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Les Ventres
Félix Fénéon

La Libre Revue
(1er  décembre 1883)



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I


Un assourdissant vacarme emplissait cette petite bourgade savoyarde. Temps lugubre et froid : ciel gris de nuages, terre grise de neige piétinée et boueuse. La nature était triste parce qu’on était en février ; les hommes gais parce qu’on était en carnaval.

De tout le territoire ambiant, les campagnards étaient accourus au village, bien décidés à prendre leur revanche des stagnantes tristesses de l’hiver. Et c’étaient des cris, des danses, des gesticulations.

Seuls, deux hommes se montraient réfractaires à ces joyeusetés carnavalesques. De temps en temps, ils poussaient une porte et entraient. Pour s’attabler en face de quatre ou cinq mètres de boudin grillé ? Non. Leurs stations à l’intérieur de ces maisons étaient courtes ; leur sortie coïncidait presque avec leur entrée. Huit ou dix fois ils disparurent ainsi, — vite reparus.

Et leur mine atone et morne détonnait dans la joie générale. Ils fendaient la foule avec une sombre placidité ; la foule ne les remarquait pas ; aucune interpellation ne les accrochait au passage ; personne ne paraissait les connaître. Évidemment ces hommes n’étaient pas du pays…

L’unique rue de la bourgade était pleine et grouillante, et les auberges regorgeaient de chalands. Surtout le cabaret du maire Monmarançon-Balégné était envahi par une multitude hurlante et assoiffée. Haut en couleur et en verbe, bien en chair, un énorme rire éclaboussé sur la face, le magistrat-cabaretier, le bedon ceint non pas de l’écharpe tricolore, mais du tablier blanc, circulait à travers les tables, débouchant les bouteilles, allumant les punchs, donnant même dans la saoulerie grandissante de graves consultations administratives, et versant dans les saladiers à galbe de pots de chambre le vin bouillant où chavirent les disques de citron.

Encouragés sans doute par sa mine avenante — tête nue, l’un parce qu’il avait son chapeau à la main, l’autre parce qu’il n’avait pas de chapeau, — les deux rôdeurs s’approchèrent de M. Monmarançon-Balégné. L’échine un peu courbée, humbles, ils lui parlèrent à voix basse. Le cabaretier grommela. Les hommes s’éloignèrent. Ils s’enfoncèrent dans la foule. Et celui qui n’avait pas de chapeau avait un cache-nez. Ce cache-nez était rouge. Il était en laine tricotée et devait être très chaud. Cette tache rouge, éclatante, disparut aussi.


II

L’une des extrémités de la rue, — celle qui regardait la forêt — était presque obstruée par un bal que protégeait une palissade quadrangulaire et une tenture de bâches.

Là, une musique tempétueuse emportait dans son tourbillon plusieurs douzaines de couples, très solidement enlacés, exaltés par la frénésie du bruit, du mouvement, du vin. Sur le pourtour, une rangée de tables bordées de buveurs faisait une galerie. Parfois, projetée horizontalement par la fougue du mouvement giratoire, une jupe de paysanne allait enlever sur les tables et faisait rouler dans les jambes des danseurs une bouteille mi-pleine ou un enfant oublié et vagissant, — quille éperdue. De là, des chutes. Des rotondités féminines se trouvaient soudain en contact avec le plancher. De là des rires. À pleines lèvres, les danseurs lampaient des brocs de vin et embrassaient leurs danseuses, point farouches. Celles-ci ne semblaient pas se soucier de justifier l’opinion de Sand sur la suavité des mœurs campagnardes : elles s’en donnaient à cœur-joie. De temps en temps, un couple désireux de s’adonner à d’autres exercices se retirait, discret. Et les cuivres rugissaient comme une bande de fauves affamés

Tout à coup le souffle et les jambes manquèrent aux musiciens et aux danseurs. Pareils à des bolides, deux hommes faisaient irruption dans le bal. Stupéfaits de se trouver inopinément au centre de cette trépignante foule, ils hésitèrent une seconde. Mais derrière eux, dans une poussée furieuse, avec des hurlements de colère et d’indignation, était entrée une cohue de paysans. Les deux hommes s’élancèrent vers l’issue opposée et disparurent, entraînant après eux les poursuivants et tous les danseurs.

