautions et voulût cacher jusqu’à son nom. En effet, il en avait donc une autre. Il l’avait dit à Émile, et il n’avait pas menti. Il craignait, sinon pour ses jours, du moins pour sa liberté d’action, car il avait sujet d’appréhender quelque violent scandale venant entraver ses projets. Ne la connaît-on pas maintenant, cette raison ? Il savait que le général La Quintinie lui avait voué de mortels ressentiments, et il se disait que M. de Turdy, malgré son grand âge, n’avait peut-être pas, comme mademoiselle de Turdy, oublié son nom. Il fallait voir Lucie, la convaincre, obtenir par l’enchantement de la parole ce que ses lettres n’avaient pu opérer. Lucie se refuserait peut-être à des rendez-vous, à des conférences mystérieuses. Il fallait pénétrer à tout prix jusqu’à elle. L’abbé avait réussi.
 
Et pourtant il avait failli échouer. Sa première rencontre avec le général chez mademoiselle de Turdy avait été orageuse. Il avait audacieusement provoqué cette rencontre en se faisant reconnaître et accepter par la vieille tante, après l’avoir fascinée et conquise par ses soins. Ç’avait été l’affaire de peu de jours. Moreali avait d’exquises et chastes séductions dont il connaissait la puissance.
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Se fiant donc à lui-même de plus en plus, il avait prié la tante de le faire dîner avec le général à l’insu de M. de Turdy et de Lucie. On a vu que le général s’était rendu à l’appel d’un billet mystérieux. Le général avait dîné et passé la soirée avec lui sans le reconnaître. Il ne l’avait pas vu depuis plus de vingt ans, et même il l’avait rarement vu, bien que Moreali eût été l’arbitre secret de ses destinées conjugales.
 
Vers onze heures du soir, mademoiselle de Turdy étant rentrée dans ses appartements et le général prolongeant la veillée avec l’aimable et pieux séculier qui l’avait convenablement sondé et assoupli depuis quelques heures, Moreali s’était fait raconter la vie et la mort de madame La Quintinie. Il avait vu combien le temps avait amorti cette douleur, et il avait saisi les secrètes opérations de la conscience du général. Longtemps celui-ci s’était reproché la mort de sa femme comme un résultat de sa faiblesse envers le prêtre. Devenu dévot par vanité, pour marcher de pair au sortir du sermon et de la conférence avec certains officiers supérieurs de la vieille roche et pour recevoir les cajoleries des évêques et de leur suite, il avait tout à coup découvert que la mort de sa femme avait été, non celle d’une victime, mais celle d’une sainte, et il s’était fait à ses yeux presqu’un mérite de ce qui avait été si longtemps un sujet d’humiliation et un remords. Moreali le trouva donc suffisamment préparé, et l’abbé Fervet se révéla.
 
Un sentiment humain, un reste de dignité virile, un dernier battement de cœur pour la femme qu’il avait aimée rendirent le général furieux et menaçant pendant quelques minutes. Moreali, non moins ému, lui offrit sa poitrine en lui disant qu’il mourrait avec joie pour avoir travaillé sincèrement à sauver l’âme de madame La Quintinie. Le général pleura, s’humilia et demanda à l’abbél’
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abbé de le confesser et de l’absoudre ; ce qui fut fait en l’oratoire du comte de Luiges, à Chambéry, le lendemain matin. L’abbé Fervet n’avait jamais cessé de confesser les hommes.
 
Dès ce moment, le général, heureux d’avoir trouvé une volonté à mettre à la place de la sienne quand celle-ci chancelait, et un homme de mérite et de science à opposer à ce qu’il appelait l’ergotage philosophique d’Émile, appartint corps et âme à son ancien persécuteur, à son ancien ennemi, à l’homme dont l’influence spirituelle avait failli empêcher son mariage et soulevé depuis, dans son cœur incertain et troublé, des tempêtes d’indignation et de jalousie.
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Le jour de l’expiration de la fameuse trêve imaginée par Moreali pour donner à Onorio le temps d’arriver, un frère quêteur se présenta à la porte du manoir de Turdy. On le fit entrer dans les cuisines. Le général était averti, il ne bougea pas. Misie, habituée aux charités de Lucie et prévenue d’ailleurs par Moreali, qui disposait de ses étroites convictions, alla demander à sa jeune maîtresse ce qu’il fallait donner au religieux mendiant. Lucie était dans la bibliothèque avec M. Lemontier, arrivé depuis peu d’instants. On était en train de servir là le souper du grand-père, qui était assez bien pour sortir de sa chambre, mais encore trop faible pour descendre au salon.
 
Quand Lucie, tout en causant avec M. Lemontier, eut
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envoyé son aumône, Misie revint lui dire que ce pauvre frère était bien fatigué, qu’il avait les pieds en sang, et qu’il demandait à coucher sur une botte de paille dans un coin du vieux château ou des écuries.
 
« Qu’on lui donne un lit, une chambre, un bon souper et tout ce qu’il voudra, répondit Lucie. »
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Bien qu’Émile eût parlé de son père avec enthousiasme, Lucie ne le trouva pas au-dessous de ce qu’elle avait rêvé, car Émile l’avait avertie de l’étonnante simplicité de ses manières ; il lui avait prédit qu’au lieu d’être éblouie, elle serait charmée. Lucie se sentait aussi à l’aise avec M. Lemontier que si elle l’eût toujours connu. Déjà elle l’avait présenté au vieux Turdy, qui l’avait reçu avec une joie expansive, et qui maintenant s’habillait pour venir passer une ou deux heures avec eux avant de retourner à sa chambre de malade.
 
Le général, avec qui Lucie avait dîné, ne paraissait
Le général, avec qui Lucie avait dîné, ne paraissait pas. M. Lemontier lui fit demander par Misie la permission d’aller le saluer. Le général fit répondre qu’après le souper de M. de Turdy il attendrait le nouvel hôte au salon. M. Lemontier ayant complété toutes les notions que devaient lui fournir Lucie et son grand-père, descendit au salon et y trouva le général flanqué du capucin. Ce n’était pas le moment de causer d’affaires : l’affectation du général à ne pas congédier ce vieillard silencieux et fatigué prouva de reste à M. Lemontier qu’on reculait pour ce jour-là devant les explications.
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pas. M. Lemontier lui fit demander par Misie la permission d’aller le saluer. Le général fit répondre qu’après le souper de M. de Turdy il attendrait le nouvel hôte au salon. M. Lemontier ayant complété toutes les notions que devaient lui fournir Lucie et son grand-père, descendit au salon et y trouva le général flanqué du capucin. Ce n’était pas le moment de causer d’affaires : l’affectation du général à ne pas congédier ce vieillard silencieux et fatigué prouva de reste à M. Lemontier qu’on reculait pour ce jour-là devant les explications.
 
Mais quel était ce nouveau personnage inconnu à Lucie et qui se trouvait subitement lié avec le général ? Un passant, un pèlerin recevant l’hospitalité d’un jour, ou un espion de Moreali ? M. Lemontier, qui l’examinait tout en causant de choses d’un intérêt général avec M. La Quintinie, comprit vite que ce n’était ni un passant ni un intrigant, mais une sorte de missionnaire de bonne foi. L’homme était très-vieux ou très-usé par les austérités. Sa figure commune et terne avait tout à coup de grands éclairs sans cause apparente. L’œil éteint tenait assoupies des flammes qui s’échappaient comme des décharges de lumière électrique. Le front très-élevé, serré aux tempes, contrastait dans sa nudité avec le front court et large du général.
 
Il était vêtu de bure et souillé de poussière, sa peau et ses vêtements différaient peu de couleur. Il exhalait une odeur de terre et d’humidité. Il parlait mal le français et paraissait le comprendre plus mal encore. En revanche, il ne comprenait pas du tout l’italien, que le général s’efforçait de lui parler. Assis près de la fenêtre ouverte, il avait peut-être froid, mais il ne s’en apercevait pas ou ne s’en souciait pas. Il appartenait à ce tempérament insensible ou invulnérable qui est propre aux exaltés, aux martyrs et aux fous.
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M. Lemontier observait son profil socratique, évidé pour ainsi dire, comme si la maigreur des jeûnes n’eût laissé en saillie que les lignes osseuses et emporté la trace de tous les instincts. Le front seul avait poussé en hauteur, et par là ce n’était plus Socrate, mais quelque chose de plus et de moins, un Indien, un stylite. Le père d’Émile sentit que l’homme n’était pas méprisable, et il lui parla en bon italien bien rhythmé. Une lueur de satisfaction éclaira les traits du pauvre moine, qui, fourvoyé, ennuyé et résigné, s’était changé en statue.
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— Aussi vite que la pensée ?
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— Encore plus vite, plus vite que le mal, aussi vite que la grâce !
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« Non, dit l’autre, mais elle m’a fait l’aumône et accordé l’hospitalité. On dit qu’elle est charitable et pieuse. J’aurais voulu la remercier. On m’a dit qu’elle savait très-bien ma langue, elle aussi.
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— Nous y voilà, » pensa M. Lemontier.
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Il s’endormit en feuilletant un vocabulaire de poche à l’usage des commençants.
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M. Lemontier conseilla à Lucie de voir et d’écouter le moine, de le laisser catéchiser, et de faire accepter à M. de Turdy la présence de cet apôtre dans sa maison pendant le temps nécessaire.
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M. Lemontier ne se trompait pas. Dès le lendemain, M. de Turdy était sous les armes, enchanté d’avoir à travailler, lui aussi, au rachat de la liberté de sa petite-fille, et assez fort pour reprendre ses habitudes.
 
Le capucin réclama un entretien avec Lucie. On le reçut au salon, toute la famille présente. Là, Lucie refusa d’entendre aucune exhortation secrète, mais elle s’engagea à écouter le moine aussi longtemps qu’il lui plairait de parler, sans que ni elle, ni M. Lemontier, ni son grand-père se permissent un mot d’interruption. Cela ne faisait pas le compte du général, qui craignait que l’orateur n’eût pas ses coudées franches ; mais Onorio fit bien voir qu’il ne s’embarrassait de rien et qu’il méprisait profondément les subterfuges. Il était l’antithèse du jésuitisme, il était l’anachorète des anciens jours ; il en avait la foi, la vigueur et la science théologique ; seulement, cet
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homme du passé transporté au XIXe siècle, n’ayant plus sa raison d’être, chantait dans le vide, et l’écho de sa voix retournait sur lui-même sans rien ébranler de solide au dehors.
 
Il parla avec une grande abondance de cœur pourtant, car il avait personnifié Dieu à son image ; il s’entretenait avec lui d’égal à égal, tantôt avec une tendresse touchante, tantôt avec une trivialité comique. Il aimait ce Dieu de sa façon à l’exclusion absolue et complète de tout être réel. Il dialoguait avec lui à la manière des sibylles, répétant ses réponses sans nul souci de les rendre ridicules en les traduisant mal à l’assistance, se livrant à une pantomime comique parfois et parfois sublime de persuasion et de simplicité. Il a dit des choses admirables et des choses révoltantes. Il fut éloquent et puéril. Le vieux Turdy riait à son aise ; l’orateur n’y faisait pas la moindre attention. Le général admirait de confiance, devinant au geste et à l’inflexion apparemment que tout devait être magnifique. M. Lemontier était attentif, et, quand il y avait à louer, il laissait échapper un mot d’approbation qui étonnait grandement le général. Lucie était grave et triste ; elle sentait profondément le néant de cette doctrine de mort dont un représentant sincère et courageux lui disait le dernier mot. Elle avait traversé avec dégoût les transactions de mauvaise foi de la propagande, elle entendait maintenant la parole d’orthodoxie, le ''De profundis'' de l’humanité, la négation de la vie divine. On ne déserte pas sans un reste de frayeur et de regret l’autel refroidi dont on a longtemps couvé la flamme et guetté le réveil. Ce regret fut le dernier. Quand le capucin eut fini de prêcher le renoncement absolu, elle lui dit simplement :
 
« Je vous remercie, père Onorio, vous m’avez ramenée au vrai Dieu ! »
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Le grand-père et M. Lemontier l’avaient comprise. Le capucin, exténué de fatigue, se retira en bénissant l’assistance. Le général crut triompher ; il prit le bras de M. Lemontier et l’emmena dans le jardin.
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— Ce qu’il est lui-même, un spectre, un cadavre, rien !
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— Tenez, monsieur Lemontier, reprit le général en arpentant les allées à grands pas, je sais qu’il y a des exagérés ;… il y en a partout !… Vous êtes un libéral !… Vous savez bien qu’il y a des jacobins ?… On m’avait vanté ce moine comme très-éloquent…
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— Je crois en Dieu, général ; mais, pas plus que vous, je ne crois au diable. »
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Le général ne répondit pas. Il pensait à sa femme, que la peur de l’enfer avait tuée. Il se demandait à lui-même s’il y croyait. — L’image d’un démon armé d’une fourche se présenta devant lui ; il crut voir un Kabyle et chercha à son côté désarmé son sabre pour taillader ce gringalet. Puis il sourit, et dit à M. Lemontier :
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— Mais quoi, général ?
 
— Vous la détournerez de ses devoirs ; vous y travaillez
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déjà, vous êtes ici pour ça. Hein, vous voyez ! on ne m’en fait pas accroire, à moi !
 
— Permettez, général, reprit M. Lemontier avec fermeté ; si je devais travailler à modifier les idées de mademoiselle La Quintinie, je m’en attribuerais le droit, n’en doutez pas, et ce droit-là, Émile ne pourrait jamais l’aliéner non plus pour son compte ; mais nous n’agirions pas à la manière des catholiques ; nous laisserions à Lucie liberté absolue d’écouter, de lire, d’examiner toutes les instructions et toutes les exhortations contraires aux nôtres. D’où viennent les erreurs invétérées selon nous ? Des croyances sans examen possible, sans discussion permise. Que les prêtres parlent et qu’ils nous laissent parler, nous ne demandons pas autre chose.
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— Est-ce vrai ?… Allons ! c’est agir en galant homme, il n’y a pas à dire ! Je vais conseiller au capucin de déguerpir et faire prier l’abbé de reparaître.
 
— Quant au capucin, dit M. Lemontier avec une malice grave, prenez garde !… M. l’abbé Fervet comptait
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beaucoup sur lui, et mademoiselle La Quintinie a peut-être le désir de l’entendre encore. »
 
Le général s’oublia.
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Il l’appelait ainsi pour le railler de son reste d’attache au monde.
 
« Tu as encore besoin de lutter, pour ne pas bouder
« Tu as encore besoin de lutter, pour ne pas bouder et regimber ! Tu ne travailles point, tu te laisses vivre au gré du diable ! J’ai été comme toi ; mais je prenais les bons moyens, je me mortifiais, je portais le cilice… Toi, tu as toujours la peau fine et les mains blanches. Tu attends les tentations, au risque d’y céder, et, quand elles viennent, elles te trouvent désarmé ! Je te le dis : tant que tu n’auras pas détruit sans retour la sensibilité du corps et de l’esprit, tu souffriras sans profit et sans honneur. »
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et regimber ! Tu ne travailles point, tu te laisses vivre au gré du diable ! J’ai été comme toi ; mais je prenais les bons moyens, je me mortifiais, je portais le cilice… Toi, tu as toujours la peau fine et les mains blanches. Tu attends les tentations, au risque d’y céder, et, quand elles viennent, elles te trouvent désarmé ! Je te le dis : tant que tu n’auras pas détruit sans retour la sensibilité du corps et de l’esprit, tu souffriras sans profit et sans honneur. »
 
Selon le père Onorio, l’état de perfection, celui qui a été préconisé par les ascètes, et qui représente à leurs yeux la véritable orthodoxie, le premier degré de la sainteté, c’est d’arriver à ne plus être capable ni de pécher ni de mériter. On devient une chose, la chose de Dieu. Il vous éprouve, on le met presque au défi de vous faire crier, tant on est endurci contre toute souffrance humaine, physique ou morale. Il peut aller jusqu’à vous ôter la foi, comme une trop grande compensation et une trop vive jouissance : on se résigne, on se passe de foi, on devient stupide, tant que dure l’épreuve ; mais, pour subir sans péril cette épreuve décisive, il faut avoir si bien détruit en soi le goût et la faculté de pécher, que Satan ne puisse rien contre vous. C’est la victoire de saint Antoine, c’est un nouveau degré de sainteté.
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« Ne me demandez pas de m’humilier devant la jeune fille, dit-il. Devant le vieillard, devant le philosophe, soit : j’essayerai ; mais elle ! je ne le puis, c’est aller contre la loi de Dieu !
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— ''Monsignore'', reprit le moine, il n’y a rien à faire avec toi. La chair et le sang te tiennent. Je m’en retourne à Frascati.
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« J’y vais, dit-il, j’y vais sur l’heure ! Prie pour moi, mais ne m’attends pas ; j’y resterai peut-être, mais je te jure que j’y vais. »
 
M. Lemontier s’était entendu de nouveau avec Lucie et son grand-père. Il leur avait annoncé Moreali, il les avait décidés à le voir, à l’entendre, à lui laisser la prédication libre. Cette liberté était la légitimation et la garantie de celle que M. Lemontier aurait lui-même de répondre à Moreali et de tenir tête au général. Le vieux Turdy comprit tout et surmonta ses répugnances. Moreali avait désiré un entretien particulier avec lui. Il fallait savoir le but de Moreali afin de le déjouer, si c’était un but perfide. M. Lemontier n’avait pas oublié la remarque sur laquelle Henri Valmare avait appelé son attention. Moreali était-il influencé par des sentiments personnels
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incompatibles avec la gravité de son âge et les prescriptions de son état ?
 
