« Essai sur l’origine des langues » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe-bot (discussion | contributions)
m Ernest-Mtl: match
Phe-bot (discussion | contributions)
m Ernest-Mtl: split
Ligne 2 :
 
 
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/411]]==
 
<pages index="Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu" from=411 to=419 />
{{c|Chapitre Premier}}
<pages index="Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu" from=439 to=449 />
 
{{Centré|''Des divers moyens de communiquer nos pensées.''}}
 
La parole distingue l'homme entre les animaux : le langage distingue les nations entr'elles ; on ne connoît d'où est un homme qu'après qu'il a parlé. L'usage & le besoin font apprendre à chacun la langue de son pays, mais qu'est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays & non pas d'un autre ? Il faut bien remonter pour le dire, à quelque raison qui tienne au local, & qui soit antérieure aux mœurs mêmes : la parole étant la premiere institution sociale ne doit sa forme qu'à des causes naturelles.
 
Si-tôt qu'un homme fut reconnu par un autre pour un Etre sentant, pensant & semblable à lui, le desir ou le besoin de lui communiquer ses sentimens & ses pensées lui en fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls instrumens par lesquels un homme puisse agir sur un autre. Voilà donc l'institution des signes sensibles
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/412]]==
pour exprimer sa pensée. Les inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais l'instinct leur en suggera la conséquence.
 
Les moyens généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d'autrui se bornent à deux ; savoir le mouvement et la voix. L'action du mouvement est immédiate par le toucher ou médiate par le geste ; la premiere ayant pour terme la longueur du bras, ne peut se transmettre à distance, mais l'autre atteint aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent seulement la vue l'ouie pour organes passifs du langage entre les hommes dispersés.
 
Quoique la langue du geste & celle de la voix soient également naturelles, toutefois la premiere est plus facile & dépend moins des conventions : car plus d'objets frappent nos yeux que nos oreilles & les figures ont plus de variété que les sons ; elles sont aussi plus expressives & disent plus en moins de tems. L'amour, dit-on, fut l'inventeur du dessein. Il put inventer aussi la parole, mais moins heureusement. Peu content d'elle il la dédaigne, il a des manieres plus vives de s'exprimer. Que celle qui traçoit avec tant de plaisir l'ombre de son Amant lui disoit de choses ! Quels sont eût-elle employés pour rendre ce mouvement de baguette ?
 
Nos gestes ne signifient rien que notre inquiéture naturelle ; ce n'est pas de ceux-là que je veux parler. Il n'y a que les Européens qui gesticulent en parlant. On diroit que toute la force de leur langue est dans leurs bras ; ils y ajoutent encore celle des poumons & tout cela ne leur sert de gueres. Quand un Franc s'est bien démené, s'est bien tourmenté
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/413]]==
le corps à dire beaucoup de paroles, un Turc ôte un moment la pipe de sa bouche, dit deux mots à demi-voix, & l'écrase d'une sentence.
 
Depuis que nous avons appris à gesticuler nous avons oublié l'art des pantomimes, par la même raison qu'avec beaucoup de belles grammaires nous n'entendons plus les symboles des Egyptiens. Ce que les anciens disoient le plus vivement, ils ne l'exprimoient pas par des mots mais par des signes ; ils ne le disoient pas, ils le montroient.
 