En un clin d’œil, il n’y eut plus dans le bal que les instruments de musique, étonnés de redevenir muets…

La rue fut secouée d’un tumultueux piétinement de souliers ferrés se hâtant vers un but encore inconnu. Puis le silence s’établit. Le village était désert. Quelques douzaines d’indigènes, ivres, anéantis dans une torpide immobilité, restaient seuls, derniers échantillons d’une population évanouie.

Alors les bœufs traîneurs des chariots à masques et les chevaux de labour sur lesquels venait de cavalcader la jeunesse dorée, s’arrêtèrent, — tenant conseil… Un âne poussa un braiement triomphal. Il venait de découvrir une meule de foin et un sac d’avoine éventré. D’un sabot joyeux, il courut à cette pitance. Les autres bêtes le suivirent. Les mufles, les groins, les becs, les museaux s’enfoncèrent dans la meule et dans le sac. Les bêtes mangeaient…


III


Massé entre le Rhône et la forêt, le village était séparé de celle-ci par huit hectomètres d’un terrain pentueux. Sur cette nappe de neige se continua la chasse commencée dans la rue. Gibier : les deux hommes du commencement de cette impartiale histoire. Chasseurs : six cents individus de tous les sexes et de tous les âges, grotesquement accoutrés, férocement ardents, — et des chiens. Cris, aboiements.

Les deux hommes s’efforçaient d’atteindre la forêt… Ils perdaient du terrain. Les crevasses du sol et les obstacles dissimulés sous la neige les faisaient trébucher. Les chiens accéléraient leurs bonds. Les fugitifs allaient être pris. L’un d’eux s’affaiblissait d’une façon manifeste, chancelait, courait cependant. Deux ou trois fois, il faillit choir. Des gueules anhélaient sur ses talons. Alors il jeta derrière lui un assez volumineux objet pressé jusque-là sur sa poitrine : un morceau de lard. La meute, abandonnant la poursuite, bondit sur cette proie facile. Tandis que les chiens mangeaient, — continuait la course. Soudain l’homme qui venait d’abandonner le bloc de viande s’enfonça dans le bois : il était libre ; — sous le heurt de cent mains lourdes comme des grappins d’abordage, l’autre s’arrêta : il était prisonnier.

Des clameurs de désappointement et de joie saluèrent cette disparition et cette capture. Puis il y eut un répit. Agglomérés autour du prisonnier, les villageois soufflaient bruyamment, se frétaient le ventre pour atténuer l’engorgement de la rate, essuyaient leurs visages cramoisis.

Dans ce moment de calme relatif, au milieu de la buée que l’air glacial dégageait de leurs corps en sueur, ils semblaient, vivants encensoirs, remercier le ciel d’avoir donné à l’honnêteté repue des jambes véloces pour atteindre les malfaiteurs à jeun ; la parole revenait ; la colère renaissait. « Voleurs ! » cria une belle fille de seize ans dont la gorge battait encore une marche forcenée. « Où est mon pain ? glapit une voix aigre et anxieuse. Dis, bandit, qu’as-tu fait de mon pain ? » Et un petit homme tordu, au teint huileux et violâtre, à l’œil gris, vint secouer le captif râlant et blêmissant. « Garrottons-le ! cria-t-on. Allons, les mains ! » L’homme tendit les mains. Alors un pain qu’il dissimulait sous son bourgeron tomba dans la neige. « Retrouvé ! » clama le villageois violâtre en ramassant la miche dorée. Le cache-nez rouge du prisonnier servit à ligoter ses poignets. Et l’on se mit en route vers le village.

— Holà ! cria une voix derrière la troupe.

