« Contes d’un buveur de bière/Cambrinus » : différence entre les versions

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Cambrinus fut bientôt en état de faire danser les jeunes filles
sur le pré. Il était dix fois plus habile que les autres ménétriers ;
mais, hélas ! nul n’est prophète en son pays.
 
Les gens de Fresnes ne voulaient point croire qu’un garçon
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silence.
 
« Que je ne vous gêne point ! dit enfin l’inconnu.
 
— Je ne suis mie pressé, répondit l’autre, un peu refroidi par
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— Mais je le suis, moi, mon bon Cambrinus.
 
— Tiens ! vous savez mon nom ?
 
— Et je sais aussi que tu vas danser ta dernière gigue, parce
qu’on t’a fourré en prison et que l’aimable Flandrine refuse de
t’enrôler dans la grande confrérie...confrérie… »
 
Et, ce disant, l’inconnu ôta son chapeau.
 
« Quoi ! c’est vous, myn heer van Belzébuth. Eh bien ! par vos
deux cornes, je vous croyais plus laid.
 
— Merci !
 
— Et quel bon vent vous amène ?
 
— N’est-ce point aujourd’hui samedi ? Ma femme lave la maison,
et, comme j’ai horreur des wassingues...wassingues…
 
— Vous avez décampé. Je comprends cela. Et...Et… avez-vous
fait bonne chasse ?
 
— Peuh ! je ne rapporte que l’âme du juge de Condé.
 
— Comment ! Jocko est mort ! Et vous emportez son âme ! Oh !
mais ne perdez point de temps, myn heer. Qu’attendez-vous
encore ?
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— J’attends la tienne.
 
— Et si je ne me pends pas ?
 
— Ce sera l’enfer en ce monde.
 
— Ce qui ne vaut guère mieux. Mais ce n’est mie juste, cela,
godverdom ! Voyons, monsieur le diable, soyez bon diable et tirez-moi
de là !
 
— Mais comment ?
 
Faites que Flandrine veuille bien m’épouser.
 
— Impossible, fieu ! Ce que femme veut...veut…
 
— Dieu le veut, je le sais ; mais ce qu’elle ne veut point ?...
 
— Ce qu’elle ne veut point, le diable lui-même y perdrait ses
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— Alors, faites que je ne l’aime plus.
 
— J’y consens...consens… à une condition. C’est que tu me donneras
ton âme en échange.
 
— Tout de suite ?
 
— Non. Dans trente ans d’ici.
 
— Ma foi ! topez là. Je suis trop malheureux...malheureux… mais vous
m’aiderez, par-dessus le marché, à me venger des gens de Fresnes.
 
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Cambrinus se mit alors à parcourir les Flandres, battant avec
son ténor les plus renommés pinsonneurs ; et c’est depuis cette
époque que les Flamands sont aussi passionnés pour les combats
de pinsons que les Anglais pour les combats de coqs.
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Cette chance infaillible l’avait d’abord enchanté. Plus tard, elle
ne fit que l’amuser ; puis elle le laissa froid et bientôt elle l’ennuya.
A la fin, il était si las de ce gain perpétuel, qu’il aurait donné tout
au monde pour perdre une seule fois ; mais son bonheur le poursuivait
avec un acharnement implacable.
 
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maintenant que je suis tout cousu d’or. »
 
Il revint déposer ses trésors aux pieds de la cruelle ; mais, chose
incroyable et bien faite pour étonner les demoiselles d’aujourd’hui,
Flandrine refusa.
 
« Etes-vous gentilhomme ? dit-elle.
 
— Non.
 
— Eh bien ! remportez vos trésors, je n’épouserai qu’un gentilhomme. »
 
Cambrinus était si désespéré, qu’un beau jour, entre chien et
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chasseur.
 
« Ah ! fieu ! lui cria Belzébuth, j’avais oublié le proverbe : Malheureux
en amour, heureux au jeu. Veux-tu que je t’indique un
moyen de perdre ? »
 
Cambrinus dressa l’oreille.
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la mémoire, et, avec elle, les tourments du souvenir.
 
— Et comment ?
 
