« Discours de réception à l’Académie française de Victor de Laprade » : différence entre les versions

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{{c|DISCOURS DE M. DE LAPRADE,|fs=120%}}
 
 
{{c|PRONONCÉ DANS LA SÉANCE DU 17 MARS 1859, EN VENANT PRENDRE SÉANCE À LA PLACE DE M. ALFRED DE MUSSET.}}
 
 
{{sc|Messieurs,}}
 
 
 
Les choix illustres vous permettent les choix indulgents : c’est ainsi que vous m’accordez au milieu de vous
la place de M. de Musset. Mes seuls titres, vous les avez
créés vous-mêmes, en attribuant à mes derniers écrits un
encouragement solennel. Par une faveur qui m’est aussi
chère sans m’être aussi personnelle, vous avez voulu, dans
cette élection, témoigner de votre estime pour un corps
dévoué aux études sévères et qui compte ici des noms glorieux. J’ai retrouvé, sur le seuil de l’Académie, les patrons
éminents qui m’ont ouvert les portes de l’Université ; à côté d’eux, les
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maîtres de la poésie ; et je suis heureux de
confondre aujourd’hui dans la même reconnaissance tous
ceux qui m’ont fait éprouver les joies de l’admiration.
 
Entre ces élus de l’intelligence que notre génération
saluait avec tant d’amour, le plus jeune et le plus vite
arrivé à la gloire, Alfred de Musset, était à peine notre
aîné. Quand sur les bancs des écoles nos imaginations
s’enivraient de sa première sève, et plus tard, quand nos
âmes s’associaient aux larmes salutaires de son âge mûr,
aurions-nous pensé jamais que l’un de nous serait appelé
à commencer pour lui la postérité, et à parler de ce frère
comme d’un ancêtre ?
 
Moins que tout autre, je devais me croire réservé à lui
payer ce douloureux tribut. Par les années, je me trouvais
si près de lui, je m’en sentais si loin par la renommée !
Pourquoi faut-il que, malgré cette proximité de l’âge, le
charme des souvenirs personnels soit refusé à cet éloge ?
Vous le savez, messieurs, j’ai vécu jusqu’ici loin du centre
brillant de l’activité littéraire. Au moment où j’y suis fixé
par votre adoption, je ne puis oublier la ville où s’achevaient les travaux si modestes que vous récompensez de
tant d’honneur. Me permettrez-vous de lui rendre aujourd’hui témoignage, en vous rappelant des noms que
vous avez honorés de vos choix et de votre estime : celui
d’Ampère, si grand dans la science, et qui se perpétue
dans les lettres ; le sage et doux Ballanche, et ce Frédéric Ozanam, enlevé si jeune à tant d’espérances et dont
la tombe a reçu de vous une couronne ?
 
Cette retraite de la province, où se resserre notre intimité avec les livres, nous laisse étrangers à bien des hommes que nous aurions aimés comme leurs écrits. J’eus
souvent le désir, jamais le bonheur, d’approcher M. de
Musset. Sa vie, hélas ! trop
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courte, j’en ai cherché les traces auprès d’un frère dévoué de cœur et de talent à la
mémoire du poëte. Et d’ailleurs quel intérêt biographique
ne s’efface devant l’œuvre même d’Alfred de Musset, devant cette poésie, histoire et portrait de toute une génération ?
 
Otez ce jeune maître, et vous brisez l’anneau le plus
brillant et le plus solide entre l’œuvre lyrique de notre
temps et la poésie facile du siècle dernier.
 
C’est là, en effet, ce qui donne à ce talent si varié son
attrait le plus original : il est bien l’''enfant'' ''du'' ''siècle'', et
cependant nulle physionomie n’a conservé plus de traits
des époques précédentes. Sous les couleurs empruntées à
des soleils étrangers, nul ne porte au front plus nettement
écrite sa filiation toute française. Si dans sa poésie, comme
dans certains tissus éclatants, quelques fils se distinguent
dont l’or a déjà brillé autre part, l’œuvre entière n’en est
pas moins neuve ; et ce qui nous charme le plus, nous,
contemporains du poëte, c’est de retrouver notre image
dans ses tableaux, c’est d’entendre résonner sous sa main
les mêmes cordes qui vibrent en nous. Ces notes railleuses, échos de Voltaire, il nous les dit avec notre accent
moderne, avec le timbre d’un jeune frère de René, avec
le souffle et l’âme d’un rêveur qui a respiré, lui aussi, les
brises d un nouveau monde, qui a vécu avec Byron et qui
sait par cœur, quoiqu’il ait voulu s’en défendre, les ''Méditations'' et les ''Orientales''.
 
