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L'Etui de nacre
 
 
 
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== LE PROCURATEUR DE JUDÉE ==
 
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L. AELIUS LAMIA, né en Italie de parents illustres, n'avait pas encore quitté la robe prétexte, quand il alla étudier la philosophie aux écoles d'Athènes. Il demeura ensuite à Rome et mena, dans sa maison des Esquilies, parmi de jeunes débauchés, une vie voluptueuse. Mais, accusé d'entretenir des relations criminelles avec Lepida, femme de Sulpicius Quirinus, personnage consulaire, et reconnu coupable, il fut exilé par Tibère César. Il entrait alors dans sa vingt-quatrième année. Pendant dix-huit ans que dura son exil, il parcourut la Syrie, la Palestine, la Cappadoce, l'Arménie, et fit de longs séjours à Antioche, à Césarée, à Jérusalem. Quand, après la mort de Tibère, Caïus fut élevé à l'empire, Lamia obtint de rentrer dans la Ville ; il recouvra même une partie de ses biens. Ses misères l'avaient rendu sage.
 
Il évita tout commerce avec les femmes de condition libre, ne brigua point les emplois publics, se tint éloigné des honneurs et vécut caché dans sa maison des Esquilies. Mettant par écrit ce qu'il avait vu de remarquable en ses lointains voyages, il faisait, disait-il, de ses peines passées le divertissement des heures présentes. C'est au milieu de ces paisibles travaux et dans la méditation assidue des livres d'Épicure, qu'avec un peu de surprise et quelque chagrin il vit venir la vieillesse. En sa soixante-deuxième année, tourmenté d'un rhume assez incommode, il alla prendre les eaux de Baies. Ce rivage, jadis cher aux alcyons, était alors fréquenté par les Romains riches et avides de plaisirs. Depuis une semaine, Lamia vivait seul et sans ami dans leur foule brillante, quand, un jour, après dîner, se sentant dispos, il lui prit la fantaisie de gravir les collines qui, couvertes de pampres comme des bacchantes, regardent les flots.
 
Ayant atteint le sommet, il s'assit au bord d'un sentier, sous un térébinthe, et laissa errer sa vue sur le beau paysage. A sa gauche s'étendaient livides et nus les champs Phlégréens jusqu'aux ruines de Cumes. A sa droite le cap Misène enfonçait son éperon aigu dans la mer Tyrrhénienne. Sous ses pieds, vers l'occident, la riche Baies, suivant la courbe gracieuse du rivage, étalait ses jardins, ses villas peuplées de statues, ses portiques, ses terrasses de marbre, au bord de la mer bleue où se jouaient les dauphins. Devant lui, de l'autre côté du golfe, sur la côte de Campanie, dorée par le soleil déjà bas, brillaient les temples que couronnaient au loin des lauriers du Pausilippe, et dans les profondeurs de l'horizon riait le Vésuve.
 
Lamia tira d'un pli de sa toge un rouleau contenant le Traité sur la Nature, s'étendit à terre et commença de lire. Mais les cris d'un esclave l'avertirent de se lever pour laisser passage à une litière qui montait l'étroit sentier des vignes. Comme la litière s'approchait toute ouverte, Lamia, vit, étendu sur les coussins, un vieillard d'une vaste corpulence qui, le front dans la main., regardait d'un oeil sombre et fier. Son nez aquilin descendait sur ses lèvres, que pressaient un menton proéminent et des mâchoires puissantes.
 
Tout d'abord, Lamia fut certain de connaître ce visage. Il hésita un moment à le nommer. Puis soudain, s'élançant vers la litière dans un mouvement de surprise et de joie :
 
-- Pontius Pilatus ! s'écria-t-il, grâces aux dieux, il m'est donné de te revoir !
 
Le vieillard, faisant signe aux esclaves d'arrêter, fixa un regard attentif sur l'homme qui le saluait.
 
-- Pontius, mon cher hôte, reprit celui-ci, vingt années ont assez blanchi mes cheveux et creusé mes joues pour que tu ne reconnaisses plus ton Aelius Lamia.
 
A ce nom, Pontius Pilatus descendit de litière aussi vivement que le permettaient la fatigue de son âge et la gravité de son allure. Et il embrassa deux fois Aelius Lamia.
 
Certes, il m'est doux de te revoir, dit-il. Hélas ! tu me rappelles les jours anciens, alors que j'étais procurateur de Judée, dans la province de Syrie. Voilà trente ans que je te vis pour la première fois. C'était à Césarée, où tu venais traîner les ennuis de l'exil. Je fus assez heureux pour les adoucir un peu, et, par amitié, Lamia, tu me suivis dans cette triste Jérusalem, où les Juifs m'abreuvèrent d'amertume et de dégoût. Tu demeuras pendant plus de dix ans mon hôte et mon compagnon, et tous deux, parlant
de la Ville, nous nous consolions ensemble, toi de tes infortunes, moi de mes grandeurs.
 
Lamia l'embrassa de nouveau.
 
-- Tu ne dis pas tout, Pontius : tu ne rappelles point que tu usas en ma faveur de ton crédit auprès d'Hérode Antipas et que tu m'ouvris ta bourse avec libéralité.
 
-- N'en parlons point, répondit Pontius, puisque, dès ton retour à Rome, tu m'envoyas par un de tes affranchis une somme d'argent qui me payait avec usure.
 
-- Pontius, je ne me crois pas quitte envers toi par une somme d'argent. Mais réponds-moi : les dieux ont-ils comblé tes désirs ? Jouis-tu de tout le bonheur que tu mérites ? Parle-moi de ta famille, de ta fortune, de ta santé.
 
-- Retiré en Sicile, où je possède des terres, je cultive et je vends mon blé. Ma fille aînée, ma très chère Pontia, devenue veuve, vit chez moi et gouverne ma maison. J'ai gardé, grâces aux dieux, la vigueur de l'esprit ; ma mémoire n'est point affaiblie. Mais la vieillesse ne vient pas sans un long cortège de douleurs et d'infirmités. Je suis cruellement travaillé de la goutte. Et tu me vois à cette heure allant chercher par les champs Phlégréens un remède à mes maux. Cette terre brûlante, d'où, la nuit, s'échappent des flammes, exhale d'âcres vapeurs de soufre qui, dit-on, calment les douleurs et rendent la souplesse aux jointures des membres. Du moins les médecins l'assurent.
 
-- Puisses-tu, Pontius, l'éprouver toi-même ! Mais, en dépit de la goutte et de ses brûlantes morsures, tu sembles à peine aussi âgé que moi, bien qu'en réalité tu sois mon aîné de dix ans. Certes, tu as conservé plus de vigueur que je n'en eus jamais, et je me réjouis de te retrouver si robuste. Pourquoi, très cher, as-tu renoncé avant l'âge aux charges publiques ? Pourquoi, au sortir de ton gouvernement de Judée, as-tu vécu sur tes domaines de Sicile dans un exil volontaire ? Instruis-moi de tes actions à partir du moment où j'ai cessé d'en être le témoin. Tu te préparais a réprimer une révolte des Samaritains lorsque je partis pour la Cappadoce, où j'espérais tirer quelque profit de l'élève des chevaux et des mulets. Je ne t'ai pas revu depuis lors. Quel fut le succès de cette expédition ? Instruis-moi, parle. Tout ce qui te touche m'intéresse.
 
Pontius Pilatus secoua tristement la tête.
 
-- Une naturelle sollicitude, dit-il, et le sentiment du devoir m'ont porté à remplir les fonctions publiques non seulement avec diligence, mais encore avec amour. Mais la haine m'a poursuivi sans trêve. L'intrigue et la calomnie ont brisé ma vie en pleine sève et séché les fruits qu'elle devait mûrir. Tu m'interroges sur la révolte des Samaritains. Asseyons-nous sur ce tertre. Je vais te répondre en peu de mots. Ces événements me sont aussi présents que s'ils s'étaient accomplis hier.
 
"Un homme de la plèbe, puissant par la parole, comme il s'en trouve beaucoup en Syrie, persuada aux Samaritains de s'assembler en armes sur le mont Gazim, qui passe en ce pays pour un lieu saint, et il promit de découvrir à leurs yeux les vases sacrés qu'un héros éponyme, ou plutôt un dieu indigète, nommé Moïse, y avait cachés, aux temps antiques d'Évandre et d'Énée, notre père. Sur cette assurance, les Samaritains se révoltèrent. Mais, averti à temps pour les prévenir, je fis occuper la montagne par des détachements d'infanterie et plaçai des cavaliers pour en surveiller les abords.
 
"Ces mesures de prudence étaient urgentes. Déjà les rebelles assiégeaient le bourg de Tyrathaba, situé au pied du Gazim. je les dispersai aisément et j'étouffai la révolte à peine formée. Puis, pour faire un grand exemple avec peu de victimes, je livrai au supplice les chefs de la sédition. Mais tu sais, Lamia, dans quelle étroite dépendance me tenait le proconsul Vitellius qui, gouvernant la Syrie non pour Rome mais contre Rome, estimait que les provinces de l'Empire se donnent comme des fermes aux tétrarques. Les principaux d'entre les Samaritains vinrent à ses pieds pleurer en haine de moi. A les entendre, rien n'était plus éloigné de leur pensée que de désobéir à César. J'étais un provocateur, et c'est pour résister à mes violence qu'ils s'étaient assemblés autour de Tyrathaba. Vitellius entendit leurs plaintes et, confiant leurs affaires de Judée à son ami Marcellus, il m'ordonna d'aller me justifier devant l'empereur. Le coeur gros de douleur et de ressentiment, je pris la mer. Quand j'abordai les côtes d'Italie, Tibère, usé par l'âge et l'empire, mourait subitement sur le cap Misène dont on voit d'ici la corne s'allonger dans la brume du soir. Je demandai justice à Caïus, son successeur, qui avait l'esprit naturellement vif et connaissait les affaires de Syrie. Mais admire avec moi, Lamia, l'injure de la fortune obstinée à ma perte. Caïus retenait alors près de lui, dans la Ville, le juif Agrippa, son compagnon, son ami d'enfance, qu'il chérissait plus que ses yeux. Or, Agrippa favorisait Vitellius parce que Vitellius était l'ennemi d'Antipas qu'Agrippa poursuivait de sa haine. L'empereur suivit le sentiment de son cher asiatique et refusa même de m'entendre. Il me fallut rester sous le coup d'une disgrâce imméritée. Dévorant mes larmes, nourri de fiel, je me retirai dans mes terres de Sicile, où je serais mort de douleur si ma douce Pontia n'était venue consoler son père. J'ai cultivé le blé et fait croître les plus gras épis de toute la province. Aujourd'hui ma vie est faite. L'avenir jugera entre Vitellius et moi.
 
-- Pontius, répondit Lamia, je suis persuadé que tu as agi envers les Samaritains selon la droiture de ton esprit et dans le seul intérêt de Rome. Mais n'as-tu pas trop obéi dans cette occasion à ce courage impétueux qui t'entraînait toujours ? Tu sais qu'en Judée, alors que, plus jeune que toi, je devais être plus ardent, il m'arriva souvent de te conseiller la clémence et la douceur.
 
-- La douceur envers les Juifs ! s'écria Pontius Pilatus. Bien qu'ayant vécu chez eux, tu connais mal ces ennemis du genre humain. Tout ensemble fiers et vils, unissant une lâcheté ignominieuse à une obstination invincible, ils lassent également l'amour et la haine. Mon esprit s'est formé, Lamia, sur les maximes du divin Auguste. Déjà, quand je fus nommé procurateur de Judée, la majesté de la paix romaine enveloppait la terre. On ne voyait plus, comme au temps de nos discordes civiles, les proconsuls s'enrichir du sac des provinces. Je savais mon devoir. J'étais attentif à n'user que de sagesse et de modération. Les dieux m'en sont témoins : je ne me suis opiniâtré que dans la douceur. De quoi m'ont servi ces pensées bienveillantes ? Tu m'as vu, Lamia, quand, au début de mon gouvernement, éclata la première révolte. Est-il besoin de t'en rappeler les circonstances ? La garnison de Césarée était allée prendre ses quartiers d'hiver à Jérusalem. Les légionnaires portaient sur leurs enseignes les images de César. Cette vue offensa les Hiérosolymites qui ne reconnaissaient point la divinité de l'empereur, comme si, puisqu'il faut obéir, il n'était pas plus honorable d'obéir à un dieu qu'à un homme. Les prêtres de la nation vinrent, devant mon tribunal, me prier avec une humilité hautaine de faire porter les enseignes hors de la ville sainte. Je m'y refusai par respect pour la divinité de César et la majesté de l'empire. Alors la plèbe, se joignant aux sacerdotes, fit entendre autour du prétoire des supplications menaçantes. J'ordonnai aux soldats de former les piques en faisceaux devant la tour Antonia et d'aller, armés de baguettes, comme des licteurs, disperser cette foule insolente. Mais, insensibles aux coups, les Juifs m'adjuraient encore, et les plus obstinés, se couchant à terre, tendaient la gorge et se laissaient mourir sous les verges. Tu fus alors témoin de mon humiliation, Lamia. Sur l'ordre de Vitellius, je dus renvoyer les enseignes à Césarée. Certes, cette honte ne m'était pas due. A la face des dieux immortels, je jure que je n'ai pas offensé une seule fois, dans mon gouvernement, la justice et les lois. Mais je suis vieux. Mes ennemis et mes délateurs sont morts. Je mourrai non vengé. Qui défendra ma mémoire ?
 
Il gémit et se tut. Lamia répondit :
 
-- Il est sage de ne mettre ni crainte, ni espérance dans l'avenir incertain. Qu'importe ce que les hommes penseront de nous ? Nous n'avons de témoins et de juges que nous-mêmes. Assure-toi, Pontius Pilatus, dans le témoignage que tu te rends de ta vertu. Contente-toi de ta propre estime et de celle de tes amis. Au reste, on ne gouverne pas les peuples par la seule douceur. Cette charité du genre humain que conseille la philosophie a peu de part aux actions des hommes publics.
 
-- Laissons cela, dit Pontius. Les vapeurs de soufre qui s'exhalent des champs Phlégréens ont plus de force quand elles sortent de la terre encore échauffée par les rayons du soleil. Il faut que je me hâte. Adieu. Mais, puisque je retrouve un ami, je veux profiter de cette bonne fortune. Aelius Lamia, accorde-moi la faveur de venir souper demain chez moi. Ma maison est située sur le rivage de la mer, à l'extrémité de la ville, du côté de Misène. Tu la reconnaîtras facilement au portique où l'on voit une peinture représentant Orphée parmi les tigres et les lions qu'il charme des sons de sa lyre.
 
"A demain, Lamia, dit-il encore en remontant dans sa litière. Demain nous causerons de la Judée.
 
 
Le lendemain Lamia se rendit, à l'heure du souper, dans la maison de Pontius Pilatus. Deux lits seulement attendaient les convives. Servie sans faste, mais honorablement, la table supportait des plats d'argent dans lesquels étaient préparés des becfigues au miel, des grives, des huîtres du Lucrin et des lamproies de Sicile. Pontius et Lamia, tout en mangeant, s'interrogèrent l'un l'autre sur leurs maladies dont ils décrivirent longuement les symptômes, et ils se firent part mutuellement de divers remèdes qu'on leur avait recommandés. Puis, se félicitant d'être réunis à Baies, ils vantèrent à l'envi la beauté de ce rivage et la douceur du jour qu'on y respirait. Lamia célébra la grâce des courtisanes qui passaient sur la plage, chargées d'or et traînant des voiles brodées chez les barbares. Mais le vieux procurateur déplorait une ostentation qui, pour de vaines pierres et des toiles d'araignées tissues de main d'homme, faisaient passer l'argent romain chez des peuples étrangers et même chez des ennemis de l'Empire. Ils vinrent ensuite à parler des grands travaux accomplis dans la contrée, de ce pont prodigieux établi par Caïus entre Putéoles et Baies et de ces canaux creusés par Auguste pour verser les eaux de la mer dans les lacs Averne et Lucrin.
 
-- Moi aussi, dit Pontius en soupirant, j'ai voulu entreprendre de grands travaux d'utilité publique. Quand je reçus, pour mon malheur, le gouvernement de la Judée, je traçai le plan d'un aqueduc de deux cents stades qui devait porter à Jérusalem des eaux abondantes et pures. Hauteur des niveaux, capacité des modules, obliquité des calices d'airain auxquels s'adaptent les tuyaux de distribution, j'avais tout étudié, et, sur l'avis des machinistes, tout résolu moi-même. Je préparais un règlement pour la police des eaux, afin qu'aucun particulier ne pût faire des prises illicites. Les architectes et les ouvriers étaient commandés. J'ordonnai qu'on commençât les travaux. Mais, loin de voir s'élever avec satisfaction cette voie qui, sur des arches puissantes, devait porter la santé avec l'eau dans leur ville, les Hiérosolymites poussèrent des hurlements lamentables. Assemblés en tumulte, criant au sacrilège et à l'impiété, ils se ruaient sur les ouvriers et dispersaient les pierres des fondations. Conçois-tu, Lamia, des barbares plus immondes ? Pourtant Vitellius leur donna raison et je reçus l'ordre d'interrompre l'ouvrage.
 
-- C'est une grande question, dit Lamia, de savoir si l'on doit faire le bonheur des hommes malgré eux.
 
Pontius Pilatus poursuivit sans l'entendre :
 
-- Refuser un aqueduc, quelle folie ! Mais tout ce qui vient des Romains est odieux aux Juifs. Nous sommes pour eux des êtres impurs et notre seule présence leur est une profanation. Tu sais qu'ils n'osaient entrer dans le prétoire de peur de se souiller et qu'il me fallait exercer la magistrature publique dans un tribunal en plein air, sur ce pavé de marbre où tu posas si souvent le pied.
 
"Ils nous craignent et nous méprisent. Pourtant Rome n'est-elle pas la mère et la tutrice des peuples qui tous, comme des enfants, reposent et sourient sur son sein vénérable ? Nos aigles ont porté jusqu'aux bornes de l'univers la paix et la liberté. Ne voyant que des amis dans les vaincus, nous laissons, nous assurons aux peuples conquis leurs coutumes et leurs lois. N'est-ce point seulement depuis que Pompée l'a soumise que la Syrie, autrefois déchirée par une multitude de rois, a commencé de goûter le repos et les heures prospères ? Et quand Rome pouvait vendre ses bienfaits à prix d'or, a-t-elle enlevé les trésors dont regorgent les temples barbares ? A-t-elle dépouillé la déesse Mère à Pessinonte, Jupiter dans la Morimène et dans la Cilicie, le dieu des Juifs à Jérusalem ? Antioche, Palmyre, Apamée, tranquilles malgré leurs richesses, et ne craignant plus les Arabes du désert, élèvent des temples au Génie de Rome et à la Divinité de César. Seuls, les Juifs nous haïssent et nous bravent. Il faut leur arracher le tribut, et ils refusent obstinément le service militaire.
 
-- Les Juifs, répondit Lamia, sont très attachés à leurs coutumes antiques. Ils te soupçonnaient, sans raison, j'en conviens, de vouloir abolir leur loi et changer leurs moeurs. Souffre, Pontius, que je te dise que tu n'as pas toujours agi de sorte à dissiper leur malheureuse erreur. Tu te plaisais, malgré toi, à exciter leurs inquiétudes, et je t'ai vu plus d'une fois trahir devant eux le mépris que t'inspiraient leurs croyances et leurs cérémonies religieuses. Tu les vexais particulièrement en faisant garder par des légionnaires, dans la tour Antonia, les habits et les ornements sacerdotaux du grand-prêtre. Il faut reconnaître que, sans s'être élevés comme nous à la contemplation des choses divines, les Juifs célèbrent des mystères vénérables par leur antiquité.
 
Pontius Pilatus haussa les épaules.
 
-- Ils n'ont point, dit-il, une exacte connaissance de la nature des dieux. Ils adorent Jupiter, mais sans lui donner de nom ni de figure. Ils ne le vénèrent pas même sous la forme d'une pierre, comme font certains peuples d'Asie. Ils ne savent rien d'Apollon, de Neptune, de Mars, de Pluton, ni d'aucune déesse. Toutefois, je crois qu'ils ont anciennement adoré Vénus. Car encore aujourd'hui les femmes présentent à l'autel des colombes pour victimes et tu sais comme moi que des marchands, établis sous les portiques du temple, vendent des couples de ces oiseaux pour le sacrifice. On m'avertit même, un jour, qu'un furieux venait de renverser avec leurs cages ces vendeurs d'offrandes. Les prêtres s'en plaignaient comme d'un sacrilège. Je crois que cet usage de sacrifier des tourterelles fut établi en l'honneur de Vénus. Pourquoi ris-tu, Lamia ?
 
-- Je ris, dit Lamia, d'une idée plaisante qui, je ne sais comment, m'a traversé la tête. Je songeais qu'un jour le Jupiter des Juifs pourrait bien venir à Rome et t'y poursuivre de sa haine. Pourquoi non ? L'Asie et l'Afrique nous ont déjà donné un grand nombre de dieux. On a vu s'élever à Rome des temples en l'honneur d'Isis et de l'aboyant Anubis. Nous rencontrons dans les carrefours et jusque dans les carrières la Bonne Déesse des Syriens, portée sur un âne. Et ne sais-tu pas que, sous le principat de Tibère, un jeune chevalier se fit passer pour le Jupiter cornu des Égyptiens et obtint sous ce déguisement les faveurs d'une dame illustre, trop vertueuse pour rien refuser aux dieux. Crains, Pontius, que le Jupiter invisible des Juifs ne débarque un jour à Ostie !
 
A l'idée qu'un dieu pouvait venir de Judée, un rapide sourire glissa sur le visage sévère du procurateur. Puis il répondit gravement :
 
-- Comment les Juifs imposeraient-ils leur loi sainte aux peuples du dehors, quand eux-mêmes se déchirent entre eux pour l'interprétation de cette loi ? Divisés en vingt sectes rivales, tu les as vus, Lamia, sur les places publiques, leurs rouleaux à la main, s'injuriant les uns les autres et se tirant par la barbe ; tu les as vus, sur le stylobate du temple, déchirer en signe de désolation leurs robes crasseuses autour de quelque misérable en proie au délire prophétique. Ils ne conçoivent pas qu'on discute en paix, avec une âme sereine, des choses divines qui, pourtant, sont couvertes de voiles et pleines d'incertitude. Car la nature des Immortels nous demeure cachée et nous ne pouvons la connaître. je pense toutefois qu'il est sage de croire à la Providence des dieux. Mais les Juifs n'ont point de philosophie et ils ne souffrent pas la diversité des opinions. Au contraire, ils jugent dignes du dernier supplice ceux qui professent sur la divinité des sentiments contraires à leur loi. Et, comme depuis que le Génie de Rome est sur eux, les sentences capitales prononcées par leurs tribunaux ne peuvent être exécutées qu'avec la sanction du proconsul ou du procurateur, ils pressent à tout moment le magistrat romain de souscrire à leurs arrêts funestes ; ils obsèdent le prétoire de leurs cris de mort. Cent fois je les ai vus, en foule, riches et pauvres, tout réconciliés autour de leurs prêtres, assiéger en furieux ma chaise d'ivoire et me tirer par les pans de ma toge, par les courroies de mes sandales, pour réclamer, pour exiger de moi la mort de quelque malheureux dont je ne pouvais discerner le crime et que j'estimais seulement aussi fou que ses accusateurs. Que dis-je, cent fois ! C'était tous les jours, à toutes les heures. Et pourtant, je devais faire exécuter leur loi comme la nôtre, puisque Rome m'instituait non point le destructeur, mais l'appui de leurs coutumes, et que j'étais sur eux les verges et la hache. Dans les premiers temps, j'essayai de leur faire entendre raison ; je tentais d'arracher leurs misérables victimes au supplice. Mais cette douceur les irritait davantage ; ils réclamaient leur proie en battant de l'aile et du bec autour de moi comme des vautours. Leurs prêtres écrivaient à César que je violais leur loi, et leurs suppliques, appuyées par Vitellius, m'attiraient un blâme sévère. Que de fois, il me prit envie d'envoyer ensemble, comme disent les Grecs, aux corbeaux les accusés et les juges !
 
"Ne crois pas, Lamia, que je nourrisse des rancunes impuissantes et des colères séniles contre ce peuple qui a vaincu en moi Rome et la paix. Mais je prévois l'extrémité où ils nous réduiront tôt ou tard. Ne pouvant les gouverner, il faudra les détruire. N'en doute point ; toujours insoumis, couvant la révolte dans leur âme échauffée, ils feront éclater un jour contre nous une fureur auprès de laquelle la colère des Numides et les menaces des Parthes ne sont que des caprices d'enfant. Ils nourrissent dans l'ombre des espérances insensées et méditent follement notre ruine. En peut-il être autrement, tant qu'ils attendent sur la foi d'un oracle, le prince de leur sang qui doit régner sur le monde ? On ne viendra pas à bout de ce peuple, Il faut qu'il ne soit plus. Il faut détruire Jérusalem de fond en comble. Peut-être, tout vieux que je suis, me sera-t-il donné de voir le jour où tomberont ses murailles, où la flamme dévorera ses maisons, où ses habitants seront passés au fil de l'épée, où l'on sèmera le sel sur la place où fut le Temple. Et ce jour-là je serai enfin justifié.
 
Lamia s'efforça de ramener l'entretien sur un ton plus doux.
 
-- Pontius, dit-il, je m'explique sans peine et tes vieux ressentiments et tes pressentiments sinistres. Certes, ce que tu as connu du caractère des Juifs n'est pas à leur avantage. Mais moi, qui vivais à Jérusalem, en curieux, et qui me mêlais au peuple, j'ai pu découvrir chez ces hommes des vertus obscures, qui te furent cachées. J'ai connu des Juifs pleins de douceur, dont les moeurs simples et le coeur fidèle me rappelaient ce que nos poètes ont dit du vieillard d'Ébalie. Et toi-même, Pontius, tu as vu expirer sous le bâton de tes légionnaires des hommes simples qui, sans dire leur nom, mouraient pour une cause qu'ils croyaient juste. De tels hommes ne méritent point nos mépris. Je parle ainsi, parce qu'il convient de garder en toutes choses la mesure et l'équité. Mais j'avoue n'avoir jamais éprouvé pour les Juifs une vive sympathie. Les Juives, au contraire, me plaisaient beaucoup. J'étais jeune alors, et les Syriennes me jetaient dans un grand trouble des sens. Leur lèvre rouge, leurs yeux humides et brillant dans l'ombre, leurs longs regards, me pénétraient jusqu'aux moelles. Fardées et peintes, sentant le nard et la myrrhe, macérées dans les aromates, leur chair est d'un goût rare et délicieux.
 
Pontius entendit ces louanges avec impatience.
 
-- Je n'étais pas homme à tomber dans les filets des Juives, dit-il, et puisque tu m'amènes à le dire, Lamia, je n'ai jamais approuvé ton incontinence. Si je ne t'ai pas assez marqué autrefois que je te tenais pour très coupable d'avoir séduit, à Rome, la femme d'un consulaire, c'est qu'alors tu expiais durement ta faute. Le mariage est sacré chez les patriciens ; c'est une institution sur laquelle Rome s'appuie. Quant aux femmes esclaves ou étrangères, les relations qu'on peut nouer avec elles seraient de peu de conséquence, si le corps ne s'y habituait à une honteuse mollesse. Souffre que je te dise que tu as trop sacrifié à la Vénus des carrefours ; et ce dont je te blâme surtout, Lamia, c'est de ne t'être pas marié selon la loi et de n'avoir pas donné des enfants à la République, comme tout bon citoyen doit le faire.
 
Mais l'exilé de Tibère n'écoutait plus le vieux magistrat. Ayant vidé sa coupe de Falerne, il souriait à quelque image invisible.
 
Après un moment de silence, il reprit d'une voix très basse, qui s'éleva peu à peu :
 
-- Elles dansent avec tant de langueur, les femmes de Syrie ! J'ai connu une Juive de Jérusalem qui, dans un bouge, à la lueur d'une petite lampe fumeuse, sur un méchant tapis, dansait en élevant ses bras pour choquer ses cymbales. Les reins cambrés, la tête renversée et comme entraînée par le poids de ses lourds cheveux roux, les yeux noyés de volupté, ardente et languissante, souple, elle aurait fait pâlir d'envie Cléopâtre elle-même. J'aimais ses danses barbares, son chant un peu rauque et pourtant si doux, son odeur d'encens, le demi-sommeil dans lequel elle semblait vivre. Je la suivais partout. Je me mêlais au monde vil de soldats, de bateleurs et de publicains dont elle était entourée. Elle disparut un jour, et je ne la revis plus. Je la cherchai longtemps dans les ruelles suspectes et dans les tavernes. On avait plus de peine à se déshabituer d'elle que du vin grec. Après quelques mois que je l'avais perdue, j'appris, par hasard, qu'elle s'était jointe à une petite troupe d'hommes et de femmes qui suivaient un jeune thaumaturge galiléen. Il se faisait appeler Jésus le Nazaréen [Le Nazaréen, c'est-à-dire le saint. Les éditions antérieures portaient Jésus de Nazareth ; mais il ne paraît pas qu'on connût une ville de Nazareth au premier siècle de l'ère chrétienne.], et il fut mis en croix pour je ne sais quel crime. Pontius, te souvient-il de cet homme ?
 
Pontius Pilatus fronça les sourcils et porta la main à son front comme quelqu'un qui cherche dans sa mémoire. Puis, après quelques instants de silence :
 
-- Jésus ? murmura-t-il, Jésus le Nazaréen ? Je ne me rappelle pas.
 
 
 
 
==AMYCUS ET CÉLESTIN ==
 
À Georges de Porto-Riche.
 
 
Prosterné au seuil de sa grotte sauvage, l'ermite Célestin passa en prières la vigile de Pâques, cette nuit angélique pendant laquelle les démons frémissants sont précipités dans l'abîme. Et tandis que les ombres couvraient la terre, à l'heure où l'Ange exterminateur avait plané sur l'Égypte, Célestin frissonna, saisi d'angoisse et d'inquiétude. Il entendait au loin dans la forêt les miaulements des chats sauvages et la voix flûtée des crapauds ; plongé dans les ténèbres impures, il doutait que le mystère glorieux pût s'accomplir. Mais, quand il vit poindre le jour, l'allégresse avec l'aube entra dans son coeur ; il connut que le Christ était ressuscité et il s'écria :
 
-- Jésus est sorti du tombeau ! l'amour a vaincu la mort, alleluia ! Il s'élève radieux du pied de la colline ! alleluia ! La création est refaite et réparée. L'ombre et le mal sont dissipés ; la grâce et la lumière se répandent sur le monde. Alleluia !
 
Une alouette, qui s'éveillait dans les blés, lui répondit en chantant :
 
-- Il est ressuscité. J'ai rêvé de nids et d'oeufs, d'oeufs blancs, tiquetés de brun. Alleluia ! Il est ressuscité !
 
Et l'ermite Célestin sortit de sa grotte pour aller, à la chapelle voisine, solenniser le saint jour de Pâques.
 
Comme il traversait la forêt, il vit au milieu d'une clairière un beau hêtre dont les bourgeons gonflés laissaient déjà échapper des petites feuilles d'un vert tendre ; des guirlandes de lierre et des bandelettes de laine étaient suspendues aux branches, qui descendaient jusqu'à terre ; des tablettes votives, attachées au tronc noueux, parlaient de jeunesse et d'amour, et, çà et là, des Éros d'argile, les ailes ouvertes et la tunique envolée, se balançaient aux rameaux. A cette vue, l'ermite Célestin fronça ses sourcils blancs :
 
-- C'est l'arbre des fées, se dit-il, et les filles du pays l'ont chargé d'offrandes, selon l'antique coutume, Ma vie se passe à lutter contre les fées, et l'on ne s'imagine pas le tracas que ces petites personnes me donnent. Elles ne me résistent pas ouvertement. Chaque année, à la moisson, j'exorcise l'arbre, selon les rites, et je leur chante l'Évangile de saint Jean.
 
"On ne saurait mieux faire ; l'eau bénite et l'Évangile de saint Jean les mettent en fuite, et l'on n'entend plus parler de ces dames de tout l'hiver ; mais elles reviennent au printemps et c'est à recommencer tous les ans.
 
"Elles sont subtiles ; il suffit d'un buisson d'aubépine pour en abriter tout un essaim. Et elles répandent des charmes sur les jeunes garçons et sur les jeunes filles.
 
"Depuis que je suis vieux, ma vue a baissé et je ne les aperçois plus guère. Elles se moquent de moi, me passent sous le nez et rient à ma barbe. Mais, quand j'avais vingt ans, je les voyais dans les clairières, dansant des rondes, en chapeau de fleurs, sous un rayon de lune. Seigneur Dieu, vous qui fîtes le ciel et la rosée, soyez loué dans vos oeuvres ! Mais pourquoi avez-vous fait des arbres païens et des fontaines féeriques ? Pourquoi avez-vous mis sous le coudrier la mandragore qui chante ? Ces choses naturelles induisent la jeunesse au péché et causent des fatigues sans nombre aux anachorètes qui, comme moi, ont entrepris de sanctifier les créatures. Si encore l'Évangile de saint Jean suffisait à chasser les démons ! Mais il n'y suffit pas, et je ne sais plus que faire.
 
Et, comme le bon ermite s'éloignait en soupirant, l'arbre, qui était fée, lui dit dans un frais bruissement :
 
-- Célestin, Célestin, mes bourgeons sont des oeufs, de vrais oeufs de Pâques ! Alleluia ! alleluia l
 
Célestin s'enfonça dans le bois, sans tourner la tête. Il s'avançait avec peine, par un étroit sentier, au milieu des épines qui déchiraient sa robe, quand, soudain, bondissant d'un fourré, un jeune garçon lui barra le passage. Il était à demi vêtu d'une peau de bête, et c'était plutôt un faune qu'un garçon ; son regard était perçant, son nez camus, sa face riante. Ses cheveux bouclés cachaient les deux petites cornes de son front têtu ; ses lèvres découvraient des dents aiguës et blanches ; des poils blonds descendaient en deux pointes de son menton. Un duvet d'or brillait sur sa poitrine. Il était agile et svelte ; ses pieds fourchus se dissimulaient dans l'herbe.
 
Célestin, qui possédait toutes les connaissances que donne la méditation, vit aussitôt à qui il avait affaire, et il leva le bras pour décrire le signe de la croix. Mais le faune, lui saisissant la main, l'empêcha d'achever ce geste puissant.
 
-- Bon ermite, lui dit-il, ne m'exorcise pas. Ce jour est pour moi comme pour toi un jour de fête. Il ne serait pas charitable de me contrister dans le temps pascal. Si tu veux, nous cheminerons ensemble et tu verras que je ne suis pas méchant.
 
Célestin était, par bonheur, très versé dans les sciences sacrées. Il lui souvint à propos que saint Jérôme avait eu pour compagnons de route, dans le désert, des satyres et des centaures qui avaient confessé la vérité.
 
Il dit au faune :
 
-- Faune, sois un hymne de Dieu. Dis : il est ressuscité.
 
-- Il est ressuscité, répondit le faune. Et tu m'en vois tout réjoui.
 
Le sentier s'étant élargi, ils cheminaient côte à côte. L'ermite allait pensif et songeait :
 
-- Ce n'est point un démon, puisqu'il a confessé la vérité. J'ai bien fait de ne le point contrister. L'exemple du grand saint Jérôme n'a point été perdu pour moi.
 
Et se tournant vers son compagnon capripède, il lui demanda :
 
-- Quel est ton nom ?
 
-- Je me nomme Amycus, répondit le faune. J'habite ce bois où je suis né. Je suis venu à toi, mon père, parce que tu as l'air assez bonhomme sous ta longue barbe blanche. Il me semble que les ermites sont des faunes accablés par les ans. Quand je serai vieux, je serai semblable à toi.
 
-- Il est ressuscité, dit l'ermite.
 
-- Il est ressuscité, dit Amycus.
 
Et, s'entretenant ainsi, ils gravirent la colline où s' élevait une chapelle consacrée au vrai Dieu. Elle était petite et de structure grossière ; Célestin l'avait bâtie de ses mains avec les débris d'un temple de Vénus. A l'intérieur, la table du Seigneur se dressait informe et nue.
 
