« De la démocratie en Amérique/Édition 1848 » : différence entre les versions

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Les hommes qui vivent dans une semblable société ne sauraient non plus puiser leurs croyances dans les opinions de la classe à laquelle ils appartiennent , car il n’y a, pour ainsi dire, plus de classes, et celles qui existent encore sont composées d’éléments si mouvants, que le corps ne saurait jamais y exercer un véritable pouvoir sur ses membres.
 
Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur celle d’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort près, et, n’apercevant dans aucun d’entre eux les signes d’une grandeur et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés{{tiret|rame|nés}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/13]]==
{{tiret2|rame|nés}} vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus proche de la vérité. Ce n’est pas seulement alors la confiance en tel homme qui est détruite, mais le goût d’en croire un homme quelconque sur parole.
 
Chacun se renferme donc étroitement en soi-même et prétend de là juger le monde.
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{{t3|De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques|CHAPITRE
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/20]]==
 
II.}}
 
{{t3|De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques|CHAPITRE II.}}
 
 
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À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde.
 
Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques ; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée{{tiret|illi|mitée}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/25]]==
{{tiret2|illi|mitée}} dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.
 
Quand l’homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l’environnent, il sent avec orgueil qu’il est égal à chacun d’eux ; mais, lorsqu’il vient à envisager l’ensemble de ses semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse.
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L’état plus ou moins avancé des lumières ne suffit donc Point seul pour expliquer ce qui suggère à l’esprit humain l’amour des idées générales ou l’en détourne.
 
Lorsque les conditions sont fort inégales, et que les inégalités sont permanentes, les individus deviennent{{tiret|de|viennent}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/34]]==
{{tiret2|de|viennent}} peu à peu si dissemblables, qu’on dirait qu’il y a autant d’humanités distinctes qu’il y a de classes ; on ne découvre jamais à la fois que l’une d’elles, et, perdant de vue le lien général qui les rassemble toutes dans le vaste sein du genre humain, on n’envisage jamais que certains hommes et non pas l’homme.
 
Ceux qui vivent dans ces sociétés aristocratiques ne conçoivent donc jamais d’idées fort générales relativement à eux-mêmes, et cela suffit pour leur donner une défiance habituelle de ces idées et un dégoût instinctif pour elles.
 
L’homme qui habite les pays démocratiques ne découvre, au contraire, près de lui, que des êtres à peu près pareils ; il ne peut donc songer à une partie quelconque de l’espèce humaine, que sa pensée ne s’agrandisse et ne se dilate jusqu’à embrasser l’ensemble. Toutes les vérités qui sont applicables à lui-même lui paraissent s’appliquer également et de la même manière à chacun de ses concitoyens et de ses semblables. Ayant contracté l’habitude des idées générales dans celle de ses études dont il s’occupe le plus et qui l’intéresse davantage, il transporte cette même habitude dans toutes les autres, et c’est ainsi que le besoin de découvrir en toutes choses des règles communes, de renfermer un grand nombre d’objets sous une même forme, et d’expliquer{{tiret|d’ex|pliquer}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/35]]==
{{tiret2|d’ex|pliquer}} un ensemble de faits par une seule cause, devient une passion ardente et souvent aveugle de l’esprit humain.
 
Rien ne montre mieux la vérité de ce qui précède que les opinions de l’Antiquité relativement aux esclaves.
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Notre état social nous portait déjà à concevoir des idées très générales en matière de gouvernement, alors que notre constitution politique nous empêchait encore de rectifier ces idées par l’expérience et d’en découvrir peu à peu l’insuffisance, tandis que chez les Américains ces deux choses se balancent sans cesse et se corrigent naturellement.
 
Il semble, au premier abord, que ceci soit fort opposé à ce que j’ai dit précédemment, que les nations démocratiques puisaient dans les agitations mêmes de leur vie pratique l’amour qu’elles montrent pour les théories. Un examen plus attentif fait{{tiret|at|tentif}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/42]]==
{{tiret2|at|tentif}} fait découvrir qu’il n’y a là rien de contradictoire.
 
Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques sont fort avides d’idées générales, parce qu’ils ont peu de loisirs et que ces idées les dispensent de perdre leur temps à examiner les cas particuliers ; cela est vrai, mais ne doit s’entendre que des matières qui ne sont pas l’objet habituel et nécessaire de leurs pensées. Des commerçants saisiront avec empressement et sans y regarder de fort près toutes les idées générales qu’on leur présentera relativement à la philosophie, à la politique, aux sciences et aux arts ; mais ils ne recevront qu’après examen celles qui auront trait au commerce et ne les admettront que sous réserve.
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Il n’y a que des esprits très affranchis des préoccupations ordinaires de la vie, très pénétrants, très déliés, très exercés, qui, à l’aide de beaucoup de temps et de soins, puissent percer jusqu’à ces vérités si nécessaires.
 
Encore voyons-nous que ces philosophes eux-mêmes sont presque toujours environnés d’incertitudes ; qu’à chaque pas la lumière naturelle qui les éclaire s’obscurcit et menace de s’éteindre, et que, malgré
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/46]]==
que, malgré tous leurs efforts, ils n’ont encore pu découvrir qu’un petit nombre de notions contradictoires, au milieu desquelles l’esprit humain flotte sans cesse depuis des milliers d’années, sans pouvoir saisir fermement la vérité ni même trouver de nouvelles erreurs. De pareilles études sont fort au-dessus de la capacité moyenne des hommes, et, quand même la plupart des hommes seraient capables de s’y livrer, il est évident qu’ils n’en auraient pas le loisir.
 
Des idées arrêtées sur Dieu et la nature humaine sont indispensables à la pratique journalière de leur vie, et cette pratique les empêche de pouvoir les acquérir.
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Mahomet a fait descendre du ciel, et a placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théories scientifiques. L’Évangile ne parle, au contraire, que des rapports généraux des hommes avec Dieu et entre eux. Hors de là, il n’enseigne rien et n’oblige à rien croire. Cela seul, entre mille autres raisons, suffit pour montrer que la première de ces deux religions ne saurait dominer longtemps dans des temps de lumières et de démocratie, tandis que la seconde est destinée à régner dans ces siècles comme dans tous les autres.
 
Si je continue plus avant cette même recherche, je trouve que, pour que les religions puissent{{tiret|puis|sent,}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/51]]==
{{tiret2|puis|sent,}} humainement parlant, se maintenir dans les siècles démocratiques, il ne faut pas seulement qu’elles se renferment avec soin dans le cercle des matières religieuses ; leur pouvoir dépend encore beaucoup de la nature des croyances qu’elles professent, des formes extérieures qu’elles adoptent, et des obligations qu’elles imposent.
 
Ce que j’ai dit précédemment, que l’égalité porte les hommes à des idées très générales et très vastes, doit principalement s’entendre en matière de religion. Des hommes semblables et égaux conçoivent aisément la notion d’un Dieu unique, imposant à chacun d’eux les mêmes règles et leur accordant le bonheur futur au même prix. L’idée de l’unité du genre humain les ramène sans cesse à l’idée de l’unité du Créateur, tandis qu’au contraire des hommes très séparés les uns des autres et fort dissemblables en arrivent volontiers à faire autant de divinités qu’il y a de peuples, de castes, de classes et de familles, et à tracer mille chemins particuliers pour aller au ciel.
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La contre-épreuve se fit après la destruction de l’Empire.
 
Le monde romain s’étant alors brisé, pour ainsi dire, en mille éclats, chaque nation en revint à son individualité première. Bientôt, dans l’intérieur de ces nations, les rangs se graduèrent à l’infini ; les races se marquèrent, les castes partagèrent chaque nation en plusieurs peuples. Au milieu de cet effort commun qui semblait porter les sociétés humaines à se subdiviser elles-mêmes en autant de fragments qu’il était possible de le concevoir, le christianisme ne perdit point de vue les principales idées générales{{tiret|géné|rales}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/53]]==
{{tiret2|géné|rales}} qu’il avait mises en lumière. Mais il parut néanmoins se prêter, autant qu’il était en lui, aux tendances nouvelles que le fractionnement de l’espèce humaine faisait naître. Les hommes continuèrent à n’adorer qu’un seul Dieu créateur et conservateur de toutes choses ; mais chaque peuple, chaque cité, et, pour ainsi dire, chaque homme, crut pouvoir obtenir quelque privilège à part et se créer des protecteurs particuliers auprès du souverain maître. Ne pouvant diviser la Divinité, l’on multiplia du moins et l’on grandit outre mesure ses agents ; l’hommage dû aux anges et aux saints devint, pour la plupart des chrétiens, un culte presque idolâtre, et l’on put craindre un moment que la religion chrétienne ne rétrogradât vers les religions qu’elle avait vaincues.
 