Tous se retournèrent. L’homme qui leur avait échappé tout à l’heure saillait de la forêt et marchait à grands pas dans leur direction : « Je me rends, continua-t-il. Emmenez-moi avec mon compagnon. » Il se plaça au centre de l’escorte. On repartit.

En route, on rencontra M. Monmarançon-Balégné qui avait été dépassé par tous ses féaux sujets dès les premiers pas de la poursuite, — l’obésité étant l’ennemie de la vitesse.

« Qu’on emmène chez moi ces drôles, commanda ce vaste magistrat. Je les jugerai ! »


IV


Quelques instants après, le village avait recouvré son peuple. Regagner le temps que venait de faire perdre cet intermède, tel fut le programme tacitement adopté à l’unanimité. Le diapason du tapage avait trouvé moyen de s’élever encore. Les danseurs devenaient des saint Guy. On buvait maintenant à même les tonneaux ; les bouteilles n’étaient plus que des projectiles. Sur quelques points éclataient des rixes acharnées, et tandis que les uns se rouaient de coups et se mangeaient le nez, les autres, plus experts aux choses de la nutrition, préféraient manger jusqu’à étouffement définitif jambons, fromages, oies, quartiers de bœuf, riz au lait caramellé, harengs saurs, purée de châtaignes, amoncelant dans leurs estomacs transformés en magasins de provisions les victuailles les plus disparates. C’était tout à fait pastoral.

Le quartier général de cette orgie de bon goût était le cabaret de M. Monmarançon-Balégné. On y étouffait dans une atmosphère où se mariaient civilement les senteurs bocagères des brûle-gueules, du trois-six, de la graisse brûlée ainsi que d’autres émanations charmeresses de nerfs olfactifs. La cour de l’auberge était remplie de gens qui n’avaient pu trouver place à l’intérieur. Installés devant des tables improvisées, goulûment ils bâfraient. Dans la chaudière-estomac les viandes et les vins sont de bons combustibles. Aussi ne souffraient-ils pas du froid qui cependant était vif.

Dans un coin de la cour, un lourd char-à-bancs. À l’une des roues était lié par les jarrets, les mains et le cou un homme presque inanimé et bleu. À l’autre roue, un autre homme presque inanimé et bleu était attaché de la même manière. Depuis plus de trois heures, ils attendaient le jugement. On s’était d’abord ameuté autour d’eux. Ils avaient été insultés. Puis on les avait oubliés. D’ailleurs, maître Monmarançon-Balégné n’avait pas le temps de s’occuper d’eux. Ils restaient là, immobiles.


V


Quand il fut patent que la plupart de ses hôtes étaient désormais dans l’impossibilité d’ingurgiter quoi que ce fût, M. Monmarançon-Balégné respira.

— Ouf ! fit-il.

Mais il se souvint que, pour être cabaretier, il n’en était pas moins magistrat. Il sortit donc et se dirigea vers le char. Entouré d’une vingtaine d’individus qui voulaient concourir par leur présence à la majesté de l’acte qui allait s’accomplir, — il ordonna de délier les deux prisonniers. Quand ils furent enfin — longue avait été l’opération — déliés et adossés au mur : « Vagabonds ! » commença le magistrat municipal.

Un murmure approbateur courut parmi les assistants, dont le groupe s’accroissait.

« Vagabonds, vous êtes venus porter le trouble au sein d’une population paisible au risque de la corrompre par l’exemple de votre conduite. »

Plusieurs ivrognes, émus du danger moral qu’ils avaient couru, fondirent en larmes.

— Reconnaissez-vous avoir dérobé une tranche de lard de premier choix et un pain d’une couple de livres à la devanture du magasin de mon administré, M. Rachien, boulanger, marchand de salaisons, maréchal-ferrant et ancien marguillier ?

— Oui.

La foule tressaillit d’horreur.

— Pourquoi ?