-- Prosternons-nous, dit l'ermite, et chantons alleluia, car il est ressuscité. Et toi, créature obscure, reste agenouillé pendant que j'offrirai le sacrifice.
 
Mais le faune, s'approchant de l'ermite, lui caressa la barbe et dit :
 
-- Bon vieillard, tu es plus savant que moi et tu vois l'invisible. Mais je connais mieux que toi les bois et fontaines. J'apporterai au dieu des feuillages et des fleurs. Je sais les berges où le cresson entrouvre ses corymbes lilas, les prés où le coucou fleurit en grappes jaunes. Je devine à son odeur légère le gui du pommier sauvage. Déjà, une neige de fleurs couronne les buissons d'épine noire. Attends-moi, vieillard.
 
En trois bonds de chèvre il fut dans les bois et, quand il revint, Célestin crut voir marcher un buisson d'aubépine. Amycus disparaissait sous sa moisson parfumée. Il suspendit des guirlandes de fleurs à l'autel rustique ; il le couvrit de violettes et dit gravement :
 
-- Ces fleurs, au dieu qui les fait naître !
 
Et pendant que Célestin célébrait le sacrifice de la messe, le capripède, inclinant jusqu'à terre son front cornu, adorait le soleil et disait :
 
-- La terre est un gros oeuf que tu fécondes, soleil, soleil sacré !
 
Depuis ce jour, Célestin et Amycus vécurent de compagnie. L'ermite ne parvint jamais, malgré tous ses efforts, à faire comprendre au demi-homme les mystères ineffables ; mais, comme par les soins d'Amycus, la chapelle du vrai Dieu était toujours ornée de guirlandes et mieux fleurie que l'arbre des fées, le saint prêtre disait : "Le faune est un hymne de Dieu."
 
C'est pourquoi il lui donna le saint baptême.
 
Sur la colline où Célestin avait construit l'étroite chapelle qu'Amycus ornait des fleurs des montagnes, des bois et des eaux, s'élève aujourd'hui une église dont la nef remonte au XIe siècle, et dont le porche a été réédifié sous Henri II, dans le style de la Renaissance. C'est un lieu de pèlerinage et les fidèles y vénèrent la mémoire bienheureuse des saints Amic et Célestin.
 
 
 
 
==LA LÉGENDE DES SAINTES OLIVERIE ET LIBERETTE ==
 
 
À mademoiselle Jeanne Pouquet.
 
 
I
 
COMMENT MONSIEUR SAINT BERTAULD, FILS DE THÉODULE, ROI D'ÉCOSSE, VINT DANS LES ARDENNES POUR ÉVANGÉLISER LES HABITANTS DU PAYS PORCIN.
 
LA forêt des Ardennes s'étendait, en ce temps-là, jusqu'à la rivière de l'Aisne et couvrait le pays Porcin, dans lequel s'élève aujourd'hui la ville de Rethel. D'innombrables sangliers en peuplaient les gorges ; des cerfs de haute taille, dont la race est perdue, se réunissaient dans les halliers impénétrables, et des loups, d'une force prodigieuse, se montraient l'hiver à l'orée des bois. Le basilic et la licorne avaient leur retraite dans cette forêt, ainsi qu'un dragon effrayant, qui fut détruit plus tard, par la grâce de Dieu, à la prière d'un saint ermite. Parce qu'alors la nature mystique était révélée aux hommes et que les choses invisibles devenaient visibles pour la gloire du créateur, on rencontrait dans les clairières des nymphes, des satyres, des centaures et des égipans.
 
Et il n'est point douteux que ces êtres malfaisants n'aient été vus tels qu'ils sont décrits dans les fables des païens. Mais il faut savoir que ce sont des diables, comme il apparaît à leur pied, qui est fourchu. Malheureusement, il est moins facile de reconnaître les fées ; elles ressemblent à des dames et, parfois, cette ressemblance est telle, qu'il faut avoir toute la prudence d'un ermite pour ne pas s'y tromper. Les fées sont aussi des démons, et il y en avait beaucoup dans la forêt des Ardennes. C'est pourquoi cette forêt était pleine de mystère et d'horreur.
 
Les Romains, au temps de César, l'avaient consacrée à Diane, et les habitants du pays Porcin adoraient, au bord de l'Aisne, une idole en forme de femme. Ils lui offraient des gâteaux, du lait et du miel, et lui chantaient des hymnes.
 
Or. Bertauld, fils de Théodule, roi d'Écosse, ayant reçu le saint baptême, vivait dans le palais de son père, moins en prince qu'en ermite. Enfermé dans sa chambre, il y passait tout le jour à réciter des prières et à méditer sur les saintes écritures, et il brûlait du désir d'imiter les travaux des apôtres. Ayant appris, par une voie miraculeuse, les abominations du pays Porcin, il. les détesta et résolut de les faire cesser.
 
Il traversa la mer dans une barque sans voile ni gouvernail, conduite par un cygne. Heureusement parvenu dans le pays Porcin, il allait par les villages, les bourgs et les châteaux, annonçant la bonne nouvelle.
 
-- Le Dieu que je vous enseigne, disait-il, est le seul véritable. Il est unique en trois personnes, et son fils est né d'une vierge.
 
Mais ces hommes grossiers lui répondaient :
 
-- Jeune étranger, c'est une grande simplicité de ta part de croire qu'il n'y a qu'un Dieu. Car les Dieux sont innombrables. Ils habitent les bois, les montagnes et les fleuves. Il y a aussi des dieux plus amis qui prennent place au foyer des hommes pieux. D'autres, enfin, se tiennent dans les étables et dans les écuries, et la race des dieux emplit l'univers. Mais ce que tu dis d'une vierge divine n'est pas sans vérité. Nous connaissons une vierge au triple visage, et nous lui chantons des cantiques et nous lui disons : -- "Salut, douce ! Salut, terrible !" Elle se nomme Diane, et son pied d'argent effleure, sous les pâles clartés de la lune, le thym des montagnes. Elle n'a pas dédaigné de recevoir dans son lit d'hyacinthes fleuries des bergers et des chasseurs comme nous. Pourtant elle est toujours vierge.
 
Ainsi parlaient ces hommes ignorants, et ils chassaient l'apôtre hors du village, et ils le poursuivaient avec des paroles railleuses.
 
 
 
II
 
DE LA RENCONTRE QUE FIT MONSIEUR SAINT BERTAULD DES DEUX SOEURS OLIVERIE ET LIBERETTE.
 
Or, un jour, comme il s'en allait, accablé de fatigue et de douleur, il rencontra deux jeunes filles qui sortaient de leur château pour se rendre au bois. Ayant fait quelques pas vers elles, il se tint à distance, de peur de les effrayer, et leur dit :
 
-- Jeunes vierges, entendez : je suis Bertauld, fils de Théodule, roi d'Écosse. Mais j'ai dédaigné les couronnes périssables, afin d'être digne de recevoir de la main des anges, la couronne éternelle. Et je suis venu, dans une barque conduite par un cygne, vous porter la bonne nouvelle.
 
-- Sire Bertauld, répondit l'aînée, je me nomme Oliverie, et ma soeur se nomme Liberette. Notre père, Thierry, qu'on nomme aussi Porphyrodime, est le plus riche seigneur de la contrée. Nous écouterons volontiers tes bonnes paroles. Mais tu sembles accablé de fatigue. Je te conseille d'aller nous attendre chez notre père, qui, en ce moment, boit la cervoise avec ses amis. Il te donnera sans doute une place à sa table, quand il saura que tu es un prince d'Écosse. Au revoir, sire Bertauld. Nous allons, ma soeur et moi, cueillir des fleurs pour les offrir à Diane.
 
Mais l'apôtre Bertauld répondit :
 
-- Je n'irai pas m'asseoir à la table d'un païen. Cette Diane, que vous croyez une vierge du ciel, est, en réalité, un démon de l'enfer. Le Dieu véritable est unique en trois personnes ; et Jésus-Christ, son fils, s'est fait homme et est mort sur la croix pour le salut des hommes. Et je vous le dis en vérité, Oliverie et Liberette, une goutte de son sang a coulé pour l'une et l'autre de vous.
 
Et il leur parla avec tant de chaleur des saints mystères que le coeur des deux soeurs en fut ému. L'aînée prit de nouveau la parole :
 
-- Sire Bertauld, dit-elle, vous révélez des mystères inouïs. Mais il n'est pas toujours facile de distinguer la vérité de l'erreur. Il nous en coûterait de quitter l'amour de Diane. Toutefois, faites-nous paraître un signe de la vérité de vos paroles et nous croirons en Jésus crucifié.
 
Mais la plus jeune dit à l'apôtre :
 
-- Ma soeur Oliverie demande un signe parce qu'elle est prudente et pleine de sagesse. Mais, si votre Dieu est véritable, sire Bertauld, puissé-je le connaître et l'aimer sans y être forcée par un signe !
 
L'homme de Dieu comprit à ces paroles que Liberette était née pour devenir une grande sainte. C'est pourquoi il répondit :
 
-- Soeur Liberette et soeur Oliverie, je suis résolu à me retirer dans cette forêt et à y mener la vie érémitique, qui est belle et singulière. Je vivrai dans une cabane de branchages et me nourrirai de racines. Sans cesse, je demanderai à Dieu de changer le coeur des hommes de cette contrée et je bénirai les fontaines afin que les dames fées n'y puissent plus venir pour la damnation des pécheurs. Cependant, ma soeur Oliverie recevra le signe qu'elle a demandé. Et un guide, envoyé par le Seigneur, vous conduira toutes deux à mon ermitage, afin que je vous instruise dans la foi de Jésus-Christ.
 
Ayant parlé de la sorte, saint Bertauld bénit les deux soeurs par l'imposition des mains. Puis il entra dans la forêt pour n'en plus jamais sortir.
 
 
III
 
COMMENT LA LICORNE VINT EN LA MAISON DE THIERRY, AUTREMENT NOMMÉ PORPHYRODIME, ET CONDUISIT AUPRES DE MONSIEUR SAINT BERTAULD LES DEUX SOEURS OLIVERIE ET LIBERETTE, ET DE DIVERSES MERVEILLES QUI S'ENSUIVIRENT.
 
Or, un jour que, seule dans la cuisine, Oliverie filait la laine sous le manteau de la cheminée, elle vit venir à elle une bête toute blanche, qui avait le corps d'une chèvre et la tête d'un cheval et qui portait sur le front une épée étincelante. Oliverie reconnut aussitôt quel animal c'était, et, comme elle avait gardé son innocence, elle n'en fut pas effrayée, sachant que la licorne ne fait jamais de mal aux sages demoiselles. En effet, la licorne posa doucement sa tête sur les genoux d'Oliverie. Puis, retournant vers la porte, elle invita de l'oeil la jeune fille à la suivre dehors.
 
Oliverie appela aussitôt sa soeur : mais, quand Liberette entra dans la chambre, la licorne avait disparu, et ainsi Liberette, selon son désir, connut le vrai Dieu sans y avoir été contrainte par un signe.
 
Elles allèrent toutes deux du côté de la forêt, et la licorne redevenue visible, marchait devant elles. Elles suivaient, pour tout chemin, la piste des bêtes féroces. Et il advint que, parvenues déjà très avant dans le bois, elles virent la bête traverser un torrent à la nage. Et quand elles parvinrent au bord, elles s'aperçurent qu'il était large et profond. Elles se penchèrent pour voir s'il ne se trouvait pas quelques pierres sur lesquelles elles pussent passer, et elles n'en découvraient aucune. Mais, tandis qu'en s'appuyant sur un saule elles contemplaient les eaux écumeuses, l'arbre s'inclina soudainement et les porta sans peine sur l'autre bord.
 
Elles parvinrent ainsi à l'ermitage où saint Bertauld leur fit entendre les paroles de vie. A leur retour, le saule, en se redressant, les porta sur l'autre rive.
 
Chaque jour, elles se rendaient auprès du saint homme et, quand elles rentraient à la maison, elles trouvaient qu'une main invisible avait filé tout le lin de leur quenouille. C'est pourquoi, ayant reçu le baptême, elles crurent en Jésus-Christ.
 
Elles recevaient depuis plus d'une année les leçons de saint Bertauld, quand Thierry, leur père, qu'on nomme aussi Porphyrodime, fut atteint d'une cruelle maladie. Connaissant que la fin de leur père était proche, ses filles l'instruisirent dans la foi chrétienne. Il connut la vérité. C'est pourquoi sa mort fut pleine de mérites. Il fut enseveli proche sa demeure mortelle, en un lieu dit la Montagne-du-Géant, et sa sépulture fut vénérée, par la suite, clans le pays Porcin.
 
Cependant les deux soeurs se rendaient chaque jour auprès du saint ermite Bertauld, et elles recueillaient sur ses lèvres les paroles de vie. Mais, un certain jour, comme la fonte des neiges avait beaucoup grossi les rivières, Oliverie, en traversant les vignes, prit un échalas afin de franchir plus sûrement le torrent dont les eaux élargies roulaient avec fureur.
 
Liberette, dédaignant tout secours humain, refusa de l'imiter. Elle s'approcha du torrent la première, les mains armées seulement du signe de la croix. Et le saule s'inclina comme de coutume. Puis il se redressa, et quand Oliverie voulut passer à son tour il resta droit. Et le courant brisa l'échalas comme un fétu de paille et l'emporta. Et Oliverie demeura sur le bord. Comme elle était sage, elle comprit qu'elle était justement punie pour avoir douté de la puissance céleste et pour n'être pas allée à la grâce de Dieu, comme avait fait sa soeur Liberette. Elle ne songea plus qu'à mériter son pardon par les travaux de la pénitence et de l'ascétisme. Résolue à mener, à l'exemple de saint Bertauld, la vie érémitique, qui est belle et singulière, elle resta en-deçà du torrent, dans la forêt, et se bâtit une cabane de branchages en un lieu où jaillit une source, qu'on a nommée depuis "la Source de Sainte-Olive".
 
 
IV
 
COMMENT MONSIEUR SAINT BERTAULD ET MESDAMES SAINTE LIBERETTE ET SAINTE OLIVERIE EN VINRENT A LEUR FIN BIENHEUREUSE.
 
Liberette, s'étant rendue seule auprès du bienheureux Bertauld, le trouva mort, dans l'attitude de la contemplation. Son corps, exténué par le jeûne, répandait une odeur délicieuse. Elle l'ensevelit de ses mains. A compter de ce jour, la vierge Liberette, renonçant au monde, mena la vie érémitique au-delà du torrent, dans une cabane, au bord d'une source qui a été dite depuis la fontaine Sainte-Liberette ou Libérie, et dont les eaux miraculeuses guérissent la fièvre, ainsi que diverses maladies des bestiaux.
Les deux soeurs ne se revirent plus jamais en ce monde. Or, par l'intercession du bienheureux Bertauld, Dieu envoya du pays des Lombards dans les Ardennes le diacre Vulfaï ou Valfroy, qui renversa l'idole de Diane et convertit à la foi chrétienne les habitants du pays Porcin. C'est pourquoi Oliverie et Liberette furent comblées de joie.
 
À peu de temps de là, le Seigneur rappela à lui sa servante Liberette, et il envoya la licorne pour creuser une fosse et ensevelir le corps de la sainte. Oliverie connut, par révélation, la mort bienheureuse de sa soeur Liberette., et une voix lui dit :
 
-- Parce que tu as demandé un signe afin de croire et pris un bâton pour appui, l'heure de ta mort bienheureuse sera retardée et le jour de ta glorification reculé.
 
Et Oliverette répondit à la voix :
 
-- Que la volonté du Seigneur soit faite sur la terre comme aux cieux !
 
Elle vécut dix ans encore dans l'attente de la félicité éternelle, qui commença pour elle le 9 d'octobre de l'an de N.-S. 364.
 
 
 
==SAINTE EUPHROSINE ==
 
À Gaston Arman de Caillavet.
 
 
LES ACTES DE LA VIE DE SAINTE EUPHROSINE D'ALEXANDRIE, EN RELIGION FRÈRE SMARAGDE, TELS QU'ILS FURENT RÉDIGÉS DANS LA LAURE DU MONT ATHOS, PAR GEORGES, DIACRE.
 
 
Euphrosine était la fille unique d'un riche citoyen d'Alexandrie, nommé Romulus, qui prit soin de la faire instruire dans la musique, dans la danse et dans l'arithmétique, en telle manière qu'au sortir de l'enfance elle montrait un esprit subtil et curieusement orné. Elle n'avait pas encore accompli sa onzième année, quand les magistrats d'Alexandrie firent afficher dans les rues qu'une coupe d'or serait donnée en prix à quiconque trouverait une réponse exacte aux trois questions suivantes :
 
"Première question. Je suis l'enfant noir d'un père lumineux ; oiseau sans ailes, je m'élève jusqu'aux nuées. Je fais pleurer, sans motif de chagrin, les yeux que je rencontre. A peine né, je m'évanouis dans l'air, Ami, dis quel est mon nom ?
 
"Deuxième question. J'engendre ma mère et je suis par elle engendré, et tantôt je suis plus long et tantôt plus court. Ami, dis quel est mon nom ?
 
"Troisième question. Antipater possède ce que possède Nicomède et le tiers de la part de Thémistius. Nicomède a ce qu'a Thémistius et le tiers de ce qu'a Antipater. Thémistius a dix mines et le tiers de la part de Nicomède. Quelle somme appartient à chacun ?"
 
Or, au jour fixé pour le concours, plusieurs jeunes hommes se présentèrent devant les juges dans l'espoir de gagner la coupe d'or, mais aucun ne répondit exactement. Le président était près de lever la séance quand la jeune Euphrosine, s'approchant à son tour du tribunal, demanda à être entendue. Chacun admirait la modestie de son maintien et l'aimable pudeur qui colorait ses joues.
 
-- Illustrissimes juges, dit-elle en baissant les yeux,après avoir rendu gloire à Notre-Seigneur Jésus-Christ, principe et fin de toute connaissance, j'essayerai de répondre aux questions que Vos Lumières ont posées, et je commencerai par la première. L'enfant noir, c'est la fumée qui naît du feu, s'élève dans les airs et, par son âcreté, fait pleurer les yeux. Voilà pour la première question.
 
"Je vais répondre à la deuxième. Celui qui engendre sa mère et qui est engendré par elle n'est autre que le jour, qui est tantôt long et tantôt court, selon les saisons. Voilà pour la deuxième question.
 
"Je vais répondre à la troisième. Antipater a quarante-cinq mines ; Nicomède en a trente-sept et demie ; Thémistius, vingt-deux et demie. Voilà pour la troisième question."
 
Les juges, admirant l'exactitude de ces réponses, donnèrent le prix à la jeune Euphrosine. En conséquence, le plus ancien d'entre eux, s'étant levé, lui présenta la coupe d'or et lui ceignit le front d'une couronne de papyrus, afin d'honorer en elle la subtilité de l'esprit. Et la vierge fut reconduite à la maison de son père, au son des flûtes, avec un grand concours de peuple.
 
Mais comme elle était chrétienne et d'une piété peu commune, loin de s'enorgueillir de ces honneurs, elle en conçut la vanité et se promit d'appliquer, à l'avenir, la pénétration de son intelligence à résoudre des problèmes plus dignes d'intérêt, comme, par exemple, à faire la somme des nombres représentés par les lettres du nom de Jésus et à considérer les propriétés merveilleuses de ces nombres.
 
Cependant, elle croissait en sagesse et en beauté, et elle était recherchée en mariage par beaucoup de jeunes hommes. L'un d'eux était le comte Longin, qui possédait de grandes richesses. Romulus accueillit ce prétendant avec faveur, espérant qu'une alliance avec cet homme puissant l'aiderait à rétablir ses propres affaires qu'il avait dérangées par le luxe de son palais, de sa vaisselle et de ses jardins. Romulus, qui était un des plus magnifiques parmi les habitants d'Alexandrie, avait surtout dépensé des sommes considérables pour réunir dans sa maison, sous une vaste coupole, les machines les plus admirables, telles qu'une sphère aussi brillante que le saphir avec les constellations du ciel exactement figurées par des pierres précieuses. On remarquait aussi dans cette salle une fontaine d'Héron, qui répandait des eaux parfumées, et deux miroirs si artistement faits qu'ils changeaient quiconque s'y mirait l'un en une personne longue et mince, l'autre en une personne courte et grosse. Mais ce qu'on voyait de plus merveilleux dans cette demeure était un buisson d'aubépine tout couvert d'oiseaux qui, par un mécanisme ingénieux, chantaient en battant des ailes comme s'ils eussent été vivants. Romulus avait dépensé le reste de son bien pour acquérir ces machines dont il était curieux. C'est pourquoi il accueillit avec faveur le comte Longin qui possédait de grandes richesses. Il pressait de toutes ses forces la conclusion d'un mariage dont il attendait le bonheur de sa fille et le repos de sa vieillesse. Mais chaque fois qu'il vantait à Euphrosine les mérites du comte Longin, elle détournait le regard et ne faisait point de réponse. Il lui dit un jour :
 
-- Ne me concédez-vous point, ma fille, qu'il est le plus beau, le plus riche, et le plus noble des citoyens d'Alexandrie ?
 
La sage Euphrosine répondit :
 
-- Je vous l'accorde volontiers, mon père, et je crois, en effet, que le comte Longin passe en noblesse, en opulence et en beauté tous les citoyens de cette ville. C'est pourquoi, si je le refuse pour époux, il y a peu d'apparence qu'un autre, faisant ce que celui-là n'a pu faire, m'amène à changer ma résolution, qui est de consacrer ma virginité à Jésus-Christ.
 
En entendant ce propos, Romulus entra dans une grande colère et jura qu'il saurait bien obliger Euphrosine à épouser le comte Longin, et, sans se répandre en vaines menaces, il ajouta que, ce mariage, étant résolu dans son coeur, s'accomplirait sans tarder et que, si l'autorité paternelle n'y suffisait point, il y ajouterait celle de l'Empereur, dont La Divinité ne souffrirait point qu'une fille désobéît à son père dans une chose qui, comme le mariage d'une patricienne, intéressait le public et l'État.
 
Euphrosine savait que son père avait beaucoup de crédit auprès de l'Empereur, dont La Divinité habitait Constantinople. Elle comprit qu'elle n'avait, en ce péril, de secours à espérer que du comte Longin lui-même. C'est pourquoi elle le manda près d'elle, dans la basilique, pour un entretien secret.
 
Ému d'espérance et de curiosité le comte Longin se rendit dans la basilique, tout couvert d'or et de pierreries. La vierge ne se fit point attendre. Mais quand il la vit paraître les cheveux dénoués et enveloppée d'un voile noir, comme une suppliante, il en conçut un fâcheux augure et son coeur s'en irrita.
 
Euphrosine parla la première :
 
-- Clarissime Longin, lui dit-elle, si vous m'aimez autant que vous le dites, vous craindrez de me déplaire, et ce serait, en effet, me causer un mortel déplaisir que de me traîner dans votre maison et d'user à votre contentement d'un corps que j'ai donné avec mon âme à Notre-Seigneur Jésus-Christ, principe et fin de tout amour.
 
Mais le comte Longin lui répondit :
 
-- Clarissime Euphrosine, l'amour est plus fort que la volonté ; c'est pourquoi il convient de lui obéir comme à un maître jaloux. Je ferai à votre égard ce qu'il m'ordonne, qui est de vous prendre pour ma femme.
 
-- Convient-il à un homme, même illustre, de prendre la fiancée du Seigneur ?
 
-- C'est ce que j'apprendrai des évêques, non de vous.
 
Ces propos jetèrent la jeune fille dans les plus vives alarmes ; elle comprit qu'elle n'avait aucune pitié à attendre de cet homme violent, gouverné par les sens, et que les évêques ne pourraient reconnaître les voeux secrets qu'elle avait faits devant Dieu seul. Et, dans l'excès de son inquiétude, elle eut recours à un artifice si singulier qu'on doit le tenir plus admirable qu'exemplaire.
 
Sa résolution étant prise, elle feignit de céder à la volonté de son père et aux assiduités de son amant. Elle souffrit même qu'on prît jour pour la cérémonie des fiançailles. Le comte Longin faisait déjà placer dans les coffres les joyaux et les parures destinés à l'épouse ; il avait commandé pour elle douze robes sur lesquelles étaient brodées les scènes de l'ancien et du nouveau Testament, les fables des Grecs, l'histoire des animaux ainsi que les Divinités de l'Empereur et de l'Impératrice, avec leur suite d'officiers et de dames. Et l'un de ces coffres contenait des livres de théologie et d'arithmétique, écrits en lettres d'or sur des feuilles de parchemin teint de pourpre, que protégeaient des plaques d'ivoire et d'or.
 
Cependant Euphrosine se tenait tout le jour enfermée seule dans sa chambre. Et elle donnait pour raison de sa retraite qu'il convenait qu'elle apprêtât ses habits de noces.
 
-- Il ne serait pas convenable, disait-elle, que certains vêtements fussent taillés et cousus par d'autres mains que les miennes.
 
Et, en effet, elle maniait l'aiguille du matin au soir. Mais ce qu'elle préparait ainsi dans le secret, ce n'était ni le voile virginal, ni la robe blanche des fiancées. C'était le capuchon grossier, la tunique courte, et les caleçons qu'ont coutume de porter les jeunes artisans des villes pour vaquer à leurs travaux. Et elle accomplissait cet ouvrage en invoquant Jésus-Christ, principe et fin de toutes les entreprises des justes. C'est pourquoi elle acheva heureusement sa tâche clandestine le huitième jour avant celui qui avait été fixé pour la solennité du mariage. Elle demeura tout ce jour en prières ; puis, étant allée recevoir, selon sa coutume, le baiser de son père, elle rentra dans sa chambre, se coupa les cheveux, qui tombèrent à ses pieds comme des écheveaux d'or, revêtit la tunique courte, attacha les caleçons autour de ses jambes par des courroies de laine, baissa le capuchon sur ses yeux, et, la nuit étant venue, elle sortit sans bruit de la maison, tandis que tout dormait, maîtres et serviteurs. Seul, le chien veillait ; mais comme il la connaissait, il la suivit quelque temps en silence et rentra dans sa niche.
 
Elle traversa d'un pas rapide la ville déserte où l'on entendait seulement par intervalles les cris des matelots ivres et le pas lourd des soldats du guet qui poursuivaient des voleurs. Parce que Dieu était avec elle, elle ne reçut aucune offense des hommes. Et ayant franchi une des portes d'Alexandrie, elle s'en alla vers le désert, en suivant les canaux couverts de papyrus et de lotus bleus. Au lever du jour, elle passa par un pauvre village d'artisans. Un vieillard chantait devant sa porte en polissant un cercueil de bois de sycomore. Quand elle fut devant lui, il leva sa face camuse et velue et s'écria :
 
-- Par Jupiter ! Voici l'enfant Éros qui porte un petit pot d'onguent à sa mère. Qu'il est tendre et beau ! Comme il brille de vénusté ! Ils mentent ceux qui disent que les dieux s'en sont allés. Car ce jeune homme est un vrai petit dieu.
 
Et la sage Euphrosine, connaissant à ce propos que ce vieillard était païen, prit pitié de son ignorance et pria Dieu pour son salut. Cette prière fut exaucée. Ce vieillard, qui était un fabricant de cercueils, du nom de Porou, se convertit par la suite et prit le nom de Philothée.
 
Or, après un jour de marche, Euphrosine parvint au monastère où six cents moines observaient, sous le gouvernement de l'abbé Onuphre, la règle admirable de saint Pacôme. Elle se fit conduire auprès d'Onuphre et lui dit :
 
-- Mon père, je me nomme Smaragde et je suis orphelin. Je vous prie de me recevoir dans votre sainte demeure, afin que j'y goûte les délices du jeûne et de la pénitence.
 
L'abbé Onuphre, qui était alors âgé de cent six ans, répondit :
 
Enfant Smaragde, tes pieds sont beaux, puisqu'ils t'ont conduit dans cette maison ; tes mains sont belles, puisqu'elles ont frappé à cette porte. Tu as faim et soif de jeûne et d'abstinence. Viens et tu seras rassasié. Heureux l'enfant qui fuit le siècle dans sa robe d'innocence ! Les âmes des hommes sont exposées à de grands périls dans les villes, et particulièrement à Alexandrie, à cause des femmes qui y sont en grand nombre. La femme est un tel danger pour l'homme, que la seule pensée m'en donne encore à
mon âge un frisson qui secoue toute ma chair. S'il s'en trouvait une assez effrontée pour entrer dans cette sainte maison, mon bras retrouverait soudain sa vigueur pour la chasser à grands coups de cette crosse pastorale. Nous devons adorer Dieu, mon fils, dans tous ses ouvrages ; mais c'est un grand mystère de sa providence qu'il ait créé la femme. Demeure, enfant Smaragde, car c'est Dieu qui t'a conduit.
 
Ayant été reçue en cette manière parmi les enfants du saint homme Onuphre, Euphrosine revêtit l'habit monastique.
 
Dans sa cellule, elle louait le Seigneur et se réjouissait de sa fraude pieuse, par cette considération que son père et son fiancé ne manqueraient pas de l'aller rechercher dans
tous les monastères de femmes afin de la reprendre par ordre de l'Empereur, et qu'ils ne parviendraient jamais à la découvrir en cet asile où Jésus-Christ, lui-même, l'avait
amoureusement cachée.
 
Pendant trois ans, elle mena dans sa cellule la vie la plus édifiante et les vertus de l'enfant Smaragde embaumaient le monastère. C'est pourquoi l'abbé Onuphre lui confia les fonctions d'ostiaire ou de portier, comptant sur la sagesse du jeune moine pour recevoir les étrangers et surtout pour repousser les femmes qui tenteraient d'entrer dans le monastère. Car, disait le saint homme, la femme est impure, et la seule trace de ses pas est une souillure infecte.
 
Or. Smaragde était ostiaire depuis cinq ans, lorsqu'un étranger frappa à la porte du monastère. C'était un homme encore jeune, magnifique dans ses habillements et gardant un reste de fierté, mais pâle, décharné, l'oeil enflammé par une fureur mélancolique.
 
-- Frère ostiaire, dit cet homme, conduisez-moi auprès du saint abbé Onuphre, afin qu'il me guérisse, car je suis en proie à un mal mortel.
 
Smaragde ayant prié l'étranger de s'asseoir sur un escabeau, l'avertit qu'Onuphre, parvenu à sa cent quatorzième année, était allé visiter, en vue de sa fin prochaine, les grottes des saints anachorètes Amon et Orcise.
 
À cette nouvelle, le visiteur se laissa tomber sur l'escabeau et se cacha la tête dans les mains.
 
-- Je n'espère donc plus guérir, murmura-t-il.
 
Et, relevant la tête, il ajouta :
 
-- C'est l'amour d'une femme qui m'a réduit à cet état misérable.
 
Seulement alors, Euphrosine reconnut le comte Longin ; elle craignit qu'il ne la reconnût de même. Mais elle se rassura bientôt et fut prise de pitié à le voir si triste et dans un tel égarement.
 
Après un long silence le comte Longin s'écria:
 
-- Je voudrais me faire moine pour échapper au désespoir.
 
Et il lui conta son amour et comment sa fiancée Euphrosine avait disparu soudainement, et qu'il la cherchait depuis huit ans sans pouvoir la trouver, et qu'il était brûlé, desséché d'amour et de douleur.
 
Elle lui répondit avec une douceur céleste :
 
-- Seigneur, cette Euphrosine dont vous pleurez si amèrement la perte ne méritait pas tant d'amour. Sa beauté n'est précieuse que par l'idée que vous vous en faites ; elle est vile et méprisable en réalité. Elle était périssable et ce qui en reste ne vaut pas un regret. Vous ne croyez pas pouvoir vivre sans Euphrosine et, s'il vous arrivait de la rencontrer, vous pourriez ne pas même la reconnaître.
 
Le comte Longin ne répondit point, mais ces paroles ou peut-être la voix qui les prononçait fit une heureuse impression sur son âme. Il partit plus tranquille et promit de revenir.
 
Il revint en effet ; et, désireux d'embrasser l'état monastique, il demanda une cellule au saint abbé Onuphre et fit don au monastère de ses biens qui étaient immenses. Euphrosine en éprouva une grande satisfaction. Mais, à quelque temps de là, son coeur fut comblé d'une joie encore plus grande.
 
En effet, un mendiant, courbé sous sa besace et n'ayant pour couvrir sa nudité que des lambeaux sordides, étant venu demander aux moines secourables un morceau de pain, Euphrosine reconnut Romulus, son père ; mais, feignant de ne pas savoir qui il était, elle le fit asseoir, lui lava les pieds et lui donna à manger.
 
-- Fils de Dieu, lui dit le mendiant, je ne fus pas toujours un pauvre vagabond tel que tu me vois. J'ai possédé de grandes richesses et une fille très belle, très sage, très savante, qui devinait les énigmes proposées dans les concours publics et qui même reçut un jour des magistrats une couronne de papyrus. Je l'ai perdue ; j'ai perdu tous mes biens. Je suis dévoré du regret de ma fille et de mes richesses. J'avais surtout un buisson d'oiseaux chanteurs d'un artifice merveilleux. Et maintenant je n'ai pas un manteau pour me couvrir. Pourtant je serais consolé si je pouvais, avant de mourir, revoir ma fille bien-aimée.
 
Comme il achevait ces mots, Euphrosine se jeta à ses pieds, et lui dit en pleurant :
 
-- Mon père, je suis Euphrosine, votre fille, qui s'est enfuie une nuit de votre maison. Et le chien n'a point aboyé. Pardonnez-moi, mon père. Car je n'ai pas accompli ces choses sans la permission de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
 
Et, après avoir conté au vieillard comment elle s'en était allée, déguisée en artisan, jusqu'à cette maison où elle avait vécu depuis paisible et cachée, elle lui montra un signe qu'elle avait au cou. Et Romulus reconnut sa fille à ce signe. Il l'embrassa tendrement et la baigna de ses larmes, admirant les desseins mystérieux du Seigneur.
 
C'est pourquoi il résolut de se faire moine et de demeurer dans le monastère du saint abbé Onuphre. Il se bâtit de ses mains une cellule de roseaux auprès de celle du comte Longin. Ils chantaient des psaumes et bêchaient la terre. Pendant les heures de repos, ils s'entretenaient de la vanité des amours terrestres et des biens de ce monde. Mais jamais Romulus ne révéla rien à personne touchant la reconnaissance merveilleuse de sa fille Euphrosine, estimant qu'il valait mieux que le comte Longin et que l'abbé Onuphre apprissent toute cette aventure dans le Paradis, quand ils auraient une pleine intelligence des voies de Dieu. Longin ne sut point que sa fiancée était près de lui. Ils vécurent tous trois, quelques années encore, dans la pratique de toutes les vertus et, par une faveur spéciale de la Providence, ils s'endormirent dans le Seigneur tous trois presque en même temps ; le comte Longin trépassa le premier, Romulus mourut deux mois plus tard et sainte Euphrosine, après lui avoir fermé les yeux, fut appelée au ciel dans la même semaine par Jésus-Christ qui lui dit : "Viens, ma colombe !" Saint Onuphre les suivit dans la tombe où il descendit, plein de mérites, dans la cent trente-deuxième année de son âge, le saint jour de Pâques de l'année 395e depuis l'Incarnation du Fils de Dieu. Que l'intercession de l'archange saint Michel soit pour nous ! Ici finissent les actes de sainte Euphrosine Amen.
 
