« L’Inutile Beauté/Édition Conard, 1908/Le Noyé » : différence entre les versions

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Il était patron d’une barque de pêche, et l’avait épousée, jadis, parce qu’elle était gentille, quoiqu’elle fût pauvre.
 
Patin, bon matelot, mais brutal, fréquentait le cabaret. du père Auban, où il buvait, aux jours ordinaires, quatre ou cinq petits verres de fil et, aux jours de chance à la mer,
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huit ou dix, et même plus, suivant sa gaieté de cœur, disait-il.
 
Le fil était servi aux clients par la fille au père Auban, une brune plaisante à voir et qui attirait le monde à la maison, par sa bonne mine seulement, car on n’avait jamais jasé sur elle.
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Le vieux chand de vin, qui connaissait tous les trucs, faisait circuler Désirée entre les tables, pour activer la consommation ; et Désirée, qui n’était pas pour rien la fille au père Auban, promenait sa jupe autour des buveurs, et plaisantait avec eux, la bouche rieuse et l’œil malin.
 
A force de boire des verres de fil, Patin
A force de boire des verres de fil, Patin s’habitua si bien à la figure de Désirée qu’il y pensait même à la mer, quand il jetait ses filets à l’eau, au grand large, par les nuits de vent ou les nuits de calme, par les nuits de lune ou les nuits de ténèbres. Il y pensait en tenant sa barre, à l’arrière de son bateau, tandis que ses quatre compagnons sommeillaient, la tête sur leur bras. Il la voyait toujours lui sourire, verser l’eau-de-vie jaune avec un mouvement de l’épaule, et puis s’en aller en disant :
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A force de boire des verres de fil, Patin s’habitua si bien à la figure de Désirée qu’il y pensait même à la mer, quand il jetait ses filets à l’eau, au grand large, par les nuits de vent ou les nuits de calme, par les nuits de lune ou les nuits de ténèbres. Il y pensait en tenant sa barre, à l’arrière de son bateau, tandis que ses quatre compagnons sommeillaient, la tête sur leur bras. Il la voyait toujours lui sourire, verser l’eau-de-vie jaune avec un mouvement de l’épaule, et puis s’en aller en disant :
 
— Voilà ! Êtes-vous satisfait ?
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Il était riche, propriétaire de son embarcation, de ses filets et d’une maison au pied de la côte sur la Retenue ; tandis que le père Auban n’avait rien. Il fut donc agréé avec empressement, et la noce eut lieu le plus vite possible, les deux parties ayant hâte que la chose fût faite, pour des raisons différentes.
 
Mais, trois jours après le mariage conclu, Patin ne comprenait plus du tout comment il avait pu croire Désirée différente des autres femmes.. Vrai, fallait-il qu’il eût été bête pour
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s’embarrasser d’une sans-le-sou qui l’avait enjôlé avec sa fine, pour sûr, de la fine où elle avait mis, pour lui, quelque sale drogue.
 
Et il jurait tout le long des marées, cassait sa pipe entre ses dents, bourrait son équipage ; et, ayant sacré à pleine bouche avec tous les termes usités et contre tout ce qu’il connaissait, il expectorait ce qui lui restait de colère au ventre sur les poissons et les homards tirés un à un des filets, et ne les jetait plus dans les mannes qu’en les accompagnant d’injures et de termes malpropres.
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Puis, rentré chez lui, ayant à portée de la bouche et de la main sa femme, la fille au père Auban, il ne tarda guère à la traiter comme la dernière des dernières. Puis, comme elle l’écoutait résignée, accoutumée aux violences paternelles, il s’exaspéra de son calme, et, un soir, il cogna. Ce fut alors, chez lui, une vie terrible.
 
Pendant dix ans on ne parla sur la Retenue que des tripotées que Patin flanquait à sa femme et que de sa manière de jurer, à tout propos, en lui parlant. Il jurait, en effet, d’une façon particulière, avec une richesse de vocabulaire et une sonorité d’organe qu’aucun autre homme, dans Fécamp, ne
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possédait. Dès que son bateau se présentait à l’entrée du port, en revenant de la pêche, on attendait la première bordée qu’il allait lancer, de son pont sur la jetée, dès qu’il aurait aperçu le bonnet blanc de sa compagne.
 
Debout, à l’arrière, il manoeuvrait, l’œil sur l’avant et sur la voile, aux jours de grosse mer, et malgré la préoccupation du passage étroit et difficile, malgré les vagues de fond qui entraient comme des montagnes dans l’étroit couloir, il cherchait, au milieu des femmes attendant les marins, sous l’écume des lames, à reconnaître la sienne, la fille au père Auban, la gueuse !
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Alors, dès qu’il l’avait vue, malgré le bruit des flots, et du vent, il lui jetait une engueulade avec une telle force de gosier, que tout le monde en riait, bien qu’on la plaignît fort. Puis, quand le bateau arrivait à quai, il avait une manière de décharger son lest de politesse, comme il disait, tout en débarquant son poisson, qui attirait autour de ses amarres tous les polissons et tous les désoeuvrés du port.
 
