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<center>III. — LA DESCENTE DU DANUBE</center>


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Qu’on me donne une hacienda dans les pampas de l’Amérique du Sud, un domaine dans les labours moldaves, — ou que le gouvernement roumain me nomme inspecteur des pêcheries du Danube : voilà mon rêve. Il y a un homme en Roumanie que je n’ai pu joindre, presque aussi fabuleux que M. Kalindero. Il s’appelle Antipa. C’est le législateur du fleuve, des lacs, des rivières et des étangs. Les pêcheries, affermées ou exploitées en régie, ne connaissent d’autre maître que lui. Il règne sur un peuple de pêcheurs à demi sauvages et gouverne le monde des eaux. Il y fait la vie et il y réglemente la mort. Toutes les lèvres murmurent son nom. Le lourd pêcheur à barbe rousse qui jette son filet la nuit entre les joncs déserts n’aperçoit pas M. Antipa, mais il sent que M. Antipa le regarde. A chaque coude du fleuve, on s’attend à voir M. Antipa sortir des saules ou surgir des roseaux. Il remonterait le courant dans une conque traînée par des esturgeons et des sterlets : personne n’en manifesterait le moindre étonnement. Parlez-moi des pays jeunes et encore vierges pour les administrateurs qui ont des idées ! Ils y acquièrent une popularité qui les élève au rang des antiques demi-dieux. Les flots du Danube commençaient à se dépeupler. Les poissons des étangs dégénéraient. Les carpes du lac Razelm, par suite de l’enlisement des rivières, maigrissaient du corps et grossissaient de la tête. Les pêcheurs russes ne péchaient plus : ils dévastaient. M. Antipa organisa ce chaos : il édicta des lois sévères ; il disciplina les tribus dont les coups de filet saccageaient les trésors du fleuve ; il ramena la confiance parmi les esturgeons qui reprirent leur route accoutumée jusqu’aux Portes de Fer. Et les pêcheries assagies rapportent annuellement à l’Etat roumain deux millions cinq cent mille francs.


Qu’on me donne une hacienda dans les pampas de l’Amérique du Sud, un domaine dans les labours moldaves, — ou que le gouvernement roumain me nomme inspecteur des pêcheries du Danube : voilà mon rêve. Il y a un homme en Roumanie que je n’ai pu joindre, presque aussi fabuleux que M. Kalindero. Il s’appelle Antipa. C’est le législateur du fleuve, des lacs, des rivières et des étangs. Les pêcheries, affermées ou exploitées en régie, ne connaissent d’autre maître que lui. Il règne sur un peuple de pêcheurs à demi sauvages et gouverne le monde des eaux. Il y fait la vie et il y réglemente la mort. Toutes les lèvres murmurent son nom. Le lourd pêcheur à barbe rousse qui jette son filet la nuit entre les joncs déserts n’aperçoit pas M. Antipa, mais il sent que M. Antipa le regarde. À chaque coude du fleuve, on s’attend à voir M. Antipa sortir des saules ou surgir des roseaux. Il remonterait le courant dans une conque traînée par des esturgeons et des sterlets : personne n’en manifesterait le moindre étonnement. Parlez-moi des pays jeunes et encore vierges pour les administrateurs qui ont des idées ! Ils y acquièrent une popularité qui les élève au rang des antiques demi-dieux. Les flots du Danube commençaient à se dépeupler. Les poissons des étangs dégénéraient. Les carpes du lac Razelm, par suite de l’enlisement des rivières, maigrissaient du corps et grossissaient de la tête. Les pêcheurs russes ne péchaient plus : ils dévastaient. M. Antipa organisa ce chaos : il édicta des lois sévères ; il disciplina les tribus dont les coups de filet saccageaient les trésors du fleuve ; il ramena la confiance parmi les esturgeons qui reprirent leur route accoutumée jusqu’aux Portes de Fer. Et les pêcheries assagies rapportent annuellement à l’État roumain deux millions cinq cent mille francs.
A mesure qu’on s’éloigne de Galatz et qu’on s’enfonce dans le véritable empire de M. Antipa, on sent se réveiller en soi l’appétit de la vie libre et l’enthousiasme de la solitude. Quelles immensités ! Le Danube, tant ses rives sont basses et plates, ressemble à une vaste nappe d’eau déversée au ras de la terre. Bientôt nous doublons l’embouchure du Pruth et nous longeons les rives de la Bessarabie, de cette Bessarabie hier roumaine,

À mesure qu’on s’éloigne de Galatz et qu’on s’enfonce dans le véritable empire de M. Antipa, on sent se réveiller en soi l’appétit de la vie libre et l’enthousiasme de la solitude. Quelles immensités ! Le Danube, tant ses rives sont basses et plates, ressemble à une vaste nappe d’eau déversée au ras de la terre. Bientôt nous doublons l’embouchure du Pruth et nous longeons les rives de la Bessarabie, de cette Bessarabie hier roumaine,