« La Cruche (Georges Courteline et Pierre Wolff) » : différence entre les versions
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'''Personnages'''
Lavernié, ''Lucien Guitry,''
Lauriane, ''Félix Galipaux,''
Marvejol, ''Berthier,''
Un gamin.
Margot, ''Jeanne Desclos,''
Camille, ''Marguerite Caron,''
Ursule, ''C. Delys.''
'''Acte premier'''
''A Chennevières; un jardin planté d'iris et de roses, qu'une haie, au fond, sépare d'une allée banale sur laquelle donnent de petites villas. A droite du théâtre, la maison. A gauche, la barrière d'entrée. Au lever du rideau, assise, Margot se livre à un travail de femme. Lauriane, en bras de chemise, le chef coiffé d'un panama, et un arrosoir à la main, fait fonctionner le bras d'une pompe placée à gauche du théâtre.''
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''Lauriane, Margot''
'''Lauriane.''' --- Certes, je peux le dire à voix haute: je
me soucie des palmes académiques comme de mon premier caleçon
de bain. Il n'en est pas moins vrai que le doute où je vis de
savoir si je les ai ou si je ne les ai pas me crée un odieux
état d'âme. Tu es sûre qu'on ne trouve pas ''l'Officiel
à Chennevières? '''Margot.''' --- Sûre. Je te l'ai déjà dit cent
fois. '''Lauriane.''' --- A Champigny?
'''Margot.''' --- Pas davantage.
'''Lauriane.''' --- Et à La Varenne?
'''Margot.''' --- Pas plus.
'''Lauriane.''' --- Drôle d'idée que j'ai eue d'avoir
choisi ce patelin pour y venir passer mes vacances!... Je la
retiens, la banlieue! En tout cas, tu pourrais me laisser passer;
tu vois bien que je vais tirer de l'eau.
'''Margot''', ''qui se range.'' --- Oh! pardon.
'''Lauriane''', ''le bras en mouvement sur le levier de la
pompe''. --- C'est comme Lavernié. Si jamais ma chienne fait
des petits, tu parles, ma fille, non mais tu parles si je lui en
mets un de côté.
'''Margot.''' --- Qu'est-ce qu'il t'a fait?
'''Lauriane.''' --- Il m'a fait que ''l'Officiel'' est mis
en vente à six heures du matin, qu'il est près de cinq heures
du soir, que ce grand imbécile me laisse sans nouvelles, et que
quand on a dit aux gens:
qu'il y aura du nouveau
gril comme de simples Saint-Laurent. C'est vrai, ça... Mais
range-toi donc! C'est curieux, ce besoin d'être toujours dans
'''Margot.''' --- Qui, Camille?
'''Lauriane.''' --- La femme de Marvejol.
'''Margot.''' --- Eh bien, ne te gêne plus. Tu pourrais
dire: '''Lauriane.''' --- Tu n'as pas la prétention de me donner
les leçons de savoir-vivre?
'''Margot.''' --- Je n'ai aucune prétention, tu le sais
bien. '''Lauriane''', ''ironique.'' --- Tu as tort; tu devrais
en avoir, à la beauté, et même à l'intelligence.
'''Margot.''' --- Pourquoi essaies-tu de m'humilier? Je ne
t'ai rien dit de blessant, moi. Simplement, je te fais remarquer
que tu pousses un peu loin la familiarité avec des gens que tu
'''Lauriane.''' --- C'est ton avis?
'''Margot.''' --- C'est mon avis.
'''Lauriane.''' --- Eh bien, tu me rases, voilà le
mien. '''Margot.''' --- N'en parlons plus.
'''Lauriane''', ''les yeux sur Camille qui vient d'apparaître par la droite et dont on voit le haut du corps par-dessus la haie de séparation.'' --- Cette
femme me ferait passer par un trou de souris. ''(Haut.)''
Belle dame...
'''Scène II'''
''Les mêmes, Camille''
'''Camille.''' --- Bonjour, monsieur Lauriane; bonjour,
madame Lauriane. '''Margot.''' --- Bonjour, chère madame.
'''Lauriane.''' --- Madame Marvejol, je suis votre serviteur.
Madame est allée à Paris?
'''Camille.''' --- Oh! Un saut entre deux trains! Juste le
temps qu'il faut à une Parisienne pour dépenser vingt francs au
Louvre en acquisitions inutiles.
'''Lauriane.''' --- Bah! quelles acquisitions?
'''Margot.''' --- Tu es indiscret, Charles.
'''Camille.''' --- Ne m'en parlez pas! Je n'ai rien trouvé
à mon goût. Ces grands magasins sont d'un pauvre!... Où est
mon mari? '''Lauriane.''' --- Marvejol? Il est où vous l'avez mis.
Ayant reçu de vous une consigne qu'il observe, ce modèle des
époux taquine le goujon, les jambes dans l'eau et la tête au
soleil. Ah! le gaillard est bien dressé... ''(Bas.)'' Si vous
saviez comme votre chapeau vous va bien. '''Camille''', ''à part.'' --- Qu'est-ce qui lui
prend? ''Fausse sortie.''
'''Lauriane.''' --- Dites-moi, chère madame...
'''Camille''', ''redescendant.'' --- Cher monsieur?
'''Lauriane.''' --- Vous n'auriez pas eu par hasard l'idée
d'acheter ''l'Officiel''? '''Camille''', ''stupéfaite.'' --- Ma foi, non.
'''Margot.''' --- Charles!
'''Lauriane.''' --- Et après?... Au lieu de te mêler de ce
qui ne te regarde pas, tu ferais mieux d'engager madame à venir
se reposer chez nous, en attendant le retour de M. Marvejol.
'''Camille.''' --- Vous êtes trop aimables.
'''Lauriane.''' --- Allons donc! Des cérémonies! Vous
prendrez bien un verre de bière.
'''Camille''', ''hésitant.'' --- Merci.
'''Margot.''' --- Merci oui?
'''Camille''', ''qui se décide.'' --- Merci oui.
'''Margot.''' --- A la bonne heure.
'''Camille.''' --- J'enlève mon chapeau et je reviens.
'''Lauriane''', ''à mi-voix, ému.'' --- Vous êtes
bonne. '''Camille''', ''riant.'' --- Il fait chaud, et j'ai soif,
voilà tout. A tout à l'heure.
'''Margot.''' --- C'est cela.
'''Camille''', ''à part, remarquant que Lauriane ne la perd pas des yeux.'' --- Il m'agace!
'''Lauriane''', ''à part.'' --- Elle m'excite.
''Camille sort.''
'''Scène III'''
''Lauriane, Margot''
''Lauriane reprend ses arrosoirs qu'il avait déposés à terre et commence à donner à boire à ses rosiers, tout en fredonnant un petit air.''
'''Lauriane.''' --- Et, le plus joli de l'affaire, c'est
qu'il en avait fait la sienne.
'''Margot.''' --- Qui?
'''Lauriane.''' --- Lavernié!... Tu as toujours l'air de ne
pas savoir ce qu'on veut te dire. ''(Il hausse les épaules.)
En a-t-il assez fait de l'esbroufe! Et:
relations '''Margot.''' --- Lavernié?
'''Lauriane.''' --- Le ''Maréchal Niel''! Tu n'es jamais
à la question... ''(Tout en parlant, il a inondé d'un filet d'eau un rosier garni de magnifiques roses jaunes.)'' Est-il
''Il chante.''
Tu, tu tu,
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Dieu que t'as l'air bête!...
'''Margot.''' --- Merci. Tu es plein d'attentions pour moi,
et je mène à tes côtés une existence pleine de charmes.
'''Lauriane.''' --- Veux-tu en changer? A ton aise! la porte
est là, et la gare n'est pas loin. Nous ne sommes pas mariés,
ma fille. '''Margot.''' --- Crie-le donc plus haut. Les voisins
pourraient ne pas avoir entendu.
'''Lauriane.''' --- Les voisins? Je m'en fiche, des
voisins... Et puis, d'abord, pourquoi n'es-tu pas à la
cave? '''Margot.''' --- A la cave?
'''Lauriane.''' --- Naturellement! Non seulement tu devrais y
être; tu devrais en être revenue... ''(Camille réapparaît au fond.)
Tiens! voilà notre invitée. Grouille-toi un peu,
sacrebleu!... Va chercher une bouteille de bière! Quel malheur,
bon sang, d'être rivé à une empotée pareille!
'''Margot.''' --- Plains-toi.
'''Lauriane.''' --- C'est bon!
'''Camille''', ''de l'autre côté de la barrière.'' ---
Je vous fais fuir? '''Margot.''' --- Je reviens.
''Elle sort.''
'''Scène IV'''
''Lauriane, Camille''
'''Lauriane''', ''ouvrant à Camille la barrière qui donne accès à son jardin.''
'''Camille.''' --- Parions que je vous dérange.
'''Lauriane''', ''très aimable.'' --- Vous plaisantez.
Tenez, asseyez-vous là.
'''Camille.''' --- Merci.
''Elle prend son ouvrage. Lauriane la regarde, l'air attendri.''
'''Lauriane.''' --- Vous êtes bien?
'''Camille.''' --- Je suis bien.
'''Lauriane.''' --- Très bien?
'''Camille.''' --- Tout à fait bien. Mais vous étiez, je
crois, en train de faire boire vos rosiers. Je vois d'ici un
''Maréchal Niel'' qui réclame votre assistance et une
''Gloire de Dijon'' qui souffre de la pépie. '''Lauriane.''' --- Le ''Maréchal'' a bu comme un chantre
de village et la ''Gloire de Dijon'' a les pieds dans la vase,
comme un simple Marvejol. '''Camille.''' --- C'est bien, ce que vous dites là.
'''Lauriane.''' --- Moins bien que ce que vous faites.
'''Camille.''' --- Tout de bon?
'''Lauriane.''' --- Qu'est-ce que ça représente?
'''Camille.''' --- Une maison dans des arbres.
'''Lauriane.''' --- Le fait est qu'il n'y a pas d'erreur.
Ça, c'est les arbres, et ça, c'est la maison... C'est rudement
bien imité. Et quand on songe, Seigneur, qu'un travail comme
celui-là a pu sortir de petites menottes comme celles-ci. Donnez
un peu la patte. '''Camille''', ''lui donnant la main.'' --- Vous lisez
dans les mains? '''Lauriane.''' --- Des fois.
'''Camille.''' --- Qu'y voyez-vous?
'''Lauriane.''' --- Des choses.
'''Camille.''' --- Quelles choses?
'''Lauriane.''' --- Des choses...
'''Camille.''' --- Enfin, expliquez-vous...
'''Lauriane.''' --- Soit, je m'explique...
''(Il tombe à genoux.)'' Camille, je vous aime. '''Camille.''' --- Hein? Quoi? Qu'est-ce?
'''Lauriane.''' --- Camille, je vous aime.
'''Camille.''' --- C'est une plaisanterie!... Voulez-
bien vous relever? Oh! mais nous allons nous fâcher.
'''Lauriane.''' --- Camille, écoutez-moi.
'''Camille.''' --- Encore une fois, monsieur Lauriane.
'''Lauriane.''' --- Je vous jure que ce n'est pas l'air de la
campagne... '''Camille.''' --- Mais relevez-vous donc.
'''Lauriane.''' --- Jamais!
'''Camille.''' --- Vous êtes ridicule; prenez garde...
'''Lauriane.''' --- Coeur de roche!
'''Camille.''' --- En voilà assez! Cette petite bouffonnerie
champêtre a plus que suffisamment duré: l'instant est proche
où elle deviendrait fastidieuse. Une dernière fois, debout!
D'ailleurs, voici Mme Lauriane. '''Lauriane.''' --- Naturellement.
'''Scène V'''
''Les mêmes, Margot''
'''Margot.''' --- Tu es souffrant?
'''Lauriane.''' --- Pourquoi?
'''Margot.''' --- Tu es rouge comme un coquelicot.
'''Lauriane.''' --- Tiens, j'en ai le droit, je suppose,
depuis deux heures que j'use mon huile de bras à faire
fonctionner la pompe!... Il n'y a pas de prise d'eau, ici. Si on
m'y revoit, dans cette maison, j'ose dire que ce sera dans un
songe.
'''Margot.''' --- Tu as encore l'air de t'en prendre à
moi! '''Lauriane.''' --- Je sais ce que je dis.
'''Margot''', ''les larmes aux yeux.'' --- Oh! Oh! Oh!
Oh! '''Lauriane.''' --- Et puis, pas de musique! Je ne suis pas
d'humeur à la supporter!... pas plus que tes airs de victime!...
Aussi bien, je l'avais oublié, nous avons à causer.
'''Camille.''' --- Je vous gêne?
'''Lauriane.''' --- En aucune façon, chère amie. Je vous
prierai même de demeurer, car l'instant est venu pour moi
d'ouvrir aux étrangers la porte de ma maison et de mettre ma vie
au soleil. '''Margot.''' --- Vous allez voir que j'ai encore commis des
crimes. '''Lauriane.''' --- Pas de grands mots!...