Henri venait d’arriver à Turdy, où on le retenait à dîner presque tous les jours, quand Moreali se présenta. M. Lemontier engagea Henri à tout observer avec le plus grand calme, surtout dans les moments où lui-même, accaparé par le général ou distrait par quelque autre soin, serait forcé de perdre de vue la contenance de l’abbé. Il lui recommanda encore, si ses soupçons se confirmaient, de n’en faire part qu’à lui seul et de n’en rien écrire à Émile.
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« Vous venez en chrétien, monsieur, lui dit-elle ; soyez le bienvenu. Mon grand-père regrette d’avoir méconnu vos intentions ; mais voici un nouvel ami, M. Lemontier, qui l’a calmé et persuadé. Je suis aussi heureuse d’avoir à vous faire rentrer ici que j’ai eu de chagrin à vous en faire sortir. »
 
Moreali s’inclina. La présence de M. Lemontier lui coupa la parole : il sentit qu’il le haïssait ; Émile ne lui avait pas inspiré d’aversion. Il se remit vite. Il fut digne, poli avec ses hôtes, froid et comme dédaigneusement généreux envers Lucie. On servait le dîner, on l’invita à rester, et, en attendant le dernier coup de cloche, il se promena au fond du jardin avec le général. Il vit bien vite que celui-ci avait énormément faibli en son absence. Le général se plaignait du capucin, il rendait justice à l’esprit de tolérance de M. Lemontier, à la bonhomie sans rancune du grand-père, à la discrétion d’Émile, qui était parti afin de ne blesser personne, à la docilité de
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Lucie, qui ne se refusait à aucune tentative de conciliation, à Henri Valmare, qui avait été initié malgré lui à des dissentiments fâcheux, mais qui était un caractère sûr, un garçon discret. Bref, le pauvre général eût bien voulu être content de tout le monde et ne pas pousser plus loin sa résistance. N’était-ce pas assez d’avoir obtenu que Lucie, en épousant Émile, fût libre de pratiquer ?
 
« Vous êtes facilement dupe, monsieur le général ! répondit Moreali. Cela ne doit pas étonner de la part d’un caractère chevaleresque comme le vôtre ; mais les devoirs austères de mon état m’ont appris à connaître les ruses de l’incrédule et les transactions des mauvaises consciences. Si M. Lemontier accorde toute liberté à sa future belle-fille, c’est parce qu’il sait déjà qu’elle a abjuré cette liberté entre les mains de M. Émile.
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— Si je le croyais ! fit le général déjà empourpré de colère ; mais supposez-vous à ce petit Émile tant d’ascendant sur elle ? Elle ne l’aime pas, elle ne m’a jamais dit qu’elle l’aimât. Elle ne tient point à lui ! Elle est femme, elle s’amuse de l’obstination de cet original-là, qui prétend l’obtenir de moi malgré elle et malgré vous. Elle est flattée de la démarche et de l’insistance du père,… qu’elle tient en grande estime pour ses talents. Elle est instruite, c’est une liseuse, elle aime les beaux esprits. Et puis elle se plaît à m’inquiéter et à me taquiner à présent. Elle se tient sur la réserve, elle m’en veut de la scène de l’autre soir. J’ai été un peu emporté, je m’en accuse et m’en confesse ; mais vous entendez bien que je ne peux pas lui en demander pardon. Un père est un père, il ne peut pas plus avoir de torts envers ses enfants qu’un chef envers ses inférieurs.
 
— C’est ma conviction ! reprit vivement Moreali. C’est la loi de Dieu qui prime toutes les lois humaines. L’esprit révolutionnaire a en vain restreint et annulé en
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quelque sorte dans ses codes l’autorité paternelle : elle subsiste en son entier dans la conscience du vrai chrétien. Mademoiselle La Quintinie invoquera sans doute contre vous ces lois civiles qui ont assigné un âge de majorité, c’est-à-dire d’impunité, aux enfants rebelles…
 
— Jamais ! s’écria le général, rendu à ses instincts de despotisme ; je la tuerais plutôt !
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— Eh bien, elle est chez vous, la Révolution ! reprit Moreali. Elle ronge votre famille au cœur, et vous lui avez ouvert la porte. M. Lemontier est un de ses brandons ; il est lancé sur votre maison, il la dévorera jusqu’au scandale, et déjà votre fille est atteinte. Qu’elle aime ou non le jeune homme, elle veut faire acte d’indépendance ; elle se sépare de vous aujourd’hui, demain elle se séparera de l’Église. Tenez, monsieur le général, je n’ai plus rien à faire ici, moi ; je suis dédaigné, méprisé. C’est tout simple ! que suis-je pour mademoiselle Lucie ? Ah ! qu’un ami pèse peu dans la conscience qui a méconnu déjà la voix du sang ! C’est à vous de voir si vous voulez tomber dans ce discrédit devant Dieu et devant les hommes, d’avoir courbé la tête sous le vent révolutionnaire et d’avoir fait alliance intime avec les ennemis de la religion et de la société. »
 
Moreali avait touché juste. Le ''qu’en dira-t-on'' conservateur et dévot était bien plus sensible au général que le fait. Quand Moreali le vit ranimé, il le calma. Ils se parlèrent à voix basse, discutant un plan de conduite.
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Quand le dîner les appela, ils étaient d’accord sur tous les points.
 
Le dîner fut un peu égayé par l’esprit d’Henri Valmare et la sérénité maligne du vieux Turdy. M. Lemontier se gardait bien des airs de triomphe. Il observait l’enjouement refrogné du général et lisait dans son attitude grosse d’orages l’effet de sa conférence avec Moreali. Quant à ce dernier, il s’observait si bien, qu’il fut impossible de surprendre un regard de lui dirigé vers Lucie, l’ombre d’une émotion quelconque au son de sa voix ou au frôlement de sa robe.
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« Monsieur de Turdy me fait, dit-il, une position qui m’honore et dont je lui suis reconnaissant ; mais, en dehors de l’autorité paternelle, je ne reconnais ici aucune autorité directe. La mienne est tellement nulle, que je me récuse. Je ne me suis présenté ici que pour demander humblement pardon à M. de Turdy de lui avoir déplu. Ce pardon m’est généreusement accordé, je n’ai plus qu’à me retirer sans vouloir courir le risque de lui déplaire encore.
 
— Vous ne me déplairez pas, monsieur, reprit le
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vieillard, puisque c’est moi qui vous provoque à parler. Si vous vous y refusiez, je croirais que vous agissez sans franchise et que vous vous réservez d’influencer secrètement le général sans vous compromettre auprès de moi.
 
— Ce serait m’attribuer, dit Moreali, l’ascendant d’un esprit fort sur un esprit faible, et vous ne ferez, monsieur, ni cet affront au caractère du général, ni cet honneur à mon mince mérite. »
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Lucie provoquée fut sévère. Ce n’était peut-être pas ce que la prudence eût conseillé ; mais M. Lemontier ne lui avait pas recommandé la dissimulation. Il voulait, au contraire, qu’on forçât l’ennemi à la franchise. Lucie s’en chargea vigoureusement.
 
« Monsieur l’abbé, dit-elle, si en ce moment, au lieu de me prononcer pour le mariage, je me prononçais pour
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le cloître, mon père s’y opposerait : que me conseilleriez-vous ?
 
— D’obéir à votre père, répondit l’abbé avec précipitation et comme se mentant résolûment à lui-même.
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— Ce n’est point là votre mission, reprit Lucie ; vous devez chercher à persuader et ne pas tant ménager des amours-propres dont nous faisons tous si bon marché devant vous.
 
— Le fait est, ajouta M. de Turdy, que le capucin
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d’hier l’entendait mieux. Il nous a dit notre fait sans s’embarrasser d’être raillé ou jeté par les fenêtres. Il m’a fait rire ; mais, en me traitant de charogne et de fumier, il ne m’a point fâché, et il a emporté mon estime, tant la bonne foi est une belle chose ! »
 
L’abbé sentit le trait, il ne broncha pas, et chercha son chapeau pour se retirer.
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« C’est comme il te plaira, répondit le général irrité. Tu attendras ma mort, et, comme j’ai l’intention de ne pas finir de sitôt, tu auras le temps de faire tes réflexions. Je regrette que tout cela se dise devant vous, monsieur Lemontier. Vous l’avez voulu, je n’en suis pas moins votre serviteur ; mais je ne peux pas céder. Vous vous consulterez pour voir si vous pouvez céder vous-même. C’est l’unique solution possible. »
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Il se retira, et Lucie, héroïque et tendre avec son grand-père, l’embrassa en souriant.
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« À.-G. La Quintinie. »
 
Lucie eut d’abord un élan de joie ardente, puis une
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peur froide, sans pouvoir se rendre compte de ce qu’elle redoutait. Elle se débattit contre cet instinct de pusillanimité. Elle savait bien que son père était devenu un peu perfide ; mais il engageait sa parole, il en remettait le gage entre ses mains, il signait sa lettre. Elle se reprocha son doute et courut trouver M. Lemontier.
 
« Cette épreuve ne serait rien pour moi seule, lui dit-elle, mais je la trouve atroce pour mon grand-père et pour Émile ; mon père n’eût point imaginé cela. Ah ! mon ami, l’abbé Fervet me fait peur ! le voilà qui aime à faire souffrir !
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— Je ne sais, répondit M. Lemontier, qui répugnait à soupçonner l’abbé, et qui ne voulait pas éclairer Lucie sur certains dangers dont elle n’avait certes jamais conçu la pensée ; nous voici aux prises avec deux hommes bien différents l’un de l’autre, mais fanatiques tous deux : l’abbé qui regarde la souffrance comme un moyen de salut, le capucin qui dirait avec une parfaite douceur :
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« Tuez-la, si elle est en état de grâce ! » Ils ont peut-être des complices de leur folie et des ministres dévoués de leurs audaces. Je me demandais si, à l’insu de votre père, ils ne pourraient pas vous enlever et vous faire transférer dans un autre couvent qui serait pour vous une véritable prison où votre père lui-même aurait de la peine à vous découvrir. Je m’exagérais sans doute le danger. On n’enlève ainsi que les personnes qui s’y prêtent par leur faiblesse et leur crédulité. Pourtant… je ne suis pas tout à fait sans inquiétude. On peut vous obséder, vous irriter au point de vous rendre malade… et les malades sont sans défense.
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Ne parlez pas de cette lettre au grand-père ; je vais tâcher de voir et de pénétrer M. Fervet. »
 
M. Lemontier se rendit à Aix et y trouva l’abbé avec le
M. Lemontier se rendit à Aix et y trouva l’abbé avec le père Onorio. Ce dernier fut pour lui une providence. Incapable de mentir et de louvoyer, il déjoua toute l’habileté de Moreali, qui voulait se tenir sur la réserve, et il déclara qu’à la place du général (il était maintenant désabusé de son erreur de personnes) il aurait conduit sa fille au couvent de force, que là il l’aurait confiée aux carmélites et soumise chez elles à un régime analogue à la prison cellulaire, que l’on aurait bien vu alors si l’on n’avait pas les moyens d’éluder et de braver les lois révolutionnaires qui prétendent protéger et délivrer les filles majeures. Pour lui, il se souciait fort peu de ces lois païennes et socialistes ; il était prêt à prendre toute la responsabilité de la révolte, de tous les prétendus crimes et délits que les tribunaux se flattent d’atteindre. Il ne s’en cacherait pas. On pouvait l’envoyer en prison, au bagne, à l’échafaud, il irait en riant ; et, si cela ne servait à rien, si, après avoir gagné du temps et tenté de réduire le corps et l’esprit de la pénitente par des rigueurs salutaires, on n’avait pas fait sortir d’elle le démon qui l’obsédait ; si enfin la force publique la réintégrait à son domicile, alors on s’en laverait les mains, on n’aurait rien négligé pour la sauver et pour être agréable à Dieu.
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père Onorio. Ce dernier fut pour lui une providence. Incapable de mentir et de louvoyer, il déjoua toute l’habileté de Moreali, qui voulait se tenir sur la réserve, et il déclara qu’à la place du général (il était maintenant désabusé de son erreur de personnes) il aurait conduit sa fille au couvent de force, que là il l’aurait confiée aux carmélites et soumise chez elles à un régime analogue à la prison cellulaire, que l’on aurait bien vu alors si l’on n’avait pas les moyens d’éluder et de braver les lois révolutionnaires qui prétendent protéger et délivrer les filles majeures. Pour lui, il se souciait fort peu de ces lois païennes et socialistes ; il était prêt à prendre toute la responsabilité de la révolte, de tous les prétendus crimes et délits que les tribunaux se flattent d’atteindre. Il ne s’en cacherait pas. On pouvait l’envoyer en prison, au bagne, à l’échafaud, il irait en riant ; et, si cela ne servait à rien, si, après avoir gagné du temps et tenté de réduire le corps et l’esprit de la pénitente par des rigueurs salutaires, on n’avait pas fait sortir d’elle le démon qui l’obsédait ; si enfin la force publique la réintégrait à son domicile, alors on s’en laverait les mains, on n’aurait rien négligé pour la sauver et pour être agréable à Dieu.
 
Il fit cette virulente sortie au grand déplaisir de l’abbé, qui voyait le danger de dévoiler ainsi ses plans ; mais il la fit, et nul ne pouvait l’empêcher de la faire. Habitué à tonner du haut de la chaire et à voir son auditoire de paysans romains frissonner sous les foudres de son éloquence, le capucin n’admettait pas l’idée qu’il pût donner des armes contre lui, ou que l’on osât s’en servir.
 
M. Lemontier sourit de l’aplomb de ce Barbe-Bleue tonsuré qui comptait lui faire peur ; mais ce qui le frappa, ce fut l’anéantissement de l’abbé, qui n’osait contredire son maître et qui s’efforçait à peine d’atténuer l’exubérance forcenée de ses menaces. Mis au pied du mur
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autant par le capucin que par M. Lemontier, il avoua qu’un austère régime de piété attendait mademoiselle La Quintinie aux Carmélites ; mais il se défendit d’avoir tendu aucun piége. Le général n’avait-il pas annoncé à sa fille qu’elle aurait à subir l’épreuve d’une claustration absolue ? Quant à la durée de l’épreuve, il ne partageait pas, il n’avait jamais partagé, disait-il, l’idée de la prolonger contrairement au gré du général. Il l’avait fixée à trois mois, et il se flattait qu’au bout de ce temps mademoiselle La Quintinie serait complétement revenue au sentiment de ses devoirs.
 
« Trois mois ! s’écria M. Lemontier frappé de surprise. Le général a-t-il deux paroles ? la sienne et la vôtre ? Il n’a demandé qu’un mois, un seul, entendez-vous ?
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« ''Monsignore'' ! lui dit Onorio en lui lançant un regard terrible, il y a des faibles, des impuissants et des tièdes jusque sur les marches de l’autel ! »
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Puis il tourna le dos et s’en alla prier, demander peut-être à son bon ami, le petit dieu de sa façon, une inspiration meilleure pour empêcher ce mariage, qu’il considérait comme un grand scandale religieux et comme un triomphe à arracher aux hérétiques.
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L’abbé fut impénétrable. S’il n’avait pas la hardiesse et la puissance d’initiative du capucin, il avait au besoin la réserve souveraine et opiniâtre du prêtre diplomate. Rien ne put l’entamer. Il plaignit en termes doucereux et glacés les chagrins auxquels s’exposait Lucie. Il prétendit avoir fait son possible pour concilier les devoirs de son ministère avec les exigences de la situation. Il conseillait à Lucie de se remettre avec confiance aux mains des saintes filles du Carmel, et même de s’exposer avec courage aux ennuis d’une retraite austère.
 
« Si elle est véritablement attachée à votre fils, ajouta-a-til,
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qu’elle le lui prouve en subissant cette épreuve si courte, et, si elle croit encore en Dieu, comme elle le prétend, qu’elle prouve à Dieu son désir de s’éclairer en s’enfermant seule à seule avec lui dans le sanctuaire.
 
— Je ne lui donnerai point ce conseil, répondit M. Lemontier. J’ai assez étudié sur pièce l’histoire des couvents pour savoir que, s’ils peuvent abriter des mysticismes sincères, ils peuvent cacher des fanatismes atroces. Lucie est d’une forte santé, d’un caractère bien trempé et d’un jugement parfaitement lucide ; mais j’ignore jusqu’où peuvent aller les forces d’une femme aux prises avec l’isolement, les menaces et les persécutions. Si son père est assez imprévoyant pour l’y exposer, je sens qu’il est de mon devoir de la préserver, moi, et je m’oppose, au nom de mon fils et au mien, à ce qu’elle accepte le cruel défi qu’on lui jette. Je ne veux pas croire, monsieur, ajouta M. Lemontier, qu’un homme de votre science et de votre mérite ait, comme l’ont cru quelques personnes, troublé la raison de madame La Quintinie par la peur des supplices éternels ; mais si, contrairement à vos conseils et à vos intentions, cette malheureuse personne était morte dans l’égarement du désespoir, un tel exemple devrait vous rendre plus prudent que vous ne semblez vouloir l’être à l’égard de sa fille. »
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La figure de l’abbé eut une légère contraction de souffrance ou de dédain ; mais il n’accepta en aucune façon le reproche.
 
