« Essai sur l’origine des langues » : différence entre les versions

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{{Titre|Essai sur l'origine des langues|[[Auteur:Jean-Jacques Rousseau|Jean-Jacques Rousseau]]}}
 
 
{{c|Chapitre Premier}}
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La parole distingue l'homme entre les animaux : le langage distingue les nations entr'elles ; on ne connoît d'où est un homme qu'après qu'il a parlé. L'usage & le besoin font apprendre à chacun la langue de son pays, mais qu'est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays & non pas d'un autre ? Il faut bien remonter pour le dire, à quelque raison qui tienne au local, & qui soit antérieure aux mœurs mêmes : la parole étant la premiere institution sociale ne doit sa forme qu'à des causes naturelles.
 
Si-tôt qu'un homme fut reconnu par un autre pour un Etre sentant, pensant & semblable à lui, le desir ou le besoin de lui communiquer ses sentimens & ses pensées lui en fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls instrumens par lesquels un homme puisse agir sur un autre. Voilà donc l'institution des signes sensibles pour exprimer sa pensée. Les inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais l'instinct leur en suggera la conséquence.
 
Les moyens généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d'autrui se bornent à deux ; savoir le mouvement et la voix. L'action du mouvement est immédiate par le toucher ou médiate par le geste ; la premiere ayant pour terme la longueur du bras, ne peut se transmettre à distance, mais l'autre atteint aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent seulement la vue l'ouie pour organes passifs du langage entre les hommes dispersés.
 
Quoique la langue du geste & celle de la voix soient également naturelles, toutefois la premiere est plus facile & dépend moins des conventions : car plus d'objets frappent nos yeux que nos oreilles & les figures ont plus de variété que les sons ; elles sont aussi plus expressives & disent plus en moins de tems. L'amour, dit-on, fut l'inventeur du dessein. Il put inventer aussi la parole, mais moins heureusement. Peu content d'elle il la dédaigne, il a des manieres plus vives de s'exprimer. Que celle qui traçoit avec tant de plaisir l'ombre de son Amant lui disoit de choses ! Quels sont eût-elle employés pour rendre ce mouvement de baguette ?
 
Nos gestes ne signifient rien que notre inquiéture naturelle ; ce n'est pas de ceux-là que je veux parler. Il n'y a que les Européens qui gesticulent en parlant. On diroit que toute la force de leur langue est dans leurs bras ; ils y ajoutent encore celle des poumons & tout cela ne leur sert de gueres. Quand un Franc s'est bien démené, s'est bien tourmenté le corps à dire beaucoup de paroles, un Turc ôte un moment la pipe de sa bouche, dit deux mots à demi-voix, & l'écrase d'une sentence.
 
Depuis que nous avons appris à gesticuler nous avons oublié l'art des pantomimes, par la même raison qu'avec beaucoup de belles grammaires nous n'entendons plus les symboles des Egyptiens. Ce que les anciens disoient le plus vivement, ils ne l'exprimoient pas par des mots mais par des signes ; ils ne le disoient pas, ils le montroient.
 
Ouvrez l'histoire ancienne vous la trouverez pleine de ces manieres d'argumenter aux yeux, & jamais elles ne manquent de produire un effet plus assuré que tous les discours qu'on auroit pu mettre à la place. L'objet offert avant de parler, ébranle l'imagination, excite la curiosité, tient l'esprit en suspends & dans l'attente de ce qu'on va dire. J'ai remarqué que les Italiens & les Provençaux, chez qui d'ordinaire le geste précéde le discours, trouvent ainsi le moyen de se faire mieux écouter & même avec plus de plaisir. Mais le langage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant qu'on parle.
 
{{c|Chapitre II}}