Ouvrez l'histoire ancienne vous la trouverez pleine de ces manieres d'argumenter aux yeux, & jamais elles ne manquent de produire un effet plus assuré que tous les discours qu'on auroit pu mettre à la place. L'objet offert avant de parler, ébranle l'imagination, excite la curiosité, tient l'esprit en suspends & dans l'attente de ce qu'on va dire. J'ai remarqué que les Italiens & les Provençaux, chez qui d'ordinaire le geste précéde le discours, trouvent ainsi le moyen de se faire mieux écouter & même avec plus de plaisir. Mais le langage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant qu'on parle. Tarquin, Trasibule abattant les têtes des pavots, Alexandre appliquant son cachet sur la bouche de son favori, Diogene se promenant devant Zénon ne parloient-ils pas mieux qu'avec des mots ? Quel circuit de paroles eût aussi bien exprimé les mêmes idées ? Darius engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part du Roi des Scythes une grenouille, un oiseau, une souris & cinq fleches : le Héraut remet son présent en silence & part. Cette terrible harangue fut entendue, & Darius n'eut plus grande hâte que
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/414]]==
de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre à ces signes, plus elle sera menaçante moins elle effrayera ; ce ne sera plus qu'une gasconade dont Darius n'auroit fait que rire.
 
Quand le Lévite d'Ephraïm voulut venger la mort de sa femme, il n'écrivit point aux Tribus d'Israël ; il divisa le corps en douze pieces & les leur envoya. A cet horrible aspect ils courent aux armes en criant tout d'une voix : ''non, jamais rien de tel n'est arrivé dans Israël, depuis le jour que nos peres sortirent d'Egypte jusqu'à ce jour.'' Et la Tribu de Benjamin fut exterminée (*).
 
[* Il n'en resta que six cents hommes sans femmes ni enfans.]
 
De nos jours l'affaire tournée en plaidoyers, en discussions, peut-être en plaisanteries eût traîné en longueur, & le plus horrible des crimes fût enfin demeuré impuni. Le Roi Saül revenant du labourage dépeça de même les bœufs de sa charrue, & usa d'un signe semblable pour faire marcher Israël au secours de la ville de Jabès. Les Prophêtes des Juifs, les Législateurs des Grecs offrant souvent au peuple des objets sensibles, lui parloient mieux par ces objets qu'ils n'eussent fait par de longs discours, & la maniere dont Athénée rapporte que l'orateur Hyperide fit absoudre la courtisane Phryné sans alléguer un seul mot pour sa défense, est encore une éloquence muette, dont l'effet n'est pas rare dans tous les tems.
 
Ainsi l'on parle aux yeux bien mieux qu'aux oreilles : il n'y a personne qui ne sente la vérité du jugement d'Horace à cet égard. On voit même que les discours les plus éloquents sont deux où l'on enchâsse le plus d'images, & les sons
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/415]]==
n'ont jamais plus d'énergie que quand ils font l'effet des couleurs.
 
Mais lorsqu'il est question d'émouvoir le cœur & d'enflammer les passions, c'est toute autre chose. L'impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés, vous donne une bien autre émotion que la présence de l'objet même, où d'un coup-d'œil vous avez tout vu. Supposez une situation de douleur parfaitement connue, en voyant la personne affligée vous serez difficilement ému jusqu'à pleurer ; mais laissez-lui le tems de vous dire tout ce qu'elle sent, & bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n'est qu'ainsi que les scenes de tragédie font leur effet (*)
 
[* J'ai dit ailleurs pourquoi les malheurs feints nous touchent bien plus que les véritables. Tel sanglote à la tragédie qui n'eût de ses jours pitié d'aucun malheureux. L'invention du Théâtre est admirable pour énorgueillir notre amour-propre de toutes les vertus que nous n'avons point.]
 
La seule pantomime sans discours vous laissera presque tranquille ; le discours sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont leurs gestes, mais elles ont aussi leurs accens, & ces accens qui nous font tressaillir, ces accens auxquels on ne peut dérober son organe, pénétrent par lui jusqu'au fond du cœur, y portent malgré nous les mouvemens qui les arrachent, & nous font sentir ce que nous entendons. Concluons que les signes visibles rendent l'imitation plus exacte, mais que l'intérêt s'excite mieux par les sons.
 