— Bois. Le vin est père de l’oubli. Verse-toi des flots d’allégresse.
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Jour et nuit Cambrinus buvait le jus de la vigne dans des verres
de Bohême. L’infortuné croyait boire l’oubli, il ne buvait que
l’amour. D’où venait ce phénomène ? Hélas ! de ce que les bons
Flamands sont autrement bâtis que les gens d’ailleurs.
 
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poiré manceau, l’hydromel gaulois, le cognac français, le genièvre
hollandais, le gin anglais, le wiskey écossais, le kirsch germain.
Hélas ! le cidre, le poiré, l’hydromel, le cognac, le genièvre, le
gin, le wiskey et le kirsch ne firent qu’alimenter la fournaise. Plus
il buvait, plus il s’excitait, plus il enrageait.
 
Un soir, il n’y put résister davantage : il courut tout d’une
traite au bois d’Odomez, grimpa au chêne, attacha la corde, et,
sans lever les yeux — pour être bien sûr de n’en point revenir, —
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« Veux-tu bien me lâcher, maudit imposteur ? s’écria Cambrinus
d’une voix étranglée. Comment ! on ne pourra même point se
pendre à son aise ! »
 
Belzébuth éclata de rire.
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« J’ai voulu voir, dit-il, jusqu’où irait la confiance d’un bon
Flamand. Et maintenant, pour la peine, je vais te guérir. Tiens,
regarde ! »
 
Tout à coup les arbres s’écartèrent à droite et à gauche, de
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Elle en sortira blonde comme la topaze ou brune comme
l’onyx, et fera des bons Flamands autant de dieux sur la terre.
Tiens, bois ! »
 
Et Belzébuth tira d’un des tonneaux un grand broc de bière
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à peu dans ses sens.
 
« N’es-tu pas heureux comme un dieu ?
 
— Si fait, messire, sauf qu’il me manque le suprême plaisir des
dieux.
 
— Et lequel ?
 
— La vengeance ! Les gens de Fresnes n’ont point voulu danser
jadis au son de ma viole. Donnez-moi un instrument qui les
fasse sauter à ma volonté.
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En ce moment, neuf coups sonnèrent au clocher de Vieux-Condé.
 
— Eh bien ? fit Cambrinus.
 
— Tais-toi et écoute encore. »
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puis celui de Bruille.
 
« Après ? dit encore le Fresnois.
 
— Tu me demandes un instrument qui force à danser. Le voilà
tout trouvé. As-tu remarqué que ces cloches ont chacune leur son
particulier ? Réunis-en plusieurs, accorde-les, mets la sonnerie en
branle au moyen de deux claviers, l’un de touches et l’autre de
pédales, tu auras ainsi le plus joli carillon...carillon…
 
— Carillon ! C’est le nom dont je baptiserai ce merveilleux instrument,
s’écria Cambrinus. Merci, mon bon Belzébuth, et...et… adieu !
 
— Non. Au revoir !... dans trente ans...ans… et, comme j’aime les
affaires en règle, tu vas me faire la grâce de signer ce papier d’une
goutte de ton sang. »
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à l’issue de la messe, il invita les gens à boire un coup.
 
« Pouah ! que c’est amer ! dit l’un.
 
— C’est affreux ! dit un autre.
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« Vous ne voulez pas boire, mes gars, pensa Cambrinus, eh
bien ! vous allez danser ! » Et il monta à son beffroi.
 
« Dig, din, don, » fit le carillon.
 
Soudain, ô prodige ! aux premiers coups des cloches, hommes,
femmes, enfants, tous s’arrêtèrent court, comme s’ils se préparaient
à danser.
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leurs pattes de derrière pour danser aussi. Une charrette passa :
le cheval et la charrette entrèrent en danse. On dansait sur la place,
dans les rues, dans les ruelles, aussi loin que s’entendait le carillon ;
et, sur la route, les gens de Condé qui venaient à Fresnes dansaient
sans savoir pourquoi ni comment. Tout dansait dans les maisons :
les hommes, les animaux et les meubles. Les vieillards dansaient
au coin du feu, les malades dans leurs lits. les chevaux dansaient
dans l’écurie, les vaches dans l’étable, les poules dans le poulailler ;
et les tables dansaient, les chaises, les armoires et les dressoirs ;
et les maisons se mirent elles-mêmes à danser, et la brasserie
dansait et l’église ; et la tour où carillonnait Cambrinus faisait vis-à-vis
avec le clocher, en se donnant des grâces. Jamais, depuis que
le monde est monde, on n’avait vu un pareil branle-gai !
 
