« Le Non-agir » : différence entre les versions

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{{Titre|Le Non-agir<ref>« L'article sur Zola et Dumas (''le Non-agir'') m'a été envoyé par Tolstoï expressément pour l'édition française, écrit en français avec de notables changements sur le texte russe paru précédemment. Je le donne tel quel. » (Préface de E. Halpérine-Kaminsky). - Les titres de chapitres ne sont pas de Tolstoï; ils ont été rajoutés spécifiquement pour faciliter la lecture dans cette présentation web. </ref>|[[Auteur:Léon Tolstoï|Léon Tolstoï]]|(''publié en français par Tolstoï'')}}
{{Titre|Le Non-agir (1)|[[Auteur:Léon Tolstoï|Léon Tolstoï]]|(''publié en français par Tolstoï'')}}
 
 
== I. La force de la routine et celle de la raison et de l'amour; Travailler. Mais à quoi? - le tao. ==
 
Le rédacteur d'une Revue parisienne, supposant que l'opinion de deux écrivains célèbres sur l'état actuel des esprits ne serait pas sans intérêt pour moi, m'a envoyé deux extraits de journaux français contenant, l'un le discours de M. Zola prononcé au banquet de l'Association générale des Étudiants (2),<ref>A l'autreLA uneJEUNESSE; lettreDiscours deprononcé par M. A.Emile DumasZola au rédacteurbanquet ende chefl'Association dugénérale ''Gaulois''.des Étudiants (3mai 1893) :
 
<p>Messieurs,
 
<p>C'est un très grand honneur et un très grand plaisir que vous m'avez faits, en me choisissant pour présider ce banquet annuel. La jeunesse! il n'est pas de compagnie meilleure ni plus charmante, il n'est pas surtout d'auditoire plus sympathique et devant lequel le cœur s'ouvre plus largement, dans le désir d'être aimé et entendu.
 
<p>Voici, hélas ! que j'arrive à un âge où le regret de n'être plus jeune commence, où l'on se préoccupe de la poussée des jeunes hommes qu'on sent monter derrière soi. Ce sont eux qui vont nous juger et nous continuer. J'écoute en eux naître l'avenir, et je me demande parfois, avec une certaine anxiété, ce qu'ils rejetteront de nous et ce qu'ils en garderont, ce que deviendra notre œuvre entre leurs mains, car elle ne peut être définitivement que par eux, elle n'existera que s'ils l'acceptent pour l'élargir encore et l'achever. Et c'est pourquoi je suis avec passion le mouvement des idées dans la jeunesse contemporaine, lisant les journaux et les revues d'avant-garde, tâchant d'être au courant de l'esprit nouveau qui anime nos Écoles, m'efforçant en vain de savoir où vous allez tous, vous l'intelligence et la volonté de demain.
 
<p>Certes, messieurs, il y a là de l'égoïsme, je ne le cacherai pas. Je suis un peu comme l'ouvrier qui termine la maison où il compte abriter ses vieux jours, et qui s'inquiète du temps qu'il fera désormais. La pluie va- t-elle lui endommager ses murs? Si le vent souffle du Nord, ne lui arrachera-t-il pas son toit? Et, surtout, a-t-il construit assez solidement pour résister à la tempête, n'a-t-il épargné ni les matériaux résistants ni les heures de rude besogne? Ce n'est pas que je pense les œuvres éternelles et décisives. Les plus grands doivent se résigner à l'idée de n'être qu'un moment dans le perpétuel devenir de l'esprit humain. Cela serait déjà si beau d'avoir été, pendant une heure, le porte-parole d'une génération ! Et puisqu'on ne fixe pas une littérature, puisque tout évolue sans cesse et que tout recommence, il faut bien s'attendre à voir naître et grandir les cadets qui vous remplaceront, qui effaceront peut-être jusqu'à votre souvenir. Je ne dis point que le vieux combattant qui est en moi n'a pas, par instants, des envies de résistance, lorsqu'il croit sentir son œuvre attaquée. Mais, en vérité, devant le prochain siècle qui se lève, j'ai encore plus de curiosité que de révolte, plus d'ardente sympathie que d'inquiétude personnelle, et que je périsse donc, et que toute ma génération périsse avec moi, si réellement nous ne sommes bons qu'à combler le fossé, pour aider ceux qui nous suivent à marcher vers la lumière.
 
<p>Messieurs, j'entends dire couramment que le positivisme agonise, que le naturalisme est mort, que la science est entrain de faire faillite, au point de vue de la paix morale et du bonheur humain qu'elle aurait promis. Vous pensez bien que je n'entends pas résoudre ici les graves problèmes que ces questions soulèvent. Je ne suis qu'un ignorant, je n'ai aucune autorité pour parler au nom de la science et de la philosophie. Je suis, si vous le voulez bien, un simple romancier, un écrivain qui a deviné un peu parfois, et dont la compétence n'est faite que d'avoir beaucoup regardé et beaucoup travaillé. Et c'est uniquement à titre de témoin que je vais me permettre de vous dire ce qu'a été, ce que, du moins, a voulu être ma génération, les hommes qui ont aujourd'hui cinquante ans, et dont votre génération, à vous, fera bientôt des ancêtres.
 
<p>J'étais très frappé, ces jours derniers, à l'ouverture du Salon du Champ-de-Mars, par l'aspect particulier des salles. On prétend que ce sont toujours les mêmes tableaux. C'est une erreur ; l'évolution est lente, mais quelle stupeur, si l'on pouvait évoquer les Salons d'autrefois! Pour ma part, je me souviens très bien des dernières expositions académiques et romantiques, vers 1863 : le plein air n'avait pas triomphé, la note générale était une note de bitume, un encrassement des toiles, les tons cuits, les demi-ténèbres de l'atelier. Puis, une quinzaine d'années plus tard, après l'influence victorieuse et si discutée de Manet, je me souviens des expositions nouvelles, où éclatait la note claire du plein soleil : c'était comme un envahissement de la lumière, un souci du vrai qui faisait de chaque cadre une fenêtre grande ouverte sur la nature, baignée de clarté. Et, hier, après quinze années encore, j'ai pu constater, parmi cette limpidité fraîche des œuvres, qu'une sorte de brouillard mystique se levait : il y a bien toujours là le souci de la peinture claire, mais la réalité se déforme, les figures s'allongent, le besoin du caractère et du nouveau emporte l'artiste dans l'au-delà du rêve.
 
<p>Si j'ai voulu fixer ces trois étapes de la peinture contemporaine, c'est qu'elles me semblent résumer le mouvement de nos idées dans une image saisissante. Ma génération, en effet, après d'illustres aînés dont nous n'avons été que les continuateurs, s'est efforcée d'ouvrir largement les fenêtres sur la nature, de tout voir, de tout dire. En elle, même chez les plus inconscients, aboutissait le long effort de la philosophie positive et des sciences d'analyse et d'expérience. Nous n'avons juré que par la science, qui nous enveloppait de toutes parts ; nous avons vécu d'elle, en respirant l'air de l'époque. A cette heure, je puis même confesser que, personnellement, j'ai été un sectaire, en essayant de transporter dans le domaine des lettres la rigide méthode du savant. Mais qui donc, dans la lutte, ne va pas plus loin que l'utile, et qui se borne à vaincre, sans compromettre sa victoire? Je ne regrette rien d'ailleurs, je continue à croire en la passion qui veut et qui agit. Puis, quel enthousiasme et quel espoir étaient les nôtres! Tout savoir, tout pouvoir, tout conquérir! Refaire par la vérité une humanité plus haute et plus heureuse !
 
<p>Et c'est ici, messieurs, que vous autres, la jeunesse, vous entrez en scène. Je dis la jeunesse, ce qui est vague, lointain et profond comme la mer; car où est-elle, la jeunesse? Que sera-t-elle réellement? Qui a mission de parler en son nom? Il faut bien que je m'en tienne aux idées qu'on lui prête, et si ces idées n'étaient point celles de beaucoup d'entre vous, je leur en demande pardon à l'avance, je les renvoie à ceux qui nous auraient trompés par des renseignements douteux, plus conformes sans doute à leur désir qu'à la réalité des choses.
 
<p>Donc, messieurs, on nous affirme que votre génération rompt avec la nôtre. Vous ne mettriez plus dans la science tout votre espoir ; vous auriez reconnu, à tout bâtir sur elle, un tel danger social et moral, que vous seriez résolus à vous rejeter dans le passé, pour vous refaire, avec les débris des croyances mortes, une croyance vivante. Certes, il n'est pas question d'un divorce complet avec la science, il est entendu que vous acceptez les conquêtes nouvelles et que vous êtes décidés à les élargir. On veut bien que vous teniez compte des vérités prouvées, on tâche même de les accommoder aux anciens dogmes. Mais, au fond, la science est mise à l'écart de la foi, on la repousse en son ancien rang, un simple exercice de l'intelligence, une enquête permise, tant qu'elle ne touche pas au surnaturel de l'au-delà. L'expérience, dit-on, est faite, et la science est incapable de repeupler le ciel qu'elle a vidé, de rendre le bonheur aux âmes dont elle a ravagé la paix naïve. Son temps de triomphe menteur est fini; il faut qu'elle soit modeste, puisqu'elle ne peut pas tout savoir en un coup, tout enrichir et tout guérir. Et, si l'on n'ose dire encore à la jeunesse intelligente de jeter ses livres et de déserter ses maîtres, il est pourtant déjà des saints et des prophètes qui vont par le monde en exaltant la vertu de l'ignorance, la sérénité des simples, le besoin pour l'humanité trop savante et vieillie d'aller se retremper, au fond du village préhistorique, parmi les aïeux à peine dégagés de la terre, avant toute société et tout savoir.
 
