« Patriotisme et christianisme » : différence entre les versions

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{{Titre|Patriotisme et Christianisme<ref>Dans cet ouvrage remarquable du Comte Tolstoï, qui a fortement éveillé l’attention européenne, le principe de « non-résistance », qui pour ses adversaires prend si souvent un caractère doctrinaire ou même absurde est appliqué de façon drastique au vaste militarisme sous lequel gémit le monde. En tant que gens raisonnables, à la suite de Tolstoï, nous devons poser la question : « Quel autre principe que celui-là peut supprimer le cauchemar ? » Pour ceux qui vivent hors de l’Europe, les affirmations inhabituelles de cet ouvrage peuvent ne pas paraître aussi renversantes que pour ceux qui vivent sous un système de service militaire obligatoire. Mais un peu de réflexion nous rappelle que nous entretenons aussi des centaines de milliers de combattants, et qu’en payant des impôts pour les objectifs du gouvernement, nous sommes responsables de l’apparition, sur la mer et sur le champ de bataille, de ceux que Tolstoï pourrait appeler les « meurtriers autorisés. » (Traducteur de 1899)
{{Titre|Patriotisme et Christianisme (1)|[[Auteur:Léon Tolstoï|Léon Tolstoï]]|traduction Wikisource}}
<p> Le fait que ses adversaires attribuent au « principe de non-résistance [au mal par la violence] un « caractère doctrinaire ou même absurde » prévaut encore cent ans plus tard. Par exemple, dans un livre français à grand tirage, « Tolstoï » (Paris-Match, Coll. « Les Géants, » 1971), on peut lire : « La théorie de la non-violence, de la non-résistance au mal est une des plus originales du tolstoïsme, et probablement celle qui fût la mieux acceptée. Les tolstoïens, cependant, cette vilaine race d’ « intellectuels pleurnicheurs, » comme les définit Lénine, réussirent, avec leur manie d’idolâtrer et de prendre toujours à la lettre le verbe du maître, à la rendre plus d’une fois ridicule. Témoin, l’histoire de ce dîner où, attablé en joyeuse compagnie, le « maître, » importuné par un moustique, se donne une grande claque sur le crâne. Le bourdonnement de l’insecte cesse, tout comme cessent les conversations des convives stupéfaits. « Qu’avez-vous fait, Léon Nikolaïevitch [Tolstoï] ! » s’exclame d’une vois brisée le disciple préféré, Tchertkov. « Vous avez tué une créature vivante ! Vous n’avez pas honte ! » Le vieillard est tout confus, les convives sont très mal à l’aise, le dîner est gâché. » Suivent des citations de Dostoïevsky qui « lui-même se divertit aux dépens de la non-violence tolstoïenne, » de Gorki, et encore de Lénine, etc. En somme, la philosophie de Tolstoï a été présentée en France en 1971 dans la perspective du parti communiste russe !
 
<p>Et on pouvait lire quelques années plus tard dans une revue publiée en France, intitulée « Arabie » (No. 45, sept. 1990) - avec une photo de Saddam Hussein en couverture,- une publicité sur deux pages pour le missile appelé « Fire and forget, » "fait feu et oublie" ; « Le meilleur missile ne peut que gagner, » etc. C’est monstrueux ! « Le besoin de vérité est plus sacré qu’aucun autre. (…) Il n’y a aucune possibilité de satisfaire chez un peuple le besoin de vérité si l’on ne peut trouver à cet effet des hommes qui aiment la vérité » (S. Weil, La vérité In L’enracinement, 1949).
<p>Le sommaire a été rajouté par le traducteur pour faciliter la lecture. Les notes très brèves sont indiquées entre parenthèses dans le texte même. (Traducteur pour Wikisource)</p></ref>|[[Auteur:Léon Tolstoï|Léon Tolstoï]]|traduction Wikisource}}
 
Les festivités franco-russes qui ont eu lieu en France en octobre 1894 m’ont d’abord amusé, puis étonné, et enfin indigné, comme d’autres sans doute – des sentiments que j’ai voulu exprimer dans un bref article. Mais alors que j’étudiais davantage les causes principales de cet étrange phénomène, j’en suis venu aux réflexions que je présente ici au lecteur.
 
 
 
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L’excitation était tellement grande qu’il se faisait des choses singulières ; néanmoins personne ne remarquait leur bizarrerie, et au contraire chacun les approuvait, en était charmé, et comme s’il avait peur d’être laissé derrière, se pressait d’accomplir quelque chose d’un genre similaire pour ne pas être dépassé par le reste.
 
Si par moments des protestations, prononcées ou même écrites et imprimées, paraissaient contre cette folie, démontrant son caractère déraisonnable, elles étaient étouffées ou cachées. (2 ; « Une lettre ouverte aux étudiants français »)<ref>[Tolstoï écrit dans cette note] : — Ainsi, j’ai connaissance de la protestation suivante qui a été faite par des étudiants russes et envoyée à Paris, mais refusée par tous les journaux : — « Une lettre ouverte aux étudiants français
 
<p>« Il y a quelque temps, un petit groupe d’étudiants en droit de Moscou dirigé par son inspecteur a été assez hardi pour parler au nom de l’université au sujet des festivités de Toulon.
<p>« Nous, les représentants des étudiants unis de diverses provinces, protestons très catégoriquement contre les prétentions de ce corps, et sur le fond contre les échanges de vœux qui ont eu lieu entre lui et les étudiants français. Nous regardons aussi la France avec une chaleureuse affection et un profond respect, mais nous le faisons parce que nous avons voyons en elle une grande nation qui a toujours été dans le passé l’introducteur et l’annonciateur des idéaux nobles de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour le monde entier ; et première aussi dans les tentatives audacieuses pour inclure ces hauts idéaux dans la vie. La meilleure partie de la France à toujours été prête à acclamer la France en tant que le champion le plus important d’un futur plus noble pour l’humanité. Mais nous ne considérons pas des festivités telles que celles de Kronstadt et Toulon comme les occasions appropriées pour de pareilles salutations.
 
<p>« Au contraire, ces réceptions représentent une triste situation mais, espérons-nous, temporaire - la trahison de la France de son grand rôle historique précédent. Le pays qui a une époque a invité tout le monde a briser les chaînes du despotisme, et a offert son aide à tout pays qui se révolterait pour obtenir sa liberté, brûle maintenant de l’encens devant le gouvernement russe, qui empêche systématiquement la croissance organique normale de la vie du peuple, et écrase implacablement, sans considération, chaque aspiration de la société russe vers la lumière, la liberté et l’indépendance. Les manifestations de Toulon sont un acte du drame de l’hostilité entre la France et l’Allemagne créé par Bismarck et Napoléon III.
 
<p>« Cette hostilité garde toute l’Europe sous les armes, et donne le vote décisif dans les affaires européenne au despotisme Russe, qui a toujours été le soutien de tout ce qui est arbitraire et absolue contre la liberté, et des tyrans contre les tyrannisés.
 
<p>« Un sentiment de douleur pour notre pays, de regret face à l’ignorance d’une si grande partie de la société française, voilà les sentiments que nous portent ces festivités.
 
<p>« Nous sommes persuadé que la génération la plus jeune n’est pas séduite par le chauvinisme national, et que, prête à se battre pour cette situation sociale meilleure vers laquelle l’humanité s’avance, elle saura comment interpréter les évènements actuels, et quel attitude adopter a leur égard. Nous espérons que notre protestation résolue trouvera des échos dans les cœurs de la jeunesse française.
<p>(Signé) « Le Conseil Uni de vingt-quatre Sociétés Fédérées d’Étudiants de Moscou »</ref>)
 
Sans parler des millions de jours de travail consacrés à ces festivités ; l’ivrognerie commune parmi tout ceux qui y ont participé, impliquant même ceux qui commandaient ; sans parler de l’absurdité des discours qui étaient prononcés, — les actes les plus fous et brutaux étaient commis, et personne n’y prêtait attention.
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En conséquence, pour la société dans laquelle de telles épidémies se produisent, la différence entre celle de Kiev, où d’après Sikorsky aucune violence ou meurtre n’a été enregistré, et celle de Paris, où plus de vingt femmes ont été écrasées à mort en un seul défilé, est équivalente à celle de la chute sur le plancher d’un petit morceau de charbon qui brûle lentement, et d’un feu qui a déjà pris possession des planchers et des murs de la maison.
Au pire, le résultat de l’épidémie de Kiev sera qu’un millionième des paysans de Russie dépenseront les salaires de leurs labeurs et seront incapables de subvenir aux taxes du gouvernement ; mais les conséquences de l’épidémie de Toulon-Paris qui a affectée des gens qui ont un grand pouvoir, des sommes d’argent immenses, des armes de violence, et des moyens de propagation de leur démence, peuvent et doivent être épouvantable.<ref>Des psychiatres anglais ont publié en 1993 une lettre ouverte dans laquelle il proposait de considérer le « bonheur, » caractérisé par la sentimentalité, l’exubérance, certaines altérations cognitives, etc. comme une maladie mentale. La proposition a été examinée sérieusement par d’autres médecins, qui sont arrivé à la conclusion que l’état de bonheur ne pouvait pas être classé avec les autres maladies psychiatriques telles que la psychose ou la schizophrénie parce qu’il n’est pas nuisible ni potentiellement dangereux pour le "patient" (3A proposal to classify happiness as a psychiatric disorder. British Journal of Psychiatry, vol. 162, p. 539-542, 1993.). Ainsi, le critère de danger pour soi-même a permis aux médecins de différencier ce qui est et n’est pas une maladie mentale, de façon semblable au raisonnement de Tolstoï qui a jugé selon la dangerosité des « aliénés armés jusqu’aux dents » que les festivités de 1894 étaient une manifestation psychopathe véritable tandis que l’épidémie de Malevanshchina était plutôt anodine. Le mot « malade » n’est-il pas issu du latin male habitus -mal disposé,- qui est apparenté à « mal, » male, d’une manière mauvaise, et malum, contraire au bien, qui cause des dommages, de la peine, souffrir ? (Dictionnaire Petit Larousse).</ref>
 
 
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Le président français répond : -
 
« La magnifique flotte sur laquelle j’ai eu la grande satisfaction de saluer la flamme<ref>Flamme : « Pavillon long et étroit, hissé au haut des mâts d’un navire de guerre. » (4Dictionnaire Petit Larousse).</ref> russe dans les eaux françaises, la réception cordiale et spontanée que vos braves marins ont partout reçue en France, témoignent glorieusement une fois de plus des sympathies sincères qui unissent nos deux pays. Ils démontrent en même temps une foi profonde dans l’influence bienfaisante qui peut souder ensemble deux grandes nations dévouées à la cause de la paix. »
 
Encore une fois, dans les deux télégrammes, il y a des allusions à la paix qui n’ont rien à voir avec l’accueil des marins, sans la moindre nécessité.
 
Il n’y a pas un seul discours ou un seul article dans lequel il n’est pas dit que le but de toutes ces orgies est la paix de l’Europe. À un dîner donné par les représentants de la presse russe, tous parlaient de paix. M. Zola, qui avait écrit peu de temps avant que la guerre était inévitable, et même utile ; M. de Voguë, qui a déclaré la même chose par écrit plus d’une fois, — n’ont pas dit un mot au sujet de la guerre, mais n’ont parlé que de paix<ref>Dans son livre « Le royaume des cieux est en vous » (51893), Tolstoï rapporte et dément de façon virulente les paroles de Émile Zola et M. de Voguë selon qui la guerre est « inévitable, et même désirable, » : « …des hommes comme Vogüé et autres, qui croient à la loi de l’évolution et considèrent la guerre non seulement comme inévitable mais utile, et donc désirable, – de tels hommes sont complètement scandaleux, horribles dans leur aberration morale. [Ceux qui s’en horrifient] déclarent au moins qu’ils haïssent le mal et aiment le bien, mais [ces] derniers croient qu’il n’y a ni bien ni mal. »</ref>. Les sessions parlementaires s’ouvrent avec des discours sur les festivités passées ; les orateurs mentionnent que de telles festivités sont une assurance de paix en Europe.
C’est comme si un homme arrivait dans une société paisible et commençait par garantir énergiquement à tout ceux qui sont présents qu’il n’a pas la moindre intention de casser les dents à qui que ce soit, de leur pocher les yeux, ou de leur casser les bras, et n’a que les idées les plus pacifiques pour passer la soirée.
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Nous sommes tous conscients que nous n’avons jamais ressentis avant, ni depuis, quelque amour spécial que ce soit pour les français, ou quelque animosité que ce soit envers les allemands.
 
On nous dit que les allemands ont des projets contre la Russie, que la Triple Alliance<ref>« Triple-Alliance : accord encore connu sous le nom de Triplice, constituée par l’adhésion de l’Italie, en 1882, à une alliance austro-germanique de 1879. Il fut renouvelé en 1887 et cessa en 1915, lors du passage de l’Italie dans le camp allié. » (6Dictionnaire Petit Larousse).</ref> menace d’anéantir notre paix et celle de l’Europe, et que notre alliance avec la France assurera un balance égale du pouvoir et sera une garantie de paix. Mais cette affirmation est si manifestement stupide que j’ai honte de la réfuter sérieusement. Pour qu’il en soit ainsi – c’est-à-dire pour que l’alliance garantisse la paix – il serait nécessaire de rendre les Pouvoirs mathématiquement égaux. Si la prépondérance était du côté de l’alliance franco-russe, le danger serait le même, ou même plus grand, parce que si Wilhelm qui est à la tête de la Triple Alliance est une menace à la paix, la France qui ne peut pas se résigner à la perte de ses provinces serait une menace encore plus grande. La Triple Alliance a été appelée une alliance de paix, alors que pour nous elle s’est révélée être une alliance de guerre. Exactement comme l’alliance franco-russe ne peut être considérée maintenant que comme une alliance de guerre.
 
Par ailleurs, si la paix dépend d’une balance égale du pouvoir, comment seront définies les unités entre lesquels l’équilibre sera établi ?
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Et lorsque le nombre de malades, de blessés et de tués deviendra si grand qu’il ne restera pas assez de mains pour les ramasser, et lorsque l’air sera si infecté par l’odeur de putréfaction de la « chair à canon » que même les autorités trouveront cela désagréable, une trêve sera faite, les blessés seront ramassés n’importe comment, on fera rentrer les malades et les entassera les uns contre les autres en foules, les morts seront couvert de terre et de chaux, et encore une fois toute la multitude d’hommes abusés seront trompés et dupés jusqu’à ce que ceux qui ont imaginé le projet s’en lassent, ou jusqu’à ce que ceux qui pensaient trouver cela profitable reçoivent leur butin.
 
