« Julie ou la Nouvelle Héloïse/Troisième partie » : différence entre les versions

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Il t’est donc permis de cesser de vivre ? Je voudrais bien savoir si tu as commencé. Quoi ! fus-tu placé sur la terre pour n’y rien faire ? Le ciel ne t’imposa-t-il point avec la vie une tâche pour la remplir ? Si tu as fait ta journée avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu le peux ; mais voyons ton ouvrage. Quelle réponse tiens-tu prête au juge suprême qui te demandera compte de ton temps ? Parle, que lui diras-tu ? « J’ai séduit une fille honnête ; j’abandonne un ami dans ses chagrins. » Malheureux ! trouve-moi ce juste qui se vante d’avoir assez vécu ; que j’apprenne de lui comment il faut avoir porté la vie, pour être en droit de la quitter.
 
Tu comptes les maux de l’humanité ; tu ne rougis pas d’épuiser des lieux communs cent fois rebattus, et tu dis : « La vie est un mal. » Mais regarde, cherche dans l’ordre des choses si tu y trouves quelques biens qui ne soient point mêlés de maux. Est-ce donc à dire qu’il n’y ait aucun bien dans l’univers, et peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne souffre le mal que par accident ? Tu l’as dit toi-même, la vie passive de l’homme n’est rien, et ne regarde qu’un corps dont il sera bientôt délivré ; mais sa vie active et morale, qui doit influer sur tout son être, consiste dans l’exercice de sa volonté. La vie est un mal pour le méchant qui prospère, et un bien pour l’honnête homme infortuné ; car ce n’est pas une modification passagère, mais son rapport avec son objet, qui la rend bonne ou mauvaise. Quelles sont enfin ces douleurs si cruelles qui te forcent de la quitter ? Penses-tu que je n’aie pas démêlé sous ta feinte impartialité dans le dénombrement des maux de cette vie la honte de parler des tiens ? Crois-moi, n’abandonne pas à la fois toutes tes vertus ; garde au moins ton ancienne franchise, et dis ouvertement à ton ami : « J’ai perdu l’espoir de corrompre une honnête femme, me voilà forcé d’être homme de bien ; j’aime mieux mourir. »
 
Tu t’ennuies de vivre, et tu dis : « La vie est un mal. » Tôt ou tard tu seras consolé, et tu diras : « La vie est un bien. » Tu diras plus vrai sans mieux raisonner ; car rien n’aura changé que toi. Change donc dès aujourd’hui ; et puisque c’est dans la mauvaise disposition de ton âme qu’est tout le mal, corrige tes affections déréglées, et ne brûle pas ta maison pour n’avoir pas la peine de la ranger.