« Est-il possible, monsieur, répondit-il, qu’on ait osé vous entretenir à Turdy de cette vieille histoire ? S’il y avait là quelque chose de vrai, le général m’eût-il accordé sa confiance et son affection ? Sachez donc la vérité. Madame la Quintinie… Mais j’ai été son confesseur, et vous pourriez croire que je vous raconte ce que tout le monde
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ne sait pas. Je dois me taire et laisser au temps et aux circonstances le soin de vous désabuser. »
 
M. Lemontier crut saisir quelque chose de volontaire dans cette réticence de l’abbé, et il lui sembla que celui-ci cherchait à lire dans ses yeux s’il savait autre chose de particulier sur la vie et la mort de madame La Quintinie. À son tour, il le regarda avec une attention déclarée. Il vit un nuage envahir ce front de marbre, et tout à coup, prenant le parti de l’attaque à tout hasard :
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— Vous m’avez donné l’exemple, monsieur l’abbé ! Permettez-moi d’en rester là et de remettre toute autre explication à un moment où vous vous sentirez plus bienveillant à mon égard. »
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L’abbé, resté seul, se sentit baigné d’une sueur froide.
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Après le dîner, le médecin ayant recommandé à M. de Turdy de faire un peu de promenade en voiture aux heures tièdes de la journée, Lucie et M. Lemontier l’emmenèrent du côté de La Motte et au delà, dans les gorges pittoresques qui conduisent aux riches plateaux herbus de Ronjoux, ombragés de châtaigniers séculaires. Henri, ayant à donner beaucoup de détails et d’instructions à Émile, resta à écrire dans la bibliothèque.
 
Quand la nuit le gagna, il se disposait à allumer les bougies ; mais il crut entendre des pas furtifs dans la galerie qui conduisait aux appartements de Lucie et de son grand-père, voisins l’un de l’autre et communiquant ensemble à l’intérieur. Cette galerie était parquetée, le
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plancher craquait faiblement sous des pieds discrets. La lenteur et la précaution de cette marche dans l’obscurité trahissaient je ne sais quelle méfiance qui étonna Henri.
 
Il se tint immobile, jeta son cigare dans la cheminée, et attendit dans le grand fauteuil, dont le dossier dépassait sa tête. Il crut un instant à la tentative de quelque larron. Quelqu’un ouvrit doucement derrière lui la porte de la bibliothèque et s’arrêta au seuil, quelqu’un que Henri ne put voir, mais dont la respiration précipitée trahissait l’émotion. Une voix, qu’il reconnut pour celle de Misie, dit tout bas :
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Mais qui donc introduisait-elle ainsi secrètement dans l’appartement de sa maîtresse ? Henri était trop porté à tout redouter de la part de Moreali pour ne pas supposer que lui seul, par l’ascendant de son ministère, pouvait entraîner cette pauvre femme à une trahison.
 
Surprendre les gens sur le fait était bien facile ; mais Henri n’eût rien su ainsi de leur motif et de leurs desseins. Alors il alla écouter jusqu’à la porte de Lucie. Il y avait
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plusieurs pièces, et on ne s’était pas arrêté dans la première. Il n’entendit rien. Il essaya de se glisser dans l’appartement de M. de Turdy : Misie, peut-être dans la prévision de quelque surprise, en avait retiré la clef. Henri resta près d’une heure dans cette angoisse, souvent prêt à perdre patience, mais toujours retenu par l’espérance de pénétrer le mystère. Enfin il entendit Misie qui parlait dans l’antichambre de l’appartement de Lucie, où elle était restée selon toute apparence, et qui disait :
 
« Eh bien, monsieur l’abbé, est-ce fini ? Ils vont rentrer. »
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— Bien, Misie, Dieu vous en récompensera ! Conduisez-moi par l’escalier du vieux château. »
 
Ils passèrent devant Henri ; ils étaient arrêtés tout près de lui pour se consulter. Il attendit qu’ils fussent loin pour sortir de l’enclos par le fond du jardin et aller au-devant de la voiture qui ramenait les maîtres du manoir et M. Lemontier. Il invita ce dernier à descendre
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pour se dégourdir un peu les jambes, et, tout en suivant la voiture qui entrait au pas, il le mit au courant de ce qui venait de se passer.
 
« Ce n’est pas le moment des commentaires, lui répondit M. Lemontier, poursuivons ce que tu as mené avec tant de prudence. Observons, et ne laissons pas soupçonner que nous avons les yeux ouverts. Rentre avec nous au château et laisse-moi agir. Avant tout cependant, il faudrait savoir s’il n’y a personne de caché dans l’appartement de Lucie, et il faudrait s’en assurer à l’insu des domestiques. »
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Lucie obéit en tremblant un peu. M. Lemontier examina l’appartement avec le plus grand soin. Il s’assura qu’il n’y avait personne et qu’aucun meuble ne portait de traces d’effraction. Il regarda les serrures, les verrous, les croisées ; tout fonctionnait bien.
 
Quand tout le monde se fut retiré, il resta dans la bibliothèque avec Henri, et ils y veillèrent à tour de rôle.
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Lucie, avertie par eux, examina minutieusement tous les objets de son appartement et n’y trouva rien qui ne fût intact et à sa place accoutumée. Elle remarqua seulement que les bougies qu’on mettait tout entières chaque soir sur sa cheminée avaient brûlé une heure environ. Elle visita tous ses papiers. Aucun ne manquait. On n’avait touché à rien. Qu’était-on venu faire chez elle ? Sous le coup d’une inquiétude d’autant plus irritante qu’il était impossible d’en préciser la cause, Lucie dormit peu. La nuit pourtant se passa sans qu’aucun bruit insolite fît aboyer les chiens et troublât le sommeil du vieux Turdy.
 
Le lendemain, la famille monta en voiture après dîner sans marquer aucun soupçon à Misie, qui bien évidemment était seule complice du mystérieux projet de Moreali. Henri, qui avait fait semblant de s’en aller, rentra inaperçu comme la veille, mais cette fois à dessein et grâce à de grandes précautions. D’une des fenêtres du logis neuf, il vit Misie occupée à étendre sur la terrasse du vieux château le drap blanc qui devait servir de signal à Moreali. Alors il se glissa et s’enferma dans l’appartement de M. de Turdy. Il mit le verrou sur la porte qui communiquait avec le boudoir de Lucie, après s’être assuré qu’en retirant la clef il verrait et entendrait par le trou de la serrure tout ce qui se passerait dans ce boudoir. Bientôt après, il entendit entrer Misie, qui toussa pour avertir l’abbé, puis l’abbé parla sans baisser la voix. Misie lui ayant assuré que, cette fois, personne ne pouvait les surprendre, parce que le valet de chambre était sorti et que Louise avait la migraine.
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— Non, vous dis-je, j’ai tout ce qu’il me faut. »
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Misie hésitait, comme si elle eût été retenue par un remords ou par la curiosité. L’abbé insista, elle sortit.
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Misie, intimidée par le ton sec et mécontent de l’abbé, répondit en balbutiant :
 
« Mon Dieu, mon Dieu !… je n’ai rien pris sur moi… Vous m’avez demandé des détails sur la mort de madame. Je vous ai dit ce que je croyais savoir. Je sais bien qu’elle rêvait souvent tout haut. Pourtant elle me l’a dit plus de trois fois, et sans paraître égarée : « C’est là, Misie ! dans ce carré-là ! dans dix ans d’ici, rappelle-toi bien, petite, tu chercheras, et tu trouveras. C’est mon
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vœu, mon seul et dernier vœu ! C’est le repos de mon âme… J’ai confiance en toi, Misie ! Toi seule ici as de la religion ! »
 
— Mais, en vous disant : ''C’est là'', vous disait-elle que ce fût dans cette tapisserie qui pouvait être enlevée, renouvelée ?
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— Misie ! sur tout ce que vous avez de plus sacré, vous n’avez jamais parlé de cela à personne ?
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— Jamais, monsieur l’abbé ; je vous l’ai juré, je le jure encore !
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— Je m’étais fait cette idée-là !… Et, quand vous m’avez questionnée sur l’amitié de mademoiselle pour M. Émile, cela m’est revenu comme un rêve que j’avais oublié. Mais vrai, monsieur l’abbé, voilà neuf heures bien sonnées. Il me semble que la voiture gagne la côte. Venez, venez, reprenez vos outils ; n’oubliez-vous rien ? »
 
Dès qu’Henri eut rejoint M. Lemontier, il lui fit part
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de sa découverte. Il fut convenu que tout serait rapporté à Lucie, mais non à M. de Turdy, dont on avait jusque-là respecté la tranquillité d’esprit en ne l’initiant pas aux nouvelles crises de la situation.
 
Dès le lendemain, Lucie donna à Misie la commission d’un achat de linge à Lyon, et elle la conduisit elle-même au chemin de fer dans sa voiture. Elle emmenait le grand-père et sa femme de chambre dîner et coucher à Chambéry chez la vieille tante, après avoir donné à tous les domestiques diverses occupations au dehors. M. Lemontier resta donc seul à Turdy. Henri vint l’y rejoindre. Ils s’enfermèrent chez Lucie avec les outils nécessaires à une perquisition complète ; mais ils commencèrent par raisonner leur exploration. Si madame La Quintinie avait fait murer ''l’objet'', elle eût été forcée d’avoir recours à d’autres confidents de son secret que Misie, Misie eût su et eût dit à l’abbé cette circonstance si propre à donner de la réalité au dépôt : ou il n’y avait pas de dépôt, et tout s’était passé dans l’imagination de la malade, ou le dépôt avait été confié à la muraille au moyen d’un secret qu’on pouvait espérer trouver, même après les recherches de Misie et de l’abbé. Au bout de deux heures d’un examen minutieux, M. Lemontier ayant fait sauter avec une pointe le mastic dont les peintres avaient rempli une fente assez large entre deux baguettes sculptées, il remarqua au fond de cette fente un corps sans résistance qu’il put attirer avec l’outil. C’était de la ouate et non de l’étoupe ordinaire. Il introduisit une pince très-fine et retira un sachet de cuir de Russie cousu avec soin, comme une amulette, mais assez grand pour contenir plusieurs lettres ou une petite liasse de papiers bien serrés. En introduisant là cet objet, on avait simplement profité d’un accident de la boiserie, accident que les ouvriers avaient fait disparaître par la suite, sans rien soupçonner
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de ce qu’il recélait. M. Lemontier mit l’objet dans sa poche sans l’ouvrir.
 
« Puisque tout nous favorise, dit-il à Henri, je veux agir vite auprès de l’abbé.
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« Monsieur, dit-il à l’abbé, j’ai été plus heureux que vous : j’ai trouvé ce que vous avez en vain cherché hier et avant-hier dans le boudoir de mademoiselle La Quintinie. »
 
Moreali resta immobile, comme recueilli, assez maître de lui pour ne trahir ni colère, ni terreur, ni surprise. Il pensa que Misie l’avait trahi ; il ne voulut pas dire un
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mot par lequel il pût être compromis plus qu’il ne l’était. Un frisson nerveux le faisait sursauter de temps en temps, mais il se dominait avec une étonnante force de volonté. M. Lemontier dut prendre toute l’initiative de l’explication.
 
« Avez-vous quelque raison de croire, dit-il, que cet objet vous ait été destiné ?
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— C’est-à-dire que vous lui écrirez télégraphiquement que c’est quelque secret de confession, et qu’il faut vous le restituer sans l’ouvrir ? Mais il n’en peut être ainsi que quand nous aurons acquis la certitude du fait en voyant votre nom sur l’adresse.
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— Le général s’en assurera.
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L’abbé se leva comme s’il eût voulu aller se jeter aux pieds du capucin. M. Lemontier, qui s’était assis près de lui sur une roche, le retint et le força de se rasseoir en lui disant :
 
« Le temps presse, je ne puis attendre maintenant que vous vous consultiez. Il me faut une réponse. Dépositaire de cet objet, j’ai aussi des devoirs à remplir. Je ne me permets avec vous aucun commentaire ; mais je ne puis défendre à mon jugement d’entrevoir des vérités terribles. Je ne crois pas que Lucie doive jamais les soupçonner. Je ne crois pas non plus que ni le père ni l’époux de madame La Quintinie, qui les ont peut-être pressenties autrefois, doivent les connaître aujourd’hui. C’est la pensée de ce danger extrême qui m’a fait venir à vous pour vous demander, non pas la révélation de vos secrets, mais la valeur ou la vanité de mes craintes. Un
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mot suffit à chacune de mes questions. Qui peut ouvrir ce paquet ? M. de Turdy ?
 
— Non !
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— Vous les avouez enfin ? Allons, je n’en abuserai pas, je serai plus généreux que vous. Partons. »
 
Ils n’échangèrent plus un mot. En traversant le lac,
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M. Lemontier observa la contenance morne et pourtant digne de l’abbé. Il était vaincu, mais non brisé. Il suivait de l’œil le sillage ouvert par la barque, et semblait livré à une méditation profonde plutôt qu’au sentiment amer de la défaite.
 
En chemin de fer, il parut ranimé comme s’il eût trouvé, sous l’influence de cette marche rapide, une solution ou une résolution. À Chambéry, il se tint dans la rue pendant que son compagnon entrait chez mademoiselle de Turdy. Lucie, prise à part, dit à M. Lemontier qu’elle lui donnait plein pouvoir de disposer du paquet comme il l’entendrait, et même de ne jamais lui dire ce qu’il contenait. Elle s’en remettait aveuglément à sa prudence et à son honneur. Il courut rejoindre Moreali avec un mot de la main de Lucie, qui l’autorisait complétement. Ils allèrent s’enfermer dans la maison du comte de Luiges, lequel était toujours à Aix.
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M. Lemontier refusa. L’abbé le regarda en face, et ses yeux se remplirent de larmes ; mais il ne se plaignit pas du terrible soupçon muet, trop provoqué par sa conduite précédente. Ils sortirent, dînèrent ensemble sans se parler et rentrèrent chez le comte. C’était une vieille maison, riche, silencieuse, servie par de vieux domestiques dévots ; le jour baissant, ils apportèrent une lampe et disparurent.
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M. Lemontier coupa la soie tout autour du sachet et en tira une grosse lettre, qui devint fort mince après le dépouillement de trois enveloppes épaisses. La première ne portait que ces mots : ''Pour être ouverte dans dix ans'' ; la seconde : ''Pour être lue le jour de la première communion de ma fille'' ; la troisième enfin, que M. Lemontier n’ouvrit pas, portait cette adresse bien lisible : ''À mon mari, le colonel La Quintinie''.
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— Je vous pardonne tout ce qui m’est personnel, répondit Lemontier ; mais je ne puis toucher vos mains en signe d’estime ou d’amitié, je les crois souillées d’un crime que ce repentir tardif ne peut expier en un instant.
 
— Monsieur Lemontier ! s’écria Moreali avec énergie, je ne suis pas si coupable que vous le croyez : Lucie n’est pas ma fille ! J’ai aimé sa mère avec passion, je l’aime elle-même comme l’enfant de mes entrailles spirituelles, mais je n’ai pas séduit madame La Quintinie, je n’ai manqué ni à mon vœu de chasteté, ni à mon devoir de confesseur et d’ami. S’il y a dans cette lettre dont vous prendrez connaissance, je le veux, une révélation contraire à la confession que je vais vous faire, cette révélation est l’œuvre du délire ; mais j’ai mes preuves, moi : elles sont là, dans ce bureau dont j’ai la clef, et je veux
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les mettre sous vos yeux… quand vous m’aurez écouté, non comme un ami, vous vous y refusez, mais comme un juge. Je vous accepte pour ce que vous voulez être.
 
— C’est mon droit, répondit Lemontier, car j’ai celui de devenir le père de Lucie, et j’en ai la volonté. Je dois et veux savoir, par conséquent, quels liens l’unissent à vous. Parlez. »
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Je fis de bonnes études, mais je ne montrais aucun goût pour l’état ecclésiastique. La carrière des lettres, l’éloquence du barreau me tentaient. J’avais de l’ambition, et pourtant j’étais un croyant, mais un croyant porté à la lutte plus qu’au renoncement.
 
À son lit de mort, ma pauvre mère me révéla l’illégi
À son lit de mort, ma pauvre mère me révéla l’illégitimité de ma naissance, et m’apprit qu’étant enceinte de moi, elle m’avait consacré à Dieu par un vœu solennel. Depuis que j’étais au monde, elle avait tout fait pour réaliser ce vœu. Elle avait espéré que j’y souscrirais. Elle avait compté que mon sacrifice rachèterait son péché. Elle n’exigeait pas que je fusse prêtre sans vocation ; mais elle me suppliait de ne pas lui ôter l’espérance à sa dernière heure et de la laisser partir emportant la promesse que je ferais mon possible pour lui abréger les terribles expiations du purgatoire. Si un jour il se pouvait que son fils offrît le saint sacrifice de la messe à son intention, elle se flattait d’être alors réconciliée avec Dieu.
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timité de ma naissance, et m’apprit qu’étant enceinte de moi, elle m’avait consacré à Dieu par un vœu solennel. Depuis que j’étais au monde, elle avait tout fait pour réaliser ce vœu. Elle avait espéré que j’y souscrirais. Elle avait compté que mon sacrifice rachèterait son péché. Elle n’exigeait pas que je fusse prêtre sans vocation ; mais elle me suppliait de ne pas lui ôter l’espérance à sa dernière heure et de la laisser partir emportant la promesse que je ferais mon possible pour lui abréger les terribles expiations du purgatoire. Si un jour il se pouvait que son fils offrît le saint sacrifice de la messe à son intention, elle se flattait d’être alors réconciliée avec Dieu.
 