Telle est la relation que le diacre Georges écrivit dans la laure du mont Athos, à une époque qui peut aller du VIIe au XIVe siècle de l'ère chrétienne ; je flotte à cet égard dans une grande incertitude. Cette relation est tout à fait inédite : j'ai les meilleures raisons pour le croire. Je voudrais en avoir d'aussi bonnes pour penser qu'elle méritait d'être connue. Je l'ai traduite avec une fidélité qui n'a, sans doute, été que trop sensible, en communiquant à mon style une raideur byzantine dont l'incommodité me semble à moi-même presque intolérable. Le diacre Georges contait avec moins de grâce qu'Hérodote et même que Plutarque. Et l'on voit, par son exemple, que les décadences ont parfois moins de charme et de délicatesse qu'on ne se le figure communément aujourd'hui. Cette démonstration est peut-être le principal mérite de mon travail. Ce travail sera vivement critiqué, et l'on me fera sans doute des questions auxquelles il me sera difficile de répondre. Le texte que j'ai suivi n'est pas de la main du diacre Georges. Je ne sais s'il est complet. Je prévois qu'on signalera des lacunes et des interpolations. M. Schlumberger tiendra pour suspects divers protocoles employés au cours du récit, et M. Alfred Rambaud contestera l'épisode du vieillard Porou. Je réponds d'avance que, n'ayant qu'un seul texte, c'est celui-là que j'ai dû suivre. Il est en fort mauvais état et peu lisible. Mais il faut dire que tous les chefs-d'oeuvre de l'antiquité classique, dont nous faisons nos délices, nous sont parvenus dans cet état. J'ai de bonnes raisons de croire qu'en lisant le texte de mon diacre j'ai fait d'énormes bévues et que ma traduction fourmille de contresens. Elle n'est même, peut-être, qu'un contresens perpétuel. Si cela n'y paraît pas autant qu'on pouvait le craindre, c'est qu'il est constant que le texte le plus inintelligible a toujours un sens pour celui qui le traduit. Sans cela l'érudition n'aurait point de raison d'être. J'ai conféré la relation du diacre Georges avec les endroits de Rufin et de saint Jérôme relatifs à sainte Euphrosine. Je dois dire qu'elle ne concorde pas tout à fait. C'est sans doute pour cela que mon éditeur a inséré ce docte travail dans un léger recueil de contes.
 
 
==SCOLASTICA ==
 
À Maurice Spronck.
 
 
En ce temps-là, qui était le IVe siècle de l'ère chrétienne, le jeune Injuriosus, fils unique d'un sénateur d'Auvergne (on appelait ainsi les officiers municipaux), demanda en mariage une jeune fille du nom de Scolastica, unique enfant comme lui d'un sénateur. Elle lui fut accordée. Et la cérémonie du mariage ayant été célébrée, il l'emmena dans sa maison et lui fit partager sa couche. Mais elle, triste et tournée contre le mur pleurait amèrement.
 
-- De quoi te tourmentes-tu, dis-moi, je te prie ?
 
Et, comme elle se taisait, il ajouta :
 
-- Je te supplie, par Jésus-Christ, fils de Dieu, de m'exposer clairement le sujet de tes plaintes.
 
Alors elle se retourna vers lui :
 
-- Quand je pleurerais tous les jours de ma vie, dit-elle, je n'aurais pas assez de larmes pour répandre la douleur immense qui remplit mon coeur. J'avais résolu de garder toute pure cette faible chair et d'offrir ma virginité à Jésus-Christ. Malheur à moi, qu'il a tellement abandonnée que je ne puis accomplir ce que je désirais ! 0 jour que je n'aurais jamais dû voir ! Voici que, divorcée d'avec l'époux céleste qui me promettait le paradis pour dot, je suis devenue l'épouse d'un homme mortel, et que cette tête qui devait être couronnée de roses immortelles est ornée ou plutôt flétrie de ces roses déjà effeuillées ; hélas ! ce corps qui, sur le quadruple fleuve de l'agneau, devait revêtir l'étole de pureté, porte comme un vil fardeau le voile nuptial. Pourquoi le premier jour de ma vie n'en fut-il pas le dernier ? Oh ! heureuse si j'avais pu franchir la porte de la mort avant de boire une goutte de lait ! et si les baisers de mes douces nourrices eussent été déposés sur mon cercueil ! Quand tu tends les bras vers moi, je songe aux mains qui furent percées de clous pour le salut du monde.
 
Et, comme elle achevait ces paroles, elle pleura amèrement .
 
Le jeune homme lui répondit avec douceur :
 
-- Scolastica, nos parents, qui sont nobles et riches parmi les Arvernes, n'avaient, les tiens qu'une fille et les miens, qu'un fils. Ils ont voulu nous unir pour perpétuer leur famille, de peur qu'après leur mort un étranger ne vînt à hériter de leurs biens.
 
Mais Scolastica lui dit :
 
-- Le monde n'est rien ; les richesses ne sont rien ; et cette vie même n'est rien. Est-ce vivre que d'attendre la mort ? Seuls ceux-là vivent qui, dans la béatitude éternelle, boivent la lumière et goûtent la joie angélique de posséder Dieu.
 
En ce moment, touché par la grâce, Injuriosus s'écria :
 
-- 0 douces et claires paroles ! la lumière de la vie éternelle brille à mes yeux ! Scolastica, si tu veux tenir ce que tu as promis, je resterai chaste auprès de toi.
 
A demi rassurée et souriant déjà dans les larmes :
 
-- Injuriosus, dit-elle, il est difficile à un homme d'accorder une pareille chose à une femme. Mais si tu fais que nous demeurions sans tache dans ce monde, je te donnerai une part de la dot qui m'a été promise par mon époux et seigneur Jésus-Christ.
 
Alors, armé du signe de la croix, il dit :
 
-- Je ferai ce que tu désires.
 
Et s'étant donné la main, ils s'endormirent.
 
Et par la suite ils partagèrent le même lit dans une incomparable chasteté. Après dix années d'épreuves, Scolastica mourut.
 
Selon la coutume du temps, elle fut portée dans la basilique en habit de fête et le visage découvert, au chant des psaumes, et suivie de tout le peuple.
 
Agenouillé près d'elle, Injuriosus prononça à haute voix ces paroles :
 
-- Je te rends grâce Seigneur jésus, de ce que tu m'as donné la force de garder intact ton trésor.
 
A ces mots, la morte se souleva de son lit funèbre, sourit et murmura doucement :
 
-- Mon ami, pourquoi dis-tu ce qu'on ne te demande pas ?
 
Puis elle se rendormit du sommeil éternel.
 
Injuriosus la suivit de près dans la mort. On l'ensevelit non loin d'elle, dans la basilique de Saint-Allire. La première nuit qu'il y reposa, un rosier miraculeux, sorti du cercueil de l'épouse virginale, enlaça les deux tombes de ses bras fleuris. Et le lendemain, le peuple vit qu'elles étaient liées l'une à l'autre par des chaînes de roses. Connaissant à ce signe la sainteté du bienheureux Injuriosus et de la bienheureuse Scolastica, les prêtres d'Auvergne signalèrent ces sépultures à la vénération des fidèles. Mais il y avait encore des païens dans cette province, évangélisée par les saints Allire et Népotien. L'un d'eux, nommé Silvanus, vénérait les fontaines des nymphes, suspendait des tableaux aux branches d'un vieux chêne et gardait à son foyer des petites figures d'argile représentant le soleil et les déesses Mères. A demi caché dans le feuillage, le dieu des jardins protégeait son verger. Silvanus occupait sa vieillesse à faire des poèmes. Il composait des églogues et des élégies d'un style un peu dur, mais d'un tour ingénieux et dans lesquelles il introduisait les vers des anciens chaque fois qu'il en trouvait le moyen. Ayant visité avec la foule la sépulture des époux chrétiens, le bonhomme admira le rosier qui fleurissait les deux tombes. Et, comme il était pieux à sa manière, il y reconnut un signe céleste. Mais il attribua le prodige à ses dieux et il ne douta pas que le rosier n'eût fleuri par la volonté d'Éros.
 
-- La triste Scolastica, se dit-il, maintenant qu'elle n'est plus qu'une ombre vaine, regrette le temps d'aimer et les plaisirs perdus. Les roses qui sortent d'elle et qui parlent pour elle, nous disent : Aimez, vous qui vivez. Ce prodige nous enseigne à goûter les joies de la vie, tandis qu'il en est temps encore.
 
Ainsi songeait ce simple païen. Il composa sur ce sujet une élégie que j'ai retrouvée par le plus grand des hasards clans la bibliothèque publique de Tarascon, sur la garde d'une bible du XIe, siècle, cotée : fonds Michel Chasles, Fn, 7439, 17^9 bis. Le précieux feuillet, qui avait échappé jusqu'ici à l'attention des savants, ne compte pas moins de quatre-vingt-quatre lignes d'une cursive mérovingienne assez lisible, qui doit dater du VIIe siècle. Le texte commence par ce vers :
 
Nunc piget ; et quaeris, quod non aut ista voluntas
Tunc fuit...
 
et finit par celui-ci :
 
Stringamus maesti carminis obsequio.
 
Je ne manquerai pas de publier le texte complet dès que j'en aurai achevé la lecture. Et je ne doute point que M. Léopold Delisle ne se charge de présenter lui-même cet inestimable document à l'Académie des inscriptions.
 
 
==LE JONGLEUR DE NOTRE-DAME ==
 
A Gaston Paris.
 
 
I
 
Au temps du roi Louis, il y avait en France un pauvre jongleur, natif de Compiègne, nommé Barnabé, qui allait par les villes, faisant des tours de force et d'adresse.
 
Les jours de foire, il étendait sur la place publique un vieux tapis tout usé, et, après avoir attiré les enfants et les badauds par des propos plaisants qu'il tenait d'un très vieux jongleur et auxquels il ne changeait jamais rien, il prenait des attitudes qui n'étaient pas naturelles et il mettait une assiette d'étain en équilibre sur son nez. La foule le regardait d'abord avec indifférence.
 
Mais quand, se tenant sur les mains la tête en bas, il jetait en l'air et rattrapait avec ses pieds six boules de cuivre qui brillaient au soleil, ou quand, se renversant jusqu'à ce que sa nuque touchât ses talons, il donnait à son corps la forme d'une roue parfaite et jonglait, dans cette posture, avec douze couteaux, un murmure d'admiration s'élevait dans l'assistance et les pièces de monnaie pleuvaient sur le tapis.
 
Pourtant, comme la plupart de ceux qui vivent de leurs talents, Barnabé de Compiègne avait grand-peine à vivre.
 
Gagnant son pain à la sueur de son front, il portait plus que sa part des misères attachées à la faute d'Adam, notre père.
 
Encore, ne pouvait-il travailler autant qu'il aurait voulu. Pour montrer son beau savoir, comme aux arbres pour donner des fleurs et des fruits, il lui fallait la chaleur du soleil et la lumière du jour. Dans l'hiver, il n'était plus qu'un arbre dépouillé de ses feuilles et quasi mort. La terre gelée était dure au jongleur. Et, comme la cigale dont parle Marie de France, il souffrait du froid et de la faim dans la mauvaise saison. Mais, comme il avait le coeur simple, il prenait ses maux en patience.
 
Il n'avait jamais réfléchi à l'origine des richesses, ni à l'inégalité des conditions humaines. Il comptait fermement que, si ce monde est mauvais, l'autre ne pourrait manquer d'être bon, et cette espérance le soutenait. Il n'imitait pas les baladins larrons et mécréants, qui ont vendu leur âme au diable. Il ne blasphémait jamais le nom de Dieu ; il vivait honnêtement, et, bien qu'il n'eût pas de femme, il ne convoitait pas celle du voisin, parce que la femme est l'ennemie des hommes forts, comme il apparaît par l'histoire de Samson, qui est rapportée dans l'Écriture.
 
A la vérité, il n'avait pas l'esprit tourné aux désirs charnels, et il lui en coûtait plus de renoncer aux brocs qu'aux dames. Car, sans manquer à la sobriété, il aimait à boire quand il faisait chaud. C'était un homme de bien, craignant Dieu, et très dévot à la Sainte Vierge.
 
Il ne manquait jamais, quand il entrait dans une église, de s'agenouiller devant l'image de la Mère de Dieu, et de lui adresser cette prière :
 
"Madame, prenez soin de ma vie jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu que je meure, et quand je serai mort, faites-moi avoir les joies du paradis."
 
 
II
 
Or, un certain soir, après une journée de pluie, tandis qu'il s'en allait, triste et courbé, portant sous son bras ses boules et ses couteaux cachés dans son vieux tapis, et cherchant quelque grange pour s'y coucher sans souper, il vit sur la route un moine qui suivait le même chemin, et le salua honnêtement. Comme ils marchaient du même pas, ils se mirent à échanger des propos.
 
-- Compagnon, dit le moine, d'où vient que vous êtes habillé tout de vert ? Ne serait-ce point pour faire le personnage d'un fol dans quelque mystère ?
 
-- Non point, mon Père, répondit Barnabé. Tel que vous me voyez, je me nomme Barnabé,et je suis jongleur de mon état. Ce serait le plus bel état du monde si on y mangeait tous les jours.
 
-- Ami Barnabé, reprit le moine, prenez garde à ce que vous dites. Il n'y a pas de plus bel état que l'état monastique. On y célèbre les louanges de Dieu, de la Vierge et des saints, et la vie du religieux est un perpétuel cantique au Seigneur.
 
Barnabé répondit :
 
-- Mon Père, je confesse que j'ai parlé comme un ignorant. Votre état ne se peut comparer au mien et, quoiqu'il y ait du mérite à danser en tenant au bout du nez un denier en équilibre sur un bâton, ce mérite n'approche pas du vôtre. Je voudrais bien comme vous, mon Père, chanter tous les jours l'office, et spécialement l'office de la très sainte Vierge, à qui j'ai voué une dévotion particulière. Je renoncerais bien volontiers à l'art dans lequel je suis connu, de Soissons à Beauvais, dans plus de six cents villes et villages, pour embrasser la vie monastique.
 
Le moine fut touché de la simplicité du jongleur, et, comme il ne manquait pas de discernement, il reconnut en Barnabé un de ces hommes de bonne volonté de qui Notre-Seigneur a dit : "Que la paix soit avec eux sur la terre !" C'est pourquoi il lui répondit :
 
-- Ami Barnabé, venez avec moi, et je vous ferai entrer dans le couvent dont je suis prieur. Celui qui conduisit Marie l'Égyptienne dans le désert m'a mis sur votre chemin pour vous mener dans la voie du salut.
 
C'est ainsi que Barnabé devint moine. Dans le couvent où il fut reçu, les religieux célébraient à l'envi le culte de la sainte Vierge, et chacun employait à la servir tout le savoir et toute l'habileté que Dieu lui avait donnés.
 
Le prieur, pour sa part, composait des livres qui traitaient, selon les règles de la scolastique, des vertus de la Mère de Dieu.
 
Le Frère Maurice copiait, d'une main savante, ces traités sur des feuilles de vélin.
 
Le Frère Alexandre y peignait de fines miniatures. On y voyait la Reine du ciel, assise sur le trône de Salomon, au pied duquel veillent quatre lions ; autour de sa tête nimbée voltigeaient sept colombes, qui sont les sept dons du Saint-Esprit : dons de crainte, de piété, de science, de force, de conseil, d'intelligence et de sagesse. Elle avait pour compagnes six vierges aux cheveux d'or : l'Humilité, la Prudence, la Retraite, le Respect, la Virginité et l'Obéissance.
 
A ses pieds, deux petites figures nues et toutes blanches se tenaient dans une attitude suppliante. C'étaient des âmes qui imploraient, pour leur salut et non, certes, en vain, sa toute-puissante intercession.
 
Le Frère Alexandre représentait sur une autre page Ève au regard de Marie, afin qu'on vît en même temps la faute et la rédemption, la femme humiliée et la vierge exaltée. On admirait encore dans ce livre le Puits des eaux vives, la Fontaine, le Lis, la Lune, le Soleil et le jardin clos dont il est parlé dans le cantique, la Porte du Ciel et la Cité de Dieu, et c'étaient là des images de la Vierge.
 
Le Frère Marbode était semblablement un des plus tendres enfants de Marie.
 
Il taillait sans cesse des images de pierre, en sorte qu'il avait la barbe, les sourcils et les cheveux blancs de poussière, et que ses yeux étaient perpétuellement gonflés et larmoyants ; mais il était plein de force et de joie dans un âge avancé et, visiblement, la Reine du paradis protégeait la vieillesse de son enfant. Marbode la représentait assise dans une chaire, le front ceint d'un nimbe à orbe perlé, Et il avait soin que les plis de la robe couvrissent les pieds de celle dont le prophète a dit : "Ma bien-aimée est comme un jardin clos."
 
Parfois aussi il la figurait sous les traits d'un enfant plein de grâce, et elle semblait dire : "Seigneur, vous êtes mon Seigneur ! - Dixi de ventre matris meae : Deus meus es tu. " (Psalm. XXI, II.)
 
Il y avait aussi, dans le couvent, des poètes, qui composaient, en latin, des proses et des hymnes en l'honneur de la bienheureuse vierge Marie, et même il s'y trouvait un Picard qui mettait les miracles de Notre-Dame en langue vulgaire et en vers rimés.
 
 
III
 
Voyant un tel concours de louanges et une si belle moisson d'oeuvres, Barnabé se lamentait de son ignorance et de sa simplicité.
 
-- Hélas, soupirait-il en se promenant seul dans le petit jardin sans ombre du couvent, je suis bien malheureux de ne pouvoir, comme mes frères, louer dignement la sainte Mère de Dieu à laquelle j'ai voué la tendresse de mon coeur. Hélas ! hélas ! je suis un homme rude et sans art, et je n'ai pour votre service, madame la Vierge, ni sermons édifiants, ni traités bien divisés selon les règles, ni fines peintures, ni statues exactement taillées, ni vers comptés par pieds et marchant en mesure. Je n'ai rien, hélas !
 
Il gémissait de la sorte et s'abandonnait à la tristesse. Un soir que les moines se récréaient en conversant, il entendit l'un d'eux conter l'histoire d'un religieux qui ne savait réciter autre chose qu'Ave Maria. Ce religieux était méprisé pour son ignorance ; mais, étant mort, il lui sortit de la bouche cinq roses en l'honneur des cinq lettres du nom de Marie, et sa sainteté fut ainsi manifestée.
 
En écoutant ce récit, Barnabé admira une fois de plus la bonté de la Vierge ; mais il ne fut pas consolé par l'exemple de cette mort bienheureuse, car son coeur était plein de zèle et il voulait servir la gloire de sa dame qui est aux cieux.
 
Il en cherchait le moyen sans pouvoir le trouver et il s'affligeait chaque jour davantage, quand un matin, s'étant réveillé tout joyeux, il courut à la chapelle et y demeura seul pendant plus d'une heure. Il y retourna l'après-dîner.
 
Et, à compter de ce moment, il allait chaque jour dans cette chapelle, à l'heure où elle était déserte, et il y passait une grande partie du temps que les autres moines consacraient aux arts libéraux et aux arts mécaniques. Il n'était plus triste et il ne gémissait plus.
 
Une conduite si singulière éveilla la curiosité des moines.
 
On se demandait, dans la communauté, pourquoi le frère Barnabé faisait des retraites si fréquentes.
 
Le prieur, dont le devoir est de ne rien ignorer de la conduite de ses religieux, résolut d'observer Barnabé pendant ses solitudes. Un jour donc que celui-ci était renfermé, comme à son ordinaire, dans la chapelle, dom prieur vint, accompagné de deux anciens du couvent, observer, à travers les fentes de la porte, ce qui se passait à l'intérieur.
Ils virent Barnabé qui, devant l'autel de la sainte Vierge, la tête en bas, les pieds en l'air, jonglait avec six boules de cuivre et douze couteaux. Il faisait, en l'honneur de la sainte Mère de Dieu, les tours qui lui avaient valu le plus de louanges. Ne comprenant pas que cet homme simple mettait ainsi son talent et son savoir au service de la sainte Vierge, les deux anciens criaient au sacrilège.
 
Le prieur savait que Barnabé avait l'âme innocente ; mais il le croyait tombé en démence. Ils s'apprêtaient tous trois à le tirer vivement de la chapelle, quand ils virent la sainte Vierge descendre les degrés de l'autel pour venir essuyer d'un pan de son manteau bleu la sueur qui dégouttait du front de son jongleur.
 
Alors le prieur, se prosternant le visage contre la dalle, récita ces paroles :
 
-- Heureux les simples, car ils verront Dieu !
 
-- Amen ! répondirent les anciens en baisant la terre.
 
 
==LA MESSE DES OMBRES ==
 
À M. Jean-François Bladé, d'Agen,
le "scribe pieux" , qui a recueilli les
contes populaires de la Gascogne.
 
 
Voici ce que le sacristain de l'église Sainte-Eulalie, à la Neuville-d'Aumont, m'a conté sous la treille du Cheval-Blanc, par une belle soirée d'été, en buvant une bouteille de vin vieux à la santé d'un mort très à son aise, qu'il avait le matin même porté en terre avec honneur, sous un drap semé de belles larmes d'argent.
 
-- Feu mon pauvre père (c'est le sacristain qui parle) était de son vivant fossoyeur. Il avait l'esprit agréable, et c'était sans doute un effet de son état, car on a remarqué que les personnes qui travaillent dans les cimetières sont d'humeur joviale. La mort ne les effraie point : ils n'y pensent jamais. Moi qui vous parle, monsieur, j'entre dans un cimetière, la nuit, aussi tranquillement que sous la tonnelle du Cheval-Blanc. Et si, d'aventure, je rencontre un revenant, je ne m'en inquiète point, par cette considération qu'il peut bien aller à ses affaires comme je vais aux miennes. Je connais les habitudes des morts et leur caractère. Je sais à ce sujet des choses que les prêtres eux-mêmes ne savent pas. Et si je contais tout ce que j'ai vu, vous seriez étonné. Mais toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, et mon père, qui pourtant aimait à conter des histoires, n'a pas révélé la vingtième partie de ce qu'il savait. En revanche, il répétait souvent les mêmes récits, et il a bien narré cent fois, à ma connaissance, l'aventure de Catherine Fontaine.
 
Catherine Fontaine était une vieille demoiselle qu'il lui souvenait d'avoir vue quand il était enfant. Je ne serais point étonné qu'il y eût encore dans le pays jusqu'à trois vieillards qui se rappellent avoir ouï parler d'elle, car elle était très connue et de bon renom, quoique pauvre. Elle habitait, au coin de la rue aux Nonnes, la tourelle que vous pouvez voir encore et qui dépend d'un vieil hôtel à demi détruit qui regarde sur le jardin des Ursulines. Il y a sur cette tourelle des figures et des inscriptions a demi effacées. Le défunt curé de Sainte-Eulalie, M. Levasseur, assurait qu'il y est dit en latin que l'amour est plus fort que la mort. Ce qui s'entend, ajoutait-il, de l'amour divin.
 
Catherine Fontaine vivait seule dans ce petit logis. Elle était dentellière. Vous savez que les dentelles de nos pays étaient autrefois très renommées. On ne lui connaissait ni parents ni amis. On disait qu'à dix-huit ans elle avait aimé le jeune chevalier d'Aumont-Cléry, à qui elle avait été secrètement fiancée. Mais les gens de bien n'en voulaient rien croire et ils disaient que c'était un conte qui avait été imaginé parce que Catherine Fontaine avait plutôt l'air d'une dame que d'une ouvrière, qu'elle gardait sous ses cheveux blancs les restes d'une grande beauté, qu'elle avait l'air triste et qu'on lui voyait au doigt une de ces bagues sur lesquelles l'orfèvre a mis deux petites mains unies, et qu'on avait coutume, dans l'ancien temps, d'échanger pour les fiançailles. Vous saurez tout à l'heure ce qu'il en était.
 
Catherine Fontaine vivait saintement. Elle fréquentait les églises, et chaque matin, quelque temps qu'il fît, elle allait entendre la messe de six heures à Sainte-Eulalie.
 
Or, une nuit de décembre, tandis qu'elle était couchée dans sa chambrette, elle fut réveillée par le son des cloches ; ne doutant point qu'elles sonnassent la messe première, la pieuse fille s'habilla et descendit dans la rue, où la nuit était si sombre qu'on ne voyait point les maisons et que pas une lueur ne se montrait dans le ciel noir. Et il y avait un tel silence dans ces ténèbres que pas seulement un chien n'aboyait au loin et qu'on s'y sentait séparé de toute créature vivante. Mais Catherine Fontaine, qui connaissait chaque pierre où elle posait le pied et qui aurait pu aller à l'église les yeux fermés, atteignit sans peine l'angle de la rue des Nonnes et de la rue de la Paroisse, là où s'élève la maison de bois qui porte un arbre de Jessé, sculpté sur une poutre. Arrivée à cet endroit, elle vit que les portes de l'église étaient ouvertes et qu'il en sortait une grande clarté de cierges. Elle continua de marcher et, ayant franchi le porche, elle se trouva dans une assemblée nombreuse qui emplissait l'église. Mais elle ne reconnaissait aucun des assistants, et elle était surprise de voir tous ces gens vêtus de velours et de brocart, avec des plumes au chapeau et portant l'épée à la mode des anciens temps. Il y avait là des seigneurs qui tenaient de hautes cannes à pommes d'or et des dames avec une coiffe de dentelle attachée par un peigne en diadème. Des chevaliers de Saint-Louis donnaient la main à ces dames qui cachaient sous l'éventail un visage peint, dont on ne voyait que la tempe poudrée et une mouche au coin de l'œil ! Et tous, ils allaient se ranger à leur place sans aucun bruit, et l'on n'entendait, tandis qu'ils marchaient, ni le son des pas sur les dalles ni le frôlement des étoffes. Les bas-côtés s'emplissaient d'une foule de jeunes artisans, en veste brune, culotte de basin et bas bleus, qui tenaient par la taille des jeunes filles très jolies, roses, les yeux baissés. Et, près des bénitiers, des paysannes en jupe rouge, le corsage lacé, s'asseyaient par terre avec la tranquillité des animaux domestiques, tandis que des jeunes gars, debout derrière elles, ouvraient de gros yeux en tournant entre leurs doigts leur chapeau. Et tous ces visages silencieux semblaient éternisés dans la même pensée, douce et triste. Agenouillée à sa place coutumière, Catherine Fontaine vit le prêtre s'avancer vers l'autel, précédé de deux desservants. Elle ne reconnut ni le prêtre, ni les clercs. La messe commença. C'était une messe silencieuse, où l'on n'entendait point le son des lèvres qui remuaient, ni le tintement de la sonnette vainement agitée. Catherine Fontaine se sentait sous la vue et sous l'influence de son voisin mystérieux, et, l'ayant regardé sans presque tourner la tête, elle reconnut le jeune chevalier d'Aumont-Cléry, qui l'avait aimée et qui était mort depuis quarante-cinq ans. Elle le reconnut à un petit signe qu'il avait sous l'oreille gauche et surtout à l'ombre que ses longs cils noirs faisaient sur ses joues. Il était vêtu de l'habit de chasse, rouge, à galons d'or, qu'il portait le jour où, l'ayant rencontrée dans le bois de Saint-Léonard, il lui avait demandé à boire et pris un baiser. Il avait gardé sa jeunesse et sa bonne mine. Son sourire montrait encore des dents de jeune loup. Catherine lui dit tout bas :
 
-- Monseigneur, qui fûtes mon ami et à qui je donnai jadis ce qu'une fille a de plus cher, Dieu vous ait en sa grâce ! Puisse-t-il m'inspirer enfin le regret du péché que j'ai commis avec vous ; car il est vrai qu'en cheveux blancs et près de mourir, je ne me repens pas encore de vous avoir aimé. Mais, ami défunt, mon beau seigneur, dites-moi qui sont ces gens à la mode du vieux temps qui entendent ici cette messe silencieuse.
 
Le chevalier d'Aumont-Cléry répondit d'une voix plus faible qu'un souffle et pourtant plus claire que le cristal :
 
-- Catherine, ces hommes et ces femmes sont des âmes du purgatoire qui ont offensé Dieu en péchant comme nous par l'amour des créatures, mais qui ne sont point pour cela retranchées de Dieu, parce que leur péché fut, comme le nôtre, sans malice.
 
"Tandis que, séparés de ce qu'ils aimaient sur la terre, ils se purifient dans le feu lustral du purgatoire, ils souffrent les maux de l'absence, et cette souffrance est pour eux la plus cruelle. Ils sont si malheureux qu'un ange du ciel prend pitié de leur peine d'amour. Avec la permission de Dieu, il réunit chaque année, pendant une heure de nuit, l'ami à l'amie dans leur église paroissiale, où il leur est permis d'entendre la messe des ombres en se tenant par la main. Telle est la vérité. S'il m'est donné de te voir ici avant ta mort, Catherine, c'est une chose qui ne s'est pas accomplie sans la permission de Dieu.
 
Et Catherine Fontaine lui répondit :
 
-- Je voudrais bien mourir pour redevenir belle comme aux jours, mon défunt seigneur, où je te donnais à boire dans la forêt.
 
Pendant qu'ils parlaient ainsi tout bas, un chanoine très vieux faisait la quête et présentait un grand plat de cuivre aux assistants qui y laissaient tomber tour à tour d'anciennes monnaies qui n'ont plus cours depuis longtemps : écus de six livres, florins, ducats et ducatons, jacobus, nobles à la rose, et les pièces tombaient en silence. Quand le plat de cuivre lui fut présenté, le chevalier mit un louis qui ne sonna pas plus que les autres pièces d'or ou d'argent.
 
Puis le vieux chanoine s'arrêta devant Catherine Fontaine, qui fouilla dans sa poche sans y trouver un liard. Alors, ne voulant refuser son offrande, elle détacha de son doigt l'anneau que le chevalier lui avait donné la veille de sa mort, et le jeta dans le bassin de cuivre. L'anneau d'or, en tombant, sonna comme un lourd battant de cloche et, au bruit retentissant qu'il fit, le chevalier, le chanoine, le célébrant, les clercs, les dames, les cavaliers, l'assistance entière s'évanouit ; les cierges s'éteignirent et Catherine Fontaine demeura seule dans les ténèbres.
 
Ayant achevé de la sorte son récit, le sacristain but un grand coup de vin, resta un moment songeur et puis reprit en ces termes :
 
-- Je vous ai conté cette histoire telle que mon père me l'a contée maintes fois, et je crois qu'elle est véritable parce qu'elle est conforme à tout ce que j'ai observé des moeurs et des coutumes particulières aux trépassés. J'ai beaucoup pratiqué les morts depuis mon enfance et je sais que leur usage est de revenir à leurs amours.
 
C'est ainsi que les morts avaricieux errent, la nuit, près des trésors qu'ils ont cachés de leur vivant. Ils font bonne garde autour de leur or ; mais les soins qu'ils se donnent, loin de leur servir, tournent à leur dommage, et il n'est pas rare de découvrir de l'argent enfoui dans la terre en fouillant la place hantée par un fantôme. De même les maris défunts viennent tourmenter, la nuit, leurs femmes mariées en secondes noces, et j'en pourrais nommer plusieurs qui, morts, ont mieux gardé leurs épouses qu'ils n'avaient fait vivants.
 
Ceux-là sont blâmables, car, en bonne justice, les défunts ne devraient point faire les jaloux. Mais je vous rapporte ce que j'ai observé. C'est à quoi il faut prendre garde quand on épouse une veuve. D'ailleurs, l'histoire que je vous ai contée est prouvée dans la manière que voici :
 
Le matin, après cette nuit extraordinaire, Catherine Fontaine fut trouvée morte dans sa chambre. Et le suisse de Sainte-Eulalie trouva dans le plat de cuivre qui servait aux quêtes une bague d'or avec deux mains unies. D'ailleurs, je ne suis pas homme à faire des contes pour rire. Si nous demandions une autre bouteille de vin !...
 
 
==LESLIE WOOD ==
 
À madame la comtesse de Martel Janville.
 
 
Il y avait concert et comédie chez madame N..., boulevard Malesherbes.
 
Tandis qu'autour d'un parterre d'épaules nues les jeunes gens s'étouffaient aux embrasures des portes, dans les parfums chauds, nous autres, vieux habitués un peu grognons, nous nous tenions au frais dans un petit salon d'où l'on ne pouvait rien voir, et où la voix de mademoiselle Réjane ne nous parvenait que comme le bruit légèrement strident du vol d'une libellule. De temps à autre, nous entendions les rires et les applaudissements éclater dans la fournaise, et nous étions enclins à prendre en douce pitié un plaisir que nous ne partagions pas. Nous échangions d'assez jolis riens, quand l'un de nous, un député aimable, M. B..., nous dit :
 
-- Vous savez : Wood est ici.
 
A cette nouvelle, chacun se récria :
 
-- Wood ? Leslie Wood ? pas possible ! Il y a dix ans qu'on ne l'a vu à Paris. On ne sait ce qu'il est devenu.
 
-- On dit qu'il a fondé une république noire au bord du Victoria-Nyanza.
 
-- C'est un conte l Vous savez qu'il est prodigieusement riche et que c'est un grand réalisateur d'impossibilités. Il habite, à Ceylan, un palais féerique, au milieu de jardins enchantés où, nuit et jour, dansent des bayadères.
 
-- Comment pouvez-vous croire des bêtises pareilles ? La vérité est que Leslie Wood est allé, avec une Bible et une carabine, évangéliser les Zoulous.
 
M. B... reprit à voix basse :
 
-- Il est ici ; regardez plutôt.
 
Et il nous désigna, d'un mouvement de la tête et des prunelles, un homme appuyé à l'embrasure de la porte et qui, dominant de sa haute taille les crânes entassés devant lui, semblait attentif au spectacle.
 
Cette stature athlétique, ce visage rouge avec des favoris blancs, cet oeil clair et ce regard tranquille, c'était bien Leslie Wood.
 
Me rappelant les admirables correspondances qu'il donna, pendant dix ans, au World, je dit à B... :
 
-- Cet homme est le premier journaliste de ce temps.
 
-- Vous avez peut-être raison, me répondit B... ; du moins puis-je vous affirmer qu'il y a dix ans, personne ne connaissait l'Europe comme Leslie Wood.
 
Le baron Moïse, qui nous écoutait, secoua la tête :
 
-- Vous ne savez pas ce que c'est que Wood. Je le sais, moi. C'était avant tout un financier. Il entendait les affaires mieux que personne. Pourquoi riez-vous, princesse ?
 
Répandue sur le canapé, dans l'ennui morne de ne pouvoir fumer une cigarette, la princesse Zévorine avait souri.
 
-- Vous ne comprenez Wood ni les uns ni les autres, dit-elle. Wood n'a jamais été qu'un mystique et un amoureux.
 
-- Je ne crois pas cela, répliqua le baron Moïse. Mais je voudrais bien savoir où ce diable d'homme est allé passer les dix plus belles années de sa vie.
 
-- Où mettez-vous les dix plus belles années de la vie ?
 
-- De cinquante à soixante ans ; on a sa position faite et l'on peut jouir de l'existence.
 
-- Baron, vous pouvez interroger Wood lui-même. Le voici qui vient.
 
Le bruit des applaudissements, cette fois, annonçait que la représentation était terminée. Les habits noirs, dégageant les portes, se répandaient dans le petit salon et,
tandis que la procession des couples s'acheminait vers le buffet, Leslie Wood venait à nous.
 
Il nous serra la main avec une cordialité placide.
 
-- Un revenant ! un revenant ! s'écriait le baron Moïse.
 
-- Oh ! dit Wood, je ne peux pas revenir de bien loin. La terre est petite.
 
-- Savez-vous ce que disait la princesse ? Elle disait que vous n'êtes qu'un mystique, mon cher Wood. Est-ce vrai ?
 
-- Cela dépend de ce qu'on entend par mystique.
 
-- Le mot s'explique de lui-même. Un mystique est celui qui s'occupe des affaires de l'autre monde. Or, vous connaissez trop bien les affaires de ce monde-ci pour vous
soucier de celles de l'autre.
 
A ces mots, Wood fronça légèrement le sourcil :
 
-- Vous vous trompez, Moïse. Les affaires de l'autre monde sont de beaucoup les plus importantes, de beaucoup, Moïse.
 
-- Ce cher Leslie Wood ! s'écria le baron en ricanant. Il a de l'esprit !
 
La princesse répliqua très gravement :
 
-- Wood, n'est-ce pas que vous n'avez pas d'esprit ? J'ai en horreur les gens d'esprit.
 
Elle se leva.
 
-- Wood, conduisez-moi au buffet.
 
Une heure plus tard, pendant que G... charmait, par ses chansons, les hommes et les femmes, je retrouvai Leslie Wood et la princesse Zévorine, seuls devant le buffet déserté.
 