Il me paraît évident que plus les barrières qui séparaient les nations dans le sein de l’humanité, et les citoyens dans l’intérieur de chaque peuple, tendent à disparaître, plus l’esprit humain se dirige, comme de lui-même, vers l’idée d’un être unique et tout-puissant, dispensant également et de la même manière les mêmes lois à chaque homme. C’est donc particulièrement dans ces siècles de démocratie qu’il importe de ne pas laisser confondre l’hommage rendu aux agents secondaires avec le culte qui n’est dû qu’au Créateur.
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Je crois fermement à la nécessité des formes ; je sais qu’elles fixent l’esprit humain dans la contemplation des vérités abstraites, et, l’aidant à les saisir fortement, les lui font embrasser avec ardeur. Je n’imagine point qu’il soit possible de maintenir une religion sans pratiques extérieures ;
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/55]]==
mais, d’une autre part, je pense que, dans les siècles où nous entrons, il serait particulièrement dangereux de les multiplier outre mesure ; qu’il faut plutôt les restreindre, et qu’on ne doit en retenir que ce qui est absolument nécessaire pour la perpétuité du dogme lui-même, qui est la substance des religions<ref>Dans toutes les religions, il y a des cérémonies qui sont inhérentes à la substance même de la croyance et à laquelle il faut bien se garder de rien changer. Cela se voir particulièrement dans le catholicisme où souvent la forme et le fond sont si étroitement unies qu’ils ne font qu’un.</ref>, dont le culte n’est que la forme. Une religion qui deviendrait plus minutieuse, plus inflexible et plus chargée de petites observances dans le même temps que les hommes deviennent plus égaux, se verrait bientôt réduite à une troupe de zélateurs passionnés au milieu d’une multitude incrédule.
 
Je sais qu’on ne manquera pas de m’objecter que les religions, ayant toutes pour objet des vérités générales et éternelles, ne peuvent ainsi se plier aux instincts mobiles de chaque siècle, sans perdre aux yeux des hommes le caractère de la certitude : je répondrai encore ici qu’il faut distinguer très soigneusement les opinions principales qui constituent une croyance et qui y forment ce que les théologiens appellent des articles de foi, et les notions accessoires qui s’y rattachent. Les religions sont obligées de tenir toujours ferme dans
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Si le catholicisme parvenait enfin à se soustraire aux haines politiques qu’il a fait naître, je ne doute presque point que ce même esprit du siècle, qui lui semble si contraire, ne lui devînt très favorable, et qu’il ne fît tout à coup de grandes conquêtes.
 
C’est une des faiblesses les plus familières à l’intelligence humaine de vouloir concilier des principes{{tiret|prin|cipes}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/64]]==
{{tiret2|prin|cipes}} contraires et d’acheter la paix aux dépens de la logique. Il y a donc toujours eu et il y aura toujours des hommes qui, après avoir soumis a une autorité quelques-unes de leurs croyances religieuses, voudront lui en soustraire plusieurs autres, et laisseront flotter leur esprit au hasard entre l’obéissance et la liberté. Mais je suis porté à croire que le nombre de ceux-là sera moins grand dans les siècles démocratiques que dans les autres siècles, et que nos neveux tendront de plus en plus à ne se diviser qu’en deux parts, les uns sortant entièrement du christianisme, et les autres entrant dans le sein de l’Église romaine.
 