Elle mourut dans mes bras, bénie quand même et consolée autant qu’il dépendait de moi ; mais la honte de ma naissance et l’horreur de mon isolement dans la vie m’avaient porté un coup terrible. Je me vis sans appui, sans amis, sans liens, sans patrie ; errant dans la société, livré à mon inexpérience, luttant pour percer tout seul et retombant désespéré sur moi-même, j’essayai de me persuader que mon intelligence et ma volonté suffiraient ; mais j’eus peur des passions que je sentais fermenter en moi. La femme était pour moi un objet de séduction irrésistible et d’aversion craintive. J’avais des envies d’adorer et de tuer la première qui égarerait mes sens. L’épouvante me ramena chez les jésuites.
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Là, je n’étais plus seul, j’appartenais à tous, il est vrai, mais tous m’appartenaient, et je pouvais, au sein de cette société puissante, conquérir par un grand mérite l’indépendance de l’initiative.
 
J’avoue que l’ambition mondaine fut encore mon but jusqu’au moment où je fus désigné pour recevoir les ordres sacrés. Dans ma dernière retraite préparatoire, je sentis la grâce, je reconnus mon néant, je m’humiliai et je
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travaillai sincèrement à combattre le démon d’orgueil qui était en moi.
 
Outre le travail de la grâce, j’étais doué d’un besoin de logique intérieure qui me travaillait aussi. J’avais le goût du beau, la passion du vrai, le sentiment de l’honneur, le mépris des faux biens, de grands appétits de franchise et de générosité ; mais la vraie charité chrétienne, le facile pardon des injures, l’humilité devant les hommes, le repos absolu du cœur et des sens à la pensée des femmes, voilà ce qui me manquait. Je le sentais, car j’étais sévère envers moi-même. Je demandai encore un an de travail spirituel avant de prononcer mes vœux, je ne me trouvais pas encore assez digne et assez fort ; mais on avait besoin de mes services, on me dissuada de tenter une plus longue épreuve : je me consacrai en tremblant.
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Je fus nommé d’emblée à un vicariat dans une ville de premier ordre. J’y prêchai le carême avec un très-grand succès. C’est là que les larmes des femmes, ces touchantes ferveurs, plus séduisantes que les applaudissements des foules, commencèrent à me troubler sérieusement. Je sentis la nécessité des plus grandes austérités. Il fallait être saint ou rien. Je m’efforçai d’être saint.
 
La grâce descendit encore sur ma ferveur. Le calme se fit comme par miracle. Un jour, je me sentis vraiment fier en me sentant vraiment fort. Le souffle embrasé du confessionnal me fit sourire. Les plus belles femmes venaient à moi. Toutes m’aimaient, sinon avec réflexion et persistance, du moins avec entraînement durant cette
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heure de tendre épanchement qu’elles apportaient à mes pieds. Je les traitai durement, quelques-unes s’exaspérèrent jusqu’à m’aimer avec ardeur. Je les accablai du mépris de Dieu, qui leur parlait par ma bouche.
 
Parmi les pénitentes que l’aristocratie de la province m’envoyait en trop grand nombre, une jeune fille charmante me consola par son angélique chasteté, par l’absence de tout instinct douteux à combattre, par une foi naïve pleine de scrupules attendrissants : c’était Blanche de Turdy. Elle avait seize ans à peine. Pâle, délicate, toujours simplement vêtue, un peu nonchalante et d’humeur rêveuse, elle était l’image de la candeur timide et de la virginité ignorante.
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« Mon père ne me force pas, dit-elle ; toute la faute est à moi. Le colonel La Quintinie m’a dit au bal qu’il m’aimait, et qu’il serait malheureux, si je ne l’aimais pas. Je l’ai cru, et, lorsqu’il m’a demandée à mon père, j’ai avoué que je l’aimais aussi. Mon père serait plutôt contraire que favorable à ce mariage. Le colonel ne lui plaît pas beaucoup. « Pourtant, m’a-t-il dit, si tu l’aimes… nous verrons… Consulte ta mère. » J’ai consulté maman, qui dit non. Je ne sais pas si j’ai fait un péché en aimant ce colonel. »
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Je m’efforçai de lui prouver qu’elle ne l’aimait pas. Elle parut ébranlée, et me promit de n’y plus songer.
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Je l’aimai, je l’aimai de l’amitié la plus pure, la plus calme. C’était en moi comme un sentiment divin ! Ni ma veille ni mon sommeil n’en étaient troublés. Mes yeux ne la cherchaient dans l’église ni aux offices, ni aux sermons. Quand j’étais là, je sentais qu’elle y était, et elle y était toujours. Sa présence était un parfum dans l’atmosphère, son approche au confessionnal m’apportait une sensation de bien-être et de fraîcheur.
 
Un jour, à la veille d’une de ces grandes fêtes où elle avait coutume de se confesser, je me sentis inquiet, comme si un malheur non défini m’eût menacé. Elle ne vint pas. Trois mois se passèrent, et je compris alors qu’elle était beaucoup pour moi. Ma ferveur se ralentissait, l’église perdait sa poésie, ma vie se traînait comme une attente pénible. Je ne pouvais m’alarmer de ma tristesse ;
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je sentais mon intention aussi pure que celle d’un petit enfant. Il ne m’était pas seulement permis, il m’était ordonné de chérir les voies de cette jeune sainte, et je craignais qu’on ne la détournât du ciel.
 
Madame de Turdy reparut enfin.
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— Elle pourrait changer, lui dis-je.
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— Ne le désirons pas trop, reprit-elle ; M. de Turdy jetterait feu et flamme.
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Ce ne fut pas une confession, ce fut un entretien de frère à sœur. Blanche m’avoua qu’elle était bien agitée. Le colonel l’occupait beaucoup, et pourtant elle sentait que ce n’était pas là le doux rêve de sa vie. C’était comme une violence que l’homme faisait à son âme. L’appel du Sauveur, plus vague et plus tendre, la faisait rêver. Je vis bien que les sens avaient parlé, mais j’espérai lui enseigner délicatement à les vaincre.
 
Je portai une grande ardeur dans mon entreprise, et durant plusieurs mois, où tantôt la confession, tantôt les entrevues chez sa mère et au couvent établirent des relations suivies entre nous, je la vis s’avancer dans la voie sainte au point de me faire croire que je l’y avais assurée pour jamais. Combien elle eût été heureuse si elle eût persévéré ! Mon affection, ma sollicitude pour elle étaient devenues en moi comme une seconde vie. Toutes les forces de mon âme étaient tendues vers ce but de conserver vierge pour l’hymen du Christ cette âme digne de lui seul. À l’idée qu’un homme, et un homme sans
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croyances, se flattait de la profaner, j’étais dévoré d’indignation.
 
Blanche semblait sauvée, mais elle fut imprudente. Elle ne savait rien cacher : elle avoua à son père son désir de prendre le voile. Dès lors M. de Turdy, qui au fond prisait médiocrement La Quintinie, s’appuya sur ce dernier pour soustraire la néophyte à l’appel du Seigneur. Il effraya madame de Turdy, qui était pieuse, mais qui avait le caractère faible ; il pesa sur la piété filiale de Blanche. Il permit au colonel de la voir plus souvent. Enfin ils ébranlèrent ma pauvre sainte et me l’enlevèrent au moment où, appelé à d’autres fonctions, j’étais forcé de changer de résidence.
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Je partis, la mort dans l’âme, pour ma première et dernière cure. C’était une ville de troisième ordre, peu éloignée de celle que je quittais. Madame de Turdy vint m’y trouver bientôt sans sa fille. Le mariage était décidé. Blanche avait juré à son père qu’elle ne serait pas religieuse. La mère elle-même s’en réjouissait, car elle avait eu peur de me voir trop bien réussir ; mais elle était également effrayée de donner sa fille à un incrédule. Elle me priait, puisque j’avais eu et pouvais avoir encore de l’influence sur elle, de lui écrire pour exiger qu’elle fît de sa main le prix de la conversion du colonel. J’écrivis deux fois, trois fois. Pas de réponse ! Un jour, on m’apporta un billet de faire part. Blanche était mariée.
 
La douleur et la colère que j’éprouvai me firent craindre d’avoir trop aimé cette jeune fille… Trop aimé !… était-ce possible ? peut-on aimer trop quand on aime en Dieu et à cause de Dieu ? Je l’avais mal aimée… peut-être ; non ! Je scrutai en vain ma conscience. L’amour terrestre n’était plus en moi depuis longtemps ; je l’avais terrassé, je l’avais tué, je le méprisais… Quand je sentais la chair se révolter, je ne prenais pas le change, et
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jamais dans mes rêves, même involontaires, la figure de Blanche ne s’était mêlée aux fantômes de la tentation.
 
Je l’avais aimée avec l’âme, et pendant quelque temps mon âme fut comme brisée. Je ne sentais plus aucune ambition mondaine. Je demandai à m’effacer dans le clergé secondaire, à m’éloigner de cette province où j’avais trop souffert. Je fus appelé à Paris ; mais le colonel et sa femme y étaient sans que je m’en fusse informé. Un jour que je prêchais à l’église de ***, je vis Blanche au pied de la chaire. Je la vis sans trouble et sans joie. Je ne l’estimais plus ; je savais qu’elle avait tout cédé, et que le colonel continuait à nier Dieu et à braver l’Église. C’était sous Louis-Philippe. Il craignait d’être pris pour un légitimiste ; il voulait de l’avancement.
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Je refusai. J’avais échoué dans la plus modeste de mes tentatives, celle de faire présider la plus simple des conditions chrétiennes au mariage de mademoiselle de Turdy. J’avais donc manqué d’ascendant et de persuasion. Elle devait choisir un guide plus éloquent et plus éclairé que moi.
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Elle releva son voile, et je vis sa figure inondée de larmes.
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« Quand j’ai dû renoncer à vaincre sa résistance, il s’est passé en moi des choses étranges dont je me confesserai ailleurs qu’ici. J’ai cru devoir lutter contre moi-même, obéir à mon père et m’efforcer d’aimer M. La Quintinie. Je n’étais pas forcée de me prononcer pour ce dernier ; au contraire, mes parents me priaient d’attendre et de réfléchir, mon père parce qu’il trouvait le colonel frivole et inintelligent, ma mère parce qu’elle le voyait impie.
 
« Pourquoi me suis-je obstinée à le choisir ? Parce
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qu’il m’a effrayée de votre influence… Ne me demandez point d’autres explications. Au tribunal de la pénitence, vous m’interrogerez. Je vous dis seulement ici en toute sincérité que j’ai cru faire mon devoir en ne répondant pas à vos lettres et en consentant, après une lutte vaine, à hâter mon mariage, sans conditions, au gré du colonel.
 
« Hélas ! j’ai été bien punie de mon erreur ! Les embrassements de cet homme m’ont été odieux. Je ne savais rien du mariage, je ne pressentais rien, je ne devinais rien. Je croyais que l’amour conjugal était pure affaire de cœur, et qu’en échangeant ses pensées on arrivait à imposer une douce persuasion en même temps qu’à la subir. Je m’imaginais qu’ayant cédé ma main et perdu mon nom sans exiger de mon mari aucun engagement religieux, je l’amènerais à croire ce que je croyais ; mais quoi ! le lendemain du mariage j’avais perdu tout espoir d’ascendant sur lui : j’étais sa chose, Dieu ne pouvait plus me réclamer. Je n’avais plus qu’à partager sa vie, ses goûts, ses habitudes, à subir ses caresses et à me dire heureuse ou à me taire. Voilà ma désillusion, mon opprobre, mon désespoir. Je porte dans mon sein le gage de cette union terrestre qu’il plaît aux hommes d’appeler l’amour. J’espère et je désire mourir en mettant cet enfant au monde. C’est tout ce que mon mari voulait de moi ; ma vie, à contre-cœur enchaînée, ne peut lui être d’aucune utilité. Mais, sentant bien que Dieu daignera m’affranchir du supplice d’appartenir à un autre maître que lui, je veux qu’il ait pitié de moi, qu’il accepte les larmes de mon repentir et qu’il me reçoive dans sa grâce. C’est pourquoi je suis venue à vous. »
 
Les aveux de Blanche étaient un douloureux triomphe pour l’esprit de vérité qui parlait en moi. Il était bien évident que cette délicate créature formée pour le ciel
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avait méconnu sa vocation et signé l’arrêt de son irrémédiable malheur en ce monde, en se laissant tomber dans les bras d’un homme. Elle m’apparaissait souillée, mais repentante. Elle ne m’inspirait plus d’enthousiasme, mais elle m’imposait une pitié profonde et le devoir de la consoler. Pourtant j’étais frappé d’un point mystérieux dans son récit, et je la priai en vain de s’expliquer ; elle s’y refusa. J’eus peur, je fis tous mes efforts pour qu’elle s’adressât à un autre confesseur ; elle fut inébranlable. Cette personne si faible et si douce était devenue sombre et tenace. Elle voulait être sauvée par moi, ou s’abstenir avec désespoir de toute religion, de toute croyance.
 
Le lendemain, j’entendis sa confession, qui me fit frémir. Je ne l’aimais plus, moi, je fus sans indulgence ; je l’humiliai, je la brisai jusqu’à lui déclarer que je ne la confesserais plus jamais. J’ai tenu parole.
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Vous m’approuvez peut-être ? Eh bien, vous avez tort. Je me trompais, j’étais lâche, je n’étais pas à la hauteur de mon devoir. La confession de cette femme me troublait. Je m’étais cru un saint, je ne l’étais pas. Je craignais de commettre un sacrilége en écoutant, dans le temple du Seigneur, des aveux terribles. J’aurais dû puiser ma force dans la sainteté du sanctuaire et ramener cette âme par la patience, par la douceur, par l’impassible sourire d’une chasteté à l’abri de tout péril.
 
Je manquai de l’audace des saints et de la tranquillité des anges. Je sentis que je n’étais qu’un homme, et, profondément humilié de ma défaite, je repoussai durement l’infortunée en sauvant mon repos, mais en exaspérant son âme. Mon repos, ai-je dit. Hélas ! il était perdu sans retour ! J’avais aimé Blanche et je ne l’avais pas désirée ; je ne l’aimais plus, et elle portait le délire dans mes sens ! Je refusai obstinément de la revoir, et, pour échapper à
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ses instances, à ses sommations, j’obtins dispense de confesser à l’avenir aucune femme.
 
Six mois se passèrent pour moi dans des austérités et dans des combats terribles. Je ne la voyais plus. Elle m’écrivait : je n’ai lu de son vivant que la première lettre ; les autres, j’en ai pris connaissance après sa mort seulement, mais je les ai gardées toutes. Elles sont là, dans ce bureau. Je sentais que je serais peut-être accusé : je ne pouvais me dessaisir des preuves flagrantes de mon innocence… mon innocence ''de fait'', je dois ajouter ce mot, ne voulant rien vous cacher. Mon âme était coupable, si c’est être coupable que d’être aux prises avec une effroyable tentation à laquelle on ne cède point par le fait.
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« Monsieur, me dit-il, je ne vous aime point, car vos lettres ont failli empêcher mon mariage ; mais je vous crois sincère. Ma femme est fort malade ; elle est dans un état d’exaltation religieuse qui fait craindre pour sa raison. Elle demande un prêtre et renvoie tous ceux qui se présentent. Enfin elle s’obstine à vous voir, et son médecin croit qu’il faut tenter de lui donner cette satisfaction. Je viens vous chercher, et je compte sur votre raison, sur votre prudence, sur votre charité enfin pour calmer ce pauvre esprit qui s’égare. Madame La Quintinie est une sainte ; elle n’a rien à se reprocher, et elle se croit damnée ! Dites-lui donc ce que vous avez mission de lui dire pour la sauver de ces épouvantes. »
 
Je ne pouvais refuser sans donner de graves soupçons sur mon caractère, et, d’ailleurs, mon devoir était de marcher. Je suivis le colonel. Je trouvai Blanche debout, changée à faire frémir, et en proie à une crise des plus douloureuses. Elle tenait dans ses bras et couvrait de larmes et de baisers une petite créature de deux ou trois
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mois qu’elle avait voulu nourrir, et que, par ordre du médecin, il lui fallait confier à une nourrice. Cette enfant, c’était Lucie.
 