La princesse parlait, avec un enthousiasme presque sauvage, du comte Tolstoï, dont elle était l'amie. Elle représentait ce grand homme, devenu un homme simple, revêtant l'habit et l'âme d'un moujik et, de ses mains qui écrivirent des chefs-d'oeuvre, faisant des souliers pour les pauvres. A ma grande surprise, Wood approuvait un genre de vie si contraire au sens commun. De sa voix un peu haletante, à laquelle un commencement d'asthme donnait une singulière douceur :
 
-- Oui, disait-il, Tolstoï a raison. Toute la philosophie est dans cette parole : "Que la volonté de Dieu soit faite !" Il a compris que tous les maux de l'humanité lui viennent d'avoir eu une volonté distincte de la volonté divine. Je crains seulement qu'il ne gâte une si belle doctrine par de la fantaisie et de l'extravagance.
 
-- Oh ! répliqua la princesse à voix basse, en hésitant un peu, la doctrine du comte n'est extravagante que sur un point ; elle prolonge jusqu'à l'âge le plus avancé les droits et les devoirs des époux et elle impose aux saints des nouveaux jours la vieillesse féconde des patriarches.
 
Le vieux Wood répondit avec une exaltation contenue :
 
-- Cela encore est excellent et très saint. L'amour physique et naturel convient à toutes les créatures de Dieu, et s'il ne s'y mêle ni trouble ni inquiétude, il entretient cette simplicité divine, cette sainte animalité sans laquelle il n'est point de salut. L'ascétisme n'est qu'orgueil et révolte. Ayons présent à l'esprit l'exemple de l'homme de bien Booz, et rappelons-nous que la Bible fait de l'amour le pain des vieillards.
 
Et, tout à coup, ravi, illuminé, transfiguré, en extase, appelant des yeux, des bras, de toute l'âme, quelque chose d'invisible :
 
-- Annie ! murmura-t-il, Annie, Annie ma bien-aimée, n'est-ce pas que le Seigneur veut que ses saints et ses saintes s'aiment avec l'humilité des animaux des champs ?
 
Puis il tomba accablé dans un fauteuil. Un souffle effrayant secouait sa large poitrine, et il avait l'air ainsi plus robuste que jamais, comme ces machines qui semblent plus formidables quand elles sont détraquées. La princesse Zévorine, sans s'étonner, lui essuya le front avec son mouchoir et lui fit boire un verre d'eau.
 
Pour moi, j'étais stupéfait. Je ne pouvais reconnaître en cet illuminé l'homme qui, tant de fois, dans son cabinet encombré de Blue-Books, m'avait entretenu si lucidement des affaires d'Orient, du traité de Francfort et des perturbations de nos marchés financiers. Comme je laissais voir mon inquiétude à la princesse, elle me dit en haussant les épaules :
 
-- Vous êtes bien Français, vous ! Vous tenez pour fous tous ceux qui ne pensent pas exactement ce que vous pensez vous-même. Rassurez-vous : notre ami Wood est raisonnable, très raisonnable. Allons entendre G...
 
Après avoir conduit la princesse dans le grand salon, je me disposai à partir. Dans l'antichambre, je trouvai Wood qui mettait son paletot. Il ne semblait pas se ressentir de sa crise.
 
-- Cher ami, me dit-il, je crois que nous sommes voisins. Vous habitez toujours le quai Malaquais, et je suis descendu dans un hôtel de la rue des Saints-Pères. Par un temps sec comme celui-ci, c'est un plaisir que d'aller à pied. Si vous voulez, nous ferons la route ensemble, et nous causerons.
 
J'acceptai de bon coeur. Sur le perron, il m'offrit un cigare et me tendit la flamme d'un briquet électrique.
 
-- C'est très commode, me dit-il. Et il m'en exposa clairement la théorie.
 
Je reconnaissais le Wood des anciens jours. Nous fîmes une centaine de pas, dans la rue, en causant de choses indifférentes. Tout à coup, mon compagnon me posa doucement la main sur l'épaule :
 
-- Cher ami, quelques-unes des paroles que j'ai prononcées ce soir ont pu vous surprendre. Vous voudrez peut-être que je vous les explique.
 
-- Vous m'intéressez vivement, mon cher Wood.
 
-- Je le ferai donc volontiers. J'ai de l'estime pour votre esprit. Nous n'envisageons pas la vie de la même façon. Mais les idées ne vous font pas peur, et c'est là un courage assez rare, surtout en France.
 
-- Je crois cependant, mon cher Wood, que, pour la liberté de penser...
 
-- Oh ! non, vous n'êtes pas, comme l'Angleterre, un peuple de théologiens. Mais laissons cela. Je veux vous faire, en très peu de mots, l'histoire de mes idées. Quand vous m'avez connu, il y a quinze ans, j'étais correspondant du World, de Londres. Le journalisme est, chez nous, plus lucratif et plus considérable que chez vous. Ma situation était bonne, et j'en tirais, je crois, le meilleur parti possible. J'entends les affaires ; j'en fis d'excellentes, et je conquis, en peu d'années, deux choses très enviables : l'influence et la fortune. Vous savez que je suis un homme pratique.
 
"Je n'ai jamais marché sans but. Et j'étais surtout préoccupé d'atteindre le but suprême, le but de la vie. D'assez fortes études théologiques, entreprises dans ma jeunesse, m'indiquaient que ce but est situé au-delà de l'existence terrestre. Mais il me restait des doutes quant aux moyens pratiques de l'atteindre. J'en souffrais cruellement. L'incertitude est tout à fait insupportable à un homme de mon caractère.
 
"En cet état d'esprit, je donnais une sérieuse attention aux recherches psychiques de monsieur William Crookes, un des membres les plus distingués de l'Académie royale.
 
Je le connaissais personnellement et le tenais, avec raison, pour un savant et un gentleman. Il faisait alors des expériences sur une jeune personne douée de facultés psychiques tout à fait singulières, et, comme autrefois Saül, il était favorisé par la présence d'un fantôme authentique.
 
"Une femme charmante, qui avait autrefois vécu de notre vie et qui vivait désormais de la vie d'outre-tombe, se prêtait aux expériences de l'éminent spiritualiste et se soumettait à tout ce qu'il exigeait d'elle dans la limite de la bienséance. Je pensai que de telles investigations, portant sur le point où l'existence terrestre confine aux existences extra-terrestres, me conduiraient, si je les suivais pas à pas, à découvrir ce qu'il est nécessaire de connaître, c'est-à-dire le véritable but de la vie. Mais je ne tardai pas à être déçu dans mes espérances. Les recherches de mon respectable ami, bien que dirigées avec une précision qui ne laissait rien à désirer, n'aboutissaient pas à une conclusion théologique et morale suffisamment nette.
 
"D'ailleurs, William Crookes fut privé, tout à coup, du concours de l'incomparable dame morte qui lui avait gracieusement accordé plusieurs séances de spiritualisme.
 
"Découragé par l'incrédulité publique et offensé par les railleries de ses confrères, il cessa de publier aucune communication relative aux connaissances psychiques. Je fis part de ma déconvenue au révérend Burthogge, avec qui j'étais en relations depuis son retour de l'Afrique australe, qu'il a évangélisée avec un esprit religieux et pratique vraiment digne de la vieille Angleterre.
 
"Le révérend Burthogge est, de tous les hommes, celui dont l'action fut toujours, sur moi, la plus forte et la plus décisive.
 
-- Il est donc bien intelligent ? demandai-je.
 
-- Il a une grande intelligence doctrinale, reprit Leslie Wood. Il a surtout un grand caractère, et vous n'ignorez pas, cher ami, que c'est par le caractère qu'on agit sur les hommes. Mes mécomptes ne lui causèrent aucune surprise ; il les attribua à mon défaut de méthode, et surtout à la pitoyable infirmité morale dont j'avais fait preuve en cette circonstance.
 
"-- Une recherche d'ordre scientifique, me dit-il, n'amènera jamais qu'une découverte du même ordre. Comment n'avez-vous point compris cela ? Vous avez été étrangement léger et frivole, Leslie Wood. L'esprit cherche l'esprit, a dit l'apôtre saint Paul. Pour découvrir les vérités spirituelles, il faut entrer dans la voie spirituelle.
 
"Ces paroles produisirent sur moi une impression profonde.
 
"-- Mon révérend père, demandai-je, comment entrerai-je dans la voie spirituelle ?
 
"-- Par la pauvreté et par la simplicité ! me répondit Burthogge. Vendez vos biens et donnez-en l'argent aux pauvres. Vous êtes connu. Cachez-vous. Priez, accomplissez des oeuvres de charité. Faites-vous un esprit simple, une âme pure, et vous aurez la vérité.
 
"Je résolus de suivre ces préceptes à la lettre. Je donnai ma démission de correspondant du World. Je réalisai ma fortune qui était engagée, en grande partie, dans les affaires, et, redoutant de renouveler le crime d'Ananias et de Saphira, je conduisis cette difficile opération de manière à ne pas perdre un centime de ces capitaux qui ne m'appartenaient plus. Le baron Moïse, qui me vit à l'oeuvre, conçut de mon génie financier une admiration religieuse. Sur l'ordre du Révérend Burthogge, je versai dans la caisse de la Société évangélique, les sommes que j'avais réalisées. Et, comme je témoignais à cet éminent théologien ma joie d'être pauvre :
 
"-- Prenez garde, me dit-il, de ne goûter dans la pauvreté que le triomphe de votre énergie. Que sert de se dépouiller extérieurement, si l'on garde au-dedans de soi l'idole d'or ? Soyez humble."
 
Leslie Wood en était là de son récit quand nous arrivâmes au pont Royal. La Seine, où tremblaient des lumières, coulait sous les arches avec un gémissement sourd.
 
-- Il faut que j'abrège, reprit le narrateur nocturne. Chaque épisode de ma nouvelle vie dévorerait une nuit entière. Burthogge, à qui j'obéissais comme un enfant, m'envoya chez les Bassoutos avec la mission de combattre la traite des noirs. J'y vécus sous la tente, seul avec ce généreux compagnon de chevet qui s'appelle le danger, et dans la fièvre et dans la soif, voyant Dieu.
 
"Au bout de cinq ans, le révérend Burthogge me rappela en Angleterre. Sur le bateau, je rencontrai une jeune fille. Quelle vision ! Quelle apparition mille fois plus rayonnante
que le fantôme qui se montrait à monsieur William Crookes !
 
"C'était la fille orpheline et pauvre d'un colonel de l'armée des Indes. Elle n'avait point une particulière beauté de lignes. Son teint pâle, son visage amaigri décelaient la souffrance ; mais ses yeux exprimaient tout ce qu'on peut imaginer du ciel ; sa chair semblait éclairée doucement d'une lumière intérieure. Comme je l'aimai ! Comme, à sa vue, je pénétrai le sens caché de la création tout entière ! Comme cette simple jeune fille me révéla d'un regard le secret de l'harmonie des mondes !
 
"Oh ! simple, bien simple, mon initiatrice, ma dame bien-aimée, la douce Annie Fraser ! je lus dans son âme transparente la sympathie qu'elle avait pour moi. Une nuit, une nuit limpide, comme nous étions seuls tous deux sur le pont du navire, en présence de l'assemblée séraphique des étoiles, qui palpitaient en choeur dans le ciel, je pris sa main et lui dis :
 
"-- Annie Fraser, je vous aime. Je sens qu'il serait bon que vous fussiez ma femme, mais je me suis interdit de faire ma destinée, afin que Dieu la fasse lui-même. Puisse-t-il vouloir nous unir ! J'ai remis ma volonté entre les mains du révérend Burthogge. Quand nous serons en Angleterre, nous irons le trouver tous deux, voulez-vous, Annie Fraser ? et, s'il le permet, nous nous marierons.
 
"Elle y consentit. Tout le reste de la traversée, nous lûmes la Bible ensemble.
 
"Dès notre arrivée à Londres, j'amenai ma compagne de voyage au révérend, et je lui dis ce que l'amour de cette jeune fille était pour moi, et de quelle belle lumière il me pénétrait.
 
Burthogge la considéra longtemps avec bienveillance.
 
"-- Vous pouvez vous marier, dit-il enfin. L'apôtre Paul a dit : "Les époux se sanctifieront l'un l'autre." Mais que votre union soit semblable aux unions en honneur parmi les chrétiens de la primitive Église ! Qu'elle reste purement spirituelle et que le glaive de l'ange demeure entre vous dans votre couche. Allez, restez humbles et cachés, et que le monde ignore votre nom.
 
"J'épousai Annie Fraser et je n'ai pas besoin de vous dire que nous observâmes exactement la loi que le révérend Burthogge nous avait imposée. Pendant quatre années je me délectai dans cette union fraternelle.
 
"Par la grâce de la simple, simple Annie Fraser, j'avançai dans la connaissance de Dieu. Rien ne pouvait plus nous faire souffrir.
 
"Annie était malade et ses forces déclinaient, et nous disions avec allégresse : "Que la volonté de Dieu soit faite sur la terre et dans le ciel !"
 
"Après quatre ans de cette union, un jour, le jour de Noël, le révérend Burthogge me fit appeler :
 
"-- Leslie Wood, me dit-il, je vous ai imposé une épreuve salutaire. Mais ce serait tomber dans l'erreur des papistes que de croire que l'union des êtres selon la chair ne plaît point à Dieu. Il a béni deux fois, dans le Paradis terrestre et dans l'arche de Noé, les couples des hommes et des animaux. Allez et vivez désormais avec Annie Fraser, votre épouse, comme un mari avec sa femme.
 
"Quand je rentrai chez moi, Annie, mon Annie bien-aimée, était morte...
 
"J'avoue ma faiblesse. Je prononçai des lèvres et non du coeur cette parole : "-- Mon Dieu ! que votre volonté soit faite !" Et, songeant à ce que le révérend Burthogge venait d'accorder à notre amour, je sentis ma bouche amère et mon coeur plein de cendres.
 
"Et c'est l'âme désolée que je m'agenouillai au pied du lit où mon Annie reposait sous une croix de roses, muette, blanche, et les pâles violettes de la mort sur les joues.
 
"Homme de peu de foi, je lui dis adieu et je restai plongé pendant une semaine dans une tristesse stérile qui ressemblait au désespoir. Combien j'aurais dû me réjouir, au contraire, dans mon âme et dans ma chair !...
 
"La nuit du huitième jour, tandis que je pleurais, le front sur le lit vide et froid, j'eus la certitude soudaine que la bien-aimée était près de moi dans ma chambre.
 
"Je ne me trompais pas. Ayant levé la tête, je vis Annie souriante et lumineuse, qui m'ouvrait les deux bras. Mais comment exprimer le reste ? Comment dire l'ineffable ? Et doit-on révéler de tels mystères d'amour ?
 
"Certes, quand le révérend Burthogge m'avait dit : "Vivez avec Annie comme un mari avec sa femme !" il savait que l'amour est plus fort que la mort.
 
"Enfin, mon ami, apprenez que, depuis cette heure de grâce et de joie, mon Annie revient chaque soir près de moi, embaumée de parfums célestes".
 
Il parlait avec une effrayante exaltation.
 
Nous avions ralenti le pas. Il s'arrêta devant un hôtel de pauvre apparence.
 
-- C'est ici que j'habite, me dit-il. Voyez-vous à cette fenêtre, au second étage, cette lueur ? Elle m'attend.
 
Et il me quitta brusquement.
 
Huit jours après, j'apprenais par les journaux la mort subite de Leslie Wood, ancien correspondant du World.
 
 
==GESTAS ==
 
À Charles Maurras.
 
Gestas, dixt li Signor, entrez en paradis.
 
"Gestas, dans nos anciens mystères, c'est le nom du larron crucifié à la droite de Jésus-Christ."
 
(Augustin Thierry, La Rédemption de Larmor.)
 
 
On conte qu'il est en ce temps-ci un mauvais garçon nommé Gestas, qui fait les plus douces chansons du monde. Il était écrit sur sa face camuse qu'il serait un pécheur charnel et, vers le soir, les mauvaises joies luisent dans ses yeux verts. Il n'est plus jeune. Les bosses de son crâne ont pris l'éclat du cuivre ; sur sa nuque pendent de longs cheveux verdis. Pourtant il est ingénu et il a gardé la foi naïve de son enfance. Quand il n'est point à l'hôpital, il loge en quelque chambrette d'hôtel entre le Panthéon et le jardin des Plantes. Là, dans le vieux quartier pauvre, toutes les pierres le connaissent, les ruelles sombres lui sont indulgentes, et l'une de ces ruelles est selon son coeur, car, bordée de mastroquets et de bouges, elle porte, à l'angle d'une maison, une sainte Vierge grillée dans sa niche bleue. Il va le soir de café en café et fait ses stations de bière et d'alcool dans un ordre constant : les grands travaux de la débauche veulent de la méthode et de la régularité. La nuit s'avance quand il a regagné son taudis sans savoir comment, et retrouvé, par un miracle quotidien, le lit de sangles où il tombe tout habillé. Il y dort à poings fermés, du sommeil des vagabonds et des enfants. Mais ce sommeil est court.
 
Dès que l'aube blanchit la fenêtre et jette entre les rideaux, dans la mansarde, ses flèches lumineuses, Gestas ouvre les yeux, se soulève, se secoue comme le chien sans maître qu'un coup de pied réveille, descend à la hâte la longue spirale de l'escalier et revoit avec délices la rue, la bonne rue si complaisante aux vices des humbles et des pauvres. Ses paupières clignent sous la fine pointe du jour ; ses narines de Silène se gonflent d'air matinal. Robuste et droit, la jambe raidie par son vieux rhumatisme, il va s'appuyant sur ce bâton de cornouiller dont il a usé le fer en vingt années de vagabondage. Car, dans ses aventures nocturnes, il n'a jamais perdu ni sa pipe ni sa canne. Alors, il a l'air très bon et très heureux. Et il l'est en effet. En ce monde, sa plus grande joie, qu'il achète au prix de son sommeil, est d'aller dans les cabarets boire avec les ouvriers le vin blanc du matin. Innocence d'ivrogne : ce vin clair, dans le jour pâle, parmi les blouses blanches des maçons, ce sont là des candeurs qui charment son âme restée naïve dans le vice.
 
Or, un matin de printemps, ayant de la sorte cheminé de son garni jusqu'au Petit More, Gestas eut la douceur de voir s'ouvrir la porte que surmontait une tête de Sarrasin en fonte peinte et d'aborder le comptoir d'étain dans la compagnie d'amis qu'il ne connaissait pas : toute une escouade d'ouvriers de la Creuse, qui choquaient leurs verres en parlant du pays et faisaient des gabs comme les douze pairs de Charlemagne. Ils buvaient un verre et cassaient une croûte ; quand l'un d'eux avait une bonne idée, il en riait très fort, et, pour la mieux faire entendre aux camarades, leur donnait de grands coups de poing dans le dos. Cependant les vieux levaient lentement le coude en silence. Quand ces hommes s'en furent allés à leur ouvrage, Gestas sortit le dernier du Petit More et gagna le Bon Coing, dont la grille en fers de lance lui était connue. Il y but encore en aimable compagnie et même il offrit un verre à deux gardiens de la paix méfiants et doux. Il visita ensuite un troisième cabaret dont l'antique enseigne de fer forgé représente deux petits hommes portant une énorme grappe de raisin, et là il fut servi par la belle madame Trubert, célèbre dans tout le quartier pour sa sagesse, sa force et sa jovialité. Puis, s'approchant des fortifications, il but encore chez les distillateurs où l'on voit, dans l'ombre, luire les robinets de cuivre des tonneaux et chez les débitants dont les volets verts demeurent clos entre deux caisses de lauriers. Après quoi, il rentra dans les quartiers populeux et se fit servir le vermouth et le marc en divers cafés. Huit heures sonnaient. Il marchait très droit, d'une allure égale, rigide et solennelle ; étonné quand des femmes, courant aux provisions, nu-tête, le chignon tordu sur la nuque, le poussaient avec leurs lourds paniers ou lorsqu'il heurtait, sans la voir, une petite fille serrant dans ses bras un pain énorme. Parfois encore, s'il traversait la chaussée, la voiture du laitier où dansaient en chantant les boîtes de fer-blanc s'arrêtait si près de lui, qu'il sentait sur sa joue le souffle chaud du cheval. Mais, sans hâte, il suivait son chemin, sous les jurons dédaignés du laitier rustique. Certes, sa démarche, assurée sur le bâton de cornouiller, était fière et tranquille. Mais au-dedans le vieil homme chancelait. Il ne lui restait plus rien de l'allégresse matinale. L'alouette qui avait jeté ses trilles joyeux dans son être avec les premières gouttes du vin paillet s'était envolée à tire-d'aile, et maintenant son âme était une rookery brumeuse où les corbeaux croassaient sur les arbres noirs. Il était mortellement triste. Un grand dégoût de lui-même lui soulevait le coeur. La voix de son repentir et de sa honte lui criait : "Cochon ! cochon ! Tu es un cochon !" Et il admirait cette voix irritée et pure, cette belle voix d'ange qui était en lui mystérieusement et qui répétait : "Cochon ! cochon ! Tu es un cochon !" Il lui naissait un désir infini d'innocence et de pureté. Il pleurait ; de grosses larmes coulaient sur sa barbe de bouc. Il pleurait sur lui-même. Docile à la parole du maître qui a dit : "Pleurez sur vous et sur vos enfants, filles de Jérusalem", il versait la rosée amère de ses yeux sur sa chair prostituée aux sept péchés et sur ses rêves obscènes, enfantés par l'ivresse. La foi de son enfance se ranimait en lui, s'épanouissait toute fraîche et toute fleurie. De ses lèvres coulaient des prières naïves. Il disait tout bas : "Mon Dieu, donnez-moi de redevenir semblable au petit enfant que j'étais."
 
Un jour qu'il faisait cette simple oraison, il se trouva sous le porche d'une église.
 
C'était une vieille église, jadis blanche et belle sous sa dentelle de pierre, que le temps et les hommes ont déchirée. Maintenant elle est devenue noire comme la sulamite et sa beauté ne parle plus qu'au coeur des poètes ; c'était une église "pauvrette et ancienne" comme la mère de François Villon qui, peut-être, en son temps, vint s'y agenouiller et vit sur les murailles, aujourd'hui blanchies à la chaux, ce paradis peint dont elle croyait entendre les harpes, et cet enfer où les damnés sont "bouillus", ce qui faisait grand-peur à la bonne créature. Gestas entra dans la maison de Dieu. Il n'y vit personne, pas même un donneur d'eau bénite, pas même une pauvre femme comme la mère de François Villon. Formée en bon ordre dans la nef, l'assemblée des chaises attestait seule la fidélité des paroissiens et semblait continuer la prière en commun.
 
Dans l'ombre humide et fraîche qui tombait des voûtes, Gestas tourna sur sa droite vers le bas-côté où, près du porche, devant la statue de la Vierge, un if de fer dressait ses dents aiguës, sur lesquelles aucun cierge votif ne brûlait encore. Là, contemplant l'image blanche, bleue et rose, qui souriait au milieu des petits coeurs d'or et d'argent suspendus en offrande, il inclina sa vieille jambe raidie, pleura les larmes de saint Pierre et soupira des paroles très douces qui ne se suivaient pas. "Bonne Vierge, ma mère, Marie, Marie, votre enfant, votre enfant, maman !" Mais très vite, il se releva, fit quelques pas rapides et s'arrêta devant un confessionnal. De chêne bruni par le temps, huilé comme les poutres des pressoirs, ce confessionnal avait l'air honnête, intime et domestique d'une vieille armoire à linge. Sur les panneaux, des emblèmes religieux, sculptés dans des écussons de coquilles et de rocailles, faisaient songer aux bourgeoises de l'ancien temps qui vinrent incliner là leur bonnet à hautes barbes de dentelle et laver à cette piscine symbolique leur âme ménagère. Où elles avaient mis le genou Gestas mit le genou et, les lèvres contre le treillis de bois, il appela à voix basse : "Mon père, mon père !" Comme personne ne répondait à son appel, il frappa tout doucement du doigt au guichet.
 
-- Mon père, mon père !
 
Il s'essuya les yeux pour mieux voir par les trous du grillage, et il crut deviner dans l'ombre le surplis blanc d'un prêtre.
 
Il répétait :
 
-- Mon père, mon père, écoutez-moi donc ! Il faut que je me confesse, il faut que je lave mon âme ; elle est noire et sale ; elle me dégoûte, j'en ai le coeur soulevé. Vite, mon père, le bain de la pénitence, le bain du pardon, le bain de Jésus. A la pensée de mes immondices le coeur me monte aux lèvres, et je me sens vomir du dégoût de mes impuretés. Le bain, le bain !
 
Puis il attendit. Tantôt croyant voir qu'une main lui faisait signe au fond du confessionnal, tantôt ne découvrant plus dans la logette qu'une stalle vide, il attendit longtemps. Il demeurait immobile, cloué par les genoux au degré de bois, le regard attaché sur ce guichet d'où lui devaient venir le pardon, la paix, le rafraîchissement, le salut, l'innocence, la réconciliation avec Dieu et avec lui-même, la joie céleste, le contentement dans l'amour, le souverain bien. Par intervalles, il murmurait des supplications tendres :
 
-- Monsieur le curé, mon père, monsieur le curé ! J'ai soif, donnez-moi à boire, j'ai bien soif ! Mon bon monsieur le curé, donnez-moi de quoi vous avez, de l'eau pure, une robe blanche et des ailes pour ma pauvre âme. Donnez-moi la pénitence et le pardon.
 
Ne recevant point de réponse, il frappa plus fort à la grille et dit tout haut :
 
-- La confession, s'il vous plaît !
 
Enfin, il perdit patience, se releva et frappa à grands coups de son bâton de cornouiller les parois du confessionnal en hurlant :
 
-- Oh ! hé ! le curé ! Oh ! hé ! le vicaire !
 
Et, à mesure qu'il parlait, il frappait plus fort, les coups tombaient furieusement sur le confessionnal d'où s'échappaient des nuées de poussière et qui répondait à ces offenses par le gémissement de ses vieux ais vermoulus.
 
Le suisse qui balayait la sacristie accourut au bruit, les manches retroussées. Quand il vit l'homme au bâton, il s'arrêta un moment, puis s'avança vers lui avec la lenteur prudente des serviteurs blanchis dans les devoirs de la plus humble police. Parvenu à portée de voix, il demanda :
 
-- Qu'est-ce que vous voulez ?
 
-- Je veux me confesser.
 
-- On ne se confesse pas à cette heure-ci.
 
-- Je veux me confesser.
 
-- Allez-vous-en.
 
-- Je veux voir le curé.
 
-- Pour quoi faire?
 
-- Pour me confesser.
 
-- Le curé n'est pas visible.
 
-- Le premier vicaire, alors.
 
-- Il n'est pas visible non plus. Allez-vous-en.
 
-- Le second vicaire, le troisième vicaire, le quatrième vicaire, le dernier vicaire.
 
-- Allez-vous-en !
 
-- Ah çà ! est-ce qu'on va me laisser mourir sans confession ? C'est pire qu'en 93, alors ! Un tout petit vicaire. Qu'est-ce que ça vous fait que je me confesse à un tout petit vicaire pas plus haut que le bras ? Dites à un prêtre qu'il vienne m'entendre en confession. je lui promets de lui confier des péchés plus rares, plus extraordinaires et plus intéressants, bien sûr, que tous ceux que peuvent lui défiler ses péronnelles de pénitentes. Vous pouvez l'avertir qu'on le demande pour une belle confession.
 
-- Allez-vous-en !
 
-- Mais tu n'entends donc pas, vieux Barrabas ? je te dis que je veux me réconcilier avec le bon Dieu, sacré, nom de Dieu !
 
Bien qu'il n'eût pas la stature majestueuse d'un suisse de paroisse riche, ce porte-hallebarde était robuste. Il vous prit notre Gestas par les épaules et vous le jeta dehors.
 
Gestas, dans la rue, n'avait qu'une idée en tête, qui était de rentrer dans l'église par une porte latérale afin de surprendre, s'il était possible, le suisse sur ses derrières et de mettre la main sur un petit vicaire qui consentît à l'entendre en confession.
 
Malheureusement pour le succès de ce dessein, l'église était entourée de vieilles maisons et Gestas se perdit sans espoir de retour dans un dédale inextricable de rues, de ruelles, d'impasses et de venelles.
 
Il s'y trouvait un marchand de vin où le pauvre pénitent pensa se consoler dans l'absinthe. Il y parvint. Mais il lui poussa bientôt un nouveau repentir. Et c'est ce qui assure ses amis dans l'espérance qu'il sera sauvé. Il a la foi, la foi simple, forte et naïve. Ce sont les oeuvres plutôt qui lui manqueraient. Pourtant il ne faut pas désespérer de lui, puisque lui-même, il ne désespère jamais.
 
Sans entrer dans les difficultés considérables de la prédestination ni considérer à ce sujet les opinions de saint Augustin, de Gotesiale, des Albigeois, des wiclefistes, des hussites, de Luther, de Calvin, de Jansénius et du grand Arnaud, on estime que Gestas est prédestiné à la béatitude éternelle.
 
Gestas, dixt li Signor, entrez en paradis.
 
 
 
==LE MANUSCRIT D'UN MÉDECIN DE VILLAGE ==
 
À Marcel Schwob.
 
 
Le docteur H***, récemment décédé à Servigny (Aisne), où il exerçait depuis plus de quarante ans la médecine, a laissé un journal qu'il ne destinait pas à la publicité. Je n'oserais point publier le manuscrit intégralement, ni même en donner des fragments de quelque étendue, bien que beaucoup de personnes pensent aujourd'hui, avec M. Taine, qu'il convient surtout d'imprimer ce qui n'a pas été fait pour l'impression. Pour dire des choses intéressantes, il ne suffit pas, quoi qu'on dise, de n'être pas un écrivain. Le mémorial de mon médecin ennuierait par sa rusticité monotone. Pourtant, l'homme qui l'écrivit avait, dans une humble condition, un esprit peu ordinaire. Ce médecin de village était un médecin philosophe. On lira peut-être sans trop de déplaisir les dernières pages de son journal. Je prends la liberté de les transcrire ici :
 
Extrait du Journal de feu M. H***, médecin à Servigny (Aisne).
 
"C'est une vérité philosophique que rien au monde n'est absolument mauvais et rien absolument bon. La plus douce, la plus naturelle, la plus utile des vertus, la pitié, n'est pas toujours bonne pour le soldat ni pour le prêtre ; elle doit, chez l'un et chez l'autre, se taire devant l'ennemi. On ne voit pas que les officiers la recommandent avant le combat, et j'ai lu dans un vieux livre que M. Nicole la redoutait comme le principe de la concupiscence. Je ne suis pas prêtre, je suis soldat encore moins. Je suis médecin, et des plus petits, médecin de campagne. J'ai une obscure et longue pratique de mon art, et je puis affirmer que, si la pitié peut seule inspirer dignement notre vocation, elle doit nous quitter à jamais en présence de ces misères qu'elle nous a donné l'envie de soulager. Un médecin qu'elle accompagne au chevet des malades n'a ni le regard assez net ni les mains assez sûres. Nous allons où la charité du genre humain nous envoie, mais nous y allons sans elle. Au reste, les médecins acquièrent très facilement, pour la plupart, l'insensibilité qui leur est nécessaire. C'est une grâce d'état qui ne saurait longtemps leur manquer. Il y a plusieurs raisons à cela. La pitié s'émousse vite au contact de la souffrance ; on songe moins à plaindre les misères qu'on peut soulager ; enfin, la maladie présente au médecin une succession intéressante de phénomènes.
 
"Du temps que je commençais à pratiquer la médecine, je l'aimais avec passion. Je ne voyais dans les maux qu'on me découvrait qu'une occasion d'exercer mon art. Quand les affections se développaient pleinement, selon leur type normal, je leur trouvais de la beauté. Les phénomènes morbides, qui présentaient d'apparentes anomalies, excitaient la curiosité de mon esprit ; enfin j'aimais la maladie. Que dis-je ? Au point de vue où je me plaçais, maladie et santé n'étaient que de pures entités. Observateur enthousiaste de la machine humaine, je l'admirais dans ses modifications les plus funestes comme dans les plus salutaires. Je me fusse écrié volontiers avec Pinel : "Voilà un beau cancer !" C'était bien dire, et j'étais en chemin de devenir un médecin philosophe. Il ne me manqua que d'avoir le génie de mon art pour goûter pleinement et posséder la beauté nosologique. C'est le propre du génie de découvrir la splendeur des choses. Où l'homme vulgaire ne voit qu'une plaie dégoûtante, le naturaliste digne de ce nom admire un champ de bataille sur lequel les forces mystérieuses de la vie se disputent l'empire dans une mêlée plus aveugle et plus terrible que cette bataille si furieusement peinte par Salvator Rosa. Je n'ai fait qu'entrevoir ce spectacle dont les Magendie et les Claude Bernard furent les témoins familiers, et c'est mon honneur de l'avoir entrevu ; mais, résigné à n'être qu'un humble praticien, j'ai gardé comme une nécessité professionnelle la faculté d'envisager froidement la douleur. J'ai donné à mes malades mes forces et mon intelligence. Je ne leur ai pas donné ma pitié. A Dieu ne plaise que je mette un don quelconque, si précieux qu'il soit, au-dessus du don de la pitié ! La pitié, c'est le denier de la veuve ; c'est l'offrande incomparable du pauvre qui, plus généreux que tous les riches de ce monde, donne avec ses larmes un lambeau de son coeur. C'est pour cela même que la pitié n'a rien à faire dans l'accomplissement d'un devoir professionnel, si noble que soit la profession.
 
"Pour entrer dans des considérations plus particulières, je dirai que les hommes au milieu desquels je vis inspirent dans leur malheur un sentiment qui n'est pas la pitié. Il y a quelque chose de vrai dans cette idée qu'on n'inspire que ce qu'on éprouve. Or, les paysans de nos contrées ne sont point tendres. Durs aux autres et à eux-mêmes, ils vivent dans une gravité morose. Cette gravité se gagne, et l'on se sent près d'eux l'âme triste et morne. Ce qu'il y a de beau dans leur physionomie morale, c'est qu'ils gardent très pures les grandes lignes de l'humanité. Comme ils pensent rarement et peu, leur pensée revêt d'elle-même, à certaines heures, un aspect solennel. J'ai entendu quelques-uns d'entre eux prononcer en mourant de courtes et fortes paroles, dignes des vieillards de la Bible. Ils peuvent être admirables ; ils ne sont point touchants. Tout est simple en eux, même la maladie. La réflexion n'augmente pas leurs souffrances. Ils ne sont pas comme ces êtres trop réfléchis qui se font de leurs maux une image plus importune que leurs maux eux-mêmes. Ils meurent si naturellement qu'on ne peut s'en inquiéter beaucoup. Enfin j'ajouterai qu'ils se ressemblent tous et que rien de particulier ne disparaît avec chacun d'eux.
 
"Il résulte de tout ce que je viens de dire que j'exerce tranquillement la profession de médecin de village. Je ne regrette point de l'avoir choisie. J'y suis, je crois, quelque peu supérieur ; or, s'il est fâcheux pour un homme d'être au-dessus de sa position, le dommage est bien plus grand quand on est au-dessous. Je ne suis pas riche et ne le serai de ma vie. Mais a-t-on besoin de beaucoup d'argent pour vivre seul dans un village ? Jenny, ma petite jument grise, n'a encore que quinze ans ; elle trotte comme au temps de sa jeunesse, surtout quand nous prenons le chemin de l'écurie. Je n'ai pas, comme mes illustres confrères de Paris, une galerie de tableaux à montrer aux visiteurs ; mais j'ai des poiriers comme ils n'en ont pas. Mon verger est renommé à vingt lieues à la ronde et l'on vient des châteaux voisins me demander des greffes. Or, un certain lundi, il y aura demain juste un an, comme je m'occupais dans mon jardin à surveiller mes espaliers, un valet de ferme vint me prier de passer le plus tôt possible aux Alies.
 
"Je lui demandai si Jean Blin, le fermier des Alies, avait fait quelque chute la veille au soir en rentrant chez lui. Car, en mon pays, les entorses sévissent le dimanche et il n'est pas rare qu'on s'enfonce ce jour-là deux ou trois côtes en sortant du cabaret. Jean Blin n'est point un mauvais sujet, mais il aime à boire en compagnie et il lui est arrivé plus d'une fois d'attendre dans un fossé bourbeux l'aube du lundi.
 
"Le domestique de la ferme me répondit que Jean Blin n'était point malade, mais qu'Éloi, le petit gas à Jean Blin, était pris de fièvre.
 