Ceci me fait penser que si nous n'avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais & nous faire entendre parfaitement, par la seule langue du geste.
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/416]]==
Nous aurions pu établir des sociétés peu différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui, ou qui même auroient marché mieux à leur but : nous aurions pu instituer des loix, choisir des chefs, inventer des arts, établir le commerce, & faire en un mot, presque autant de choses que nous en faisons par le secours de la parole. La langue épistolaire des Salams (*)
 
[* Les Salams sont des multitudes de choses les plus communes, comme une orange, un ruban, du charbon, &c. dont l'envoi forme un sens connu de tous les Amans dans les pays où cette langue est en usage.]
 
transmet, sans crainte des jaloux, les secrets de la galanteries orientale à travers les harems les mieux gardés. Les muets du Grand-Seigneur s'entendent entr'eux, & entendent tout ce qu'on leur dit par signes, tout aussi-bien qu'on peut le dire par le discours. Le sieur Pereyre, & ceux qui, comme lui, apprennent aux muets, non-seulement à parler, mais à savoir ce qu'ils disent, sont bien forcés de leur apprendre auparavant une autre langue non moins compliquée, à l'aide de laquelle ils puissent leur faire entendre celle-là.
 
Chardin dit qu'aux Indes les Facteurs se prenant la main l'un à l'autre, & modifiant leurs attouchemens d'une maniere que personne ne peut appercevoir, traitent ainsi publiquement, mais en secret, toutes leurs affaires sans s'être dit un seul mot. Supposez ces Facteurs aveugles, sourds & muets, ils ne s'entendront pas moins entr'eux. Ce qui montre que des deux sens par lesquels nous sommes actifs, un seul suffiroit pour nous former un langage.
 
Il paroît encore par les mêmes observations, que l'invention de l'art de communiquer nos idées, dépend moins des
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/417]]==
organes qui servent à cette communication, que d'une faculté propre à l'homme, qui lui fait employer ses organes à cet usage, & qui, si ceux-là lui manquoient, lui en feroit employer d'autres à la même fin. Donnez à l'homme une organisation tout aussi grossiere qu'il vous plaira ; sans doute il acquerra moins d'idées ; mais pourvu seulement qu'il y ait entre lui & ses semblables quelque moyen de communication par lequel l'un puisse agir, & l'autre sentir, ils parviendront à se communiquer enfin tout autant d'idées qu'ils en auront.
 
Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, & jamais aucun d'eux n'en a fait cet usage. Voilà, ce me semble, une différence bien caractéristique. Ceux d'entr'eux qui travaillent & vivent en commun, les Castors, les Fourmis, les Abeilles, ont quelque langue naturelle pour s'entre-communiquer, je n'en fais aucun doute. Il y a même lieu de croire que la langue des Castors & celle des Fourmis sont dans le geste & parlent seulement aux yeux. Quoi qu'il en soit, par cela même que les unes & les autres de ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les animaux qui parlent les ont en naissant, ils les ont tous, & par-tout la même : ils n'en changent point, ils n'y font pas le moindre progrès. La langue de convention n'appartient qu'à l'homme. Voilà pourquoi l'homme fait des progrès, soit en bien, soit en mal ; & pourquoi les animaux n'en font point. Cette seule distinction paroît mener loin : on l'explique, dit-on, par la différence des organes. Je serois curieux de voir cette explication.
 
{{c|Chapitre II}}
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/418]]==
 
{{Centré|''Que la premiere invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions.''}}
 
Il est donc à croire que les besoins dicterent les premiers gestes, & que les passions arracherent les premieres voix. En suivant, avec ces distinctions, la trace des faits, peut-être faudroit-il raisonner sur l'origine des langues tout autrement qu'on n'a fait jusqu'ici. Le génie des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu'on imagine dans leur composition. Ces langues n'ont rien de méthodique & de raisonné ; elles sont vives & figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de Géometres, & nous voyons que ce furent des langues de Poëtes.
 
Cela dût être. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventerent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paroît insoutenable. L'effet naturel des premiers besoins, fut d'écarter les hommes & non de les rapprocher. Il le faloit ainsi pour que l'espece vînt à s'étendre, & que la terre se peuplât promptement, sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, & tout le reste fût demeuré désert.
 