Dès que la pauvre femme me vit, elle s’apaisa, remit avec douceur aux bras de la nourrice l’enfant, qui criait, instinctivement effrayée des transports de sa mère. Blanche renvoya tout le monde, et, quand nous fûmes seuls :
 
« Ni épouse ni mère ! dit-elle en fixant sur moi ses yeux sombres, redevenus secs ; voilà votre ouvrage, à vous ! Vous m’avez défendu d’aimer alors que j’aurais pu céder à mon premier instinct, et me contenter, comme tant d’autres, de l’amour vulgaire d’un homme et de ses embrassements grossiers. J’aurais pu être heureuse ainsi, n’aspirant pas à des félicités idéales, ne les connaissant pas, vivant d’une grosse vie matérielle employée à mettre des enfants au monde, à les allaiter et à m’oublier moi-même dans les devoirs de la famille. Vous n’avez pas voulu qu’il en fût ainsi ; vous m’avez montré un corps nu et maigre, un homme d’ivoire étendu sur une croix d’ébène, et vous m’avez dit : « Voilà ton époux, ton amant, ton ami. Ce n’est pas un homme, c’est un Dieu, une pensée, un rêve ! Tu vivras de ce rêve, qui te plongera dans des ravissements infinis, et tu te perdras en des jouissances d’imagination auprès desquelles les profanes réalités de la vie ordinaire ne sont qu’abjection et souillure. » Vous aviez raison. Tant que j’ai aimé l’époux céleste, j’ai été heureuse et sainte. Quand j’ai partagé la couche de l’autre, j’ai été avilie et j’ai rougi de moi… À présent, je le hais et je me méprise. Pourquoi m’avez-vous laissée contracter ce lien ? Pourquoi, lorsque j’avais peur de vous et de moi-même, n’avez-vous pas eu le courage de venir me trouver pour me dire : « Que cet homme soit chrétien ou non, je ne veux pas que tu
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lui appartiennes ! Tu es à Dieu, tu es à moi. Je suis ton Christ, je t’aime comme il t’aime, tu vivras avec moi et avec lui parmi les anges, et tu iras à Dieu sans avoir été profanée ? » Voilà ce qu’il fallait faire, voilà ce qu’il fallait me dire. J’avais peur de vous !… je ne sais pas pourquoi ! Je me trompais ; j’étais aux prises avec l’esprit du mal qui voulait m’arracher à Dieu, et qui, parlant par la bouche de mon mari, me disait : « Toutes les dévotes sont amoureuses de leur confesseur quand il est jeune. » Alors, moi, je me disais : « Suis-je donc ''amoureuse'' ? » Mais je ne savais ce que c’était que d’être amoureuse ! Vous aviez tué mes sens en me faisant rougir du premier trouble de mes sens ; Je rêvais de vous, je vous voyais étendu sur cette croix à la place du Christ, et dans mes songes je baisais vos blessures, ou j’essuyais vos pieds avec mes cheveux, et je ne me rebutais pas quand vous me disiez : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Était-ce là de l’amour profane ? Non !… ou bien, si c’en était, il fallait ne pas craindre de m’avertir, de m’éclairer et de me remettre dans la voie. Vous ne vous êtes pas soucié de moi, vous disiez m’aimer si tendrement, et vous m’avez abandonnée ! — Et à présent que vous savez mes troubles et mes douleurs, vous me chassez du confessionnal en me disant que vous ne voulez pas vous damner avec moi, et vous ne revenez que parce que mon mari vous ramène ! Non ! vous m’avez menti, vous ne m’avez jamais aimée ! Vous n’aimiez rien que vous-même, vous vous sauveriez seul, en toute sécurité d’orgueil et d’égoïsme, sur les ruines d’un monde ! Et moi, je suis perdue, je suis damnée, vous l’avez dit. Je n’estime rien sur la terre, je ne suis bonne à rien, je ne peux pas être une mère de famille, je ne peux plus devenir une sainte. Votre cœur me repousse, le ciel se ferme et l’enfer m’appelle. Laissez-moi
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donc, je veux mourir en maudissant Dieu, le Christ, vous et moi-même ! ».
 
Si je vous rapporte ces effroyables paroles dont le souvenir me glace encore, c’est qu’elles sont le résumé des plaintes, des blasphèmes et des reproches que cette malheureuse femme m’a toujours adressés depuis, soit par lettres, soit dans de courtes entrevues auxquelles je n’ai pu me soustraire. C’est qu’elles sont, j’en suis certain, l’objet et le texte de la confession que vous avez là entre les mains. Jugez si le père, l’époux ou la fille de Blanche doivent la lire !
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Quant à moi, plié sous l’horreur de cette malédiction, je m’efforçais en vain de la conjurer : l’esprit de Blanche, frappé de délire, était complétement dévié de la ligne du vrai, ligne subtile et délicate à suivre, j’en conviens, pour les prêtres sans idéal et pour les femmes exaltées. En même temps qu’elle était une folle, la pauvre Blanche était pourtant une sainte aussi. Elle ne rêvait point de coupables transports, elle effleurait le bord des abîmes avec cette légèreté d’appréciation et cette absence de logique qui caractérisent les femmes. Elle ne voulait pas s’apercevoir du mal qu’elle me faisait ; elle comptait pour rien la contagion que je pouvais recevoir de sa démence… Mais, si elle avait les périlleux élans de sainte Thérèse, il lui restait quelque chose des ignorances ineffables de l’enfance. Le mariage, ne lui ayant pas révélé l’amour, semblait parfois ne lui avoir rien appris, tandis qu’en d’autres moments la puissance de ses aspirations semblait avoir tout épuisé.
 
Je m’efforçai de redresser son jugement : je ne faisais qu’aggraver le mal ; elle cherchait dans chacune de mes paroles un sens détourné ; elle m’accablait d’arguties de sentiment d’une puérilité charmante et d’une perversité diabolique, elle voulait m’arracher le mot d’amour comme
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le gage de son salut… Il fallut faiblir comme fait le médecin qui accorde à l’obstination du malade le péril d’un dernier essai ; je prononçai ce mot avec toutes les réserves de la plus austère chasteté. Elle fut calmée ; elle baisa mes mains qu’elle arrosa de larmes ; elle me promit de croire, d’espérer, de ne jamais plus retomber dans le blasphème.
 
Elle tint parole quelques jours ; mais elle m’avait arraché la promesse de revenir, et je ne voulais pas reparaître. Le mari m’envoya chercher comme un sauveur.
 
Que vous dirai-je, monsieur ? Ceci dura trois mois qui ont compté dans ma vie comme trois siècles, trois mois de tortures secrètes et de luttes cachées qui ont dévasté mon cœur et creusé mes tempes. Cette femme, honnête et pure entre toutes, ne mettait pourtant pas son honneur et le mien en danger. Malade comme elle l’était d’ailleurs, elle n’avait de pensées que pour la tombe ; mais son attachement pour moi s’épanchait en effusions d’une éloquence exaltée et d’un mysticisme voluptueux qui peu à peu me gagnaient comme une flamme de l’enfer. Il semblait que, se croyant perdue par moi, elle voulût me perdre à son tour en m’inoculant je ne sais quel venin de révolte contre le joug de mes devoirs. Je ne la désirais certes pas lorsque, muet et pâle auprès d’elle, je la voyais se débattre contre les approches de la folie ou de la mort ; mais, dès que je l’avais quittée, je la revoyais telle qu’elle m’était apparue à seize ans, pure comme les anges et belle comme la lumière ! Et alors je l’aimais avec une passion rétrospective infâme, cette vierge qui n’avait pas fait battre mon cœur au temps de sa splendeur réelle. Je me surprenais à regretter et à maudire cette vertu qui m’avait semblé si facile, et, par moments, enivré, égaré, idiot, je suivais dans la rue une jeune fille quelconque qui me rappelait Blanche adolescente. Je
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la suivais jusqu’à la première porte où elle disparaissait, et je rentrais chez moi, forcé de m’avouer que la honte seule et l’habit que je portais m’avaient retenu.
 
J’usai de tous les moyens que me suggéraient l’expérience des maladies de l’âme et la foi en Dieu comme remède souverain, pour ramener madame La Quintinie à la vérité, pour la rattacher à son mari, à son enfant, à ses devoirs, à la vie. Je crus d’abord avoir pris de l’ascendant sur elle ; mais je vis bientôt qu’elle me trompait et ne feignait de m’écouter que pour me ramener et me retenir à ses côtés. Elle se contenait quelque temps, puis elle débordait en folies étranges. Je me souviens qu’elle disait un jour :
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Vous voyez, d’après ces égarements, combien le profane et le sacré s’étreignaient chez Blanche dans une lutte fallacieuse, et combien, en croyant aimer le Sauveur, elle le matérialisait dans sa pensée éperdue et troublée.
 
Je m’épuisais en vaines consolations, en vaines réprimandes.
Je m’épuisais en vaines consolations, en vaines réprimandes. Un jour, je fus forcé de la menacer de la colère de Dieu, si elle n’abjurait ses erreurs. Elle tomba dans une crise épouvantable. Son mari accourut au moment où elle m’accusait de la pousser dans l’enfer. Il ne comprit pas, il m’accusa de fanatiser sa femme au lieu de la tranquilliser. Je m’éloignai, content d’être chassé ; mais il revint bientôt me demander pardon, et me prier de venir dire adieu à la malade. Il l’emmenait en Savoie. On espérait que l’air natal et la tendresse des parents la ranimeraient. Je compris que c’était un arrêt de mort et que je voyais Blanche pour la dernière fois.
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Un jour, je fus forcé de la menacer de la colère de Dieu, si elle n’abjurait ses erreurs. Elle tomba dans une crise épouvantable. Son mari accourut au moment où elle m’accusait de la pousser dans l’enfer. Il ne comprit pas, il m’accusa de fanatiser sa femme au lieu de la tranquilliser. Je m’éloignai, content d’être chassé ; mais il revint bientôt me demander pardon, et me prier de venir dire adieu à la malade. Il l’emmenait en Savoie. On espérait que l’air natal et la tendresse des parents la ranimeraient. Je compris que c’était un arrêt de mort et que je voyais Blanche pour la dernière fois.
 
Je la trouvai calme : elle sentait que sa tâche était finie. Elle prit Lucie dans son berceau, et, la mettant dans mes bras :
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Je le jurai.
 
« C’est qu’elle est votre fille, ajouta-t-elle : quand elle a été conçue dans mon sein, c’est à vous que je pensais, mon âme embrassait la vôtre, et l’esprit qu’elle a reçu de Dieu, c’est une flamme qui s’est détachée de votre esprit. Ne repoussez pas cette paternité intellectuelle, ne la méconnaissez jamais ! Quand il vous sera possible de vous occuper de notre enfant, soyez son directeur, son guide, sa lumière. Que votre invincible vertu soit sa force, et, si vous découvrez en elle la vocation religieuse, n’hésitez pas et ne faites pas avec elle comme vous avez fait pour moi. Préservez-la du mariage, qui est une honte et un abrutissement. Oh ! oui, pour peu qu’elle soit intelligente et pieuse, ne la livrez pas à la domination avilissante que j’ai subie. Donnez-lui le courage de résister à son père et à son grand-père ; cuirassez le cœur de la
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femme, qui est toujours un faible cœur ; apprenez-lui à briser les liens de la famille et à ne connaître de loi que celle du Christ. Ne connaissant et n’écoutant aucun homme, elle sera l’épouse heureuse et fidèle du Sauveur, tandis que je n’ai été celle de personne. Jurez, oh ! jurez par votre éternel salut que vous ne faiblirez pas ! »
 
À cette heure suprême des adieux, Blanche m’apparut comme une vraie sainte. Elle avait franchi le cercle des tentations et des orages en y laissant sa vie, mais elle emportait à Dieu son âme lavée et renouvelée. Je crus du moins qu’il en était ainsi. Ses prières étaient toutes chrétiennes et orthodoxes. Je lui jurai de veiller sur Lucie et de la vouer à Dieu ou de lui faire faire au moins un mariage chrétien, si elle m’accordait sa confiance.
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Nous nous séparâmes sans crise. C’était au printemps. Au commencement de l’automne, j’appris sa mort, et je ne sus que peu de détails. Il m’a été dit que les parents et le mari lui-même m’accusaient de leurs malheurs. J’ai bien reconnu là l’aversion aveugle du vieux M. de Turdy contre le prêtre quel qu’il fût, et la faiblesse irrésolue de sa femme et de son gendre. Je n’ai pu savoir quels aveux téméraires, quelles divagations terribles avaient pu errer sur les lèvres de la mourante : j’étais atterré, mais tranquille. Si j’avais péché en esprit, le secret de mes souffrances était entre Dieu et moi, je n’avais rien à me reprocher devant les hommes.
 
Navré, mais victorieux de mon trouble, je m’étais donné à une vie studieuse et retirée dont j’éprouvais le besoin après une telle tempête. Je fus longtemps malade, et, quand je repris force et santé, la ''société'' me proposa une tâche active et militante. Je réclamai la plus obscure et celle qui me mettait le moins en contact avec le monde. On m’avait cru ambitieux, et je dois avouer qu’on ne me sut pas très-bon gré de ne l’être pas. On pensa que je
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manquais de zèle, et que mon vœu de ne plus confesser les femmes était incompatible, sinon avec mes devoirs, du moins avec mon influence. Je fus oublié parce que je n’étais ni dangereux ni nécessaire. Je végétai quinze ans dans l’ombre. Ces années ont été les plus douces de ma vie et les plus fécondes pour mon salut. Ne pouvant vaincre le vieil homme de vive force comme je m’en étais flatté trop vite, je l’ai laissé doucement s’éteindre dans les fatigues de l’étude. Je suis devenu savant en théologie, me réservant pour l’âge où je ne sentirais plus les passions me menacer, et cet âge est venu plus tôt que je ne l’espérais. Je dois dire que le souvenir de Blanche m’a été salutaire. Cette âme retournée au ciel ne m’apportait plus que des consolations et des promesses. Elle avait tant souffert en ce monde, qu’elle devait être pardonnée, et le mal qu’elle m’avait fait souffrir par contre-coup était une rude et salutaire leçon dont mon humilité avait fait son profit. Je pensai donc à elle peu à peu et bientôt tout à fait sans amertume et sans effroi.
 
Et puis notre dernière entrevue avait allumé dans mon cœur une sainte tendresse pour l’enfant qu’elle avait recommandé à mes soins. Elle avait dit vrai, la pauvre Blanche ! Lucie était ma fille spirituelle. Tout le monde autour d’elle était incrédule. Madame de Turdy était morte. Probablement on élèverait l’enfant dans l’ignorance de Dieu. Que faire pour me rapprocher d’elle ? Je ne le savais pas, mais je me tenais dans l’attente de quelque circonstance favorable, et c’est surtout pour être libre d’en profiter que je restai sans emploi et sans liens.
 
Je pensai souvent à reprendre mon nom véritable et à endosser l’habit séculier pour m’établir en Savoie, où personne ne me connaissait, sauf M. La Quintinie, qui, en raison de son service, était presque toujours absent ; mais
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pourrais-je approcher de Lucie, gardée par son grand-père ?
 
Je fis agir les affiliés de mon ordre, j’eus des renseignements. Mademoiselle de Turdy, sœur du grand-père de Lucie, était pieuse. Elle devait laisser à l’enfant une fortune assez considérable ; mais elle pouvait menacer de léguer ses biens à l’Église, si sa petite-nièce n’était pas élevée dans la religion. La ''société'' pesa sur l’esprit doux et nonchalant de cette vieille fille. Ce ne fut pas sans peine qu’on l’amena à discuter avec son frère. Son confesseur n’était pas des nôtres, et vivait innocemment de la vie du siècle. Enfin, après deux ou trois ans de patients efforts et d’adroites influences, on mit la tante en état de se prononcer et de l’emporter. Lucie fut envoyée à Paris au couvent de ***, que j’avais désigné, et dont je m’étais fait nommer directeur à l’insu de la famille.
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Lucie avait déjà treize ans quand je la vis enfin. La figure et la voix de cette enfant remuèrent en moi des fibres inconnues. C’était Blanche plus forte, plus enjouée, parfois aussi sérieuse, mais jamais mélancolique ; une santé florissante, une volonté douce et ferme, un esprit droit et logique, point de rêverie et beaucoup de réflexion, de la décision dans le caractère et une bonhomie sympathique. Voilà ce que sa mère eût dû avoir pour être une chrétienne heureuse, ce qui lui avait manqué, et ce que pourtant elle avait pu donner à sa fille : mystère insondable de la nature humaine que vos physiologistes et vos psychologues n’expliqueront jamais sans admettre l’action d’une volonté particulière et déterminée venant de Dieu seul. J’avais tremblé que Lucie ne ressemblât à son père. Elle n’avait rien de lui, si ce n’est la santé et un grand besoin de mouvement physique.
 