<p>Je ne nie point cette crise que nous traversons, cette lassitude et cette révolte, à la fin de ce siècle, d'un labeur si enfiévré et si colossal, dont l'ambition a été de vouloir tout connaître et tout dire. Il a semblé que la science, qui venait de ruiner le vieux monde, devait le reconstruire promptement, sur le modèle que nous nous faisons de la justice et du bonheur. On a attendu vingt ans, on a attendu cinquante ans, cent ans même. Et puis, quand on a vu que la justice ne régnait pas, que le bonheur n'était pas venu, beaucoup ont cédé à une impatience croissante, se désolant, niant qu'on pût se rendre, par la connaissance, à la cité heureuse. C'est un effet bien connu, il n'y a pas d'action sans réaction, et nous assistons à l'inévitable fatigue des longs voyages : on s'assoit au bord de la route, on désespère d'arriver jamais, en voyant l'interminable plaine, un autre siècle se dérouler encore ; on finit même par douter du chemin parcouru, par regretter de ne s'être pas couché dans un champ, pour y dormir l'éternité sous les étoiles. A quoi bon marcher, si le but doit s'éloigner toujours? A quoi bon savoir, si l'on ne doit pas savoir tout? Autant garder la simplicité pure, la félicité ignorante de l'enfant. Et c'est ainsi que la science, qui aurait promis le bonheur, aboutirait, sous nos yeux, à la faillite.
 
<p>La science a-t-elle promis le bonheur? Je ne le crois pas. Elle a promis la vérité, et la question est de savoir si l'on fera jamais du bonheur avec la vérité. Pour s'en contenter un jour, il faudra sûrement beaucoup de stoïcisme, l'abnégation absolue du moi, une sérénité d'intelligence satisfaite qui semble ne pouvoir se rencontrer que chez une élite. Mais, en attendant, quel cri désespéré monte de l'humanité souffrante! Comment vivre sans mensonge et sans illusion ? S'il n'y a pas, quelque part, un autre monde où règne la justice, où les méchants sont punis et les bons récompensés, comment vivre sans révolte cette abominable vie humaine? La nature est injuste et cruelle, la science paraît aboutir à la loi monstrueuse du plus fort : dès lors, toute morale croule, toute société va au despotisme. Et, dans la réaction qui se produit, dans cette lassitude de trop de science que je signalais, il y a aussi ce recul devant la vérité, mal expliquée encore, d'une féroce apparence, à nos faibles yeux incapables de pénétrer et de saisir toutes les lois. Non, non! qu'on nous ramène au bon sommeil de l'ignorance ! La réalité est une école de perversion, il faut la tuer et la nier, puisqu'elle ne saurait être que la laideur et le crime. Et l'on saute dans le rêve, il n'y a plus que ce salut : échapper à la terre, mettre sa confiance dans l'au-delà, espérer qu'on y trouvera enfin le bonheur, la satisfaction de notre besoin de fraternité et de justice.
 
<p>C'est, aujourd'hui, cet appel désespéré au bonheur que nous entendons. Pour ma part, il m'attendrit infiniment. Et remarquez qu'il monte de tous côtés, comme une voix lamentable, au milieu du retentissement de la science en marche, qui n'arrête ni ses trains, ni ses machines. Assez de vérité, donnez-nous de la chimère ! Nous n'aurons de repos qu'à rêver ce qui n'est pas, qu'à nous perdre dans l'inconnu. Là, seulement, s'épanouissent les fleurs mystiques dont le parfum endormira nos souffrances. Déjà, la musique a répondu, la littérature s'efforce de satisfaire la soif nouvelle, la peinture se convertit à la mode. Je vous parlais de l'exposition du Champ-de-Mars : vous y verrez fleurir toute cette flore de nos anciens vitraux, les vierges élancées et grêles, les apparitions dans des ombres crépusculaires, les personnages raidis et aux gestes cassés des primitifs. C'est la réaction contre le naturalisme, qui est mort et enterré, assure-t-on. En tous cas, le mouvement est indéniable, car il a gagné toutes les manifestations de l'esprit, et il faut en tenir grand compte, pour l'étudier et l'expliquer, si l'on ne veut pas désespérer de demain.
 
<p>Pour moi, messieurs, qui suis un vieux positiviste endurci, il n'y a là qu'un arrêt fatal dans la marche en avant. Encore n'y a-t-il pas arrêt, puisque nos bibliothèques, nos laboratoires, nos amphithéâtres, nos écoles ne sont pas désertés. Ce qui me rassure aussi, c'est que le sol social n'a pas changé, qu'il est toujours le sol démocratique où a poussé le siècle. Pour qu'un nouvel art fleurît, pour qu'une croyance nouvelle changeât la direction de l'humanité, il faudrait à cette croyance un nouveau sol qui lui permît de germer et de grandir, car il n'y a pas de société nouvelle sans un nouveau terrain. La foi ne ressuscite pas, on ne peut faire que des mythologies avec les religions mortes. Aussi le prochain siècle ne sera-t-il que l'affirmation du nôtre, dans cet élan démocratique et scientifique qui nous a emportés et qui continue. Ce que je puis concéder, c'est, en littérature, que nous avions trop fermé l'horizon. J'ai, personnellement, regretté déjà d'avoir été un sectaire, en voulant que l'art s'en tînt aux vérités prouvées. Les nouveaux venus ont rouvert l'horizon, en reconquérant l'inconnu, le mystère, et ils ont bien fait. Entre les vérités acquises par la science, qui dès lors sont inébranlables, et les vérités qu'elle arrachera demain à l'inconnu, pour les fixer à leur tour, il y ajustement une marge indécise, le terrain du doute et de l'enquête, qui me paraît appartenir autant à la littérature qu'à la science. C'est là que nous pouvons aller en pionniers, faisant notre besogne de précurseurs, interprétant selon notre génie l'action des forces ignorées. L'idéal, qu'est-ce donc autre chose que l'inexpliqué, ces forces du vaste monde dans lesquelles nous baignons, sans les connaître ? Et s'il nous est permis d'inventer des solutions expliquant l'inconnu, oserions-nous remettre en question les lois découvertes, pour les imaginer autres, et, par là même, les nier? A mesure que la science avance, il est certain que l'idéal recule, et il me semble que l'unique sens de la vie, l'unique joie qu'on doit mettre à la vivre, est dans cette conquête lente, même si l'on a la mélancolique certitude qu'on ne saura jamais tout.
 
<p>A l'heure trouble que nous traversons, messieurs, dans notre époque si rassasiée et si tâtonnante, il s'est donc levé des pasteurs d'âmes qui s'inquiètent et qui proposent ardemment une foi à la jeunesse. L'offre est généreuse, mais le malheur est que, selon le prophète, cette foi change et s'altère. Il en est de plusieurs sortes, aucune ne me paraît ni bien claire ni bien arrêtée. On vous conjure de croire, sans vous dire nettement à quoi. Peut-être ne le peut-on pas, peut-être aussi ne l'ose-t-on pas. Vous croirez pour le bonheur de croire, vous croirez surtout pour apprendre à croire. Le conseil n'est pas mauvais en soi : c'est un grand bonheur certainement que de se reposer dans la certitude d'une foi, n'importe laquelle ; et le pis est qu'on n'est pas maître de la grâce et qu'elle souffle où elle veut.
 
<p>Je vais donc finir en vous proposant, moi aussi, une foi, en vous suppliant d'avoir la foi au travail. Travaillez, jeunes gens ! Je sais tout ce qu'un tel conseil semble avoir de banal ; il n'est pas de distribution de prix où il ne tombe, parmi l'indifférence des élèves. Mais je vous demande d'y réfléchir, et je me permets, moi qui n'ai été qu'un travailleur, de vous dire tout le bienfait que j'ai retiré de la longue besogne dont l'effort a empli ma vie entière. J'ai eu de rudes débuts, j'ai connu la misère et la désespérance. Plus tard, j'ai vécu dans la lutte, j'y vis encore, discuté, nié, abreuvé d'outrages. Eh bien ! je n'ai eu qu'une foi, qu'une force, le travail. Ce qui m'a soutenu, c'est l'immense labeur que je m'étais imposé. En face de moi, j'avais toujours le but, là-bas, vers lequel je marchais, et cela suffisait à me remettre debout, à me donner le courage de marcher quand même, lorsque la vie mauvaise m'avait abattu. Le travail dont je vous parle, c'est le travail réglé, la tâche quotidienne, le devoir qu'on s'est fait d'avancer d'un pas chaque jour dans son œuvre. Que de fois, le matin, je me suis assis à ma table, la tête perdue, la bouche amère, torturé par quelque grande douleur physique ou morale ! Et, chaque fois, malgré la révolte de ma souffrance, après les premières minutes d'agonie, ma tâche m'a été un soulagement et un réconfort. Toujours je suis sorti consolé de ma besogne quotidienne, le cœur brisé peut-être, mais debout encore, et pouvant vivre jusqu'au lendemain.
 
<p>Le travail ! messieurs, mais songez donc qu'il est l'unique loi du monde, le régulateur qui mène la matière organisée à sa fin inconnue ! La vie n'a pas d'autre sens, pas d'autre raison d'être ; nous n'apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et disparaître. On ne peut définir la vie autrement que par ce mouvement communiqué qu'elle reçoit et qu'elle lègue, et qui n'est en somme que du travail, pour la grande œuvre finale, au fond des âges. Et, alors, pourquoi ne serions-nous pas modestes, pourquoi n'accepterions-nous pas la tache individuelle que chacun de nous vient remplir, sans nous révolter, sans céder à l'orgueil du moi, qui se fait centre et ne veut pas rentrer dans le rang?
 