De cela seul il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes ; il seroit
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/419]]==
absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D'où peut donc venir cette origine ? des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colere, qui leur ont arraché les premieres voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître ; mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un aggresseur injuste ; la nature dicte des accens, des cris, des plaintes : voilà les anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premieres langues furent chantantes et passionnées, avant d'être simples & méthodiques. Tout ceci n'est pas vrai, sans distinction, mais j'y reviendrai ci-après.
 
{{c|Chapitre III}}
 
{{Centré|''Que le premier langage dût être figuré.''}}
 
...
 
{{c|Chapitre IV}}
 
{{Centré|''Des caracteres distinctifs de la premiere Langue & des changemens qu'elle dût éprouver.''}}
 
...
 
{{c|Chapitre V}}
 
{{Centré|''De l'Ecriture.''}}
 
...
 
{{c|Chapitre VI}}
 
{{Centré|''S'il est probable qu'Homere ait su écrire.''}}
 
...
 
{{c|Chapitre VII}}
 
{{Centré|''De la Prosodie moderne.''}}
 
...
 
{{c|Chapitre VIII}}
 
{{Centré|''Différence générale & locale dans l'Origine des Langues.''}}
 
 
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/439]]==
 
{{c|Chapitre IX}}
 
{{Centré|''Formation des Langues Méridionales.''}}
 
Dans les premiers tems (*)
 
[* J'appelle les premiers tems ceux de la dispersion des hommes, à quelque âge du genre-humain qu'on veuille en fixer l'époque.]
 
les hommes épars sur la face de la terre n'avoient de société que celle de la famille, de la loix que celles de la nature, de langue que le geste & quelques sons inarticulés (†).
 
[† Les véritables langues n'ont point une origine domestique, il n'y a qu'une convention plus générale & plus durable qui les puisse établir. Les Sauvages de l'Amérique ne parlent presque jamais que hors de chez eux ; chacun garde le silence dans sa cabane, il parle par signes à sa famille, & ces signes sont peu fréquens, parce qu'un Sauvage est moins inquiet, moins impatient qu'un Européen, qu'il n'a pas tant de besoins, & qu'il prend soins d'y pourvoir lui-même.]
 
Ils n'étoient liés par aucune idée de fraternité commune, & n'ayant aucun arbitre que la force, ils se croyoient ennemis les uns des autres. C'étoient leur foiblesse & leur ignorance qui leur donnoient cette opinion. Ne connoissant rien, ils craignoient tout, ils attaquoient pour se défendre. Un homme abandonné seul sur la face de la terre, à la merci du genre-humain, devoit être un animal féroce. Il étoit prêt à faire aux autres tout le mal qu'il craignoit d'eux. La crainte & la foiblesse sont les sources de la cruauté.
 
Les affections sociales ne se développent en nous qu'avec nos lumieres. La pitié, bien que naturelle au cœur de
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/440]]==
l'homme, resteroit éternellement inactive sans l'imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l'être souffrant. Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Qu'on songe combien ce transport suppose de connoissances acquises ! Comment imaginerois-je des maux dont je n'ai nulle idée ? Comment souffrirois-je en voyant souffrir un autre, si j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui & moi ? Celui qui n'a jamais réfléchi, ne peut être ni clément, ni juste, ni pitoyable : il ne peut pas non plus être méchant & vindicatif. Celui qui n'imagine rien, ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre-humain.
 
La réflexion naît des idées comparées, & c'est la pluralité des idées qui porte à les comparer. Celui qui ne voit qu'un seul objet n'a point de comparaison à faire. Celui qui n'en voit qu'un petit nombre, & toujours les mêmes dès son enfance, ne les compare point encore, parce que l'habitude de les voir lui ôte l'attention nécessaire pour les examiner : mais à mesure qu'un objet nouveau nous frappe, nous voulons le connoître ; dans ceux qui nous sont connus nous lui cherchons des rapports : c'est ainsi que nous apprenons à considérer ce qui est sous nos yeux, & ce qui nous est étranger nous porte à l'examen de ce qui nous touche.
 