Et ainsi, les hommes seront une fois de plus rendus sauvages, furieux et brutaux, et l’amour s’attiédira dans le monde, et la conversion de l’humanité au Christianisme, qui a déjà commencée, déchoira pendant des dizaines et des centaines d’années. Et ainsi, une fois de plus, les hommes qui en auront recueilli du profit affirmeront tous que, puisqu’il y a eu une guerre ce devait être nécessaire qu’il y en ait une, et que d’autres guerres doivent suivre, et ils prépareront encore les générations futures à une continuation de tuerie en les corrompant à partir de leur enfance.<ref>L’enseignement de l’histoire est un domaine où s’exerce généralement cette corruption à laquelle les gens sont soumis dès l’enfance. Bien que la réflexion philosophique de Tolstoï ait beaucoup progressée par la suite, il notait l’insuffisance de la présentation "scientifique" courante de l’histoire, qui néglige le caractère moral essentiel des évènements, et que l’on pourrait donc qualifier de « corruptrice » par son silence, dans Guerre et Paix (71878) : —
 
<p>« Vers la fin de l’année 1811, une mobilisation et une concentration de forces a commencé en Europe de l’ouest ; Et en 1812, ces forces – des millions d’hommes, en comptant ceux qui étaient occupés au transport et au ravitaillement des armées – se sont déplacées de l’ouest à l’est vers les frontières de la Russie, où les forces russes se sont alignées exactement comme elles l’avaient fait l’année précédente.
 
<p>Le 24 juin, les forces de l’Europe de l’ouest ont traversées la frontière russe, et la guerre a commencée : en d’autres termes, il est survenu un évènement opposé à la raison humaine et à la nature humaine.
 
<p>Des millions d’hommes ont commis les uns contre les autres des crimes innombrables, tromperies, trahisons, vols, falsifications, résultats de faux assignats [papier-monnaie créé en France à l’époque de la Révolution française], déprédations, feux incendiaires, meurtres, tels que les annales de toutes les courts ne pourraient les égaler dans l’ensemble des siècles ; et pourtant que les auteurs ne considéraient pas comme des délits à ce moment-là. Qu’est-ce qui a provoqué cet évènement extraordinaire ? Quelles en sont les causes ?
 
<p>Les historiens disent avec une crédulité naïve que les causes de ces évènements se trouvent dans l’affront qui a été présenté au Duc d’Oldenbourg, dans le mépris du « Système Continental, » dans les ambitions de Napoléon, la fermeté d’Alexandre, les erreurs des diplomates, et quoi encore. (…)
 
<p>On comprend facilement que ces causes et d’innombrables autres – dont la diversité infinie est simplement proportionnelle à la diversité infinie des points de vue – satisfaisaient les hommes qui vivaient à cette époque là ; mais pour nous, la Postérité, qui somment assez éloignés pour réfléchir à l’importance de l’évènement dans une perspective plus vaste, et qui cherchons à sonder sa simple et terrible signification, de telles raisons paraissent insuffisantes. Il est incompréhensible pour nous que des millions d’hommes chrétiens se soient tués et torturés les uns les autres parce que Napoléon était ambitieux, Alexandre ferme, la politique anglaise astucieuse, et le Duc d’Oldenbourg offensé. Il est impossible de comprendre quel rapport ces circonstances ont avec le fait lui-même du meurtre et de la violence ; pourquoi en conséquence de l’affront présenté au duc, des milliers d’hommes de l’autre côté de l’Europe auraient tués et mis à sac les gouvernements de Smolensk et de Moscou, et auraient été tués par eux. (…) Une cause telle que le refus de Napoléon de retirer ses troupes de la Vistule, et de rétablir le duché d’Oldenbourg, a autant de poids dans cette question que la volonté ou non d’un simple caporal français de participer à la deuxième campagne ; parce que s’il avait refusé, et un second, et un troisième, et un milliers de caporaux et de soldats avaient pareillement refusés, si l’armée de Napoléon avait été si grandement réduite, la guerre n’aurait pas pu avoir eu lieu. (…)
 
<p>Pour que la volonté de Napoléon ou d’Alexandre soit exécutée – ceux-ci étant apparemment les hommes de qui dépendait l’évènement – le concours d’innombrables facteurs étaient nécessaires, et l’évènement n’aurait pas pu arriver si un seul d’entre eux avait fait défaut. Il était indispensable que des millions d’hommes, dans les mains de qui étaient réellement tout le pouvoir, les soldats qui se sont battus, et les hommes qui ont transporté les munitions de guerre et les canons, consentent à accomplir la volonté de ces deux faibles unités humaines… » (…) « …les grands hommes sont simplement des étiquettes qui fournissent un nom à l’évènement… » (Tolstoï’s philosophy of history In The living thoughts of Tolstoï, S. Zweig. Longman, Green et co, 1939)</p></ref>
 
 
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Si seulement on entreprenait en Russie pour un certain temps d’abolir au couronnement du Tsar le serment d’allégeance par le peuple, et la répétition solennelle des prières pour le Tsar à chaque office de l’église ; de renoncer aux fêtes de sa naissance et aux jours des saints, avec les éclairage et les carillons, et la fainéantise obligatoire, de cesser l’exposition publique de son portrait, de ne plus imprimer ses noms et ceux de sa famille, ainsi que les pronoms qui leur font allusion, en grosses lettres dans les livres de prière, calendriers et livres d’étude ; de cesser de l’honorer avec des livres spéciaux et des journaux distribués dans ce but ; de mettre fin à l’emprisonnement pour le moindre mot de manque de respect envers lui, — que ces choses changent pour un temps, et nous pourrions alors savoir jusqu’à quel point il est inhérent dans le peuple, dans la classe authentiquement travaillante. Comme ils en ont toujours l’assurance et comme tout étranger est en assuré, Prokophy et Ivan, les aînés du village, idolâtrent le Tsar, qui d’une façon ou d’une autre les trahit aux mains des propriétaires terriens et des riches en général.
 
Ainsi en est-il en Russie. Mais si seulement, de manière semblable, les classes dirigeantes en Allemagne, en France, en Italie, en Angleterre et en Amérique [ne] faisaient [pas] ce qu’ils accomplissent avec tant de persistance dans l’inculcation du patriotisme, l’attachement et l’obéissance au gouvernement actuel, nous serions capables de voir jusqu’à quel point ce supposé patriotisme est naturel pour les nations de notre époque.<ref>Dans (8)la version originale en anglaise il y a, suivant le style de l'époque, une négation qui est sous-entendue : "But if in like manner the ruling classes in Germany, France, Italy, England, and America were to do what they so persistently accomplish in the inculcation of patriotism, attachment, and obedience to the existing governement, we should be able so see how far this supposed patriotism is natural to the nations of our time."</ref>
 
À partir de l’enfance, et par tous les moyens, — livres de classe, offices d’église, sermons, discours, livres, journaux, chansons, poésie, monuments, — le peuple est dans un sens rendu stupide ; ensuite, plusieurs milliers de gens sont rassemblés par la force ou à prix d’argent, et lorsque ceux-là, rejoints par les paresseux toujours présents à chaque spectacle, au son du canon et de la musique, enflammés par l’éclat et la brillance autour d’eux, commencent à crier ce que les autres crient en face d’eux, on nous dit que c’est là l’expression du sentiment de la nation entière.
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Le patriotisme était nécessaire dans la formation et la consolidation d’états puissants composés de différentes nationalités et agissant en défense mutuelle contre les barbares. Mais dès que les lumières chrétiennes ont transformées ces pays de l’intérieur, donnant à tous un statut d’égal, le patriotisme est non seulement devenu inutile mais, entre les nations, le seul empêchement d’une union pour laquelle ils étaient préparée en raison de leur conscience chrétienne.
Le patriotisme est aujourd’hui la tradition cruelle d’une époque révolue qui n’existe pas seulement par son inertie mais parce que les gouvernements et les classes dirigeantes, conscients que leur pouvoir et leur existence même en dépendent, le provoquent et le soutiennent continuellement parmi le peuple, par la ruse et la violence.<ref>Selon Tolstoï, cette « tradition cruelle d’une époque révolue, » le patriotisme, est maintenue à cause de l’« inertie » et « parce que les gouvernements et les classes dirigeantes le provoquent. » Tolstoï ne précise pas explicitement ce qu’il entend par « inertie » mais nous croyons que les réflexions de Simone Weil (91909-1942). sur le concept d’inertie sont susceptibles de clarifier la signification sociale qu’il a pu donner à ce mot.
 
S. Weil qualifie l’état humain d’« inertie » comme suit : « Un autre effet du malheur est de rendre l’âme sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d’inertie. En quiconque a été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l’égard de son propre malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu’il pourrait faire pour améliorer son sort ; elle va jusqu’à l’empêcher de rechercher les moyens d’être délivré, parfois même jusqu’à l’empêcher de souhaiter la délivrance. Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu’il est satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des prétextes parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s’il a été mordu pour toujours jusqu’au fond de l’âme, il subsiste quelque chose qui le pousse à s’y précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé en lui à la manière d’un parasite et le dirigeait à ses propres fins. » (L’amour de Dieu et le malheur In Attente de Dieu, 1942). Weil dit que les « victimes du poison d’inertie » sont « les malheureux, » et ceux que Tolstoï qualifie précisément de « malheureux, » « les travailleurs, accommodants, inconsidérés…puérilement et naïvement content… » (Chap. V), semblent justement correspondre à la description de « victimes du poison d’inertie. »
<p>De même que selon Tolstoï l’inertie et les classes dirigeantes maintiennent la tradition cruelle, selon Weil, les êtres déracinés, qui sont inertes ou actifs, tendent à déraciner les autres : « Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l’Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie (…) on ne saurait trop encourager l’existence de milieux d’idées ne constituant pas des rouages de la vie publique ; car à cette seule condition ils ne sont pas des cadavres… il faut, tout en essayant d’empêcher les haines, encourager les différences. Jamais le bouillonnement des idées ne peut faire du mal à un pays comme le nôtre. C’est l’inertie mentale qui est mortelle pour lui. » (L’enracinement, 1949). Ceux qui « se jettent dans une activité qui tendant à déraciner [les autres] » sont, dans les termes de Tolstoï, ceux qui « sont soumis à une telle contrainte de menaces, de séductions à prix d’argents et à toute l’influence hypnotique des gouvernements que, presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable… » (Chap. XV).
 
<p>En discutant de ses hésitations à être baptisée dans l’Église Catholique, Mme Weil explique qu’il y a une différence entre surmonter l’inertie et vaincre les obstacles : « Il existe un milieu catholique prêt à accueillir chaleureusement quiconque y entre. Or je ne veux pas être adoptée dans un milieu…(…) Il y a des moments où je suis tentée de m’en remettre entièrement à vous et de vous demander de décider pour moi. Mais en fin de compte je ne peux pas. Je n’en ai pas le droit. Je crois que dans les choses très importantes on ne franchit pas les obstacles. On les regarde fixement, aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à ce que, dans le cas où ils procèdent des puissances d’illusion, ils disparaissent. Ce que j’appelle obstacle est autre chose que l’espèce d’inertie qu’il faut surmonter à chaque pas qu’on fait dans la direction du bien. J’ai l’expérience de cette inertie. Les obstacles sont tout autre chose. Si on veut les franchir avant qu’ils aient disparu, on risque des phénomènes de compensation auxquels fait allusion, je crois, le passage de l’Évangile sur l’homme de chez qui un démon est parti et chez qui ensuite sept démons sont revenus. » (Hésitations devant le baptême : Lettre II In Attente de Dieu, 1942). Pour Weil, les obstacles sur la route du bien véritable ne pouvaient pas se franchir, se résoudre par une simple adhésion à l’Église, sous peine de risquer des « phénomènes de compensation. » La réflexion de Tolstoï sur le patriotisme se compare donc à celle de Weil sur l’Église puisque, dans les deux cas, le souci de la vérité doit prévaloir sur tout recours extérieur facile, ou action irréfléchie, pour éviter les « compensations » (Weil), ou ne pas compter sur ce qui « n’a aucun pouvoir, et est toujours enchaîné » (Tolstoï). Les "obstacles" au baptême sont profondément personnels pour S. Weil, mais Tolstoï, pour qui « le patriotisme est…le seul obstacle à ce que la maison soit occupée » (Chap. XIV), met en garde contre les « aides extérieures, » que l’on pourrait qualifier d’espèces de compensation : « Si les gens comprenaient seulement que la force n’est pas dans la force brute mais dans la vérité, ne se dérobaient pas d’elle en parole ou en action, ne disaient pas ce qu’ils ne pensent pas, ne faisaient pas ce qu’ils considèrent comme insensé et mauvais ! » ; « …la force spirituelle qui anime le monde…n’est ni dans les livres ni dans les journaux… » ; « …en entrant dans l’activité sociale…chaque homme est obligé, au moins en partie, de s’écarter de la vérité et de faire des concessions qui détruisent la force de l’arme puissante qui devrait l’assister dans la lutte, » (Chap. XVII).
 
<p>S. Weil observe l’existence de l’amour malgré l’inertie : « Il y a un seul moyen de ne jamais recevoir que du bien. C’est de savoir non pas abstraitement, mais avec toute l’âme, que les hommes qui ne sont pas animés par la pure charité sont des rouages dans l’ordre du monde à la manière de la matière inerte. Dès lors tout vient directement de Dieu, soit à travers l’amour d’un homme, soit à travers l’inertie de la matière tangible ou psychique ; au travers de l’esprit ou de l’eau. Tout ce qui accroît l’énergie vitale en nous est comme le pain pour lequel le Christ remercie les justes… » (L’amour du prochain In Attente de Dieu, 1942) Tolstoï dit semblablement : « On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII).
<p>La tradition cruelle de patriotisme qui cause les guerres selon Tolstoï, et le déracinement qui est lié à la violence selon Weil, sont l’un et l’autre produit en partie par l’inertie, inertie que D. H. Thoreau combat en tant que « friction dans la machine, » et violence, sans distinction entre inerte et actif : « Mais quand la friction en arrive à avoir sa machine et que l’oppression et le vol sont organisés, alors je dis « débarrassons-nous de cette machine. » En d’autres termes, lorsqu’un sixième de la population d’une nation qui se prétend le havre de la liberté est composé d’esclaves, et que tout un pays est injustement envahi et conquis par une armée étrangère et soumis à la loi martiale, je pense qu’il n’est pas trop tôt pour les honnêtes gens de se soulever et de passer à la révolte. Ce devoir est d’autant plus impérieux que ce n’est pas notre pays qui est envahi, mais que c’est nous l’envahisseur. » (La désobéissance civile (1849) In Désobéir, Éd de l’Herne, 1994) Et c’est exactement la situation actuelle des français et des canadiens par rapport à l’Afghanistan, ainsi que des anglais et des américains par rapport, en plus de ce pays, à l’Irak.</p></ref>
 
Le patriotisme est aujourd’hui comme un échafaudage qui était jadis nécessaire pour élever les murs d’un bâtiment, et qui est conservé parce que son existence profite à certaines personnes, malgré le fait qu’il présente le seul obstacle à ce que la maison soit occupée.
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Avant la révolution, le pouvoir des rois français sur leur peuple était basé sur le patriotisme ; après la Révolution, le pouvoir du Comité du Bien-être Public était aussi fondé sur celui-ci ; le pouvoir de Napoléon, comme consul et comme empereur, était érigé sur celui-ci ; après la chute de Napoléon, le pouvoir des Bourbons, puis de la République, de Louis-Philippe et encore de la République était basé sur celui-ci ; ensuite celui de Napoléon III, puis encore de la République, et enfin le pouvoir de M. Boulanger reposait sur celui-ci.
 