Là est le double secret du succès d’Alfred de Musset
auprès de ces générations qu’enflammait la poésie, et de
sa popularité dans un temps où celle de la poésie semble
décliner. Il eut ce rare et singulier bonheur de conquérir ;
à la fois les âmes ardentes qui vivent par l’imagination et
ces esprits qui aiment à
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trouver dans de beaux vers des
auxiliaires contre toute espèce d’enthousiasme.
 
Ses œuvres sont partout ; elles reçoivent à la fois des
admirations qui semblent s’exclure. Dans le monde où la
passion s’enveloppe de tant de voiles, on ne se cache pas
de les ouvrir, ces pages si passionnées. Cette poésie délicate,
la licence vulgaire s’en empare quelquefois, et l’insouciante
volupté s’y regarde comme dans un miroir. Au milieu des
folles joies et des réunions bruyantes, comme dans le solitude et la rêverie, la jeunesse trouve à cette lecture une
indicible saveur. Les sceptiques lui pardonnent ses accès
de croyance et jusqu’aux sanglantes apostrophes de Rolla ;
les croyants l’excusent en faveur de ses larmes ; aucun
parti ne songe à lui faire un crime de son indifférence
politique. Séduits par tant de vers amis de la raison et de la mémoire, les juges les plus difficiles ont retenu mille traits de son inspiration. Ils aimaient à dire devant ses
premières pages, et l’on répète encore devant son œuvre
achevée : Ses beautés franches et soudaines sont bien à
lui ; ses imperfections sont la part du temps où il a vécu.
 
Alfred de Musset est né le 11 décembre 1810, à Paris,
la ville mère des poètes les mieux armés d’ironie. Sa
famille, d’une ancienne noblesse, avait déjà conquis la
noblesse littéraire. Son père a laissé sur Jean-Jacques Rousseau un livre solide, où l’admiration la plus ardente
n’altère en rien la conscience et la sagacité. On a de son
grand-père maternel, M. Guyot des Herbiers, quelques
vers d’une gaieté brillante. On les dirait écrits la veille de
''Mardoche'' et presque de la même main. Le petit-fils aurait
pu les avouer en pleine révolution poétique, lorsqu’en
1827 il sortait du collège déjà poëte,
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et, le croirait-on ? avec un grand prix de philosophie.
 
Dans la mêlée littéraire, alors si ardente, quelques salons intelligents s’ouvrirent à la précocité merveilleuse du
jeune lauréat. Il avait abordé les écoles : le droit le rebuta bien vite ; la médecine l’avait un moment captivé. Mais il a trop bien décrit le besoin de l’indépendance pour ne
l’avoir pas éprouvé, et pour se plier à devenir autre chose
que ce qu’il était par nature et par excellence, un poëte.
Dès 1829, âgé de dix-huit ans, il lisait dans le salon de son
père, où se réunissaient plusieurs écrivains célèbres, ses
''Contes'' ''d’Espagne'' ''et'' ''d’Italie'', qui, publiés au commencement de l’année suivante, devaient si bien surprendre et
dérouter la critique.
 
C’était le moment de la plus grande ferveur de ces querelles littéraires où l’on se précipitait comme à une croisade ; souvenir qui peut étonner aujourd’hui, mais qui
reste cher, je le sais, à ceux qui prirent part, même de
loin, à ces luttes si animées. Là, au moins, à travers quelques utopies, avec un peu d’étourderie et de présomption
peut-être, s’agitaient les grandes questions de l’art ; mille
problèmes nobles et délicats passionnaient des âmes
croyantes et désintéressées.
 
Si j’évoque ainsi des années dont nous sommes plus
loin encore par les idées que par le temps, vous le pardonnerez à un disciple qui ne saurait oublier ses maîtres,
et qui sentait alors s’éveiller en lui des ambitions qu’aujourd’hui, du moins, il peut croire légitimes. Et d’ailleurs ce deuil d’Alfred de Musset est le premier de sa
génération qui se mène devant vous. Ne dois-je pas honorer avec le poëte ceux qui ont rendu sa gloire plus facile
en renouvelant l’esprit littéraire et le goût de la poésie ?
 