Cela sortait de la bouche, tantôt comme des coups de canon, terribles et courts, tantôt
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comme des coups de tonnerre qui roulaient durant cinq minutes un tel ouragan de gros mots, qu’il semblait avoir dans les poumons tous les orages du Père Eternel.
 
Puis, quand il avait quitté son bord et qu’il se trouvait face à face avec elle au milieu des curieux et des harengères, il repêchait à fond de cale toute une cargaison nouvelle d’injures et de duretés, et il la reconduisait ainsi jusqu’à leur logis, elle devant, lui derrière, elle pleurant, lui criant,
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Elle vivait, maintenant, la pauvre femme, dans une épouvante incessante, dans un tremblement continu de l’âme et du corps, dans une attente éperdue des outrages et des rossées.,
 
Et cela dura dix ans. Elle était si craintive qu’elle pâlissait
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en parlant à n’importe qui, et qu’elle ne pensait plus à rien qu’aux coups dont elle était menacée, et qu’elle était devenue plus maigre, jaune et sèche qu’un poisson fumé.
 
 
 
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{{t4|II}}
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Une nuit, son homme étant à la mer, elle fut réveillée tout à coup par ce grognement de bête que fait le vent quand il arrive ainsi qu’un chien lâché ! Elle s’assit dans son lit, émue, puis, n’entendant plus rien se recoucha ; mais, presque aussitôt, ce fut dans sa cheminée un mugissement qui secouait la maison tout entière, et cela s’étendit par tout le ciel comme si un troupeau d’animaux furieux eût traversé l’espace en soufflant et en beuglant.
 
Alors elle se leva et courut au port. D’autres femmes y arrivaient de tous les côtés avec des lanternes. Les hommes accouraient et tous regardaient s’allumer dans la nuit, sur la mer, les écumes au sommet des vagues.
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La tempête dura quinze heures. Onze matelots ne revinrent pas, et Patin fut de ceux-là.
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Juste en ce moment, on adjugeait un perroquet, un perroquet vert à tête bleue, qui regardait tout ce monde d’un air mécontent et inquiet.
 
— Trois francs ! criait le vendeur ; un oiseau qui parle comme un avocat, trois francs
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qui parle comme un avocat, trois francs
 
Une amie de la Patin lui poussa le coude :
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Elle lui présenta cependant du chènevis et du maïs, puis le laissa lisser ses plumes en guettant d’un air sournois sa nouvelle maison et sa nouvelle maîtresse.
 
Le jour commençait à poindre, le lendemain, quand la Patin entendit, de la façon
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la plus nette, une voix, une voix forte, sonore, roulante, la voix de Patin, qui criait :
 
— Te lèveras-tu, charogne !
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Elle refermait les yeux, un peu rassurée, quand éclata, tout près, la voix furieuse, la voix de tonnerre du noyé qui vociférait :
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— Nom d’un nom, d’un nom, d’un nom, d’un nom, te lèveras-tu, ch…
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Elle demanda, la tête levée vers le plafond :
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— T’es-ti là-haut, Patin ?
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— J’ai pas déjeuné, nom d’un nom !
 
Et le perroquet, dans sa cage, la regardait de son œil rond, sournois et mauvais.
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Elle aussi, le regarda, éperdue, murmurant :
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— Attends, attends, attends, je vas t’apprendre à fainéanter !
 
Que se passa-t-il en elle ? Elle sentit, elle comprit que c’était bien lui, le mort, qui revenait, qui s’était caché dans les plumes de cette bête pour recommencer à la tourmenter, qu’il allait jurer, comme autrefois, tout le jour, et la mordre, et crier des injures pour ameuter les voisins et les faire rire. Alors elle se rua, ouvrit la cage, saisit l’oiseau qui, se défendant, lui arrachait la peau avec son bec et avec ses griffes. Mais elle le tenait de toute sa force, à deux mains, et, se jetant par terre, elle se roula dessus avec une frénésie de possédée, l’écrasa, en fit une loque de chair, une petite chose molle, verte, qui ne remuait plus, qui ne parlait plus, et qui pendait ; puis, l’ayant enveloppée d’un torchon comme d’un linceul, elle sortit, en chemise, nu-pieds, traversa le quai, que la mer battait de courtes vagues, et, secouant le linge, elle laissa tomber dans l’eau cette petite chose morte qui ressemblait à un peu d’herbe ; puis elle rentra,
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se jeta à genoux devant la cage vide, et, bouleversée de ce qu’elle avait fait, demanda pardon au bon Dieu, en sanglotant, comme si elle venait de commettre un horrible crime.
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