C’est terrible à dire, mais il n’y a pas et il n’y a jamais eu de violence conjointe d’un peuple contre un autre qui n’ait été accomplie au nom du patriotisme. En son nom, les russes ont combattus les français et les français les russes ; en son nom, russes et français se préparent à combattre les allemands et les allemands à faire la guerre sur deux frontières<ref>« (10).[Au Etnom teldu estpatriotisme], lerusses caset nonfrançais seulementse avecpréparent à combattre les guerres.allemands Auet nomles duallemands patriotisme,à lesfaire russesla ontguerre étouffésur lesdeux polonaisfrontières, les» allemandscoïncide persécutéavec lesce slaves,que lesnous hommessavons de la Communepremière tuéguerre ceuxmondiale, dela Versailles,première etguerre ceuxqui deaurait Versaillespu tuéêtre lesévitée hommesaprès cet essai de la Commune1894.
<p>Tolstoï avait déjà signalé l’urgence de prévenir cette guerre avec « Le royaume des cieux est en vous » (1893), dans lequel il citait le comte Komaròvsky, un professeur de droit international : « L’existence même de cet esprit de rivalité favorise les probabilités de guerre : les nations, devenues incapables de soutenir l’augmentation [des dépenses liées à] l’armement, préféreront tôt ou tard la guerre ouverte plutôt que la tension dans laquelle il vivent et la ruine qui les menacent, si bien que le moindre prétexte servira pour allumer la conflagration d’une guerre général en Europe. » Et il citait aussi Signor E. G. Moneta : « C’est comme si la folie des dirigeants était passée dans les classes dirigeantes. Maintenant, il ne se battent plus parce qu’un roi a été impoli envers la maîtresse d’un autre roi, comme au temps de Louis XIV, mais en exagérant l’importance de la dignité nationale et du patriotisme, –des émotions naturelles et honorables en elles-mêmes,– et en agitant l’opinion publique d’un pays contre l’autre jusqu’à ce qu’ils arrivent à un tel point de sensibilité que ce soit assez, par exemple (même si le compte rendu s’avère faux), qu’un pays ait refusé de recevoir l’ambassadeur d’un autre pour faire éclater la guerre la plus terrifiante et désastreuse. »
 
<p>Nous ne pouvons pas appeler le meurtre d’un homme un « moindre prétexte » (Komaròvsky), un fait anodin. Par exemple, le prophète Muhammad a dit que « celui qui aura tué un [seul] homme sera regardé comme le meurtrier du genre humain » (Coran V, 35). Malgré cette réserve, essentielle pour ce qui est de la vérité, c’est ce que l’histoire retient de la guerre de 1914-1918 ; le meurtre à Sarajevo d’un seul homme, l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand de Habsbourg, par un anarchiste, aurait été le « prétexte » qui a mené aux meurtres d’environ 9 millions de personnes, auxquels on pourrait ajouter environ 18 millions de victimes de la grippe espagnole, associée aux conditions hygiéniques atroces et à la promiscuité des « chairs à canons » dans les tranchées.
<p>L’esprit de rivalité, les soucis d’argent (Komaròvsky) et la lâcheté (Moneta) ont pu contribuer au début de la première guerre mondiale. Mais, plus simplement, si le meurtre de l’archiduc a vraiment un rapport avec la mort de près de trente millions de personnes, tout ce qu’on pourrait appelé « dignité nationale et patriotisme » s’amalgame indissolublement avec l’esprit de vengeance, et il suffit de conclure que des millions de personnes ont agis en meurtriers. Alternativement, pour reprendre les mots de Moneta, c’est un « compte rendu faux, » puisque l’archiduc a été assassiné à l’étranger, comme si on avait « refusé de le recevoir, » alors que le meurtrier était en réalité un anarchiste. Autrement dit, le geste d’un vulgaire terroriste a prévalu sur toute la civilisation, et la « dignité nationale » a été équivalente à un égard et une soumission à la fausseté, et il suffit de dire que cette civilisation a été stupide. Et en somme, dans ces évènements, la méchanceté et la fausseté sont indissociables, comme entrevues par Tolstoï : « Le diable était un meurtrier et le père du mensonge. La fausseté mène toujours au meurtre ; et surtout dans un cas tel que celui-là. » (Chap. VI)</p></ref>. Et tel est le cas non seulement avec les guerres. Au nom du patriotisme, les russes ont étouffé les polonais, les allemands persécuté les slaves, les hommes de la Commune tué ceux de Versailles, et ceux de Versailles tué les hommes de la Commune.
 
 
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Et donc, grâce aux développement de la documentation, de la lecture et des facilités de voyage, les gouvernements qui ont leurs agents partout, au moyen des règlements, sermons, écoles et presse, inculquent partout aux gens les idées les plus barbares et les plus erronées quant à leurs avantages, et la relation des nations, leurs qualités et leurs intentions ; et les gens, tellement écrasés par le travail qu’ils n’ont ni le temps ni la capacité de comprendre la signification ou de tester la vérité des idées qui leurs sont imposées ou des demandes qui leurs sont faites au nom de leur bien-être, se mettent sans murmure sous le joug.
Les travailleurs se sont émancipés des labeurs harassants et sont devenus éduqués, et ont donc, on pourrait le supposer, le pouvoir de comprendre la fraude qui est exercée sur eux, tandis qu’ils sont soumis à une telle contrainte de menaces, de séductions à prix d’argents ["bribes"] et à toute l’influence hypnotique des gouvernements que, presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable et bien payé, comme prêtre, professeur ou fonctionnaire, et deviennent participants à la propagation de la supercherie qui détruit leurs camarades.<ref>Les moyens qu’utilisent les gouvernements pour imposer leurs points de vue et satisfaire leurs ambitions : « menaces, séductions à prix d’argent (11pots-de-vin, corruption) et influence hypnotique, » avaient été discutés par Tolstoï dans « Le royaume des cieux est en vous, » avec un quatrième moyen, impliquant police, armée, prisons et armes, soit la « force. » Ce quatrième moyen est évoqué dans Patriotisme et Christianisme par rapport à la répression contre ceux qui ne refusent la version gouvernementale (et médiatique) des faits et des intérêts publics : « Si par moments des protestations, prononcées ou même écrites et imprimées, paraissaient contre cette folie, démontrant son caractère déraisonnable, elles étaient étouffées ou cachées, » (Chap. II) ; « …les gens sont rassemblés par la force ou à prix d’argent… » (Chap. XII) ; « Un homme ne fait pas valoir la vérité…parce que l’expression de la vérité provoquerait de la persécution » (Chap. XVII). Mais dans cet essai sur la guerre, Tolstoï a voulu mettre de l’avant le thème de l’influence hypnotique, traité dans le chapitre XVI qui suit : « Le pouvoir du gouvernement a été maintenu depuis quelque temps par ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique. »
<p>La triste constatation «…presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable et bien payé…et deviennent participants à la propagation de la supercherie qui détruit leurs camarades » annonce la conclusion, six ans plus tard, de l’essai « L’esclavage de notre temps » (Wikisource) ; « …la réponse à la question « que devons-nous faire, » est très simple…définie, applicable et praticable, car elle demande l’activité de cette personne même sur laquelle chacun de nous a un pouvoir réel, légitime et incontestable – c’est-à-dire soi-même – et elle consiste en cela, que si un homme, qu’il soit esclave ou propriétaire d’esclaves, souhaite vraiment améliorer non seulement sa propre position, mais la situation des gens en général, il ne doit pas faire ces choses qui l’asservissent ainsi que ses frères. »</p></ref>
C’est comme s’il y avait des filets tendus à l’entrée de l’éducation, dans lesquels étaient attrapés inévitablement ceux qui échappent par quelques moyens des masses accablées par le travail.
Quand on comprend toute la cruauté d’une telle supercherie, on se sent d’abord indigné malgré soi contre ceux qui, par ambition personnelle ou pour des profits cupides, propagent cette fraude cruelle qui détruit les âmes ainsi que les corps des hommes, et on se sent enclin à les accuser de ruse sournoise ; mais le fait est qu’ils sont trompeurs sans désir de tromper, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Et ils trompent, non pas comme des machiavéliens, mais sans conscience de leur tromperie, et habituellement avec la naïve assurance qu’ils font quelque chose d’excellent et d’élevé, une opinion dans laquelle ils sont constamment encouragés par la sympathie et l’approbation de tous ceux qui les entourent.
 
Il est vrai qu’en étant si peu conscient que leur pouvoir et leur position avantageuse est établie sur la fraude, ils sont inconsciemment poussés vers elle ; mais leur action n’est basée sur aucun désir d’induire les gens en erreur, mais parce qu’ils croient qu’ils rendent service aux gens.<ref>Cette phrase : « …leur action n’est basée sur aucun désir d’induire les gens en erreur, mais parce qu’ils croient qu’ils rendent service aux gens » peut sembler étonnante de la part d’un homme aussi critique des gouvernements que Tolstoï. Cependant, en enquêtant sur la « désillusion vietnamienne, » et son origine dans la « fabrication d’une certaine image » et « l’art de faire croire, » par le gouvernement américain, Hannah Arendt a constaté le phénomène qu’elle appelle « intoxication idéologique, » qu’elle applique à la situation, que l’on pourrait qualifier d’extrême, du président des États-Unis : « Si bizarre que cela paraisse, le Président des États-Unis est la seule personne qui soit susceptible d’être victime d’une intoxication totale. Du fait de l’immensité de sa tâche, il doit s’entourer de conseiller, les « responsables de la sécurité nationale, » selon l’expression de J. Barnett, qui « exercent leur pouvoir simplement en filtrant les informations destinées au Président et en interprétant a son intention le monde extérieur. » Le Président, est-on tenté de dire, l’homme qui possède en principe le plus grand pouvoir dans le plus puissant de tous les États, est le seul, dans cet État, dont la faculté de décision puisse être déterminée à l’avance. Certes, cela n’est possible que si l’exécutif a rompu tous les liens qui le rattachent à l’autorité législative,… » etc. (H. Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972). Selon nous, cette idée de Tolstoï et Arendt est un élément complémentaire de premier ordre à la réflexion de Confucius : « sont susceptibles d’insoumission et de rébellion ceux qui épris de bravoure supportent mal leur pauvreté, et ceux qui dépourvus de ren [lumière], supportent mal les critiques trop sévères. » (Entretiens de Confucius : Des Sages de l’Antiquité VIII, 10).</ref>
Il est vrai qu’en étant si peu conscient que leur pouvoir et leur position avantageuse est établie sur la fraude, ils sont inconsciemment poussés vers elle ; mais leur action n’est basée sur aucun désir d’induire les gens en erreur, mais parce qu’ils croient qu’ils rendent service aux gens. (12)
 
Ainsi les empereurs, les rois et leurs ministres, avec leurs couronnements, manœuvres, revues militaires, visites mutuelles, se costumant de divers uniformes, allant de place en place, et délibérant les visages graves quant à comment ils peuvent garder la paix entre des nations supposées être hostiles les unes aux autres, — des nations qui ne penseraient jamais à se quereller,- se sentent tout à fait sûrs que ce qu’ils font est très raisonnable et utile.
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En effet, il suffit de se rappeler ce que nous professons comme chrétiens et simplement comme hommes d’aujourd’hui, ces principes moraux fondamentaux par lesquels nous sommes conduis dans notre existence sociale, familiale et personnelle, et la situation dans laquelle nous nous plaçons au nom du patriotisme, afin de voir quel degré de contradiction nous avons mis entre notre conscience et ce que nous considérons comme notre opinion publique, grâce à une influence gouvernementale énergique dans cette direction.
Il suffit d’examiner soigneusement les demandes les plus ordinaires du patriotisme, qui sont exigées de nous comme l’affaire la plus simple et la plus naturelle, pour comprendre dans quelle mesure ces exigences sont en désaccord avec cette opinion publique véritable que nous partageons déjà. On se considère tous comme libres, éduqués, humains, ou même comme chrétiens, et pourtant nous sommes tous dans une telle position que si Wilhelm se froissait demain d’Alexandre, ou si M. N. écrivait un vif article sur la question de l’Est, ou si le Prince Untel pillait des bulgares ou des serbes, ou si quelque reine ou impératrice était contrariée par une chose ou une autre, nous tous chrétiens humains instruits devrions aller et tuer des gens de qui nous n’avons aucune connaissance, et envers qui nous sommes tout aussi amicalement disposé que pour le reste de l’humanité.<ref>Voici un exemple de tels renversements dans l’histoire récente : « La victoire des islamistes talibans à Kaboul [Afghanistan] satisfait… [les] Américains. » (13L’Express, 10 octobre 1996), suivi de l’occupation de l’Afghanistan par les américains et leurs alliés quelques années plus tard.</ref>
 
Et si un tel évènement n’est pas survenu, c’est dû, sommes-nous assurés, à l’amour de la paix qui anime Alexander, ou parce que Nikolaï Alexandrovitch a marié la petite fille de Victoria.
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Ils savent que la force n’est pas dans la force brutale, mais dans la pensée et sa claire expression, et par conséquent, ils ont plus peur de l’expression d’une pensée indépendante que des armées ; de là ils instaurent la censure, soudoient la presse, et monopolisent le contrôle de la religion et des écoles. Mais la force spirituelle qui anime le monde leur échappent ; elle n’est ni dans les livres ni dans les journaux ; elle ne peut pas être prise au piège et est toujours libre ; elle est dans les profondeurs de la conscience de l’humanité. La force la plus puissante et la moins entravée de la liberté est celle qui s’affirme elle-même dans l’âme de l’homme quand il est seul, qui dans la seule présence de lui-même réfléchis sur les vérités de l’univers, et qui communique par la suite de façon naturelle ses pensées à femme, frère, ami, à tous ceux avec qui il vient en contact, et à qui il considérerait péché de cacher la vérité.
 