''(Se fouillant.)'' Où l'ai-je fourré?... Le voici... Qu'est-ce que
c'est que ça? '''Margot.''' --- Un pierrot.
'''Lauriane.''' --- Un pierrot... Je ne te l'ai pas fait
dire!... l'espoir du printemps et l'amour d'une mère! Au faîte
de ce hêtre se balançait doucement un nid qui faisait mon
attendrissement, où se battaient, s'ébattaient, se débattaient
trois nouveau-nés, sans barbe et sans moustache encore!... Et
c'était pour moi une fête de jeter en passant un sourire aux
espiègleries de leur ingénuité. Total: l'appartement vide, et
la mère en pleurs sur la branche!... Le chat de madame a passé
par là!... Charmant animal!... Que je le chope au bout de mon
fusil, et je lui colle deux balles dans la peau; vous verrez si
ça fera un pli. Pan! Pan! '''Margot''', ''souriant.'' --- Tu n'as pas de fusil.
'''Lauriane.''' --- C'est possible. Que je mette la main
dessus alors; et je lui fais sauter la queue d'un coup de hache.
Bing! '''Margot.''' --- Tu n'as pas de hache.
'''Lauriane.''' --- Non? Eh bien, je l'enverrai, la tête la
première, voir au fond du puits si j'y suis.
'''Margot.''' --- Il n'y a pas de puits.
'''Lauriane.''' --- Je me tue à le dire! Encore un des
avantages de cette extraordinaire maison. Ah! je t'en aurai, des
obligations... Je t'en dois des actions de grâces!... Allons
plus un mot! Silence! Ne m'oblige pas à te rappeler qu'il n'y a
qu'un maître chez nous. '''Margot.''' --- Croyez-vous, hein?
'''Camille.''' --- Il plaisante... Voyons, monsieur
Lauriane... '''Lauriane.''' --- Chère madame, je n'ai pas l'habitude
d'exposer au grand jour ni mes pleurs ni mes plaies. Mettons que
je plaisante et n'en parlons plus.
''Il remonte.''
'''Camille''', ''bas, à Margot.'' --- Il n'est pas
méchant, au fond. '''Margot.''' --- Je sais bien... Mais tout de même... C'est
à en tomber malade, voyez-vous...
'''Lauriane''', ''au fond, l'oeil au loin parti à la découverte du facteur rural qui ne vient pas.'' --- Toujours
pas de dépêche!... ''(Un gamin entre en courant et hors d'haleine.)'' Qu'est-ce qu'il y a? Tu n'es pas le facteur,
toi?
'''Le gamin.''' --- Non, m'sieu.
'''Lauriane.''' --- Eh bien?
'''Le gamin.''' --- M'ame Marvejol, s'il vous plaît?
'''Camille.''' --- C'est moi, petit. Que me veux-tu?
'''Le gamin.''' --- C'est un monsieur qu'est là-bas, au bord
de la rivière, qui pêche et qui a les pieds dans l'eau. Alors,
''Lauriane rit.''
'''Camille''', ''vexée.'' --- Pourquoi riez-vous? Simple
distraction... Va à côté, petit, la bonne t'en fera un
paquet. '''Lauriane.''' --- C'est tout de même extraordinaire ce
télégramme qui n'arrive pas! ''(A Ursule qui est venue sur le seuil de la porte y secouer son panier à salade.)'' Le
télégraphiste n'est pas venu?
'''Ursule.''' --- Le télégraphiste? Si, monsieur.
'''Lauriane.''' --- Le télégraphiste est venu?
'''Ursule.''' --- Y a au moins une heure.
'''Lauriane.''' --- Quoi faire?
'''Ursule.''' --- Apporter une dépêche.
'''Lauriane.''' --- Pour qui?
'''Ursule.''' --- Pour vous.
'''Lauriane.''' --- Eh bien, où est-elle?
'''Ursule''', ''la tirant de sa poche.'' --- La voici.
J'attendais que Monsieur me la demande.
'''Lauriane.''' --- Buse! Brute!... A-t-on idée de ça!...
et vous croyez que des êtres pareils, la Société ne ferait pas
mieux de les détruire?
'''Ursule''', ''épouvantée.'' --- Monsieur veut me
détruire? '''Lauriane.''' --- Zut! Silence! Sortez de mes yeux, vous et
votre panier à salade! Vous m'exaspérez, tous les deux!
'''Ursule''', ''disparaissant.'' --- Eh bien, en voilà
une affaire! ''Lauriane, du doigt, fait éclater le pli; il y jette un coup d'oeil, pousse un cri et disparaît précipitamment à l'intérieur de l'habitation, laissant Margot et Camille stupéfaites.''
'''Camille.''' --- Eh bien?
'''Margot.''' --- Comment?
'''Camille.''' --- Qu'est-ce qu'il y a?
'''Margot.''' --- Je ne comprends pas... Il attendait une
dépêche... mais... je ne sais...
'''Camille.''' --- Une mauvaise nouvelle, peut-être!
'''Margot.''' --- J'espère que non... D'ailleurs, le
voici... ''Lauriane, en effet, apparaît, transfiguré, rajeuni de vingt ans. Il a passé une redingote qu'il achève de refermer sur lui. Margot s'est élancée, mais lui, sans violence, l'écarte de la main droite, va droit à Camille et se penche pour l'embrasser.''
'''Lauriane.''' --- Belle dame...
'''Camille.''' --- Ah çà!...
'''Lauriane''', ''en l'embrassant.'' --- Permettez!
'''Camille.''' --- Il m'effraye.
'''Lauriane''', ''en embrassant Margot sur les deux joues.
--- Et toi aussi, ma fille, toi aussi!... Nous ne
sommes pas toujours d'accord, mais une minute comme celle-ci fait
oublier bien des mauvaises journées! Enfin, ne parlons plus de
ces choses attristantes! L'éponge est passée. Tout est
dit. '''Margot''', ''très étonnée.'' --- Mon Dieu...
'''Lauriane''', ''lui tendant la dépêche.'' --- C'est
fait. Lis. '''Margot''', ''lisant.'' ---
L'affaire est dans le sac. J'arrive.» '''Camille.''' --- Quelle affaire?
'''Lauriane''', ''badin.'' --- Curieuse...
'''Camille.''' --- Les palmes! Dieu me pardonne!
'''Lauriane''', ''modeste.'' --- Elles-mêmes!
'''Camille''', ''à Margot.'' --- Vous ne pouviez pas le
dire plus tôt, cachottière!
'''Margot.''' --- Si je m'étais trompée...
'''Lauriane''', ''de même.'' --- Le mal n'eût pas été
si grand... Pour l'importance que ça a...
'''Camille.''' --- Vous êtes trop modeste.
'''Lauriane.''' --- Allons donc!
'''Camille.''' --- Mes compliments!
'''Lauriane.''' --- Vous plaisantez!
'''Camille.''' --- Du tout!
'''Lauriane.''' --- Vraiment?
'''Camille.''' --- Vraiment.
'''Lauriane''', ''désignant Margot.'' --- Alors, merci
pour elle. ''(A Margot.)'' Tu entends, on te complimente.
''(A Camille.)'' Je vous ferai d'ailleurs remarquer qu'elle
affecte un manque évident d'enthousiasme.
'''Margot.''' --- Moi?
'''Lauriane.''' --- Et que, sans se lancer dans des
démonstrations incompatibles avec sa nature de fer-blanc, elle
pourrait accueillir d'un visage moins tragique la distinction
dont je suis l'objet... ''(Margot veut parler.)''...
distinction, en somme flatteuse, et dont tout l'honneur est pour
elle. '''Margot.''' --- Mais c'est un parti pris!... Mais cela
devient odieux! '''Lauriane.''' --- Ça va bien.
'''Margot''', ''à Camille.'' --- Lui ai-je dit quelque
chose? '''Camille.''' --- Tenez, vous êtes un monstre...! Pauvre
petite! ''(Elle l'embrasse.)'' Courez donc l'embrasser, vous
aussi. '''Lauriane''', ''bas.'' --- Devant vous?
'''Camille.''' --- Pourquoi pas?
'''Lauriane.''' --- Puisque vous l'ordonnez!... ''(Il
embrasse Margot du bout des lèvres.)'' Sur ce, l'incident est
clos... Fais voir la dépêche... ''(La relisant.)
«Dans le sac!» Sacré Lavernié! Ça me fait plaisir
aussi pour lui! Nous allons nous faire du bon sang!
'''Camille.''' --- Quel Lavernié?
'''Lauriane''', ''étonné.'' --- Henri Lavernié.
'''Camille.''' --- Le peintre?
'''Lauriane.''' --- Vous le connaissez?
'''Camille''', ''très hésitante.'' --- De nom... un
peu. ''Ursule entre.''
'''Scène VI'''
''Les mêmes, Ursule''
'''Lauriane''', ''vivement et à mi-voix.'' --- Chtt
Ursule!... ''(Désignant du doigt sa boutonnière.)'' Nous
allons rire! ''(A Ursule.)'' Qu'est-ce qu'il y a, ma bonne
Ursule? '''Ursule.''' --- Je venais demander à madame...
'''Lauriane''', ''familier.'' --- Approchez, Ursule;
approchez. Le dîner sera-t-il bon ce soir?
'''Ursule.''' --- Je l'espère, monsieur.
'''Lauriane.''' --- Elle l'espère! Brave fille!... Qu'est-ce
que vous avez à me regarder comme ça! Aurais-je une tache sur
'''Ursule.''' --- Je n'en vois point.
'''Lauriane.''' --- Regardez bien... Non?... Rien ne vous
frappe? '''Ursule.''' --- Non, monsieur.
'''Lauriane''', ''furieux.'' --- Rompez!... Assez causé
comme ça! '''Ursule.''' --- Mais, monsieur...
'''Lauriane.''' --- Assez causé!... ''(Ursule sort. A part.)''
En voilà une que je ficherai à la porte à la
première occasion... ''(Mais il aperçoit Marvejol.)
Chtt!... Marvejol!... On va rigoler. Plus un mot!...
'''Scène VII'''
''Lauriane, Camille, Margot, Marvejol''
''Marvejol entre, les lignes sur l'épaule, le filet à la main.''
'''Marvejol.''' --- Mesdames, bonsoir!... Bonsoir, madame
Lauriane... ''(A Camille.)'' Bonsoir, Coco!...
''(A Lauriane qui l'attend de pied ferme à l'autre bout du théâtre, souriant, l'air futé et malin d'un monsieur qui en a fait une bien bonne.)'' Bonjour, vous! ''(A Camille.)'' Dis-moi,
Coco?... C'est très gentil à toi de m'accompagner jusqu'au bord
de l'eau... mais dès que j'ai le dos tourné, tu me confisques
mes souliers... ''(S'interrompant, à Lauriane:)'' Pourquoi
sifflez-vous?
'''Lauriane.''' --- Allez toujours, vous m'intéressez.
'''Marvejol.''' --- ... tu me confisques mes souliers et on
ne te revoit plus.
'''Camille.''' --- Coco!
'''Marvejol.''' --- Je ne suis pas jaloux...
''(A Lauriane qui siffle toujours.)'' Ah çà!... ''(A Camille.)
c'est un système qui m'empêcherait de courir après toi, si
jamais, un jour, je le devenais... '''Lauriane.''' --- Est-il bête!
'''Camille.''' --- Comment. Tu ne vois pas?...
''Elle désigne la boutonnière de Lauriane.''
'''Marvejol''' ''s'approche, se penche, et, très simplement, sans le moindre étonnement.''
ça?... Oh! tout le monde les a, aujourd'hui.
'''Lauriane''', ''hors de lui, se retourne brusquement vers Margot.
--- Qu'est-ce que tu fais là, toi?
'''Margot.''' --- Rien.
'''Lauriane.''' --- Ce n'est pas une occupation. Lavernié
nous arrive. La chambre d'ami?
'''Margot.''' --- Elle est prête.
'''Lauriane.''' --- Ça m'étonne. Ton dîner?
'''Margot.''' --- J'ai mis le pot-au-feu.
'''Lauriane.''' --- Ça ne m'étonne pas. Tu sais pourtant
bien que Lavernié ne peut pas le voir en peinture!
''A ce moment.''
'''Lavernié''', ''apparaissant par-dessus la haie, comme tout à l'heure.''
--- Pas un mot de vrai. J'adore la
plate-côte, au contraire! '''Scène VIII'''
''Les mêmes, Lavernié''
'''Lauriane.''' --- Lavernié!
'''Lavernié''', ''entrant.'' --- En personne!
'''Margot''', ''courant à lui.'' --- Henri!...
Bonjour! Ah, bonjour!
'''Lavernié.''' --- Bonjour, ma petite Margot! Tournez-vous
par ici, que je voie si vous êtes toujours la plus jolie, comme
la Suzon de la chanson. -- Bon! Tout va bien. Montrez vos
dents. '''Margot''', ''gênée.'' --- Henri...
'''Lavernié.''' --- Montrez vos dents, que diable! puisque
j'ai plaisir à les voir. -- Est-ce que je ne vous ai pas, un
jour, baptisé la princesse Quenottes?