Appliquez ces idées aux premiers hommes, vous verrez la raison de leur barbarie. N'ayant jamais rien vu que ce qui étoit autour d'eux, cela même ils ne le connoissoient pas ;
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/441]]==
ils ne se connoissoient pas eux-mêmes. Ils avoient l'idée d'un pere, d'un fils, d'un frere, & non pas d'un homme. Leur cabane contenoit tous leurs semblables ; un étranger, une bête, un monstre, étoient pour eux la même chose : hors eux & leur famille, l'univers entier ne leur étoit rien.
 
De-là, les contradictions apparentes qu'on voit entre les peres des nations : tant de naturel & tant d'inhumanité, des mœurs si féroces & des cœurs si tendres, tant d'amour pour leur famille & d'aversion pour leur espece. Tous leurs sentimens concentrés entre leurs proches, en avoient plus d'énergie. Tout ce qu'ils connoissoient leur étoit cher. Ennemis du reste du monde qu'ils ne voyoient point & qu'ils ignoroient, ils ne haïssoient que ce qu'ils ne pouvoient connoître.
 
Ces tems de barbarie étoient le siecle d'or, non parce que les hommes étoient unis, mais parce qu'ils étoient séparés. Chacun, dit-on, s'estimoit le maître de tout, cela peut être ; mais nul ne connoissoit & ne desiroit que ce qui étoit sous sa main : ses besoins, loin de le rapprocher de ses semblables l'en éloignoient. Les hommes, si l'on veut, s'attaquoient dans la rencontre, mais ils se rencontroient rarement. Par tout régnoit l'état de guerre, & toute la terre étoit en paix.
 
Les premiers hommes furent chasseurs ou bergers, & non pas laboureurs ; les premiers biens furent des troupeaux & non pas des champs. Avant que la propriété de la terre fût partagée, nul ne pensoit à la cultiver. L'Agriculture est un art qui demande des instrumens ; semer pour recueillir est une précaution qui demande de la prévoyance. L'homme en société cherche à s'étendre, l'homme isolé se resserre. Hors de la portée
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/442]]==
où son œil peut voir, & où son bras peut atteindre, il n'y a plus pour lui ni droit, ni propriété. Quand le Cyclope a roulé la pierre à l'entrée de sa caverne, ses troupeaux & lui sont en sureté. Mais qui garderoit les moissons de celui pour qui les loix ne veillent pas ?
 
On me dira que Caïn fut laboureur & que Noé planta la vigne. Pourquoi non ? Ils étoient seuls, qu'avoient-ils à craindre ? D'ailleurs ceci ne fait rien contre moi ; j'ai dit ci-devant ce que j'entendois par les premiers tems. En devevant fugitif Caïn fut bien forcé d'abandonner l'agriculture ; la vie errante des descendants de Noé dut aussi la leur faire oublier ; il falut peupler la terre avant de la cultiver ; ces deux choses se font mal ensemble. Durant la premiere dispersion du genre-humain, jusqu'à ce que la famille fût arrêtée, & que l'homme eût une habitation fixe, il n'y eut plus d'agriculture. Les peuples qui ne se fixent point ne sauroient cultiver la terre ; tels furent autrefois les Nomades, tels furent les Arabes vivant sous des tentes, les Scythes dans leurs chariots, tels sont encore aujourd'hui les Tartares errans, & les Sauvages de l'Amérique.
 