Aucun milliard de deniers, aucun million de troupes, aucune organisation, aucune guerre ou révolution ne produira ce que peut faire la simple expression d’un homme libre, en ce qu’il croit juste, indépendamment de ce qui existe ou lui est suggéré.<ref>La force imbattable de l’homme, même seul, pourvu qu’il exprime la vérité, a aussi été perçue par D. H. Thoreau : « Le gouvernement américain — qu’est-ce donc sinon une tradition, toute récente, qui tente de se transmettre intacte à la postérité, mais perd à chaque instant de son intégrité ? Il n’a ni vitalité ni l’énergie d’un seul homme en vie, car un seul homme peut le plier à sa volonté. C’est une sorte de canon en bois que se donnent les gens. Mais il n’en est pas moins nécessaire, car il faut au peuple des machineries bien compliquées — n’importe lesquelles pourvu qu’elles pétaradent — afin de répondre à l’idée qu’il se fait du gouvernement. Les gouvernements nous montrent avec quel succès on peut imposer aux hommes, et mieux, comment ceux-ci peuvent s’en imposer à eux-mêmes, pour leur propre avantage » (Ibid.). Tolstoï n’aurait pas connu les écrits de Thoreau, contrairement à ceux d’autres américains du XIXe siècle tels que A. Ballou et W. L. Garrison.</ref>
Aucun milliard de deniers, aucun million de troupes, aucune organisation, aucune guerre ou révolution ne produira ce que peut faire la simple expression d’un homme libre, en ce qu’il croit juste, indépendamment de ce qui existe ou lui est suggéré. (14)
Un homme libre dira avec vérité ce qu’il pense et ressent parmi des milliers d’hommes qui attestent exactement du contraire par leurs actes et leurs paroles. On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer.
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Tandis qu’à présent, chaque homme, même s’il est libre, se demande, « que puis-je faire contre tout cet océan de mal et de tromperie qui nous accable ? Pourquoi devrais-je exprimer mon opinion ? Pourquoi même en avoir une ? Il est mieux de ne pas réfléchir à ces questions compliquées et brumeuses. Peut-être que ces contradictions constituent une condition inévitable de notre existence. Et pourquoi devrais-je me battre seul contre tout le mal du monde ? N’est-il pas mieux de suivre le courant qui me porte ? Si quelque chose peut être fait, ce ne doit pas être seul mais en compagnie des autres. »
 
 
Et laissant la plus puissante des armes – la pensée et son expression – qui met le monde en mouvement, chaque homme emploie l’arme de l’activité sociale, sans s’apercevoir que toute activité sociale est basée sur les fondations mêmes contre lesquelles il est obligé de combattre, et qu’en entrant dans l’activité sociale qui existe dans notre monde, chaque homme est obligé, au moins en partie, de s’écarter de la vérité et de faire des concessions qui détruisent la force de l’arme puissante qui devrait l’assister dans la lutte. C’est comme si un homme à qui avait été donné une épée si merveilleusement affilée qu’elle couperait n’importe quoi, utilisait son tranchant pour enfoncer des clous.
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== XVIII. Le feu et la paix. ==
 
Il suffit que les gens comprennent que ce qui leur est énoncé comme opinion publique, et est entretenu par des moyens si complexes, énergiques et artificiels, n’est pas l’opinion publique, mais seulement le résultat sans vie de ce qui était jadis l’opinion publique<ref>Le (15)terme ;« etpropagande ce» quia estété pluspopularisé important,au ilcours suffitdu qu’ilsvingtième aientsiècle. foiCe enphénomène eux-mêmes,a qu’ilsété croient que ce dont ils sont conscientsétudié, dans le fondcas de leursla âmes,politique ceaméricaine quiet insistejusqu’à enaujourd’hui, chacunpar pour êtreN. expriméChomsky, etdont n’estplusieurs pasdes expriméconstations seulementsont parcepareilles queà çacelles contreditde l’opinionTolstoï publiquecent présuméans exister,plus esttôt. leVoici pouvoir qui transforme le monde, et dont l’expression est laquelques missionextraits de l’humanité« :Les il suffitexploits de croire que la véritépropagande n’est» pas ce dont parlent les(In hommesPropagande, maismédias ceet qui est dit par sa propre consciencedémocratie, c’est-à-direÉd. par DieuÉcosociété, 2000) etmis touteen l’opinionparallèle publiqueavec entretenuel’essai artificiellementPatriotisme disparaîtraet toutChristianisme de suite,Tolstoï et: une nouvelle et véritable sera établie à sa place.-
<p>Chomsky constate en 2000 que « la propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’état totalitaire, » il dément la thèse générale selon laquelle « le peuple doit être exclu de la gestion des affaires qui le concernent et les moyens d’information doivent être étroitement et rigoureusement contrôlés, » et il conclut : « Il s’agit de savoir si nous voulons vivre dans une société libre ou bien dans ce qui est ni plus ni moins qu’une forme de totalitarisme, un totalitarisme dans lequel le troupeau dérouté est à dessein dévié de sa route et erre, terrifié, en hurlant des slogans patriotiques, en craignant pour sa vie… pendant que les gens instruits obéissent au doigt et à l’œil… Nous sommes en train de devenir un État mercenaire, » - ce qui est vrai des États-Unis l’est aussi de plusieurs autres pays, même à une moindre échelle - ; Tolstoï écrit en 1894 : « le patriotisme n’est rien d’autre que, pour les dirigeants, un moyen de satisfaire leurs ambitions et désirs de convoitise, et pour les dirigés, l’abdication de la dignité humaine, de la raison et de la conscience, et une fascination servile pour ceux qui sont au pouvoir » (Chap. XIV).
Si seulement les gens disaient ce qu’ils pensent, et non ce qu’ils ne pensent pas, toute la superstition provenant du patriotisme diminuerait immédiatement, tout autant que les sentiments cruels et la violence qui se basent sur elle. La haine et l’animosité entre les nations et les peuples, attisées par leurs gouvernements, cesseraient ; il en serait fini de l’exaltation de l’héroïsme militaire, c’est-à-dire du meurtre ; et ce qui est essentiel, le respect pour les autorités, le fait de leur abandonner les fruits de son travail et de s’y subordonner cesseraient, puisqu’il n’ont d’autres raison d’être que le patriotisme.
 
<p>« Une Démocratie pour Spectateurs ; fabriquer le consentement, c’est-à-dire obtenir l’adhésion de la population à des mesures dont elle ne veut pas, grâce à l’application des nouvelles techniques de propagande… (…) lorsqu’elle est appuyée par les classes cultivées et qu’aucune dissidence n’est permise, la propagande de l’État peut avoir des effets considérables. La propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’état totalitaire » ; L’ensemble des festivités (Chap. I, II) et leur organisation (Chap. XII) ; la collaboration des journaux (Chap. I, V, VI, VII, XII, XV) ; l’implication des églises (Chap. II, VII) ; l’enseignement (Chap. V) ; les protestations étouffés ou cachées (Chap. II) ; le rôle des classes supérieures (Chap. IV, X) ; les chansons, monuments (Chap. XII), etc.
Et s’il arrivait seulement cela, la foule immense des gens faibles qui sont contrôlés selon les apparences oscillerait en même temps du côté de la nouvelle opinion publique, qui règnerais désormais à la place de la vieille.
 
Que le gouvernement garde les écoles, Église, presse, ses milliards de deniers et millions d’hommes en armes transformés en machines : toute cette organisation apparemment terrible de force brute est comme rien comparée à la conscience de la vérité, qui s’élève dans l’âme d’un homme qui connaît la force de la vérité, qui est communiquée de lui à un autre et à un troisième, comme une chandelle en allume une quantité innombrable d’autres. La lumière n’a qu’à être allumée, et cette organisation qui semble si puissance fondra et sera consumée comme la cire en face du feu.
Que les hommes comprennent seulement l’immense pouvoir qui leur est accordé dans la parole qui exprime la vérité ; qu’ils refusent seulement de vendre leur droit d’aînesse pour un plat de lentilles ; que les gens utilisent seulement leur force, — et leurs dirigeants n’oseront pas, comme maintenant, menacer les hommes de massacre universel, auquel ils peuvent ou non les assujettir, à leur discrétion, et n’oseront pas non plus tenir des revues militaires et des manœuvres de meurtriers disciplinés devant les yeux d’une population paisible (16) ; les gouvernements n’oseraient pas non plus, à leur propre profit et à l’avantage de leurs assistants, disposer et déranger les accords douaniers, ni percevoir du peuple ces millions de deniers qu’ils distribuent parmi leurs assistants, et avec l’aide de qui leurs meurtres sont planifiés (17).
 
Et une telle transformation n’est pas seulement possible, mais il est tout aussi impossible qu’elle ne soit pas accomplie qu’un arbre sans vie et pourrissant ne tombe pas, et qu’un plus jeune prendre sa place.
<p>« Falsifier l’Histoire ; C’est une autre façon de vaincre les inhibitions maladives. Quand nous agressons et détruisons quelqu’un, il faut faire croire que nous nous protégeons et nous défendons contre des agresseurs redoutables, des monstres, etc. (…) Qu’il s’agisse du Proche-Orient, du terrorisme international ou de l’Amérique [latine], l’image du monde présentée à la population n’offre qu’une très lointaine ressemblance avec la réalité. La vérité est profondément enfouie sous les couches accumulées de mensonges » ; Les discours officiels (Chap. IV) ; l’enseignement (Chap. V), la presse, etc.
« Je vous laisse la paix, c’est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Ne soyez pas inquiets, ne soyez pas effrayés, » dit Christ. Et cette paix est vraiment parmi nous, et dépend de nous pour sa réalisation.
Si seulement les cœurs des individus n’étaient pas troublés par les séductions avec lesquelles ils sont séduits à tout heure, et n’avaient pas peur de ces terreurs imaginaires avec lesquelles ils sont intimidées ; si les gens savaient seulement en quoi consiste leur pouvoir le plus essentiel, qui conquiert tout,- une paix que les hommes ont toujours désirée, non la paix réalisable par des négociations diplomatiques, marches royales et impériales, dîners, discours, canons, dynamite et mélinite, par l’épuisement des gens sous les taxes, et l’enlèvement de la fleur du travail de la population, mais la paix réalisable par une profession volontaire de la vérité par chaque homme, aurait été établie depuis longtemps parmi nous.
 
<p>Et : « Le message passe comme une lettre à la poste quand le système d’éducation et les médias sont contrôlés dans leur totalité et que les érudits sont des conformistes » ; « C’est comme s’il y avait des filets tendus à l’entrée de l’éducation, dans lesquels étaient attrapés inévitablement ceux qui échappent par quelques moyens des masses accablées par le travail » (Chap. XV).
29 mars, 1894
 
<p>« Fabriquer l’Opinion ; Généralement, la population est pacifiste, tout comme elle l’était au moment de la Première guerre mondiale. Le peuple n’a aucune raison de s’engager dans des interventions militaires à l’étranger, des tueries et des tortures Il faut donc le mobiliser et pour le mobiliser, il faut l’effrayer ; si l’on veut disposer une société violente qui sache utiliser la force dans le monde entier afin d’atteindre les objectifs de son élite, il est nécessaire de cultiver les valeurs martiales et non l’inhibition maladive de l’usage de la violence » ; L’ensemble des festivités (Chap. I, II) ; « C’est pour faire de vous de bons soldats que votre professeur vous enseigne l’histoire… » (Chap. V) ; « Le pouvoir des gouvernements est maintenu par l’opinion publique, et les gouvernements, avec ce pouvoir, à l’aide de ses organes,- ses fonctionnaires, tribunaux, écoles, églises, même la presse,- peuvent toujours maintenir l’opinion publique dont ils ont besoin » (Chap. XVI).
 
<p>Et aussi : « …bien que l’opinion en faveur de dépense dans le domaine social plutôt que…l’armement puisse se révéler largement majoritaire dans les sondages, tant que les gens qui ont cette opinion sont marginalisés, assujettis aux moyens conçus pour les distraire et privés de tout moyen de s’organiser et de faire valoir leur opinion, au point d’ignorer dans leur isolement que d’autres partagent leur point de vue, ils ne peuvent échapper au sentiment qu’ils sont bien les seuls à qui une idée aussi saugrenue puisse venir à l’esprit (…) vous vous dites que vous êtes un excentrique, un drôle d’oiseau. Vous vous retranchez dans votre tour d’ivoire et vous ne vous intéressez plus à ce qui se passe, » ; « Les gens doivent rester assis devant le téléviseur, isolés les uns des autres, et se mettre dans le crâne le message qui leur dit que la seule ambition respectable dans la vie est d’acquérir davantage de biens matériels ou de vivre comme ces familles aisées de la classe moyenne que montre la télévision…On peut se dire dans son for intérieur qu’il doit bien y avoir quelque chose de plus dans la vie, mais, seul devant son téléviseur, que peut-on conclure, sinon qu’il faut être fou pour penser ainsi puisque la télévision ne montre rien d’autre ? » ; « On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII)
 
<p>Et encore : « Il faut le distraire. Il faut qu’il regarde [les sports], les comédies (…) et les films violents. (…) Il importe aussi de l’effrayer, car faute d’être hanté par toutes sortes de peurs et de démons qui menacent de le détruire, chez soi comme à l’étranger, le troupeau pourrait commencer à penser » ; « Si seulement les cœurs des individus n’étaient pas troublés par les séductions avec lesquelles ils sont séduits à tout heure, et n’avaient pas peur de ces terreurs imaginaires avec lesquelles ils sont intimidées » (Chap. XVIII).
== NOTES ==
 
<p>« Les Relations Publiques ; Le but du slogan « Appuyez nos troupes » …Ce slogan, personne n’a jamais la moindre idée de ce qu’il signifie parce qu’il ne signifie rien. Son point fort c’est de détourner l’attention du problème important, de la question qui, elle, a un sens, comme : « Approuvez vous notre politique ? » C’est justement la question qu’il n’est pas permis de soulever. Mais, bien entendu, on peut donner son avis sur l’appui à nos troupes. Et quel est cet avis ? Il est que, bien sûr, on ne peut pas ne pas les appuyer. Et la partie est gagnée » ; le silence hypocrite des dirigeants (Chap. IV) ; la proclamation anticipée de l’empereur (Chap. VI).
Le sommaire a été rajouté par le traducteur pour faciliter la lecture.
 
Les notes très brèves sont indiquées entre parenthèses dans le texte même.
 
