« Les Mystères du peuple/IV/7 » : différence entre les versions

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— Oh ! oh ! comme te voilà déjà beau, mon vieux compagnon, avec ta saie neuve et ton bonnet brodé... Et vous, belle évêchesse, que vous voilà brave aussi...
 
— Ronan, foi de vieux Vagre ! — dit le Veneur, — je l'aime encore autant, ma Fulvie ! ainsi vêtue en matrone, avec sa robe brune et sa coiffe blanche comme ses cheveux, qu'autrefois avec sa jupe orange, son écharpe bleue, ses colliers d'or et ses bas rouges brodés d'argent... te souviens-tu, Ronan ? te souviens-tu ?
 
— Odille, si mon mari et le vôtre commencent à parler du temps passé, nous n'arriverons pas au monastère avant la nuit, et Loysik nous attend.
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La communauté de Charolles est un grand bâtiment de pierres, solide, mais sans ornement ; il contient, en outre des cellules des moines, les bâtiments de l'exploitation agricole, une chapelle, un hospice pour les malades de la vallée, une école pour les enfants. Ces frères laboureurs, depuis cinquante ans, ont toujours élu Loysik pour supérieur ; ils sont, chose rare pour le temps, restés laïques, Loysik les ayant toujours engagés à ne se point lier imprudemment par des vœux éternels, et à ne se point confondre avec le clergé, les évêques étant très-désireux de dominer temporellement les monastères, afin d'exploiter les travaux des moines, et de les réduire à une sorte de servage ecclésiastique, la vie de ces moines laborieux, paisibles, et véritablement chrétiens, contrastant avec la dissolution, la fainéantise et la cupidité des évêques, portait ombrage à ceux-ci. Les moines de la communauté de Charolles avaient jusqu'alors vécu sous une règle consentie en commun, et rigoureusement observée. La discipline de l'ordre de ''Saint-Benoît'', adoptée dans un grand nombre de monastères de la Gaule, avait paru à Loysik, en raison de certains statuts, anéantir ou dégrader la conscience, la raison, la dignité humaine. Ainsi, le supérieur ordonnait-il à un moine d'accomplir une chose ''matériellement impossible'', le moine, après avoir fait humblement observer à son chef l'impossibilité de l'acte que l'on exigeait de lui, devait cependant obéir '''(A)'''. Un autre statut disait formellement : — qu'il n'était pas même permis à un moine d'avoir en sa propre puissance ''son corps'' et ''sa volonté'' '''(B)'''. — Enfin, il était formellement interdit ''à un moine d'en défendre, d'en protéger un autre, fussent-ils unis par les liens du sang'' '''(C)''' .— Ce renoncement volontaire aux sentiments les plus tendres et les plus élevés ; cette abnégation de sa conscience et de la raison humaine, poussée jusqu'à l'imbécillité ; cette obéissance passive, qui fait de l'homme une machine inerte, une sorte de ''cadavre'', avait paru par trop catholique à Loysik pour qu'il ne combattît pas l'envahissement de la règle de Saint-Benoît, malheureusement alors presque généralement adoptée en Gaule.
 
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— Certes, Fulvie, je m'en souviens ; et aussi de ces largesses que de leur butin les Vagres faisaient au pauvre monde. 

 
— Loysik, c'est durant cette nuit-la, que pour la première fois j'ai su que nous étions frères.
 
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La rivière, qui prenait sa source dans la vallée de Charolles, la traversait dans toute sa longueur ; puis, se partageant en deux bras, servait de limites et de défense naturelle au territoire de la colonie. Par prudence, Loysik faisait ramener chaque soir et amarrer sur la rive de la vallée un bac, seul moyen de communication avec les terres qui s'étendaient de l'autre côté du cours d'eau, et appartenaient au diocèse de halons. Une logette où veillaient à tour de rôle deux frères de la communauté, était construite près de l'embarcadère de ce bac.
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— Écoute... écoute... cette fois je ne me trompe pas... Vois-tu là-bas, sur l'autre rive, ces points brillants ? 

 
— Oui... c'est le reflet de la lune sur l'armure des guerriers.
 
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Au monastère, le festin continuait : partout régnait une douce cordialité. A la table où se trouvaient Loysik, Ronan, le Veneur et leur famille, l'entretien continuait, vif, animé ; l'on parlait en ce moment des terribles choses qui se passaient, dit-on, dans le sombre palais de la reine Brunehaut. Les heureux habitants de la vallée écoutaient ces sinistres récits avec cette curiosité avide, inquiète et souvent frissonnante, que souvent l'on éprouve à la veillée, lorsqu'au coin d'un foyer paisible l'on entend raconter quelque histoire épouvantable : heureux, humble et ignoré, l'on est certain de ne jamais être jeté au milieu d'aventures effrayantes comme celles dont la narration vous fait frémir, pourtant l'on craint et l'on désire à la fois la continuation du récit.
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— Les meurtres qu'elle ne commettaient pas elles-mêmes par le poison, elles les faisaient accomplir par le poignard... Frédégonde, dont la dépravation dépassait celle de la Messaline antique, s'entourait de jeunes pages ; elle les enivrait de voluptés terribles, troublait leur raison par des philtres qu'elle composait ; ils entraient bientôt dans une sorte de frénésie, et elle les lançait alors sur les victimes qu'ils devaient frapper... C'est ainsi qu'elle fit poignarder le roi Sigebert, mari de Brunehaut, et empoisonner leur fils Childebert... C'est ainsi, dit-on, qu'elle a fait tuer, à coups de couteau, son mari Chilpérik... 