'''Margot.''' --- Si!
''Elle rit.''
'''Lavernié''', ''ravi.'' --- Splendeur! Magnificence!
Féérie! -- Mon Dieu, que j'ai d'amitié pour vous!
''Il l'embrasse.''
'''Lauriane.''' --- Ne t'épate pas.
'''Lavernié.''' --- C'est ce que je fais.
''Il embrasse Margot sur l'autre joue.''
'''Lauriane.''' --- Grapille! Grapille!
'''Lavernié.''' --- Je cueille des pêches; on a le droit.
Et puis, laisse-nous tranquilles, hein. C'est mon amie, cette
enfant-là! c'est mon chou et ma préférée!... Pas,
Margot? '''Margot.''' --- Bien sûr.
'''Lavernié.''' --- Tu entends?
''(Il rit, puis, revenant à Lauriane, il lui serre la main avec beaucoup d'affection.)
Qu'est-ce que tu deviens, autrement?
'''Lauriane.''' --- Et toi?
'''Lavernié.''' --- Oh! moi, mon bon, je suis comme beaucoup
d'autres: je deviens vieux tout doucettement. Je m'éveille tous
les matins avec un jour de plus que la veille, et j'en pleure de
rage jusqu'au soir. A part cela, je relis les lettres des
maîtresses qui m'ont trompé et des amis qui m'ont trahi; je
compte mes rides du bout de mon doigt en me regardant dans la
glace, et quand j'ai une minute à moi, je retouche mon
testament, ou j'y ajoute un codicille. Enfin, je me distrais,
quoi! Je m'amuse. '''Lauriane.''' --- Farceur!... que je te présente, au fait!
Mon ami, mon vieil ami, Henri Lavernié. Madame et monsieur
Marvejol, nos voisins et nos amis.
''On se salue. Les hommes échangent des poignées de main.''
'''Lauriane.''' --- Eh maintenant, que la fête commence!
Ursule! ''Apparition de la bonne.''
'''Ursule.''' --- Monsieur?
'''Lauriane.''' --- Montez la valise de monsieur.
Débarrasse-toi de ton chapeau. Veux-tu un panama?
'''Lavernié.''' --- Merci.
'''Lauriane.''' --- Une vieille casquette à moi?
'''Lavernié.''' --- Non.
'''Lauriane.''' --- Un verre de madère?
'''Lavernié.''' --- Rien du tout.
'''Lauriane.''' --- Lavernié, tu n'es pas gentil... J'aurais
aimé, le verre en main, et une émotion dans la voix...
'''Lavernié''', ''apercevant la boutonnière de Lauriane.
--- Qu'est-ce que tu as donc là?... Ote ça!...
'''Lauriane.''' --- Quoi?
'''Lavernié.''' --- Ote ça!...
'''Lauriane.''' --- Mais...
'''Lavernié.''' --- Ote ça, je te dis...
''Il s'éloigne et va au couple Marvejol.''
'''Lauriane''', ''abasourdi''. --- Qu'est-ce qui lui
prend? '''Marvejol''', ''à Lavernié.'' --- N'avez-vous pas
cher monsieur, exposé au Salon dernier une vue de Venise?...
Exquise d'ailleurs, et d'un ton... '''Lavernié.''' --- Je ne fais que le portrait, cher
monsieur... '''Marvejol''', ''gêné.'' --- Ah! Parfaitement!
'''Margot''',
--- On dîne dans le jardin?
'''Lauriane''', ''en haussant les épaules.'' --- Dans la
cave. Aimes-tu mieux que ce soit sur le toit?
''(A Lavernié.)''
Nous dînons dehors, n'est-ce pas?... Tu n'y vois
pas d'inconvénient?
'''Lavernié.''' --- Au contraire.
''(Regardant les palmes de Lauriane.)'' Encore!... Ote donc ça!...
'''Lauriane.''' --- A cause?
'''Lavernié.''' --- A cause... Pas devant le monde. Tout à
l'heure... '''Lauriane''', ''à part.'' --- Ah çà!... Ah
çà!... '''Camille''',
''dans un coin, bas à Lavernié qui s'est approché d'elle. --- En voilà une surprise!
'''Lavernié''', ''bas.'' --- Si je m'attendais à
cela!... '''Camille''', ''bas.'' --- Qu'est-ce que tu fais
ici? '''Lavernié''', ''bas.'' --- Vous êtes donc à
Chennevières? '''Camille''', ''bas.'' --- Tu le sais bien! Je te l'ai
écrit. '''Lavernié''', ''bas.'' --- Rien reçu.
'''Camille''', ''bas.'' --- C'est extraordinaire.
'''Lavernié''', ''bas.'' --- D'ailleurs, j'étais en
voyage. Je t'en ai informée. '''Camille''', ''bas.'' --- Rien reçu non plus! -- Où
cela? '''Lavernié''', ''bas.'' --- Poste restante, comme
toujours. Place Clichy. A. B. C. '''Camille''', ''bas.'' --- A. B. C.! Imbécile!
''(Rectifiant.)'' X. Y. Z... 555! '''Lavernié''', ''bas.'' --- Tout s'explique!
'''Camille''', ''bas.'' --- Tu connais donc les
Lauriane? '''Lavernié''', ''bas.'' --- Il faut croire.
'''Camille''', ''bas.'' --- Tu ne me l'avais jamais
dit. '''Lavernié''', ''bas.'' --- Tu ne me l'avais jamais
demandé. '''Camille''', ''haussant les épaules, bas.'' --- En
voilà une réponse!... Quand te verrai-je? '''Lavernié''', ''bas.'' --- Un de ces jours.
'''Camille''', ''bas.'' --- Je veux savoir tout de
suite. '''Lavernié''', ''bas.'' --- Eh bien... Chut! On nous
regarde! ''Apparition d'Aurélie, la bonne des Marvejol. Elle passe la tête par-dessus la haie qui sépare les deux jardins.''
'''Aurélie.''' --- Madame est servie.
'''Marvejol.''' --- Allons, Coco!
'''Camille.''' --- Vous venez tous prendre le café chez
nous, hein? ''(A Lavernié.)'' Monsieur nous fera bien le
plaisir d'être des nôtres? '''Lavernié.''' --- Avec joie, madame.
'''Camille.''' --- Alors à tout de suite.
'''Lauriane''', ''impatient.'' --- Entendu.
'''Marvejol.''' --- Et on fera un trente et un.
'''Lauriane''', ''de même.'' --- Ça va!...
'''Marvejol.''' --- Passe devant, Coco.
'''Scène IX'''
''Lauriane, Margot, Lavernié''
'''Margot.''' --- Et maintenant, à table.
'''Lauriane''', ''intrigué.'' --- Eh bien?
'''Lavernié.''' --- Eh bien...
''(Entre Ursule portant la soupière.)'' Pas devant la bonne. '''Lauriane''', ''bas.'' --- Je vais l'expédier...
''(Haut.)'' Rompez! On vous a assez vue
''(Sortie d'Ursule.)'' Elle est partie. Qu'est-ce qu'il y a?
'''Lavernié.''' --- Il y a de l'erreur.
'''Lauriane.''' --- De l'erreur?
'''Lavernié.''' --- De l'erreur.
'''Lauriane.''' --- Rapport?
'''Lavernié''', ''désignant le ruban.'' --- A ça!
'''Lauriane.''' --- A mes palmes?
'''Lavernié.''' --- A ces palmes.
'''Lauriane.''' --- Je ne comprends pas un mot.
'''Lavernié.''' --- Tu les portes.
'''Lauriane.''' --- Sans doute.
'''Lavernié.''' --- Pourquoi?
'''Lauriane.''' --- Parce que c'est mon droit.
'''Lavernié.''' --- Non!
'''Lauriane.''' --- Si!
'''Lavernié.''' --- Non!
'''Lauriane.''' --- Tu te fiches du monde. On ne m'a pas
donné les palmes pour que je les mette dans un placard.
'''Lavernié.''' --- On ne t'a rien donné du tout.
'''Lauriane.''' --- Si!
'''Lavernié.''' --- Non!
'''Lauriane.''' --- Si!
'''Lavernié.''' --- Tu as reçu une dépêche?
'''Lauriane.''' --- Oui.
'''Lavernié.''' --- Eh bien?
'''Lauriane.''' --- Elle est limpide:
dans le sac. '''Lavernié''', ''rectifiant.'' --- Dans le lac.
'''Lauriane.''' --- Comment dans le lac?
'''Lavernié.''' --- Parfaitement, tu as mal lu.
'''Lauriane.''' --- Lis toi-même.
''Il lui présente le bleu.''
'''Lavernié''', ''après avoir lu.'' --- Un S pour un L;
une coquille!... '''Lauriane''', ''les poings serrés.'' --- Alors, il y a
de l'erreur? '''Lavernié.''' --- Je te le disais.
'''Lauriane.''' --- N... de D...! ''(Entre Ursule.)
Chut!... Pas devant la bonne... ''(Haut.)'' Qu'est-ce que
c'est? Le boeuf? Enlevez-le! Monsieur Lavernié ne l'aime
pas. '''Lavernié.''' --- Oh! mais pardon!
'''Lauriane.''' --- Filez!
''Coups de tonnerre. Quelques gouttes tombent.''
'''Margot.''' --- Faites des oeufs sur le plat. -- Tiens, la
pluie. Nous devrions rentrer.
'''Lauriane''', ''hors de lui.'' --- Fiche-nous la paix,
avec ta pluie!... Nous sommes très bien ici!... Dans le lac!...
Dans le lac!... '''Margot''', ''qui s'est levée et qui a été prendre sur une chaise son ombrelle.''
''Elle ouvre son ombrelle.''
'''Lauriane.''' --- Laisse-moi tranquille! Dans le lac!!! Tu
devais voir le ministre?
'''Lavernié.''' --- Je l'ai vu. Il a été fort
aimable. '''Lauriane.''' --- Qu'est-ce qu'il t'a dit?
'''Lavernié''', ''il se couvre la tête avec son mouchoir.
--- Des choses tout à ton éloge, d'abord; puis,
que tu passerais à ton tour de bête. '''Lauriane.''' --- Eau bénite de cour!
'''Lavernié''', ''étendant la main.'' --- Eh! ça
tombe! '''Lauriane.''' --- Et après?
'''Lavernié''', ''en ouvrant son parapluie.'' ---
«J'apprécie vivement, m'a-t-il déclaré, les mérites de
M. Lauriane, fonctionnaire zélé autant qu'intelligent.
Malheureusement, la distinction flatteuse...
'''Lauriane''', ''arrachant le ruban et le jetant à la
volée.'' --- Voilà ce que j'en fais! Continue.
'''Lavernié.''' --- ... que vous sollicitez pour lui est
l'objet de nombreuses convoitises. Songez donc qu'à lui seul, le
ministère auquel appartient votre ami présente trente-sept
candidatures dont six au moins sont justifiées.
'''Lauriane.''' --- Et il n'a pas ajouté que j'avais une
tache dans ma vie?... Jouez donc l'étonnement, tous les deux!
''(A Margot.)'' Tu sais bien ce que je veux dire.
'''Margot''', ''à Lavernié.'' --- Au fait! vous allez
voir, Henri, c'est encore à moi qu'il doit ça.
'''Lauriane.''' --- Oui, c'est à toi.
'''Margot.''' --- Voilà! Dois-je rire ou pleurer?
'''Lauriane''', ''en se levant.'' --- Tu dois te taire.
''(Ursule entre avec des oeufs sur le plat. Lauriane lui
arrache le plat des mains.)'' Ça va bien, allez! ''(Ursule
sort.)'' Il n'y en a qu'un qui a le droit d'élever la voix
ici. C'est moi. Que tu brises ma carrière, passe encore!... Mais
'''Margot''', ''les larmes aux yeux.'' --- Je brise ta
carrière, moi! '''Lavernié.''' --- Dieu! que tu es embêtant!
'''Lauriane.''' --- Car plus je réfléchis, et plus je me
souviens! Avec ton air de ne pas y toucher, sais-tu bien que,
grâce à toi, j'ai tout manqué, tout perdu, tout raté, tout
gâché! Un mariage superbe, inespéré! Une place merveilleuse
ai ma claque, là! Ce métier de forçat m'est devenu odieux...
''(En frappant du poing sur la table.)'' J'en ai assez! J'en
ai assez! J'en ai assez!
'''Margot''' ''se lève, sort tout en larmes et murmure entre deux sanglots.''
'''Scène X'''
''Lauriane, Lavernié''
'''Lauriane.''' --- Si tu veux du fromage?
'''Lavernié.''' --- Merci. ''(Long silence, puis, allumant une cigarette:)''
Margot aura fait des blagues.
'''Lauriane.''' --- Margot? C'est une cruche, Margot!
'''Lavernié.''' --- Une cruche?
'''Lauriane.''' --- Oui.
'''Lavernié.''' --- Eh bien, méfie-toi de la mener à l'eau
un peu plus souvent qu'il ne faudrait; tu pourrais te faire
éclabousser. En vérité, c'est inimaginable. Voilà une enfant
délicieuse, qui t'aime, te fait honneur, emplit cette maison de
venger quand on ne leur avait rien fait, et Margot aurait une
excuse.