Généralement chez tous les peuples dont l'origine nous est connue, on trouve les premiers barbares voraces & carnaciers plutôt qu'agriculteurs & granivores. Les Grecs nomment le premier qui leur apprit à labourer la terre, & il paroît qu'ils ne connurent cet art que fort tard : mais quand ils ajoutent qu'avant Triptoleme ils ne vivoient que de gland, ils disent une chose sans vraisemblance & que leur propre histoire dément ; car ils mangeoient de la chair avant Triptoleme, puisqu'il
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/443]]==
leur défendit d'en manger. On ne voit pas, au reste, qu'ils aient tenu grand compte de cette défense.
 
Dans les festins d'Homere, on tue un bœuf pour régaler ses hôtes, comme on tueroit de nos jours un cochon de lait. En lisant qu'Abraham servit un veau à trois personnes, qu'Eumée fit rôtir deux chevreaux pour le dîner d'Ulisse, & qu'autant en fit Rebecca pour celui de son mari, on peut juger quels terribles dévoreurs de viande étoient les hommes de ces tems-là. Pour concevoir les repas des anciens on n'a qu'à voir aujourd'hui ceux des Sauvages ; j'ai failli dire ceux des Anglois.
 
Le premier gâteau qui fut mangé fut la communion du genre-humain. Quand les hommes commencerent à se fixer ils défrichoient quelque peu de terre autour de leur cabane, c'étoit un jardin plutôt qu'un champ. Le peu de grain qu'on recueilloit se broyoit entre deux pierres, on en faisoit quelques gâteaux qu'on cuisoit sous la cendre, ou sur la braise, ou sur une pierre ardente, dont on ne mangeoit que dans les festins. Cet antique usage qui fut consacré chez les Juifs par la Pâque, se conserve encore aujourd'hui dans la Perse & dans les Indes. On n'y mange que des pains sans levain, & ces pains en feuilles minces se cuisent & se consomment à chaque repas. On ne s'est avisé de faire fermenter le pain que quand il en a falu davantage, car la fermentation se fait mal sur une petite quantité.
 
Je sais qu'on trouve déjà l'agriculture en grand dès le tems des Patriarches. Le voisinage de l'Egypte avoit dû la porter de bonne heure en Palestine. Le livre de Job, le plus ancien,
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/444]]==
peut-être, de tous les livres qui existent, parle de la culture des champs, il compte cinq cents paires de bœufs parmi les richesses de Job ; ce mot de paires montre ces bœufs accouplés pour le travail ; il est dit positivement que ces bœufs labouroient quand les Sabéens les enleverent, & l'on peut juger quelle étendue de pays devoient labourer cinq cents paires de bœufs.
 
Tout cela est vrai ; mais ne confondons point les tems. L'âge patriarchal que nous connoissons est bien loin du premier âge. L'écriture compte dix générations de l'un à l'autre dans ces siecles où les hommes vivoient long-tems. Qu'ont-ils fait durant ces dix générations ? Nous n'en savons rien. Vivant épars & presque sans société, à peine parloient-ils : comment pouvoient-ils écrire ? & dans l'uniformité de leur vie isolée quels événemens nous auroient-ils transmis ?
 
Adam parloit ; Noé parloit ; soit. Adam avoit été instruit par Dieu même. En se divisant, les enfans de Noé abandonnerent l'agriculture, & la langue commune périt avec la premiere société. Cela seroit arrivé quand il n'y auroit pas eu de tour de Babel. On a vu dans les Isles désertes des solitaires oublier leur propre langue ; rarement après plusieurs générations, des hommes hors de leur pays conservent leur premier langage, même ayant des travaux communs & vivant entr'eux en société.
 
Epars dans ce vaste désert du monde, les hommes retombent dans la stupide barbarie où ils se seroient trouvés s'ils étoient nés de la terre. En suivant ces idées si naturelles, il est aisé de concilier l'autorité de l'Ecriture avec les monumens
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/445]]==
antiques, & l'on n'est pas réduit à traiter de fables des traditions aussi anciennes que les peuples qui nous les ont transmis.
 