— Nous venons de loin. Nous avons marché longtemps. Depuis deux jours nous n’avons pas mangé. Nous avons demandé l’aumône. On ne nous a rien donné nulle part. Nous avions faim. Nous avons faim encore.

— Pourquoi avez-vous faim ? Les accusés ne répondirent pas.

— Votre silence vous accuse… Qui êtes-vous ?

— Des ouvriers.

— Alors vous avez de l’argent ?

— Nous n’avons pas de travail.

— Prenez garde, vous cherchez à entraver les investigations de la justice.

— Non.

— Vous ne connaissez pas encore l’étendue de votre méfait. Le pain que vous avez volé à Claude Rachien, ici présent, a été sauvé, mais hélas ! le lard… nos chiens l’ont dévoré…

— Heureux chiens, pensèrent les deux affamés.

— Votre action mérite un châtiment.

— Un châtiment exemplaire, gémit Claude Rachien.

—… Je pourrais vous faire conduire au chef-lieu du canton et vous livrer à la gendarmerie à cheval, gardienne de la propriété. Mais rendez grâces à Dieu…

À cet endroit de l’interrogatoire, l’un des accusés s’affaissa au pied du mur, veule, anéanti.

— Vos contorsions ne nous en imposeront pas. Pierre Cragnard, prends une bouteille de marc et fais-la lui respirer. Mon eau-de-vie est d’excellente qualité, et, certes, je puis me vanter de la livrer à un prix exceptionnel. Sur ce point, comme sur tous les autres, aucun débitant de la commune ne peut rivaliser avec moi. Sous le nez ! te dis-je. Prends garde, d’en verser dans sa bouche. Il ne faut pas encourager l’ivrognerie.

L’homme revint à lui. De nouveau il fut dressé contre le mur.

— Oui rendez grâces à Dieu. Nous sommes justes, mais nous sommes cléments.

— C’est vrai, interrompit un paysan qui vomissait à l’écart.

— Mes chers concitoyens, mes amis, continua M. Monmarançon-Balégné avec, dans la voix, les larmes d’un auguste attendrissement, ne serait-il pas beau de clore cette journée par un acte de pardon généreux ?

Une lueur d’espérance s’alluma dans les yeux des deux misérables : « on va nous donner à manger », pensèrent-ils.

— Guillaume, fouille ces malfaiteurs I

Les deux malfaiteurs n’ayant pas beaucoup d’habits, n’avaient pas beaucoup de poches. La perquisition fut vite opérée, et Guillaume déposa sur une table les objets suivants :

Un couteau.

Une pièce d’un sou.

— Vous déclarez, interrogea le magistrat, n’avoir plus rien sur vous ?

— Rien.

— François, fouille-les toi aussi.

François ne trouva rien.

M. Monmarançon-Balégné donna du champ à son geste.

— Ces deux criminels vont être mis en liberté, dit-il. Mais si la justice abdique ses droits, il est du moins nécessaire que la partie lésée, j’ai nommé M. Claude Rachien, reçoive une légitime compensation. Le pain volé a été restitué, et, quoiqu’il porte des traces de dents, nous n’en parlerons plus. Mais nos chiens — je l’ai dit et je le répète — ont mangé le lard. La victime doit être indemnisée, car ses intérêts ne sauraient être compromis par notre œuvre de pardon. Claude Rachien, ce couteau, ce sou et ce cache-nez sont à toi… Et vous, mes amis, conduisez hors de la localité ces dangereux rôdeurs, et qu’ils s’en aillent.

— Patron ! criaient de l’intérieur des voix impatientes. Du vin. On crève de soif ici !

— On y va !

Flageolant sur leurs jambes, ivres de faim, ils furent conduits au-delà des dernières maisons.

La nuit et la neige tombaient. Un vent de l’est commençait à souffler en bourrasque. Les deux hommes avaient devant eux les bois, les monts, le froid, l’ombre…

Ils s’éloignèrent, traînant dans la neige leurs lamentables semelles…


La Libre Revue, 1er  décembre 1883.