'''Lauriane.''' --- Tout de bon?
'''Lavernié.''' --- Tout de bon.
'''Lauriane.''' --- Sais-tu que tu la défends avec une
certaine chaleur? '''Lavernié.''' --- C'est tout naturel.
'''Lauriane.''' --- Comment donc!
'''Lavernié.''' --- Tu dis cela avec un drôle d'air...
''(Rires mystérieux de Lauriane.)'' Oh! cartes sur tables, je
t'en prie; notre amitié est trop ancienne pour se pouvoir
accommoder d'équivoques et de faux-fuyants. Si tu as une pensée
de derrière la tête, tu vas lui donner la volée ou je vais,
moi, boucler ma valise, prendre mon chapeau et cavaler!
'''Lauriane.''' --- Tu t'emballes!...
'''Lavernié.''' --- J'en ai le droit. Comme tous les gens
qui n'ont rien à cacher, je suis pour les maisons de verre.
Parle.
'''Lauriane.''' --- Les amoureux sont inouïs! Ils crient
leur secret sur les toits et ils s'étonnent que les couvreurs,
qui ont des oreilles, les entendent!
'''Lavernié''', ''très surpris.'' --- Je suis
amoureux? '''Lauriane.''' --- De Margot.
'''Lavernié.''' --- Moi?
'''Lauriane.''' --- Tu me prends pour un aveugle. Je ne
m'aperçois pas de ton petit manège, peut-être? et je ne te
'''Lavernié.''' --- Oui, parbleu! Et c'est le moindre
hommage que je puisse rendre à la beauté de cette charmante
fille. Mais de là à lui faire la cour quand tu n'y es pas et à
tourner autour de ses jupes, il y a une nuance. N'insiste pas, tu
me blesserais. Je n'ai pas coutume d'abuser de la confiance des
'''Lauriane.''' --- Aucun rapport.
'''Lavernié.''' --- Je te demande pardon. La femme d'un ami
est son bien au même titre que sa bourse.
'''Lauriane''', ''spirituel.'' --- Ou que son
parapluie. '''Lavernié.''' --- Parfaitement. Et pour moi, si jamais je
pinçais un copain, fût-ce le plus ancien et le meilleur, à me
'''Lauriane.''' --- Moi pas.
'''Lavernié.''' --- Ouat!
'''Lauriane.''' --- Fais-en l'expérience.
'''Lavernié.''' --- Comment?
'''Lauriane.''' --- Margot te plaît, prends-la.
'''Lavernié''', ''abasourdi.'' --- C'est pour rire, je
pense. '''Lauriane.''' --- Du tout. Mon cher, tu ne me connais
pas. '''Lavernié.''' --- Je te connais à peine, en effet. Cela
ne remonte guère qu'à trente-cinq ans, au temps où nos pans de
'''Lauriane.''' ---
emporte-toi moins, tu ne t'en porteras que mieux.
tu es extraordinaire avec tes allures de César. Suis-je obligé
de partager tes petites manières de voir et dois-je être un
'''Lavernié.''' --- Ça y est! Voilà ce que je
craignais. '''Lauriane.''' --- Et tu le sais très bien, d'ailleurs.
Seulement, tu ne veux pas en convenir, étant un être
compliqué, subtil et paradoxal. '''Lavernié.''' --- Paradoxal! Paradoxal!... Eh! je le hais,
le paradoxe! J'en ai l'exécration, le dégoût et la crainte,
comme d'une fille publique qu'il est!
'''Lauriane.''' --- Et avec qui l'on couche.
'''Lavernié.''' --- A l'occasion, pour rire, mais qu'on
n'épouse pas, N... de D...!... Seigneur! qu'il est donc
difficile d'arriver à se faire comprendre!
'''Lauriane.''' --- Tu as raison. Restons-en là. Je ne
discute pas avec les enfants.
'''Lavernié.''' --- Pourquoi donc? Je discute bien avec des
andouilles, moi qui te parle.
'''Lauriane.''' --- Trop aimable!
'''Lavernié.''' --- Mon cher Lauriane, j'ai horreur des
phrases à effet et des daims qui battent la caisse sur la peau
d'âne des mots creux. Voilà une heure que tu sues sang et eau
à essayer de m'intéresser, tu ne m'intéresses pas, c'est bien
simple. Tu veux me la faire, tu ne me la feras pas, c'est bien
simple. Fais ton profit de ces paroles et rends grâce à mon
affection, si elle a sa rude franchise, d'avoir aussi sa
probité. Car c'est vrai, elle me plaît, Margot; et elle me
plaît même beaucoup! et cela ne date pas d'aujourd'hui! et si
on me la donnait, je sais bien ce que j'en ferais! et il est
inouï de penser que nous ayons pu en venir, moi à te faire de
pareils aveux, et toi, Lauriane, à les entendre!
'''Lauriane.''' --- Puis-je te demander poliment, avec tous
les égards voulus, la permission de placer un mot? Tu me
l'accordes? Oui? C'est heureux! Sache donc, ceci pour ta
gouverne, que j'ai plein le dos de Margot; que ma liaison avec
elle a plus que suffisamment duré, mes habitudes n'étant pas de
m'éterniser dans le collage, et que, d'ailleurs, en fût-il
autrement, jamais une femme, jamais -- tu m'entends, à ton tour?
-- ne me brouillera avec un ami. ''(Lavernié hausse les épaules.)
Alors là, raisonnablement, tu penses que je
pourrais hésiter une seconde entre un vieux camarade d'enfance,
comme voilà toi, et Margot dont je connais le passé, après
tout, et qui n'est jamais qu'une...
'''Lavernié.''' --- Tu vas dire une lâcheté.
'''Lauriane.''' --- Mais mon cher, j'ai ramassé ça...
'''Lavernié.''' --- Elle est dite. C'est la dernière. Tu
finirais par me fâcher et je ne suis pas venu chez toi pour
avoir le désagrément de te jeter au nez des choses
désobligeantes. Je me résume. J'ai pour cette enfant autant de
tendresse que d'estime et prétends qu'elle a plus à se plaindre
de toi que tu n'as à te plaindre d'elle, un homme de ton âge,
et du mien, demeurant toujours, quoi qu'il arrive, l'obligé du
bras qui enlace, du regard qui sourit et de la bouche qui sent
bon. Ceci soit dit pour elle. Quant à son honnêteté, je ne la
'''Lauriane.''' --- Son importance? Quelle importance? Je ne
sais pas ce que tu veux me dire. Je te répète que chacun, en ce
'''Lavernié.''' --- Tu me fais suer!
'''Lauriane.''' --- Triomphe à ton aise!
''(Il se lève.)'' Je vais prendre le café chez le voisin. En ce qui
concerne Margot, ne te gêne pas, si le coeur t'en dit. Dans le
cas contraire, allonge-toi à côté, comme ils disent en
Normandie. ''(Tirant sa montre.)'' Neuf heures moins le quart.
'''Lavernié.''' --- Je ne sais pas... Tout à
l'heure... '''Lauriane.''' --- Comme tu voudras. Je suis là, moi.
''(Fausse sortie.)'' Tu devrais mettre ton pardessus.
'''Lavernié.''' --- Je n'ai pas froid.
'''Lauriane.''' --- Mets-le tout de même; c'est prudent, par
ces sales temps-là. C'est vrai, ça, on attrape la mort et puis,
''Il sort. Lavernié le suit du regard. Petite pantomime trahissant son incertitude d'esprit. Il prend une cigarette, l'allume, en tire une bouffée, puis la rejette. Claquement agacé de son pouce contre son index. Appel impatienté des lèvres. On le sent perplexe, hésitant, très troublé de ce qu'il vient d'entendre et ne sachant ce qu'il doit croire. Quelques instants s'écoulent. Enfin Margot paraît.''
'''Scène XI'''
''Lavernié, Margot''
'''Margot.''' --- Je suis prête. Tiens, vous êtes
seul? '''Lavernié.''' --- Oui. Ah çà! mais regardez-moi donc un
peu. Vous pleurez?
'''Margot.''' --- C'est fini. Votre bras.
'''Lavernié.''' --- Votre mouchoir.
'''Margot.''' --- Pourquoi faire?
'''Lavernié.''' --- Donnez toujours.
''(Elle obéit. Lavernié lui séchant les yeux:)'' auxquels on a fait de la peine! Si on ne dirait pas des
pervenches, l'été, à quatre heures du matin! Qu'est-ce qu'il y
a? '''Margot.''' --- Rien.
'''Lavernié.''' --- Qu'est-ce qu'il y a?... Un peu de
franchise, sacrebleu! Vous n'avez pas confiance en moi?
'''Margot.''' --- Oh! que si!
'''Lavernié''', ''amusé.'' --- Elle a bien dit ça!...
Un bon point à la jeune Margot. Allons, venez vous asseoir là,
près de moi, et causons tous les deux. Qu'est-ce qu'il y a,
'''Margot''', ''à voix basse.'' --- Je veux retourner à
l'atelier. '''Lavernié''', ''étonné.'' --- A l'atelier?... Où
ça? '''Margot.''' --- Chez Mme Thibaut.
'''Lavernié.''' --- Qui, Mme Thibaut?
'''Margot.''' --- Mon ancienne patronne, la dame de la rue
d'Aboukir:
Montmartre. J'y étais encore mieux qu'ici. Je n'y gagnais pas
des mille et des cent, cependant, et je peux me vanter d'en avoir
'''Lavernié.''' --- Oui, il a quelques exigences.
'''Margot.''' --- Oh! s'il ne s'agissait que de se lever à
la lampe, de déjeuner quand ça se trouve et de dîner quand ça
se rencontre, on pourrait encore s'entendre. Seulement, voilà:
il y a le coeur, l'imbécile, le stupide coeur!
'''Lavernié.''' --- Si c'est du vôtre que vous parlez, ne
dites pas de mal de cet innocent. Il ne vous a jamais donné que
de bons conseils.
'''Margot.''' --- Il ne m'a fait faire que des sottises!
'''Lavernié.''' --- Vous êtes jalouse, vous.
'''Margot.''' --- Je voudrais bien.
'''Lavernié.''' --- C'est fini de me prendre pour une
bête? '''Margot''', ''protestant.'' --- Oh!
'''Lavernié.''' --- C'est fini?... Voyons, Margot, pourquoi
manquer de sincérité? Quel besoin de machiner son âme comme un
'''Margot''', ''émue.'' --- Henri...
'''Lavernié.''' --- ... la gronde, la sermonne, la raisonne,
fait à ses grands yeux les gros yeux, et lui crie d'une voix
Voulez-vous bien ne plus pleurer! Votre amant vous adore,
nigaude! ''(Changeant de ton.)'' Car la voilà, la vérité:
il vous aime, je vous jure qu'il vous aime, et quant à sa
fidélité, j'en répondrais comme de la vôtre. Mais
regardez-moi donc en face, sapristoche! Est-ce que j'ai l'air
oui ou non, d'un monsieur qui sait ce qu'il dit?
'''Margot.''' --- Vous ne savez surtout ce que vous faites...
Votre amitié me gâte, comme toujours. Seulement, vous vous
trompez...
''(Muette interrogation de Lavernié. Poursuivant:)'' en tout, ou à peu près. Je suis fidèle. Oh!
çà!... Quant au reste... Ecoutez: vous me demandiez tout à
l'heure si j'avais confiance en vous? Vous allez voir à quel
point: Henri, je n'aime pas mon amant.
'''Lavernié''', ''ironique.'' --- Au contraire.
'''Margot.''' --- Vous ne le croyez pas?
'''Lavernié.''' --- Non, mon gros. D'autant moins que, si je
le croyais, je ne comprendrais pas, je l'avoue...
'''Margot.''' --- ... Pourquoi je suis devenue sa
maîtresse? '''Lavernié.''' --- Dame!
'''Margot.''' --- Je suis devenue sa maîtresse par la raison
que je suis incapable d'être la mienne. Il voulait; je ne
voulais pas; à la fin, j'ai bien voulu: voilà tout le roman de
mes amours qui est, en même temps, toute l'histoire de ma vie.
Je ne veux pas; on veut; à la fin, je veux bien: c'est aussi
simple que cela et voilà, en deux coups de crayon, le portrait
de votre petite amie. Ce n'est pas de chance, d'être ainsi
bâtie. Que voulez-vous que j'y fasse? On ne se refait pas. Du
''Geste vague.''
'''Lavernié''', ''se moquant.'' --- Ça, c'est pour faire
l'intéressante. '''Margot.''' --- Je ne fais pas l'intéressante; je dis
la chance et moi... Jamais je n'ai eu de chance; jamais. A la
maison, maman me battait sous prétexte que je faisais la noce. A
l'atelier, on se moquait de moi parce que, justement, je n'avais
pas d'amoureux et que, par-dessus le marché, je ne trouve rien
à répondre quand on me tourne en ridicule. Je ne sais que
pleurer! Ce n'est pas de ma faute!... Tout cela, inévitablement,
devait me livrer, un jour ou l'autre, au premier passant venu qui
me tendrait les bras. Ce fut Charles qui passa. J'étais à
plaindre: il me plaignit. Il en eut l'air, du moins, mais je n'en
m'attendait au coin de la rue Vide-Gousset et de la place des
laissais prendre mes joujoux, mes sous, mes images, mon dessert,
faute de savoir me défendre. Je n'ai jamais su me défendre. Je
ne peux pas; on me demande, je donne.