(1) Dans cet ouvrage remarquable du Comte Tolstoï, qui a fortement éveillé l’attention européenne, le principe de « non-résistance », qui pour ses adversaires prend si souvent un caractère doctrinaire ou même absurde est appliqué de façon drastique au vaste militarisme sous lequel gémit le monde. En tant que gens raisonnables, à la suite de Tolstoï, nous devons poser la question : « Quel autre principe que celui-là peut supprimer le cauchemar ? » Pour ceux qui vivent hors de l’Europe, les affirmations inhabituelles de cet ouvrage peuvent ne pas paraître aussi renversantes que pour ceux qui vivent sous un système de service militaire obligatoire. Mais un peu de réflexion nous rappelle que nous entretenons aussi des centaines de milliers de combattants, et qu’en payant des impôts pour les objectifs du gouvernement, nous sommes responsables de l’apparition, sur la mer et sur le champ de bataille, de ceux que Tolstoï pourrait appeler les « meurtriers autorisés. » (Traducteur de 1899)
 
Le fait que ses adversaires attribuent au « principe de non-résistance [au mal par la violence] un « caractère doctrinaire ou même absurde » prévaut encore cent ans plus tard. Par exemple, dans un livre français à grand tirage, « Tolstoï » (Paris-Match, Coll. « Les Géants, » 1971), on peut lire : « La théorie de la non-violence, de la non-résistance au mal est une des plus originales du tolstoïsme, et probablement celle qui fût la mieux acceptée. Les tolstoïens, cependant, cette vilaine race d’ « intellectuels pleurnicheurs, » comme les définit Lénine, réussirent, avec leur manie d’idolâtrer et de prendre toujours à la lettre le verbe du maître, à la rendre plus d’une fois ridicule. Témoin, l’histoire de ce dîner où, attablé en joyeuse compagnie, le « maître, » importuné par un moustique, se donne une grande claque sur le crâne. Le bourdonnement de l’insecte cesse, tout comme cessent les conversations des convives stupéfaits. « Qu’avez-vous fait, Léon Nikolaïevitch [Tolstoï] ! » s’exclame d’une vois brisée le disciple préféré, Tchertkov. « Vous avez tué une créature vivante ! Vous n’avez pas honte ! » Le vieillard est tout confus, les convives sont très mal à l’aise, le dîner est gâché. » Suivent des citations de Dostoïevsky qui « lui-même se divertit aux dépens de la non-violence tolstoïenne, » de Gorki, et encore de Lénine, etc. En somme, la philosophie de Tolstoï a été présentée en France en 1971 dans la perspective du parti communiste russe !
 
Et on pouvait lire quelques années plus tard dans une revue publiée en France, intitulée « Arabie » (No. 45, sept. 1990) - avec une photo de Saddam Hussein en couverture,- une publicité sur deux pages pour le missile appelé « Fire and forget, » "fait feu et oublie" ; « Le meilleur missile ne peut que gagner, » etc. C’est monstrueux ! « Le besoin de vérité est plus sacré qu’aucun autre. (…) Il n’y a aucune possibilité de satisfaire chez un peuple le besoin de vérité si l’on ne peut trouver à cet effet des hommes qui aiment la vérité » (S. Weil, La vérité In L’enracinement, 1949).
 
(2) [Tolstoï écrit dans cette note] : — Ainsi, j’ai connaissance de la protestation suivante qui a été faite par des étudiants russes et envoyée à Paris, mais refusée par tous les journaux : — « Une lettre ouverte aux étudiants français
 
« Il y a quelque temps, un petit groupe d’étudiants en droit de Moscou dirigé par son inspecteur a été assez hardi pour parler au nom de l’université au sujet des festivités de Toulon.
<p>Et : « Nous sommes (…) passé à une société dominée à un niveau remarquable par le milieu des affaires (…) Ceux qui sont capables de fabriquer le consentement sont ceux qui disposent des ressources et du pouvoir à savoir la communauté des affaires… » ; « Les éditeurs de la presse quotidienne heureux de recevoir un plus grand revenu commenceront, au nom du patriotisme, à inciter avec virulence les hommes à la violence et au meurtre. Les manufacturiers, marchands, entrepreneurs pour les magasins militaires se hâteront joyeusement autour de leur commerce, dans l’espoir de doubler les recettes. » (Chap. VI).
« Nous, les représentants des étudiants unis de diverses provinces, protestons très catégoriquement contre les prétentions de ce corps, et sur le fond contre les échanges de vœux qui ont eu lieu entre lui et les étudiants français. Nous regardons aussi la France avec une chaleureuse affection et un profond respect, mais nous le faisons parce que nous avons voyons en elle une grande nation qui a toujours été dans le passé l’introducteur et l’annonciateur des idéaux nobles de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour le monde entier ; et première aussi dans les tentatives audacieuses pour inclure ces hauts idéaux dans la vie. La meilleure partie de la France à toujours été prête à acclamer la France en tant que le champion le plus important d’un futur plus noble pour l’humanité. Mais nous ne considérons pas des festivités telles que celles de Kronstadt et Toulon comme les occasions appropriées pour de pareilles salutations.
 
<p>« Le Défilé des Ennemis : Il fut un temps où les russes étaient le monstre…C’est ainsi qu’ont été créé les terrorisme international…les arabes déments….Il s’agissait d’effrayer la population, de la terroriser et de l’intimider (…) Le scénario est toujours le même : d’abord une offensive idéologique destinée à fabriquer un monstre chimérique ; ensuite le lancement d’une campagne pour l’anéantir » ; « Après avoir assuré le peuple de son danger, le gouvernement le subordonne au contrôle, et lorsqu’il se trouve dans cette condition, le force à attaquer une autre nation. Et l’assurance du gouvernement quant au danger d’une attaque de la part d’autres nations est ainsi corroborée aux yeux du peuple. » (Chap. XIV).
« Au contraire, ces réceptions représentent une triste situation mais, espérons-nous, temporaire - la trahison de la France de son grand rôle historique précédent. Le pays qui a une époque a invité tout le monde a briser les chaînes du despotisme, et a offert son aide à tout pays qui se révolterait pour obtenir sa liberté, brûle maintenant de l’encens devant le gouvernement russe, qui empêche systématiquement la croissance organique normale de la vie du peuple, et écrase implacablement, sans considération, chaque aspiration de la société russe vers la lumière, la liberté et l’indépendance. Les manifestations de Toulon sont un acte du drame de l’hostilité entre la France et l’Allemagne créé par Bismarck et Napoléon III.
 
<p>« La Guerre du Golfe : « Aucune raison n’a été donnée pour justifier notre entrée en guerre (La guerre du Golfe). Absolument aucune, aucune raison qu’un adolescent qui sait lire et écrire n’aurait pu réfuter en deux minutes. Ce fait est caractéristique d’une culture totalitaire » ; Les réponses du moujik aux arguments du diplomate en faveur de la guerre contre l’Allemagne (Chap. VIII).
« Cette hostilité garde toute l’Europe sous les armes, et donne le vote décisif dans les affaires européenne au despotisme Russe, qui a toujours été le soutien de tout ce qui est arbitraire et absolue contre la liberté, et des tyrans contre les tyrannisés.
 
« Un sentiment de douleur pour notre pays, de regret face à l’ignorance d’une si grande partie de la société française, voilà les sentiments que nous portent ces festivités.
 
« Nous sommes persuadé que la génération la plus jeune n’est pas séduite par le chauvinisme national, et que, prête à se battre pour cette situation sociale meilleure vers laquelle l’humanité s’avance, elle saura comment interpréter les évènements actuels, et quel attitude adopter a leur égard. Nous espérons que notre protestation résolue trouvera des échos dans les cœurs de la jeunesse française.
 
(Signé) « Le Conseil Uni de vingt-quatre Sociétés Fédérées d’Étudiants de Moscou »
 
(3) Des psychiatres anglais ont publié en 1993 une lettre ouverte dans laquelle il proposait de considérer le « bonheur, » caractérisé par la sentimentalité, l’exubérance, certaines altérations cognitives, etc. comme une maladie mentale. La proposition a été examinée sérieusement par d’autres médecins, qui sont arrivé à la conclusion que l’état de bonheur ne pouvait pas être classé avec les autres maladies psychiatriques telles que la psychose ou la schizophrénie parce qu’il n’est pas nuisible ni potentiellement dangereux pour le "patient" (A proposal to classify happiness as a psychiatric disorder. British Journal of Psychiatry, vol. 162, p. 539-542, 1993.). Ainsi, le critère de danger pour soi-même a permis aux médecins de différencier ce qui est et n’est pas une maladie mentale, de façon semblable au raisonnement de Tolstoï qui a jugé selon la dangerosité des « aliénés armés jusqu’aux dents » que les festivités de 1894 étaient une manifestation psychopathe véritable tandis que l’épidémie de Malevanshchina était plutôt anodine. Le mot « malade » n’est-il pas issu du latin male habitus -mal disposé,- qui est apparenté à « mal, » male, d’une manière mauvaise, et malum, contraire au bien, qui cause des dommages, de la peine, souffrir ? (Dictionnaire Petit Larousse).
 
(4) Flamme : « Pavillon long et étroit, hissé au haut des mâts d’un navire de guerre. » (Dictionnaire Petit Larousse).
 
(5) Dans son livre « Le royaume des cieux est en vous » (1893), Tolstoï rapporte et dément de façon virulente les paroles de Émile Zola et M. de Voguë selon qui la guerre est « inévitable, et même désirable, » : « …des hommes comme Vogüé et autres, qui croient à la loi de l’évolution et considèrent la guerre non seulement comme inévitable mais utile, et donc désirable, – de tels hommes sont complètement scandaleux, horribles dans leur aberration morale. [Ceux qui s’en horrifient] déclarent au moins qu’ils haïssent le mal et aiment le bien, mais [ces] derniers croient qu’il n’y a ni bien ni mal. »
 
(6) « Triple-Alliance : accord encore connu sous le nom de Triplice, constituée par l’adhésion de l’Italie, en 1882, à une alliance austro-germanique de 1879. Il fut renouvelé en 1887 et cessa en 1915, lors du passage de l’Italie dans le camp allié. » (Dictionnaire Petit Larousse).
 
Il y a une similitude entre la Triple-Alliance plus les festivités franco-russes et l’« axe du mal » plus la « guerre contre la terreur, » - « celui qui n’est pas avec nous est contre nous » disait il y a quelques années le président des États-Unis. Pour Tolstoï, si la Triple-Alliance s’avérait une alliance de guerre, l’alliance franco-russe ne pouvait être considérée également que comme une alliance de guerre. Mais la supercherie est encore plus manifeste pour nous aujourd’hui, puisque l’axe du mal, la « triple alliance » de la Corée, de l’Iran et de l’Iraq est une pure invention, une création imaginaire, — la Corée n’ayant à peu rien a voir avec l’Irak ou l’Iran, etc.- et cet axe devient quadruple avec le Venezuela, quintuple avec…etc., selon les besoins stratégiques du moment. Les rapprochements qui se produisent par la suite entre des pays tels que l’Iran et le Venezuela ne sont pas une preuve de l’existence d’un « axe du mal » ni une justification de la guerre « à la terreur » parce que c’est comme quand, après le boycott américain, Cuba s’était mis à vendre son sucre à la Russie. La « guerre contre le terrorisme et l’axe du mal » est tout aussi hypocrite aujourd’hui que ne l’était les festivités franco-russes de 1894.
 
(7) L’enseignement de l’histoire est un domaine où s’exerce généralement cette corruption à laquelle les gens sont soumis dès l’enfance. Bien que la réflexion philosophique de Tolstoï ait beaucoup progressée par la suite, il notait l’insuffisance de la présentation "scientifique" courante de l’histoire, qui néglige le caractère moral essentiel des évènements, et que l’on pourrait donc qualifier de « corruptrice » par son silence, dans Guerre et Paix (1878) : —
 
« Vers la fin de l’année 1811, une mobilisation et une concentration de forces a commencé en Europe de l’ouest ; Et en 1812, ces forces – des millions d’hommes, en comptant ceux qui étaient occupés au transport et au ravitaillement des armées – se sont déplacées de l’ouest à l’est vers les frontières de la Russie, où les forces russes se sont alignées exactement comme elles l’avaient fait l’année précédente.
 
Le 24 juin, les forces de l’Europe de l’ouest ont traversées la frontière russe, et la guerre a commencée : en d’autres termes, il est survenu un évènement opposé à la raison humaine et à la nature humaine.
 
Des millions d’hommes ont commis les uns contre les autres des crimes innombrables, tromperies, trahisons, vols, falsifications, résultats de faux assignats [papier-monnaie créé en France à l’époque de la Révolution française], déprédations, feux incendiaires, meurtres, tels que les annales de toutes les courts ne pourraient les égaler dans l’ensemble des siècles ; et pourtant que les auteurs ne considéraient pas comme des délits à ce moment-là. Qu’est-ce qui a provoqué cet évènement extraordinaire ? Quelles en sont les causes ?
 
Les historiens disent avec une crédulité naïve que les causes de ces évènements se trouvent dans l’affront qui a été présenté au Duc d’Oldenbourg, dans le mépris du « Système Continental, » dans les ambitions de Napoléon, la fermeté d’Alexandre, les erreurs des diplomates, et quoi encore. (…)
 
On comprend facilement que ces causes et d’innombrables autres – dont la diversité infinie est simplement proportionnelle à la diversité infinie des points de vue – satisfaisaient les hommes qui vivaient à cette époque là ; mais pour nous, la Postérité, qui somment assez éloignés pour réfléchir à l’importance de l’évènement dans une perspective plus vaste, et qui cherchons à sonder sa simple et terrible signification, de telles raisons paraissent insuffisantes. Il est incompréhensible pour nous que des millions d’hommes chrétiens se soient tués et torturés les uns les autres parce que Napoléon était ambitieux, Alexandre ferme, la politique anglaise astucieuse, et le Duc d’Oldenbourg offensé. Il est impossible de comprendre quel rapport ces circonstances ont avec le fait lui-même du meurtre et de la violence ; pourquoi en conséquence de l’affront présenté au duc, des milliers d’hommes de l’autre côté de l’Europe auraient tués et mis à sac les gouvernements de Smolensk et de Moscou, et auraient été tués par eux. (…) Une cause telle que le refus de Napoléon de retirer ses troupes de la Vistule, et de rétablir le duché d’Oldenbourg, a autant de poids dans cette question que la volonté ou non d’un simple caporal français de participer à la deuxième campagne ; parce que s’il avait refusé, et un second, et un troisième, et un milliers de caporaux et de soldats avaient pareillement refusés, si l’armée de Napoléon avait été si grandement réduite, la guerre n’aurait pas pu avoir eu lieu. (…)
 
Pour que la volonté de Napoléon ou d’Alexandre soit exécutée – ceux-ci étant apparemment les hommes de qui dépendait l’évènement – le concours d’innombrables facteurs étaient nécessaires, et l’évènement n’aurait pas pu arriver si un seul d’entre eux avait fait défaut. Il était indispensable que des millions d’hommes, dans les mains de qui étaient réellement tout le pouvoir, les soldats qui se sont battus, et les hommes qui ont transporté les munitions de guerre et les canons, consentent à accomplir la volonté de ces deux faibles unités humaines… » (…) « …les grands hommes sont simplement des étiquettes qui fournissent un nom à l’évènement… » (Tolstoï’s philosophy of history In The living thoughts of Tolstoï, S. Zweig. Longman, Green et co, 1939)
 
(8) Il manque apparemment une négation dans la version anglaise du texte : "But if in like manner the ruling classes in Germany, France, Italy, England, and America were to do what they so persistently accomplish in the inculcation of patriotism, attachment, and obedience to the existing governement, we should be able so see how far this supposed patriotism is natural to the nations of our time." - Il ne manque pas une négation, mais il y a un "rather", un "plutôt", qui est sous-entendu.
 