Quand parut Alfred de Musset, les lettres présentaient
 
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chez nous un concert qui, depuis un siècle peut-être, ne
s’était, pas rencontré aussi éclatant. La France recueillait
dans le domaine de l’intelligence les fruits inestimables
dont s’étaient couronnés pour elle quinze ans de paix et
de liberté.
 
Revenue à la vraie tradition française, la philosophie
s’était rattachée au noble spiritualisme de Descartes. Elle
faisait justice des humiliants systèmes, première cause de
la décadence littéraire. Avec l’idée de Dieu et de l’âme
immortelle, elle avait retrouvé l’éloquence et les splendeurs du langage.
 
A la lumière de la philosophie et de l’expérience politique, l’histoire nous enseignait à la fois l’esprit de conservation et l’esprit de liberté ; interprète des grands souvenirs, elle éveillait en nous d’invincibles espérances.
 
Par un souci tout nouveau de l’élément historique et
moral, la critique, œuvre spéciale de notre temps, avait
élargi son domaine ; elle était devenue elle-même une
des branches de l’art les plus originales et les plus fertiles.
 
La politique faisait autre chose encore que de préparer
des matériaux à l’histoire ; elle apportait des richesses à
l’éloquence. Ce n’était plus un art silencieux qui se laisse
confondre avec le hasard. Plus intellectuelle à mesure
qu’elle était plus indépendante, elle enrichissait chaque
jour notre belle prose des inspirations de la tribune, et
liait ainsi plus étroitement la destinée des lettres à celle
des institutions libérales.
 
Mais au milieu de ces splendeurs toutes nouvelles, la
plus imprévue et la plus éclatante, c’était la poésie. Déjà
Chateaubriand avait rouvert aux imaginations la sphère
divine du christianisme et leur avait montré dans le sentiment de la nature un monde poétique à peu près inconnu à la France. Une
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gloire allait nous être donnée,
qu’après le dix-huitième siècle on pouvait croire impossible, la gloire d’une poésie lyrique.
 
Avec quel enivrement pour bien des âmes, avec que
bonnement pour toutes, n’avait-on pas entendu une voix, inspirée des grands sentiments qui renaissaient, rendre
à notre vers sa mélodie perdue depuis Racine ! La tendresse, l’enthousiasme, la haute contemplation philosophique et religieuse, tel était l’inépuisable fond que cet
heureux et noble génie recouvrait de toutes les magnificences du style et qu’il animait d’un accent incomparable.
Depuis plus d’un siècle, à part quelques éclairs aussitôt
disparus, le persiflage, la licence ou d’arides nomenclatures sous le nom de descriptions, avaient tenu lieu de
poésie aux imaginations desséchées. La France accueillit
comme une révélation ce merveilleux avènement de la
muse lyrique avec les ''Méditations'' et les ''Harmonies''.
 
Un esprit tout différent, mais d’un souffle égal, s’était
chargé de rajeunir les formes du vers et de leur imprimer
un caractère plus saisissant. La langue poétique retrouvait le luxe nécessaire des couleurs et des images. Cet
art de rendre l’idée visible, pour ainsi dire, de contraindre
tous les objets de la nature à servir d’interprètes à l’âme
humaine, n’était-ce pas là un don chez nous imprévu ?
Le puissant écrivain qui nous l’apportait laissera sa forte
empreinte dans le style de notre temps.
 
Combien d’autres voix aimées apportèrent alors à la
poésie leur accent original ! Vous les connaissez, messieurs, les plus brillantes vous appartiennent ; l’admiration et l’amitié me les rappellent toutes. Mais c’est aux morts que je dois aujourd’hui
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mes souvenirs. Me sera-t-il permis de prononcer ici un nom qui m’est bien cher,
d’exprimer devant vous mes regrets pour ce noble talent
d’Auguste Brizeux, dont vos suffrages ont plus d’une fois
couronné l’élégance et la chaste vigueur ?
 
Plus jeune que l’auteur de ''Marie'', Alfred de Musset a disparu le premier. Il était venu rendre à la poésie française ces cordes légères qui lui donnaient jadis son charme le plus apprécié et peut-être le plus naturel. La nouvelle
école s’était fait un domaine plus grave, elle était volontiers religieuse et contemplative. Mais l’esprit, français
éprouvait sans doute, de cette parole enthousiaste et solennelle, une vague lassitude ; il songeait à s’en distraire
avec une muse plus vive, plus facile et plus variée. Le
nouveau venu, sous mille traits passionnés ou rêveurs,
allait nous rendre ce fin sourire qui tempère les émotions
sérieuses en leur laissant leur sincérité.
 