Dans cet état d'abrutissement il falloit vivre. Les plus actifs, les plus robustes, ceux qui alloient toujours en avant ne pouvoient vivre que de fruits & de chasse ; ils devinrent donc chasseurs, violens, sanguinaires ; puis avec le tems guerriers, conquérans, usurpateurs. L'histoire a souillé ses monumens des crimes de ces premiers Rois ; la guerre & les conquêtes ne sont que des chasses d'hommes. Après les avoir conquis, il ne leur manquoit que de les dévorer. C'est ce que leurs successeurs ont appris à faire.
 
Le plus grand nombre, moins actif & plus paisible, s'arrêta le plutôt qu'il put, assembla du bétail, l'apprivoisa, le rendit docile à la voix de l'homme, pour s'en nourrir, apprit à le garder, à le multiplier ; & ainsi commença la vie pastorale.
 
L'industrie humaine s'étend avec les besoins qui la font naître. Des trois manieres de vivre possibles à l'homme, savoir la chasse, le soin des troupeaux & l'agriculture, la premiere exerce le corps à la force, à l'adresse, à la course ; l'ame au courage, à la ruse ; elle endurcit l'homme & le rend féroce. Le pays des chasseurs n'est pas long-tems celui de la chasse (*),
 
[* Le métier de chasseur n'est point favorable à la population. Cette observation qu'on a faite quand les Isles de St. Domingue & de la Tortue étoient habitées par des boucaniers, se confirme par l'état de l'Amérique septentrionale. On ne voit point que les peres d'aucune nation nombreuse aient été chasseurs par état ; ils tous été agriculteurs ou bergers. La chasse doit donc moins être considérée ici comme ressource de subsistance que comme un accessoire de l'état pastoral.]
 
il faut poursuivre au loin le gibier, de-là l'équitation. Il
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/446]]==
faut atteindre le même gibier qui fuit ; de-là les armes légeres, la fronde, la flêche, le javelot. L'art pastoral, pere du repos et des passions oiseuses est celui qui se suffit le plus à lui-même. Il fournit à l'homme, presque sans peine, la vie & le vêtement ; il lui fournit même sa demeure ; les tentes des premiers bergers étoient faites de peaux de bêtes : le toît de l'arche & du tabernacle de Moïse n'étoit pas d'une autre étoffe. A l'égard de l'agriculture, plus lente à naître, elle tient à tous les arts ; elle amene la propriété, le gouvernement, les loix, & par degré la misere & les crimes, inséparables pour notre espece, de la science du bien & du mal. Aussi les Grecs ne regardoient-ils pas seulement Triptoleme comme l'inventeur d'un art utile, mais comme un instituteur & un sage, duquel ils tenoient leur premiere discipline & leurs premieres loix. Au contraire, Moïse semble porter un jugement d'improbation sur l'agriculture, en lui donnant un méchant pour inventeur & faisant rejetter de Dieu ses offrandes : on diroit que le premier laboureur annonçoit dans son caractere les mauvais effets de son art. L'auteur de la Genese avoit vu plus loin qu'Hérodote.
 
A la division précédente se rapportent les trois états de l'homme considéré par rapport à la société. Le Sauvage est chasseur, le Barbare est berger, l'homme civil est laboureur.
 
Soit donc qu'on recherche l'origine des arts, soit qu'on observe les premieres mœurs on voit que tout se rapporte,
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/447]]==
dans son principe aux moyens de pourvoir à sa subsistance, & quant à deux de ces moyens qui rassemblent les hommes, ils sont déterminés par le climat & par la nature du sol. C'est donc aussi par les mêmes causes qu'il faut expliquer la diversité des langues & l'opposition de leurs caracteres.
 
Les climats doux, les pays gras & fertiles ont été les premiers peuplés & les derniers où les nations se sont formées, parce que les hommes s'y pouvoient passer plus aisément les uns des autres, & que les besoins qui font naître la société, s'y sont faits sentir plus tard.
 