'''Lavernié''', ''apitoyé.'' --- Misère!
'''Margot.''' --- Ensuite, ma foi, je crois bien que le bon
Dieu m'a punie, car ça n'a guère bien tourné, mon
équipée!... Que voulez-vous, c'est l'ordre et la marche avec
moi, je commence par avoir confiance, je prends bon espoir, j'y
mets du mien... -- si vous saviez comme j'ai peu d'exigence, je
'''Lavernié.''' --- Ça n'a pas traîné!
'''Margot''', ''avec douceur.'' --- Non...
'''Lavernié.''' --- Pauvre enfant!... Alors?
'''Margot.''' --- Alors, j'ai tenu le coup de mon mieux,
tendant le dos, espérant des lendemains meilleurs, comptant que
ma douceur naturelle, ma bonne grâce, ma soumission, finiraient
bien, un jour ou l'autre, par avoir le dernier mot. D'autant plus
que j'étais toute prête à l'aimer en reconnaissance des choses
une raison suffisante pour qu'on vous en fasse le reproche depuis
que gardent si jalousement l'injustice et la méchanceté. Il
est...
'''Lavernié.''' --- S'il y est?
'''Margot.''' --- ... il y est bien caché.
''Elle se lève.''
'''Lavernié''', ''de qui une pensée a traversé l'esprit.
--- Qu'est-ce que vous voulez dire?
'''Margot.''' --- Rien de plus.
'''Lavernié.''' --- Bien vrai?
'''Margot.''' --- Sans doute.
'''Lavernié.''' --- Vous me cachez quelque chose.
'''Margot''', ''qui commence à se troubler.'' ---
Non. '''Lavernié.''' --- Si.
'''Margot.''' --- Non.
'''Lavernié.''' --- Vous aimez quelqu'un.
'''Margot.''' --- Moi?
'''Lavernié.''' --- Oui, vous.
'''Margot.''' --- Quelle plaisanterie!
'''Lavernié''', ''pesant sur les mots.'' --- Vous aimez
quelqu'un. '''Margot.''' --- Vous êtes fou.
'''Lavernié''', ''lui prenant les mains.'' ---
Regardez-moi en face. '''Margot.''' --- Henri!
'''Lavernié''', ''avec autorité.'' --- Là! Dans les
yeux. '''Margot.''' --- Mais je vous regarde... mais je vous
jure... mais quelle idée!... Je n'aime personne! personne!
personne! '''Lavernié.''' --- Qui est-ce?
'''Margot''', ''qui se débat.'' --- On nous attend,
venez. '''Lavernié.''' --- Qui est-ce?
'''Margot.''' --- Lâchez mes mains...
'''Lavernié.''' --- Qui est-ce?
'''Margot.''' --- Je ne vous le dirai pas. Vous ne le saurez
jamais! ''(Eclatant en sanglots.)'' Je veux retourner à
l'atelier! Je veux retourner à l'atelier!... Lâchez-moi, je
vous en supplie!...
''Brusquement, Lavernié comprend. Sa loyauté s'émeut, et, d'un mouvement rapide, il a lâché les mains de Margot. Celle-ci s'éloigne à pas lents, gagne la porte par où elle est venue.''
'''Lavernié''' ''la regarde s'éloigner; on le sent en proie à une lutte intérieure. Soudain, la tentation l'emporte; alors, à demi-voix.'' --- Margot!
''Margot, qui allait disparaître, se retourne. La nuit est venue complètement, mais à la faveur d'un rayon de lune [qui] filtre à travers les verdures du jardin, elle l'aperçoit, immobile, qui lui tend les bras en silence.''
'''Margot''', ''éperdue.'' --- Henri!
''C'est tout. Un saut et elle est à son cou. Ils se baisent aux lèvres, passionnément. On entend, dans l'éloignement, des chants de canotiers attardés sur la Marne. Le rideau tombe.''
'''Acte deuxième'''
''Le théâtre représente un atelier de peintre. Ameublement artistique. Aux murs, des toiles sans cadres, alternées de cadres sans toiles. Statues, moulages, panoplies, divans. Au fond, une porte à deux battants; à droite, une porte plus petite donnant sur la chambre à coucher. A gauche, au premier plan, un chevalet soutenant une toile dont l'envers fait face au public. Au lever du rideau, Lavernié, seul en scène et debout devant son chevalet, est en train de copier un corsage de dentelle dont est revêtu un mannequin assis sur une chaise près de lui. Il a la cigarette aux lèvres et le pouce dans le trou de la palette. Scène muette. L'artiste couvre sa toile de larges coups de brosse, recule, cligne des yeux pour juger de l'effet. La porte de droite s'ouvre. Entre Margot. Elle a son chapeau à la main et ses gants.''
'''Scène première'''
''Lavernié, Margot''
'''Margot.''' --- C'est moi. Je me suis fait attendre, mais
j'ai remis de l'ordre dans la pièce.
'''Lavernié.''' --- Il ne fallait pas prendre cette peine.
La concierge est là.
'''Margot.''' --- Tu travailles?
'''Lavernié.''' --- Comme tu vois.
'''Margot.''' --- Cela avance?
'''Lavernié.''' --- C'est fini. Quelques petites vigueurs
dans le corsage, un vague nettoyage dans les fonds, et voilà la
question tranchée.
'''Margot''', ''qui s'est approchée.'' --- Je peux dire
mon petit mot? '''Lavernié.''' --- Dis-le.
'''Margot.''' --- J'ai une critique à faire.
'''Lavernié.''' --- Fais-la.
'''Margot''', ''timidement.'' --- Les perles du collier me
paraissent un peu grosses.
'''Lavernié.''' --- Oh!... Des noyaux de pêche tout au
plus. Ordre supérieur, mon enfant! La clientèle féminine a
comme ça de petites exigences où se trahissent ses instincts
délicatement artistiques. Bah! la route est belle, comme dit
repaître.
'''Margot.''' --- Tu as du talent!
'''Lavernié.''' --- Tu m'ennuies.
'''Margot.''' --- Tu serais le seul à l'ignorer. Quel
étrange besoin éprouves-tu de te placer toujours au-dessous de
ton rang et de déprécier ton mérite? C'est un chef-d'oeuvre ce
pas?
'''Lavernié.''' --- Le fait du véritable artiste n'est pas
de se complaire en ce qu'il fit, mais de le comparer tristement
à ce qu'il aurait voulu faire.
'''Margot.''' --- Ah!
'''Lavernié.''' --- Oui. Passe-moi mon tube de blanc.
Merci. '''Margot.''' --- Allons, adieu.
'''Lavernié.''' --- Te voilà partie?
'''Margot.''' --- Il faut bien. Charles quitte son bureau à
cinq heures. S'il était rentré avant moi, cela ferait des
histoires.
'''Lavernié.''' --- Ah! diable! Sauve-toi donc!
'''Margot.''' --- A demain?
'''Lavernié.''' --- Si tu veux.
'''Margot.''' --- A après-demain?
'''Lavernié.''' --- Si tu préfères.
'''Margot''', ''une impatience dans la voix.'' --- Enfin,
à quand? '''Lavernié''', ''étonné.'' --- Quel ton prends-tu pour
me poser cette question? Viens quand il te plaira, aux heures qui
te plairont. Tu seras toujours la bienvenue.
'''Margot.''' --- Tu m'aimes?
'''Lavernié.''' --- Laisse-moi travailler.
'''Margot.''' --- Tu ne m'aimes pas?
''(Lavernié se tait.) Avoue que c'est vrai; je ne t'en garderai pas rancune.
D'abord, je le sens; puis j'ai si peu, si peu de chance, que je
commence à m'y habituer.
'''Lavernié.''' --- Es-tu heureuse avec moi, oui ou
non? '''Margot.''' --- Infiniment. Tu le sais bien.
'''Lavernié.''' --- Alors, dors en paix, laisse-toi vivre,
et ne me tourmente plus de questions auxquelles je ne veux pas
'''Margot.''' --- Pourquoi?
'''Lavernié.''' --- Parce qu'il est des mots qui restent
jeunes et qu'il n'en est pas de même des bouches qui les
prononcent. '''Margot.''' --- C'est pour toi que tu parles?
'''Lavernié.''' --- J'en ai peur.
'''Margot.''' --- Quel âge as-tu?
'''Lavernié.''' --- Quarante-cinq ans.
'''Margot.''' --- Tu n'es pas vieux.
'''Lavernié.''' --- Non, mais je ne suis plus jeune. C'est
exactement la même chose. Il n'y a pas de milieu dans la vie:
dès qu'on n'est plus jeune on est vieux, et au-dessus de
cinquante ans on est tous du même âge.
'''Margot.''' --- Si les hommes sont si vite finis, qu'est-ce
que nous dirons, nous, les femmes?
'''Lavernié.''' --- Ne vous occupez pas de cela.
'''Margot.''' --- Il me semble, pourtant...
'''Lavernié.''' --- Tu te trompes. Comprends donc que le
coeur des hommes ne change pas avec leurs traits, et que les
femmes seront toujours jeunes pour eux, puisqu'ils auront
toujours pour elles des âmes de collégiens et des yeux de vingt
ans. '''Margot''', ''très simplement.'' --- Ah!
'''Lavernié.''' --- Cela t'échappe?
'''Margot.''' --- Un peu.
'''Lavernié.''' --- Sois franche. Tu comprends toujours ce
que je te dis. '''Margot.''' --- A chaque instant, du moins. Je comprendrais
plus souvent si je voulais faire un petit effort, mais je n'aime
pas réfléchir, cela me fatigue. ''(Lavernié la regarde longuement.)''
Je suis bête, n'est-ce pas? Oh! je le sais.
Charles est tout le temps à me le dire. '''Lavernié.''' --- Passer pour une bête aux yeux d'un
crétin!... Joie!... Arrive ici, que je t'embrasse; tu es un
être délicieux, et je t'aime, moins que tu le mérites, mais
plus peut-être que je le voudrais... Ne fais pas le procès de
l'existence, tu en parlerais sans la connaître. Elle ne t'a pas
gâtée jusqu'à présent, n'importe! tu ne fais qu'en franchir
le seuil, et le livre de la destinée ne se juge pas sur son
prologue, comme un roman dont les premières pages ennuient. La
vie ne vaut pas cher, la créature non plus, toute la question
est de savoir laquelle des deux, de la créature ou de la vie,
est le plus injuste pour l'autre. Nous la trancherons une autre
fois. En attendant, ne t'occupe de rien que de rester ce que tu
es, c'est-à-dire sincère, simple et bonne. Rappelle-toi que
chaque jour, s'il amène sa peine, amène aussi son lendemain, et
que de bons diables se rencontrent pour réparer, quand ils le
peuvent, les petites maladresses du bon Dieu. Laisse donc mûrir
des événements dont toi ni moi ne sommes les maîtres, et ne me
regarde pas avec des yeux de mendiante: tu n'auras pas un sou de
plus. '''Margot.''' --- Mon bien-aimé!
''Ils se tiennent enlacés longuement. Coup de sonnette.''
'''Lavernié.''' --- Chtt! Passe à côté une seconde.
'''Scène II'''
''Lavernié, Lauriane, puis Camille''
'''Lavernié''', ''qui est allé ouvrir.'' --- Tiens,
Lauriane! '''Lauriane.''' --- Te voilà, toi! Tu as de la veine que le
hasard m'ait amené devant ta porte, autrement, je t'envoyais
chercher avec une trique.
'''Lavernié.''' --- Peste!
'''Lauriane.''' --- Est-ce que tu te moques du monde?
Comment, voilà trois semaines que nous sommes de retour... Ne
dis pas que tu l'ignorais. '''Lavernié.''' --- Je ne l'ignorais pas, je le
confesse! '''Lauriane.''' --- Tu ne l'ignorais pas, tu le confesses! et
tu n'as pas, en trois semaines, trouvé le moyen, une toute
petite fois par hasard, de venir nous souhaiter le bonjour? C'est
honteux!
'''Lavernié.''' --- Ne m'en parle pas; j'ai de la besogne
jusque par-dessus les épaules.
'''Lauriane.''' --- Pauvre trognon! Tu peins la nuit? A la
lampe ou à la chandelle?... Tu es un lâcheur, voilà mon
opinion. '''Lavernié.''' --- Je la respecte.
'''Lauriane.''' --- A la bonne heure. Je te donne la main
tout de même, mais c'est bien pour montrer que je suis une riche
nature. Comment vas-tu?
'''Lavernié.''' --- On se défend. Et toi?
'''Lauriane.''' --- On se maintient.
'''Lavernié.''' --- Un cigare?