Encore écolier par l’âge au moment de ses débuts, il
songea vite à témoigner de son indépendance par les caprices de son audacieuse prosodie.
 
Mais elle résidait ailleurs et venait de plus haut, cette
originalité dont il avait le juste orgueil. Il était bien à lui
ce style net et dégagé des ''Contes'' ''d’Espagne'' qui entraîne
le lecteur, et laisse si loin à l’arrière-plan des sujets un
peu risqués. Elle est à lui surtout cette pointe d’ironie
qui perce à travers l’emphase, et, faisant douter parfois
du sérieux de l’auteur, atténue la hardiesse de ses tableaux ; et cette autre qualité toute française, et pourtant
alors un peu oubliée, l’esprit qu’il venait réconcilier avec
la poésie nouvelle. L’esprit éclatait dans ses premières
pages ; il s’unissait dans sa témérité
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piquante à l’imagination ravivée, et l’on pouvait se demander qui l’emporterait chez l’écrivain ou des souvenirs de Voltaire, ou des
récentes impressions des ''Orientales''.
 
Pourquoi ce désir légitime d’attester sa liberté ne le
préserva-t-il pas de certaines influences du temps ? Si
neufs dans tout ce qui relève du talent de l’artiste, ses
premiers poëmes appartiennent trop, par le fond moral,
à des inspirations étrangères à son esprit délicat.
 
Dans ce mouvement littéraire où M. de Musset venait
de se produire, en affectant de s’en détacher, on subissait bien des impulsions différentes. Tout n’y dérivait pas
de cette source élevée, religieuse, qui remonte au ''Génie''
''du'' ''christianisme'', au livre ''de'' ''l’Allemagne'' et aux ''Méditations''. Certains esprits avaient rêvé d’imposer au style des
formes exclusivement propres a frapper les sens. Dans
tous les arts on prônait déjà l’excès des couleurs, la réalité
grossière. Réaction excessive contre le langage décoloré
de l’époque précédente ! Le matérialisme allait y trouver
sa vengeance ; à peine aboli par le raisonnement, il tendait à renaître par l’imagination. Dans le domaine du
cœur une revanche toute pareille lui était réservée. Les
peintures froidement licencieuses avaient disparu de notre
littérature régénérée ; on les y lit rentrer sous le voile de
la passion. La passion sans frein obtint vite un culte exclusif comme celui de la couleur : on proclama sa nécessité, je dirais presque sa sainteté ; on ne lui demanda plus
que de se légitimer par sa violence.
 
Ils reposaient sur le sentiment de la liberté morale ces
nobles tableaux que Corneille et Racine nous ont présentés de la nature humaine. La passion y apparaît comme
une force parfois victorieuse, mais que le devoir, la raison, l’honneur, essayent
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au moins de surmonter. Et voilà
qu’en pleine renaissance du spiritualisme on admettait
cette humiliante doctrine : que l’homme n’est jamais plus
grand, plus fort, plus digne d’envie qu’à l’heure où la
passion le subjugue, où la violence des instincts étouffe
en lui la volonté et la raison !
 
Pour s’affranchir d’une pareille école et pour grandir à
la fois par l’invention et le sens moral, M. de Musset n’avait qu’à consulter sincèrement sa propre inspiration. Il
en donnait la preuve à chaque nouvel écrit, et dès son
second livre, le ''Spectacle'' ''dans'' ''un'' ''fauteuil'' ; le sentiment
y devient plus pur, l’originalité plus vraie. Sur le souple canevas de ces poèmes, la ''Coupe'' ''et'' ''les'' ''Lèvres'', ''A'' ''quoi''
''récent'' ''les'' ''jeunes'' ''files'', ''Namouna'', comme il a prodigué
les richesses de la fantaisie ! Quelques pages sur ''Don''
''Juan'' s’emparèrent de toutes les mémoires. L’âme de l’auteur s’y jette tout entière. A ses yeux complaisants, c’est
la possession de l’idéal, c’est l’infini que poursuit don Juan
à travers ses mobiles amours. Ne discutons pas avec le
poète ; livrons-nous au charme de ses vers. En est-il dans
notre langue qui jaillissent avec plus de verve, qui nous
entraînent plus vivement dans leur mélodie ?
 