<p>Dès qu'on l'a acceptée, cette tâche, et dès qu'on s'en acquitte, il me semble que le calme doit se produire chez les plus torturés. Je sais qu'il est des esprits que l'infini tourmente, qui souffrent du mystère, et c'est à ceux-là que je m'adresse fraternellement, en leur conseillant d'occuper leur existence de quelque labeur énorme, dont il serait bon même qu'ils ne vissent pas le bout. C'est le balancier qui leur permettra de marcher droit, c'est la distraction de toutes les heures, le grain jeté à l'intelligence pour qu'elle le broie et en fasse le pain quotidien, dans la satisfaction du devoir accompli. Sans doute, cela ne résout aucun problème métaphysique ; il n'y a là qu'un moyen empirique de vivre la vie d'une façon honnête et à peu près tranquille ; mais n'est-ce donc rien que de se donner une bonne santé morale et physique, et d'échapper au danger du rêve, en résolvant par le travail la question du plus de bonheur possible sur cette terre ?
 
<p>Je me suis toujours méfié de la chimère, je l'avoue. Rien n'est moins sain pour l'homme et pour les peuples que l'illusion : elle supprime l'effort, elle aveugle, elle est la vanité des faibles. Rester dans la légende, s'abuser sur toutes les réalités, croire qu'il suffît de rêver la force pour être fort, nous avons bien vu où cela mène, à quels affreux désastres. On dit aux peuples de regarder en haut, de croire à une puissance supérieure, de s'exalter dans l'idéal. Non, non ! c'est là un langage qui parfois me semble impie. Le seul peuple fort est le peuple qui travaille, et le travail seul donne le courage et la foi. Pour vaincre, il est nécessaire que les arsenaux soient pleins, qu'on ait l'armement le plus solide et le plus perfectionné, que l'armée soit instruite, confiante en ses chefs et en elle-même. Tout cela s'acquiert, il n'y faut que du vouloir et de la méthode. Le prochain siècle, l'avenir illimité est au travail, qu'on en soit bien convaincu. Et ne voit-on pas déjà, dans le socialisme montant, s'ébaucher la loi sociale de demain, cette loi du travail pour tous, du travail libérateur et pacificateur !
 
<p>Jeunesse, ô jeunesse, mettez-vous donc à la besogne ! Que chacun de vous accepte sa tâche, une tâche qui doit emplir la vie. Elle peut être très humble, elle n'en sera pas moins utile. N'importe laquelle, pourvu qu'elle soit et qu'elle vous tienne debout I Quand vous l'aurez réglée, sans surmenage, simplement la quantité qu'il vous sera permis de donner chaque jour, elle vous fera vivre en santé et en joie, elle vous délivrera du tourment de l'infini. Quelle saine et grande société cela ferait, une société dont chaque membre apporte- rait sa part logique de travail ! Un homme qui travaille est toujours bon. Aussi suis-je convaincu que Tunique foi qui peut nous sauver est de croire à l'efficacité de l'effort accompli. Certes, il est beau de rêver d'éternité. Mais il suffit à l'honnête homme d'avoir passé, en faisant son œuvre.
 
<p>EMILE ZOLA</p></ref>l'autre une lettre de M. A. Dumas au rédacteur en chef du ''Gaulois''.<ref>Le MYSTICISME à l'ÉCOLE, ''LETTRE de M. ALEXANDRE DUMAS au directeur du Gaulois'' :
 
<p>Cher monsieur,
 
<p>Vous me demandez mon opinion sur les aspirations qui paraissent se produire parmi les jeunes gens des Écoles et sur les polémiques qui ont précédé et suivi les incidents de la Sorbonne. Je voudrais bien ne plus donner mon opinion sur quoi que ce soit, ayant bientôt reconnu que cela ne sert de rien. Les gens qui étaient de notre avis avant continuent à en être pendant quelque temps encore; ceux qui étaient d'un avis contraire s'y obstinent de plus en plus. Mieux vaudrait ne jamais discuter. Les opinions sont comme les clous, a dit un moraliste de mes amis, plus on tape dessus plus on les enfonce.
 
<p>Ce n'est pas que je n'aie mon opinion sur ce qu'on appelle les grandes questions de ce monde et sur les diverses formes dont l'esprit de l'homme revêt momentanément les choses dont elles traitent; cette opinion est même si correcte, si absolue, que je préfère la réserver pour ma direction personnelle, n'ayant l'ambition ni de rien créer ni de rien détruire. C'est à ces grosses questions politiques, sociales, philosophiques, religieuses, qu'il me faudrait remonter, et cela nous mènerait trop loin, si je vous suivais dans l'étude que vous projetez des petits phénomènes extérieurs qu'elles viennent de susciter et qu'elles suscitent, à chaque génération nouvelle. Chaque génération nouvelle arrive, en effet, avec des idées et des passions, vieilles comme la vie, qu'elle croit que personne n'a eues avant elle, parce qu''elle se trouve, pour la première fois, sous leur influence, et elle est convaincue qu'elle va changer la face de tout.
 
<p>Ce grand problème des causes et des fins que l'humanité essaie de résoudre depuis des milliers d'année et qu'elle mettra des milliers de siècles peut-être à résoudre, si elle le résout jamais, ce que je crois devoir être, des enfants de vingt ans déclarent qu'ils en ont la solution irréfutable dans leurs. cervelles toutes neuves. Et, comme premier argument, à la première discussion, les voilà qui tapent sur ceux qui ne sont pas de leur avis. Doit-on en conclure qu'il y a là un signe du retour de toute une société vers l'idéal religieux, provisoirement obscurci et délaissé? Ou n'est-ce, chez tous ces jeunes apôtres, qu'une question purement physiologique, question de chaleur de sang et de vigueur de muscles, chaleur et vigueur qui jetaient la jeunesse d'il y a vingt ans dans le mouvement contraire? Je penche pour cette dernière supposition.
 
<p>Bien fou qui verrait dans les manifestations d'un âge exubérant la preuve d'une évolution définitive ou même durable. Il n'y a là qu'un accès de fièvre de croissance. De quelque nature que soient les idées pour lesquelles les jeunes gens se donnent des coups de poing, on peut parier qu'ils les les combattront un jour s'ils les retrouvent dans leurs enfants. L'âge et l'expérience seront venus.
 
<p>Nombre de ces combattants et de ces adversaires de l'heure présente se rencontreront, tôt ou tard, dans les chemins de traverse de la vie, quelque peu fatigués, quelque peu déçus par la lutte avec les réalités, et ils regagneront ensemble la grande route, la main dans la main, en reconnaissant mélancoliquement que, malgré leurs convictions d'autrefois, la terre est toujours ronde, qu'elle tourne toujours dans le même sens et que les mêmes horizons recommencent toujours sous un ciel toujours infini et fermé. Après avoir bien disputé, après s'être bien battus, ceux-ci au nom de la foi, ceux-là au nom de la science, tant pour prouver qu'il y a un Dieu que pour prouver qu'il n'y en a pas, deux propositions au sujet desquelles on pourra se battre éternellement si l'on ne compte désarmer que quand on en aura fait la preuve, ils constateront finalement qu'ils n'en savent pas plus là-dessus les uns que les autres, mais que ce dont ils sont sûrs, c'est qu'en définitive l'homme a autant besoin d'espérer, si ce n'est plus, que de savoir, qu'il souffre abominablement de l'incertitude où il est sur les choses qui l'intéressent le plus, qu'il est perpétuellement en quête d'un état meilleur que son état présent, et qu'il faut le laisser chercher, en toute liberté, surtout dans le domaine philosophique, ce moyen d'être plus heureux.
 
<p>Il a sous les yeux le spectacle d'un univers qui était avant lui, qui demeurera après lui, qu'il sent, qu'il sait être éternel et à l'éternité duquel il voudrait être mêlé. Du moment où il a été appelé à la vie, il demande sa part de celte vie éternelle qui l'entoure, l'exalte, le raille et le détruit. Puisqu'il a commencé, il ne veut pas finir. Il appelle à grands cris, il implore à voix basse la certitude qui se dérobe toujours, heureusement, car elle serait l'immobilité et la mort, le moteur le plus puissant de l'énergie humaine étant rinconnu. Comme il ne peut se fixer dans la certitude, il va et vient dans l'idéal vague, et quelques écarts qu'il fasse dans le scepticisme et la négation, par orgueil, par curiosité, par colère, par mode, il retourne toujours à l'espérance dont il ne peut décidément passe passer. Querelles d'amoureux.
 
<p>Il y a donc quelquefois obscuration, il n'y a jamais oblitération complète de l'idéal humain. Il passe dessus des buées philosophiques comme des nuées sur la lune, mais l'astre blanc poursuit toujours sa route où il reparaît, tout à coup, intact et lumineux. Cet irrésistible besoin d'idéal, chez l'homme, explique qu'il se soit jeté avec confiance, avec ravissement, sans contrôle rationnel dans les différentes formules religieuses qui, tout en lui promettant l'infini, le lui présentaient, conforme à sa nature, en même temps qu'elles l'enfermaient dans des limites toujours nécessaires, même à l'idéal.
 
<p>Mais voilà que, depuis des siècles déjà, à chaque nouvelle étape, des hommes nouveaux sortent de l'ombre, de plus en plus nombreux, depuis cent ans surtout, qui, au nom de la raison, de la science, de l'observation, contestent les vérités, les déclarent relatives, et veulent détruire les formules qui les contiennent.
 
<p>Qui a raison dans ce débat? Tout le monde tant qu'on cherche, personne dès qu'on menace. Entre la vérité qui est le but et le libre examen qui est de droit, la force n'a rien à faire malgré des exemples fameux. Elle recule ce but, voilà tout. Elle n'est pas seulement inique, elle est inutile, le pire défaut en matière de civilisation. Jamais un coup de poing, si bien appliqué qu'il soit, ne prouvera l'existence ou la non existence de Dieu.
 