(9) Selon Tolstoï, cette « tradition cruelle d’une époque révolue, » le patriotisme, est maintenue à cause de l’« inertie » et « parce que les gouvernements et les classes dirigeantes le provoquent. » Tolstoï ne précise pas explicitement ce qu’il entend par « inertie » mais nous croyons que les réflexions de Simone Weil (1909-1942) sur le concept d’inertie sont susceptibles de clarifier la signification sociale qu’il a pu donner à ce mot.
 
S. Weil qualifie l’état humain d’« inertie » comme suit : « Un autre effet du malheur est de rendre l’âme sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d’inertie. En quiconque a été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l’égard de son propre malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu’il pourrait faire pour améliorer son sort ; elle va jusqu’à l’empêcher de rechercher les moyens d’être délivré, parfois même jusqu’à l’empêcher de souhaiter la délivrance. Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu’il est satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des prétextes parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s’il a été mordu pour toujours jusqu’au fond de l’âme, il subsiste quelque chose qui le pousse à s’y précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé en lui à la manière d’un parasite et le dirigeait à ses propres fins. » (L’amour de Dieu et le malheur In Attente de Dieu, 1942). Weil dit que les « victimes du poison d’inertie » sont « les malheureux, » et ceux que Tolstoï qualifie précisément de « malheureux, » « les travailleurs, accommodants, inconsidérés…puérilement et naïvement content… » (Chap. V), semblent justement correspondre à la description de « victimes du poison d’inertie. »
<p>Et aussi : « La population peut croire que lorsque nous avons recours à la force…c’est parce que nous appliquons le principe selon lequel il nous faut combattre par la force…toute violation des droits de la personne. La population ne se rend pas compte de ce qui se passerait si ce principe était appliqué à la lettre ; «…si la revanche de la France devait réussir, l’Allemagne désirerait à son tour une revanche, et ainsi de suite sans fin » (Chap. VIII) – On peut effectivement établir un lien du genre entre la première et la deuxième guerre mondiale.
De même que selon Tolstoï l’inertie et les classes dirigeantes maintiennent la tradition cruelle, selon Weil, les êtres déracinés, qui sont inertes ou actifs, tendent à déraciner les autres : « Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l’Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie (…) on ne saurait trop encourager l’existence de milieux d’idées ne constituant pas des rouages de la vie publique ; car à cette seule condition ils ne sont pas des cadavres… il faut, tout en essayant d’empêcher les haines, encourager les différences. Jamais le bouillonnement des idées ne peut faire du mal à un pays comme le nôtre. C’est l’inertie mentale qui est mortelle pour lui. » (L’enracinement, 1949). Ceux qui « se jettent dans une activité qui tendant à déraciner [les autres] » sont, dans les termes de Tolstoï, ceux qui « sont soumis à une telle contrainte de menaces, de séductions à prix d’argents et à toute l’influence hypnotique des gouvernements que, presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable… » (Chap. XV).
 
En discutant de ses hésitations à être baptisée dans l’Église Catholique, Mme Weil explique qu’il y a une différence entre surmonter l’inertie et vaincre les obstacles : « Il existe un milieu catholique prêt à accueillir chaleureusement quiconque y entre. Or je ne veux pas être adoptée dans un milieu…(…) Il y a des moments où je suis tentée de m’en remettre entièrement à vous et de vous demander de décider pour moi. Mais en fin de compte je ne peux pas. Je n’en ai pas le droit. Je crois que dans les choses très importantes on ne franchit pas les obstacles. On les regarde fixement, aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à ce que, dans le cas où ils procèdent des puissances d’illusion, ils disparaissent. Ce que j’appelle obstacle est autre chose que l’espèce d’inertie qu’il faut surmonter à chaque pas qu’on fait dans la direction du bien. J’ai l’expérience de cette inertie. Les obstacles sont tout autre chose. Si on veut les franchir avant qu’ils aient disparu, on risque des phénomènes de compensation auxquels fait allusion, je crois, le passage de l’Évangile sur l’homme de chez qui un démon est parti et chez qui ensuite sept démons sont revenus. » (Hésitations devant le baptême : Lettre II In Attente de Dieu, 1942). Pour Weil, les obstacles sur la route du bien véritable ne pouvaient pas se franchir, se résoudre par une simple adhésion à l’Église, sous peine de risquer des « phénomènes de compensation. » La réflexion de Tolstoï sur le patriotisme se compare donc à celle de Weil sur l’Église puisque, dans les deux cas, le souci de la vérité doit prévaloir sur tout recours extérieur facile, ou action irréfléchie, pour éviter les « compensations » (Weil), ou ne pas compter sur ce qui « n’a aucun pouvoir, et est toujours enchaîné » (Tolstoï). Les "obstacles" au baptême sont profondément personnels pour S. Weil, mais Tolstoï, pour qui « le patriotisme est…le seul obstacle à ce que la maison soit occupée » (Chap. XIV), met en garde contre les « aides extérieures, » que l’on pourrait qualifier d’espèces de compensation : « Si les gens comprenaient seulement que la force n’est pas dans la force brute mais dans la vérité, ne se dérobaient pas d’elle en parole ou en action, ne disaient pas ce qu’ils ne pensent pas, ne faisaient pas ce qu’ils considèrent comme insensé et mauvais ! » ; « …la force spirituelle qui anime le monde…n’est ni dans les livres ni dans les journaux… » ; « …en entrant dans l’activité sociale…chaque homme est obligé, au moins en partie, de s’écarter de la vérité et de faire des concessions qui détruisent la force de l’arme puissante qui devrait l’assister dans la lutte, » (Chap. XVII).
 
S. Weil observe l’existence de l’amour malgré l’inertie : « Il y a un seul moyen de ne jamais recevoir que du bien. C’est de savoir non pas abstraitement, mais avec toute l’âme, que les hommes qui ne sont pas animés par la pure charité sont des rouages dans l’ordre du monde à la manière de la matière inerte. Dès lors tout vient directement de Dieu, soit à travers l’amour d’un homme, soit à travers l’inertie de la matière tangible ou psychique ; au travers de l’esprit ou de l’eau. Tout ce qui accroît l’énergie vitale en nous est comme le pain pour lequel le Christ remercie les justes… » (L’amour du prochain In Attente de Dieu, 1942) Tolstoï dit semblablement : « On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII).
<p>« La Culture Dissidente : « Depuis les années 60, elle a prospéré de manière remarquable, bien qu’au début, son développement ait été extrêmement lent. Ce n’est que bien des années après que les États-Unis aient commencé à bombarder le Viêt-Nam du Sud que s’est exprimée l’opposition à la guerre d’Indochine. Lorsque la contestation est née, le mouvement dissident était très limité, composé essentiellement d’étudiants et de jeunes gens. Durant les années 70….mouvements écologistes, féministes et antinucléaires…1980, les mouvements de solidarité…Il s’agissait non seulement de mouvements de protestation, mais également de mouvements engagés dans l’action, qui souvent intervenaient directement dans la vie des populations en détresse ailleurs que chez eux. (…) Tous ces faits révèlent l’existence d’un phénomène d’éveil social malgré la propagande (…) En dépit de tout, les gens développent leur capacité et leur volonté de réfléchir en profondeur. » ; «…l’opinion publique ne peut pas être produite à volonté par un gouvernement… l’opinion publique dans sa relation avec la vie de l’humanité…n’est jamais stagnante » (Chap. XVI).
La tradition cruelle de patriotisme qui cause les guerres selon Tolstoï, et le déracinement qui est lié à la violence selon Weil, sont l’un et l’autre produit en partie par l’inertie, inertie que D. H. Thoreau combat en tant que « friction dans la machine, » et violence, sans distinction entre inerte et actif : « Mais quand la friction en arrive à avoir sa machine et que l’oppression et le vol sont organisés, alors je dis « débarrassons-nous de cette machine. » En d’autres termes, lorsqu’un sixième de la population d’une nation qui se prétend le havre de la liberté est composé d’esclaves, et que tout un pays est injustement envahi et conquis par une armée étrangère et soumis à la loi martiale, je pense qu’il n’est pas trop tôt pour les honnêtes gens de se soulever et de passer à la révolte. Ce devoir est d’autant plus impérieux que ce n’est pas notre pays qui est envahi, mais que c’est nous l’envahisseur. » (La désobéissance civile (1849) In Désobéir, Éd de l’Herne, 1994) Et c’est exactement la situation actuelle des français et des canadiens par rapport à l’Afghanistan, ainsi que des anglais et des américains par rapport, en plus de ce pays, à l’Irak.
 
(10) « [Au nom du patriotisme], russes et français se préparent à combattre les allemands et les allemands à faire la guerre sur deux frontières, » coïncide avec ce que nous savons de la première guerre mondiale, la première guerre qui aurait pu être évitée après cet essai de 1894.
<p>Ce bref survol des idées de N. Chomsky sur la politique en l’an 2000 montre que notre situation ressemble à celle que Tolstoï décrivait en 1894.
Tolstoï avait déjà signalé l’urgence de prévenir cette guerre avec « Le royaume des cieux est en vous » (1893), dans lequel il citait le comte Komaròvsky, un professeur de droit international : « L’existence même de cet esprit de rivalité favorise les probabilités de guerre : les nations, devenues incapables de soutenir l’augmentation [des dépenses liées à] l’armement, préféreront tôt ou tard la guerre ouverte plutôt que la tension dans laquelle il vivent et la ruine qui les menacent, si bien que le moindre prétexte servira pour allumer la conflagration d’une guerre général en Europe. » Et il citait aussi Signor E. G. Moneta : « C’est comme si la folie des dirigeants était passée dans les classes dirigeantes. Maintenant, il ne se battent plus parce qu’un roi a été impoli envers la maîtresse d’un autre roi, comme au temps de Louis XIV, mais en exagérant l’importance de la dignité nationale et du patriotisme, –des émotions naturelles et honorables en elles-mêmes,– et en agitant l’opinion publique d’un pays contre l’autre jusqu’à ce qu’ils arrivent à un tel point de sensibilité que ce soit assez, par exemple (même si le compte rendu s’avère faux), qu’un pays ait refusé de recevoir l’ambassadeur d’un autre pour faire éclater la guerre la plus terrifiante et désastreuse. »
 