Elle éclate plus vigoureuse encore, cette inspiration si
originale, dans l’étrange et splendide création de ''Rolla''.
Le lecteur se croirait d’abord introduit dans un temple où
chantent des voix harmonieuses, où fume par intervalles
un pur encens, dont les murailles sont couvertes de nobles
et délicates peintures. Ce théâtre magnifique, il est destiné sans doute à quelqu’un des grands drames de la vie
morale ou de l’histoire ? Mais l’action commence, et vous
en détournez
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vos regards en vous irritant contre les hôtes
inexplicables qui déparent ainsi la majesté de l’édifice.
 
Et cependant jamais l’âme du poète n’avait fait tant d’efforts désespérés pour secouer ses entraves et le scepticisme fatal, pour s’élever à des croyances dignes de lui.
Avec quelles angoisses il se dresse vers le ciel pour demander un Dieu ! Avec quelle tendresse il baise les effigies de
celui qu’il croit mort et qu’il voudrait adorer ! Jusqu’alors,
par une sorte d’inconcevable respect humain, cette âme
sympathique, naïve même, s’efforçait de voiler son vrai
caractère sous l’ironie et le dédain. Nature à la fois tendre
et moqueuse, simple et fine, il semble redouter pardessus tout la raillerie, tant il y excelle lui-même. De là
un triste étalage de précoce expérience, et cette témérité d’emprunt qui se manifeste dans une conception comme celle de ''Rolla''. Mais quand, s élevant par l’inspiration au-dessus d’un tel sujet, il l’a revêtu des couleurs de son
style et qu’il l’associe au mouvements de sa pensée, aussitôt la grandeur et la pureté originelles se trahissent, et le
déplorable héros du poëme a disparu devant le grand
poète qui souffre et qui laisse voir sa blessure avec tant de
sincérité.
 
Dès lors sa renommée était faite ; il avait des imitateurs.
Il en conserve aujourd’hui, et peut-être n’est-ce pas là un
bonheur pour le modèle. Quels sont les œuvres et les
hommes qui n’aient rien perdu à être imités ? Disons-le, à
la gloire d’Alfred de Musset, il est le moins imitable des
contemporains. On ne saurait copier la spontanéité et la
jeunesse. Sa poésie est jeune, non pas seulement pour
avoir été l’œuvre de ses plus vertes années et parce qu’elle
répond à tous les instincts, à toutes les séductions, à tous
les défauts même de cet
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heureux âge ; elle est jeune par
cet éclat de la nature et de la vie qui semble mettre certains esprits comme certains visages à l’abri du temps, et
donne à chaque imperfection le charme séduisant d’une
promesse. Malgré l’art, quelquefois très recherché, de son
style, c’est à la verve entraînante qu’on le reconnaît. Ses
vers ne semblent pas composés, mais trouvés ; on dirait
qu’ils sont tombés dans sa main comme des médailles toutes
frappées et tirées pour lui seul des plus rares trésors de
l’imagination et du langage.
 
De plus en plus variée et maîtresse d’elle-même, cette
inspiration si neuve et si vive de l’auteur de ''Rolla'' se continuait dans une suite de ''Comédies'' et de ''Nouvelles'' en
prose, où l’on retrouve tous les mérites de sa poésie.
C’était pendant les années où le roman jetait son éclat le
plus littéraire et pouvait tenter les esprits délicats ; Alfred
de Musset écrivit alors la ''Confession'' ''d’un'' ''Enfant'' ''du'' ''siècle''.
 
Quelle est cette maladie si impitoyable et si franchement
décrite ? Est-ce l’exubérance de la passion acharnée à son
faux idéal ? est-ce la plaie profonde laissée par la passion
satisfaite ? c’est plus que tout cela, peut-être ; c’est l’absence du principe de vie qui pourrait cicatriser la blessure.
Que le héros du livre, en dehors de lui-même, eut trouvé
un idéal, un principe, une occasion de dévouement, et il
était sauvé ; et cette confession trop sincère de notre siècle
nous aurait peint le mal de façon à le guérir et sans aucun
risque de le propager.
 
La littérature de notre temps est-elle, comme on a voulu
le dire, la cause des misères de l’âme qu’elle atteste ? Je
ne saurais le croire : avec le ''Génie'' ''du'' ''christianisme'', avec
les ''Méditations'', avec ''René'' lui-même, le siècle avait mieux
 
==[[Page:Académie française - Recueil des discours, 1850-1859, 2e partie, 1860.djvu/441]]==
commencé. Au sortir de nos désastres, l’imagination, la
première, avait relevé le monde moral. Cette religieuse
mélancolie qui poursuit René dans les solitudes du nouveau monde et l’amant d’Elvire sur les lacs des Alpes
a-t-elle rien de commun avec la soif de plaisir, avec le
scepticisme des imitateurs de don Juan ? Sans doute la
pente était glissante de ''René'' à l’''Enfant'' ''du'' ''siècle''. Si hautes
que soient nos aspirations, il faut bien qu’elles acceptent un
but et une règle avec les devoirs positifs de la vie. Mais,
du moins, dans les ''Méditations'' et dans ''René'', le but fixe
était aperçu, ou offrait au mal son seul remède, un idéal,
une foi précise ; en un mot, le christianisme.
 