<p>Pour conclure, ou plutôt pour finir, la Puissance, quelle qu'elle soit, qui a créé le monde, lequel ne me parait définitivement pas s'être créé lui-même, s'étant jusqu'à nouvel ordre, réservé à elle seule, tout en nous prenant pour instruments, le privilège de savoir pourquoi elle nous a faits et où elle nous mène; cette Puissance, malgré toutes les intentions qu'on lui a prêtées et toutes les sommations qu'on lui a faites, paraissant de plus en plus résolue à garder son secret, je crois, si je puis dire ici tout ce que je pense, que l'Humanité commence à renoncer à pénétrer ce mystère éternel. Elle est allée aux religions, qui ne lui ont rien prouvé, puisqu'elles étaient diverses; elle est allée aux philosophies, qui ne lui en ont pas démontré davantage, puisqu'elles étaient contradictoires ; elle va essayer, maintenant, de se tirer d'affaire toute seule, avec son simple instinct et son simple bon sens, et, puisqu'elle est sur la terre sans savoir pourquoi ni comment, elle va tâcher d'être aussi heureuse que possible, par les seuls moyens que la terre lui fournit.
 
<p>Dernièrement Zola, dans un remarquable discours aux étudiants, leur a conseillé, comme remède et même comme panacée à toutes les difficultés de la vie, le travail. ''Labor improbus omniavincit''. Le remède est connu ; il n'en reste pas moins bon, mais il n'est pas, il n'a jamais été, il ne sera jamais suffisant. Qu'il travaille de ses membres ou de son intelligence l'homme ne saurait avoir pour unique souci de gagner son pain, de faire sa fortune, de devenir célèbre. Ceux qui se réduisent à ces seuls desseins sentent, alors même qu'ils les ont réalisés, qu'il leur manque encore quelque chose : c'est que, quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise et quoi qu'on lui dise, l'homme n'a pas seulement un corps à nourrir, une intelligence à cultiver et à développer, il a, décidément, une âme à satisfaire. Cette âme, elle aussi, est en travail incessant, en évolution continue vers la lumière et la vérité. Tant qu'elle n'aura pas reçu toute la lumière et conquis toute la vérité, elle tourmentera l'homme.
 
<p>Eh bien ! elle ne l'a jamais autant harcelé, elle ne lui a jamais autant imposé son empire qu'aujourd'hui. Elle est pour ainsi dire répandue dans la masse de l'air que tout le monde respire. Les quelques âmes individuelles qui avaient eu isolément la volonté de la régénération sociale, se sont peu à peu cherchées, appelées, rapprochées, réunies, comprises, et elles ont formé un groupe, un centre d'attraction, vers lequel volent maintenant les autres âmes, des quatre points du globe, comme font les alouettes vers le miroir; elles ont, de la sorte, constitué, pour ainsi dire, une âme collective, afin que le» hommes réalisent désormais, en commun, consciemment et irrésistiblement, l'union prochaine et le progrès régulier des nations récemment encore hostiles les unes aux autres. Cette âme nouvelle, je la retrouve et la reconnais dans les faits qui semblent le plus propres à la nier.
 
<p>Ces armements de tous les peuples, ces menaces que leurs représentants s'adressent, ces reprises de persécutions de races, ces inimitiés entre compatriotes et jusqu'à ces gamineries de la Sorbonne, sont des exemples de mauvais aspect mais non demauvais augure. Ce sont les dernières convulsions de ce qui va disparaître. Le corps social procède comme le corps humain. La maladie n'y est que l'effort violent de l'organisme pour se débarrasser d'un élément morbide et nuisible.
 
<p>Ceux qui ont profité et qui comptaient profiter longtemps encore, toujours, des errements du passé, s'unissent donc pour qu'il n'y soit rien modifié. De là ces armements, ces menaces, ces persécutions-, mais si vous regardez attentivement, vous verrez que tout cela est purement extérieur. C'est colossal et vide. L'âme n'y est plus ; elle a passé autre part ; ces millions d'hommes armés, qui font l'exercice tous les jours en vue d'une guerre d'extermination générale, ne haïssent pas ceux qu'ils doivent combattre, et aucun de leurs chefs n'ose déclarer cette guerre. Quant aux revendications, même comminatoires, qui partent de ceux qui souffrent en bas, une grande et sincère pitié, qui les reconnaît enfin légitimes, commence à répondre d'en haut.
 
<p>L'entente est inévitable, dans un temps donné, plus proche qu'on ne le suppose. Je ne sais pas si c'est parce que je vais bientôt quitter la terre, et si les lueurs d'au- dessous de l'horizon qui m'éclairent déjà me troublent la vue, mais je crois que notre monde va entrer dans la réalisation des paroles : « Aimez-vous les uns les autres, sans se préoccuper, d'ailleurs, si c'est un homme ou un Dieu qui les a dites.
 
<p>Le mouvement spiritualiste qu'on signale de toutes parts, et que tant d'ambitieux ou de naïfs croient pouvoir diriger, va être absolument humanitaire. Les hommes, qui ne font rien avec modération, vont être pris de la folie, de la fureur de s'aimer. Ca n'ira pas tout seul tout de suite, évidemment ; il y aura quelques malentendus, sanglants peut-être, tant nous avons été dressés et habitués à nous haïr, quelquefois par ceux-là mêmes qui avaient reçu mission de nous apprendre à nous aimer ; mais, comme il est évident que cette grande loi de fraternité doit s'accomplir un jour, je suis convaincu que les temps commencent où nous allons irrésistiblement vouloir que cela soit.
 
<p>A. DUMAS
 
<p>1er juin 1893.</p></ref>
 
Ces documents sont en effet d'un profond intérêt pour moi, tant à cause de leur opportunité et de la renommée de leurs auteurs que de ce qu'il serait difficile de trouver dans la littérature actuelle, sous une forme plus succincte, plus énergique et plus éclatante, l'expression des deux forces fondamentales qui composent la résultante suivant laquelle se meut l'humanité ; l'une, la force de la routine, qui tâche de retenir l'humanité dans la voie qu'elle suit ; l'autre, celle de la raison et de l'amour, qui la pousse vers la lumière.
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Mais la recommandation de M. Zola ne concerne peut-être que les gens dont les travaux sont inspirés par la science ? La plus grande partie du discours de M. Zola est en effet destinée à la réhabilitation de la science, qu'il suppose attaquée. Eh bien ! je reçois continuellement, de divers auteurs qui ne trouvent point d'appréciateurs, des brochures, opuscules, livres imprimés et manuscrits, produits de leur travail scientifique.
 
L'un a résolu définitivement, dit-il, la question de la gnocéologie<ref>Orthographe ancienne ou erreur; « gnocéologie,» ou « gnoséologie »; « théorie de la connaissance. » (4Petit Robert).</ref> chrétienne, un autre a écrit un livre sur l'éther cosmique, un troisième a résolu la question sociale, un quatrième la question d'Orient, un cinquième rédige une Revue théosophique, un sixième, en un gros volume, a résolu le problème du cavalier dans le jeu d'échecs.
 
Tous ces gens travaillent assidûment et au nom de la science, mais je crois ne pas me tromper en disant que le temps et le travail de mes correspondants ont été employés d'une manière non seulement inutile, mais encore nuisible, car ils ne travaillent pas seuls, car des milliers de gens sont occupés à fabriquer le papier, les caractères et les machines nécessaires à l'impression de leurs ouvrages, et à nourrir, vêtir et entretenir tous ces travailleurs de la science.
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C'est une opinion généralement admise, que la religion et la science sont opposées l'une à l'autre. Elles le sont en effet, mais seulement par rapport au temps, c'est-à-dire que ce qui était considéré par les contemporains comme science, devient très souvent religion pour leurs descendants. Ce qu'on désigne ordinairement par le nom de religion est le plus souvent la science du passé, tandis que ce qu'on appelle science est en grande partie la religion du présent.
 
Nous disons que l'affirmation des Hébreux que le monde a été créé en six jours, que les fils seront punis pour les péchés de leurs pères, que certaines maladies peuvent être guéries par la vue d'un serpent, sont les données de la religion; tandis que nous appelons données de la science les affirmations de nos contemporains que le monde s'est créé de lui-même en tournant autour d'un centre qui est partout, que toutes les espèces proviennent de la lutte pour l'existence, que les criminels sont les produits de l'hérédité, qu'il existe des microorganismes en forme de virgules qui provoquent certaines maladies. Il est facile de voir, en se transportant en imagination dans l'état d'esprit d'un ancien Hébreu, que pour lui la création du monde en six jours, le serpent guérissant les maladies, etc., étaient des données de la science à son plus haut degré de développement tout, comme, pour un homme de notre temps, la loi de Darwin, les virgules de Koch<ref>Les (5)scientifiques disent aujourd'hui "bacille" plutôt que « virgule » de Koch, - agent pathogène de la tuberculose.</ref>, l'hérédité, etc.
 
Et de même que l'Hébreu croyait non pas précisément à la création du monde en six jours, au serpent guérissant certaines maladies, etc., mais à l'infaillibilité de ses prêtres et, par cela même, à toutes leurs affirmations, de même la grande majorité des gens civilisés de notre temps croient non pas à la formation des mondes par la rotation, ni à l'hérédité, ni aux virgules, mais à l'infaillibilité de leurs prêtres laïques qu'on appelle savants et qui affirment avec le même aplomb que les prêtres hébreux tout ce qu'ils prétendent savoir.
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Le travail, pas plus que la nutrition, ne peut être une vertu ; le travail est un besoin dont la privation est une souffrance, et l'élever au rang de mérite est aussi monstrueux que d'en faire autant pour la nutrition. La seule explication de cette étrange valeur attribuée au travail dans notre société est que nos ancêtres ont érigé l'oisiveté en attribut de noblesse, presque de mérite, et que les gens de notre temps ne se sont pas encore complètement libérés de ce préjugé.
 
Le travail, l'exercice de nos organes, ne sauraient être un mérite, parce qu'il est toujours une nécessité pour chaque homme ainsi que pour chaque animal, comme le certifient également les galopades d'un veau attaché à une corde et, parmi nous, les exercices stupides auxquels s'adonnent les gens riches et bien nourris, de notre monde, qui ne trouvent pas d'emploi plus raisonnable et plus utile de leurs facultés mentales que la lecture des journaux et des romans, et le jeu des échecs et des cartes, et de leurs facultés musculaires que la gymnastique, l'escrime, le lawn-tennis<ref>« (6)lawn-tennis » : tennis sur gazon. </ref>, les courses.
 