Je veillai à ce que ses instincts ne fussent point contrariés. Je voulais la connaître, la voir éclore à la religion,
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qu’elle ne connaissait pas, et qu’elle semblait chercher sans angoisse et sans parti pris. Je veillai aussi au choix du premier confesseur. Je le voulus doux et strict, point curieux et point ergoteur. Je le voulus vieux et chaste, mort aux passions et naïf comme un enfant. Je ne lui adressais jamais de questions, je me bornais à quelques avis particuliers. Il me dit seulement, un jour que les enfants défilaient dans le cloître :
 
« En voici une qui ne donnera point de peine à ses directeurs ; elle est née sainte. »
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Lucie était née sainte, en effet. Dès qu’elle connut la religion, elle en prit le côté le plus fort et le plus calme ; elle ne s’attacha qu’à savoir ce qui était le bien et le mal, et d’un élan souverainement déterminé, d’un mouvement royal, si l’on peut dire ainsi, elle chassa cet inconnu, ce tentateur qui n’avait pas encore osé lui parler. Dès qu’elle sentit le beau, le vrai, le bien, elle résolut de s’y dévouer, et elle m’annonça que, n’importe dans quel état de la vie, elle vivrait pour la charité. C’était m’interdire l’initiative quant au choix de l’état. Je sentis que j’avais affaire à une force vive, que Dieu était en elle, et que je ne devais point devancer son œuvre. D’ailleurs, j’étais devenu calme et fort, moi aussi. Je n’étais point persuadé que le monde fût aussi dangereux que je l’avais jugé dans ma jeunesse. Je l’avais pratiqué sans bruit, il ne m’avait pas ébranlé. Je ne m’alarmai pas de l’expérience que Lucie pourrait faire à son tour. Je la sentais mieux trempée que moi. Elle n’avait rien à vaincre, par conséquent rien à craindre.
 
Durant ces trois années que Lucie passa au couvent, je fus son principal instituteur, et pas une seule fois elle ne fit appel à ma direction pour un cas de conscience. Mon influence sur elle fut toujours celle d’un ami et d’un
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père, jamais celle d’un juge. Combien elle m’était chère, cette noble et sereine enfant qui me révélait dans le sens le plus divin les joies de la paternité ! Comme j’étais fier d’elle devant Dieu ! comme je sentais la vaine fragilité, des liens de la chair et du sang, moi qui goûtais dans la plénitude d’une tendresse si pure tous les attendrissements du cœur et même le tressaillement sacré des entrailles ! J’étais forcé de lui cacher le lien mystérieux qui m’attachait à elle, et je devais m’interdire toute démonstration d’une sollicitude trop exclusive ; mais, lorsque du fond de la salle du couvent où il m’était permis d’aller me reposer de mes leçons, je la voyais assise à son pupitre près d’une fenêtre de la classe, grave, attentive et belle comme la sagesse, ou folâtrant dans le jardin avec l’énergie de sa vaillante nature, je versais des larmes involontaires, et j’étouffais entre mes lèvres ce cri de mon cœur ; « Ma fille ! ô ma fille ! »
 
Quand elle eut seize ans, son grand-père la rappela près de lui. Ce fut pour moi un déchirement atroce ; mais Lucie ne devait pas s’en douter : elle ne s’en douta pas.
 
Seulement, il me fut impossible d’habiter Paris quand elle fut partie. Je ne pouvais plus reprendre à rien. Sans cesser d’être un chrétien, j’étais devenu, sous le charme de cet amour de père, plus homme qu’il ne fallait. Je me rappelai que j’étais prêtre, ma tâche d’homme était accomplie ; j’avais tenu le serment fait à Blanche, j’avais initié sa fille, et je croyais être sûr qu’elle serait religieuse, ou qu’elle épouserait un vrai catholique. Il ne s’agissait plus que de veiller de loin sur elle, puisqu’il m’était interdit de veiller de près. D’ailleurs, il valait mieux peut-être qu’il en fût ainsi. En cessant d’être une enfant, Lucie ne devait pas ressentir mon influence trop directe. Si elle se vouait à Dieu seul, elle était de ces
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âmes qui ne doivent pas être trop dirigées. Et puis elle était si jeune ! Pour le cloître comme pour le mariage, je n’ai jamais admis qu’on dût être mineur.
 
Je lui fis promettre de m’écrire régulièrement tous les trois mois, et j’acceptai un emploi en Italie, pays que mon origine et ma langue maternelle m’avaient toujours fait regarder comme ma patrie.
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J’avais été heureux, j’étais devenu optimiste. À mon insu, et comme l’onde qui creuse le rocher en tombant goutte à goutte, la tiédeur m’avait entamé, non la tiédeur quant aux vertus nécessaires à l’homme et à l’amour divin, mais un relâchement quant aux doctrines. Cet ennemi de la vraie foi que vos philosophes ont invoqué sous le nom de ''tolérance'', les catholiques de ce temps-ci ont eu la faiblesse de s’en piquer à leur tour pour se soustraire aux reproches et pour se défendre de l’accusation de fanatisme. Ceci est l’œuvre du respect humain, autrement dit de la mauvaise honte. C’est un pervertissement de la croyance et une défection du dévouement. L’esprit pratique de la société de Jésus a cru devoir tourner au profit de sa propagande cette tendance à la mansuétude. L’intention était belle et bonne, j’en avais été séduit. J’arrivai à Rome, l’âme pleine de douceur, l’esprit nourri de transactions subtiles et tendres qui me semblaient des moyens généreux et sûrs pour étouffer dans le triomphe de la charité chrétienne universelle les dissidences et les protestations.
 
Je fus repris, je n’étais pas dans la voie tracée par les nécessités du temps. L’Église, menacée, était forcée de se
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faire revendicatrice devant l’usurpation de ses droits de souveraineté. Je luttai contre des raisons tirées de nécessités passagères, et qui me semblaient compromettre l’esprit et l’avenir de la religion. On m’imposa silence. Je n’eus point de dépit, mais j’eus beaucoup de douleur. Ma foi fut même ébranlée, et je dus avoir recours à l’ascétisme pour dompter en moi l’esprit de révolte. Un instant j’eus peur de penser comme Lamennais !
 
C’est alors que je rencontrai le père Onorio, qui me ramena à la soumission, à l’orthodoxie et au travail sur moi-même, bien autrement difficile et méritoire que la vaine science des discussions. Vous avez vu et entendu cet homme inspiré : vous savez maintenant non ce que je suis, mais ce que je voudrais être.
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Sans la défection de Lucie, j’arrivais au bonheur, le seul bonheur de l’homme en ce monde, la recherche absolue de la perfection. J’avais depuis un an arrangé mon existence et disposé mes affaires pour une retraite définitive, où le père Onorio eût été mon maître et mon guide, Lucie mon élève et mon ouvrage. J’eusse versé dans cette jeune âme les trésors de sainteté que l’apôtre eût versés dans la mienne. J’étais, par l’habitude d’enseigner Lucie et de me servir des formes de raisonnement et de langage qui nous étaient communes, l’intermédiaire naturel entre la rude sainteté du vieillard et la délicate candeur de l’enfant.
 
Je rêvais pour nous trois un paradis de renoncement et de dévouement sur la terre. Je fondais ma chartreuse dans ce beau pays, et j’attendais le jour où Lucie, dégagée de ses devoirs envers son aïeul, n’aurait plus à lutter que contre un père sans légitime influence sur son esprit. En m’établissant non loin d’elle, je comptais être à même de soutenir jusque-là sa foi et de raviver son zèle. Lucie m’avait écrit plusieurs fois de suite qu’elle
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avait de plus en plus l’amour de la retraite, le mépris du monde, le besoin de mettre d’accord sa vie et sa croyance en se consacrant à Dieu.
 
Elle ne paraissait pourtant pas décidée à prononcer des vœux ; mais était-il nécessaire qu’elle s’engageât par serment, qu’elle coupât ses beaux cheveux et qu’elle se vêtît de serge, cette fille chérie, cette femme vaillante, qui offrait à l’aumône sa vie, sa fortune et son cœur ? S’il en devait être ainsi, je laissais dans ma pensée le soin de la décision au père Onorio. Rien ne pressait, car je ne voulais point que Lucie abandonnât son grand-père au bord de la tombe.
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— Lisez les lettres de Blanche, lisez-les ! s’écria Moreali.
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— Non, j’aime mieux vous croire librement.
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« La nature est sainte, monsieur, ses lois sont la plus belle manifestation que Dieu nous ait donnée de son existence, de sa sagesse et de sa bonté. Le prêtre les méconnaît forcément. Le jour où l’Église a condamné ses lévites au célibat, elle a créé dans l’humanité un ordre de passions étranges, maladives, impossibles à satisfaire, impossibles à tolérer, souvent difficiles à comprendre : appétits de crime, de vice ou de folie qui ne sont que la déviation de l’instinct le plus légitime et le plus nécessaire. Et par une monstrueuse inconséquence, en même temps que les conciles décrétaient la mort physique et morale du prêtre, ils lui livraient les plus secrètes intimités du cœur de la femme, ils maintenaient la confession.
 
« Je ne discuterai pas contre vous, je sais que
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vous ne me céderez rien. Je pose les deux réformes ou tout au moins une des deux réformes que Dieu commande depuis longtemps à l’Église inerte et sourde : mariage des prêtres ou abolition de la confession.
 
« Je ne dis pas seulement qu’il faut abolir la confession pour les femmes, je dis qu’il faut l’abolir aussi pour les hommes, à moins que le prêtre ne soit libre de se marier, auquel cas les catholiques des deux sexes seront libres de se confesser au père de famille qui connaît et apprécie les devoirs de la famille, ou au célibataire obstiné qui méconnaît et transgresse les premiers devoirs de l’humanité. Je bornerai là ma critique de vos prétendus devoirs envers Dieu et de vos prétendus droits sur les âmes ; mais je suis forcé de vous dire que nous n’apprécions pas Dieu de la même manière, notre foi ne le voit pas avec les mêmes yeux, notre cœur ne l’aime pas de la même façon. C’est notre droit à chacun, la liberté de conscience m’est sacrée. Je ne réclame que le droit égal pour chacun de nous de proclamer sa religion et de la pratiquer. Je sais que vous prétendez que les philosophes n’ont point de religion ; moins avancés que les Pères de l’Église et que les grands esprits de la renaissance, vous damnez Platon et tous ceux qui ont développé ses doctrines, sans vouloir reconnaître que Jésus les reprend et les complète. Vous nous reprochez de ne point avoir d’Église ni de culte, sans vous apercevoir que vous nous défendez d’en avoir qui ne soient pas les vôtres, et que jusqu’ici presque tous les gouvernements nous ont interdit d’être autre chose en public que catholiques, protestants ou israélites. Vous ne faites même point grâce aux schismatiques : les grecs vous sont plus odieux que les musulmans, et, le jour où une centaine d’adeptes d’une religion nouvelle se réuniraient pour bâtir ou dédier un temple en France, vous le feriez fermer par l’autorité
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civile, quelle qu’elle fût, car vous la contraindriez à cette mesure de prudence en soulevant l’émeute du fanatisme autour des sanctuaires nouveaux.
 
« À quelque Église que nous appartenions, nous ne sommes donc pas libres de la fonder et de la manifester, et le reproche que vous nous adressez est l’équivalent de cette naïveté d’un prédicateur étranger qui disait : « La preuve que le divorce choque les mœurs, c’est qu’on n’en a pas vu un seul cas depuis qu’il est supprimé. »
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« Permettez-moi donc de vous parler comme un homme religieux à un homme religieux ; je dirai plus, comme un prêtre à un autre prêtre ; car je vous déclare, sans orgueil, que j’ai voué ma vie à la recherche de l’idéal divin, et que j’ai travaillé tout autant que vous à me rendre digne de cette mission. C’est pourquoi il vous faut dépouiller un instant l’orgueil du prêtre catholique et m’écouter comme un véritable chrétien écoute son frère et son égal.
 
« Je crois fermement que vous êtes dans l’erreur, ce qui ne m’empêche pas de respecter votre caractère, votre personne, votre vie, vos biens, vos symboles, vos temples, vos livres, vos monastères, vos prédications, tout ce qui manifeste votre croyance sincère. Si la même liberté, protectrice du droit de tous, est assurée à tous, votre erreur ne m’offense, ne m’inquiète, ni ne m’afflige. Elle durera ce que durent les erreurs, longtemps peut-être encore, mais pas assez pour produire les mauvais
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fruits du passé. La marche libre de l’esprit humain y mettra bon ordre ; vous serez forcés d’ouvrir les yeux quand la violence ne sera ni pour vous ni contre vous.
 
« Votre erreur, je vous l’ai dite : vous croyez à un Dieu prescripteur de la vie et réformateur de la nature, c’est-à-dire en guerre avec son œuvre, et défendant à l’homme d’être homme. Pour donner plus de poids à l’inconséquence de votre Dieu, vous lui donnez le goût des éternels supplices, vous en faites un cabire autrement terrible que ces fétiches barbares qui voulaient boire du sang avec leur gueule de bronze. Ce ne serait rien pour un Dieu si avide ; vous lui avez donné l’enfer, d’où pendant l’éternité s’exhalera, pour réjouir sa justice, l’odeur de la chair toujours brûlée, toujours dévorée et toujours palpitante ! Magnifique invention à laquelle des millions d’hommes croient encore, et que vous ne voulez pas renier malgré les douloureuses protestations de quelques-uns de vos plus grands saints !
 
« Monsieur l’abbé, quand vous voudrez que nous fassions un pas vers votre Église, commencez par nous faire voir un concile assemblé décrétant de mensonge et de blasphème l’enfer des peines éternelles, et vous aurez le droit de nous crier : « Venez à nous, vous tous qui voulez connaître Dieu… » Jusque-là, vous nous faites peur, et nous nous demandons si vous êtes des chrétiens et des hommes. Quant à votre Dieu impitoyable, nous jurons sur notre âme éternelle et sur notre Dieu sublime que nous le reléguons dans les ténèbres des premiers âges de l’humanité. C’est un croyant qui vous parle, un croyant aussi ardent, aussi indigné que vous, aussi enthousiaste de son Dieu que vous l’êtes du vôtre, un croyant qui proclame avec Platon, avec Jésus, avec Leibnitz, avec les vrais chrétiens, la conscience de Dieu, c’est-à-dire le Dieu intellectuellement accessible à l’homme, que vous
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nous accusez tous, pêle-mêle, d’avoir noyé dans les notions d’un faux panthéisme. C’est un croyant qui proclame sa propre immortalité et l’espoir de sa conscience future, c’est-à-dire la notion de sa personnalité dans les sphères du progrès infini ; c’est enfin un croyant dévoré d’amour pour la vérité divine et parfaitement détaché d’avance des vanités de la terre, mais passionnément attaché à ce qui n’est pas vanité terrestre, à ses devoirs d’homme, et regardant l’accomplissement de ces devoirs, tels que Dieu les lui a tracés, comme le marchepied de son progrès dans l’échelle ascendante des récompenses.
 
« Je sais qu’on peut longuement discuter sur la limite des droits et des devoirs de l’homme, et que l’Église, au nom du Christ, a fait une grande chose en traçant des règles de conduite ; mais elle a oublié que les cercles devaient être élargis de siècle en siècle avec les horizons de la science, et elle les a rétrécis au contraire. Elle s’y est enfermée elle-même jusqu’à tuer ses propres lévites, témoin le célibat des prêtres, arrêt de mort qui n’est pas d’institution primitive.
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M. Lemontier continua :
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« Vous vous êtes dépeint vous-même avec beaucoup de modestie et de loyauté ; vous avez pensé, dans votre première jeunesse, que vous n’étiez pas né pour être prêtre. Aucun homme n’est né pour cela. Vous n’étiez ni plus ni moins doué qu’un autre des vertus nécessaires au suicide. Je ne connais pas ces vertus-là. Dieu, qui a dit à l’homme : ''Tu vivras'', ne les accepte ni ne les encourage ; lui demander d’éteindre nos sens, d’endurcir notre cœur, de nous rendre haïssables les liens les plus sacrés, c’est lui demander de renier et de détruire son œuvre, de revenir sur ses pas en nous y faisant revenir nous-mêmes, en nous faisant rétrograder vers les existences inférieures, au-dessous de l’animal, au-dessous de la plante, peut-être au-dessous du minéral !
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« Quant à vous, visant à ce prétendu état de sublimité, vous vous êtes embarqué sur le vaisseau fantôme qui erre éternellement dans les brumes et dans les glaces sans pouvoir aborder jamais et sans pouvoir rentrer dans les cercles de la vie. Vous aviez, dites-vous, certaines vertus chrétiennes innées, certaines autres rétives, et vous avez cru devenir un chrétien complet en abandonnant pour l’état ecclésiastique les vrais devoirs du christianisme.
 
« Pour vous guérir de l’ambition, vous vous êtes affilié à une société dont l’ambition est d’anéantir le monde à son profit ; pour vous guérir de l’orgueil, vous avez embrassé un état qui se proclame supérieur à l’humanité et tient la société laïque pour un monde inférieur et secondaire ; pour vous guérir de la luxure, vous avez prononcé des vœux qui, vous défendant de posséder légitimement
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une femme, livraient toutes les femmes aux convoitises de votre imagination.
 
« Vous avez combattu avec vaillance, et vous avez triomphé. Je ne puis vous en faire un mérite ; j’admire pourtant votre force, comme j’admire celle d’un équilibriste audacieux, comme j’admire l’éloquence délirante du père Onorio, comme j’admire toutes les manifestations de la puissance humaine, même lorsqu’elle lutte contre sa propre sécurité, contre son propre développement, contre sa propre raison d’être. L’homme est très-fort, monsieur, je le sais, et vous êtes particulièrement fort de volonté ; mais la plante que l’on prive d’air et de lumière et qui pousse des rejets disproportionnés jusqu’à la surface d’une mine est bien forte aussi ; les racines qui percent le ciment et le granit ont aussi une puissance de vitalité où l’on sent le souffle de Dieu. Je ne m’étonne donc pas outre mesure de voir un homme d’honneur tel que vous résister à dix ou vingt ans de tortures pour rester fidèle à un serment qu’il croit indélébile et rester vierge sous les étreintes de ce que vous appelez le démon de la chair.
 