A défaut de la foi, l’''Enfant'' ''du'' ''siècle'' avait reçu le don
des larmes. Un intérêt, accru par celui du roman, s’attachait désormais à la personne comme au talent d’Alfred de
Musset. Dans cette poignante analyse du cœur, dans ces
pages d’une réalité si vive, on voulait deviner des confidences. N’avait-il pas dû pleurer lui-même celui qui tirait
tant de pleurs sincères de ses héros et de ses lecteurs ? Et on lui savait gré de ces douleurs vraies, dans un moment
où abondaient tant de douleurs factices.
 
La génération jeune et passionnée lui était toute conquise ; les juges d’élite l’avaient salué dès ses premiers
vers : il avait la renommée, il n’avait pas encore la popularité, C’est au théâtre qu’elle s’acquiert le plus vite. Le poète ne songeait pas d’abord à l’y poursuivre ; c’est de là
qu’elle lui vint. Le succès d’un ''Caprice'', commencé en Russie, inaugura en France celui des autres proverbes. L’éclat en fut si vif, qu’il rejaillit sur toute la prose d’Alfred de
Musset ; elle devint, pour beaucoup de ses lecteurs, l’objet
d’une faveur qu’elle mérite,
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mais à condition de la partager toujours avec ses poëmes. Ne suffirait-elle pas, cette
prose souple et piquante, à prouver tous les heureux dons
de cet esprit si dégagé sous les parures les plus diverses ?
Je devrais ici, avec ces chefs-d’œuvre : ''On'' ''ne'' ''badine'' ''pas''
''avec'' ''l’amour'', ''Barberine'', vous nommer tous ses proverbes
et comédies. Sans beaucoup de souci de la perspective
dramatique, l’auteur, y prodiguant la finesse et les couleurs
délicates, laissait l’action flotter librement. La fantaisie, sa
muse préférée, ne songe pas à nouer d’un lien fortement
tissu les fleurs sans nombre qui naissent sous ses doigts.
Mais que de tableaux en eux-mêmes parfaits ! que de vérité et de vie sur ces figures rapidement esquissées ! Dans
ces cadres, d’une élasticité si élégante, une scène de franc
comique et d’observation profonde, une scène de Molière
semée avec art des grâces de Marivaux, va s’illuminer tout
à l’heure d’un éclair de Shakspeare.
 
C’est ainsi que, dans les ''Contes'' ''et'' ''Nouvelles'', Boccace
et la Fontaine, Voltaire et l’abbé Prévost, semblent prêter
tour à tour à cette habile intelligence les richesses qui
peuvent le moins s’emprunter. Singulier privilège d’un
talent si spontané, qui nous oblige à nommer ainsi tant d’origines différentes ! La force active, la flamme de cette
imagination transforme et renouvelle tout ce qu’elle a reçu ;
et le creuset nous livre une substance merveilleuse, une
sorte de métal composite et d’airain de Corinthe, aussi
précieux, aussi rare que le plus rare des métaux primitifs.
 
Cette sensibilité si prompte à réfléchir les objets les plus
divers, en les nuançant de ses mobiles couleurs, était capable néanmoins d’un sévère discernement. On peut relire,
avec les meilleures pages sur la littérature contemporaine,
ces lettres d’un
==[[Page:Académie française - Recueil des discours, 1850-1859, 2e partie, 1860.djvu/443]]==
malicieuse bonhomie, publiées par M. de
Musset sous un nom d’emprunt, et dont l’irrévérencieux
bon sens choquait un peu les anciens admirateurs des
''Contes'' ''d’Espagne''.
 