A mon avis, non seulement le travail n'est pas une vertu, mais dans notre société, défectueusement organisée, il est plus souvent un agent d'anesthésie morale, comme le tabac, le vin et autres moyens de s'étourdir et se cacher le désordre et le vide de l'existence; et c'est précisément sous ce jour que M. Zola recommande le travail à la jeunesse.
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== IV. La vraie réalité, l'idéal que nous connaissons avec certitude, peut seul nous guider; les exigences de la raison et du cœur. ==
 
Dès sa première prédication Jésus ne disait pas aux hommes : aimez-vous les uns les autres (il enseigna l'amour plus tard à ses disciples), mais il disait ce que prêchait avant lui Jean-Baptiste, le repentir, le [''metavoia'']<ref>Terme (7)en grec dans le texte.</ref>, c'est-à-dire le changement de la conception de la vie. [''Metavoette''] (7), changez votre conception de la vie ou bien vous périrez tous, disait-il. Le sens de votre vie ne peut pas consister dans la poursuite de votre bien-être personnel ou de celui de votre famille ou de votre nation, parce que ce bonheur ne peut être atteint qu'au détriment de celui de votre prochain. Comprenez bien que le sens de votre vie ne peut consister que dans l'accomplissement de la volonté de celui qui vous a envoyé dans cette vie et qui exige de vous non pas la poursuite de vos intérêts personnels, mais l'accomplissement de son but, à lui : l'établissement du royaume des cieux, comme le disait Jésus.
 
[''Metavoette''] (7), changez de manière de concevoir la vie ou bien vous périrez tous, disait-il, il y a 1800 ans ; et il ne cesse de le faire à présent par toutes les contradictions et tous les maux de notre temps, qui proviennent tous de ce que les hommes ne l'ont pas écouté et n'ont pas accepté la conception de la vie qu'il leur proposait. [''Metavoette''] (7), disait-il, ou bien vous périrez tous. Et l'alternative est la même. La seule différence est qu'elle est plus pressante de nos jours. S'il était possible, il y a 2000 ans, du temps de l'Empire Romain, même du temps de Charles-Quint, même avant la Révolution et les guerres napoléoniennes, de ne pas voir la vanité, je dirai même l'absurdité des tentatives faites pour acquérir le bonheur personnel, de la famille, de la nation ou de l'État, par la lutte contre tous ceux qui recherchent le même bonheur personnel de la famille ou de l'État, cette illusion est devenue parfaitement impossible de notre temps pour chaque homme qui s'arrêterait, ne fût-ce que pour un instant, dans sa besogne et réfléchirait à ce qu'il est, à ce qu'est le monde autour de lui et à ce qu'il devrait être. De sorte que si j'étais appelé à donner un conseil unique, celui que je jugerais le plus utile aux hommes de notre siècle, je ne leur dirais qu'une chose : au nom de Dieu, arrêtez-vous pour un instant, cessez de travailler, regardez autour de vous, pensez à ce que vous êtes, à ce que vous devriez être, pensez à l'idéal.
 
M. Zola dit que les peuples ne doivent pas regarder en haut, ni croire à une puissance supérieure, ni s'exalter dans l'idéal. Probablement M. Zola sous-entend sous le mot idéal ou bien le surnaturel, c'est-à-dire le fatras théologique de la Trinité, de l'Église, du Pape, etc., ou bien l'inexpliqué, comme il le dit, les forces du vaste monde dans lequel nous baignons. Et dans ce cas les hommes feront bien de suivre le conseil de M. Zola. Mais c'est que l'idéal n'est ni le surnaturel, ni l'inexpliqué.
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Et n'est-il pas plus probable que, n'étant pas venu au monde spontanément, mais d'après la volonté de celui qui m'y a envoyé, ma raison et mon désir d'aimer et d'être aimé ne m'ont été donnés que pour me guider dans l'accomplissement de cette volonté ?
 
Une fois cette [metavoia]<ref>Définit (8)par Tolstoï à la première mention du terme dans le texte comme « le repentir » ou « le changement de la conception de la vie ».</ref> accomplie dans la pensée de l'homme, la conception de la vie païenne et égoïste remplacée par la conception chrétienne, l'amour du prochain deviendrait plus naturel que ne le sont à présent la lutte et l'égoïsme. Et une fois l'amour du prochain devenu naturel à l'homme, les nouvelles conditions de la vie chrétienne se formeraient spontanément, tout comme, dans un liquide saturé de sel, les cristaux se forment dès qu'on cesse de le remuer.
 
Et pour que cela se produise et que les hommes s'organisent conformément à leur conscience, il ne leur faut aucun effort positif; ils n'ont au contraire qu'à s'arrêter dans les efforts qu'ils font. Si les hommes employaient seulement la centième partie de l'énergie qu'ils dépensent dans leurs occupations matérielles, contraires à toute leur conscience, à éclairer autant que possible les données de cette conscience, à les exprimer aussi clairement que possible, à les populariser et surtout à les pratiquer beaucoup plus tôt et plus facilement que nous ne le pensons s'accomplirait au milieu de nous ce changement que prédit M. Dumas, et qu'ont prédit tous les prophètes, et les hommes acquerraient le bien que leur promettait Jésus par sa bonne nouvelle : « Recherchez le royaume des cieux et tout le reste vous sera accordé par surcroît. »
 
9 août 1893.
 
 
 
'''NOTES'''
 
1. « L'article sur Zola et Dumas (''le Non-agir'') m'a été envoyé par Tolstoï expressément pour l'édition française, écrit en français avec de notables changements sur le texte russe paru précédemment. Je le donne tel quel. » (Préface de E. Halpérine-Kaminsky). - Les titres de chapitres ne sont pas de Tolstoï; ils ont été rajoutés spécifiquement pour faciliter la lecture dans cette présentation web.
 
2. A LA JEUNESSE; ''Discours prononcé par M. Emile Zola au banquet de l'Association générale des Étudiants'' (mai 1893) :
 
Messieurs,
 
C'est un très grand honneur et un très grand plaisir que vous m'avez faits, en me choisissant pour présider ce banquet annuel. La jeunesse! il n'est pas de compagnie meilleure ni plus charmante, il n'est pas surtout d'auditoire plus sympathique et devant lequel le cœur s'ouvre plus largement, dans le désir d'être aimé et entendu.
 
Voici, hélas ! que j'arrive à un âge où le regret de n'être plus jeune commence, où l'on se préoccupe de la poussée des jeunes hommes qu'on sent monter derrière soi. Ce sont eux qui vont nous juger et nous continuer. J'écoute en eux naître l'avenir, et je me demande parfois, avec une certaine anxiété, ce qu'ils rejetteront de nous et ce qu'ils en garderont, ce que deviendra notre œuvre entre leurs mains, car elle ne peut être définitivement que par eux, elle n'existera que s'ils l'acceptent pour l'élargir encore et l'achever. Et c'est pourquoi je suis avec passion le mouvement des idées dans la jeunesse contemporaine, lisant les journaux et les revues d'avant-garde, tâchant d'être au courant de l'esprit nouveau qui anime nos Écoles, m'efforçant en vain de savoir où vous allez tous, vous l'intelligence et la volonté de demain.
 
Certes, messieurs, il y a là de l'égoïsme, je ne le cacherai pas. Je suis un peu comme l'ouvrier qui termine la maison où il compte abriter ses vieux jours, et qui s'inquiète du temps qu'il fera désormais. La pluie va- t-elle lui endommager ses murs? Si le vent souffle du Nord, ne lui arrachera-t-il pas son toit? Et, surtout, a-t-il construit assez solidement pour résister à la tempête, n'a-t-il épargné ni les matériaux résistants ni les heures de rude besogne? Ce n'est pas que je pense les œuvres éternelles et décisives. Les plus grands doivent se résigner à l'idée de n'être qu'un moment dans le perpétuel devenir de l'esprit humain. Cela serait déjà si beau d'avoir été, pendant une heure, le porte-parole d'une génération ! Et puisqu'on ne fixe pas une littérature, puisque tout évolue sans cesse et que tout recommence, il faut bien s'attendre à voir naître et grandir les cadets qui vous remplaceront, qui effaceront peut-être jusqu'à votre souvenir. Je ne dis point que le vieux combattant qui est en moi n'a pas, par instants, des envies de résistance, lorsqu'il croit sentir son œuvre attaquée. Mais, en vérité, devant le prochain siècle qui se lève, j'ai encore plus de curiosité que de révolte, plus d'ardente sympathie que d'inquiétude personnelle, et que je périsse donc, et que toute ma génération périsse avec moi, si réellement nous ne sommes bons qu'à combler le fossé, pour aider ceux qui nous suivent à marcher vers la lumière.
 
Messieurs, j'entends dire couramment que le positivisme agonise, que le naturalisme est mort, que la science est entrain de faire faillite, au point de vue de la paix morale et du bonheur humain qu'elle aurait promis. Vous pensez bien que je n'entends pas résoudre ici les graves problèmes que ces questions soulèvent. Je ne suis qu'un ignorant, je n'ai aucune autorité pour parler au nom de la science et de la philosophie. Je suis, si vous le voulez bien, un simple romancier, un écrivain qui a deviné un peu parfois, et dont la compétence n'est faite que d'avoir beaucoup regardé et beaucoup travaillé. Et c'est uniquement à titre de témoin que je vais me permettre de vous dire ce qu'a été, ce que, du moins, a voulu être ma génération, les hommes qui ont aujourd'hui cinquante ans, et dont votre génération, à vous, fera bientôt des ancêtres.
 