"Sans plus songer à mes espaliers, j'allai querir mon bâton et mon chapeau, et partis à pied pour les Alies, qui sont à vingt minutes de ma maison. Chemin faisant, je pensais au petit gas à Jean Blin qui était pris de fièvre. Son père est un paysan comme tous les paysans, avec cela de particulier que la Pensée qui le créa oublia de lui faire un cerveau. Ce grand diable de Jean Blin a la tête grosse comme le poing. La sagesse divine n'a mis dans ce crâne-là que ce qui était stricternent indispensable ; c'est un nécessaire. Sa femme, la plus belle femme du pays, est une ménagère active et criarde, d'épaisse vertu. Eh bien ! à eux deux, ils ont donné un enfant qui est bien le petit être le plus délicat et le plus spirituel qui jamais ait effleuré cette vieille terre. L'hérédité a de ces surprises et il est bien vrai de dire qu'on ne sait pas ce qu'on fait quand on fait un enfant. L'hérédité, dit mon vieux Nysten, est le phénomène biologique qui fait que, outre le type de l'espèce, les ascendants transmettent aux descendants des particularités d'organisation et d'aptitude. J'entends bien. Mais quelles particularités sont transmises et quelles ne le sont point, c'est ce qu'on ne sait guère, même après avoir lu les beaux travaux du docteur Lucas et de M. Ribot. Mon voisin le notaire m'a prêté l'an passé un volume de M. Émile Zola ; et je vis que cet auteur se flatte d'avoir sur ce sujet des lumières spéciales. Voici, dit-il, en substance, un ascendant affecté d'une névrose ; ses descendants seront névropathiques, à moins qu'ils ne le soient pas ; il y en aura de fous et il y en aura de sensés ; un d'eux aura peut-être du génie. Il a même dressé un tableau généalogique pour rendre cette idée plus sensible. A la bonne heure ! La découverte n'est pas bien neuve et celui qui l'a faite aurait tort, sans doute, d'en être fier ; il n'en est pas moins vrai qu'elle contient sur l'hérédité à peu près tout ce que nous savons. Et voilà comment il se fait qu'Éloi, le petit gas à Jean Blin, est plein d'esprit ! Il a l'imagination qui crée. Je l'ai surpris plus d'une fois quand, n'étant pas plus haut que mon bâton, il faisait l'école buissonnière avec les polissons du village. Pendant qu'ils dénichaient des nids, j'ai vu ce petit bonhomme construire de petits moulins et faire des siphons avec des chalumeaux de paille. Ingénieux et sauvage, il interrogeait la nature. Son maître d'école désespérait de jamais rien faire d'un enfant si distrait, et, de fait, Éloi ne savait pas encore ses lettres à huit ans. Mais, à cet âge, il apprit à lire et à écrire avec une rapidité surprenante, et il devint en six mois le meilleur écolier du village.
 
"Il en était aussi l'enfant le plus affectueux et le mieux aimant. Je lui donnai quelques leçons de mathématiques et je fus étonné de la fécondité que cet esprit annonçait dès l'enfance. Enfin, je l'avouerai sans craindre qu'on me raille, car on pardonnera quelque exagération à un vieillard rustique : je me plaisais à surprendre en ce petit paysan les prémices d'une de ces âmes lumineuses, qui apparaissent à de longs intervalles dans notre sombre humanité et qui, sollicitées par le besoin d'aimer autant que par le zèle de connaître, accomplissent, partout où le destin les place, une oeuvre utile et belle.
 
"Ces songeries et d'autres de même nature me conduisirent jusqu'aux Alies. En entrant dans la salle basse, je trouvai le petit Éloi couché dans le grand lit de cotonnade, où ses parents l'avaient transporté eu égard, sans doute, à la gravité de son état. Il sommeillait ; sa tête, petite et fine, creusait pourtant l'oreiller d'un poids énorme. J'approchai. Le front était brûlant ; il y avait de la rougeur aux conjonctives ; la température de tout le corps était très haute. La mère et la grand-mère se tenaient près de lui, anxieuses. Jean Blin, désoeuvré dans son inquiétude, ne sachant que faire et n'osant s'en aller, les mains dans les poches, nous regardait les uns après les autres. L'enfant tourna vers moi son visage aminci et, me cherchant d'un bon regard douloureux, il répondit à mes questions qu'il avait bien mal au front et dans l'oeil, qu'il entendait des bruits qui n'existaient pas, et qu'il me reconnaissait, et que j'étais son vieil ami.
 
"-- Il a des frissons et puis il lui vient des chaleurs, ajouta sa mère.
 
"Jean Blin, ayant réfléchi quelques instants, dit :
 
"-- C'est sans doute dans l'intérieur que ça le tient.
 
"Puis il rentra dans son silence.
 
"Il ne m'avait été que trop facile de constater les symptômes d'une méningite aiguë. Je prescrivis des révulsifs aux pieds et des sangsues derrière les oreilles. Je m'approchai de nouveau de mon jeune ami et j'essayai de lui dire une bonne parole, une parole meilleure, hélas ! que la réalité. Mais il se passa alors en moi un phénomène entièrement nouveau. Bien que j'eusse tout mon sang-froid, je vis le malade comme à travers un voile et si loin de moi qu'il m'apparaissait tout petit, tout petit. Ce trouble dans l'idée de l'espace fut bientôt suivi d'un trouble analogue dans l'idée du temps. Bien que ma visite n'eût pas duré cinq minutes, je m'imaginai que j'étais depuis longtemps, depuis très longtemps, dans cette salle basse, devant ce lit de cotonnade blanche, et que les mois, les années s'écoulaient sans que je fisse un mouvement.
 
"Par un effort d'esprit qui m'est très naturel, j'analysai sur-le-champ ces impressions singulières et la cause m'en apparut nettement. Elle est bien simple. Éloi m'était cher. De le voir malade si inopinément et si gravement, "je n'en revenais pas". C'est le terme populaire et il est juste. Les moments cruels nous paraissent de longs moments. C'est pourquoi j'eus l'impression que les cinq ou six minutes passées auprès d'Éloi avaient quelque chose de quasi séculaire. Quant à la vision que l'enfant était loin de moi, elle venait de l'idée que j'allais le perdre. Cette idée, fixée en moi sans mon consentement, avait pris, dès la première seconde, le caractère d'une absolue certitude.
 
"Le lendemain, Éloi était dans un état moins alarmant, Le mieux persista pendant quelques jours. J'avais envoyé à la ville chercher de la glace ; cette glace fit bon effet. Mais le cinquième jour, je constatai un délire violent. Le malade parlait beaucoup ; parmi les mots sans suite que je lui entendis prononcer, je distinguai ceux-ci :
 
"-- Le ballon ! le ballon ! Je tiens le gouvernail du ballon. Il monte. Le ciel est noir. Maman, maman, pourquoi ne viens-tu pas avec moi ? Je conduis mon ballon où ce sera si beau ! Viens, on étouffe ici.
 
"Ce jour-là, Jean Blin me suivit sur la route. Il se dandinait, de l'air embarrassé d'un homme qui veut dire quelque chose et qui n'ose. Enfin, après avoir fait en silence une vingtaine de pas avec moi, il s'arrêta et, me posant la main sur le bras :
 
"-- Voyez-vous, docteur, me dit-il, j'ai l'idée que c'est dans l'intérieur que ça le tient.
 
"Je poursuivis tristement mon chemin, et, pour la première fois, l'envie de revoir mes poiriers et mes abricotiers ne me fit point hâter le pas. Pour la première fois, après quarante ans de pratique, j'étais troublé dans mon coeur par un de mes malades, et je pleurais en dedans de moi l'enfant que je ne pouvais sauver.
 
"Une angoisse cruelle vint bientôt s'ajouter à ma douleur. Je craignais que mes soins ne fussent mauvais. Je me surprenais oubliant le jour les prescriptions de la veille, incertain dans mon diagnostic, timide et troublé. Je fis venir un de mes confrères, un homme jeune et habile, qui exerce dans la ville voisine. Quand il vint, le pauvre petit malade, devenu aveugle, était plongé dans un coma profond.
 
"Il mourut le lendemain.
 
"Un an s'étant écoulé sur ce.malheur, il m'arriva d'être appelé en consultation au chef-lieu. Le fait est singulier. Les causes qui l'ont amené sont bizarres ; mais, comme elles n'ont point d'intérêt, je ne les rapporterai pas ici. Après la consultation, le docteur C***, médecin de la préfecture, me fit l'honneur de me retenir à déjeuner chez lui, avec deux de mes confrères. Après le déjeuner, où je fus réjoui par une conversation solide et variée, nous prîmes le café dans le cabinet du docteur. Comme je m'approchais de la cheminée pour y poser ma tasse vide, j'aperçus, suspendu au cadre de la glace, un portrait dont la vue me causa une si vive émotion, que j'eus peine à retenir un cri. C'était une miniature, un portrait d'enfant. Cet enfant ressemblait d'une manière si frappante à celui que je n'avais pu sauver et auquel je pensais tous les jours, depuis un an, que je ne pus m'empêcher de croire, un moment, que c'était lui-même. Pourtant cette supposition était absurde. Le cadre de bois noir et le cercle d'or qui entouraient la miniature attestaient le goût de la fin du XVIIIe siècle, et l'enfant était représenté avec une veste rayée de rose et de blanc comme un petit Louis XVII ; mais le visage était tout à fait le visage du petit Éloi. Même front, volontaire et puissant, un front d'homme sous des boucles de chérubin ; même feu dans les yeux ; même grâce souffrante sur les lèvres ! Sur les mêmes traits, enfin, c'était la même expression !
 
"Il y avait déjà longtemps peut-être que j'examinais ce portrait, quand le docteur C***, me frappant sur l'épaule :
 
"-- Cher confrère, me dit-il, vous regardez là une relique de famille que je suis fier de posséder. Mon aïeul maternel fut l'ami de l'homme illustre que vous voyez représenté ici tout enfant, et c'est de mon aïeul que cette miniature me vient.
 
"Je lui demandai s'il voulait bien nous dire le nom de cet illustre ami de son aïeul. Alors il décrocha la miniature et me la tendit :
 
"-- Lisez, me dit-il, cette date en exergue... Lyon, 1787. Cela ne vous rappelle-t-il rien ?... Non ?... Eh bien ! cet enfant de douze ans, c'est le grand Ampère.
 
"En ce moment-là, j'eus la notion exacte et la mesure certaine de ce que la mort avait détruit un an auparavant dans la ferme des Alies."
 
 
==MÉMOIRES D'UN VOLONTAIRE ==
 
[Toutes les circonstances de ces Mémoires sont véritables, et empruntées à divers écrits du XVIIIe siècle. Il ne s'y trouve pas un détail, si petit qu'il soit, qu'on ne rapporte d'après un témoignage authentique.]
 
À Paul Arène.
 
 
Je suis né en 1770 dans le faubourg rustique d'une petite ville du pays de Langres où mon père, à demi citadin, à demi paysan, vendait des couteaux et soignait son verger. Là, des religieuses, qui n'élevaient que des filles, m'apprirent à lire parce que j'étais petit et qu'elles étaient bonnes amies de ma mère. Au sortir de leurs mains, je reçus des leçons de latin d'un prêtre de la ville, fils d'un cordonnier et excellent humaniste. L'été nous travaillions sous de vieux châtaigniers, et c'est près de ses ruches que l'abbé Lamadou m'expliquait les Géorgiques de Virgile. Je n'imaginais pas de bonheur plus grand que le mien et je vivais content entre mon maître et mademoiselle Rose, la fille du maréchal. Mais il n'est point au monde de félicité durable. Un matin, ma mère en m'embrassant coula un écu de six livres dans la poche de ma veste. Mes paquets étaient faits. Mon père sauta à cheval et, m'ayant pris en croupe, me mena au collège de Langres. Je songeai, tout le long du chemin, à ma petite chambre que parfumait, vers l'automne, l'odeur des fruits conservés dans le grenier, à l'enclos où, le dimanche, mon père me menait cueillir les pommes des arbres greffés de sa main ; à Rose, à mes soeurs, à ma mère ; à moi-même, pauvre exilé ! Je me sentais le coeur gros et je retenais à grand-peine les larmes qui gonflaient mes paupières. Enfin, après cinq heures de voyage, nous arrivâmes à la ville et nous mîmes pied à terre devant une grande porte sur laquelle je lus ce mot qui me fit frissonner : Collegium. Nous fûmes reçus dans une grande salle blanchie à la chaux, par le régent, le Père Féval, de l'Oratoire. C'était un homme jeune encore, de belle taille, dont le sourire me rassura. Mon père montrait en toute rencontre une rondeur, une vivacité et une franchise qui ne se démentaient jamais.
 
-- Mon révérend, dit-il en me désignant de la main, je vous amène mon fils unique, Pierre, du nom de son parrain, et Aubier, du nom que je lui ai donné sans tache, tel que je l'avais reçu de feu mon père. Pierre est mon unique garçon, sa mère, Madeleine Ordalu, m'ayant donné un fils et trois filles, que j'élève de mon mieux. Mes filles auront le sort qu'il conviendra à Dieu premièrement et ensuite à leurs maris de leur faire. On les dit jolies et je ne puis me défendre de le croire. Mais la beauté n'est qu'un bien trompeur dont il ne faut pas se soucier. Elles seront assez belles si elles sont assez bonnes. Quant à mon fils Pierre, ici présent (en prononçant ces paroles mon père posa sa main si lourdement sur mon épaule, qu'il me fit fléchir), moyennant qu'il craigne Dieu et sache le latin, il sera prêtre. Je vous prie donc très humblement, mon révérend, de l'examiner à loisir, afin de discerner son véritable naturel. Si vous découvrez en lui quelque mérite, gardez-le. Je paierai volontiers ce qu'il faudra. Si au contraire vous estimez ne pouvoir rien faire de lui, mandez-le-moi, je viendrai le reprendre aussitôt, et je lui apprendrai à fabriquer des couteaux, comme son père. Car je suis coutelier, pour vous servir, mon révérend.
 
Le Père Féval promit qu'il ferait ce qu'on demandait. Et sur cette assurance, mon père prit congé du régent et de moi. Comme il était très ému, et qu'il avait peine à retenir ses sanglots, il prit un visage rude et contracté et me donna, en guise d'embrassement, une terrible bourrade. Quand il fut parti, le Père Féval m'entraîna hors du parloir, dans un jardin que bordait une épaisse charmille ; puis, en passant sous l'ombre des arbres, il me dit :
 
0 Sylvaï dulces umbras frondsaï !
 
Je fus assez heureux pour reconnaître dans ces formes archaïques et dans cette lourde prosodie un vers du vieil Ennius et je répondis à propos au Père Féval que Virgile était plus digne encore que son antique précurseur de célébrer la beauté de ces frais ombrages, frigus opacum. Mon régent parut assez satisfait de ce compliment. Il m'interrogea avec bonté sur quelques points du rudiment. Puis, ayant entendu mes réponses :
 
-- C'est bien, me dit-il ; avec du travail, beaucoup de travail, vous pourrez suivre la classe de quatrième. Venez, je veux vous présenter moi-même à votre professeur et à vos condisciples.
 
Pendant le temps qu'avait duré notre promenade, je me sentais recueilli dans mon abandon et soutenu dans ma détresse. Mais quand je me vis au milieu des collégiens de ma classe, en présence de M. Joursanvault mon professeur, je retombai dans un profond désespoir. M. Joursanvault n'avait ni l'abord facile, ni la belle simplicité du régent. Il me sembla beaucoup plus pénétré de son importance et aussi plus dur et plus fermé. C'était un petit homme à grosse tête dont les paroles passaient en sifflant entre deux lèvres blanches et quatre dents jaunes. Je songeai tout de suite qu'une pareille bouche n'était pas faite pour prononcer ce nom de Lavinie, que j'aimais encore plus que celui de Rose. Car, il faut que je le confesse, l'idyllique et royale fiancée du malheureux Turnus était parée dans mon imagination de grâces augustes. Son image idéale me cachait la beauté plus vulgaire de la fille du maréchal. M. Joursanvault, tel était le nom de mon professeur de quatrième, ne me plaisait guère ; mes condisciples me faisaient peur : ils m'avaient l'air terriblement hardis et je craignais, avec raison, que ma naïveté ne leur parût ridicule. J'avais grande envie de pleurer.
 
Le respect humain, plus fort que ma douleur, retint seul mes larmes.
 
Le soir étant venu, je sortis du collège et m'en allai chercher dans la ville le gîte que m'avait retenu mon père. Je logeais, avec cinq autres écoliers, chez un artisan, dont la femme nous faisait la cuisine. Nous lui donnions chacun vingt-cinq sous chaque mois.
 
Mes condisciples essayèrent d'abord de me railler, sur mes habits mal faits et mon air rustique. Mais ils cessèrent leurs plaisanteries, quand ils virent qu'elles ne me fâchaient pas. Un seul d'entre eux, le fils étique d'un procureur, ayant continué d'imiter insolemment mon maintien lourd et gauche, je le châtiai d'une main si pesante, qu'il ne fut plus tenté d'y revenir. Je ne plaisais guère à M. Joursanvault ; mais, accomplissant mes devoirs avec régularité, je ne lui fournissais pas l'occasion de me punir. Comme il faisait étalage d'une autorité violente, incertaine et tracassière, il invitait à la révolte, et il y eut en effet, dans sa classe, plusieurs mutineries auxquelles je ne pris point de part. Un jour, me promenant dans le jardin avec le régent, qui me témoignait beaucoup de bonté, il me vint malheureusement en tête de me vanter de ma sagesse.
 
-- Mon père, lui dis-je, je n'étais pas de la dernière révolte.
 
-- Il n'y a pas de quoi vous en vanter, me répondit le Père Féval, avec un accent de mépris qui me déchira le coeur.
 
Il haïssait la bassesse plus que tout au monde. Je me promis bien, en l'entendant, de ne jamais plus rien dire ni faire de vil, et, si depuis j'ai su me garder du mensonge et de la lâcheté, c'est à cet excellent homme que je le dois.
 
M. Féval n'était pas un prêtre philosophe, il professait les vertus et non la foi du vicaire savoyard. Il croyait tout ce qu'un prêtre doit croire. Mais il avait horreur des momeries et il ne pouvait tolérer qu'on intéressât Dieu à des bagatelles. Il y parut bien en ce jour de Noël, où M. Joursanvault vint lui dénoncer les impies qui, la veille, avaient mis de l'encre dans les bénitiers.
 
Le scandalisé Joursanvault mâchait des exorcismes et murmurait :
 
-- Certes, le trait est noir !
 
-- A cause de l'encre, répondit paisiblement notre régent.
 
Cet homme vertueux considérait la faiblesse comme le principe unique de tous les maux. Il disait souvent : "Lucifer et les anges rebelles ont failli par orgueil. C'est pourquoi ils restent jusque dans l'enfer princes et rois et exercent sur les damnés une terrible souveraineté. S'ils avaient péri lâchement, ils seraient au milieu des flammes la risée et le jouet des âmes des pécheurs, et l'hégémonie du mal aurait même échappé à leurs mains avilies."
 
Quand vinrent les vacances, j'eus grande joie à revoir notre maison. Mais je la trouvai bien petite. Quand j'entrai, ma mère, courbée sur le foyer, écumait le pot-au-feu. Je la trouvai toute petite aussi, ma bonne mère, et je l'embrassai en sanglotant.
 
L'écumoire à la main, elle me conta que mon père, alourdi par l'âge et les douleurs, ne soignait plus le verger ; que l'aînée de mes soeurs était promise en mariage au fils du tonnelier et que le sacristain de la paroisse avait été trouvé mort dans sa chambre, une bouteille à la main ; les doigts crispés serraient si fort le goulot qu'on crut qu'on ne les détacherait pas. Pourtant il n'était pas décent qu'on portât le sacristain à l'église avec sa bouteille de vin gris. En écoutant ma mère, j'eus pour la première fois l'idée sensible de la fuite du temps et de l'écoulement des choses ; je tombai dans une sorte de torpeur.
 
-- Que tu as bon air, mon fils ! disait ma mère. Va ! dans ta veste de basin, tu sembles déjà un petit curé tout craché.
 
A ce moment, mademoiselle Rose entra dans la salle, elle rougit en me voyant et feignit une grande surprise. Je vis que je lui inspirais de l'intérêt, et j'en fus secrètement flatté. Mais j'affectai devant elle le maintien grave et réservé d'un ecclésiastique. Je passai la plus grande partie des vacances à me promener avec M. Lamadou.
 
Il avait été convenu entre nous que nous ne parlerions que latin. Et nous allions par les routes, au milieu des humbles travaux des champs, dans l'ardente nature, côte à côte, droit devant nous, graves, sérieux, purs, dédaigneux des plaisirs vulgaires et très vains de notre science.
 
Je retournai au collège avec la ferme résolution d'entrer dans les ordres. Je me voyais déjà comme M. Lamadou, coiffé d'un grand chapeau à trois cornes, portant la soutane avec une culotte noire, des bas de laine, et des souliers à boucle, méditant tour à tour l'éloquence de Cicéron et la doctrine de saint Augustin, et traversant la foule en rendant gravement des saluts aux dames et aux pauvres inclinés devant moi. Hélas ! un fantôme de femme vint troubler ce beau rêve. Jusque-là je ne connaissais que Lavinie et mademoiselle Rose. Je connus Didon et je sentis courir des flammes dans mes veines. L'image de celle qui, déchirée d'une blessure immortelle, errait dans la forêt des myrtes, se penchait la nuit sur mon lit agité.
 
Moi aussi, dans mes promenades du soir, je croyais la voir glisser toute blanche derrière les arbustes des bois comme la lune au milieu des nuées. Plein de cette brillante image, je redoutai d'entrer dans les ordres. Pourtant je pris l'habit ecclésiastique qui m'allait à ravir. Quand je retournai chez moi ainsi vêtu, ma mère me fit la révérence et Rose, cachant ses yeux dans son tablier, se mit à pleurer. Puis, me regardant de ses beaux yeux aussi limpides que ses larmes :
 
-- Monsieur Pierre, me dit-elle, je ne sais pas pourquoi je pleure.
 
Elle était touchante ainsi. Mais elle ne ressemblait pas à la lune dans les nuées. Je ne l'aimais pas ; c'est Didon que j'aimais.
 
Cette année-là fut marquée pour moi par un grand deuil. Je perdis mon père, qui succomba assez subitement à une hydropisie de poitrine.
 
A ses derniers moments, il recommanda à ses enfants de vivre dans l'honnêteté et dans la religion et il les bénit, Il mourut avec une douceur qui n'était point dans son caractère. Il semblait quitter sans regrets et même avec allégresse cette vie à laquelle il était fortement attaché par tous les liens d'une ardente nature. J'appris de lui qu'il est plus facile qu'on ne pense de mourir quand on est homme de bien.
 
Je résolus d'être à mon tour le père de ces soeurs aînées, déjà bonnes à marier, et de cette mère en larmes, qui, d'année en année, se faisait plus petite, plus faible et plus
touchante.
 
C'est ainsi qu'en un moment, d'enfant je devins homme. J'achevai mes études chez les oratoriens sous des maîtres excellents, les Pères Lance, Porriquet et Marion, qui, perdus dans une province reculée et sauvage, consacraient à l'éducation de quelques pauvres enfants, des facultés brillantes et une érudition profonde qui eussent honoré l'Académie des inscriptions. Le régent les dépassait tous par l'élévation de son esprit et la beauté de son âme.
 
Tandis que j'achevais ma philosophie sous ces maîtres éminents, une grande rumeur parvenait jusque dans notre province et traversait les murs épais du collège. On parlait d'assembler les États, on demandait des réformes ; et l'on attendait de grands changements. Des livres nouveaux, que nos maîtres nous laissaient lire, annonçaient le retour prochain de l'âge d'or.
 
Quand vint le moment de quitter le collège, j'embrassai le Père Féval en pleurant.
 
Il me retint dans ses bras avec une profonde sensibilité. Puis il m'entraîna sous cette charmille où six ans auparavant j'avais eu avec lui mon premier entretien.
 
Là, me prenant par la main, il se pencha sur moi, me regarda dans les yeux et me dit :
 
-- Souvenez-vous, mon enfant, que, sans le caractère, l'esprit n'est rien. Vous vivrez assez longtemps, peut-être, pour voir naître dans ce pays un ordre nouveau. Ces grands changements ne s'accompliront pas sans troubles. Qu'il vous souvienne alors de ce que je vous dis aujourd'hui : dans les conjonctures difficiles, l'esprit est une faible ressource : seule, la vertu sauve ce qui doit être sauvé.
 
Pendant qu'il parlait ainsi, au sortir de la charmille, le soleil, déjà bas à l'horizon, l'enveloppait d'une pourpre ardente et revêtait de lumière son beau visage pensif. J'eus le bonheur de retenir ses paroles qui me frappaient, bien que je ne les comprisse pas exactement. Je n'étais alors qu'un écolier, et des plus simples. Depuis, la vérité de ces maximes m'a été révélée dans toute sa profondeur par la leçon terrible des événements.
 
 
II
 
J'avais renoncé à l'état ecclésiastique. Il fallait vivre. Je n'avais point appris le latin pour fabriquer des couteaux dans le faubourg d'une petite ville. Je faisais de grands rêves. Notre métairie, nos vaches, notre jardin ne suffisaient pas à mon ambition. Je trouvais à mademoiselle Rose un air rustique. Ma mère s'imaginait que mon mérite ne pourrait se développer tout entier que dans une ville comme Paris. J'en arrivai sans peine à penser de même. Je me fis faire un habit par le meilleur tailleur de Langres. Cet habit avec une épée à poignée d'acier, qui en soulevait les basques, me donna si bon air, que je ne doutai plus de ma fortune. Le Père Féval me fit une lettre pour le duc de Puybonne, et le 12 juillet de l'an de grâce 1789, je montai dans le coche, en pleurant, chargé de livres latins, de galettes, de lard et de baisers. J'entrai dans Paris par le faubourg Saint-Antoine, que je trouvai plus hideux que les plus misérables hameaux de ma province. Je plaignais de tout mon coeur et les malheureux qui habitaient là et moi qui avais quitté la maison et le verger de mon père pour chercher fortune au milieu de tant d'infortunés. Un négociant en vins qui avait pris le coche avec moi, m'expliqua pourtant que tout ce peuple était dans l'allégresse parce qu'on avait détruit une vieille prison, nommée la Bastille-Saint-Antoine. Il m'assura que M. Necker ramènerait bientôt l'âge d'or. Mais un perruquier qui avait entendu notre conversation affirma à son tour que M. Necker perdrait la nation, si le roi ne le renvoyait pas tout de suite.
 
-- La Révolution, ajouta-t-il, est un grand mal. On ne se coiffe plus. Et un peuple qui ne fait pas de coiffures est au-dessous des bêtes.
 
Ces paroles fâchèrent le marchand de vin.
 
-- Apprenez, monsieur le merlan, répondit-il, qu'un peuple régénéré dédaigne les vaines parures. Je vous corrigerais de votre impertinence si j'en avais le temps ; mais je vais vendre du vin à monsieur Bailly, maire de Paris, qui m'honore de son amitié.
 
Ils se quittèrent ainsi, et moi, j'allai à pied, avec mes livres latins, mon lard et le souvenir des baisers de ma mère, chez M. le duc de Puybonne à qui j'étais recommandé. Son hôtel est situé à l'extrémité de la ville, dans la rue de Grenelle. Les passants me l'indiquèrent à l'envi, car le duc est célèbre pour sa bienfaisance,
 
Il me reçut avec bonté. Rien dans ses habits ni dans ses façons ne sort de la simplicité. Il a cet air joyeux qu'on ne voit qu'aux hommes qui travaillent beaucoup sans y être forcés.
 
Il lut la lettre du Père Féval et me dit :
 
-- Cette recommandation est bonne, mais que savez-vous ?
 
Je lui répondis que je savais le latin, un peu de grec, l'histoire ancienne, la rhétorique et la poétique.
 
-- Voilà de belles connaissances ! me répondit-il en souriant. Mais il serait préférable que vous eussiez quelque idée de l'agriculture, des arts mécaniques, du commerce de la banque et de l'industrie. Vous connaissez les lois de Solon, je gage ?
 
Je lui fis signe qu'oui.
 
-- C'est fort bien. Mais vous ignorez la constitution de l'Angleterre. Il n'importe. Vous êtes jeune et dans l'âge d'apprendre. Je vous attache à ma personne, avec cinq cents écus d'appointements. Monsieur Mille, mon secrétaire, vous dira ce que j'attends de vous. Au revoir, monsieur.
 
Un laquais me conduisit à M. Mille, qui écrivait devant une table au milieu d'un grand salon blanc. Il me fit signe d'attendre. C'était un petit homme rond, de figure assez douce, mais qui roulait des yeux terribles et grondait à mi-voix en écrivant.
 
J'entendais sortir de sa bouche les mots de tyrans, fers, enfers, homme, Rome, esclavage, liberté. Je le crus fou. Mais, ayant posé sa plume, il me salua de la tête en souriant.
 
-- Hein ? me dit-il, vous regardez l'appartement. Il est simple comme la maison d'un vieux Romain. Plus de dorures sur les lambris, plus de magots sur les cheminées, rien qui rappelle les temps détestés du feu roi, rien qui soit indigne de la gravité d'un homme libre. Libre, Tibre, il faut que je note cette rime. Elle est bonne, n'est-il point vrai ? Aimez-vous les vers, monsieur Pierre Aubier ?
 
Je répondis que je ne les aimais que trop et qu'il eût mieux valu, pour faire ma cour à Monseigneur, que je préférasse M. Burke à Virgile.
 
-- Virgile est un grand homme, répondit M. Mille. Mais que pensez-vous de monsieur Chénier ? Pour moi, je ne connais rien de plus beau que son Charles IX. Je ne vous cacherai pas que je m'essaie moi-même dans la tragédie. Et, au moment où vous êtes entré, j'achevais une scène dont je suis assez content. Vous me semblez un fort honnête homme. Je veux bien vous confier le sujet de ma tragédie, mais n'en dites rien. Vous sentez de quelle conséquence serait la moindre indiscrétion. Je compose une Lucrèce.
 
Soulevant alors un cahier dans ses mains, il lut : Lucrèce, tragédie en cinq actes, dédiée à Louis le Bien-Aimé, restaurateur de la liberté en France.
 
Il m'en déclama deux cents vers, puis il s'arrêta, donnant pour excuse que le reste demeurait encore imparfait.
 
-- Le courrier du duc, dit-il en soupirant, m'enlève les plus belles heures du jour. Nous sommes en correspondance avec tous les hommes éclairés de l'Angleterre, de la Suisse et de l'Amérique. Je vous dirai, à ce propos, monsieur Aubier, que vous serez employé à la copie et au classement des lettres. S'il vous est agréable de savoir tout de suite de quelles affaires nous nous occupons présentement, je vais vous le dire. Nous aménageons à Puybonne une ferme, avec des colons anglais chargés d'introduire en France les améliorations agricoles réalisées dans la Grande-Bretagne. Nous faisons venir d'Espagne quelques-unes de ces brebis à soyeuses toisons dont les troupeaux ont enrichi Ségovie de leur laine ; négociation si ardue, qu'il a fallu unir à nos efforts ceux du roi lui-même. Enfin nous achetons des vaches suisses pour les donner à nos vassaux.
 
"Je ne parle point de la correspondance sur les affaires publiques. Celle-là est tenue secrète. Mais vous n'ignorez point que les efforts du duc de Puybonne tendent à faire appliquer en France la constitution de l'Angleterre. Permettez-moi de vous quitter, monsieur Aubier. Je vais à la Comédie. On joue Alzire."
 
Cette nuit-là je dormis dans des draps fins et je ne dormis pas bien. Je rêvais que les abeilles de ma mère volaient sur les ruines de la Bastille, autour du duc de Puybonne qui souriait avec bonté, dans une lumière élyséenne. Le lendemain, j'allai rejoindre de grand matin M. Mille, à qui je demandai s'il s'était bien diverti à la Comédie. Il me répondit qu'il se flattait d'avoir surpris, pendant la représentation d'Alzire, quelques-uns des secrets par lesquels M. de Voltaire excitait la sensibilité des spectateurs. Puis il me fit copier des lettres relatives à l'achat de ces vaches suisses dont le bon seigneur faisait présent à ses vassaux. Tandis que je m'appliquais à cette tâche :
 
-- Le duc est sensible, me dit-il. J'ai célébré sa bienfaisance dans des vers dont je ne suis pas trop mécontent. Connaissez-vous la terre de Puybonne ? Non ! C'est un séjour enchanteur. Mes vers vous en feront connaître les beautés. Je vais vous les dire :
 
Vallon délicieux, asile du repos,
Bocages toujours verts, où l'onde la plus pure
Roule paisiblement ses flots,
Et vient mêler son doux murmure
Aux tendres concerts des oiseaux,
Que mon coeur est ému de vos beautés champêtres !
Que j'aime à confier, sous ces riants berceaux,
Le doux nom d'une nymphe à l'écorce des hêtres.
De ces beaux lieux Puybonne est possesseur ;
Avec lui la bonté, la douce bienfaisance,
Dans ce palais habitent en silence
Le sentiment y retient le bonheur.
Puybonne enseigne aux folâtres bergères
A s'assembler sous les ormeaux,
Il se mêle parfois à leurs danses légères,
Puis il leur donne des troupeaux.
 
J'étais émerveillé. Je n'avais rien entendu à Langres d'aussi galant, et je reconnus qu'il y avait dans l'air de Paris un je ne sais quoi qui ne se trouve point ailleurs.
 
L'après-dîner, j'allais visiter les principaux monuments de la ville. Le génie des arts a répandu depuis deux siècles ses trésors sur les rives illustres de la Seine. Je ne connaissais encore que des châteaux et des églises gothiques dont la mélancolie, empreinte de rudesse, inspire seulement à l'âme des pensées disgracieuses. Paris, il est vrai, possède encore quelques-uns de ces édifices barbares. La cathédrale même, qui s'élève dans la Cité, témoigne, par l'irrégularité et la confusion de sa structure, de l'ignorance des âges où elle fut construite. Les Parisiens pardonnent à sa laideur en raison de son antiquité. Le Père Féval avait coutume de dire que toutes les antiquités sont vénérables.
 
Mais quel spectacle différent offrent les monuments des siècles polis ! La régularité du plan, l'exacte proportion des parties, la large ordonnance de l'ensemble, enfin la beauté des ordres imités de l'antique, voilà les qualités qui brillent dans les ouvrages des modernes architectes. Elles se réunissent toutes pour faire de la colonnade du Louvre un chef-d'oeuvre digne de la France et de ses rois. Quelle ville que Paris ! M. Mille m'a montré le théâtre où les plus belles actrices du monde prêtent leur voix et leurs charmes aux inspirations de Mozart et de Gluck. Bien plus ! il m'a mené dans le jardin du Luxembourg, où j'ai vu, sous d'antiques ombrages, Raynal se promenant avec Dussaulx. 0 mon vénéré régent, ô mon maître, ô mon père, ô monsieur Féval ! Que n'êtes-vous témoin de la joie et de l'émotion de votre élève, de votre fils !
 
Je menai pendant six semaines la vie la plus douce. On annonçait autour de moi le retour de l'âge d'or et je voyais déjà s'avancer le char de Saturne et de Rhée. Le matin, je copiais des lettres sous la direction de M. Mille. C'est un bon compagnon que M. Mille, toujours souriant, toujours fleuri et léger comme un zéphyr.
 
Après dîner, je lisais quelques pages de l'Encyclopédie à notre bon seigneur, et j'étais libre jusqu'au lendemain matin. Un soir, j'allais souper aux Porcherons avec M. Mille. Des femmes, portant à leur bonnet les couleurs de la Nation, se tenaient à la porte des guinguettes avec des fleurs dans un panier. L'une d'elles s'étant approchée de moi, me prit par le bras, et me dit :
 
-- Mon cher monsieur, voici un bouquet de roses que je vous donne.
 
Je rougis et ne sus que répondre. Mais M. Mille, qui avait le ton de la ville, me dit :
 
-- Il faut payer ces roses d'une pièce de six sous et dire une parole d'honnêteté à la jolie demoiselle.
 