Aucun des travers du temps n’échappait à cette raison
pénétrante, et nul soupçon de pédantisme ne pouvait l’atteindre. Sur les âmes les plus ardentes, le poète assurait au
critique une aimable et facile autorité ; mais le critique
s’est reposé trop tôt, comme le poète. Il eût fait bonne et
piquante justice de certains excès qui cherchent à s’abriter sous l’exemple de ses premiers vers, et de tant d’autres qui n’ont jamais eu l’exempte du talent ni son excuse.
Il eût percé à jour de ses fins sarcasmes ce vain luxe de la
fantaisie qui cache si mal la pauvreté du sentiment, cette
affectation de vérité matérielle née de l’impuissance à saisir la vérité morale. Il n’avait pas dépensé tant de traits
contre les utopies et contre le fanatisme politique, sans en
réserver à ce fanatisme de l’indifférence, à ces théories
égoïstes qui confinent la littérature dans une sorte de thébaïde élégante et sensuelle où nulle question sérieuse ne
pénètre. Énervante retraite, pire que l’exil ! On permet aux
âmes de se corrompre en tout loisir dans les profondeurs
de la société, à la seule condition de n’en pas agiter la
surface.
 
Je sais qu’au milieu des luttes politiques, l’indocile rêveur affecta souvent le dédain. N’était-ce pas comme un
rempart nécessaire pour préserver la clairvoyance et la liberté d’esprit ? Cependant, lorsqu’il répondait dans ses
alertes couplets aux emphatiques provocations d’un poëte
étranger, ne témoignait-il pas d’une âme aussi fière, aussi
nationale que la brillante poésie de sa chanson du ''Rhin'' ''allemand'' ?
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Mais il gardait Ses préférences à l’inspiration rêveuse ou
passionnée ; il atteignait sa plus haute éloquence dans ces
quatre élégies des ''Nuits'', qui sont à la fois le couronnement de son œuvre et les pierres d’attente d’une œuvre
nouvelle. Comme la passion inspiratrice s’est épurée !
comme l’horizon s’est agrandi ! Une mélancolie sans amertume s’associe désormais aux plus nobles désirs, aux plus
sévères pensées. La muse a fait son profit des souffrances
du poëte, et se prépare à le consoler dans leur union rajeunie et féconde en glorieuses promesses.
 
Elle en donnait un merveilleux gage avec l’Épître ''à'' ''Lamartine''. Ici, le doute et les sombres angoisses de ''Rolla'' vont se perdre dans un éclair sublime, dans cette affirmation de l’âme immortelle digne du maître à qui elle s’adresse.
 
Emporté par ses aspirations ferventes, ce doute à demi
croyant va franchir un plus"large espace et s’approcher plus
près encore de l’idéal qu’il entrevoit, de la vérité qu’il devine. Ouvrons ces admirables pages de l’''Espoir'' ''en'' ''Dieu'', que tant d’âmes hésitantes pourraient choisir pour symbole.
 
<poem>
Je voudrais vivre, aimer, m’accoutumer aux hommes,
Chercher un peu de joie et n’y pas trop compter,
Faire ce qu’on a fait, être ce que nous sommes,
Et regarder le ciel sans m’en inquiéter.
 
Je ne puis, — malgré moi l’infini me tourmente.
Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir ;
Et, quoi qu’on en ait dit, ma raison s épouvante
De ne pas le comprendre, et pourtant de le voir.
</poem>
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<poem>
 
Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y venons-nous faire,
Si, pour qu’on vive en paix, il faut voiler les cieux ?
..............................................................
Je souffre, il est trop tard ; le monde s’est frit vieux.
Une immense espérance a traversé la terre ;
Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux !</poem>
 
 
 
Ses lecteurs d’autrefois auraient-il soupçonné, à travers
les emportements de ses débuts, une raison si droite, un
Ici souci des hautes croyances, un tel besoin d’idéal et
d’infini ? Avec combien de lucide fermeté cet esprit, si
ébloui d’abord par le vertige de la jeunesse, arrive à se
poser les redoutables problèmes de nos destinées ! A travers les indécisions d’une loyale intelligence, jamais un
cœur plus affamé de la vérité ne s’est élancé vers elle avec
plus de force et ne l’a suppliée plus éloquemment. Courage, ô poète ! encore un coup d’aile, et de cette région
déjà si haute, mais si tourmentée, vous parviendrez, au-dessus des doutes qui vous restent, à la clarté sereine, au
calme dans la vérité, à la foi qui vous échappe, et dont vous
êtes digne par la franchise et la véhémence de vos désirs.
 