J'étais très frappé, ces jours derniers, à l'ouverture du Salon du Champ-de-Mars, par l'aspect particulier des salles. On prétend que ce sont toujours les mêmes tableaux. C'est une erreur ; l'évolution est lente, mais quelle stupeur, si l'on pouvait évoquer les Salons d'autrefois! Pour ma part, je me souviens très bien des dernières expositions académiques et romantiques, vers 1863 : le plein air n'avait pas triomphé, la note générale était une note de bitume, un encrassement des toiles, les tons cuits, les demi-ténèbres de l'atelier. Puis, une quinzaine d'années plus tard, après l'influence victorieuse et si discutée de Manet, je me souviens des expositions nouvelles, où éclatait la note claire du plein soleil : c'était comme un envahissement de la lumière, un souci du vrai qui faisait de chaque cadre une fenêtre grande ouverte sur la nature, baignée de clarté. Et, hier, après quinze années encore, j'ai pu constater, parmi cette limpidité fraîche des œuvres, qu'une sorte de brouillard mystique se levait : il y a bien toujours là le souci de la peinture claire, mais la réalité se déforme, les figures s'allongent, le besoin du caractère et du nouveau emporte l'artiste dans l'au-delà du rêve.
 
Si j'ai voulu fixer ces trois étapes de la peinture contemporaine, c'est qu'elles me semblent résumer le mouvement de nos idées dans une image saisissante. Ma génération, en effet, après d'illustres aînés dont nous n'avons été que les continuateurs, s'est efforcée d'ouvrir largement les fenêtres sur la nature, de tout voir, de tout dire. En elle, même chez les plus inconscients, aboutissait le long effort de la philosophie positive et des sciences d'analyse et d'expérience. Nous n'avons juré que par la science, qui nous enveloppait de toutes parts ; nous avons vécu d'elle, en respirant l'air de l'époque. A cette heure, je puis même confesser que, personnellement, j'ai été un sectaire, en essayant de transporter dans le domaine des lettres la rigide méthode du savant. Mais qui donc, dans la lutte, ne va pas plus loin que l'utile, et qui se borne à vaincre, sans compromettre sa victoire? Je ne regrette rien d'ailleurs, je continue à croire en la passion qui veut et qui agit. Puis, quel enthousiasme et quel espoir étaient les nôtres! Tout savoir, tout pouvoir, tout conquérir! Refaire par la vérité une humanité plus haute et plus heureuse !
 
Et c'est ici, messieurs, que vous autres, la jeunesse, vous entrez en scène. Je dis la jeunesse, ce qui est vague, lointain et profond comme la mer; car où est-elle, la jeunesse? Que sera-t-elle réellement? Qui a mission de parler en son nom? Il faut bien que je m'en tienne aux idées qu'on lui prête, et si ces idées n'étaient point celles de beaucoup d'entre vous, je leur en demande pardon à l'avance, je les renvoie à ceux qui nous auraient trompés par des renseignements douteux, plus conformes sans doute à leur désir qu'à la réalité des choses.
 
Donc, messieurs, on nous affirme que votre génération rompt avec la nôtre. Vous ne mettriez plus dans la science tout votre espoir ; vous auriez reconnu, à tout bâtir sur elle, un tel danger social et moral, que vous seriez résolus à vous rejeter dans le passé, pour vous refaire, avec les débris des croyances mortes, une croyance vivante. Certes, il n'est pas question d'un divorce complet avec la science, il est entendu que vous acceptez les conquêtes nouvelles et que vous êtes décidés à les élargir. On veut bien que vous teniez compte des vérités prouvées, on tâche même de les accommoder aux anciens dogmes. Mais, au fond, la science est mise à l'écart de la foi, on la repousse en son ancien rang, un simple exercice de l'intelligence, une enquête permise, tant qu'elle ne touche pas au surnaturel de l'au-delà. L'expérience, dit-on, est faite, et la science est incapable de repeupler le ciel qu'elle a vidé, de rendre le bonheur aux âmes dont elle a ravagé la paix naïve. Son temps de triomphe menteur est fini; il faut qu'elle soit modeste, puisqu'elle ne peut pas tout savoir en un coup, tout enrichir et tout guérir. Et, si l'on n'ose dire encore à la jeunesse intelligente de jeter ses livres et de déserter ses maîtres, il est pourtant déjà des saints et des prophètes qui vont par le monde en exaltant la vertu de l'ignorance, la sérénité des simples, le besoin pour l'humanité trop savante et vieillie d'aller se retremper, au fond du village préhistorique, parmi les aïeux à peine dégagés de la terre, avant toute société et tout savoir.
 
Je ne nie point cette crise que nous traversons, cette lassitude et cette révolte, à la fin de ce siècle, d'un labeur si enfiévré et si colossal, dont l'ambition a été de vouloir tout connaître et tout dire. Il a semblé que la science, qui venait de ruiner le vieux monde, devait le reconstruire promptement, sur le modèle que nous nous faisons de la justice et du bonheur. On a attendu vingt ans, on a attendu cinquante ans, cent ans même. Et puis, quand on a vu que la justice ne régnait pas, que le bonheur n'était pas venu, beaucoup ont cédé à une impatience croissante, se désolant, niant qu'on pût se rendre, par la connaissance, à la cité heureuse. C'est un effet bien connu, il n'y a pas d'action sans réaction, et nous assistons à l'inévitable fatigue des longs voyages : on s'assoit au bord de la route, on désespère d'arriver jamais, en voyant l'interminable plaine, un autre siècle se dérouler encore ; on finit même par douter du chemin parcouru, par regretter de ne s'être pas couché dans un champ, pour y dormir l'éternité sous les étoiles. A quoi bon marcher, si le but doit s'éloigner toujours? A quoi bon savoir, si l'on ne doit pas savoir tout? Autant garder la simplicité pure, la félicité ignorante de l'enfant. Et c'est ainsi que la science, qui aurait promis le bonheur, aboutirait, sous nos yeux, à la faillite.
 
La science a-t-elle promis le bonheur? Je ne le crois pas. Elle a promis la vérité, et la question est de savoir si l'on fera jamais du bonheur avec la vérité. Pour s'en contenter un jour, il faudra sûrement beaucoup de stoïcisme, l'abnégation absolue du moi, une sérénité d'intelligence satisfaite qui semble ne pouvoir se rencontrer que chez une élite. Mais, en attendant, quel cri désespéré monte de l'humanité souffrante! Comment vivre sans mensonge et sans illusion ? S'il n'y a pas, quelque part, un autre monde où règne la justice, où les méchants sont punis et les bons récompensés, comment vivre sans révolte cette abominable vie humaine? La nature est injuste et cruelle, la science paraît aboutir à la loi monstrueuse du plus fort : dès lors, toute morale croule, toute société va au despotisme. Et, dans la réaction qui se produit, dans cette lassitude de trop de science que je signalais, il y a aussi ce recul devant la vérité, mal expliquée encore, d'une féroce apparence, à nos faibles yeux incapables de pénétrer et de saisir toutes les lois. Non, non! qu'on nous ramène au bon sommeil de l'ignorance ! La réalité est une école de perversion, il faut la tuer et la nier, puisqu'elle ne saurait être que la laideur et le crime. Et l'on saute dans le rêve, il n'y a plus que ce salut : échapper à la terre, mettre sa confiance dans l'au-delà, espérer qu'on y trouvera enfin le bonheur, la satisfaction de notre besoin de fraternité et de justice.
 
C'est, aujourd'hui, cet appel désespéré au bonheur que nous entendons. Pour ma part, il m'attendrit infiniment. Et remarquez qu'il monte de tous côtés, comme une voix lamentable, au milieu du retentissement de la science en marche, qui n'arrête ni ses trains, ni ses machines. Assez de vérité, donnez-nous de la chimère ! Nous n'aurons de repos qu'à rêver ce qui n'est pas, qu'à nous perdre dans l'inconnu. Là, seulement, s'épanouissent les fleurs mystiques dont le parfum endormira nos souffrances. Déjà, la musique a répondu, la littérature s'efforce de satisfaire la soif nouvelle, la peinture se convertit à la mode. Je vous parlais de l'exposition du Champ-de-Mars : vous y verrez fleurir toute cette flore de nos anciens vitraux, les vierges élancées et grêles, les apparitions dans des ombres crépusculaires, les personnages raidis et aux gestes cassés des primitifs. C'est la réaction contre le naturalisme, qui est mort et enterré, assure-t-on. En tous cas, le mouvement est indéniable, car il a gagné toutes les manifestations de l'esprit, et il faut en tenir grand compte, pour l'étudier et l'expliquer, si l'on ne veut pas désespérer de demain.
 
Pour moi, messieurs, qui suis un vieux positiviste endurci, il n'y a là qu'un arrêt fatal dans la marche en avant. Encore n'y a-t-il pas arrêt, puisque nos bibliothèques, nos laboratoires, nos amphithéâtres, nos écoles ne sont pas désertés. Ce qui me rassure aussi, c'est que le sol social n'a pas changé, qu'il est toujours le sol démocratique où a poussé le siècle. Pour qu'un nouvel art fleurît, pour qu'une croyance nouvelle changeât la direction de l'humanité, il faudrait à cette croyance un nouveau sol qui lui permît de germer et de grandir, car il n'y a pas de société nouvelle sans un nouveau terrain. La foi ne ressuscite pas, on ne peut faire que des mythologies avec les religions mortes. Aussi le prochain siècle ne sera-t-il que l'affirmation du nôtre, dans cet élan démocratique et scientifique qui nous a emportés et qui continue. Ce que je puis concéder, c'est, en littérature, que nous avions trop fermé l'horizon. J'ai, personnellement, regretté déjà d'avoir été un sectaire, en voulant que l'art s'en tînt aux vérités prouvées. Les nouveaux venus ont rouvert l'horizon, en reconquérant l'inconnu, le mystère, et ils ont bien fait. Entre les vérités acquises par la science, qui dès lors sont inébranlables, et les vérités qu'elle arrachera demain à l'inconnu, pour les fixer à leur tour, il y ajustement une marge indécise, le terrain du doute et de l'enquête, qui me paraît appartenir autant à la littérature qu'à la science. C'est là que nous pouvons aller en pionniers, faisant notre besogne de précurseurs, interprétant selon notre génie l'action des forces ignorées. L'idéal, qu'est-ce donc autre chose que l'inexpliqué, ces forces du vaste monde dans lesquelles nous baignons, sans les connaître ? Et s'il nous est permis d'inventer des solutions expliquant l'inconnu, oserions-nous remettre en question les lois découvertes, pour les imaginer autres, et, par là même, les nier? A mesure que la science avance, il est certain que l'idéal recule, et il me semble que l'unique sens de la vie, l'unique joie qu'on doit mettre à la vivre, est dans cette conquête lente, même si l'on a la mélancolique certitude qu'on ne saura jamais tout.
 