'''Lauriane.''' --- Jamais! Ça attaque le coeur. Je ne fume
que des cigarettes. ''(Arrêté devant le chevalet.)'' Joli,
cela! Qui est-ce?
'''Lavernié.''' --- Une dame.
'''Lauriane.''' --- Elle en a un oeil. Quel oeil!... Et un
collier! Oh! ce collier!... Des perles, hein?... Il n'y a pas
'''Lavernié.''' --- Rien que je sache.
'''Lauriane.''' --- Alors, je vais faire une course.
Prends-moi donc à six heures et demie à la terrasse du petit
café. On boira un vermouth et on dînera ensemble.
'''Lavernié.''' --- Où ça?
'''Lauriane.''' --- A la maison.
'''Lavernié.''' --- Chez toi?
'''Lauriane.''' --- Oui.
'''Lavernié.''' --- Non.
'''Lauriane.''' --- Non?
'''Lavernié.''' --- Non.
'''Lauriane.''' --- Voilà du nouveau. Qu'est-ce qui te
prend? Tu as peur de mal manger?
'''Lavernié.''' --- Etant facile à nourrir comme tous les
gens qui n'aiment rien, je me soucie peu de la table. Non, j'ai,
pour ne pas me rendre à ton invitation, dont je te suis fort
obligé, des motifs d'un ordre spécial, que je te demanderai,
mon cher Lauriane, la permission de garder pour moi.
'''Lauriane''', ''très étonné.'' --- Ah?
'''Lavernié.''' --- Et j'ajoute, toujours avec ta
permission, que tu ne gagnerais rien du tout à les
connaître. '''Lauriane.''' --- En ce cas, je te prie de me les
dire. '''Lavernié.''' --- Laisse-moi n'en rien faire.
'''Lauriane.''' --- Pardon! Je n'admets pas le droit que tu
t'arroges de piquer ma curiosité et d'éveiller mon inquiétude.
En voilà des façons!
'''Lavernié.''' --- L'événement m'y contraint.
'''Lauriane.''' --- Je t'invite à parler.
'''Lavernié.''' --- Tu as tort.
'''Lauriane.''' --- C'est possible. La suite le démontrera.
En attendant, je m'installe ici, et n'en bougerai, je te le
déclare, qu'après avoir reçu de ta bouche un éclaircissement
qui m'est dû. ''(Il prend place sur le sofa.)'' J'ai dit. Je
suis tout oreilles. Cause.
'''Lavernié.''' --- Tu l'exiges? Eh bien, allons-y! Aussi
bien, quelles que doivent en être les conséquences, mieux vaut
une explication franche qu'une situation fausse.
'''Lauriane.''' --- C'est mon avis.
'''Lavernié.''' --- Parfait. ''Are you ready?''
'''Lauriane.''' --- ''Yes.''
'''Lavernié.''' --- ''Go!'' Je couche avec Margot.
Voilà. ''Un temps, puis:''
'''Lauriane''', ''égayé.'' --- Tiens! Tiens! Tiens!
'''Lavernié.''' --- Le procédé, à première vue, peut te
paraître un peu cavalier et sans gêne, mais à la réflexion tu
me rendras cette justice que j'aurais été bien naïf de ne pas
suivre tes conseils et de ne pas mettre à profit les libertés
auxquelles tu m'avais convié.
'''Lauriane''', ''se levant.'' --- Elle est bonne.
'''Lavernié.''' --- Comment, elle est bonne?
'''Lauriane.''' --- Tu la fais bien.
'''Lavernié.''' --- Quoi, je la fais bien?...
''(Lauriane rit.)'' Ah çà! Tu ne me crois pas? '''Lauriane.''' --- Quelle erreur! Je ne fais que ça.
'''Lavernié.''' --- Sabre et mitraille! La vie est fertile
en surprises et voilà bien la chose du monde à laquelle je
m'attendais le moins... Ainsi, Margot et moi?... '''Lauriane''', ''malin.'' --- Des dattes!
'''Lavernié.''' --- Moi et Margot?...
'''Lauriane''', ''même jeu.'' --- Des navets!
'''Lavernié.''' --- Et qui t'autorise, je te prie, à douter
de mon affirmation?
'''Lauriane''', ''haussant les épaules.'' --- Ne te fais
donc pas plus bête que tu n'es, Lavernié. D'abord, si c'était vrai,
tu ne viendrais pas me le dire, puis, le jour où Margot me glace?
'''Lavernié''', ''au comble de la joie.'' --- Très bien
Excellent! Parfait! Voilà une pierre dans mon jardin que je suis
ravi d'y recevoir; elle m'enlèverait mon dernier remords si j'en
eusse conservé quelqu'un. Rien de tel comme un coup de fer rouge
sur l'amour-propre des gens pour cicatriser leurs scrupules.
'''Lauriane''', ''ironique.'' --- Oui, mon vieux.
'''Lavernié.''' --- Décidément, tu as pour moi toutes les
prévenances, et tu es le roi des amis. Sacré Lauriane, va!
'''Lauriane''', ''ironique.'' --- Oui, mon vieux.
''Ils se regardent et rient. Echange de bourrades amicales. Après quoi:''
'''Lavernié''', ''avec le plus grand sérieux.'' --- Eh
bien, alors, c'est entendu. L'affaire s'étant élucidée à la
satisfaction de tous deux, je n'ai plus qu'à couronner tes voeux
en choquant le verre avec toi à notre vieille amitié. Au petit
café, tu dis?... '''Lauriane.''' --- A six heures et demie.
'''Lavernié.''' --- Tu peux compter sur moi, j'y serai. Et
pas de cérémonie, n'est-ce pas?... La soupe et le boeuf...
'''Lauriane.''' --- ... les quatre mendiants.
'''Lavernié.''' --- C'est bien cela. A tout à l'heure.
'''Lauriane.''' --- A tout à l'heure. Sacré Lavernié!
'''Lavernié.''' --- Oui, mon vieux.
''Lauriane va pour sortir. A ce moment, sur le seuil de la porte même qu'il vient d'ouvrir, Camille apparaît.''
'''Camille''', ''à Lavernié.'' --- Bonjour,
maître. '''Lauriane.''' --- Madame Marvejol, Dieu me damne!
'''Camille.''' --- Monsieur Lauriane, Dieu me pardonne!
Charmée de vous rencontrer.
'''Lauriane.''' --- Qu'est-ce que je dirai, alors? Inutile de
vous demander des nouvelles de votre santé. Jamais on ne vous
vit plus charmante et plus jeune. J'ai cru, quand vous êtes
apparue, que c'était le printemps qui revenait.
'''Camille.''' --- Je me suis souvent demandé où vous
alliez chercher les belles choses que vous me dites.
'''Lauriane''', ''galant.'' --- Je les lis dans vos
yeux. '''Camille.''' --- L'image n'est pas très claire, mais
l'intention est excellente... ''(A Lavernié.)'' Eh bien,
maître, vous ne dites rien? '''Lavernié.''' --- Je...
'''Camille.''' --- Je vous dérange?...
'''Lavernié.''' --- Aucunement.
'''Camille.''' --- J'en suis bien aise. Je viens pour le
portrait. '''Lauriane''', ''curieux.'' --- Un portrait?
'''Lavernié''', ''surpris.'' --- Quel portrait?
'''Camille.''' --- Comment quel portrait?... Mon
portrait! '''Lauriane.''' --- Tu devais faire le portrait de madame, et
tu... '''Lavernié''', ''feignant de se souvenir.'' --- Où
avais-je la tête? '''Lauriane''', ''sévère.'' --- Je me le demande.
''(A Camille.)'' Ce n'est pas à moi que ces choses-là
arriveraient. '''Camille.''' --- Il faut se montrer indulgent avec monsieur
Lavernié. Il est si pris depuis quelque temps, si occupé, si
l'infidélité de ses souvenirs. N'est-ce pas, maître?
'''Lavernié.''' --- Il est vrai, madame, que j'ai mille
excuses à vous faire; mais mes torts sont réparables, et si
vous voulez bien me permettre de consulter mon agenda nous
allons, dès à présent, fixer notre première séance.
'''Camille.''' --- Je vous en prie.
''Lavernié remonte du fond.''
'''Lauriane''', ''bas à Camille.'' --- Camille!... ma
chère Camille!... Vous savez que je vous aime toujours.
'''Camille.''' --- Vous êtes bien gentil, je vous remercie.
Un simple conseil, mon ami; au lieu de butiner dans le parterre
des autres vous feriez mieux...
''Elle s'interrompt.''
'''Lauriane.''' --- Je ferais mieux... ?
'''Camille.''' --- Ne faites pas attention, je ne sais pas ce
que je dis... Ecoutez, vous allez descendre...
'''Lauriane.''' --- Bien.
'''Camille.''' --- Et vous m'attendrez à l'étage
au-dessous. J'aurai peut-être à vous parler. '''Lauriane.''' --- Je vous ai comprise. Vous êtes bonne...
Merci... Ah! merci!
'''Camille.''' --- Allez!
'''Lauriane''', ''haut à Lavernié.'' --- Dis donc, je
file, moi. '''Lavernié.''' --- Bon voyage!
'''Lauriane.''' --- Et sois exact, hein?
'''Lavernié.''' --- Sois tranquille!
'''Lauriane''', ''à la porte du fond et saluant Camille.'' --- Madame...
'''Camille.''' --- Bonjour, monsieur Lauriane.
''Lauriane, avec un clignement d'yeux et un geste, indique à Camille l'étage au-dessous, puis sort.''
'''Scène III'''
''Lavernié, Camille''
'''Camille.''' --- A présent, causons.
'''Lavernié.''' --- J'allais le dire. Qu'est-ce que c'est
que cette histoire de portrait?
'''Camille.''' --- Tu le sais aussi bien que moi: un
prétexte à me trouver chez toi le jour où je m'y rencontre en
face d'un étranger qui peut s'étonner de ma présence. Ne te
fais pas plus bête que tu n'es.
'''Lavernié.''' --- Encore!
'''Camille.''' --- Quoi?
'''Lavernié.''' --- Ne t'inquiète pas. Une coïncidence qui
me fait rire. '''Camille.''' --- Ça doit être du propre.
'''Lavernié.''' --- Allons bon!
'''Camille.''' --- Inutile de jeter les hauts cris, je sais
ce que je dis et à qui je parle. Je suis lasse de tes allures
louches et de tes airs de mystère. Sept fois, je suis venue pour
te voir, et sept fois je me suis cassé le nez au veto d'une
brute de portier planté sur le seuil de sa loge comme un poteau
du Touring-Club... Et
Et «Monsieur a donné des ordres
modèle». Modèle!... Je le connais ton modèle... Un
modèle de vertu qui pose les ensembles.
'''Lavernié.''' --- La quantité de bêtises qu'une femme
pas bête peut accumuler en peu de temps est une chose
déconcertante. C'était un modèle d'homme.
'''Camille.''' --- Compliments! Tu tombes bien! Je t'ai vu
l'embrasser... à Chennevières..., aussi vrai que ça sent le
'''Lavernié.''' --- Et après?... ''(Montrant le portrait.)
Prends-t'en à celle-là! Puis-je empêcher les
gens dont je fais le portrait de se parfumer comme ils '''Camille.''' --- Je ne coupe pas dans tes défaites.
'''Lavernié.''' --- Comme tu voudras.
'''Camille.''' --- Trompée, mais pas dupe.
'''Lavernié.''' --- A ton aise.
'''Camille.''' --- Regarde-moi dans les yeux et ose le
prétendre, que tu n'as pas une maîtresse!
'''Lavernié''', ''qui se moque.'' --- Plusieurs.
'''Camille.''' --- Tu en es bien capable.
'''Lavernié.''' --- Ah! Diable! Non!
'''Camille.''' --- Des blagues, tout cela, des paroles!
Tiens, veux-tu que je te dise?
'''Lavernié.''' --- Dis.
'''Camille.''' --- Eh bien! Il y a une femme ici.
'''Lavernié.''' --- Une femme?
'''Camille.''' --- Parfaitement!
'''Lavernié''', ''haussant les épaules.'' --- Tais-toi
donc! '''Camille.''' --- Combien veux-tu parier?
'''Lavernié.''' --- Tu perdrais!
'''Camille.''' --- Cela me regarde. Cinq louis, cela
va-t-il? '''Lavernié.''' --- Tu es folle.
'''Camille.''' --- Oui?
'''Lavernié.''' --- A lier.
'''Camille.''' --- Nous allons bien voir.
''Elle s'élance vers la pièce où est entrée Margot. Mais Lavernié l'a devancée, et maintenant il reste immobile, le dos tourné à la porte, qu'il vient de fermer à double tour.''
'''Lavernié.''' --- On ne passe pas.
'''Camille.''' --- Pourquoi?
'''Lavernié.''' --- La pièce est en désordre. Je ne veux
pas qu'on entre chez moi quand l'appartement n'est pas fait.
''Camille et Lavernié se regardent.''
'''Camille''', ''éclatant en sanglots.'' --- Elle est
là! Elle est là! Je savais bien qu'elle était là!
