« Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/IX/02 » : différence entre les versions

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Notre ispravnik Mikhaïl Makarovitch, lieutenant-colonel en retraite devenu « conseiller de cour<ref>Grade de la hiérarchie civile correspondant à celui de lieutenant-colonel dans la hiérarchie militaire, septième classe.</ref> », était un brave homme. Établi chez nous depuis trois ans seulement, il s’était attiré la sympathie générale parce qu’ « il savait réunir la société ». Il y avait toujours du monde chez lui, ne fût-ce qu’une ou deux personnes à dîner ; il n’aurait pu vivre sans cela. Les prétextes les plus variés motivaient les invitations. La chère n’était pas délicate, mais copieuse, les tourtes de poisson excellentes, l’abondance des vins compensait leur médiocrité. Dans la première pièce se trouvait un billard, avec des gravures de courses anglaises encadrées de noir, ce qui constitue, comme on sait, l’ornement nécessaire de tout billard chez un célibataire. On jouait tous les soirs aux cartes. Mais souvent, la meilleure société de notre ville se réunissait pour danser, les mères amenaient leurs filles. Mikhaïl Makarovitch, bien que veuf, vivait en famille, avec sa fille veuve et ses deux petites-filles. Celles-ci, qui avaient terminé leurs études, étaient assez gentilles et gaies et, bien que sans dot, attiraient chez leur grand-père la jeunesse mondaine. Bien que borné et peu instruit, Mikhaïl Makarovitch remplissait ses fonctions aussi bien que beaucoup d’autres. Il avait toutefois des vues erronées sur certaines réformes du présent règne<ref>Les grandes réformes sociales, administratives, judiciaires du règne d’Alexandre II.</ref>, et cela plus par indolence que par incapacité, car il ne trouvait pas le temps de les étudier. « J’ai l’âme d’un militaire plutôt que d’un civil », se disait-il en parlant de lui-même. Bien qu’il eût des terres au soleil, il ne s’était pas encore formé une idée très nette de la réforme paysanne et n’apprenait à la connaître que peu à peu, par la pratique et malgré lui.
 
Sûr de trouver du monde chez Mikhaïl Makarovitch, Piotr Ilitch y rencontra en effet le procureur, venu faire une partie, le jeune médecin du ''zemstvo''<ref>Conseil de district, qui entretenait des hôpitaux, écoles, etc.</ref>, Varvinski, récemment arrivé de Pétersbourg, où il était sorti un des premiers de l’École de Médecine. Le procureur — c’est-à-dire le substitut, mais tous l’appelaient ainsi — Hippolyte Kirillovitch, était un homme à part, encore jeune, trente-cinq ans, mais disposé à la tuberculose, marié à une femme obèse et stérile, rempli d’amour-propre, irascible, tout en possédant de solides qualités. Par malheur, il se faisait beaucoup d’illusions sur ses mérites, ce qui le rendait constamment inquiet. Il avait même des penchants artistiques, une certaine pénétration psychologique appliquée aux criminels et au crime ; c’est pourquoi il se croyait victime de passe-droits, bien convaincu qu’on ne l’appréciait pas à sa valeur dans les hautes sphères. Aux heures de découragement, il menaçait même de se faire avocat d’assises. L’affaire Karamazov le galvanisa tout entier : « Une affaire qui pouvait passionner la Russie ! » Mais j’anticipe.
 
Dans la pièce voisine se tenait, avec les demoiselles, le jeune juge d’instruction Nicolas Parthénovitch Nelioudov, arrivé depuis deux mois de Pétersbourg. On s’étonna plus tard que ces personnages se fussent réunis comme exprès le soir du « crime », dans la maison du pouvoir exécutif. Cependant, il n’y avait rien là que de fort naturel : la femme d’Hippolyte Kirillovitch souffrant des dents depuis la veille, il avait dû se soustraire à ses plaintes ; le médecin ne pouvait passer la soirée que devant un tapis vert. Quant à Nélioudov, il avait projeté de rendre visite ce soir-là à Mikhaïl Makarovitch, soi-disant par hasard, afin de surprendre la fille de celui-ci, Olga Mikhaïlovna, dont c’était l’anniversaire : il connaissait ce secret, que, d’après lui, elle dissimulait pour ne pas organiser de sauterie. À son âge, qu’elle craignait de révéler, cela prêtait à des allusions moqueuses ; demain, il en parlerait à tout le monde, etc. Ce gentil garçon était, à cet égard, un grand polisson ; ainsi l’avaient surnommé nos dames, et il ne s’en plaignait pas. De bonne compagnie, de famille honorable, bien élevé, ce jouisseur était inoffensif et toujours correct. De petite taille et de complexion délicate, il portait toujours à ses doigts frêles quelques grosses bagues. Dans l’exercice de sa charge, il devenait très grave, car il avait une haute idée de son rôle et de ses obligations. Il savait surtout confondre, lors des interrogatoires, les assassins et autres malfaiteurs du bas peuple, et suscitait en eux un certain étonnement, sinon du respect pour sa personne.