« Mais, pour être resté vierge, vous croyez être resté pur, cela n’est point. Certaines pensées, que vous les classiez dans la distinction très fictive des péchés volontaires ou des péchés involontaires, souillent et flétrissent l’âme autant et plus que les actes de franche débauche. Prenez-y garde ; dans votre adolescence, la femme vous attirait en même temps qu’elle vous faisait horreur. Vous aviez des envies de l’étreindre et de la tuer ensuite. Si, lorsque dévoré d’amour ''rétrospectif'' pour Blanche de Turdy, vous aviez succombé à la fascination de ces jeunes filles que vous suiviez dans la rue jusqu’à leur porte, je ne suis pas sûr que vous n’eussiez pas encore été tenté de les étrangler avant de repasser le seuil de votre perdition.
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« Et pourtant vous avez horreur du crime, et vous n’avez rien d’un homme vicieux ! vous avez, au contraire, les plus nobles instincts et le goût de la vertu ; mais vous avez jeté un défi à la nature, et dans sa réaction elle vous a mis tout près de ces forfaits dont on voit tant d’atroces exemples, crimes que, selon moi, les lois civiles ne devraient pas atteindre, puisque, d’accord avec les lois religieuses, elles refusent aux prêtres le mariage civil.
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« Je ne vous répéterai pas ces terribles argumentations de Blanche, si fidèlement rapportées par vous. Elle avait mille fois raison contre vous, cette malheureuse femme ! Vous l’aviez prise enfant, vous l’aviez enveloppée d’un amour de prêtre, amour d’une nature particulière, que vous déclarez chaste et que je déclare pervers, puisque cette chasteté est le résultat d’un instinct perverti. Cet amour-là, qui vous laissait calme, s’insinuait dans le cœur de l’enfant comme le serpent dont la douce voix et les yeux caressants surprirent Ève dans le paradis. Vous étiez beau, vous l’êtes encore ; vous êtes éloquent, vous êtes séduisant dans la chaire, à l’autel, partout où elle vous voyait. Dans le confessionnal, votre souffle mêlé au sien, après avoir fait passer le froid de la mort sur son premier amour, faisait éclore peu à peu, à son insu et au vôtre, un autre amour plus profond, plus tenace, plus ardent, cet amour dont elle est morte, ne pouvant l’assouvir.
 
« Cet amour qu’elle se reprochait était un crime, en effet. Il ne faut point trahir son mari, il ne faut pas surtout le trahir avec un prêtre, avec un homme qui ne peut ni vous avouer, ni vous protéger, ni vous relever d’une chute
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devant les autres hommes. Il ne faut pas rendre parjure un homme qui a fait serment de chasteté, et qui, à l’abri de ce serment, est amené par l’époux, loyal ou stupide, en tout cas confiant, jusque dans l’alcôve conjugale.
 
« Cet amour était donc coupable, et il était antihumain, puisqu’il tuait dans le cœur de Blanche tout ce qui n’était pas lui. Il avait tué d’avance l’amour conjugal. Il avait tué le discernement, puisque, par réaction contre les ardeurs secrètes de votre amour sans solution, elle avait choisi l’époux le plus matériel et le moins fait pour la charmer. Il avait tué l’amour filial et l’amour maternel, puisqu’elle aspirait à la mort et se déclarait inutile dans la vie. Tel est le résultat inévitable de l’amour du prêtre, quand il est contenu dans les limites du devoir d’abstinence. Quel est-il quand ce frein lui échappe, quand il ne se résigne pas à marcher dans la voie des douleurs ?… Vous le savez aussi bien que moi… Vous avez vu de près ce monde…
 
« Vous avez pris la voie des douleurs, j’admets que ce soit la plus suivie, et que l’on y compte beaucoup de triomphes : eh bien, ces douleurs sont stériles pour celui qui les endure, périlleuses pour celle qui les partage, funestes pour tous deux, car elles enfantent des mirages trompeurs où la notion du Christ se confond avec celle de l’homme aimé, de même que la suave image de la Vierge prend à toute heure, dans l’imagination troublée du jeune prêtre, les traits de la femme qu’il désire. Dans cet état maladif qu’on appelle l’amour mystique, la loyauté de l’âme s’oblitère, et le jugement s’égare. De même que la parole et le regard trahissent la volonté quand elle a un double but, de même la raison et l’instinct trahissent la conscience quand elle est troublée par un double idéal. On tombe alors dans les agonies de ce monde tout physique
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que vous appelez la tentation, et dont vous ne pouvez sortir qu’en méprisant, en exorcisant, en maudissant la vie.
 
« Eh bien, cette déviation de l’instinct qui a tué la mère, et qui vous a laissé de si étranges terreurs à vingt ans de distance, vous auriez encore consenti à ce qu’elle tuât la fille, et, si Lucie n’eût secoué votre influence, elle serait aujourd’hui immolée par vous aux agonies de l’amour mystique dont l’éloquence du père Onorio est, littérairement parlant, un échantillon si frappant et si curieux. Le drame entre Lucie et vous eût suivi un autre canevas qu’entre vous et sa mère. Un nouvel instinct forcé et trahi, l’instinct de votre âge, le meilleur de l’âme humaine quand il suit sa pente logique, l’amour paternel idéalisé à votre guise, eût pesé d’un poids terrible sur le cœur pieux et dévoué de cette jeune fille. Ce poids eût été encore un mensonge, puisque vous ne pouvez pas plus être père que vous n’avez pu être époux. »
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Moreali fit un mouvement brusque, et la douleur contracta son front.
 
« Nous sommes ici pour tout dire, reprit M. Lemontier. J’écouterai la défense de votre opinion tant qu’il vous plaira, et sans plus d’aigreur ou de malveillance que je n’en ai mis à écouter votre récit. À présent, ce récit, je le résume et l’analyse : c’est mon devoir. Vous avez commencé par protester contre tout lien de sang avec Lucie, et vous avez insisté pour que j’en visse la preuve écrite. Et puis, cependant, entraîné par l’instinct non assouvi du cœur et des entrailles, vous avez crié : ''Ma fille, ô ma fille !'' un cri déchirant, monsieur l’abbé, et qui m’a serré la poitrine, car je plains vos douleurs, et, si j’en condamne la cause en principe, j’en respecte la blessure au fond de votre être. Aussi n’est-ce pas sans souffrir que je brise, au nom de Dieu et de la vérité, ce lien fictif
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que Blanche a voulu établir entre sa fille et vous. Non, ce lien ne peut exister, car il est fondé sur une pensée d’adultère, et, lorsque, dans les bras de son mari, la femme a demandé à Dieu d’animer de votre souffle le fruit déposé dans son sein, elle désobéissait à Dieu, elle corrompait sa vie, elle flétrissait le véritable père de son enfant ! Vous-même, vous avez tressailli d’horreur à cette pensée, j’en suis certain, bien que vous ne l’ayez pas dit ; mais ensuite la voix de la nature en révolte a parlé : vous avez béni l’enfant, vous l’avez adopté spirituellement, vous avez juré d’être le père, le maître, le possesseur de son âme. C’était un serment impie et coupable, monsieur ; c’était, après avoir pris à l’époux la meilleure part de l’amour de sa femme, lui ravir en intention la meilleure part de l’amour de sa fille. Ah ! vous vous y entendez, apôtres persistants du quiétisme ! Vous prélevez la fleur des âmes, vous respirez le parfum du matin, et vous nous laissez l’enveloppe épuisée de ses pures arômes. Vous appelez cela le divin amour pour vous autres ! Je le comprends, ce qui en reste à l’époux et au père n’est pas toujours digne de vos regrets, et vous puisez dans la possession ainsi partagée de la femme des jouissances et des consolations qui aident merveilleusement votre courage.
 
« Eh bien, je vous arrêterai ici, monsieur l’abbé ; car, pour sauver Lucie, je lutterai contre vous de toutes les forces de ma volonté. Lucie, pure dans sa conscience, nette dans sa raison et forte dans sa liberté morale, ne doit pas connaître ces faux amours qui sont une bigamie bénite. Aujourd’hui, vous lui inspireriez le faux amour filial ; demain, un prêtre plus jeune et moins fort que vous peut-être tenterait à de bonnes intentions de lui inspirer l’amour conjugal spirituel. Arrière ces mensonges funestes, qui déguisent avec une science si profonde et
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des transactions si subtiles la poésie des sanctuaires et la langueur extatique des cloîtres ! J’en sais long, allez, sur ces drames obscurs de la pensée comprimée et sur ces mariages de la mort avec la vie ! N’y eût-il pas de l’autre côté des grilles l’homme désiré qui désire, quelle chose plus matérialiste que ces hyménées où le chaste et divin initiateur des âmes, à qui l’idolâtrique Blanche prêtait votre figure et que les nonnes baisent avec leur bouche autant qu’avec leur esprit, devient un fétiche adoré dans d’impures défaillances ?
 
« Je dis impures, parce que tout ce qui trompe la nature en la satisfaisant quand même est sordide et souillé. Vous jetterez en vain les voiles dorés de la parole à double sens sur ces orgies de l’imagination : elles répugnent au chrétien sincère autant qu’au philosophe, et, si elles ne vous révoltent plus, c’est que vous avez, par la force du vouloir et de l’habitude, aveuglé votre jugement dans l’abîme du vague ; c’est que vous vous êtes fait un code du devoir où ce qui sort par une porte rentre par l’autre ; c’est qu’en plein XIXe siècle, et en dépit de facultés éminentes que Dieu vous avait données, vous avez tenu votre esprit dans un certain état d’enfance volontaire qui a ses racines tenaces dans le moyen âge ; c’est enfin que, partagé entre ce ciel et cette terre qui ne font qu’un avec l’infini, vous avez voulu les séparer l’un de l’autre et vous séparer de vous-même. De ce divorce, rien de vrai ne pouvait sortir. Vous avez été forcé de mentir à vos instincts les plus nobles, de vous faire prudent, tortueux, dissimulé, de jouer des rôles, de peser sur la conscience d’un père, de l’irriter contre sa fille, de rabaisser sa dignité en donnant à sa faiblesse de folles rigueurs, armes cruelles dont il ne sait pas se servir, et qui se tournent contre son propre sein. Vous avez dû bâtir un édifice romanesque et puéril, errer comme un
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amant ou comme un père de mélodrame autour des murs d’un vieux manoir, déposer des fleurs dans une grotte, écrire des lettres mystérieuses, vous introduire sous un nom nouveau, tendre des piéges, corrompre par la promesse du paradis une servante bornée, mais jusque-là fidèle, enfin, pour couronner l’œuvre, pénétrer en secret dans une chambre de vierge où je n’eusse pas osé mettre le pied sans son aveu, moi, son véritable père spirituel, le père de son fiancé ! Vous avez dû, pour vous soustraire à des dangers peut-être imaginaires, interroger les murs et les dépouiller de leur revêtement, et cela en cachette, avec toutes les précautions et les habiletés d’une profession extra-légale que je ne veux pas qualifier. Quoi de plus antipathique à votre caractère, et combien vous avez dû souffrir !
 
« Et tout cela pour tenir à une mère un serment que Dieu n’a point accepté et que votre conscience ne saurait ratifier !… Non !… vous n’avez pas fait toutes ces choses froidement et avec le calme de l’homme qui se sent guidé par le devoir ! Vous avez rougi et pâli cent fois malgré votre remarquable empire sur vous-même. Vous avez cent fois dit à Dieu dans votre angoisse : « Vois mon intention ! N’es-tu pas le maître inflexible qui nous crie que la fin justifie les moyens ? Ton représentant sur la terre, n’est-ce pas moi, le prêtre, qui dois triompher de tous les obstacles, et au besoin mentir aux hommes, enfreindre les lois civiles et humaines plutôt que de laisser une tache sur l’Église en ma personne sacrée ? »
 
« Mais Dieu ne vous répondait pas, vos joues creuses et vos yeux brillants de fièvre me révèlent assez les combats de votre esprit. Vous n’êtes qu’à demi fanatique, et cet homme du sentiment, cet homme véritable qui parle en vous, vous n’avez encore pu réussir à l’immoler ; il se débat sous l’étreinte du père Onorio, il saigne, il râle, et
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il ne succombe pas. Vous invoquez Dieu contre lui, Dieu le fortifie en vous et contre vous.
 
« Il faudra peut-être lui céder, monsieur, car il ne passera à l’état de sainteté, comme vous l’entendez, qu’en vous laissant privé de foi ou de raison. Je n’ai point avec vous le droit de conseil, il se peut que vous préfériez la démence à la lucidité, l’ombre à la lumière, l’éternelle nuit des dogmes de l’enfer et du célibat à l’éternelle vie du ciel et de l’amour légitime. Vous avez passé l’âge des passions, dites-vous !… Non, car vous entrez dans celui des vengeances et des persécutions. Prenez-y garde ! Quel que soit cependant votre sort parmi nous, vous verrez clair un jour au delà de la tombe, et, comme je ne crois pas plus aux châtiments sans fin qu’aux épreuves sans fruit, je vous annonce que nous nous retrouverons quelque part où nous nous entendrons mieux et où nous nous aimerons au lieu de nous combattre ; mais pas plus que vous je ne crois à l’impunité du mal et à l’efficacité de l’erreur. Je crois donc que vous expierez l’endurcissement volontaire de votre cœur par de grands déchirements de cœur dans quelque autre existence. Il ne tiendrait pourtant qu’à vous de rentrer dans la voie directe de votre bonheur progressif, car je suis certain qu’on peut tout racheter dès cette vie. L’âme humaine est douée de magnifiques puissances de repentir et de réhabilitation. Ceci n’est pas contraire à vos dogmes, et votre mot de ''contrition'' dit beaucoup.
 
« Le pur christianisme et beaucoup de prescriptions salutaires dues au catholicisme vous ouvrent le champ de la vraie sainteté. Le jour où vous saurez dégager une grande somme d’erreurs de beaucoup de décisions éternellement vraies, vous ferez le bien sans effort, vous connaîtrez la chasteté sans combat, l’humilité sans protestation intérieure, la charité sans restriction dogmatique, l’amitié
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sans détour, la foi sans défaillance, et l’espoir sans bornes. C’est là l’état de perfection auquel tout homme de cœur peut aspirer, n’eût-il pas encore été franchement homme de bien, et, pour l’atteindre, ce cercle du vrai où aucun mal ne tente plus l’homme éclairé et convaincu, il n’est pas besoin de mortification, de cilice, de jeûnes et de luttes avec Satan. Non ! le chemin est plus simple, plus court et plus droit ; ce chemin s’appelle l’examen sans entraves et la religion sans mystères. »
 
Les yeux de Moreali s’étaient de nouveau fixés sur le parquet. Il ne répondit rien. Il se leva, ouvrit les fenêtres, regarda les étoiles et aspira l’air de la nuit. Il resta longtemps comme s’il priait ; puis il revint vers M. Lemontier, qui lui demanda s’il persistait à vouloir prendre connaissance du dernier écrit de madame La Quintinie.
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« Voici, dit-il, des prévisions réfléchies et qui ne sentent point l’égarement. Il en est temps encore, monsieur l’abbé. Croyez-vous qu’il faille absolument aller plus loin ?
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— Il le faut, monsieur ; ceci concerne Lucie, cela appartient à Lucie, elle vous autorise, et vous sentez qu’au-dessus du secret d’une lettre, au-dessus même de la volonté d’une mourante, il y a le repos d’un père et la foi d’un chrétien.
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La lettre était courte, d’une écriture pénible et d’un style haché :
 
« Un moment de répit à mes atroces crises… Je veux dire… Pourrai-je ? J’ai ma raison ! Je crois au Dieu bon, juste !… Notre fille !… qu’elle me pardonne de l’abandonner… Chère petite Lucie !… Élevez-la chrétiennement,
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rien de plus ! Pas d’exagérations, pas de couvent,… peu de prêtres, la liberté d’aimer… sans conditions religieuses ! Adieu ! Aimez-la bien… ne m’oubliez… J’ai mal aimé… Bien coupable, coupable seule !… Pardon, mon mari…
 
 
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— Monsieur Lemontier, répondit Moreali, si vous n’aviez que cette arme contre moi, elle serait nulle. La religion fervente, à laquelle il n’est pas difficile d’amener le général, lui défendrait d’écouter ce vœu de tolérance et de liberté adressé à lui par sa femme à l’égard de sa fille ; mais je suis lié envers vous par ma conscience d’homme, et, dussé-je avoir à lutter contre les scrupules de ma conscience religieuse et sacerdotale… il faut pourtant écouter le cœur quelquefois, je le sens bien ! Vous m’avez dit là-dessus de bonnes choses que je n’oublierai pas. Vous n’avez pas ébranlé mon dogme, mais vous m’avez ouvert un monde de réflexions que je pèserai pour les faire concorder avec ma foi ; je crois cela possible. Rien de ce qui est bon ne peut être inconciliable avec la religion du Christ.
 