A cette âme, capable d’un tel essor et d’une intention si
droite, un secours a été refusé, dont les plus forts et
les plus sages ont besoin, le souffle et l’appui d’une époque
moins indécise, la lumière d’une conscience publique.
Soutenu par une tradition plus pure et mieux affermie, il
eût franchi le dernier degré qui le séparait encore des
croyances nécessaires aux grandes inspirations. Là il aurait pris des forces pour l’œuvre nouvelle si glorieusement commencée avec les ''Nuits'' et l’''Espoir'' ''en'' ''Dieu''.
 
Un témoignage nous reste de tout ce qu’il a fait, de
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tout
ce qu’il a souffert pour mériter cette faveur si rare d’une
transformation et d’une veine ravivée. Déchirant témoignage et plus irrécusable dans sa courte simplicité que
cette prière même l’''Espoir'' ''en'' ''Dieu'' ! Tout le monde a lu
avec émotion ce sonnet trouvé à côté de son lit après une
nuit de douleur, et qui s’est gravé dans la mémoire de
ses amis comme un testament. Son effusion dernière, c’est
une pensée religieuse et une larme :
 
<poem>
J’ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaîté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.
 
Quand j’ai connu la vérité,
J’ai cru que c’était une amie ;
Quand je l’ai comprise et sentie,
J’en étais déjà dégoûté.
 
Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d’elle
Ici-bas ont tout ignoré.
 
Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.</poem>
 
 
 
Ainsi, dans sa première effervescence, ce libre et charmant esprit a choisi pour son domaine la fantaisie et la
passion ; il a raillé, du fond de sa voluptueuse indifférence,
tous les enthousiasmes sévères ; il est entré dans la poésie avec toutes les grâces hardies, avec toute l’impétuosité
de l’adolescence. Un prompt succès l’encourage dans sa
voie. Et le voilà qui, malgré tout, par la seule pente de sa
noble nature, il
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arrive à se faire un tourment des grandes questions dont il avait souri. Il dévoile du même coup ses
souffrances mortelles et son espoir infini, et semble terminer son œuvre et sa vie par cette sublime et navrante
confession. Il a dit vrai dans ce cri de l’âme ! Son plus
grand bien, sa plus grande gloire peut-être, est dans cette
larme sacrée qui nous livre son plus intime secret et dont
la pureté rejaillit sur son œuvre tout entière. Noble douleur qu’il laissa tant de fois éclater et qu’il appelle avec
tant de justesse le tourment de l’infini !
 
Sachons bien tout le prix de cette religieuse tristesse.
C’est elle, à défaut des joies sereines qu’apportent les
fermes croyances, c’est elle qui fait notre grandeur. Elle
marque un abîme entre le doute sans issue où s’enfermaient les profanes rieurs du siècle dernier, et l’incertitude pleine d’espoir d’où s’élance l’esprit contemporain.
Le vieux scepticisme avec ses froides moqueries ne disait pas seulement : La vérité nous est voilée ; il semblait
dire : Nulle vérité n’existe. Le doute moderne, dans ses
inquiètes ardeurs, est une acte immense de désir, un généreux appel à l’idéal inconnu. Cette vérité pour lui encore ignorée, le poète l’adore de toutes ses forces ; il conjure cet infini de se laisser comprendre ;
 
<poem>
Brise cette voûte profonde
Qui couvre la création ;
Soulève les voiles du monde
Et montre-toi, Dieu juste et bon !</poem>
 
 
 
Voilà, de notre temps, le cri des âmes les plus découragées ; leur scepticisme se résout dans une prière. Voilà
le doute
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tel qu’il apparaît chez l’auteur de ''Rolla'', des ''Nuits'',
de l’''Espoir'' ''en'' ''Dieu'' !
 
Serait-il vrai que les lettres françaises ne doivent plus atteindre les saines régions morales où elles se plaisaient
avec Corneille et Racine ? Ne retrouveront-elles jamais ce
merveilleux équilibre de l’imagination et du goût, des
inspirations enthousiastes et de la raison sévère, et ces
fortes convictions qui fondaient la grandeur du génie sur
l’énergique droiture de la conscience ? Sommes-nous condamnés à redescendre la pente stérile de la licence et de
l’ironie, que la poésie contemporaine, dès son premier
vol, avait hautement dépassée ?
 
Soyons rassurés, messieurs, par l’exemple même de ce
séduisant écrivain, si audacieux dans sa fantaisie, si emporté vers les brillantes chimères. Vous venez de l’entendre
dans ses pages les plus éloquentes ; il y rend témoignage
aux religieuses pensées, à ce noble souci de la vérité morale qui survit aux passions et à qui la poésie ne saurait
survivre.