Je fis l'un et l'autre, puis je demandai à M. Mille s'il pensait que cette bouquetière fût une personne de bien. Il me répondit qu'il s'en fallait de tout, mais qu'on devait être poli avec toutes les femmes. Je m'attachais tous les jours davantage à l'excellent duc de Puybonne. C'était le meilleur et le plus simple des hommes. Il croyait n'avoir rien donné aux malheureux, quand il ne s'était pas donné lui-même. Il vivait comme un homme du commun, tenant le luxe des riches pour un vol fait aux pauvres. Sa bienfaisance était ingénieuse. Je l'entendis nous dire un jour :
 
-- Il n'est pas de plaisir plus doux que de travailler au bonheur des inconnus, soit en plantant quelque arbre utile, soit en greffant sur de jeunes bourgeons, dans les bois, des branches dont les fruits puissent apaiser un jour la soif du voyageur égaré.
 
Le bon seigneur ne s'occupait pas que de philanthropie. Il travaillait ardemment à la nouvelle constitution du royaume. Député de la noblesse à l'Assemblée nationale, il siégeait dans les rangs de ces amateurs de la liberté anglaise qu'on nommait monarchiques, aux côtés de Malouet et de Stanislas de Clermont-Tonnerre. Et, bien que, dès lors, ce parti semblât condamné, il voyait s'acheminer, avec toute la ferveur de l'espérance, la plus humaine des révolutions. Nous partagions sa joie.
 
Malgré bien des causes d'inquiétude, cet enthousiasme nous soutint encore l'année suivante. J'accompagnai M. Mille au Champ-de-Mars dans les premiers jours de juillet. Là deux cent mille personnes de toutes conditions, hommes, femmes, enfants, élevaient de leurs mains l'autel où ils devaient jurer de vivre ou de mourir libres. Des perruquiers en veste bleue, des porteurs d'eau, des abbés, des charbonniers, des capucins, des filles de l'Opéra en robes à fleurs, coiffées de rubans et de plumes, piochaient ensemble la terre sacrée de la patrie. Quel exemple de fraternité ! Nous vîmes MM. Sieyès et de Beauharnais attelés à la même charrette ; nous vîmes le père Gérard, qui, comme un ancien Romain, passe du Sénat à la charrue, manier la pelle et remuer la terre ; nous vîmes toute une famille travaillant au même endroit : le père piochait, la mère chargeait la brouette, et leurs enfants la roulaient tour à tour, tandis que le plus jeune, âgé de quatre ans, sur les genoux de son aïeul, qui en avait quatre-vingt-treize, bégayait : Ah ! ça ira ! ça ira ! Nous vîmes défiler en corps les garçons jardiniers portant des laitues et des marguerites au bout de leurs bêches. Plusieurs corporations les suivaient, musique en tête : les imprimeurs dont la bannière portait cette inscription : Imprimerie, premier drapeau de la Liberté ; puis les bouchers. Sur leur étendard était peint un large couteau avec ces mots : Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers.
 
Et cela même nous semblait encore de la fraternité.
 
-- Aubier, mon ami, mon frère l s'écria M. Mille, je me sens ravi par l'enthousiasme poétique ! Je vais composer une ode qui vous sera dédiée. Écoutez :
 
Ami, vois-tu ce peuple immense,
Comme il accourt de toutes parts :
Des artisans chers à la France
Vois-tu flotter les étendards ?
C'est à l'autel de la Patrie
Que l'amour dirige leurs pas ;
Tous vont à leur mère chérie
Se dévouer jusqu'au trépas.
 
M. Mille récitait ces vers avec chaleur ; il était petit, mais il faisait de grands gestes. Il portait un habit amarante. Toutes ces circonstances le faisaient remarquer, et quand il eut achevé cette strophe, un cercle de curieux l'entourait. On l'applaudissait. Il continua, transporté :
 
Ouvre les yeux, fixe ton âme
Sur ce spectacle solennel...
 
Mais à peine avait-il prononcé ces mots qu'une dame coiffée d'un vaste chapeau noir à plumes se jeta dans ses bras et le pressa contre le fichu qui lui couvrait la gorge.
 
-- Que cela est beau ! s'écria-t-elle. Monsieur Mille, souffrez que je vous embrasse.
 
Un capucin qui, son menton sur le manche de sa bêche, se tenait dans le cercle des curieux, battit des mains à la vue d'un si grand embrassement. Alors de jeunes patriotes qui l'entouraient le poussèrent en riant vers l'embrassante dame, qui l'embrassa au milieu des acclamations. M. Mille m'embrassa, j'embrassai M. Mille.
 
-- Les beaux vers ! s'écriait encore la dame au grand chapeau. Bravo, Mille ! C'est du Jean-Baptiste !
 
-- Oh ! fit M. Mille avec modestie, la tête sur l'épaule, et la joue ronde et rouge comme une pomme.
 
-- Oui, du pur Jean-Baptiste ! répétait la dame ; il faut chanter cela sur l'air "Du serin qui te fait envie".
 
-- Vous êtes trop honnête, lui répondit M. Mille. Permettez-moi, madame Berthemet, de vous présenter mon ami Pierre Aubier, qui vient du Limousin. Il a du mérite et se fera à l'air de Paris.
 
-- Ce cher enfant, répondit madame Berthemet en me pressant la main. Qu'il vienne chez nous. Amenez-nous-le, monsieur Mille. Nous faisons de la musique tous les jeudis. Aime-t-il la musique ? Mais la belle question ! Pour ne pas l'aimer, il faudrait être un barbare en proie à toutes les fureurs. Venez jeudi prochain, monsieur Aubier ; ma fille Amélie vous chantera une romance.
 
En parlant ainsi, madame Berthemet désigna une jeune demoiselle coiffée à la grecque et vêtue de blanc, dont les cheveux blonds et les yeux bleus me parurent les plus beaux du monde. Je rougis en la saluant. Mais elle ne parut point s'apercevoir de mon trouble.
 
En rentrant à l'hôtel de Puybonne, je ne dissimulai pas à M. Mille l'impression que me fit la beauté d'une si aimable personne.
 
-- Il faut donc, me répondit M. Mille, ajouter une strophe à mon ode.
 
Et après quelques secondes de réflexion :
 
-- Voilà qui est fait, ajouta-t-il.
 
Si d'une belle honnête et sage
Tu sais un jour te faire aimer,
Le noeud sacré du mariage
Est le seul que tu dois former ;
Mais à l'autel de la Patrie
Courez tous deux pour vous unir,
Que jamais votre foi trahie
N'ordonne au ciel de vous punir.
 
Hélas ! M. Mille n'avait pas ce don de lire dans l'avenir, que l'antiquité attribuait aux poètes. Nos jours heureux étaient désormais comptés et nos belles illusions devaient tomber toutes. Au lendemain de la Fédération, la nation se réveilla cruellement divisée. Le roi, faible et borné, répondait mal aux espérances infinies que le peuple avait mises en lui.
 
L'émigration criminelle des princes et des nobles appauvrissait le pays, irritait le peuple et menait à la guerre. Les clubs dominaient l'Assemblée. Les haines populaires devenaient de plus en plus menaçantes. Si la nation était en proie au trouble, la paix ne régnait pas dans mon coeur. J'avais revu Amélie. J'étais devenu l'hôte assidu de sa famille et il n'y avait pas de semaine que je n'allasse deux ou trois fois dans la maison qu'ils habitaient dans la rue Neuve-Saint-Eustache. Leur fortune, autrefois brillante, avait beaucoup souffert de la Révolution, et je puis dire que le malheur mûrit notre amitié. Amélie, devenue pauvre, m'en parut plus touchante et je l'aimai. Je l'aimai sans espoir. Qu'étais-je, pauvre petit paysan, pour plaire à une si gracieuse citadine ?
 
J'admirais ses talents. C'est en faisant de la musique, de la peinture ou en traduisant quelque roman anglais, qu'elle se divertissait noblement des malheurs publics et de ceux de sa famille. Elle montrait en toute rencontre une fierté qui se tournait volontiers à mon égard en raillerie badine. Il était visible que, sans toucher son coeur, j'amusais son esprit. Son père était le plus beau grenadier de la section, homme nul au demeurant. Quant à madame Berthemet, c'était, malgré sa pétulance, la meilleure des femmes. Elle débordait d'enthousiasme. Les perroquets, les économistes et les vers de M. Mille la faisaient tomber en pâmoison. Elle m'aimait, quand elle en avait le temps, car les gazettes et l'Opéra lui en prenaient beaucoup. Elle était, après sa fille, la personne du monde que j'avais le plus de plaisir à voir.
 
J'avais fait de grands progrès dans la confiance de M. de Puybonne. Il ne m'occupait plus à copier des lettres ; il m'employait aux négociations les plus délicates et il me faisait souvent des confidences dans lesquelles M. Mille n'avait point de part.
 
D'ailleurs il avait perdu la foi, sinon le courage. La fuite humiliante de Louis XVI l'affligea plus que je ne saurais dire ; mais après le retour de Varennes, il se montra assidu auprès du souverain prisonnier qui avait méprisé ses conseils et suspecté ses sentiments. Mon cher seigneur resta désespérément fidèle à la royauté mourante. Le 10 Août, il était au Château, et c'est par une sorte de miracle qu'il échappa au peuple, et qu'il put regagner son hôtel. Dans la nuit, il me fit appeler. Je le trouvai revêtu des habits d'un de ses intendants.
 
-- Adieu, me dit-il, je fuis une terre dévouée à tous les genres de désolations et de crimes. Après-demain j'aurai touché les côtes de l'Angleterre. J'emporte trois cents louis ; c'est tout ce que j'ai pu réaliser de ma fortune. Je laisse ici des biens considérables. Je n'ai que vous à qui me fier. Mille est un sot. Prenez mes intérêts. Je sais qu'il y aura du danger à le faire ; mais je vous estime assez pour vous confier des soins périlleux.
 
Je lui pris les mains, les baisai et les mouillai de larmes ; ce fut ma seule réponse.
 
Tandis qu'il s'échappait de Paris à la faveur de son déguisement et d'un faux passeport dont il s'était muni, je brûlai dans les cheminées de l'hôtel des papiers qui eussent pu compromette des familles entières et coûter la vie à des centaines de personnes. Dans les jours qui suivirent, je fus assez heureux pour vendre, à très bas prix, il est vrai, les voitures, les chevaux et la vaisselle de M. de Puybonne, et je sauvai de la sorte de soixante-dix à quatre-vingt mille livres qui passèrent le détroit. Ce ne fut pas sans courir les plus grands dangers que je conduisis ces négociations délicates. Il y allait de ma vie. La terreur régnait sur la capitale au lendemain du 10 Août. Dans les rues, la veille encore animées par la bigarrure des costumes, où retentissaient les cris des marchands et les pas des chevaux, s'étendaient maintenant la solitude et le silence. Toutes les boutiques étaient fermées ; les citoyens, cachés dans leurs logis, tremblaient pour leurs amis, et pour eux-mêmes.
 
Les barrières étaient gardées, et nul ne pouvait sortir de la ville épouvantable. Des patrouilles d'hommes armés de piques parcouraient les rues. On ne parlait que de visites domiciliaires. J'entendais de ma chambre, située dans les combles de l'hôtel, les pas des citoyens armés, le bruit des piques et des crosses de fusil contre les portes voisines, les plaintes et les cris des habitants qu'on traînait aux sections. Et quand les sans-culottes avaient tout le jour terrorisé les âmes paisibles du quartier, ils se rendaient dans la boutique d'un épicier, mon voisin ; ils y buvaient, y dansaient la carmagnole, chantaient le Ça ira jusqu'au matin, et il m'était impossible de fermer l'oeil de la nuit. L'inquiétude rendait mon insomnie plus cruelle. Je craignais que quelque valet ne m'eût dénoncé et qu'on ne vînt pour m'arrêter.
 
Il y avait alors une fièvre de délation. Pas un marmiton qui ne se crût un Brutus pour avoir trahi les maîtres qui le nourrissaient.
 
J'étais constamment sur mes gardes : un serviteur fidèle devait m'avertir au premier coup de marteau. Je me jetais habillé sur mon lit ou dans un fauteuil. J'avais sur moi la clef de la petite porte du jardin. Mais pendant les exécrables journées de Septembre, quand j'appris que des centaines de prisonniers avaient été massacrés au milieu de l'indifférence publique, sous le regard approbateur des magistrats, l'horreur l'emporta en moi sur la crainte et je rougis de prendre tant soin de ma sûreté et de défendre si prudemment une existence que devaient désoler les crimes de ma patrie.
 
Je ne craignais plus de me montrer dans les rues ni de croiser les patrouilles. Pourtant j'aimais la vie. Il y avait un charme puissant à mes angoisses et à mes douleurs. Une image délicieuse effaçait à mes yeux tout le sombre tableau qui se déroulait devant moi. J'aimais Amélie, et son jeune visage, multiplié dans mon imagination, l'enchantait tout entière. Je l'aimais sans espoir. Pourtant il me semblait que j'étais moins indigne d'elle, depuis que je m'étais conduit en homme de coeur. Je me flattais que, du moins, mes périls me rendraient intéressant à ses yeux.
 
C'est dans ces dispositions que j'allai la voir un matin. Je la trouvai seule. Elle me parla avec plus de douceur qu'elle n'avait fait encore. Ses yeux se tournèrent vers le ciel et il en coula une larme. Cette vue me jeta dans un trouble inexprimable. Je me jetai à ses pieds, je saisis sa main et la baignai de pleurs.
 
-- 0 mon frère ! me dit-elle en s'efforçant de me relever.
 
Je ne compris pas en ce moment la cruelle douceur de ce nom de frère. Je lui parlais avec toute la sensibilité de mon âme.
 
-- Oui, m'écriai-je, ces temps sont affreux. Les hommes sont méchants, fuyons-les. Le bonheur est dans la solitude. Il est encore des îles lointaines où l'on peut vivre innocent et caché, allons-y. Allons chercher le bonheur à l'ombre des lataniers, sur le tombeau de Virginie.
 
Tandis que je parlais ainsi, elle regardait au loin et semblait rêveuse ; mais je ne devinai pas si elle faisait le même rêve que moi.
 
 
III
 
Je passai le reste de la journée dans la plus cruelle incertitude. Je ne pouvais ni prendre aucun repos, ni m'occuper d'aucun soin. La solitude m'était affreuse et la compagnie importune.
 
Dans ces dispositions j'errais au hasard par les rues et les quais de la ville, contemplant tristement les armoiries mutilées au fronton des hôtels, et les saints décapités au portail des églises. Ma rêverie me conduisit insensiblement dans le jardin du Palais-Royal où se pressait une foule bigarrée de promeneurs qui venaient lire les gazettes en buvant du café. Aussi les galeries de bois avaient-elles tous les jours un air de fête.
 
Depuis la déclaration de la guerre et les progrès des armées coalisées, les Parisiens venaient ainsi chercher des nouvelles aux Tuileries et au Palais-Royal. La foule était grande quand le temps était beau, et l'inquiétude même apportait avec elle un certain divertissement.
 
Beaucoup de femmes, vêtues à la grecque, avec simplicité, portaient à la taille ou dans les cheveux les couleurs de la Nation. Je me sentais plus seul encore dans cette foule ; tout ce bruit, tout ce mouvement qui m'environnait ne servait, pour ainsi dire, qu'à repousser et à renfermer mes pensées en moi.
 
-- Hélas ! me disais-je, ai-je assez parlé ? Ai-je laissé voir tous mes sentiments ? Ou plutôt n'en ai-je que trop dit ? Consentira-t-elle à me revoir encore, maintenant qu'elle sait que je l'aime ? Mais le sait-elle ? et le veut-elle savoir ?
 
Ainsi je gémissais sur l'incertitude de mon sort quand mon attention fut brusquement attirée par une voix connue. Je levai la tête et je vis M. Mille qui, debout dans un café, chantait au milieu de patriotes et de citoyennes. Vêtu en garde national, il pressait de son bras gauche une jeune femme que je reconnus pour une des bouquetières de Ramponneau, et chantait sur l'air de Lisette :
 
S'il est douze cents députés
Qui brisent nos entraves,
Le voeu de cent mille beautés
Est de nous rendre esclaves :
Toutes nos dames ont regret
A l'ancien régime,
Et louer un nouveau décret
C'est perdre leur estime.
 
Un murmure d'approbation accueillit ce couplet. M. Mille sourit, s'inclina légèrement, puis se tournant vers sa compagne, il continua de chanter :
 
Ah ! ne les imitez jamais,
Adorable Sophie,
Et connaissez mieux les bienfaits
De la philosophie :
C'est elle qui dicte des lois
Aux Solons de la France,
Et qui fera dans tous ses droits
Rentrer un peuple immense.
 
On applaudit et M. Mille, tirant de sa poche un noeud de ruban, le remit à Sophie en chantant :
 
Hâtez-vous donc de l'arborer,
Cette belle cocarde,
Dont j'aime tant à me parer
Quand je monte ma garde.
Vous devez préférer à l'or
Les fleurs à peines écloses ;
Ce joli ruban tricolor
A tout l'éclat des roses.
 
Sophie piqua le ruban à son bonnet en promenant sur l'assistance un regard stupide et triomphant. On applaudit. M. Mille salua. Il contemplait la foule sans y distinguer ni moi ni personne ; ou plutôt, dans cette foule, il ne voyait que lui-même.
 
-- Ah ! monsieur, s'écria mon voisin, qui dans son enthousiasme m'embrassait tendrement ; ah ! si les Prussiens, si les Autrichiens voyaient cela ! Ils trembleraient, monsieur ! Ils ont eu des intelligences à Longwy et à Verdun. Mais Paris, s'ils y venaient, serait leur tombeau. L'esprit du peuple est tout à fait martial. Je viens du jardin des Tuileries, monsieur. J'ai entendu des chanteurs, placés devant la statue de la Liberté, entonner le chant de guerre des Marseillais. Une foule frémissante répétait en choeur le refrain :
 
Aux armes, citoyens !
 
Que les Prussiens n'étaient-ils là ! ils fussent tous rentrés sous terre !
 
Mon interlocuteur était un homme ordinaire ; ni beau ni laid, ni petit ni grand. Il ressemblait à tout le monde, et n'avait rien de propre ni de distinctif : comme il parlait haut, il fut vite entouré. Après avoir toussé avec importance, il poursuivit :
 
-- L'ennemi approche de Châlons. Il faut l'enfermer dans un cercle de fer. Citoyens, veillons nous-mêmes au salut public. Mais défiez-vous de vos généraux, défiez-vous de l'état-major des troupes de ligne, défiez-vous de vos ministres, bien que vous les ayez choisis, défiez-vous même de vos députés à la Convention, et sauvons-nous nous-mêmes.
 
-- Bravo ! s'écria un des assistants, volons à Châlons !
 
Un petit homme l'interrompit vivement :
 
-- Les patriotes ne doivent quitter Paris qu'après avoir exterminé les traîtres.
 
Ces paroles sortaient d'une bouche que je reconnus aussitôt. Je ne pouvais m'y tromper. Cette tête énorme et chancelante sur d'étroites épaules, cette face plate et livide, toute cette personne chétive et monstrueuse, c'était mon ancien maître, le Père Joursanvault. Une méchante veste avait remplacé sa soutane. Sa tête était coiffée d'un bonnet rouge. Son visage suait la haine et l'apostasie. Je détournai le mien, mais je ne pus me défendre d'entendre l'ancien oratorien qui poursuivait sa harangue en ces termes :
 
-- On n'a pas assez versé de sang dans les glorieuses journées de Septembre. Le peuple, toujours magnanime, a trop épargné les conspirateurs et les traîtres.
 
A ces terribles paroles, je m'enfuis épouvanté. Enfant, je soupçonnais M. Joursanvault de n'être ni juste ni bienveillant. Je ne l'aimais pas. Mais j'étais bien loin de deviner la noirceur de son âme. En découvrant que mon ancien maître n'était qu'un vil scélérat, j'éprouvai une douleur amère.
 
-- Que ne suis-je encore qu'un enfant ! m'écriai-je en moi-même. Et à quoi bon vivre, si la vie nous ménage de semblables rencontres ! 0 bon régent, Père Féval ! que votre souvenir vienne adoucir les tristesses de mon âme ! Où la tourmente vous a-t-elle jeté, ô mon seul, ô mon vrai maître ? Du moins, partout où vous êtes, j'en suis sûr, l'humanité, la pitié et l'héroïsme résident avec vous. Vous m'avez enseigné, ô mon vénérable régent, la droiture et le courage. Vous avez fortifié mon coeur en prévision des jours d'épreuve. Puisse votre élève, votre enfant, ne pas se montrer trop indigne de vous !
 
A peine avais-je achevé cette invocation mentale, que je me sentis un courage nouveau. Et ma pensée, revenant, par une pente naturelle, à ma chère Amélie, je connus tout à coup mon devoir et je résolus de l'accomplir.
 
J'avais révélé mes sentiments à Amélie. Ne devais-je pas le même aveu à madame Berthemet ?
 
J'étais à quelques pas de sa porte, et mes rêveries m'avaient conduit naturellement vers la maison où respirait Amélie. J'entrai, je parlai.
 
Madame Berthemet me répondit en souriant que j'étais un bien honnête homme. Puis prenant un ton plus grave :
 
-- Je vais donc vous faire une confidence nécessaire à votre repos. Ne vous abusez pas ; renoncez à tout espoir. Ma fille est aimée du chevalier de Saint-Ange et je ne la crois pas insensible à cet hommage. Je souhaiterais pourtant qu'elle en perdît le souvenir. Car notre fortune décline chaque jour, et l'amour du chevalier est mis par là à une épreuve dont les sentiments les plus ardents ne sont pas toujours victorieux.
 
Le chevalier de Saint-Ange ! A ce nom je frémis ; j'avais pour rival le poète le plus tendre, le conteur le plus aimable ! Naissance, famille, beauté, talents, il avait tout pour plaire ! La veille, j'avais vu dans les mains d'une dame, sur une boîte d'écaille, le portrait peint à la miniature du chevalier de Saint-Ange, en costume de dragon.
 
En le voyant, j'avais envié, comme tous les hommes, sa mâle élégance et sa grâce souveraine. Tous les matins, j'entendais ma voisine, la mercière, chanter, sur le seuil de sa porte, l'immortelle romance, le Gage :
 
0 toi qui n'eus jamais dû naître,
Gage trop cher d'un fol amour,
Puisses-tu ne jamais connaître
L'erreur qui te donna le jour !
 
Naguère encore je lisais avec délices le roman philosophique qui ouvrit au chevalier de Saint-Ange les portes de l'Académie française, cet admirable Cynégyre qui laisse bien loin derrière lui le Numa Pompilius de M. de Florian. " Votre Cynégyre, disait le vénérable M. Sedaine au chevalier de Saint-Ange en le recevant dans l'illustre Compagnie, votre Cynégyre a été dédié par vous aux mânes de Fénelon et l'offrande n'a pas déparé l'autel." Tel était mon rival : l'auteur sensible du Gage l'émule de Fénelon et de Voltaire ! Je restais confus : l'étonnement engourdissait ma douleur.
 
-- Quoi ! madame, m'écriai-je, le chevalier de Saint-Ange...
 
-- Oui, reprit madame Berthemet en secouant la tête, un beau talent. Mais n'imaginez pas qu'il soit l'homme de ses poèmes héroïques. Hélas ! son amour décline avec notre fortune.
 
Elle ajouta avec bonté qu'elle regrettait que le choix de sa fille ne se fût pas porté sur moi.
 
-- Les talents, disait-elle, ne font pas le bonheur. Au contraire, les hommes doués de facultés extraordinaires, les poètes, les orateurs, devraient vivre seuls. Qu'ont-ils besoin de compagnons en cette vie où ils ne peuvent rencontrer d'égaux ? Leur génie même les condamne à l'égoïsme. On n'est pas impunément un homme supérieur.
 
Mais je ne l'écoutais plus, je demeurais étonné. Cette révélation avait tué mon amour, je n'avais jamais rien espéré. Sans espoir l'amour n'est guère vivace. Le mien était mort d'un seul mot.
 
Le chevalier de Saint-Ange ! L'avouerai-je ? Tandis que mon coeur saignait, j'éprouvais une sorte de satisfaction d'amour-propre à songer que tout autre aurait été repoussé comme moi, prévenu par un tel rival.
 
Je baisai cent fois les mains de madame Berthemet et je sortis de chez elle tranquille, muet, lent, comme l'ombre de ce généreux amant qui était venu une heure auparavant porter à la mère d'Amélie ses scrupules et ses aveux. J'étais désespéré ; je ne souffrais pas, j'éprouvais seulement de la surprise, de la honte et de la crainte en me sentant survivre au meilleur de moi-même, à mon amour.
 
Comme je traversais le Pont-Neuf pour rentrer dans mon vieux faubourg désert, je vis sur le terre-plein, au pied du socle sur lequel s'élevait naguère la statue de Henri IV, un chanteur de l'Académie de musique qui disait l'hymne des Marseillais d'une voix pathétique. La foule assemblée, tête nue, reprenait le refrain en choeur : Aux armes, citoyens ! Mais quand le chanteur entonna le dernier couplet : Amour sacré de la Patrie, d'une voix lente et profonde, tout le peuple frémit dans une sainte ivresse. A ces vers :
 
Liberté, liberté chérie...,
 
Je tombai à genoux sur le pavé, et je vis que tout le peuple s'était prosterné avec moi. 0 Patrie ! Patrie ! qu'y a-t-il en toi pour que tes enfants t'adorent ainsi ? Au-dessus de la boue et du sang s'élève ton image radieuse. 0 Patrie ! heureux ceux qui meurent pour toi.
 
Le soleil qui descendait alors à l'horizon dans les nuées ensanglantées répandait des flammes liquides sur les eaux du plus illustre des fleuves. Salut, dernier rayon de mes beaux jours !
 
Oh ! dans quel sombre hiver j'entrai ce soir-là ! Quand je m'enfermai dans ma petite chambre, sous les combles de l'hôtel de Puybonne, je crus poser sur moi la pierre de mon tombeau.
 
-- C'est fait ! me dis-je en sanglotant, je n'aime plus Amélie. Mais d'où vient que je suis obligé de me le redire sans cesse ? D'où vient que, ne l'aimant plus, je ne puis songer qu'à elle ? Pourquoi pleuré-je avec tant d'amertume mon pauvre amour déraciné ?
 
De cruelles angoisses vinrent se joindre aux tristesses de mon coeur. L'état des affaires publiques me désespérait. Ma détresse était extrême et, loin d'espérer obtenir du travail, j'étais réduit à me cacher pour n'être point arrêté comme suspect.
 
M. Mille n'avait pas reparu à l'hôtel depuis le 10 Août. Je ne sais trop où il logeait ; mais il ne manquait pas une seule séance de la Commune et il récitait tous les jours devant la municipalité, aux grands applaudissements des tricoteuses et des sans-culottes, un hymne nouveau. Il était le plus patriote des poètes et le citoyen Dorat-Cubières lui-même semblait auprès de lui un timide feuillant suspect aux démagogues. J'étais d'un commerce dangereux ; aussi M. Mille ne venait pas me visiter, et la délicatesse me faisait un facile devoir de ne point le rechercher. Pourtant, comme il était honnête homme, il m'envoya le recueil imprimé de ses chansons. Oh ! que sa seconde muse ressemblait peu à la première ! Celle-ci était poudrée, fardée, musquée. L'autre avait l'air d'une furie à chevelure de serpents. Je me rappelle encore la chanson des sans-culottes qui voulait être bien méchante. Elle commençait ainsi :
 
Amis, assez et trop longtemps,
Sous le règne affreux des tyrans,
On chanta les despotes :
Sous celui de l'Égalité,
Des Lois et de la Liberté,
Chantons les Sans-culottes.
 
Le procès du roi me jeta dans un trouble indicible. Mes jours s'écoulaient dans l'horreur. Un matin, on vint frapper à ma porte. Je devinai une main douce et amie ; j'ouvris, madame Berthemet se jeta dans mes bras :
 
-- Sauvez-moi, sauvez-nous, me dit-elle. Mon frère Eustance, mon frère unique, porté sur une liste d'émigrés, est venu chercher un asile chez moi. Il a été dénoncé, arrêté. Il est en prison depuis cinq jours. Heureusement, l'accusation qui pèse sur lui est vague et mal fondée, Mon frère n'a jamais émigré. Il suffit, pour qu'il soit relâché, qu'on vienne témoigner de sa résidence. J'ai demandé ce service au chevalier de Saint-Ange. Il me l'a refusé prudemment. Eh bien ! mon ami, mon fils, ce service, périlleux pour lui, et plus périlleux encore pour vous, je viens vous le demander.
 
Je la remerciai de cette demande comme d'une faveur. C'en était une, en effet, et la plus précieuse dont un honnête homme pût être honoré.
 
-- Je savais bien que vous ne refuseriez pas, vous ! s'écria madame Berthemet en m'embrassant. Mais ce n'est pas tout, ajouta-t-elle. Il faut que vous trouviez un second témoin, il est nécessaire qu'il s'en présente deux pour que mon frère soit relâché. Mon ami, en quel temps vivons-nous ! Monsieur de Saint-Ange s'éloigne de nous : notre malheur l'importune ; et monsieur Mille craindrait de fréquenter des suspects. Qui l'eût dit, mon ami ; qui l'eût dit ? Vous souvient-il du jour de la Fédération ? Nous étions tous animés de sentiments fraternels, et j'avais une bien belle robe.
 
Elle me quitta en pleurant. Je descendis l'escalier sur ses pas pour querir un témoin, et j'étais, à vrai dire, fort embarrassé d'en trouver un. En me prenant le menton dans les mains, je m'avisai que j'avais une barbe de huit jours qui pourrait me rendre suspect, et je me rendis tout de suite chez mon barbier au coin de la rue Saint-Guillaume.
 
Ce barbier était un très bon homme nommé Larisse, long comme un peuplier, agité comme un tremble.
 
Quand j'entrai dans son échoppe, il accommodait un marchand de vin du quartier, qui de sa bouche barbouillée de savon vomissait toutes sortes de gentillesses.
 
-- Joli merlan des dames, disait-il, on te coupera la tête et on la mettra au bout d'une pique, pour satisfaire tes aspirations aristocratiques. Il faut que tous les ennemis du peuple crachent dans le panier, depuis le gros Capet jusqu'au mince Larisse. Et ça ira !
 
M. Larisse, plus pâle que la lune et plus tremblant que la feuille, rasait avec d'infinies précautions le menton du patriote injurieux.
 
Je constatai que jamais perruquier n'avait éprouvé plus d'effroi. Et j'en augurai bien pour le succès du dessein que j'avais soudainement formé. Mon intention en effet était de prier M. Larisse de venir témoigner avec moi au comité.
 
-- Il est si poltron, me disais-je, qu'il n'osera pas me refuser.
 
Le marchand de vin se retira en grommelant de nouvelles menaces et me laissa seul avec le perruquier qui, tout frémissant encore, me passa une serviette au cou.
 
-- Ah ! monsieur, me dit-il à l'oreille d'une voix plus faible qu'un soupir, l'enfer est déchaîné sur nous ! N'ai-je donc étudié l'art de la coiffure que pour accommoder des démons ? Les têtes qui me faisaient honneur sont maintenant à Londres ou à Coblentz. Comment se porte monseigneur le duc de Puybonne ? C'était un bon maître.
 
Je l'assurai que le duc vivait à Londres, en donnant des leçons d'écriture. En effet, le duc m'avait fait tenir récemment un papier où il me mandait qu'il vivait parfaitement heureux à Londres avec quatre shillings six pence par jour.
 
-- Il se peut, me répondit M. Larisse, mais on n'est pas coiffé à Londres comme à Paris. Les Anglais savent faire des constitutions, mais ils ne savent pas faire de perruques, et leur poudre n'est pas d'un blanc assez pur.
 
M. Larisse m'eut vite rasé. Je n'avais pas alors la barbe bien rude. A peine avait-il fermé son rasoir que, lui saisissant le poignet, je lui dis résolument :
 
-- Mon cher monsieur Larisse, vous êtes un galant homme : vous allez m'accompagner à l'assemblée générale de la section des Postes, en la ci-devant église Saint-Eustache. Vous y attesterez avec moi que monsieur Eustance n'a jamais émigré.
 
A ces mots, M. Larisse pâlit et murmura d'une voix mourante :
 
-- Mais je ne connais pas monsieur Eustance.
 
-- Moi non plus, lui répondis-je.
 
Ce qui était la pure vérité. J'avais bien auguré du caractère de M. Larisse. Il était anéanti. La peur même le jetait dans le péril. Je le pris par le bras, il me suivit sans résistance.
 
-- Mais vous me menez à la niort, me dit-il doucement.
 
A la gloire ! lui répondis-je.
 
Je ne sais s'il connaissait ses tragiques, mais il était sensible à l'honneur ; il parut flatté. Il avait quelque littérature, car me quittant le bras pour se rendre dans son arrière-boutique :
 
-- Cher monsieur, me dit-il, laissez-moi mettre du moins mon bel habit. Dans l'antiquité, les victimes étaient parées de fleurs. Je l'ai lu dans l'Almanach des honnêtes gens.
 
Il tira de sa commode un habit bleu qu'il passa autour de sa longue et flexible personne. C'est dans cet équipage qu'il m'accompagna à l'assemblée générale de la section des Postes, qui était en permanence.
 
Au seuil de l'église désaffectée, sur la porte de laquelle on lisait les mots : Liberté, égalité, fraternité ou la mort, M. Larisse sentit une sueur lui monter au front ; il entra pourtant. Un des citoyens qui dormait là, au milieu de bouteilles vides, se réveilla à demi pour examiner notre affaire, puis il nous renvoya au comité révolutionnaire de la section.
 
Je connaissais ce comité pour y avoir accompagné deux fois M. Berthemet. Le président en était un petit logeur de la rue de la Truanderie dont les plus fidèles pratiques étaient des demoiselles du monde. Parmi les membres figuraient un rémouleur à brouette, un portier et un dégraisseur, nommé Bistac. C'est au rémouleur que nous eûmes affaire. Il siégeait sans façon, les manches retroussées ; il se montra bonhomme.
 
-- Citoyens, nous dit-il, du moment que vous apportez une attestation en forme, je n'ai rien à objecter, parce que je suis magistrat et que conséquemment la forme me suffit. Je n'ajouterai qu'un mot : un homme qui a de l'intelligence et de l'esprit ne doit pas être autorisé à quitter Paris en ce moment. Parce que, voyez-vous, citoyens...
 
Il hésita, puis, s'aidant du geste pour exprimer sa pensée, il étendit son bras nu et musclé, puis il le porta à son front qu'il frappa du doigt en disant : "Il ne faut pas seulement de ça (ce qu'il entendait de son bras, instrument de travail), il faut aussi de ça (ce qu'il entendait de son front, siège de l'intelligence)."
 
Il nous vanta ensuite son génie naturel et se plaignit que ses parents ne lui eussent pas donné d'instruction. Puis il se mit en devoir de signer notre déclaration. En dépit de sa bonne volonté, ce fut long. Pendant que ses mains, habituées à la meule, maniaient péniblement la plume, le dégraisseur Bistac entra dans la salle. Bistac n'avait pas la bonne humeur du gagne-petit. Il avait l'âme jacobine. A notre vue, son front se plissa, ses narines se gonflèrent : il flairait des aristocrates.
 
-- Qui es-tu ? me demanda-t-il.
 
-- Pierre Aubier.
 
-- Eh bien ! Pierre Aubier, t'es-tu flatté de coucher cette nuit dans ton lit ?
 
Je fis assez bonne contenance, mais mon compagnon se mit à frissonner de tous ses membres. Ses os claquaient si fort que Bistac y prit garde et m'oublia pour ne plus s'occuper que du pauvre Larisse.
 
-- Tu m'as tout l'air d'un conspirateur, dit Bistac, d'une voix terrible. Quelle est ta profession ?
 
-- Barbier, pour vous servir, citoyen.
 
-- Tous les barbiers sont des feuillants.
 
La peur faisait faire communément à M. Larisse les actions les plus courageuses. Il m'a confessé depuis qu'à ce moment il avait eu toutes les peines du monde à se défendre de crier : "Vive le roi !" Dans le fait il ne cria point, mais il répondit fièrement qu'il ne devait pas tant de grâces à la Révolution qui avait supprimé les perruques et la poudre, et qu'il était las de trembler sans cesse.
 