A l'heure trouble que nous traversons, messieurs, dans notre époque si rassasiée et si tâtonnante, il s'est donc levé des pasteurs d'âmes qui s'inquiètent et qui proposent ardemment une foi à la jeunesse. L'offre est généreuse, mais le malheur est que, selon le prophète, cette foi change et s'altère. Il en est de plusieurs sortes, aucune ne me paraît ni bien claire ni bien arrêtée. On vous conjure de croire, sans vous dire nettement à quoi. Peut-être ne le peut-on pas, peut-être aussi ne l'ose-t-on pas. Vous croirez pour le bonheur de croire, vous croirez surtout pour apprendre à croire. Le conseil n'est pas mauvais en soi : c'est un grand bonheur certainement que de se reposer dans la certitude d'une foi, n'importe laquelle ; et le pis est qu'on n'est pas maître de la grâce et qu'elle souffle où elle veut.
 
Je vais donc finir en vous proposant, moi aussi, une foi, en vous suppliant d'avoir la foi au travail. Travaillez, jeunes gens ! Je sais tout ce qu'un tel conseil semble avoir de banal ; il n'est pas de distribution de prix où il ne tombe, parmi l'indifférence des élèves. Mais je vous demande d'y réfléchir, et je me permets, moi qui n'ai été qu'un travailleur, de vous dire tout le bienfait que j'ai retiré de la longue besogne dont l'effort a empli ma vie entière. J'ai eu de rudes débuts, j'ai connu la misère et la désespérance. Plus tard, j'ai vécu dans la lutte, j'y vis encore, discuté, nié, abreuvé d'outrages. Eh bien ! je n'ai eu qu'une foi, qu'une force, le travail. Ce qui m'a soutenu, c'est l'immense labeur que je m'étais imposé. En face de moi, j'avais toujours le but, là-bas, vers lequel je marchais, et cela suffisait à me remettre debout, à me donner le courage de marcher quand même, lorsque la vie mauvaise m'avait abattu. Le travail dont je vous parle, c'est le travail réglé, la tâche quotidienne, le devoir qu'on s'est fait d'avancer d'un pas chaque jour dans son œuvre. Que de fois, le matin, je me suis assis à ma table, la tête perdue, la bouche amère, torturé par quelque grande douleur physique ou morale ! Et, chaque fois, malgré la révolte de ma souffrance, après les premières minutes d'agonie, ma tâche m'a été un soulagement et un réconfort. Toujours je suis sorti consolé de ma besogne quotidienne, le cœur brisé peut-être, mais debout encore, et pouvant vivre jusqu'au lendemain.
 
Le travail ! messieurs, mais songez donc qu'il est l'unique loi du monde, le régulateur qui mène la matière organisée à sa fin inconnue ! La vie n'a pas d'autre sens, pas d'autre raison d'être ; nous n'apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et disparaître. On ne peut définir la vie autrement que par ce mouvement communiqué qu'elle reçoit et qu'elle lègue, et qui n'est en somme que du travail, pour la grande œuvre finale, au fond des âges. Et, alors, pourquoi ne serions-nous pas modestes, pourquoi n'accepterions-nous pas la tache individuelle que chacun de nous vient remplir, sans nous révolter, sans céder à l'orgueil du moi, qui se fait centre et ne veut pas rentrer dans le rang?
 
Dès qu'on l'a acceptée, cette tâche, et dès qu'on s'en acquitte, il me semble que le calme doit se produire chez les plus torturés. Je sais qu'il est des esprits que l'infini tourmente, qui souffrent du mystère, et c'est à ceux-là que je m'adresse fraternellement, en leur conseillant d'occuper leur existence de quelque labeur énorme, dont il serait bon même qu'ils ne vissent pas le bout. C'est le balancier qui leur permettra de marcher droit, c'est la distraction de toutes les heures, le grain jeté à l'intelligence pour qu'elle le broie et en fasse le pain quotidien, dans la satisfaction du devoir accompli. Sans doute, cela ne résout aucun problème métaphysique ; il n'y a là qu'un moyen empirique de vivre la vie d'une façon honnête et à peu près tranquille ; mais n'est-ce donc rien que de se donner une bonne santé morale et physique, et d'échapper au danger du rêve, en résolvant par le travail la question du plus de bonheur possible sur cette terre ?
 
Je me suis toujours méfié de la chimère, je l'avoue. Rien n'est moins sain pour l'homme et pour les peuples que l'illusion : elle supprime l'effort, elle aveugle, elle est la vanité des faibles. Rester dans la légende, s'abuser sur toutes les réalités, croire qu'il suffît de rêver la force pour être fort, nous avons bien vu où cela mène, à quels affreux désastres. On dit aux peuples de regarder en haut, de croire à une puissance supérieure, de s'exalter dans l'idéal. Non, non ! c'est là un langage qui parfois me semble impie. Le seul peuple fort est le peuple qui travaille, et le travail seul donne le courage et la foi. Pour vaincre, il est nécessaire que les arsenaux soient pleins, qu'on ait l'armement le plus solide et le plus perfectionné, que l'armée soit instruite, confiante en ses chefs et en elle-même. Tout cela s'acquiert, il n'y faut que du vouloir et de la méthode. Le prochain siècle, l'avenir illimité est au travail, qu'on en soit bien convaincu. Et ne voit-on pas déjà, dans le socialisme montant, s'ébaucher la loi sociale de demain, cette loi du travail pour tous, du travail libérateur et pacificateur !
 
Jeunesse, ô jeunesse, mettez-vous donc à la besogne ! Que chacun de vous accepte sa tâche, une tâche qui doit emplir la vie. Elle peut être très humble, elle n'en sera pas moins utile. N'importe laquelle, pourvu qu'elle soit et qu'elle vous tienne debout I Quand vous l'aurez réglée, sans surmenage, simplement la quantité qu'il vous sera permis de donner chaque jour, elle vous fera vivre en santé et en joie, elle vous délivrera du tourment de l'infini. Quelle saine et grande société cela ferait, une société dont chaque membre apporte- rait sa part logique de travail ! Un homme qui travaille est toujours bon. Aussi suis-je convaincu que Tunique foi qui peut nous sauver est de croire à l'efficacité de l'effort accompli. Certes, il est beau de rêver d'éternité. Mais il suffit à l'honnête homme d'avoir passé, en faisant son œuvre.
 
EMILE ZOLA
 
 
3. Le MYSTICISME à l'ÉCOLE, ''LETTRE de M. ALEXANDRE DUMAS au directeur du Gaulois'' :
 
Cher monsieur,
 
Vous me demandez mon opinion sur les aspirations qui paraissent se produire parmi les jeunes gens des Écoles et sur les polémiques qui ont précédé et suivi les incidents de la Sorbonne. Je voudrais bien ne plus donner mon opinion sur quoi que ce soit, ayant bientôt reconnu que cela ne sert de rien. Les gens qui étaient de notre avis avant continuent à en être pendant quelque temps encore; ceux qui étaient d'un avis contraire s'y obstinent de plus en plus. Mieux vaudrait ne jamais discuter. Les opinions sont comme les clous, a dit un moraliste de mes amis, plus on tape dessus plus on les enfonce.
 
Ce n'est pas que je n'aie mon opinion sur ce qu'on appelle les grandes questions de ce monde et sur les diverses formes dont l'esprit de l'homme revêt momentanément les choses dont elles traitent; cette opinion est même si correcte, si absolue, que je préfère la réserver pour ma direction personnelle, n'ayant l'ambition ni de rien créer ni de rien détruire. C'est à ces grosses questions politiques, sociales, philosophiques, religieuses, qu'il me faudrait remonter, et cela nous mènerait trop loin, si je vous suivais dans l'étude que vous projetez des petits phénomènes extérieurs qu'elles viennent de susciter et qu'elles suscitent, à chaque génération nouvelle. Chaque génération nouvelle arrive, en effet, avec des idées et des passions, vieilles comme la vie, qu'elle croit que personne n'a eues avant elle, parce qu''elle se trouve, pour la première fois, sous leur influence, et elle est convaincue qu'elle va changerla face de tout.
 
Ce grand problème des causes et des fins que l'humanité essaie de résoudre depuis des milliers d'année et qu'elle mettra des milliers de siècles peut-être à résoudre, si elle le résout jamais, ce que je crois devoir être, des enfants de vingt ans déclarent qu'ils en ont la solution irréfutable dans leurs. cervelles toutes neuves. Et, comme premier argument, à la première discussion, les voilà qui tapent sur ceux qui ne sont pas de leur avis. Doit-on en conclure qu'il y a là un signe du retour de toute une société vers l'idéal religieux, provisoirement obscurci et délaissé? Ou n'est-ce, chez tous ces jeunes apôtres, qu'une question purement physiologique, question de chaleur de sang et de vigueur de muscles, chaleur et vigueur qui jetaient la jeunesse d'il y a vingt ans dans le mouvement contraire? Je penche pour cette dernière supposition.
 