 
— Quoi ! Frédégonde n'épargna pas même son époux ?
 
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— Ce Clotaire le jeune, fils de Frédégonde et de Chilpérik, se trouve être ainsi le petit-fils de Clotaire, le tueur d'enfants, et l'arrière-petit-fils de Clovis ?
 
— Oui... et comme il se montre digne de sa race, vous voyez, mes enfants, quelle ère de nouveaux crimes va s'ouvrir ; car sa mère Frédégonde lui a légué l'implacable haine dont elle poursuivait Brunehaut... et ce duel à mort va continuer entre celle-ci et le fils de sa mortelle ennemie...
 

— Hélas ! que de désastres vont encore déchirer la Gaule durant cette lutte sanglante...
 
— Oh ! elle sera terrible... terrible... car les crimes de Frédégonde pâlissent auprès de ceux de Brunehaut, notre reine aujourd'hui, à nous, habitants de la Bourgogne.
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— Frère Loysik, frère Loysik, — accourut dire un des moines laboureurs, — on a frappé à la porte extérieure du monastère... une voix m'a répondu que c'était un message de l'évêque de Châlons et de la reine Brunehaut. 

 
Ce nom, en un pareil moment, causa un profond étonnement et une sorte de crainte vague.
 
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Ronan, le Veneur et quelques vieux Vagres n'avaient pas été des derniers à se révolter contre les prétentions spoliatrices de l'évêque de Châlons, qui voulait simplement s'approprier les biens des moines laboureurs et des colons, au mépris de tout droit. Quoique blanchis par l'âge, les Vagres avaient senti bouillonner leur vieux sang batailleur. Ronan, toujours homme d'action, se souvenant de son ancien métier, avait dit tout bas au Veneur : 

 
— Prends vingt hommes résolus, ils trouveront des armes dans l'arsenal, et cours au bac, afin de couper la retraite à ces Franks... Je me charge de ce qu'il reste à faire ici, car, foi de Vagre... je me sens rajeuni de cinquante ans !
 
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''Nous avons appris que certains évêques établissent injustement abbés dans certains monastères, quelques-uns de leurs parents ou de leurs favoris et leur procurent des avantages iniques, afin de se faire donner par la violence tout ce que peut ravir au monastère l'exacteur qu'ils y ont envoyé.'' 

 
L'archidiacre se mordit les lèvres, et une huée prolongée couvrit sa voix lorsqu'il voulut répondre.
 
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— Allons, Ronan, pas de faiblesse, je ne te reconnais plus... Que dès cette nuit tous les postes fortifiés de la vallée soient occupés comme il y a cinquante ans, lors de l'invasion de Chram en Bourgogne ; ta vieille expérience militaire et celle du Veneur seront d'un grand secours ici ; il n'y a d'ailleurs aucune attaque à redouter pendant quatre ou cinq jours ; car il m'en faut deux pour me rendre à Châlons, et un laps de temps pareil est nécessaire aux troupes de la reine pour se rendre ici, dans le cas où elle voudrait recourir à la violence. Jusqu'au moment de mon arrivée à Châlons, l'évêque et Brunehaut ignoreront si leurs ordres ont été ou non exécutés, puisque le diacre et le chambellan restent ici prisonniers.
 
— Et au besoin ils serviront d'otages.
 

— C'est le droit de la guerre... Si cet évêque insensé, si cette reine implacable veulent la guerre ! il faut aussi garder prisonniers les deux prêtres qui ont par trahison amené ici l'archidiacre.
 
— Misérables traîtres !... J'ai entendu tes moines parler de la leçon qu'ils se réservent de leur donner... à grands coups de houssine...
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— Bon père Loysik, puisque vous l'ordonnez, il ne sera fait aucun mal à ces traîtres.
 
Les adieux que les habitants de la colonie et des membres de la communauté adressèrent à Loysik furent navrants ; bien des larmes coulèrent, bien des mains enfantines s'attachèrent à la robe du vieux moine ; mais ces tendres supplications furent vaines, il partit accompagné jusqu'au bac par Ronan et sa famille : là se trouva le Veneur, chargé de couper la retraite aux Franks. En occupant ce poste avec ses hommes, il avait aperçu, de l'autre côté de la rivière, les esclaves gardant les chevaux des guerriers et les bagages de l'archidiacre. Le Veneur crut prudent de s'emparer de ces hommes et de ces bêtes ; il laissa, près de la logette du guet, la moitié de ses compagnons, et, à la tête des autres, il traversa la rivière dans le bac. Les esclaves ne firent aucune résistance, et, en deux voyages, chevaux, gens et chariots furent amenés sur l'autre bord. Loysik approuva la manœuvre du Veneur ; car les esclaves, ne voyant pas revenir Gondowald et l'archidiacre, auraient pu retourner à Châlons donner l'alarme, et il importait au vieux moine, pour ses projets, de tenir secret ce qui s'était passé au monastère. Loysik, vu son grand âge et les longueurs de la route, crut pouvoir user de la mule de l'archidiacre pour ce voyage ; elle fut donc rembarquée sur le bac, que Ronan et son fils 
GrégorGrégor voulurent conduire eux-mêmes jusqu'à l'autre rive, afin de rester quelques moments de plus avec Loysik. L'embarcation toucha terre ; le vieux moine laboureur embrassa une dernière fois Ronan et son fils, monta sur la mule, et, accompagné d'un jeune frère de la communauté qui le suivait à pied, il prit la route de Châlons, séjour de la reine Brunehaut.