Supposez un printems perpétuel sur la terre ; supposez par-tout de l'eau, du bétail, des pâturages ; supposez les hommes, sortant des mains de la nature, une fois dispersés parmi tout cela : je n'imagine pas comment ils auroient jamais renoncé à leur liberté primitive & quitté la vie isolée & pastorale, si convenable à leur indolence naturelle (*),
 
[* Il est inconcevable à quel point l'homme est naturellement paresseux. On diroit qu'il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvemens nécessaires pour s'empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les Sauvages dans l'amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l'homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la premiere & la plus forte passion de l'homme après celle de se conserver. Si l'on y regardoit bien, l'on verroit que, même parmi nous, c'est pour parvenir au repos que chacun travaille ; c'est encore la paresse qui nous rend laborieux.]
 
pour s'imposer sans nécessité l'esclavage, les travaux, les miseres inséparables de l'état social.
 
Celui qui voulut que l'homme fût sociable, toucha du doigt l'axe du globe & l'inclina sur l'axe de l'univers. A ce léger
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/448]]==
mouvement je vois changer la face de la terre & décider la vocation du genre-humain : j'entends au loin les cris de joie d'une multitude insensée ; je vois édifier les Palais & les Villes ; le vois naître les arts, les loix, le commerce ; je vois les peuples se former, s'étendre, se dissoudre, se succéder comme les flots de la mer : je vois les hommes rassemblés sur quelques points de leur demeure pour s'y dévorer mutuellement, faire un affreux désert du reste du monde, digne monument de l'union sociale & de l'utilité des arts.
 
La terre nourrit les hommes ; mais quand les premiers besoins les ont dispersés, d'autres besoins les rassemblent, & c'est alors seulement qu'ils parlent & qu'ils font parler d'eux. Pour ne pas me trouver en contradiction avec moi-même, il faut me laisser le tems de m'expliquer.
 
Si l'on cherche en quels lieux sont nés les peres du genre-humain, d'où sortirent les premieres colonies, d'où vinrent les premieres émigrations, vous ne nommerez pas les heureux climats de l'Asie-mineure, ni de la Sicile, ni de l'Afrique, pas même de l'Egypte ; vous nommerez les sables de la Chaldée, les rochers de la Phénicie. Vous trouverez la même chose dans tous les tems. La Chine a beau se peupler de Chinois, elle se peuple aussi de Tartares ; les Scythes ont inondé l'Europe & l'Asie ; les montagnes de Suisse versent actuellement dans nos régions fertiles une colonie perpétuelle qui promet de ne point tarir.
 
Il est naturel, dit-on, que les habitans d'un pays ingrat le quittent pour en occuper un meilleur. Fort bien ; mais pourquoi ce meilleur pays, au lieu de fourmiller de ses propres
==[[Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/449]]==
habitans fait-il place à d'autres ? Pour sortir d'un pays ingrat il y faut être. Pourquoi donc tant d'hommes y naissent-ils par préférence ? On croiroit que les pays ingrats ne devroient se peupler que de l'excédent des pays fertiles, & nous voyons que c'est le contraire. La plupart des Peuples Latins se disoient Aborigenes (*),
 
[* Ces noms d' ''Autochtones'' & d' ''Aborigenes'' signifient seulement que les premiers habitans du pays étoient Sauvages, sans sociétés, sans loix, sans traditions, & qu'ils peuplerent avant de parler.]
 
tandis que la grande Grece, beaucoup plus fertile, n'étoit peuplée que d'étrangers. Tous les peuples Grecs avouoient tirer leur origine de diverses colonies, hors celui dont le sol étoit le plus mauvais, savoir le Peuple Attique, lequel se disoit Autochtone ou né de lui-même. Enfin sans percer la nuit des tems, les siecles modernes offrent une observation décisive ; car quel climat au monde est plus triste que celui qu'on nomma la fabrique du genre-humain ?