'''Lavernié''', ''s'efforçant de la calmer.'' ---
Camille! '''Camille.''' --- Ah! misérable traître! Menteur! Faiseur
de faux serments! qui vous traite de folle en haussant les
Poison, va! ''(A Lavernié qui fait un geste.)'' Lâche!
Jamais tu ne m'as aimée, jamais... Aie donc la bravoure d'en
''(Montrant la porte du fond.)
Et l'autre, là-bas, le mari!... qui ne dit le petit farceur, pendant que sa femme rattache ses jupes de
l'autre côté de la cloison!... Que les hommes sont bêtes, mon
''Lavernié va à un meuble placé dans un coin de l'atelier, prend une carafe, en verse le contenu dans un verre.''
'''Camille.''' --- Quand je pense que j'ai cru en toi, que je
me suis donnée à toi, que j'ai trompé pour toi le meilleur de
Dieu sait ce qu'il est avec moi, ce pauvre ami... Et bon!
''(Elle boit.)'' et grand! ''(Elle boit.)'' et généreux!
''(Elle boit.)'' indulgent à mes injustices, patient à mon
sale caractère, toujours un bon sourire aux yeux, une bonne
parole à la bouche, un petit bouquet de fleurs à la main. Je
l'ai trahi, pourtant. Faut-y que tu sois canaille! Tiens, je m'en
vais. Tout cela me dégoûte, bonjour! Je vous méprise tous les
trois, lui autant qu'elle, elle autant que lui, et toi autant que
fruits. Et puis, inutile de m'écrire bureau restant, place
Clichy, aux initiales X. Y. Z., numéro 555, je ne répondrais
pas à tes lettres. Tu es mort pour moi! Adieu!
'''Lavernié.''' --- Je n'ai rien dit.
''(Camille attache sur Lavernié un regard chargé de haine, puis sort en refermant la porte avec violence. Lavernié, seul:)'' Il est évidemment
bien dur de ne plus être aimé quand on aime, mais cela n'est
pas comparable à l'être encore quand on n'aime plus.
''Il soupire longuement. Il prend le verre sur la table, le reporte où il l'avait pris, va à la porte de droite, se dispose à ouvrir, lorsqu'on entend sonner violemment et frapper de coups de pied la porte.''
'''Lavernié''', ''sursautant.'' --- Qu'est-ce qui se
permet?... ''Il va ouvrir. Lauriane paraît.''
'''Scène IV'''
''Lavernié, Lauriane, puis Margot''
'''Lauriane''', ''comme un fou.'' --- Margot! Margot!
'''Lavernié.''' --- Quoi! Margot?
'''Lauriane.''' --- Elle est ici! Allons, ne mens pas!... Il
est inutile de feindre. Je te répète qu'elle est ici!
'''Lavernié.''' --- Qui est-ce qui te dit le contraire?
'''Lauriane.''' --- Tu avoues!
'''Lavernié.''' --- Permets!...
'''Lauriane.''' --- Avoues-tu, oui ou non?
'''Lavernié.''' --- On n'avoue qu'un crime ou qu'un
tort. '''Lauriane.''' --- Pas de grands mots! Tu es son amant?
'''Lavernié.''' --- Il y a beau jour!
'''Lauriane.''' --- Canaille!
'''Lavernié.''' --- Eh! là!...
'''Lauriane.''' --- Misérable! Polisson! Drôle!
'''Lavernié''', ''très calme.'' --- S'il y a un drôle
ici, c'est toi! '''Lauriane.''' --- Moi?
'''Lavernié.''' --- Oui, toi! Et puis, un peu de calme, ou
nous allons nous fâcher. Qui est-ce qui m'a bâti un fou furieux
pareil?
'''Lauriane.''' --- Je te dis...
'''Lavernié.''' --- Assez!
'''Lauriane.''' --- Mais...
'''Lavernié.''' --- C'est bon! Je ne veux pas de scandale
chez moi! Je tiens à la considération des concierges et du
voisinage, et les faiseurs de chiqué feront bien de se tenir sur
leurs gardes. Je suis homme à les empoigner par la boucle du
pantalon et à les envoyer méditer dans la cage de l'escalier
sur l'inconvénient qu'il y a à jouer les épileptiques devant
les gens de sens rassis. ''(Il ferme la porte du fond.)
Là-dessus, mon vieux, tu peux entrer et faire comme Cinna,
prendre un siège. De quoi s'agit-il? Qu'est-ce qu'il y a?
'''Lauriane.''' --- Il y a que tu es un faux ami!
'''Lavernié.''' --- En voilà la première nouvelle.
'''Lauriane.''' --- Il y a que ta conduite à mon égard a
été le dernier mot de la traîtrise et de la félonie! Il y a
que tu t'es joué de ma bonne foi, que tu as trompé ma
confiance, et que tu as absusé de mon hospitalité.
'''Lavernié.''' --- En quoi faisant?
'''Lauriane.''' --- En me dérobant ma maîtresse.
'''Lavernié.''' --- Tu me l'avais donnée.
'''Lauriane.''' --- Moi?... Quand ça?
'''Lavernié.''' --- Je précise: le 27 août dernier, rue de
Sucy, au Bas-Chennevières, à huit heures quarante-cinq du soir;
'''Lauriane.''' --- Aucun souvenir.
'''Lavernié.''' --- Aucun souvenir? Trop de cigarettes
Lauriane, ça attaque la mémoire. Alors, non... -- Pardon, tout
à l'heure... -- tu ne me l'avais pas, ta maîtresse, fourrée de
force entre les doigts, après avoir, pauvre petite, sacrifié sa
dignité de femme et l'intimité d'un passé que tu entachais de
gaieté de coeur à l'imbécile plaisir de te donner en spectacle
et de jouer au casseur d'assiettes! Tu ne m'y as pas convié
peut-être, à en prendre à mon aise et à faire comme chez
moi?... Et:
«Je n'ai pas pour habitude de m'éterniser dans le
collage!» et «Crois-tu que j'hésiterais jamais entre
un camarade et une femme?...» Mirages? Illusions? Chimères?
Tu ne m'as pas dit un mot de tout cela et c'est moi qui en ai
menti?
'''Lauriane.''' --- Si j'ai tenu un pareil langage, c'est que
j'ai eu, pour le tenir, des raisons dont j'étais seul juge. Tu
aurais dû le comprendre.
'''Lavernié.''' --- Je ne l'ai pas compris.
'''Lauriane.''' --- Cela ne fait l'éloge ni de ta
délicatesse ni de ta perspicacité.
'''Lavernié.''' --- Veux-tu ma façon de penser?
'''Lauriane.''' --- Que veux-tu que j'en fasse?
'''Lavernié.''' --- Ton profit. Tu es un grotesque.
'''Lauriane.''' --- Plaît-il?
'''Lavernié.''' --- Un grotesque! Je te le dis entre quat'
z'yeux, afin que tu n'en ignores pas, et c'est bien la moindre
des choses, qu'ayant péché par vantardise, tu expies par
humiliation. Abrégeons. Où veux-tu en venir? Si c'est une
'''Lauriane.''' --- J'avais fait mes preuves avant toi.
'''Lavernié.''' --- N'en parlons plus. Alors?
'''Lauriane.''' --- Alors?... Alors, je suis bien aise de
t'avoir dit ton fait. Voilà, mon bon. Quant à Margot, elle me
payera cela, je te le déclare.
'''Lavernié.''' --- Elle ne te payera rien du tout.
'''Lauriane.''' --- Parce que?
'''Lavernié.''' --- Parce que tu viens de dire un mot de
trop; parce que l'amour-propre vexé d'un jocrisse convaincu de
sottise est capable des pires lâchetés pour en assouvir ses
'''Lauriane.''' --- Ce serait raide.
'''Lavernié.''' --- Ce sera ainsi.
'''Lauriane.''' --- C'est ce que nous verrons.
'''Lavernié.''' --- C'est tout vu!... Et, d'ailleurs,
l'incident est clos! et tu as dit assez de niaiseries pour une
fois! et tu m'agaces, et tu m'assommes, et c'est bien simple, et
la question va être tranchée tout de suite.
''(Il va à la porte de droite qu'il ouvre.)'' Marguerite, un mot, je te
prie.
''Entre Margot.''
'''Margot''', ''à la vue de Lauriane.'' --- Charles!
'''Lauriane.''' --- Malheureuse!
'''Lavernié.''' --- Toi, silence!... Margot, voici de quoi
il retourne: Monsieur, qui avait eu la chance fabuleuse de placer
'''Margot.''' --- Je ne comprends pas.
'''Lavernié.''' --- Si j'essayais de te faire comprendre à
quels extravagants calculs le besoin de faire le malin et
d'étonner la galerie peut amener un imbécile, nous serions
encore ici demain.
'''Lauriane''', ''à mi-voix.'' --- Goujat!
'''Lavernié.''' --- Je suis un bon garçon, de commerce doux
et facile. Devant les insistances réitérées de monsieur, j'ai
tombe ici comme un mascaret, m'accablant d'injures et de
reproches et parlant de carte à payer. Tu m'aimes?
'''Margot''', ''très gênée.'' --- Mon Dieu...
'''Lavernié.''' --- Réponds. Tu m'aimes?
'''Margot''', ''tout bas.'' --- Oui.
'''Lavernié.''' --- Tu en es bien sûre?
'''Margot''', ''de même.'' --- Bien sûre.
'''Lavernié.''' --- Donne ta bouche.
''(Il la baise aux lèvres.)'' C'est signé, Margot. De cet instant, tu es ici
chez toi et voici ta chambre à coucher. Quitte ton chapeau. Ote
tes gants.
''Un temps.''
'''Lauriane.''' --- Ah! çà... mais... et moi?
'''Lavernié.''' --- Toi?
'''Lauriane.''' --- Oui, moi?... Qu'est-ce que je deviens
moi, dans tout ça? Et de quoi est-ce que j'ai l'air?
tes gants! Voici ta chambre! C'est signé!
consulter. J'avais le droit de placer un mot, je pense.
'''Lavernié.''' --- Ton rôle est joué. Tu peux te retirer.
Bonjour. '''Lauriane.''' --- Je m'en irai quand ça me plaira.
''Il quitte son pardessus.''
'''Lavernié.''' --- A moins que tu ne me mettes hors de
moi. '''Lauriane.''' --- Auquel cas?
'''Lavernié.''' --- Auquel cas, moi, je te mettrai hors
d'ici. '''Lauriane.''' --- Je me moque de tes menaces comme de
toi-même. Je passerai le seuil de cette porte quand j'aurai
parlé à madame. '''Lavernié.''' --- Qu'est-ce que tu veux lui dire?
'''Lauriane''', ''avec éclat.'' --- Cela ne te regarde
pas. Si nous avons des secrets, je dois te les livrer? Non, mais
tu es extraordinaire! Veux-tu lire ma correspondance?
''(Tirant de sa poche un trousseau de clés.)'' Tiens, voilà les clefs
de chez moi!
'''Lavernié''', ''après une courte réflexion.'' ---
Garde tes clefs. Je te demande pardon. J'oubliais que tu peux
avoir, toi aussi, tes affaires à mettre en ordre et de petits
comptes à régler. Règle-les donc en paix, et surtout en
silence, si tu désires, comme je le crois, ne pas envenimer
l'incident de complications fâcheuses, que je regretterais
autant que toi. Au cours des discours qui vont suivre, tu vas
avoir à prononcer mon nom et à t'occuper de ma personne; à cet
égard, tu as toute liberté de langage, je te prie même de ne
pas te gêner. Tu m'as déjà appelé canaille, drôle
misérable et polisson, tu peux, dans cet ordre d'idées, aller
de l'avant aussi longtemps et aussi loin qu'il te plaira: je n'y
vois aucun inconvénient. Mais, en ce qui concerne celle-ci,
c'est une autre paire de manches. Elle a droit à ma protection
et, le cas échéant, à mon aide... Je la recommande à ta
courtoisie... ''(Il fixe Lauriane dans les yeux, puis le doigt en l'air.)''
Ni menaces, ni gros mots, n'est-ce pas? Je vous
laisse causer. A tout à l'heure! Tu as un quart d'heure, montre
en main.
''Il sort.''
'''Scène V'''
''Lauriane, Margot''
'''Lauriane''', ''à Lavernié sorti.'' --- Toi tu as une
certaine chance que j'aie reçu de l'éducation. Si je n'étais
pas sous ton toit, j'irais t'apprendre les usages avec une bonne
paire de claques! Y a-t-il des mufles, Seigneur!
''(A Margot:)'' Voilà pourtant ce que tu m'attires! C'est à tes
bons offices que je dois d'être traité comme la boue du
paillasson par mon plus ancien camarade! Mes félicitations
sincères! Tu as fait là de belle besogne! Ah! mauvaise race!