— Est-ce là tout ? Vous me donnez l’espérance d’avoir un peu modifié vos résolutions ; mais, si le père Onorio vous travaille, vous nierez ce que vous venez de m’accorder, votre conscience se retournera sur l’autre oreille, et, certain que je suis incapable de trahir vos secrets, vous
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reprendrez la lutte où nous l’avions laissée ?
 
— Non ! s’écria l’abbé, offensé malgré lui de ce doute, vous me méprisez trop !… Ah ! que de préventions contre le pauvre prêtre !
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— Que craignez-vous donc en votre absence ?
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— Rien et tout. Un caprice du général, un retour qui se croiserait avec notre départ, je ne sais quelle folie du père Onorio… Je reste, et vous… partez ! ».
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C’était sa formule de soumission à tous les avis et son cri de détresse. Elle fit un aimable accueil au père d’Émile, et le présenta à tout son vieux monde, qui le regarda avec effroi d’abord, puis avec curiosité, enfin avec sympathie, quand il eut causé un peu avec chacun ; on lui trouva d’excellentes manières, le langage élégant et modeste, et un ton de la meilleure compagnie. Bien des gens n’en demandent pas davantage pour se rendre.
 
Le lendemain, à Turdy, M. Lemontier donna à Lucie la somme limitée des explications qu’il lui était possible de donner. Il sut très-habilement lui prouver le danger des influences mystiques, sans compromettre ni la mémoire de madame La Quintinie, ni la moralité des intentions de l’abbé ; mais il ne cacha pas à Lucie le serment que, dans un moment d’exaltation, sa mère avait arraché à Moreali, non plus que le désistement qu’elle avait fait ensuite de son fanatisme dans une heure de
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calme et de raison. Sans lui dire à qui la dernière lettre de Blanche était adressée, il lui en répéta les termes qui avaient rapport à elle, et Lucie pleura en apprenant enfin que sa mère l’avait bénie et regrettée.
 
Conformément à l’avis de son père, Émile était à ***, où commandait le général. Le surlendemain des événements qui précèdent, il éprouva une grande surprise en voyant entrer dès le matin Moreali dans sa chambre. L’abbé l’embrassa avec effusion et lui dit de s’habiller vite. Ils se rendirent ensemble chez le général, qui parut très-ému, mais non surpris. Il avait déjà vu l’abbé. Émile ne savait rien de ce qui s’était passé entre son père et Moreali. Il était très-ému lui-même. Moreali gardait le silence.
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« Vous êtes ici depuis deux jours, et vous ne veniez pas me voir ! vous attendiez mes ordres ? C’est bien. Je vous ordonne de déjeuner avec moi. Passez dans mon salon, j’achève en deux temps de m’habiller. »
 
Émile n’était pas absolument tranquille. Il voyait un faible et mystérieux sourire errer sur les lèvres de Moreali. En même temps, il remarquait une très-grande altération sur son visage flétri et fatigué. Il avait tort de se méfier. Moreali souriait comme malgré lui de l’empressement du général à se rendre ; mais il n’avouait pas ce sentiment d’ironie : c’eût été reconnaître l’ascendant
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qu’il avait eu sur lui. Il parla à Émile de son père avec beaucoup d’affection, lui apprit avec réserve que M. Lemontier avait levé tous ses scrupules, et, quand le général vint les rejoindre, sanglé dans son uniforme, Moreali s’éclipsa et ne reparut plus. M. La Quintinie alors ouvrit les bras à Émile en lui disant :
 
« Voyons, enfant du diable ! vous l’emportez ! Soyez un bon diable. Embrassez-moi, aimez-moi un peu, ne me prenez pas pour une ganache quand je vous ferai la morale, et rendez ma fille heureuse. »
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« J’ignore si c’est bien Lucie qui a proposé ce délai ; mais, fût-il plus long, fût-il de plusieurs années, je m’y soumettrais, si le conseil venait de toi. Dieu merci, tu n’es pas si exigeant !
 
« Le général m’a fait déjeuner avec lui et m’a fait promettre de revenir passer la soirée. Il veut me présenter à son entourage officiel, non comme son futur gendre, mais comme un jeune homme qui l’intéresse et dont il fait cas. « Ça servira pour plus tard, » a-t-il dit. « Quand j’aurai à déclarer mon alliance avec la philosophie, on sera moins étonné. Promettez-moi d’être aimable ce soir. Tâchez de plaire à tout le monde ! » Et, prenant le ton enjoué et dégagé : « Vous verrez bien
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là quelques têtes à perruque ! ne blessez pas leurs principes. C’est inutile.
 
« Comme le rôle d’un homme de mon âge est la modestie et la réserve, je n’ai pas eu de peine à m’engager. Je suis rentré chez moi, d’où je t’écris à la hâte. Je partirai à minuit en sortant de chez le général, et demain, dans la soirée, je serai dans tes bras et aux pieds de Lucie.
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*
 
Quand Émile fut arrivé à Turdy, Lucie et M. Lemontier acceptèrent le délai de trois mois fixé par Moreali, — peut-être dans l’espoir d’un retour de Lucie à ses opinions, — et on laissa croire à Émile, pour lui faire prendre patience, que cette décision venait de son père. Il passa quelques jours dans l’ivresse du plus pur bonheur et consentit à retourner seul à Chêneville. Il ne s’effraya pas de cette retraite, qui lui permettait de se recueillir et de savourer religieusement la pensée de ses joies et de ses devoirs. Il fut même reconnaissant envers
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son père, qui voulait rester près de Lucie. Le général ne s’y opposait plus ; Moreali n’eût osé s’y opposer.
 
En s’installant à Turdy jusqu’au mariage, M. Lemontier voulait étudier la situation morale de Lucie. Outre qu’il croyait devoir veiller toujours sur les retours possibles du fanatisme de son ex-directeur, il se regardait comme obligé d’amener Lucie à une entière confiance dans les principes de son fils. Lucie avait fait noblement le sacrifice de tout acte contraire à ces principes ; M. Lemontier ne voulait pas la prendre au mot trop vite. Il souhaitait de la voir convaincue qu’elle restait chrétienne tout en posant une limite à l’influence du prêtre dans sa vie et en subordonnant cette influence à celle de son époux. Pour le fond du dogme, Lucie était toute convertie, on l’a vu. Elle avait toujours nié l’enfer et haï la persécution religieuse. Quant au reste, si elle gardait quelques doutes, elle n’en parlait pas, et M. Lemontier attendait avec déférence qu’elle les lui confiât.
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Ce moment d’abandon ne tarda pas à venir ; mais, au lieu de confesser des doutes, Lucie affirma des certitudes. Ce fut un jour que le père Onorio prêchait à Chambéry. On n’avait pas revu Moreali depuis la soirée d’explication définitive avec M. Lemontier, c’est-à-dire un mois environ depuis le consentement donné par le général. Émile devait venir le lendemain faire sa visite mensuelle de trois jours. Il espérait même pouvoir la prolonger, car le général s’était annoncé aussi et lui avait écrit : « Si vous arrivez en Savoie quelques jours avant moi, vous m’y attendrez. » Henri Valmare était parti pour rejoindre sa fiancée. Il voulait tout disposer pour se marier le même jour qu’Émile.
 
Le père Onorio avait continué à recevoir l’hospitalité à Hautecombe ; mais il battait le pays, quêtant et catéchisant un peu partout, infatigable dans ses longues
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courses pédestres, vénéré des paysans pour son vagabondage athlétique dans un âge qui paraissait si avancé, pour ses allures mystérieuses et pour ses discours dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. Ils l’écoutaient quand même avec admiration, et sa pantomime saisissante les édifiait en même temps qu’elle les amusait. Elle faisait peur aux femmes, grande condition de succès.
 
À Chambéry, le moine essaya de prêcher. Quelques auditeurs le comprirent, s’étonnèrent de son énergie, et en firent part à tous ceux de la ville qui étaient Italiens d’origine ou qui comprenaient la langue de la frontière. On se réunit au jour marqué pour une seconde conférence. Le bruit en vint à mademoiselle de Turdy, chez qui Lucie se trouvait en visite avec son grand-père et le père d’Émile. Celui-ci proposa d’aller entendre le ''saint''. Lucie refusa d’abord, mais M. Lemontier insista.
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« Je vous prêche depuis longtemps mes idées, lui dit-il, et qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son. Ne faut-il pas pouvoir dire à votre père que vous avez prêté les deux oreilles avec une égale attention ? Je regrette que M. Moreali ait disparu, et qu’il ne prêche point ici à la place du capucin. »
 
On se rendit à l’église, où le père Onorio parla comme il savait parler, quand il était sous l’influence d’une pensée naïvement chrétienne. Il fut un peu puéril, mais fort touchant en décrivant les attributs de la vertu évangélique. Il achevait son sermon, lorsqu’il s’arrêta au milieu d’une phrase, comme si une vision eût passé devant ses yeux. Il se pencha sur le bord de la chaire et regarda un coin sombre vers lequel tous les regards se portèrent instinctivement, mais où l’on ne remarqua rien ni personne qui pût l’avoir choqué ou surpris. L’attention se reporta sur lui. Sa figure avait pris une expression terrifiante, ses lèvres tremblaient, ses yeux lançaient des
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flammes. Il bégaya quelques mots qui firent deviner plutôt que comprendre la pensée d’une brusque transition ; puis il lança un anathème qu’il avait lu quelque part et que nous pouvons reproduire ici, puisqu’il a été publié ailleurs.
 
« ''Le vrai infâme'' : — Mais voici le vrai infâme, près de qui tous les autres semblent innocents ; voici le monstre plus redoutable que le fou, pire que le païen et le renégat.
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« Sois maudit, diacre prévaricateur, toi qui as reçu l’esprit de Dieu ''ad robur'', pour défendre les biens de la sainte Église, et qui dis aux voleurs que le domaine sacré leur appartient !
 
« Sois maudit, prêtre sacrilége, profanateur de l’autel, parricide abominable, violateur des serments les plus saints ! Tout ce que tu trahis, tu le trahis dix fois. C’est
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de toi qu’il a été dit : « Mieux vaudrait pour lui qu’il ne fût pas né ! »
 
« Si tu ne te repens, que Dieu compte tes pas dans la voie du mal, et qu’il n’en oublie aucun ; qu’il accumule sur toi la charge et l’infection des péchés que tu fais commettre et de ceux que tu aurais remis !
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Et il ajouta encore plus bas :
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« Si les malédictions que votre mariage attire sur ma tête excitent en vous quelque compassion… »
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Quelques personnes les avaient suivis. Toutes les autres s’étaient levées, croyant d’abord que Lucie se trouvait mal, et s’interrogeant, puis se répétant les unes aux autres ce qu’elle venait de dire. Lucie était aimée, respectée, admirée. Aussitôt qu’on eut compris le sentiment d’horreur qu’elle éprouvait, cette foule frivole, qui, comme toutes les foules, s’amusait aux tours de force de la parole et aux épilepsies de l’invective, s’ébranla et se retira, les uns donnant raison à la piété de Lucie, les autres défendant l’éloquence du prédicateur, aucun n’osant avilir la foi en l’écoutant davantage.
 
Le père Onorio, qui, dans ses transports, entrait en une sorte d’extase et ne voyait plus que ses propres fantômes, ne s’aperçut pas de ce qui se passait dans son auditoire. Après un moment de repos, il se remit à improviser et à maudire, l’écume à la bouche, la voix vibrante, l’œil ensanglanté.
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Un seul homme l’écoutait : c’était Moreali, qui, prosterné dans l’ombre, voulait savourer jusqu’au bout l’amertume de son calice.
 
Quand l’abbé se releva, le moine était sorti à son tour ; l’église était muette, le soleil couchant semait sur les dalles les reflets irisés des vitraux. Moreali était calme. Il avait prié, pour la première fois peut-être, avec le véritable amour de Dieu. Il se sentait désormais pur de reproche et plus croyant qu’il ne l’avait été de sa vie. Il rentra chez le comte de Luiges, et il écrivit trois lettres fort courtes par lesquelles nous terminerons sa correspondance.
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À M. LEMONTIER PÈRE.
 
Je viens de congédier le père Onorio et de me séparer de lui pour jamais. Lucie avait raison, il n’y a plus de saint, il n’y a même plus de chrétien là où la haine commence. Qu’elle pardonne à un vieillard dont l’intention était bonne, mais dont l’âge et les austérités ont troublé les facultés mentales ! Qu’elle n’enveloppe pas l’Église entière dans la réprobation de son déplaisir ! Qu’elleQu’
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elle soit équitable et douce ! Avec vous, monsieur, elle ne peut que grandir en sagesse et en vertu.
 
Recevez mes adieux, monsieur, et faites-les agréer à votre fils, à votre fille et à son respectable grand-père. Ce sont des adieux éternels. Pardonnez-moi toutes les peines que je vous ai causées. Si vous saviez combien mon repentir est sincère, vous n’hésiteriez pas à m’absoudre.
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Monsieur le général,
 
Au moment d’entreprendre un long voyage, je viens vous adresser une dernière supplication, qui est d’abréger l’épreuve, et de consentir au prochain mariagem
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ariage de mademoiselle votre fille. Vous avez fait pour le maintien de vos opinions tout ce que votre dignité réclamait. J’ai aujourd’hui la certitude que cette dignité ne sera jamais méconnue et jamais compromise par le fait de MM. Lemontier père et fils. J’ai aussi la certitude des sentiments vraiment religieux de mademoiselle Lucie. Laissez-la entièrement libre de son choix dès aujourd’hui, et vous ferez acte de bon chrétien en même temps que vous rendrez heureux et reconnaissant votre très-humble et très-obéissant serviteur.
 
 
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— Non, dit Lemontier, je ne vous ai jamais haï. J’ai senti en vous une belle et bonne nature qui s’égarait. Mais êtes-vous bien retrouvé ? Je crains les coups de désespoir. Pourquoi ces éternels adieux ?
 
— Mon ami, répondit Moreali, laissez-moi vieillir ! Je suis encore trop jeune pour ne plus aimer, et je sens que j’aime trop Lucie. Je suis certain, cette fois, de ne pas me faire d’illusion coupable, de n’aimer en elle que le souvenir de sa mère, de l’aimer comme ma fille en
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un mot ; mais, vous l’avez dit, je ne puis être père, car je ne puis cesser d’être prêtre. Je sens qu’en aimant beaucoup et chastement, je vous le jure, j’aime en prêtre, avec jalousie, avec douleur, avec je ne sais quel reste de colère !… Oui, je suis jaloux d’Émile… malgré moi ! Je l’aime et je le hais. Peut-être que, si elle se fût vouée à l’hymen du Christ, je me serais senti jaloux de Dieu même !… Je vous dis aujourd’hui ces choses terribles avec sang-froid. J’ai reconnu que le mal n’était pas dans mon cœur, et que la nature seule se vengeait d’avoir été reniée et immolée. J’aime donc mal, faute d’avoir consenti à aimer bien. J’aime en égoïste, en envieux… hélas ! en déshérité de la vie ou en exilé de la famille. Vous aviez raison, mille fois raison, Lemontier ! L’Église s’est trompée le jour où elle a retranché le prêtre de la communion humaine. Elle s’est trompée ; donc, elle n’est pas infaillible ; il faut laisser l’infaillibilité à Dieu ! Les hommes sont des hommes, et ne reçoivent pas la vérité absolue. Ils peuvent bien se contenter de la demander, de la chercher et de l’adorer, évidente ou voilée ! Elle est si désirable et si belle, qu’un petit rayon peut bien suffire à la vie d’un pauvre prêtre. Car je suis prêtre aujourd’hui et toujours. Je me suis consacré de bonne foi. Tant pis pour moi si je me suis trompé en croyant mes sacrifices méritoires ! Ils le seront désormais, je vous en réponds ! Je ne pars point désespéré. Je veux, en soulageant la misère, que je suis bien sûr de rencontrer partout sur mes pas, dire à tout homme qui me demandera la vérité : ''Demande-la à Dieu seul''. Je dirai cela tout bas, je m’abstiendrai des prédications qui, de la part du prêtre indépendant, soulèvent trop de scandales et reculent le triomphe du vrai. Je ferai du bien, comptez-y, et, absorbé dans cette douce occupation, j’oublierai le regret de la vie personnelle. J’y ai bien réfléchi, allez, depuis
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un mois de lutte terrible avec le père Onorio et avec moi-même ! Je prends le meilleur parti pour moi et pour les autres ! Je vois bien que, dans un véritable esprit de charité, vous venez m’offrir leur pardon, leur amitié, leur intimité peut-être !… Nobles cœurs, laissez-moi seul ! Je ne saurais pas être heureux, je ne connaîtrais pas le repos de l’esprit, je vous ferais souffrir malgré moi !…
 
— Mais plus tard ? dit M. Lemontier, touché de cette complète sincérité.
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Henri et sa femme sont venus les voir.
 
Le général a protesté un peu de loin contre les résolutions philosophiques de Lucie ; mais il est arrivé à Turdy l’année
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dernière, au moment où elle venait de lui donner un petit-fils, et il n’a plus songé à discuter. Et même, en voyant l’enfant robuste sur les genoux du grand-père, il a essuyé une larme en disant :
 
« Monsieur de Turdy, vous m’en avez voulu quelquefois ! Il ne faudrait pourtant pas croire que je ne vous aime pas ! »
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Janvier 1863, Nohant.
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FIN.