<p>Chomsky note aussi la valeur de la marginalité, la culture dissidente, dont il dit « les mouvements de ce genre sont très informels et ne sont pas comparables à des organisations dont il faut être membre ; il s’agit simplement d’un état d’esprit qui favorise les échanges. » Cette opinion est parfaitement compatible avec la philosophie de Tolstoï, pour qui « liberté, égalité et fraternité » étaient des aspects chrétiens essentiels de la vie (Chap. XIII, XVI et XVII), ainsi qu’avec la pensée d’un auteur souvent cité pour l’avoir inspiré d’une façon ou d’une autre, Jean-Jacques Rousseau : «…tous les gouvernements du monde, une fois revêtus de la force publique, usurpent tôt ou tard l’autorité souveraine. Les assemblées périodiques, dont j’ai parlé ci-devant, sont propres à prévenir ou différer ce malheur, surtout quand elles n’ont pas besoin de convocation formelle ; car alors le prince ne saurait les empêcher sans se déclarer ouvertement infracteur des lois et ennemi de l’État, » (Les moyens de prévenir l’usurpation du gouvernement In Le contrat social, 1762). Notons enfin que, dans la perspective "révolutionnaire" française, la solution non-violente de Tolstoï s’accorde encore une fois (voir Note 8) avec la réflexion de S. Weil : « Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de s’opposer soit par la simple expression d’une réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice. Des deux manières, l’échec a toujours été complet ; et jamais il n’était plus significatif que quand il prenait un moment l’apparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et qu’après avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme d’oppression, on assistait, impuissant, à l’installation immédiate d’une oppression nouvelle » (Analyse de l’oppression In Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934).</p></ref> ; et ce qui est plus important, il suffit qu’ils aient foi en eux-mêmes, qu’ils croient que ce dont ils sont conscients dans le fond de leurs âmes, ce qui insiste en chacun pour être exprimé, et n’est pas exprimé seulement parce que ça contredit l’opinion publique présumé exister, est le pouvoir qui transforme le monde, et dont l’expression est la mission de l’humanité : il suffit de croire que la vérité n’est pas ce dont parlent les hommes, mais ce qui est dit par sa propre conscience, c’est-à-dire par Dieu, — et toute l’opinion publique entretenue artificiellement disparaîtra tout de suite, et une nouvelle et véritable sera établie à sa place.
Nous ne pouvons pas appeler le meurtre d’un homme un « moindre prétexte » (Komaròvsky), un fait anodin. Par exemple, le prophète Muhammad a dit que « celui qui aura tué un [seul] homme sera regardé comme le meurtrier du genre humain » (Coran V, 35). Malgré cette réserve, essentielle pour ce qui est de la vérité, c’est ce que l’histoire retient de la guerre de 1914-1918 ; le meurtre à Sarajevo d’un seul homme, l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand de Habsbourg, par un anarchiste, aurait été le « prétexte » qui a mené aux meurtres d’environ 9 millions de personnes, auxquels on pourrait ajouter environ 18 millions de victimes de la grippe espagnole, associée aux conditions hygiéniques atroces et à la promiscuité des « chairs à canons » dans les tranchées.
L’esprit de rivalité, les soucis d’argent (Komaròvsky) et la lâcheté (Moneta) ont pu contribuer au début de la première guerre mondiale. Mais, plus simplement, si le meurtre de l’archiduc a vraiment un rapport avec la mort de près de trente millions de personnes, tout ce qu’on pourrait appelé « dignité nationale et patriotisme » s’amalgame indissolublement avec l’esprit de vengeance, et il suffit de conclure que des millions de personnes ont agis en meurtriers. Alternativement, pour reprendre les mots de Moneta, c’est un « compte rendu faux, » puisque l’archiduc a été assassiné à l’étranger, comme si on avait « refusé de le recevoir, » alors que le meurtrier était en réalité un anarchiste. Autrement dit, le geste d’un vulgaire terroriste a prévalu sur toute la civilisation, et la « dignité nationale » a été équivalente à un égard et une soumission à la fausseté, et il suffit de dire que cette civilisation a été stupide. Et en somme, dans ces évènements, la méchanceté et la fausseté sont indissociables, comme entrevues par Tolstoï : « Le diable était un meurtrier et le père du mensonge. La fausseté mène toujours au meurtre ; et surtout dans un cas tel que celui-là. » (Chap. VI)
(11) Les moyens qu’utilisent les gouvernements pour imposer leurs points de vue et satisfaire leurs ambitions : « menaces, séductions à prix d’argent (pots-de-vin, corruption) et influence hypnotique, » avaient été discutés par Tolstoï dans « Le royaume des cieux est en vous, » avec un quatrième moyen, impliquant police, armée, prisons et armes, soit la « force. » Ce quatrième moyen est évoqué dans Patriotisme et Christianisme par rapport à la répression contre ceux qui ne refusent la version gouvernementale (et médiatique) des faits et des intérêts publics : « Si par moments des protestations, prononcées ou même écrites et imprimées, paraissaient contre cette folie, démontrant son caractère déraisonnable, elles étaient étouffées ou cachées, » (Chap. II) ; « …les gens sont rassemblés par la force ou à prix d’argent… » (Chap. XII) ; « Un homme ne fait pas valoir la vérité…parce que l’expression de la vérité provoquerait de la persécution » (Chap. XVII). Mais dans cet essai sur la guerre, Tolstoï a voulu mettre de l’avant le thème de l’influence hypnotique, traité dans le chapitre XVI qui suit : « Le pouvoir du gouvernement a été maintenu depuis quelque temps par ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique. »
Si seulement les gens disaient ce qu’ils pensent, et non ce qu’ils ne pensent pas, toute la superstition provenant du patriotisme diminuerait immédiatement, tout autant que les sentiments cruels et la violence qui se basent sur elle. La haine et l’animosité entre les nations et les peuples, attisées par leurs gouvernements, cesseraient ; il en serait fini de l’exaltation de l’héroïsme militaire, c’est-à-dire du meurtre ; et ce qui est essentiel, le respect pour les autorités, le fait de leur abandonner les fruits de son travail et de s’y subordonner cesseraient, puisqu’il n’ont d’autres raison d’être que le patriotisme.
La triste constatation «…presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable et bien payé…et deviennent participants à la propagation de la supercherie qui détruit leurs camarades » annonce la conclusion, six ans plus tard, de l’essai « L’esclavage de notre temps » (Wikisource) ; « …la réponse à la question « que devons-nous faire, » est très simple…définie, applicable et praticable, car elle demande l’activité de cette personne même sur laquelle chacun de nous a un pouvoir réel, légitime et incontestable – c’est-à-dire soi-même – et elle consiste en cela, que si un homme, qu’il soit esclave ou propriétaire d’esclaves, souhaite vraiment améliorer non seulement sa propre position, mais la situation des gens en général, il ne doit pas faire ces choses qui l’asservissent ainsi que ses frères. »
(12) Cette phrase : « …leur action n’est basée sur aucun désir d’induire les gens en erreur, mais parce qu’ils croient qu’ils rendent service aux gens » peut sembler étonnante de la part d’un homme aussi critique des gouvernements que Tolstoï. Cependant, en enquêtant sur la « désillusion vietnamienne, » et son origine dans la « fabrication d’une certaine image » et « l’art de faire croire, » par le gouvernement américain, Hannah Arendt a constaté le phénomène qu’elle appelle « intoxication idéologique, » qu’elle applique à la situation, que l’on pourrait qualifier d’extrême, du président des États-Unis : « Si bizarre que cela paraisse, le Président des États-Unis est la seule personne qui soit susceptible d’être victime d’une intoxication totale. Du fait de l’immensité de sa tâche, il doit s’entourer de conseiller, les « responsables de la sécurité nationale, » selon l’expression de J. Barnett, qui « exercent leur pouvoir simplement en filtrant les informations destinées au Président et en interprétant a son intention le monde extérieur. » Le Président, est-on tenté de dire, l’homme qui possède en principe le plus grand pouvoir dans le plus puissant de tous les États, est le seul, dans cet État, dont la faculté de décision puisse être déterminée à l’avance. Certes, cela n’est possible que si l’exécutif a rompu tous les liens qui le rattachent à l’autorité législative,… » etc. (H. Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972). Selon nous, cette idée de Tolstoï et Arendt est un élément complémentaire de premier ordre à la réflexion de Confucius : « sont susceptibles d’insoumission et de rébellion ceux qui épris de bravoure supportent mal leur pauvreté, et ceux qui dépourvus de ren [lumière], supportent mal les critiques trop sévères. » (Entretiens de Confucius : Des Sages de l’Antiquité VIII, 10).
 
Et s’il arrivait seulement cela, la foule immense des gens faibles qui sont contrôlés selon les apparences oscillerait en même temps du côté de la nouvelle opinion publique, qui règnerais désormais à la place de la vieille.
(13) Voici un exemple de tels renversements dans l’histoire récente : « La victoire des islamistes talibans à Kaboul [Afghanistan] satisfait… [les] Américains. » (L’Express, 10 octobre 1996), suivi de l’occupation de l’Afghanistan par les américains et leurs alliés quelques années plus tard. Le président Afghan peut souhaiter ou non la présence militaire étrangère dans son pays, mais pour ceux qui contribuent de leurs vies ou ressources à cette activité militaire étrangère, il est clair que celle-ci ne peut se faire qu’au dépend d’une partie de la population afghane.
 
Que le gouvernement garde les écoles, Église, presse, ses milliards de deniers et millions d’hommes en armes transformés en machines : toute cette organisation apparemment terrible de force brute est comme rien comparée à la conscience de la vérité, qui s’élève dans l’âme d’un homme qui connaît la force de la vérité, qui est communiquée de lui à un autre et à un troisième, comme une chandelle en allume une quantité innombrable d’autres. La lumière n’a qu’à être allumée, et cette organisation qui semble si puissance fondra et sera consumée comme la cire en face du feu.
(14) La force imbattable de l’homme, même seul, pourvu qu’il exprime la vérité, a aussi été perçue par D. H. Thoreau : « Le gouvernement américain — qu’est-ce donc sinon une tradition, toute récente, qui tente de se transmettre intacte à la postérité, mais perd à chaque instant de son intégrité ? Il n’a ni vitalité ni l’énergie d’un seul homme en vie, car un seul homme peut le plier à sa volonté. C’est une sorte de canon en bois que se donnent les gens. Mais il n’en est pas moins nécessaire, car il faut au peuple des machineries bien compliquées — n’importe lesquelles pourvu qu’elles pétaradent — afin de répondre à l’idée qu’il se fait du gouvernement. Les gouvernements nous montrent avec quel succès on peut imposer aux hommes, et mieux, comment ceux-ci peuvent s’en imposer à eux-mêmes, pour leur propre avantage » (Ibid.). Tolstoï n’aurait pas connu les écrits de Thoreau, contrairement à ceux d’autres américains du XIXe siècle tels que A. Ballou et W. L. Garrison.
Que les hommes comprennent seulement l’immense pouvoir qui leur est accordé dans la parole qui exprime la vérité ; qu’ils refusent seulement de vendre leur droit d’aînesse pour un plat de lentilles ; que les gens utilisent seulement leur force, — et leurs dirigeants n’oseront pas, comme maintenant, menacer les hommes de massacre universel, auquel ils peuvent ou non les assujettir, à leur discrétion, et n’oseront pas non plus tenir des revues militaires et des manœuvres de meurtriers disciplinés devant les yeux d’une population paisible<ref>Il nous semble utile de passer en revue le lien qu’établit Tolstoï entre « la simple expression d’un homme libre » (Chap. XVI) et le fait « que les…dirigeants n’oseront pas … » (Chap. XVIII).
(15) Le mot « propagande » a été popularisé au cours du vingtième siècle, surtout à partir de la guerre de 1939-1945. Ce phénomène a été étudié, dans le cas de la politique américaine et jusqu’à aujourd’hui, par N. Chomsky, dont plusieurs des constations sont pareilles à celles de Tolstoï cent ans plus tôt. Voici quelques extraits de « Les exploits de la propagande » (In Propagande, médias et démocratie, Éd. Écosociété, 2000) mis en parallèle avec l’essai Patriotisme et Christianisme de Tolstoï : -
Chomsky constate en 2000 que « la propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’état totalitaire, » il dément la thèse générale selon laquelle « le peuple doit être exclu de la gestion des affaires qui le concernent et les moyens d’information doivent être étroitement et rigoureusement contrôlés, » et il conclut : « Il s’agit de savoir si nous voulons vivre dans une société libre ou bien dans ce qui est ni plus ni moins qu’une forme de totalitarisme, un totalitarisme dans lequel le troupeau dérouté est à dessein dévié de sa route et erre, terrifié, en hurlant des slogans patriotiques, en craignant pour sa vie… pendant que les gens instruits obéissent au doigt et à l’œil… Nous sommes en train de devenir un État mercenaire, » - ce qui est vrai des États-Unis l’est aussi de plusieurs autres pays, même à une moindre échelle - ; Tolstoï écrit en 1894 : « le patriotisme n’est rien d’autre que, pour les dirigeants, un moyen de satisfaire leurs ambitions et désirs de convoitise, et pour les dirigés, l’abdication de la dignité humaine, de la raison et de la conscience, et une fascination servile pour ceux qui sont au pouvoir » (Chap. XIV).
 
<p>« L’opinion publique n’est jamais stagnante dans sa relation avec la vie de l’humanité » (Chap. XVI). Chacun peut contribuer à la faire avancer, – n’importe quel homme qui dit la vérité dans le milieu où il se trouve – les travailleurs inconsidérés, qui fabriquent [les armes, etc.], impriment [des faussetés] et procurent [le luxe aux dirigeants] (Chap. V), mais aussi les empereur, roi, ministre, fonctionnaire, soldat, pasteur spirituel, [journaliste, écrivain,] révolutionnaire ou anarchiste (Chap. XVII) - essentiellement en s’appliquant à faire disparaître les incohérences dans sa propre vie : « Si les gens comprenaient seulement que la force n’est pas dans la force brute mais dans la vérité, ne se dérobaient pas d’elle en parole ou en action, ne disaient pas ce qu’ils ne pensent pas, ne faisaient pas ce qu’ils considèrent comme insensé et comme mauvais ! » Cette « abstention de mentir » (Chap. XVII), en nous affranchissant de la « contradiction que nous avons mis entre notre conscience et ce que nous considérons [faussement] comme notre opinion publique, grâce à une influence gouvernementale, » (Chap. XVI), nous permet de comprendre l’opinion publique véritable qui est « vivante et naturelle, » qui est tributaire de la « force spirituelle qui anime le monde, » c’est-à-dire Dieu (Chap. XVIII), tandis que cette « force spirituelle qui anime le monde échappent [aux gouvernement] » (Chap. XVII).
« Une Démocratie pour Spectateurs ; fabriquer le consentement, c’est-à-dire obtenir l’adhésion de la population à des mesures dont elle ne veut pas, grâce à l’application des nouvelles techniques de propagande… (…) lorsqu’elle est appuyée par les classes cultivées et qu’aucune dissidence n’est permise, la propagande de l’État peut avoir des effets considérables. La propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’état totalitaire » ; L’ensemble des festivités (Chap. I, II) et leur organisation (Chap. XII) ; la collaboration des journaux (Chap. I, V, VI, VII, XII, XV) ; l’implication des églises (Chap. II, VII) ; l’enseignement (Chap. V) ; les protestations étouffés ou cachées (Chap. II) ; le rôle des classes supérieures (Chap. IV, X) ; les chansons, monuments (Chap. XII), etc.
« Falsifier l’Histoire ; C’est une autre façon de vaincre les inhibitions maladives. Quand nous agressons et détruisons quelqu’un, il faut faire croire que nous nous protégeons et nous défendons contre des agresseurs redoutables, des monstres, etc. (…) Qu’il s’agisse du Proche-Orient, du terrorisme international ou de l’Amérique [latine], l’image du monde présentée à la population n’offre qu’une très lointaine ressemblance avec la réalité. La vérité est profondément enfouie sous les couches accumulées de mensonges » ; Les discours officiels (Chap. IV) ; l’enseignement (Chap. V), la presse, etc.
 
<p>En refusant de mentir, en repoussant les contradictions de sa propres vie (Chap. XVII), même si « on dirait [parfois] que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, » (Chap. XVII), on se situe alors « par delà le pouvoir de frustration » (Chap. XVII) – et donc capable de résister au mal par la non-violence – comme si on recevait le pain spirituel qui accroît l’énergie vitale dont parlait S. Weil (Note 9). Et « dès que cette opinion est établie, immédiatement et par degré imperceptible… la conduite de l’humanité commence à se modifier » (Chap. XVII). Il suffit donc « pour que la vieille opinion périmée cède sa place à la nouvelle et vivante, » que « tous ceux qui sont conscient des nouvelles exigences les expriment ouvertement » (Chap. XVII). Et pourquoi est-ce si simple ? Parce qu’il « arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII). « Et [ainsi] ce qui était hier l’opinion nouvelle d’un seul homme devient aujourd’hui l’opinion de la majorité » (Chap. XVII). « La lumière n’a qu’à être allumée, et cette organisation qui semble si puissance fondra et sera consumée comme la cire en face du feu » (Chap. XVIII).
Et : « Le message passe comme une lettre à la poste quand le système d’éducation et les médias sont contrôlés dans leur totalité et que les érudits sont des conformistes » ; « C’est comme s’il y avait des filets tendus à l’entrée de l’éducation, dans lesquels étaient attrapés inévitablement ceux qui échappent par quelques moyens des masses accablées par le travail » (Chap. XV).
 