Bien fou qui verrait dans les manifestations d'un âge exubérant la preuve d'une évolution définitive ou même durable. Il n'y a là qu'un accès de fièvre de croissance. De quelque nature que soient les idées pour lesquelles les jeunes gens se donnent des coups de poing, on peut parier qu'ils les les combattront un jour s'ils les retrouvent dans leurs enfants. L'âge et l'expérience seront venus.
 
Nombre de ces combattants et de ces adversaires de l'heure présente se rencontreront, tôt ou tard, dans les chemins de traverse de la vie, quelque peu fatigués, quelque peu déçus par la lutte avec les réalités, et ils regagneront ensemble la grande route, la main dans la main, en reconnaissant mélancoliquemenl que, malgré leurs convictions d'autrefois, la terre est toujours ronde, qu'elle tourne toujours dans le même sens et que les mêmes horizons recommencent toujours sous un ciel toujours infini et fermé. Après avoir bien disputé, après s'être bien battus, ceux-ci au nom de la foi, ceux-là au nom de la science, tant pour prouver qu'il y a un Dieu que pour prouver qu'il n'y en a pas, deux propositions au sujet desquelles on pourra se battre éternellement si l'on ne compte désarmer que quand on en aura fait la preuve, ils constateront finalement qu'ils n'en savent pas plus là-dessus les uns que les autres, mais que ce dont ils sont sûrs, c'est qu'en définitive l'homme a autant besoin d'espérer, si ce n'est plus, que de savoir, qu'il souffre abominablement de l'incertitude où il est sur les choses qui l'intéressent le plus, qu'il est perpétuellement en quête d'un état meilleur que son état présent, et qu'il faut le laisser chercher, en toute liberté, surtout dans le domaine philosophique, ce moyen d'être plus heureux.
 
Il a sous les yeux le spectacle d'un univers qui était avant lui, qui demeurera après lui, qu'il sent, qu'il sait être éternel et à l'éternité duquel il voudrait être mêlé. Du moment où il a été appelé à la vie, il demande sa part de celte vie éternelle qui l'entoure, l'exalte, le raille et le détruit. Puisqu'il a commencé, il ne veut pas finir. Il appelle à grands cris, il implore à voix basse la certitude qui se dérobe toujours, heureusement, car elle serait l'immobilité et la mort, le moteur le plus puissant de l'énergie humaine étant rinconnu. Comme il ne peut se fixer dans la certitude, il va et vient dans l'idéal vague, et quelques écarts qu'il fasse dans le scepticisme et la négation, par orgueil, par curiosité, par colère, par mode, il retourne toujours à l'espérance dont il ne peut décidément passe passer. Querelles d'amoureux.
 
Il y a donc quelquefois obscuration, il n'y a jamais oblitération complète de l'idéal humain. Il passe dessus des buées philosophiques comme des nuées sur la lune, mais l'astre blanc poursuit toujours sa route où il reparaît, tout à coup, intact et lumineux. Cet irrésistible besoin d'idéal, chez l'homme, explique qu'il se soit jeté avec confiance, avec ravissement, sans contrôle rationnel dans les différentes formules religieuses qui, tout en lui promettant l'infini, le lui présentaient, conforme à sa nature, en même temps qu'elles l'enfermaient dans des limites toujours nécessaires, même à l'idéal.
 
Mais voilà que, depuis des siècles déjà, à chaque nouvelle étape, des hommes nouveaux sortent de l'ombre, de plus en plus nombreux, depuis cent ans surtout, qui, au nom de la raison, de la science, de l'observation, contestent les vérités, les déclarent relatives, et veulent détruire les formules qui les contiennent.
 
Qui a raison dans ce débat? Tout le monde tant qu'on cherche, personne dès qu'on menace. Entre la vérité qui est le but et le libre examen qui est de droit, la force n'a rien à faire malgré des exemples fameux. Elle recule ce but, voilà tout. Elle n'est pas seulement inique, elle est inutile, le pire défaut en matière de civilisation. Jamais un coup de poing, si bien appliqué qu'il soit, ne prouvera l'existence ou la non existence de Dieu.
 
Pour conclure, ou plutôt pour finir, la Puissance, quelle qu'elle soit, qui a créé le monde, lequel ne me parait définitivement pas s'être créé lui-même, s'étant jusqu'à nouvel ordre, réservé à elle seule, tout en nous prenant pour instruments, le privilège de savoir pourquoi elle nous a faits et où elle nous mène; cette Puissance, malgré toutes les intentions qu'on lui a prêtées et toutes les sommations qu'on lui a faites, paraissant de plus en plus résolue à garder son secret, je crois, si je puis dire ici tout ce que je pense, que l'Humanité commence à renoncer à pénétrer ce mystère éternel. Elle est allée aux religions, qui ne lui ont rien prouvé, puisqu'elles étaient diverses; elle est allée aux philosophies, qui ne lui en ont pas démontré davantage, puisqu'elles étaient contradictoires ; elle va essayer, maintenant, de se tirer d'affaire toute seule, avec son simple instinct et son simple bon sens, et, puisqu'elle est sur la terre sans savoir pourquoi ni comment, elle va tâcher d'être aussi heureuse que possible, par les seuls moyens que la terre lui fournit.
 
Dernièrement Zola, dans un remarquable discours aux étudiants, leur a conseillé, comme remède et même comme panacée à toutes les difficultés de la vie, le travail. Labor improbus omniavincit. Le remède est connu ; il n'en reste pas moins bon, mais il n'est pas, il n'a jamais été, il ne sera jamais suffisant. Qu'il travaille de ses membres ou de son intelligence l'homme ne saurait avoir pour unique souci de gagner son pain, de faire sa fortune, de devenir célèbre. Ceux qui se réduisent à ces seuls desseins sentent, alors même qu'ils les ont réalisés, qu'il leur manque encorequelque chose : c'est que, quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise et quoi qu'on lui dise, l'homme n'a pas seulement un corps à nourrir, une intelligence à cultiver et à développer, il a, décidément, une âme à satisfaire. Cette âme, elle aussi, est en travail incessant, en évolution continue vers la lumière et la vérité. Tant qu'elle n'aura pas reçu toute la lumière et conquis toute la vérité, elle tourmentera l'homme.
 
Eh bien ! elle ne l'a jamais autant harcelé, elle ne lui a jamais autant imposé son empire qu'aujourd'hui. Elle est pour ainsi dire répandue dans la masse de l'air que tout le monde respire. Les quelques âmes individuelles qui avaient eu isolément la volonté de la régénération sociale, se sont peu à peu cherchées, appelées, rapprochées, réunies, comprises, et elles ont formé un groupe, un centre d'attraction, vers lequel volent maintenant les autres âmes, des quatre points du globe, comme font les alouettes vers le miroir; elles ont, de la sorte, constitué, pour ainsi dire, une âme collective, afin que le» hommes réalisent désormais, en commun, consciemment et irrésistiblement, l'union prochaine et le progrès régulier des nations récemment encore hostiles les unes aux autres. Cette âme nouvelle, je la retrouve et la reconnais dans les faits qui semblent le plus propres à la nier.
 
Ces armements de tous les peuples, ces menaces que leurs représentants s'adressent, ces reprises de persécutions de races, ces inimitiés entre compatriotes et jusqu'à ces gamineries de la Sorbonne, sont des exemples de mauvais aspect mais non demauvais augure. Ce sont les dernières convulsions de ce qui va disparaître. Le corps social procède comme le corps humain. La maladie n'y est que l'effort violent de l'organisme pour se débarrasser d'un élément morbide et nuisible.
 
Ceux qui ont profité et qui comptaient profiter longtemps encore, toujours, des errements du passé, s'unissent donc pour qu'il n'y soit rien modifié. De là ces armements, ces menaces, ces persécutions-, mais si vous regardez attentivement, vous verrez que tout cela est purement extérieur. C'est colossal et vide. L'âme n'y est plus ; elle a passé autre part ; ces millions d'hommes armés, qui font l'exercice tous les jours en vue d'une guerre d'extermination générale, ne haïssent pas ceux qu'ils doivent combattre, et aucun de leurs chefs n'ose déclarer cette guerre. Quant aux revendications, même comminatoires, qui partent de ceux qui souffrent en bas, une grande et sincère pitié, qui les reconnaît enfin légitimes, commence à répondre d'en haut.
 
L'entente est inévitable, dans un temps donné, plus proche qu'on ne le suppose. Je ne sais pas si c'est parce que je vais bientôt quitter la terre, et si les lueurs d'au- dessous de l'horizon qui m'éclairent déjà me troublent la vue, mais je crois que notre monde va entrer dans la réalisation des paroles : « Aimez-vous les uns les autres, sans se préoccuper, d'ailleurs, si c'est un homme ou un Dieu qui les a dites.
 
Le mouvement spiritualiste qu'on signale de toutes parts, et que tant d'ambitieux ou de naïfs croient pouvoir diriger, va être absolument humanitaire. Les hommes, qui ne font rien avec modération, vont être pris de la folie, de la fureur de s'aimer. Ca n'ira pas tout seul tout de suite, évidemment ; il y aura quelques malentendus, sanglants peut-être, tant nous avons été dressés et habitués à nous haïr, quelquefois par ceux-là mêmes qui avaient reçu mission de nous apprendre à nous aimer ; mais, comme il est évident que cette grande loi de fraternité doit s'accomplir un jour, je suis convaincu que les temps commencent où nous allons irrésistiblement vouloir que cela soit.
 
A. DUMAS
 
1er juin 1893.
 
4. Orthographe ancienne ou erreur; « gnocéologie,» ou « gnoséologie »; « théorie de la connaissance. » (Petit Robert).
 
5. Les scientifiques disent aujourd'hui "bacille" plutôt que « virgule » de Koch, - agent pathogène de la tuberculose.
 
6. « lawn-tennis » : tennis sur gazon.
 
7. Terme en grec dans le texte.
 
8. Définit par Tolstoï à la première mention du terme dans le texte comme « le repentir » ou « le changement de la conception de la vie ».