Au bout d’une heure de cet exercice, les Fresnois étaient en
nage. Haletants, épuisés, ils crièrent au carillonneur :
 
« Arrête, arrête ! Nous n’en pouvons plus !
 
— Non, non. Dansez, » répondait le carillonneur, et plus il
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au carillon.
 
Une foule de carillons ; d’horloges à musique, de brasseries, de
tavernes, de cabarets et d’estaminets s’établirent bientôt à Fresnes,
à Condé, à Valenciennes, à Lille, à Dunkerque, à Mons, à
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On y but la bière brune, la bière blanche, la double bière, le
lambic, le faro, le pale-ale, le scoth-ale, le porter et le stout, sans
oublier la cervoise ; toutefois le carillon de Fresnes resta le seul
carillon enchanté, la bière de Fresnes, la meilleure bière, et les
Fresnois, les premiers buveurs du monde.
 
Des concours de francs buveurs eurent lieu, comme les concours
de pinsons dans tous les Pays-Bas ; mais ce n’est qu’à Fresnes
qu’on trouva de gentils buveurs, capables d’absorber une centaine
de pintes en un jour de kermesse et douze chopes pendant
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Pour récompenser dignement l’inventeur, le roi des Pays-Bas
le fit duc de Brabant, comte de Flandre et seigneur de Fresnes.
C’est alors que le nouveau duc fonda la ville de Cambrai ; mais le
titre qu’il préféra à tout autre fut celui de « roi de la bière » que
lui décernèrent les gens du pays.
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qui n’était point sans charme, et oublia tout à fait Flandrine.
En peu de temps, son visage rouvelême rivalisa avec la
pleine lune : il devint très gras et fut parfaitement heureux.
 
Quand Flandrine vit que le seigneur de Fresnes ne songeait
point à réclamer sa main, ce fut elle qui vint tourner autour de lui ;
mais, comme il rêvait, les yeux à demi clos, il ne la reconnut point
et lui offrit une pinte.
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Cambrinus, roi de la bière. Voici le titre.
 
— ''Su...Su… Sufficit, Do...Do… Domine,'' » répondit Jocko. Et il prit
sur-le-champ la route de Fresnes. Il y arriva le dimanche même
de la ducasse.
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des verriers.
 
A ce moment, dig, din, don ! une gerbe de notes éclata dans les
airs comme une fusée, puis le carillon se mit à jouer :
 
''Bonjour, mon ami Vincent,
 
La santé, comment va-t-elle ?''
 
Aussitôt le juge de sauter comme un gigantesque pantin.
 
« Qué...Qué… qué...qué… qu’est-ce que j’ai donc ? » disait-il, et rien n’était
bouffon comme la mine furieuse avec laquelle il gigotait.
 
Tous les Fresnois s’attroupèrent en se tenant les côtes de rire.
 
''Ah ! c’ cadet-là quel nez qu’il a !
 
joua alors le carillon, et deux cents voix chantèrent en chœur :
 
''Ah ! c’ cadet-là quel nez qu’il a !''
 
tant que le danseur tomba par terre, épuisé et hors d’haleine. Le
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l’enfer. Comme il est convenu que le diable ne perd jamais rien,
Belzébuth espérait repincer l’âme du duc de Brabant au jour de
sa mort ; mais quand vint le moment suprême, à la place de son
débiteur, il ne trouva qu’un tonneau de bière : il fut bien attrapé.
 
Est-ce par un effet du breuvage d’oubli, ou bien Belzébuth
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assis sur un tonneau, un brave chevalier revêtu d’un manteau de
pourpre doublé d’hermine. La main gauche s’appuie sur une couronne
et une épée ; la droite élève triomphalement une chope de
bière écumante.