-- Prenez ma tête, ajouta-t-il, j'aime mieux mourir une fois que de craindre toujours.
 
Ce discours rendit Bistac perplexe.
 
Cependant le rémouleur, qui roulait dans sa cervelle des pensées confuses mais bienveillantes, nous invita à nous retirer.
 
-- Allez, citoyens, nous dit-il, mais rappelez-vous que la République a besoin de ça.
 
Et il montrait son front.
 
Le frère de madame Berthemet fut relâché le lendemain.
 
La mère d'Amélie m'en témoigna beaucoup de reconnaissance et m'embrassa, car elle était embrassante. Elle fit mieux :
 
-- Vous avez, me dit-elle, acquis des droits à la reconnaissance d'Amélie. Je veux que ma fille vienne elle-même vous témoigner toute sa gratitude. Elle vous doit un oncle. C'est moins qu'une mère, il est vrai, mais quelles louanges ne mérite pas votre courage...
 
Elle alla chercher Amélie.
 
Resté seul dans le salon, j'attendis. Je me demandai si j'aurais la force de la revoir. Je craignais, j'espérais, je souffrais mille morts.
 
Au bout de cinq minutes, madame Berthemet reparut seule.
 
-- Excusez une ingrate, me dit-elle. Ma fille refuse de venir. "Je ne saurais souffrir sa présence, m'a-t-elle dit. Sa vue me serait cruelle : désormais, il m'est odieux. En montrant plus de courage que l'homme que j'aime, il s'est acquis un cruel avantage. Je ne le reverrai de ma vie : il est généreux, il me pardonnera."
 
Après m'avoir rapporté ces paroles, madame Berthemet conclut par ces mots
 
-- Oubliez une ingrate.
 
Je promis de m'y efforcer et je tins parole. Les événements m'y aidèrent. La terreur régnait. L'affreuse journée du 31 mai avait ôté aux modérés leurs dernières espérances.
Dénoncé plusieurs fois comme conspirateur à cause de la correspondance que j'entretenais avec M. de Puybonne, j'étais sans cesse menacé de perdre la liberté et la vie.
 
N'ayant plus de carte de civisme et n'osant en demander de peur d'être mis aussitôt en état d'arrestation, l'existence n'était plus supportable pour moi.
 
On faisait alors la réquisition de douze cent mille hommes, depuis l'âge de dix-huit ans jusqu'à vingt-cinq. Je me fis inscrire. Le 7 brumaire an II, à six heures du matin, je pris la route de Nancy pour rejoindre mon régiment. Le bonnet de police sur la tête, sac au dos, vêtu d'une carmagnole, je me trouvais un air assez martial.
 
De temps en temps je me retournais vers la grand-ville où j'avais tant souffert et tant aimé. Puis je reprenais mon chemin en essuyant une larme. Je m'avisai de chanter pour me donner du coeur et j'entonnai l'hymne des Marseillais :
 
Allons, enfants de la Patrie !
 
A la première étape, je présentai ma feuille de route à des paysans qui m'envoyèrent coucher à l'étable, dans la paille. J'y dormis d'un sommeil délicieux. Et je songeai, en me réveillant :
 
-- Voilà qui est bien. Je ne risque plus d'être guillotiné. Il me semble que je n'aime plus Amélie ; ou plutôt, il me semble que je ne l'ai jamais aimée. Je vais avoir un sabre et un fusil. Je n'aurai plus à craindre que les balles des Autrichiens. Brindamour et Trompelamort ont raison : il n'est pas de plus beau métier que celui de soldat. Mais qui l'eût dit, quand j'étudiais le latin sous les pommiers en fleur de monsieur l'abbé Lamadou, qu'un jour je défendrais la République ? Ah ! monsieur Féval, qui l'eût dit que le petit Pierre votre élève s'en irait en guerre ?
 
A l'étape suivante, une bonne femme me coucha dans des draps blancs, parce que je ressemblais à son fils.
 
Je logeai le lendemain chez une chanoinesse qui me mit dans un grenier, à la pluie et au vent ; encore le fit-elle d'une âme bien angoissée, tant un défenseur de la République lui semblait une dangereuse espèce de brigand.
 
Enfin, je rejoignis mon corps sur le bord de la Meuse. On me donna une épée. J'en rougis de plaisir et me crus plus grand d'un pied. Ne m'en raillez pas ; c'est là de la vanité, j'en conviens ; mais c'est celle qui fait les héros. A peine équipés nous reçûmes l'ordre de partir pour Maubeuge.
 
Nous arrivâmes sur la Sambre par une nuit noire. Tout se taisait. Nous vîmes des feux allumés sur les collines, de l'autre côté de la rivière. J'appris que c'étaient les bivouacs de l'ennemi. Et mon coeur battit à se rompre.
 
C'est d'après Tive-Live que je m'étais fait une image de la guerre. Or, je vous atteste, bois, prés, collines, rives de la Sambre et de la Meuse, cette image était fausse. La guerre, telle que je la fis, consiste à traverser des villages incendiés, à coucher dans la boue, à entendre siffler des balles pendant les longues et mélancoliques factions de la nuit ; mais de combats singuliers et de batailles rangées, je n'en vis point. Nous dormions peu et nous ne mangions pas. Floridor, mon sergent, ancien garde française, jurait que nous menions "une vie de fête" ; il exagérait, mais nous n'étions pas malheureux, car nous avions la conscience de faire notre devoir et d'être utiles à la patrie.
 
Nous étions justement fiers de notre régiment qui, s'était couvert de gloire à Wattignies. Il était composé en grande partie de soldats de l'ancien régime, solides et bien instruits. Comme il avait perdu beaucoup de monde dans plusieurs affaires, on avait bouché les trous, tant bien que mal, avec de jeunes réquisitionnaires. Sans les vétérans qui nous encadraient, nous n'eussions rien valu. Il faut beaucoup de temps pour former un soldat, et l'enthousiasme, à la guerre, ne remplace pas l'expérience.
 
Mon colonel était un ci-devant noble de chez moi. Il me traita avec bonté. Vieux royaliste de province, soldat et non courtisan, il avait fort tardé à changer l'habit blanc des troupes de Sa Majesté contre l'habit bleu des soldats de l'an II. Il détestait la République et donnait tous les jours sa vie pour elle.
 
Je bénis la Providence de m'avoir conduit à la frontière, puisque j'y ai trouvé la vertu.
 
[Écrit au bivouac, sur la Sambre, du septidi 27 frimaire, au sextidi 6 nivôse an II de la République française, par Pierre Aubier, réquisitionnaire.]
 
 
==L'AUBE ==
 
À mademoiselle Léonie Bernardini
 
 
Le Cours-la-Reine était désert. Le grand silence des jours d'été régnait sur les vertes berges de la Seine, sur les vieux hêtres taillés dont les ombres commençaient à s'allonger vers l'Orient et dans l'azur tranquille d'un ciel sans nuages, sans brises, sans menaces et sans sourires. Un promeneur, venu des Tuileries, s'acheminait lentement vers les collines de Chaillot. Il avait la maigreur agréable de la première jeunesse et portait l'habit, la culotte, les bas noirs des bourgeois, dont le règne était enfin venu. Cependant son visage exprimait plus de rêverie que d'enthousiasme. Il tenait un livre à la main ; son doigt, glissé entre deux feuillets, marquait l'endroit de sa lecture, mais il ne lisait plus. Par moments, il s'arrêtait et tendait l'oreille pour entendre le murmure léger et pourtant terrible qui s'élevait de Paris, et dans ce bruit plus faible qu'un soupir il devinait des cris de mort, de haine, de joie, d'amour, des appels de tambours, des coups de feu, enfin tout ce que, du pavé des rues, les révolutions font monter vers le chaud soleil de férocité stupide et d'enthousiasme sublime. Parfois, il tournait la tête et frissonnait. Tout ce qu'il avait appris, tout ce qu'il avait vu et entendu en quelques heures emplissait sa tête d'images épouvantables : la Bastille prise et déjà décrénelée par le peuple ; le prévôt des marchands tué d'un coup de pistolet au milieu d'une foule furieuse ; le gouverneur, le vieux de Launay, massacré sur le perron de l'Hôtel de Ville ; une plèbe terrible, pâle comme la faim, ivre, hors d'elle-même, perdue dans un rêve de sang et de gloire, roulant de la Bastille à la Grève, et, au-dessus de cent mille têtes hallucinées, les corps des invalides pendus à une lanterne et le front couronné de chêne d'un triomphateur en uniforme blanc et bleu ; les vainqueurs, précédés des registres, des clefs et de la vaisselle d'argent de l'antique forteresse, montant au milieu des acclamations le perron ensanglanté ; et devant eux, les magistrats du peuple, La Fayette et Bailly, émus, glorieux, étonnés, les pieds dans le sang, la tête dans un nuage d'orgueil ! Puis, la peur régnant encore sur la foule déchaînée, au bruit semé que les troupes royales vont entrer de nuit dans la ville ; les grilles des palais arrachées pour en faire des piques, les dépôts d'armes, pillés, les citoyens élevant des barricades dans les rues et les femmes montant des grès sur les toits des maisons pour en écraser les régiments étrangers !
 
Ces scènes violentes se sont réfléchies dans son imagination avec les teintes de la mélancolie. Il a pris son livre préféré, un livre anglais de méditations sur les tombeaux, et il s'en est allé le long de la Seine, sous les arbres du Cours-la-Reine, vers la maison blanche, où nuit et jour va sa pensée. Tout est calme autour de lui. Il voit sur la berge des pêcheurs à la ligne, assis, les pieds dans l'eau ; et il suit en rêvant le cours de la rivière. Parvenu aux premières rampes des collines de Chaillot, il rencontre une patrouille qui surveille les communications entre Paris et Versailles. Cette troupe, armée de fusils, de mousquets, de hallebardes, est composée d'artisans portant le tablier de serge ou de cuir, d'hommes de loi de noir vêtus, d'un prêtre et d'un géant barbu, en chemise, nu-jambes. Ils arrêtent quiconque veut passer : on a surpris des intelligences entre le gouverneur de la Bastille et la cour ; on craint une surprise.
 
Le promeneur est jeune et son air ingénu. Il dit à peine quelques mots et la troupe le laisse passer en souriant.
 
Il monte une ruelle en pente, parfumée de sureaux en fleur, et s'arrête à mi-côte devant la grille d'un jardin.
 
Ce jardin est petit, mais des allées sinueuses, des plis de terrain en allongent la promenade. Des saules trempent le bout de leurs branches dans un bassin où nagent des canards. A l'angle de la rue, sur un tertre, s'élève une gloriette légère et une pelouse fraîche s'étend devant la maison. Là, sur un banc rustique, une jeune femme est assise, elle penche la tête ; son visage est caché par un grand chapeau de paille, couronné de fleurs naturelles. Elle porte sur sa robe à raies blanches et roses un fichu noué à la taille qui, marquée un peu haut, donne à la jupe une longueur élancée, pleine de grâce. Les bras serrés dans une manche étroite, reposent. Une corbeille de forme antique, remplie de pelotes de laine, est à ses pieds. Près d'elle, un enfant, dont les yeux bleus brillent à travers les mèches de ses cheveux d'or, fait des tas de sable avec sa pelle.
 
La jeune femme reste immobile sans rien voir et comme charmée, et lui, debout à la grille, se refuse à rompre un charme si doux. Enfin, elle lève la tête et montre un visage jeune presque enfantin, dont les traits ronds et purs ont une expression naturelle de douceur et d'amitié. Il s'incline devant elle. Elle lui tend la main.
 
-- Bonjour, monsieur Germain ; quelle nouvelle ? Quelle nouvelle apportez ? comme dit la chanson. Je ne sais que des chansons.
 
-- Pardonnez-moi, madame, d'avoir troublé vos songes. Je vous contemplais. Seule, immobile, accoudée, vous m'avez semblé l'ange du rêve.
 
-- Seule ! seule ! répondit-elle, comme si elle n'avait entendu que ce mot : seule ! L'est-on jamais ?
 
Et, comme elle vit qu'il la regardait sans comprendre, elle ajouta :
 
-- Laissons cela - ce sont des idées que j'ai... Quelles nouvelles ?
 
Alors, il lui conta la grande journée, la Bastille vaincue, la liberté fondée. Sophie l'écouta gravement, puis :
 
-- Il faut se réjouir, dit-elle ; mais notre joie doit être la joie austère du sacrifice. Désormais les Français ne s'appartiennent plus ; ils se doivent à la révolution qui va changer le monde.
 
Comme elle parlait ainsi, l'enfant se jeta joyeusement sur ses genoux.
 
-- Regarde, maman ; regarde le beau jardin.
 
Elle lui dit en l'embrassant :
 
-- Tu as raison, mon Émile ; rien n'est plus sage au monde que de faire un beau jardin.
 
-- Il est vrai, ajouta Germain ; quelle galerie de porphyre et d'or vaut une verte allée ?
 
Et songeant à la douceur de conduire à l'ombre des arbres cette jeune femme appuyée à son bras :
 
-- Ah ! s'écria-t-il en jetant sur elle un regard profond, que m'importent les hommes et les révolutions !
 
- Non ! dit-elle, non ! je ne puis détacher ainsi ma pensée d'un grand peuple qui veut fonder le règne de la justice. Mon attachement aux idées nouvelles vous surprend, monsieur Germain. Nous ne nous connaissons que depuis peu de temps. Vous ne savez pas que mon père m'apprit à lire dans le Contrat social et dans l'Évangile. Un jour, dans une promenade, il me montra Jean Jacques. Je n'étais qu'une enfant, mais je fondis en larmes en voyant le visage assombri du plus sage des hommes. J'ai grandi dans la haine des préjugés. Plus tard, mon mari, qui professait comme moi la philosophie de la nature, voulut que notre fils s'appelât Émile et qu'on lui enseignât à travailler de ses mains. Dans sa dernière lettre, écrite il y a trois ans à bord du navire sur lequel il périt quelques jours après, il me recommandait encore les préceptes de Rousseau sur l'éducation. Je suis pénétrée de l'esprit nouveau. Je crois qu'il faut combattre pour la justice et pour la liberté.
 
-- Comme vous, madame, soupira Germain, j'ai horreur du fanatisme et de la tyrannie ; j'aime comme vous la liberté, mais mon âme est sans force. Ma pensée s'échappe à chaque instant de moi-même. Je ne m'appartiens pas, et je souffre.
 
La jeune femme ne répondit pas. Un vieillard poussa la grille et s'avança les bras levés, en agitant son chapeau. Il ne portait ni poudre ni perruque. Des cheveux gris et longs tombaient des deux côtés de son crâne chauve. Il était entièrement vêtu de ratine grise ; ses bas étaient bleus, ses souliers sans boucles.
 
-- Victoire ! victoire ! s'écriait-il. Le monstre est en notre pouvoir et je vous en apporte la nouvelle, Sophie !
 
-- Mon voisin, je viens de l'entendre de monsieur Germain que je vous présente. Sa mère était à Angers l'amie de ma mère. Depuis six mois qu'il est à Paris il veut bien venir me voir de temps en temps au fond de mon ermitage. Monsieur Germain, vous voyez devant vous mon voisin et ami, monsieur Franchot de La Cavanne, homme de lettres.
 
-- Dites : Nicolas Franchot, laboureur.
 
-- Je sais, mon voisin, que c'est ainsi que vous avez signé vos mémoires sur le commerce des grains. Je dirai donc, pour vous plaire et bien que je vous croie plus habile à manier la plume que la charrue, monsieur Nicolas Franchot, laboureur.
 
Le vieillard embrassa Germain et s'écria :
 
-- Elle est donc tombée, cette forteresse qui dévora tant de fois la raison et la vertu ! Ils sont tombés, les verrous sous lesquels j'ai passé huit mois sans air et sans lumière. Il y a de cela trente et un ans, le 17 février 1768, ils m'ont jeté à la Bastille pour avoir écrit une lettre sur la tolérance. Enfin, aujourd'hui, le peuple m'a vengé. La raison et moi nous triomphons ensemble. Le souvenir de ce jour durera autant que l'univers : j'en atteste ce soleil qui vit périr Hipparque et fuir les Tarquins.
 
La voix éclatante de M. Franchot effraya le petit Émile qui saisit la robe de sa mère. Franchot, apercevant tout à coup l'enfant, l'éleva de terre et lui dit avec enthousiasme :
 
-- Plus heureux que nous, enfant, tu grandiras libre !
 
Mais Émile, épouvanté, renversa la tête en arrière et poussa de grands cris.
 
-- Messieurs, dit Sophie en essuyant les larmes de son fils, vous voudrez bien souper avec moi. J'attends monsieur Duvernay, si toutefois il n'est pas retenu auprès d'un de ses malades.
 
Et se tournant vers Germain :
 
-- Vous savez que monsieur Duvernay, médecin du roi, est électeur de Paris hors les murs. Il serait député à l'Assemblée nationale si comme monsieur de Condorcet, il ne s'était pas dérobé par modestie à cet honneur. C'est un homme de grand mérite ; vous aurez plaisir et profit à l'entendre.
 
-- Jeune homme, dit Franchot par surcroît, je connais monsieur Jean Duvernay et je sais de lui un trait qui l'honore. Il y a deux ans, la reine le fit appeler pour soigner le dauphin atteint d'une maladie de langueur. Duvernay habitait alors Sèvres, où une voiture de la cour le venait prendre chaque matin pour le conduire à Saint-Cloud auprès de l'enfant malade. Un jour, la voiture rentra vide au château. Duvernay n'était pas venu. Le lendemain, la reine lui en fit des reproches :
 
"-- Monsieur, lui dit-elle, vous aviez donc oublié le dauphin ?
 
"-- Madame, répondit cet honnête homme, je soigne votre fils avec humanité, mais hier j'étais retenu auprès d'une paysanne en couches.
 
-- Eh bien ! dit Sophie, cela n'est-il pas beau et ne devons-nous pas être fiers de notre ami ?
 
-- Oui, cela est beau, répondit Germain.
 
Une voix grave et douce s'éleva près d'eux.
 
-- Je ne sais, dit cette voix, ce qui excite vos transports ; mais j'aime à les entendre. On voit en ce temps-ci tant de choses admirables !
 
L'homme qui parlait ainsi portait une perruque poudrée et un jabot de fine dentelle. C'était Jean Duvernay ; Germain reconnut son visage pour l'avoir vu en estampe dans les boutiques du Palais-Royal.
 
-- Je viens de Versailles, dit Duvernay. Je dois au duc d'Orléans le plaisir de vous voir en ce grand jour, Sophie. Il m'a amené, dans son carrosse, jusqu'à Saint-Cloud. J'ai fait le reste du chemin de la manière la plus commode : je l'ai fait à pied.
 
En effet, ses souliers à boucle d'argent et ses bas noirs étaient couverts de poussière.
Émile attacha ses petites mains aux boutons d'acier qui brillaient sur l'habit du médecin, et Duvernay, le pressant sur ses genoux, sourit quelques instants aux lueurs de cette petite âme naissante. Sophie appela Nanon.
 
Une grosse fille parut, elle prit et emporta dans ses bras l'enfant dont elle étouffait, sous les baisers sonores, les cris désespérés.
 
Le couvert était mis dans la gloriette. Sophie suspendit son chapeau de paille à une branche de saule : les boucles de ses cheveux blonds se répandirent sur ses joues.
 
-- Vous souperez le plus simplement du monde, dit-elle, à la manière anglaise.
 
De la place où ils s'assirent, ils découvraient la Seine et les toits de la ville, les dômes, les clochers. Ils restèrent silencieux à ce spectacle, comme s'ils voyaient Paris pour la première fois. Puis ils parlèrent des événements du jour, de l'Assemblée, du vote par tête, de la réunion des Ordres et de l'exil de M. Necker. Ils étaient tous quatre d'accord que la liberté était à jamais conquise. M. Duvernay voyait s'élever un ordre nouveau et vantait la sagesse des législateurs élus par le peuple. Mais sa pensée restait calme, et parfois il semblait qu'une inquiétude se mêlât à ses espérances. Nicolas Franchot ne gardait point cette mesure. Il annonçait le triomphe pacifique du peuple et l'ère de la fraternité. En vain le savant, en vain la jeune femme lui disaient :
 
-- La lutte commence seulement et nous n'en sommes qu'à notre première victoire.
 
-- La philosophie nous gouverne, leur répondait-il. Quels bienfaits la raison ne répandra-t-elle pas sur les hommes soumis à son tout-puissant empire ? L'âge d'or imaginé par les poètes deviendra une réalité. Tous les maux disparaîtront avec le fanatisme et la tyrannie qui les ont enfantés. L'homme vertueux et éclairé jouira de toutes les félicités. Que dis-je ! Avec l'aide des physiciens et des chimistes, il saura conquérir l'immortalité sur la terre.
 
En l'entendant, Sophie secoua la tête.
 
-- Si vous voulez nous priver de la mort, dit-elle, trouvez-nous donc une fontaine de jouvence. Sans cela votre immortalité me fait peur.
 
Le vieux philosophe lui demanda en riant si la résurrection chrétienne la rassurait davantage.
 
-- Pour moi, dit-il après avoir vidé son verre, je crains bien que les anges et les saints ne se sentent portés à favoriser le choeur des vierges aux dépens de celui des douairières.
 
-- Je ne sais, répondit la jeune femme d'une voix lente, en levant les yeux, je ne sais de quel prix sont aux yeux des anges ces pauvres charmes formés du limon de la terre ; mais je crois que la puissance divine saura mieux réparer les outrages du temps, s'il en est besoin dans un tel séjour, que votre physique et votre chimie ne pourront jamais y parvenir en ce monde. Vous qui êtes athée, monsieur Franchot, et qui ne croyez pas que Dieu règne dans les cieux, vous ne pouvez rien comprendre à la Révolution qui est l'avènement de Dieu sur la terre.
 
Elle se leva.
 
La nuit était venue, et l'on voyait au loin la grande ville s'étoiler de feux.
 
 
Tandis que les deux vieillards raisonnaient ensemble dans la gloriette, Germain offrit son bras à Sophie et ils se promenèrent tous deux dans les sombres allées. Elle lui en contait le nom et l'histoire.
 
-- Nous sommes dans l'allée de Jean-Jacques, qui conduit au salon d'Émile. Cette allée était droite, je l'ai recourbée pour qu'elle passât sous le vieux chêne. Il donne, tout le jour, de l'ombre à ce banc rustique que j'ai appelé "le Repos des amis". Asseyons-nous un moment sur ce banc.
 
Germain entendait dans le silence les battements de son coeur.
 
-- Sophie, je vous aime, murmura-t-il en lui prenant la main.
 
Elle la retira doucement, et, montrant au jeune homme les feuilles qu'une brise légère faisait frissonner :
 
-- Entendez-vous ?
 
-- J'entends le vent dans les feuilles.
 
Elle secoua la tête et dit d'une voix douce comme un chant :
 
-- Germain ! Germain ! Qui vous dit que c'est le vent dans les feuilles ? Qui vous dit que nous sommes seuls ? Seriez-vous donc aussi de ces âmes vulgaires qui n'ont rien deviné du monde mystérieux ?
 
Et, comme il l'interrogeait d'un regard plein d'anxiété :
 
-- Monsieur Germain, lui dit-elle, veuillez monter dans ma chambre. Vous trouverez un petit livre sur la table et vous me l'apporterez...
 
Il obéit. Tout le temps qu'il fut absent, la jeune veuve regarda le feuillage noir qui frissonnait au vent de la nuit. Germain revint avec un petit livre à tranches dorées.
 
-- Les Idylles de Gesner ; c'est bien cela, dit Sophie ; ouvrez le livre à l'endroit qui est marqué, et, si vos yeux sont assez bons pour lire au clair de lune, lisez.
 
Il lut ces mots :
 
"Ah ! souvent mon âme viendra planer autour de toi ; souvent, lorsque, rempli d'un sentiment noble et sublime, tu méditeras dans la solitude, un souffle léger effleurera tes joues : qu'un doux frémissement pénètre alors ton âme !"
 
Elle l'arrêta :
 
-- Comprenez-vous maintenant, mon ami, que nous ne sommes jamais seuls, et qu'il est des mots que je ne pourrai pas entendre tant qu'un souffle venu de l'Océan passera dans les feuilles des chênes ?
 
Les voix des deux vieillards se rapprochaient.
 
-- Dieu, c'est le bien, disait Duvernay.
 
-- Dieu, c'est le mal, disait Franchot, et nous le supprimerons.
 
Tous deux, en même temps que Germain, prirent congé de Sophie.
 
-- Adieu, messieurs, leur dit-elle. Crions : "Vive la liberté et vive le roi !" Et vous, mon voisin, ne nous empêchez pas de mourir quand nous en aurons besoin.
 
 
 
==MADAME DE LUZY ==
 
À Marcel Proust.
 
 
[Manuscrit du 15 septembre 1792.]
 
I
 
Quand j'entrai, Pauline de Luzy me tendit la main. Puis nous gardâmes un moment le silence. Son écharpe et son chapeau de paille reposaient négligemment sur un fauteuil.
 
La prière d'Orphée était ouverte sur l'épinette. S'approchant de la fenêtre, elle regarda le soleil descendre à l'horizon sanglant.
 
-- Madame, lui dis-je enfin, vous souvient-il des paroles que vous avez prononcées, il y a deux ans jour pour jour, au pied de cette colline, au bord du fleuve vers lequel vous tournez en ce moment les yeux ?
 
"Vous souvient-il que, tendant une main prophétique, vous m'avez fait voir par avance les jours d'épreuve, les jours de crime et d'épouvante ? Vous avez arrêté sur .mes lèvres l'aveu de mon amour, et vous m'avez dit : "Vivez, combattez pour la justice et pour la liberté."
 
Madame, depuis que votre main, que je n'ai pas assez couverte de larmes et de baisers, m'a montré la voie, j'ai marché hardiment. Je vous ai obéi, j'ai écrit, j'ai parlé. Pendant deux ans, j'ai combattu sans trêve les brouillons faméliques qui sèment le trouble et la haine, les tribuns qui séduisent le peuple par les démonstrations convulsives d'un faux amour et les lâches qui sacrifient aux dominations prochaines.
 
Elle m'arrêta d'un geste et me fit signe d'écouter. Nous entendîmes alors venir, à travers l'air embaumé du jardin, où chantaient les oiseaux, des cris lointains de mort : "A la lanterne, l'aristocrate !..."
 
Pâle, immobile, elle tenait un doigt sur la bouche.
 
-- C'est, repris-je, quelque malheureux qu'ils poursuivent. Ils font des visites domiciliaires et des arrestations nuit et jour dans Paris. Peut-être vont-ils entrer ici. Je dois me retirer pour ne pas vous compromettre ; bien que peu connu dans ce quartier, je suis, par le temps qui court, un hôte dangereux.
 
-- Restez ! me dit-elle.
 
Pour la seconde fois, des cris déchirèrent l'air paisible du soir. Ils étaient mêlés de bruits de pas et de coups de feu. Ils se rapprochaient ; on entendait : "Fermez les issues, qu'il ne s'échappe pas, le scélérat !"
 
Madame de Luzy semblait plus calme à mesure que le danger se rapprochait.
 
-- Montons au second étage, dit-elle ; nous pourrons voir, à travers les jalousies, ce qui se passe dehors.
 
Mais à peine avions-nous ouvert la porte, que nous vîmes, sur le palier, un homme livide, défait, dont les dents claquaient, dont les genoux s'entrechoquaient. Ce spectre murmurait d'une voix étouffée :
 
-- Sauvez-moi, cachez-moi !... Ils sont là... Ils ont forcé ma porte, envahi mon jardin. Ils viennent...
 
 
II
 
Madame de Luzy, reconnaissant Planchonnet, le vieux philosophe qui habitait la maison voisine, lui demanda tout bas :
 
-- Ma cuisinière vous a-t-elle vu ? Elle est jacobine !
 
-- Personne ne m'a vu.
 
-- Dieu soit loué, mon voisin !
 
Elle l'entraîna dans sa chambre à coucher où je les suivis. Il fallait aviser, il fallait trouver quelque cachette où elle pût garder Planchonnet plusieurs jours, plusieurs heures au moins, le temps de tromper et de lasser ceux qui le cherchaient. Il fut convenu que j'observerais les alentours et que, sur le signal que je donnerais, le pauvre ami sortirait par la petite porte du jardin.
 
En attendant, il ne pouvait se tenir debout. C'était un homme étonné.
 
Il essaya de faire entendre qu'il était recherché, lui, l'ennemi des prêtres et des rois, pour avoir conspiré avec M. de Cazotte contre la Constitution et s'être joint, le 10 Août, aux défenseurs des Tuileries. C'était une indigne calomnie. La vérité était que Lubin le poursuivait de sa haine, Lubin, naguère son boucher, qu'il avait voulu cent fois bâtonner pour lui apprendre à mieux peser sa viande et qui maintenant présidait la section où il avait eu son étal.
 
En murmurant ce nom d'une voix étranglée, il crut voir Lubin lui-même, et se cacha la face dans les mains. On heurtait à la porte de la chambre. Madame de Luzy poussa le vieillard derrière un paravent et ouvrit. C'était la cuisinière qui venait l'avertir que la municipalité était à la grille, avec la garde nationale, et qu'ils venaient faire une perquisition.
 
-- Ils disent, ajouta la fille, que Planchonnet est dans la maison. Moi, je sais bien que non, que vous ne cacheriez pas un scélérat de cette espèce ; mais ils ne veulent pas me croire.
 
-- Eh bien, qu'ils montent ! répondit madame de Luzy avec tranquillité. Faites-leur visiter toute la maison, de la cave au grenier.
 
En entendant ce dialogue, le pauvre Planchonnet s'était évanoui derrière son paravent, où je parvins à grand-peine à le ranimer, en lui jetant de l'eau sur les tempes. Quand ce fut fait :
 
-- Mon ami, dit tout bas la jeune femme au vieillard, fiez-vous à moi. Rappelez-vous- que les femmes sont rusées.
 
Aussitôt, elle tira le lit un peu en avant de l'alcôve, défit la couverture et, avec mon aide, disposa les trois matelas de manière à ménager, du côté de la ruelle, un espace vide.
 
Comme elle prenait ces dispositions, un grand bruit de souliers, de sabots, de crosses et de voix rauques éclata dans l'escalier. Ce fut, pour moi, je l'avoue, une minute terrible ; mais le bruit monta peu à peu au-dessus de nos têtes. Nous comprîmes que la garde, conduite par la cuisinière jacobine, fouillait d'abord les greniers. Le plafond craquait ; on entendait des menaces, de gros rires, des coups de pied et des coups de baïonnette dans les cloisons. Nous respirions, mais il n'y avait pas une seconde à perdre. J'aidai Planchonnet à se couler dans l'espace ménagé sous les matelas.
 
En nous regardant faire, madame de Luzy secouait la tête. Le lit, ainsi bouleversé, avait un air suspect.
 
Elle essaya de le refaire exactement ; mais n'y put parvenir.
 
-- Il faut que je m'y mette, dit-elle.
 
Elle regarda à la pendule ; il était sept heures du soir. Elle songea qu'on ne trouverait pas naturel qu'elle fût couchée si tôt. Quant à se dire malade, il n'y fallait pas songer : la cuisinière jacobine découvrirait la ruse.
 
Elle demeura ainsi songeuse quelques secondes ; puis, tranquillement, simplement, elle se déshabilla devant moi, se mit au lit et m'ordonna de retirer mes souliers, mon habit et ma cravate :
 
-- Il faut que vous soyez mon amant et qu'ils nous surprennent. Quand ils viendront, vous n'aurez pas eu le temps de réparer le désordre de votre toilette. Vous leur ouvrirez en veste [La veste se portait sous l'habit. C'était une sorte de gilet, plus long que les nôtres, et auquel étaient attachées de longues manches.], les cheveux défaits.
 
Toutes nos dispositions étaient prises quand la troupe civile descendit du grenier en sacrant et pestant.
 
Le malheureux Planchonnet fut saisi d'un tel tremblement qu'il secouait tout le lit.
De plus, sa respiration était si forte, qu'on en devait entendre le sifflement jusque dans le corridor.
 
-- C'est dommage, murmura madame de Luzy, j'étais si contente de mon petit artifice. Enfin ! ne désespérons point, et que Dieu nous aide !
 
Un poing rude secoua la porte.
 
-- Qui frappe ? demanda Pauline.
 
-- Les représentants de la nation.
 
-- Ne pouvez-vous attendre un moment ?
 
-- Ouvre, ou nous brisons la porte !
 
-- Mon ami, allez ouvrir.
 
Tout à coup, par une espèce de miracle, Planchonnet cessa de trembler et de râler.
 
 
III
 
C'est Lubin qui entra le premier, ceint de son écharpe et suivi d'une douzaine de piques. Tournant alternativement ses regards sur madame de Luzy et sur moi :
 
-- Peste ! s'écria-t-il, nous dénichons des amoureux. Excusez-nous, la belle !
 
Puis, se tournant vers les gardes :
 
-- Seuls, les sans-culottes ont des moeurs.
 
Mais, en dépit de cette maxime, une telle rencontre l'avait mis en gaieté.
 
Il s'assit sur le lit et, prenant le menton de la belle aristocrate :
 
-- Il est vrai, dit-il, que cette bouche-là n'est pas faite pour marmotter jour et nuit des Pater. Ce serait dommage. Mais la République avant tout. Nous cherchons le traître Planchonnet. Il est ici, j'en suis sûr. Il me le faut. Je le ferai guillotiner. Ce sera ma fortune.
 
-- Cherchez-le donc !
 
Ils regardèrent sous les meubles, dans les armoires, passèrent des piques sous le lit et sondèrent les matelas avec des baïonnettes.
 
Lubin, se grattant l'oreille, me regardait du coin de l'oeil. Madame de Luzy, craignant pour moi un interrogatoire embarrassant :
 
-- Mon ami, me dit-elle, tu connais aussi bien que moi la maison ; prends les clefs et conduis partout monsieur Lubin. Je sais que ce sera un plaisir pour toi que de guider des patriotes.
 
Je les conduisis à la cave, où ils culbutèrent les margotins et burent un assez grand nombre de bouteilles. Après quoi, Lubin défonça, à coups de crosse, les tonneaux pleins et, sortant de la cave inondée de vin, donna le signal du départ. Je les reconduisis jusqu'à la grille, que je refermai sur leurs talons, et je courus annoncer à madame de Luzy que nous étions sauvés.
 
A cette nouvelle, penchant la tête dans la ruelle, elle appela :
 
-- Monsieur Planchonnet ! monsieur Planchonnet !
 
Un faible soupir lui répondit.
 
-- Dieu soit loué ! s'écria-t-elle. Monsieur Planchonnet, vous m'avez fait une peur affreuse. Je vous croyais mort.
 
 
 
==LA MORT ACCORDÉE ==
 
À Albert Tournier.
 
 
Après avoir erré longtemps dans les rues désertes, André alla s'asseoir au bord de la Seine et contempla cette vaste colline de Saint-Cloud où habitait Lucie, sa maîtresse, aux jours de joie et d'espérance.
 
De longtemps il n'avait été si calme.
 
A huit heures, il prit un bain. Il entra chez un traiteur du Palais-Royal et, regardant les papiers publics en attendant son repas, lut dans le Courrier de l'Égalité la liste des condamnés à mort exécutés sur la place de la Révolution le 24 floréal.
 
Il déjeuna de bon appétit. Puis il se leva, s'assura devant une glace si sa toilette était en ordre et s'il avait le teint bon, et s'en alla d'un pas léger jusqu'à la maison basse qui fait le coin des rues de Seine et Mazarine. C'est là que logeait le citoyen Lardillon, substitut de l'accusateur public au tribunal révolutionnaire, homme serviable, qu'André avait connu capucin à Angers et sans-culotte à Paris.
 
Il sonna. Après quelques minutes de silence, une figure parut à travers un judas grillé et le citoyen Lardillon, s'étant assuré prudemment de la mine et du nom du visiteur, ouvrit enfin la porte du logis. Il avait la face pleine, le teint fleuri, l'oeil brillant, la bouche humide et l'oreille rouge. Son apparence était d'un homme jovial, mais craintif. Il conduisit André dans la première pièce de son appartement.
 