<p>Tolstoï a aussi écrit, dans « Le royaume des cieux est en vous » : « Toute nouvelle vérité qui change la façon de vivre et fait avancer l’humanité est d’abord acceptée par un nombre très limité de personnes, qui la saisissent en la connaissant. Le reste de l’humanité, ajoutant foi à la vérité antérieure sur laquelle le système actuel a été établi, est toujours opposé à la propagation de la nouvelle vérité. Mais puisque, en premier lieu, l’humanité n’est pas stationnaire mais progresse toujours, devenant de plus en plus familière avec la vérité et s’en approchant dans la vie quotidienne ; et puisque, deuxièmement, tous les hommes progressent suivant leurs opportunités, âge, éducation et nationalité, commençant par ceux qui sont plus et finissant avec ceux qui sont moins, capables de recevoir une nouvelle vérité ; les hommes les plus près de ceux qui ont perçu la vérité intuitivement, passent un à un, à des intervalles qui diminuent graduellement, du côté de la nouvelle vérité. Ainsi, comme le nombre d’hommes qui l’admettent augmente, la vérité devient de plus en plus clairement manifestée. Le sentiment de confiance dans la nouvelle vérité s’accroît en proportion du nombre de personnes qui l’ont accepté. »</p></ref> ; les gouvernements n’oseraient pas non plus, à leur propre profit et à l’avantage de leurs assistants, disposer et déranger les accords douaniers, ni percevoir du peuple ces millions de deniers qu’ils distribuent parmi leurs assistants, et avec l’aide de qui leurs meurtres sont planifiés.
« Fabriquer l’Opinion ; Généralement, la population est pacifiste, tout comme elle l’était au moment de la Première guerre mondiale. Le peuple n’a aucune raison de s’engager dans des interventions militaires à l’étranger, des tueries et des tortures Il faut donc le mobiliser et pour le mobiliser, il faut l’effrayer ; si l’on veut disposer une société violente qui sache utiliser la force dans le monde entier afin d’atteindre les objectifs de son élite, il est nécessaire de cultiver les valeurs martiales et non l’inhibition maladive de l’usage de la violence » ; L’ensemble des festivités (Chap. I, II) ; « C’est pour faire de vous de bons soldats que votre professeur vous enseigne l’histoire… » (Chap. V) ; « Le pouvoir des gouvernements est maintenu par l’opinion publique, et les gouvernements, avec ce pouvoir, à l’aide de ses organes,- ses fonctionnaires, tribunaux, écoles, églises, même la presse,- peuvent toujours maintenir l’opinion publique dont ils ont besoin » (Chap. XVI).
 
Et une telle transformation n’est pas seulement possible, mais il est tout aussi impossible qu’elle ne soit pas accomplie qu’un arbre sans vie et pourrissant ne tombe pas, et qu’un plus jeune prendre sa place.
Et aussi : « …bien que l’opinion en faveur de dépense dans le domaine social plutôt que…l’armement puisse se révéler largement majoritaire dans les sondages, tant que les gens qui ont cette opinion sont marginalisés, assujettis aux moyens conçus pour les distraire et privés de tout moyen de s’organiser et de faire valoir leur opinion, au point d’ignorer dans leur isolement que d’autres partagent leur point de vue, ils ne peuvent échapper au sentiment qu’ils sont bien les seuls à qui une idée aussi saugrenue puisse venir à l’esprit (…) vous vous dites que vous êtes un excentrique, un drôle d’oiseau. Vous vous retranchez dans votre tour d’ivoire et vous ne vous intéressez plus à ce qui se passe, » ; « Les gens doivent rester assis devant le téléviseur, isolés les uns des autres, et se mettre dans le crâne le message qui leur dit que la seule ambition respectable dans la vie est d’acquérir davantage de biens matériels ou de vivre comme ces familles aisées de la classe moyenne que montre la télévision…On peut se dire dans son for intérieur qu’il doit bien y avoir quelque chose de plus dans la vie, mais, seul devant son téléviseur, que peut-on conclure, sinon qu’il faut être fou pour penser ainsi puisque la télévision ne montre rien d’autre ? » ; « On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII)
 
Et encore : « Il faut le distraire. Il faut qu’il regarde [les sports], les comédies (…) et les films violents. (…) Il importe aussi de l’effrayer, car faute d’être hanté par toutes sortes de peurs et de démons qui menacent de le détruire, chez soi comme à l’étranger, le troupeau pourrait commencer à penser » ; « Si seulement les cœurs des individus n’étaient pas troublés par les séductions avec lesquelles ils sont séduits à tout heure, et n’avaient pas peur de ces terreurs imaginaires avec lesquelles ils sont intimidées » (Chap. XVIII).
 
« Les Relations Publiques ; Le but du slogan « Appuyez nos troupes » …Ce slogan, personne n’a jamais la moindre idée de ce qu’il signifie parce qu’il ne signifie rien. Son point fort c’est de détourner l’attention du problème important, de la question qui, elle, a un sens, comme : « Approuvez vous notre politique ? » C’est justement la question qu’il n’est pas permis de soulever. Mais, bien entendu, on peut donner son avis sur l’appui à nos troupes. Et quel est cet avis ? Il est que, bien sûr, on ne peut pas ne pas les appuyer. Et la partie est gagnée » ; le silence hypocrite des dirigeants (Chap. IV) ; la proclamation anticipée de l’empereur (Chap. VI).
« Je vous laisse la paix, c’est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Ne soyez pas inquiets, ne soyez pas effrayés, » dit Christ. Et cette paix est vraiment parmi nous, et dépend de nous pour sa réalisation.
Et : « Nous sommes (…) passé à une société dominée à un niveau remarquable par le milieu des affaires (…) Ceux qui sont capables de fabriquer le consentement sont ceux qui disposent des ressources et du pouvoir à savoir la communauté des affaires… » ; « Les éditeurs de la presse quotidienne heureux de recevoir un plus grand revenu commenceront, au nom du patriotisme, à inciter avec virulence les hommes à la violence et au meurtre. Les manufacturiers, marchands, entrepreneurs pour les magasins militaires se hâteront joyeusement autour de leur commerce, dans l’espoir de doubler les recettes. » (Chap. VI).
Si seulement les cœurs des individus n’étaient pas troublés par les séductions avec lesquelles ils sont séduits à tout heure, et n’avaient pas peur de ces terreurs imaginaires avec lesquelles ils sont intimidées ; si les gens savaient seulement en quoi consiste leur pouvoir le plus essentiel, qui conquiert tout,- une paix que les hommes ont toujours désirée, non la paix réalisable par des négociations diplomatiques, marches royales et impériales, dîners, discours, canons, dynamite et mélinite, par l’épuisement des gens sous les taxes, et l’enlèvement de la fleur du travail de la population, mais la paix réalisable par une profession volontaire de la vérité par chaque homme, aurait été établie depuis longtemps parmi nous.
 
29 mars, 1894
« Le Défilé des Ennemis : Il fut un temps où les russes étaient le monstre…C’est ainsi qu’ont été créé les terrorisme international…les arabes déments….Il s’agissait d’effrayer la population, de la terroriser et de l’intimider (…) Le scénario est toujours le même : d’abord une offensive idéologique destinée à fabriquer un monstre chimérique ; ensuite le lancement d’une campagne pour l’anéantir » ; « Après avoir assuré le peuple de son danger, le gouvernement le subordonne au contrôle, et lorsqu’il se trouve dans cette condition, le force à attaquer une autre nation. Et l’assurance du gouvernement quant au danger d’une attaque de la part d’autres nations est ainsi corroborée aux yeux du peuple. » (Chap. XIV).
 
« La Guerre du Golfe : « Aucune raison n’a été donnée pour justifier notre entrée en guerre (La guerre du Golfe). Absolument aucune, aucune raison qu’un adolescent qui sait lire et écrire n’aurait pu réfuter en deux minutes. Ce fait est caractéristique d’une culture totalitaire » ; Les réponses du moujik aux arguments du diplomate en faveur de la guerre contre l’Allemagne (Chap. VIII).
Et aussi : « La population peut croire que lorsque nous avons recours à la force…c’est parce que nous appliquons le principe selon lequel il nous faut combattre par la force…toute violation des droits de la personne. La population ne se rend pas compte de ce qui se passerait si ce principe était appliqué à la lettre ; «…si la revanche de la France devait réussir, l’Allemagne désirerait à son tour une revanche, et ainsi de suite sans fin » (Chap. VIII) – On peut effectivement établir un lien du genre entre la première et la deuxième guerre mondiale.
« La Culture Dissidente : « Depuis les années 60, elle a prospéré de manière remarquable, bien qu’au début, son développement ait été extrêmement lent. Ce n’est que bien des années après que les États-Unis aient commencé à bombarder le Viêt-Nam du Sud que s’est exprimée l’opposition à la guerre d’Indochine. Lorsque la contestation est née, le mouvement dissident était très limité, composé essentiellement d’étudiants et de jeunes gens. Durant les années 70….mouvements écologistes, féministes et antinucléaires…1980, les mouvements de solidarité…Il s’agissait non seulement de mouvements de protestation, mais également de mouvements engagés dans l’action, qui souvent intervenaient directement dans la vie des populations en détresse ailleurs que chez eux. (…) Tous ces faits révèlent l’existence d’un phénomène d’éveil social malgré la propagande (…) En dépit de tout, les gens développent leur capacité et leur volonté de réfléchir en profondeur. » ; «…l’opinion publique ne peut pas être produite à volonté par un gouvernement… l’opinion publique dans sa relation avec la vie de l’humanité…n’est jamais stagnante » (Chap. XVI).
Ce bref survol des idées de N. Chomsky sur la politique en l’an 2000 montre que notre situation ressemble à celle que Tolstoï décrivait en 1894.
 
Chomsky note aussi la valeur de la marginalité, la culture dissidente, dont il dit « les mouvements de ce genre sont très informels et ne sont pas comparables à des organisations dont il faut être membre ; il s’agit simplement d’un état d’esprit qui favorise les échanges. » Cette opinion est parfaitement compatible avec la philosophie de Tolstoï, pour qui « liberté, égalité et fraternité » étaient des aspects chrétiens essentiels de la vie (Chap. XIII, XVI et XVII), ainsi qu’avec la pensée d’un auteur souvent cité pour l’avoir inspiré d’une façon ou d’une autre, Jean-Jacques Rousseau : «…tous les gouvernements du monde, une fois revêtus de la force publique, usurpent tôt ou tard l’autorité souveraine. Les assemblées périodiques, dont j’ai parlé ci-devant, sont propres à prévenir ou différer ce malheur, surtout quand elles n’ont pas besoin de convocation formelle ; car alors le prince ne saurait les empêcher sans se déclarer ouvertement infracteur des lois et ennemi de l’État, » (Les moyens de prévenir l’usurpation du gouvernement In Le contrat social, 1762). Notons enfin que, dans la perspective "révolutionnaire" française, la solution non-violente de Tolstoï s’accorde encore une fois (voir Note 8) avec la réflexion de S. Weil : « Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de s’opposer soit par la simple expression d’une réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice. Des deux manières, l’échec a toujours été complet ; et jamais il n’était plus significatif que quand il prenait un moment l’apparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et qu’après avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme d’oppression, on assistait, impuissant, à l’installation immédiate d’une oppression nouvelle » (Analyse de l’oppression In Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934).
 
(16) Il nous semble utile de passer en revue le lien qu’établit Tolstoï entre « la simple expression d’un homme libre » (Chap. XVI) et le fait « que les…dirigeants n’oseront pas … » (Chap. XVIII).
 
« L’opinion publique n’est jamais stagnante dans sa relation avec la vie de l’humanité » (Chap. XVI). Chacun peut contribuer à la faire avancer, – n’importe quel homme qui dit la vérité dans le milieu où il se trouve – les travailleurs inconsidérés, qui fabriquent [les armes, etc.], impriment [des faussetés] et procurent [le luxe aux dirigeants] (Chap. V), mais aussi les empereur, roi, ministre, fonctionnaire, soldat, pasteur spirituel, [journaliste, écrivain,] révolutionnaire ou anarchiste (Chap. XVII) - essentiellement en s’appliquant à faire disparaître les incohérences dans sa propre vie : « Si les gens comprenaient seulement que la force n’est pas dans la force brute mais dans la vérité, ne se dérobaient pas d’elle en parole ou en action, ne disaient pas ce qu’ils ne pensent pas, ne faisaient pas ce qu’ils considèrent comme insensé et comme mauvais ! » Cette « abstention de mentir » (Chap. XVII), en nous affranchissant de la « contradiction que nous avons mis entre notre conscience et ce que nous considérons [faussement] comme notre opinion publique, grâce à une influence gouvernementale, » (Chap. XVI), nous permet de comprendre l’opinion publique véritable qui est « vivante et naturelle, » qui est tributaire de la « force spirituelle qui anime le monde, » c’est-à-dire Dieu (Chap. XVIII), tandis que cette « force spirituelle qui anime le monde échappent [aux gouvernement] » (Chap. XVII).
 
En refusant de mentir, en repoussant les contradictions de sa propres vie (Chap. XVII), même si « on dirait [parfois] que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, » (Chap. XVII), on se situe alors « par delà le pouvoir de frustration » (Chap. XVII) – et donc capable de résister au mal par la non-violence – comme si on recevait le pain spirituel qui accroît l’énergie vitale dont parlait S. Weil (Note 9). Et « dès que cette opinion est établie, immédiatement et par degré imperceptible… la conduite de l’humanité commence à se modifier » (Chap. XVII). Il suffit donc « pour que la vieille opinion périmée cède sa place à la nouvelle et vivante, » que « tous ceux qui sont conscient des nouvelles exigences les expriment ouvertement » (Chap. XVII). Et pourquoi est-ce si simple ? Parce qu’il « arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII). « Et [ainsi] ce qui était hier l’opinion nouvelle d’un seul homme devient aujourd’hui l’opinion de la majorité » (Chap. XVII). « La lumière n’a qu’à être allumée, et cette organisation qui semble si puissance fondra et sera consumée comme la cire en face du feu » (Chap. XVIII).
 
Tolstoï a aussi écrit, dans « Le royaume des cieux est en vous » : « Toute nouvelle vérité qui change la façon de vivre et fait avancer l’humanité est d’abord acceptée par un nombre très limité de personnes, qui la saisissent en la connaissant. Le reste de l’humanité, ajoutant foi à la vérité antérieure sur laquelle le système actuel a été établi, est toujours opposé à la propagation de la nouvelle vérité. Mais puisque, en premier lieu, l’humanité n’est pas stationnaire mais progresse toujours, devenant de plus en plus familière avec la vérité et s’en approchant dans la vie quotidienne ; et puisque, deuxièmement, tous les hommes progressent suivant leurs opportunités, age, éducation et nationalité, commençant par ceux qui sont plus et finissant avec ceux qui sont moins, capables de recevoir une nouvelle vérité ; les hommes les plus près de ceux qui ont perçu la vérité intuitivement, passent un à un, à des intervalles qui diminuent graduellement, du côté de la nouvelle vérité. Ainsi, comme le nombre d’hommes qui l’admettent augmente, la vérité devient de plus en plus clairement manifestée. Le sentiment de confiance dans la nouvelle vérité s’accroît en proportion du nombre de personnes qui l’ont accepté. »
 
(17) Ainsi en est-il, notamment, des accords de libre-échange dont la société civile est à peu près toujours exclue, et des sommes d’argent astronomiques prélevés aux simples citoyens qui financent, entre autres, les occupations militaires de l’Irak et de l’Afghanistan, alors que les irakiens et les afghans n’ont rien fait de mal, entre autres, aux gens des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et du Canada.
 
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