Allons, lève-toi! partons! Je ne resterai pas ici une minute de
plus. ''(Il endosse son pardessus.)'' Tu es sourde? Je te dis
de te lever. Après ce que je viens d'apprendre, je n'ai plus
qu'à affranchir ma vie d'une liaison qui la déshonore, mais il
faut que les choses soient faites correctement. Notre logis -- le
mien, à partir d'aujourd'hui -- est plein d'affaires qui
t'appartiennent, de petits bibelots, d'objets de toilette; tu vas
venir enlever tout ça. Par la même occasion, nous arrêterons
ensemble les conditions d'une séparation que tu as rendue
inévitable. Je ne suis pas un coeur sec: je garde le souvenir
des bonnes heures vécues en commun. J'entends donc, je ne dirais
pas assurer ton existence, du moins parer à tes premiers
besoins, dans la mesure de mes moyens, bien entendu. C'est de
quoi nous ne pourrons causer que chez nous et entre nous.
Viens!
'''Margot.''' --- Non.
'''Lauriane.''' --- Tu refuses? C'est un parti pris?
''(Silence et immobilité de Margot.)'' Soit! Je ferai les
choses jusqu'au bout! J'ai passé mon existence à être le valet
de tes caprices; une fois de plus une fois de moins, nous ne
sommes pas à cela près. Eh bien, parle! Qu'est-ce que tu
attends?
'''Margot''', ''étonnée.'' --- Que je parle?
'''Lauriane.''' --- Oui.
'''Margot.''' --- Je n'ai rien à te dire.
'''Lauriane.''' --- Naturellement! J'attendais ça! Comme
toutes les femmes prises sur le fait, tu voudrais éviter une
explication. Trop commode. Tu ne l'éviteras pas. A moins d'être
une fille, et ce n'est pas ton cas, on ne trompe pas un homme
sans motifs. Je veux savoir à quel malentendu je dois le coup de
couteau qui me frappe aujourd'hui et dont je ne me remettrai
jamais... en supposant que j'y survive. Oh! je ne fais pas de
mélodrame. Mais je ne suis plus à l'âge où l'on recommence sa
vie, et tu as brisé la mienne. Privé de l'unique rayon qui
éclairât ma destinée, désormais seul, sans but, sans famille,
sans espoir, je ne vois guère plus qu'une chose à faire: aller
réfugier mon chagrin entre les bras de ''celle'' qui fait
tout oublier.
''(Un temps, il attend patiemment l'effet de son petit discours; mais la jeune femme restant muette, il commence à se troubler. Des inquiétudes lui viennent. Il reprend enfin, d'une voix larmoyante qui cherche à apitoyer.)''
Car enfin, te
représentes-tu ce qu'elle va être, mon existence?... la
succession de mornes journées de bureau croulant sinistrement,
les unes sur les autres, dans l'éternel recommencé des mêmes
besognes imbéciles?... les dimanches, les affreux dimanches,
tués minute par minute, à coups de bâillements et de
cigarettes, sur la molesquine défoncée des petits cafés
d'habitués?... et les retours, la journée finie, par la pluie
la neige, la tempête, vers un logement à jamais déserté...
une salle à manger vide... une chambre à coucher vide?...
''(Il s'émeut, les larmes le gagnent. Silence et immobilité de Margot. Nouveau silence. Il soupire longuement, puis poursuit:)''
Alors, non? Tu ne veux pas venir? C'est une idée
bien arrêtée?... Tu sais cependant où je vais si tu me laisses
passer seul cette porte?
''Mutisme de Margot.''
Je la passe?...
''Même jeu.''
Je la franchis?
''Même jeu.''
C'est bien!
''Il va à la porte du fond, s'arrête net et, quittant son pardessus qu'il pose au fond.''
Et puis non, toutes réflexions faites, je n'attenterai pas à
vendrais cinq sous si je trouvais un acheteur -- mais le même
coup qui guérirait mon mal mettrait à jamais dans ta vie un
remords qui l'empoisonnerait: cette considération me dicte ma
''(après avoir espéré vainement une parole qui le retienne:)
puisque je vois que tu me l'imposes...
''(Mutisme de Margot.) J'ajouterai, non sans raison au fou, comme la mission du plus vieux est d'aller au
vois ta jeunesse menacée, j'ai le devoir de t'ouvrir les yeux.
Réfléchis à ce que tu vas faire: prends bien garde à
l'irréparable!... Ecoute; rien n'est perdu encore; mon âme
n'est pas fermée à toute pitié et peut-être le pardon que je
sens germer dans mon coeur monterait-il vite à mes lèvres si un
bon mouvement de ta part... une parole de regret... un petit
quelque chose, enfin. ''(Silence de Margot.)'' Je ne suis
pourtant pas exigeant. Dis un mot!... ''(Silence.)'' Non?...
''(Silence.)'' Veux-tu que je te pardonne pour rien?...
Non?... ''(Silence.)'' Adieu donc et cette fois pour toujours.
Je m'en vais la conscience tranquille. J'ai tout fait! Advienne
que pourra.
''Il prend son chapeau et son pardessus et il sort. Marguerite a un regard à la porte qui se rouvre presque aussitôt. Lauriane rentre et, revenu une fois encore à la jeune femme:''
Et si je t'épousais, Marguerite?
'''Margot''', ''stupéfaite.'' --- Moi?
'''Lauriane.''' --- Pourquoi pas?
'''Margot.''' --- Tu es fou!
'''Lauriane.''' --- Fou?... A cause? Ce qui est fou, c'est
d'avoir tant tardé à faire une chose raisonnable. Vois-tu, j'ai
un défaut; je n'en ai qu'un, mais je l'ai bien: je ne suis pas
un expansif; j'ai horreur des démonstrations. Tout notre malheur
Marguerite, tu m'es plus chère que tout! '''Margot''', ''avec un accent de douloureuse et profonde lassitude.
--- Relève-toi et finissons-en. Toutes ces
paroles m'étourdissent. '''Lauriane''', ''se levant.'' --- Ce sont des paroles
sincères. '''Margot.''' --- Il est possible qu'elles le soient,
possible qu'elles ne le soient pas, je n'en sais rien, toi non
plus peut-être, et au fond, qu'est-ce que cela peut faire?
puisque fatalement, inévitablement, elles auront raison de ma
faiblesse. Oh! sur ce point, je n'ai aucun doute à avoir, aucune
illusion à garder; je ne tenterai même pas d'une lutte où je
suis d'avance vaincue. Il y a des gens qui naissent vaincus, j'ai
indifférente et ce n'est pas, sois-en convaincu, la perspective
débattre; quand on ne peut pas on ne peut pas.
''(Elle se lève.)'' Et maintenant, allons-nous en, car mon dernier
écheveau de courage est à bout, et j'ai bien mal à la
tête.
'''Lauriane.''' --- Marguerite!
'''Scène VI'''
''Lavernié, Lauriane, Margot''
'''Lavernié''', ''entrant.'' --- Le quart d'heure est
écoulé. Rien ne te retient plus. Je te présente mes
devoirs. '''Lauriane.''' --- Et moi, je te présente ma femme!
'''Lavernié.''' --- Comment, ta femme?
'''Lauriane.''' --- Nous nous marions.
'''Lavernié.''' --- Tu dis?
'''Lauriane.''' --- Nous nous marions.
'''Lavernié''', ''abasourdi.'' --- Non?
'''Lauriane.''' --- Pourquoi non?
'''Lavernié''', ''à Margot.'' --- Margot?
'''Lauriane''', ''sec.'' --- Je n'ai pas l'habitude de
raconter des blagues. Tu n'as que faire de l'interroger.
'''Lavernié.''' --- C'est que...
'''Lauriane.''' --- Que quoi? Et puis tu m'obligeras, quand
tu t'adresseras à Marguerite, de ne plus la tutoyer et de
l'appeler désormais
pourtant je crois devoir signaler, pour le cas où il
t'échapperait, à ton sens un peu... spécial, de la correction
et des convenances. ''(A part.)'' Toc!
'''Lavernié.''' --- Très bien, très bien, ne te fâche
pas. ''(Soufflant longuement.)'' Ah!...
'''Lauriane.''' --- Tu te trouves mal?
'''Lavernié.''' --- Mal n'est pas le mot! Je me trouve, je
me trouve... Je ne trouve pas comment je me trouve. C'est égal
'''Lauriane.''' --- Ça ne va pas mieux?
'''Lavernié.''' --- Ça va passer, ne t'inquiète pas.
''Il s'avance vers Margot et va pour lui parler, mais elle ne lui en laisse pas le temps.''
'''Margot.''' --- Ne me dites rien, je vous en prie; je
n'aurais rien à vous répondre. Je ne sais pas!... je ne sais
jamais... Et puis, je sens si bien que ça ne tiendrait pas!
'''Lavernié.''' --- Qu'est-ce qui ne tiendrait pas?
'''Margot.''' --- Nous sommes trop loin l'un de l'autre!...
Un homme comme vous, mon Dieu! et une pauvre malheureuse de rien
du tout, comme moi;... un trottin! une midinette! Est-ce que
c'est possible, voyons? Dans six mois je serais le boulet, dans
'''Lavernié''', ''se récriant.'' --- Mais pas du tout!
Mais ce n'est pas vrai! Mais quelle idée!
'''Margot.''' --- J'ai raison, je vous jure que j'ai raison;
j'ai là quelque chose qui me le dit. Rentrons chez nous,
retournons à nos petites affaires. Comme ça, chacun gardera de
l'autre un bon et gentil souvenir, et plus tard, quand je serai
une vieille bonne femme qui regardera dans sa jeunesse, j'aurai
le contentement de me dire:
n'ai pas été méchante pour lui, et si je l'ai un peu ennuyé,
ça n'a pas duré bien longtemps.
'''Lavernié''', ''très ému.'' --- Marguerite...
'''Marguerite.''' --- Ça vaut mieux, je vous assure: ça
vaut bien mieux, bien mieux, bien mieux.
''D'un geste vague, elle complète sa pensée. Elle veut sourire, mais les larmes la gagnent, elle essuie ses yeux et se tait. Lavernié, très ému, fait un grand effort sur lui-même, il tousse légèrement, passe la main sur son front. A la fin, il s'incline gravement, en homme qui accepte une sentence, et, revenu à Lauriane:''
'''Lavernié''', ''d'une voix qu'il tâche de rendre enjouée.'' --- Et à quand la noce?
'''Lauriane.''' --- Tu le sauras. On t'enverra un
faire-part. '''Lavernié.''' --- J'y compte. En attendant, je te fais mes
compliments.
'''Lauriane.''' --- Tu es bien aimable, je les accepte.
'''Lavernié''', ''à Margot.'' --- Pour vous, ma chère
enfant, je vous demande la permission de vous embrasser sur les
deux joues, avec la plus profonde tendresse, en vieil ami, et en
ami vieux que je suis. Lauriane, comme chacun en ce bas monde,
peut avoir des petits travers, mais c'est un parfait honnête
homme: il vous fait en vous épousant un honneur dont vous êtes
'''Margot''', ''que les larmes étouffent.'' --- Je vous
remercie. '''Lauriane.''' --- Eh bien, nous filons! ''(A Margot.)
Tu y es? '''Lavernié''', ''tendant la main à Lauriane.'' --- A
bientôt, hein? '''Lauriane''', ''feignant de ne pas voir.'' --- A un de
ces jours. ''(Laissant passer Margot.)'' Passe, mon chat.
''Elle franchit le seuil de la porte. Lauriane la suit. A ce moment:''
'''Lavernié.''' --- Lauriane!
'''Lauriane''', ''se retournant.'' --- Eh?
'''Lavernié.''' --- Donne-moi la main.
'''Lauriane.''' --- Si tu veux.
'''Lavernié.''' --- Mieux que cela!... Allons!... Tu peux me
la donner, je t'assure; tu peux me la donner tout à fait.
Lauriane, j'ai deux mots à te dire. Assez à la légère, sans
voir où nous allions, nous nous sommes, cette enfant et moi, un
dont je crains que ton honnête bonne foi se soit émue plus que
que jamais, tu m'entends? jamais!... pas une fois, pas une
''Un temps. Lauriane, rassuré, convaincu, le regarde dans l'oeil avec une fixité goguenarde, puis haussant les épaules:''
'''Lauriane.''' --- Je le sais bien.
''Il sort.''
'''Scène VII'''
''Lavernié''
''Demeuré seul, il reste un instant les yeux attachés à la porte par où Marguerite vient de disparaître; puis il redescend en scène, hésitant, comme inquiet, en homme qui ne sait pas ce qu'il va faire. Une fenêtre est là. Il s'y rend, en soulève discrètement le rideau, plonge dans la rue avec la précaution bien observée de n'être pas vu du dehors. Un long temps. Soudain, redescendu en scène, il aperçoit, oubliée sur une table, la voilette de Margot. Il s'en empare, la déploie, la regarde, en respire le parfum léger, après quoi la remettant dans ses plis avec soin et allant prendre sur un meuble un coffret fermé qu'il ouvre, il l'y dépose ainsi qu'en un petit cercueil. Tout cela est fait lentement, avec une émotion contenue. Enfin, il referme à clé le coffret qu'il remet en place, revient à son chevalet, reprend sa palette et ses brosses.''
'''Lavernié''', ''avec mélancolie.'' --- Elle a raison.
Cela vaut mieux. ''Il se remet au travail.''
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