Une petite table ronde, de deux couverts, y était servie. On y voyait un poulet, un pâté, un jambon, une terrine de foie gras et des viandes froides couvertes de gelée. A terre, trois bouteilles rafraîchissaient dans un seau. Un ananas, des fromages et des confitures couvraient la tablette de la cheminée. Des flacons de liqueurs étaient posés sur un bureau encombré de dossiers.
 
Par une porte entrouverte, on apercevait dans la chambre voisine un grand lit défait.
 
-- Citoyen Lardillon, dit André, je viens te demander un service.
 
-- Citoyen, je suis prêt à te le rendre, s'il n'en coûte rien à la sûreté de la République.
 
André lui répondit en souriant :
 
-- Le service que je te demande s'accordera parfaitement avec la sécurité de la République et la tienne.
 
Sur un signe de Lardillon, André s'assit.
 
-- Citoyen substitut, dit-il, tu sais que depuis deux ans je conspire contre tes amis et que je suis l'auteur de l'écrit intitulé : Les Sans-culottes dévoilés. Tu ne me feras pas de faveur en m'arrêtant ; tu ne feras que ton devoir. Aussi, n'est-ce pas là le service que je te demande. Mais écoute-moi : j'aime, et ma maîtresse est en prison.
 
Lardillon inclina la tête avec bienveillance.
 
-- Je sais que tu n'es pas insensible, citoyen Lardillon ; je te prie de me réunir à celle que j'aime et de m'envoyer immédiatement à Port-Libre.
 
Eh ! eh ! dit Lardillon avec un sourire sur ses lèvres à la fois fines et fortes, c'est plus que la vie, c'est le bonheur que tu me demandes, citoyen.
 
Il allongea le bras du côté de la chambre à coucher et cria :
 
-- Épicharis ! Épicharis !
 
Une grande femme brune apparut, les bras et la gorge nus, en chemise et en jupon, une cocarde dans les cheveux.
 
-- Ma nymphe, lui dit Lardillon en l'attirant sur ses genoux, contemple le visage de ce citoyen et ne l'oublie jamais ! Comme nous, Épicharis, il est sensible ; comme nous, il sait que la séparation est le plus grand des maux. Il veut aller en prison et à la guillotine avec sa maîtresse. Épicharis, peut-on lui refuser ce bienfait ?
 
-- Non, répondit la fille en tapotant les joues du moine en carmagnole.
 
-- Tu l'as dit, ma déesse, nous servirons deux tendres amants. Citoyen André, donne-moi ton adresse et tu coucheras à Port-Libre ce soir.
 
-- C'est entendu ? dit André.
 
-- C'est entendu, répondit Lardillon en lui tendant la main. Va retrouver ta bonne amie, et dis-lui que tu as vu Épicharis dans les bras de Lardillon. Puisse cette image faire naître en vos coeurs de riantes pensées !
 
André lui répondit que peut-être ils assembleraient des images plus touchantes, mais qu'il ne lui en était pas moins reconnaissant et qu'il regrettait de ne pouvoir vraisemblablement lui rendre service à son tour.
 
-- L'humanité ne veut pas de salaire, répondit Lardillon.
 
Il se leva et, pressant Épicharis contre son cœur :
 
-- Qui sait quand viendra notre tour ?
 
Omnes eodem cogimur : omnium
Versatur urna ; serius ocius
Sors exitura, et nos in aeternum
Exilium impositura cymbae.
 
En attendant, buvons ! Citoyen, veux-tu partager notre repas ?
 
Épicharis ajouta que ce serait galant et elle retint André par le bras. Mais il s'échappa, emportant la promesse du substitut de l'accusateur public.
 
 
 
 
==ANECDOTE DE FLORÉAL, AN II ==
 
À mademoiselle Jeanne Cantel.
 
I
 
Le guichetier a refermé la porte de la maison d'arrêt sur la ci-devant comtesse Fanny d'Avenay, appréhendée "par mesure de sûreté générale", comme dit le registre d'écrou, et, en réalité, pour avoir donné asile à des proscrits.
 
La voilà dans le vieux bâtiment où, jadis, les solitaires de Port-Royal goûtaient en commun la solitude, et dont on a pu faire une prison sans y rien changer.
 
Assise sur une banquette, pendant que le greffier inscrit son nom, elle songe :
 
-- Pourquoi ces choses, mon Dieu, et que voulez-vous de moi ?
 
Le porte-clefs a l'air plus bourru que méchant, et sa fille, qui est jolie, porte à ravir le bonnet blanc avec la cocarde et les noeuds aux couleurs de la nation. Cet homme conduit Fanny dans une grande cour, au milieu de laquelle est un bel acacia. Elle attendra là qu'il lui ait préparé un lit et une table dans une chambre où l'on a déjà renfermé cinq ou six prisonnières, car la maison est encombrée. En vain elle verse chaque jour son trop-plein au tribunal révolutionnaire et à la guillotine ; chaque jour les comités l'emplissent de nouveau.
 
Dans la cour, Fanny voit une jeune femme occupée à graver un chiffre sur l'écorce de l'arbre, et reconnaît Antoinette d'Auriac, son amie d'enfance.
 
-- Toi ici, Antoinette ?
 
-- Toi ici, Fanny ? Fais mettre ton lit près du mien. Nous aurons bien des choses à nous dire.
 
-- Bien des choses... Et monsieur d'Auriac, Antoinette ?
 
-- Mon mari ? Ma foi, ma chérie, je l'avais un peu oublié. C'était injuste. Il a toujours été parfait pour moi... Je pense qu'en ce moment il est en prison quelque part.
 
-- Et que fais-tu là, Antoinette ?
 
-- Chut !... Quelle heure est-il ? S'il est cinq heures, l'ami dont j'unis sur cette écorce le nom au mien n'est plus de ce monde, car il a passé à midi au tribunal révolutionnaire. Il se nommait Gesrin et était volontaire à l'armée du Nord. Je l'ai connu dans cette prison. Nous avons passé ensemble de douces heures, au pied de cet arbre. C'était un jeune homme de mérite... Mais il faut que je m'occupe de t'installer ici, ma belle.
 
Et, saisissant Fanny par la taille, elle l'entraîna dans la chambre où elle avait un lit, et elle obtint du porte-clefs qu'il ne séparât pas les deux amies.
 
Elles convinrent de laver, ensemble, dès le lendemain matin, le carreau de leur chambre.
 
Le repas du soir, servi maigrement par un gargotier patriote, se prenait en commun. Chaque prisonnier apportait son assiette et son couvert de bois (il était interdit d'en avoir en métal), et recevait sa portion de porc aux choux. Fanny vit à cette table grossière des femmes dont la gaieté l'étonna. Comme madame d'Auriac, elles étaient coiffées avec étude et portaient de fraîches toilettes. Près de mourir, elles gardaient l'envie de plaire. Leur conversation était galante comme leur personne, et Fanny fut bientôt instruite des intrigues qui se nouaient et se dénouaient sous les verrous, dans ces préaux sombres où la mort aiguillonnait l'amour. Alors, prise d'un indicible trouble, elle se sentit un grand désir de presser une main dans la sienne.
 
Il lui souvint de celui qui l'aimait et à qui elle ne s'était pas donnée, et un regret aussi cruel qu'un remords déchira son coeur. Des larmes ardentes comme la volupté roulèrent sur ses joues. A la lueur du lampion fumeux qui éclairait le repas, elle observait ses compagnes dont les yeux brillaient de fièvre, et elle songeait :
 
-- Nous allons mourir ensemble. D'où vient que je suis triste et que mon âme est troublée, quand, pour ces femmes, la vie et la mort sont également légères ?
 
Et elle pleura toute la nuit sur son grabat.
 
 
II
 
Vingt longs jours monotones ont passé lourdement. La cour où les amants vont chercher le silence et l'ombre est déserte ce soir. Fanny, qui étouffait dans l'air humide des corridors, vient s'asseoir sur le tertre de gazon qui entoure le pied du vieil acacia dont la cour est ombragée. L'acacia est en fleur, et la brise qui le caresse en sort tout embaumée. Fanny voit un écriteau cloué à l'écorce de l'arbre, au-dessous du chiffre gravé par Antoinette. Elle lit sur cet écriteau les vers du poète Vigée, prisonnier comme elle.
 
Ici des coeurs exempts de crimes,
Du soupçon dociles victimes,
Grâce aux rameaux d'un arbre protecteur,
En songeant à l'amour oubliaient leur douleur.
Il fut le confident de leurs tendres alarmes ;
Plus d'une fois il fut baigné de larmes.
Vous, que des temps moins rigoureux
Amèneront dans cette enceinte,
Respectez, protégez cet arbre généreux.
Il consolait la peine, il rassurait la crainte ;
Sous son feuillage on fut heureux.
 
Après avoir lu ces vers, Fanny resta songeuse. Elle revit intérieurement sa vie, douce et calme, son mariage sans amour, son esprit amusé de musique et de poésie, occupé d'amitié, riant, sans trouble ; puis l'amour d'un galant homme qui lui avait inspiré de l'estime mais ne l'avait point troublée et dont elle sentait mieux le mérite dans le silence de la prison. Il l'avait vraiment aimée. Et, songeant qu'elle allait mourir, elle se désola. Une sueur d'agonie lui monta aux tempes. Dans son angoisse, elle leva ses regards ardents au ciel plein d'étoiles et elle murmura en se tordant les bras :
 
-- Mon Dieu ! rendez-moi l'espérance.
 
A ce moment, un pas léger s'approcha d'elle. C'était Rosine, la fille du porte-clefs, qui venait lui parler en secret.
 
-- Citoyenne, lui dit la jolie fille, demain soir un homme qui t'aime t'attendra sur l'avenue de l'Observatoire avec une voiture. Prends ce paquet, il contient des vêtements pareils à ceux que je porte ; tu t'en revêtiras, dans ta chambre, pendant le souper. Tu es de ma taille et blonde comme moi. On peut, dans l'ombre, nous prendre l'une pour l'autre. Un gardien, qui est mon amoureux et que nous avons mis dans le complot, montera dans ta chambre et t'apportera le panier avec lequel je vais aux provisions.
 
"Tu descendras avec lui par l'escalier dont il a la clef et qui conduit à la loge de mon père. De ce côté, la porte n'est ni fermée ni gardée. Il faut seulement éviter que mon père ne te voie. Mon amoureux se mettra le dos contre le carreau de la loge, et il te parlera comme à moi. Il te dira : "Au revoir, citoyenne Rose, et ne soyez plus si méchante." Tu t'en iras tranquillement dans la rue. Pendant ce temps, je sortirai par le guichet principal et nous nous rejoindrons toutes deux dans le fiacre qui doit nous emmener.
 
Fanny buvait, avec ces paroles, les souffles de la nature et du printemps. De toutes les forces de sa poitrine, gonflée de vie, elle aspirait la liberté.
 
Elle voyait, goûtait son salut par avance. Et comme il s'y mêlait une idée d'amour, elle mit ses deux mains sur son coeur pour contenir son bonheur. Mais peu à peu la réflexion, puissante chez elle, domina le sentiment. Elle fixa sur la fille du porte-clefs un regard attentif et lui dit :
 
-- Ma belle enfant, pour quelle raison vous dévouez-vous ainsi à moi, que vous ne connaissez pas ?
 
-- C'est, lui répondit Rose en oubliant de la tutoyer, parce que votre bon ami me donnera beaucoup d'argent quand vous serez libre, et qu'alors j'épouserai Florentin, mon amoureux. Vous voyez, citoyenne, que c'est pour moi que je travaille. Mais je suis plus contente de vous sauver que d'en sauver une autre.
 
-- Je vous en rends grâce, mon enfant ; mais pourquoi cela ?
 
-- Parce que vous êtes mignonne et que votre bon ami a beaucoup de chagrin loin de vous. C'est convenu, n'est-ce pas ?
 
Fanny allongea la main pour saisir le paquet de hardes que Rose lui tendait.
 
Mais, retirant aussitôt le bras :
 
-- Rose, savez-vous que, si on nous découvrait, ce serait la mort pour vous ?
 
-- La mort ! s'écria la jeune fille, vous me faites peur. Oh ! non, je ne le savais pas.
 
Puis, déjà rassurée :
 
-- Citoyenne, votre bon ami saura bien me cacher.
 
-- Il n'est pas de retraite sûre à Paris. Je vous remercie de votre dévouement, Rose ; mais je ne l'accepte pas.
 
Rose demeurait stupéfaite.
 
-- Vous serez guillotinée, citoyenne, et je n'épouserai pas Florentin !
 
-- Rassurez-vous, Rose. Je puis vous rendre service sans accepter ce que vous me proposez.
 
-- Oh ! non. Ce serait de l'argent volé.
 
La fille du porte-clefs pria, pleura, supplia longtemps. Elle s'agenouilla et saisit le bord de la robe de Fanny.
 
Fanny la repoussa de la main et détourna la tête. Un rayon de lune éclairait le calme de son beau visage.
 
La nuit était riante, une brise passait. L'arbre des prisonniers, secouant ses branches odorantes, répandit de pâles fleurs sur la tête de la victime volontaire.
 
 
 
==LA PERQUISITION ==
 
 
La chambre était tendue de soie bleu pâle. Une épinette sur laquelle était ouverte le Devin du village, des chaises ayant une lyre pour dossier, un bonheur-du-jour en acajou, un lit blanc orné de roses, le long de la corniche des couples de colombes, tout souriait avec une grâce attendrie. La lampe brillait doucement et la flamme du foyer faisait palpiter comme des ailes dans l'ombre. Assise en robe de chambre devant le bonheur-du-jour, son cou délicat incliné sous la magnifique et pâle auréole de ses cheveux, Julie feuillette les lettres qui dormaient, liées avec des faveurs, dans les tiroirs du meuble.
 
Minuit sonne ; c'est le signe du passage d'une année à l'autre. La mignonne pendule, où rit un amour doré, annonce que l'année 1793 est finie.
 
Au moment de la conjondion des aiguilles, un petit fantôme a paru. Un joli enfant, sorti du cabinet où il couche et dont la porte reste entrouverte, est venu, en chemise, se jeter dans les bras de sa mère et lui souhaiter une bonne année.
 
-- Une bonne année, Pierre... Je te remercie. Mais sais-tu ce que c'est qu'une bonne année ?
 
Il croit savoir ; pourtant, elle veut le lui mieux enseigner.
 
-- Une année est bonne, mon chéri, pour ceux qui l'ont passée sans haine et sans peur.
 
Elle l'embrasse ; elle le porte dans le lit d'où il s'est échappé, puis elle revient s'asseoir devant le bonheur-du-jour. Elle regarde tour à tour la flamme qui brille dans l'âtre et les lettres d'où s'échappent des fleurs séchées. Il lui en coûte de les brûler. Il le faut pourtant. Car ces lettres, si elles étaient découvertes, feraient envoyer à la guillotine celui qui les a écrites et celle qui les a reçues. S'il ne s'agissait que d'elle, elle ne les brûlerait pas, tant elle est lasse de disputer sa vie aux bourreaux. Mais elle songe à lui, proscrit, dénoncé, recherché, qui se cache dans quelque grenier à l'autre bout de Paris. Il suffit d'une de ces lettres pour retrouver ses traces et le livrer à la mort.
 
Pierre dort chaudement dans le cabinet voisin ; la cuisinière et Nanon se sont retirées dans les chambres hautes. Le grand silence du temps de neige règne au loin. L'air vif et pur active la flamme du foyer. Julie va brûler ces lettres, et c'est une tâche qu'elle ne pourra accomplir, elle le sait, sans de profondes et tristes songeries. Elle va brûler ces lettres, mais non pas sans les relire.
 
Les lettres sont bien en ordre, car Julie met dans tout ce qui l'entoure l'exactitude de son esprit.
 
Celles-ci, déjà jaunies, datent de trois ans, et Julie revit dans le silence de la nuit les heures enchantées. Elle ne livre une page aux flammes qu'après en avoir épelé dix fois les syllabes adorées.
 
Le calme est profond autour d'elle. D'heure en heure, elle va à la fenêtre, soulève le rideau, voit dans l'ombre silencieuse le clocher de Saint-Germain-des-Prés argenté par la lune, puis reprend son oeuvre de lente et pieuse destruction. Et comment ne pas boire une dernière fois ces pages délicieuses ? Comment livrer aux flammes ces lignes si chères avant de les avoir à jamais imprimées dans son coeur ? Le calme est profond autour d'elle, son âme palpite de jeunesse et d'amour.
 
Elle lit :
 
"Absent, je vous vois, Julie. Je marche environné des images que ma pensée fait naître. Je vous vois, non point immobile et froide, mais vive, animée, toujours diverse et toujours parfaite. J'assemble autour de vous, dans mes rêves, les plus magnifiques spectacles de l'univers. Heureux, l'amant de Julie ! Tout le charme, parce qu'il voit tout en elle. En l'aimant il aime vivre ; il admire ce monde qu'elle éclaire ; il chérit cette terre qu'elle fleurit. L'amour lui révèle le sens caché des choses. Il comprend les formes infinies de la création ; elles lui montrent toutes l'image de Julie ; il entend les voix sans nombre de la nature ; elles lui murmurent toutes le nom de Julie. Il noie ses regards avec délices dans la lumière du jour, en songeant que cette heureuse lumière baigne aussi le visage de Julie, et jette comme une caresse divine sur la plus belle des formes humaines. Ce soir les premières étoiles le feront tressaillir ; il se dira : elle les regarde peut-être en ce moment. Il la respire dans tous les parfums de l'air. Il veut baiser la terre qui la porte...
 
"Ma Julie, si je dois tomber sous la hache des proscripteurs, si je dois, comme Sidney, mourir pour la liberté, la mort elle-même ne pourra retenir dans l'ombre où tu ne seras pas mes mânes indignés. Je volerai vers toi, ma bien-aimée. Souvent mon âme reviendra flotter en ta présence. "
 
Elle lit et songe. La nuit s'achève. Déjà une lueur blême traverse les rideaux : c'est le matin. Les servantes ont commencé leur travail. Elle veut achever le sien. N'a-t-elle pas entendu des voix ? Non, le calme est profond autour d'elle...
 
Le calme est profond ; c'est que la neige étouffe le son des pas. On vient, on est là. Des coups ébranlent la porte.
 
Cacher les lettres, fermer le bonheur-du-jour, elle n'en a plus le temps. Tout ce qu'elle peut faire, elle le fait ; elle prend les papiers à brassée et les jette sous le canapé dont la housse traîne à terre. Quelques lettres se répandent sur le tapis ; elle les repousse du pied, saisit un livre et se jette dans un fauteuil.
 
Le président du district entre suivi de douze piques. C'est un ancien rempailleur, nommé Brochet, qui grelotte la fièvre et dont les yeux sanglants nagent dans une perpétuelle horreur.
 
Il fait signe à ses hommes de garder les issues, et s'adressant à Julie :
 
- Citoyenne, nous venons d'apprendre que tu es en correspondance avec des agents de Pitt, des émigrés et des conspirateurs des prisons. Au nom de la loi, je viens saisir tes papiers. Il y a longtemps que tu m'étais désignée comme une aristocrate de la plus dangereuse espèce. Le citoyen Rapoix, qui est devant tes yeux (et il désigna un de ses hommes), a avoué que dans le grand hiver de 1789, tu lui as donné de l'argent et des vêtements pour le corrompre. Des magistrats modérés et dépourvus de civisme t'ont épargnée trop longtemps. Mais je suis le maître à mon tour, et tu n'échapperas pas à la guillotine. Livre-nous tes papiers, citoyenne.
 
-- Prenez-les vous-même, dit Julie, mon secrétaire est ouvert.
 
Il y restait encore quelques billets de naissance, de mariage, ou de mort, des mémoires de fournisseurs et des titres de rente que Brochet examinait un à un. Il les tâtait et les retournait comme un homme défiant, qui ne sait pas bien lire, et disait de temps à autre : "Mauvais ! Le nom du ci-devant roi n'est pas effacé, mauvais, mauvais, cela !"
 
Julie en augure que la visite sera longue et minutieuse. Elle ne peut se défendre de jeter un regard furtif du côté du canapé et elle voit un coin de lettre qui passe sous la housse comme l'oreille blanche d'un chat. A cette vue, son angoisse cesse tout à coup. La certitude de sa perte met dans son esprit une tranquille assurance et sur son visage un calme tout semblable à celui de la sécurité. Elle est certaine que les hommes verront ce bout de papier qu'elle voit. Blanc sur le tapis rouge, il crève les yeux. Mais elle ne sait pas s'ils le découvriront tout de suite ou s'ils tarderont à le voir. Ce doute l'occupe et l'amuse. Elle se fait dans ce moment tragique une sorte de jeu d'esprit à regarder les patriotes s'éloigner ou s'approcher du canapé.
 
Brochet, qui en a fini avec les papiers du bonheur-du-jour, s'impatiente et jure qu'il trouvera bien ce qu'il cherche.
 
Il culbute les meubles, retourne les tableaux et frappe du pommeau de son sabre sur les boiseries pour découvrir les cachettes. Il n'en découvre point. Il fait sauter le panneau de glace pour voir s'il n'y a rien derrière. Il n'y a rien.
 
Pendant ce temps, ses hommes lèvent quelques lames de parquet. Ils jurent qu'une gueuse d'aristocrate ne se moquera pas des bons sans-culottes. Mais aucun d'eux n'a vu la petite corne blanche qui passe sous la housse du canapé.
 
Ils emmènent Julie dans les autres pièces de l'appartement et demandent toutes les clefs. Ils défoncent les meubles, font voler les vitres en éclats, crèvent les chaises, éventrent les fauteuils. Et ils ne trouvent rien.
 
Pourtant Brochet ne désespère pas encore, il retourne dans la chambre à coucher.
 
-- Nom de Dieu ! les papiers sont ici ; j'en suis sûr !
 
Il examine le canapé, le déclare suspect et y enfonce à cinq ou six reprises son sabre dans toute sa longueur. Il ne trouve rien encore de ce qu'il cherche, pousse un affreux juron et donne à ses hommes l'ordre du départ.
 
Il est déjà à la porte quand, se retournant vers Julie le poing tendu :
 
-- Tremble de me revoir ; je suis le peuple souverain !
 
Et il sort le dernier.
 
Enfin, ils sont partis. Elle entend le bruit de leurs pas se perdre dans l'escalier. Elle est sauvée ! Son imprudence ne l'a point trahi, lui ! Elle court, avec un rire mutin embrasser son Émile qui dort les poings fermés, comme si tout n'avait pas été bouleversé autour de son berceau.
 
 
 
==LE PETIT SOLDAT DE PLOMB ==
 
 
Cette nuit-là, comme la fièvre de l' "influenza" m'empêchait de dormir, j'entendis très distinctement trois coups frappés sur la glace d'une vitrine qui est à côté de mon lit et dans laquelle vivent pêle-mêle des figurines en porcelaine de Saxe ou en biscuit de Sèvres, des statuettes en terre cuite de Tanagra ou de Myrina, des petits bronzes de la Renaissance, des ivoires japonais, des verres de Venise, des tasses de Chine, des boîtes en vernis Martin, des plateaux de laque, des coffrets d'émail ; enfin, mille riens que j'aime pour le fini du travail ou la beauté de la matière. Les coups étaient légers, mais parfaitement nets et je reconnus, à la lueur de la veilleuse, que c'était un petit soldat de plomb, logé dans le meuble, qui essayait de se donner la liberté. Il y réussit, et, bientôt, sous son poing, la porte vitrée s'ouvrit toute grande. A vrai dire, je ne fus pas surpris plus que de raison. Ce petit soldat m'a toujours eu l'air d'un fort mauvais sujet. Et depuis deux ans que madame G. M... me l'a donné, je m'attends de sa part à toutes les impertinences. Il porte l'habit blanc bordé de bleu : c'est un garde française, et l'on sait que ce régiment-là ne se distinguait point par la discipline.
 
-- Holà ! criai-je, la Fleur, Brindamour, La Tulipe ! ne pourriez-vous faire moins de bruit et me laisser reposer en paix, car je suis fort souffrant ?
 
Le drôle me répondit en grognant :
 
-- Tel que vous me voyez, bourgeois, il y a cent ans que j'ai pris la Bastille, ensuite de quoi on vida nombre de pots. Je ne crois pas qu'il reste beaucoup de soldats de plomb aussi vieux que moi. Bonne nuit, je vais à la parade.
 
-- La Tulipe, répondis-je sévèrement, votre régiment fut cassé par ordre de Louis XVI le 31 août 1789. Vous ne devez plus aller à aucune parade. Restez dans cette vitrine.
 
La Tulipe se frisa la moustache et, me regardant du coin de l'oeil avec mépris :
 
-- Quoi, me dit-il, ne savez-vous pas que, chaque année, dans la nuit du 31 décembre, pendant le sommeil des enfants, la grande revue des soldats de plomb défile sur les toits, au milieu des cheminées qui fument joyeusement, et d'où s'échappent encore les dernières cendres de la bûche de Noël ? C'est une cavalcade éperdue, où chevauche maint cavalier qui n'a plus de tête. Les ombres de tous les soldats de plomb qui périrent à la guerre passent ainsi dans un tourbillon infernal. Ce ne sont que baïonnettes tordues et sabres brisés. Et les âmes des poupées mortes, toutes pâles au clair de lune, les regardent passer.
 
Ce discours me laissa perplexe.
 
-- Ainsi donc, la Tulipe, c'est un usage, un usage solennel ? J'ai infiniment de respect pour les usages, les coutumes, les traditions, les légendes, les croyances populaires. Nous appelons cela le folk-lore, et nous en faisons des études qui nous divertissent beaucoup. La Tulipe, je vois avec grand plaisir que vous êtes traditionniste. D'un autre côté, je ne sais si je dois vous laisser sortir de cette vitrine.
 
-- Tu le dois, dit une voix harmonieuse et pure que je n'avais pas encore entendue et que je reconnus aussitôt pour celle de la jeune femme de Tanagra qui, serrée dans les plis de son himation, se tenait debout auprès du garde française qu'elle dominait de l'élégante majesté de sa taille. Tu le dois. Toutes les coutumes transmises par les aïeux sont également respectables. Nos pères savaient mieux que nous ce qui est permis et ce qui est défendu, car ils étaient plus près des dieux. Il convient donc de laisser ce Galate accomplir les rites guerriers des ancêtres. De mon temps, ils ne portaient pas, comme celui-ci, un ridicule habit bleu à revers rouges. Ils n'étaient couverts que de leurs boucliers. Et nous en avions grand-peur. C'étaient des barbares. Toi aussi, tu es un Galate et un barbare. En vain tu as lu les poètes et les historiens, tu ne sais point ce que c'est que la beauté de la vie. Tu n'étais point à l'agora, tandis que je filais la laine de Milet, dans la cour de la maison, sous l'antique mûrier.
 
Je m'efforçai de répondre avec mesure :
 
-- Belle Pannychis, ton petit peuple grec a conçu des formes dont se réjouissent à jamais les âmes et les yeux. Il a créé les arts et fondé les sciences. Pannychis, il convient de reconnaître que tu as bien parlé. La coutume doit être suivie, sans quoi elle ne serait plus la coutume. Blanche Pannychis, toi qui filais la laine de Milet, sous le mûrier antique, tu ne m'auras pas fait entendre en vain des paroles de bon conseil ; sur ton avis, je permets à La Tulipe d'aller partout où la tradition l'appelle.
 
Alors une petite batteuse de beurre en biscuit de Sèvres, les deux mains sur sa baratte, tourna vers moi des regards suppliants.
 
-- Monsieur, ne le laissez point partir. Il m'a promis le mariage. C'est l'amoureux des onze mille vierges. S'il s'en va, je ne le reverrai plus.
 
Et, cachant ses joues rondes dans son tablier, elle pleura toutes les larmes de son coeur.
 
Je la rassurai du mieux que je pus et j'invitai mon garde française à ne point s'attarder, après la revue, dans quelque cabaret. Il le promit et je lui souhaitai bon voyage. Mais il ne partait pas. Chose étrange, il demeurait tranquille sur sa tablette, ne bougeant pas plus que les magots qui l'entouraient. Je lui en témoignai ma surprise.
 
-- Patience, me répondit-il. Je ne pourrais partir ainsi sous vos regards sans contrarier toutes les lois de la magie. Quand vous sommeillerez, il me sera facile de m'échapper dans un rayon de lune, car je suis subtil. Mais rien ne me presse et je puis attendre encore une heure ou deux. Pour l'instant nous n'avons rien de mieux à faire que de causer. Voulez-vous que je vous conte une histoire du vieux temps ? J'en sais plus d'une.
 
-- Contez, dit Pannychis.
 
-- Contez, dit la batteuse de beurre.
 
-- Contez donc, La Tulipe, fis-je à mon tour.
 
Il s'assit, bourra sa pipe, se versa un verre de vin, toussa et commença en ces termes :
 
-- Il y a quatre-vingt-dix-neuf ans, jour pour jour, j'étais sur un guéridon avec une douzaine de camarades qui me ressemblaient comme des frères, les uns en assez bon état, les autres endommagés de la tête ou des pieds : débris héroïques d'une boîte de soldats de plomb, achetée l'année précédente à la foire Saint-Germain. La chambre était tendue de soie bleu pâle ; une épinette...
 
Je l'interrompis :
 
--- La Tulipe, je connais cette histoire : c'est celle d'une visite domiciliaire au temps de la Terreur. Elle ne va pas à votre air : je la conterai moi-même, et dès demain. Dites-nous une histoire de guerre.
 
-- Soit, reprit La Tulipe. Donnez-moi à boire et je vais vous narrer la bataille de Fontenoy, où je fus. Nous y abîmâmes les Anglais. Il y avait aussi contre nous, dans cette bataille, des Autrichiens, des Hollandais et, s'il m'en souvient, des Allemands ; mais ces individus-là ne comptent pas. La France n'a qu'un seul ennemi, l'Angleterre. Nous arrivâmes sur le champ de bataille. Dès l'abord, les lauriers sous mes pas levaient de terre.
 
Quand nous fûmes à cinquante pas de l'ennemi, nous fîmes halte, et le Milord Charles Hay, capitaine des gardes anglaises, ôta son chapeau et nous cria :
 
"-- Messieurs les gardes françaises, tirez.
 
"A quoi nos officiers répliquèrent :
 
"-- Messieurs les gardes anglaises, à vous l'honneur. Tirez d'abord. Et ce cri fut répété par tout mon régiment, et ma voix, plus forte que les autres, les dominait. On n'entendait que moi.
 
-- Il est resté célèbre, dis-je. D'où vous vint, La Tulipe, ce mouvement de générosité sublime, qui fait l'admiration de la postérité ?
 
-- De générosité ? s'écria La Tulipe, en roulant des yeux furieux. Comment l'entendez-vous ? Bonhomme, me prenez-vous pour une andouille ? Regardez-moi bien. Ai-je l'air d'un jocrisse ?... De générosité ?... Vous me la baillez belle avec votre générosité. Ne croyez pas que je sois un homme qu'on mène voir les poules pisser. Et voulez-vous que je vous coupe les oreilles ? Vous êtes un faquin. Il serait beau vraiment qu'un garde française chevronné, jusqu'à l'épaule se montrât généreux avec les goddam. Nous disions aux Anglais de tirer d'abord, parce que d'ordinaire la première salve ne fait pas grand mal à celui qui la reçoit. On la tire au hasard et sans les points de repère que donne la fumée de l'ennemi. Vous ne savez donc pas que nos règlements nous interdisent de tirer les premiers ? Il faut que vous soyez bien ignorant.
 
-- Je sais pourtant, La Tulipe, que cette première salve de Fontenoy fut, contrairement à votre dire, excessivement meurtrière.
 
La Tulipe en convint.
 
-- Il est vrai ; elle le fut à cause de la proximité inusitée où les Anglais se trouvaient des Français. Nos premiers rangs furent fauchés. Mais nous avions fait en cette rencontre comme nous avions appris à faire. La première vertu du militaire est de se conformer au règlement. Mais entendez la suite : cette bataille qui eut un commencement sévère se poursuivit joyeusement. On y tua beaucoup d'Anglais. Le maréchal de Saxe, monté sur un cheval fougueux, menait nos troupes au combat.
 
A ce coup, je l'interrompis :
 
-- Je croyais, lui dis-je, que le maréchal de Saxe, fort malade, se faisait porter en litière.
 
-- Vous avez raison de le croire. Car c'est vrai et je le vis de mes yeux sur son lit volant, où il gisait tout à plat. Mais j'omettais de le dire par bon goût, bienséance, convenance et révérence. Et comme je sais comment il faut dire, j'avais mis au lieu d'un grabat un coursier impétueux. Voilà comme il faut écrire l'histoire. Monsieur, ne vous y essayez point. Vous n'avez pas l'esprit assez sublime pour y réussir... Une litière, quel attirail pour un guerrier... Donc le maréchal de Saxe, excitant un cheval indompté, brûlait de se baigner dans le sang des ennemis. La bataille qui avait commencé sévèrement se poursuivit dans la joie : on y tua beaucoup d'Anglais. Ce sont de vilains animaux. Vous savez qu'ils ont une queue au derrière.
 
-- Je ne le savais pas, La Tulipe.
 
-- C'est donc, monsieur, que vous n'êtes pas bien instruit. Mais je poursuis : à un certain moment de cette grande action, mon courage m'emporta presque seul, assez loin du champ de bataille, au pied d'un ravin, devant une redoute formidable, défendue par une cinquantaine de ces animaux ; j'en tuai quarante et un, j'en blessai trente-quatre. Le reste prit la fuite et la redoute fut prise. Mon ardeur m'entraînant plus loin encore, je me trouvai dans un bois où l'on n'entendait plus le bruit du combat. Après avoir marché assez longtemps, je rencontrai un vieil homme qui faisait des fagots. Je lui demandai s'il n'avait pas vu, d'aventure, mon régiment que j'avais perdu. Il me fit signe que non. Débordant d'enthousiasme, je lui criai d'une voix enflée par l'ardeur de la gloire :
 
"-- Nous sommes vainqueurs. Crie : "Vive le Roi !"
 
"Mais, pour toute réponse, haussant les épaules, il continua à lier son fagot. Alors, indigné de tant de bassesse, je lui enfonçai ma baïonnette dans le ventre et passai mon chemin.
 
"Dès le lendemain nous logeâmes chez l'habitant. On m'assigna la demeure d'un riche marchand, nommé Jean Gosbec, où je me rendis fort avant dans la nuit. J'y fus reçu par une servante assez propre qui me conduisit au grenier où elle me fit un lit. Je m'aperçus que je lui plaisais et j'en profitai pour faire d'elle à mon plaisir. Bien qu'elle fût gaillarde, ma vigueur l'étonna.
 
"De bon matin, je descendis de mon grenier et accostai, dans la salle basse, la drapière qui se nommait Ursule et avait bonne mine. Je l'entrepris incontinent. Elle fit quelque résistance sur ce que son mari était jaloux et la tuerait s'il la surprenait avec moi.
 
"-- Je lui couperai le nez, lui dis-je.
 
"Et ces paroles la rassurèrent assez pour qu'elle ne retardât plus son plaisir, que je lui donnai incontinent. Au moment où j'y travaillais de bon coeur, elle poussa tout à coup un cri de frayeur à l'aspect de son mari qui était entré, par malencontre, dans la chambre et s'y tenait pétrifié. Il ne pouvait voir mon visage. Mais quand je le tournai sur lui, il fut terrifié et quitta la place sans rien dire.
 
"Voilà, monsieur, le récit complet de la bataille de Fontenoy.
 
-- J'avoue, dis-je, que Voltaire n'en a pas fait un si bon.
 
* [[Le Procurateur de Judée]]
-- Je le pense bien, me dit le garde française. Mais qui était ce Voltaire ? Un bourgeois, sans doute, qui n'entendait rien à la guerre. J'ai grand soif. Faites monter une chopine.
* [[Amycus et Célestin]]
* [[La Légende des saintes oliverie et liberette]]
* [[Sainte Euphrosine]]
* [[Scolastica]]
* [[Le Jongleur de Notre-Dame]]
* [[La Messe des ombres]]
* [[Leslie Wood]]
* [[Gestas]]
* [[Le Manuscrit d'un médecin de village]]
* [[Mémoires d'un volontaire]]
* [[L'Aube]]
* [[Madame de Luzy]]
* [[La Mort accordée]]
* [[Anecdote de floréal, an II]]
* [[La Perquisition]]
* [[Le petit soldat de plomb]]