 
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{{t3|Comment l’exemple des américains ne prouve point qu’un peuple démocratique ne saurait avoir de l’aptitude et du goût pour les sciences, la littérature et les
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/75]]==
 
arts|CHAPITRE IX.}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/76]]==
 
 
{{t3|Comment l’exemple des américains ne prouve point qu’un peuple démocratique ne saurait avoir de l’aptitude et du goût pour les sciences, la littérature et les arts|CHAPITRE IX.}}
 
 
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Il faut reconnaître que, parmi les peuples civilisés de nos jours, il en est peu chez qui les hautes sciences aient fait moins de progrès qu’aux États-Unis, et qui aient fourni moins de grands artistes, de poètes illustres et de célèbres écrivains.
 
Plusieurs Européens, frappés de ce spectacle, l’ont considéré comme un résultat naturel et inévitable de l’égalité, et ils ont pensé que, si l’état social et les institutions démocratiques venaient une fois à prévaloir sur toute la terre, l’esprit humain verrait{{tiret|ver|rait}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/77]]==
{{tiret2|ver|rait}} s’obscurcir peu à peu les lumières qui l’éclairent, et que les hommes retomberaient dans les ténèbres.
 
Ceux qui raisonnent ainsi confondent, je pense, plusieurs idées qu’il serait important de diviser et d’examiner à part. Ils mêlent sans le vouloir ce qui est démocratique avec ce qui n’est qu’américain.
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Non seulement un peuple démocratique de cette espèce ne montrera point d’aptitude ni de goût pour les sciences, la littérature et les arts, mais il est à croire qu’il ne lui arrivera jamais d’en montrer.
 
La loi des successions se chargerait elle-même à chaque génération de détruire les fortunes, et personne{{tiret|per|sonne}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/81]]==
{{tiret2|per|sonne}} n’en créerait de nouvelles. Le pauvre, privé de lumières et de liberté, ne concevrait même pas l’idée de s’élever vers la richesse, et le riche se laisserait entraîner vers la pauvreté sans savoir se défendre. Il s’établirait bientôt entre ces deux citoyens une complète et invincible égalité. Personne n’aurait alors ni le temps ni le goût de se livrer aux travaux et aux plaisirs de l’intelligence. Mais tous demeureraient engourdis dans une même ignorance et dans une égale servitude.
 
Quand je viens à imaginer une société démocratique de cette espèce, je crois aussitôt me sentir dans un de ces lieux bas, obscurs et étouffés, où les lumières, apportées du dehors, ne tardent point à pâlir et à s’éteindre. Il me semble qu’une pesanteur subite m’accable, et que je me traîne au milieu des ténèbres qui m’environnent, pour trouver l’issue qui doit me ramener à l’air et au grand jour. Mais tout ceci ne saurait s’appliquer à des hommes déjà éclairés qui, après avoir détruit parmi eux les droits particuliers et héréditaires qui fixaient à perpétuité les biens dans les mains de certains individus ou de certains corps, restent libres.
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Les grandes révolutions ne sont pas plus communes chez les peuples démocratiques que chez les autres peuples ; je suis même porté à croire qu’elles le sont moins. Mais il règne dans le sein de ces nations un petit mouvement incommode, une sorte de roulement incessant des hommes les uns sur les autres, qui trouble et distrait l’esprit sans l’animer ni l’élever.
 
Non seulement les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques se livrent difficilement à la méditation, mais ils ont naturellement peu d’estime pour elle. L’état social et les institutions démocratiques portent la plupart des hommes à agir constamment ; or, les habitudes d’esprit qui conviennent à l’action ne conviennent pas toujours à la pensée. L’homme qui agit en est réduit à se contenter souvent d’à-peu-près, parce qu’il n’arriverait jamais au bout de son dessein s’il voulait perfectionner chaque détail. Il lui faut s’appuyer
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/93]]==
s’appuyer sans cesse sur des idées qu’il n’a pas eu le loisir d’approfondir, car c’est bien plus l’opportunité de l’idée dont il se sert que sa rigoureuse justesse qui l’aide ; et, à tout prendre, il y a moins de risque pour lui à faire usage de quelques principes faux, qu’à consumer son temps à établir la vérité de tous ses principes. Ce n’est point par de longues et savantes démonstrations que se mène le monde. La vue rapide d’un fait particulier, l’étude journalière des passions changeantes de la foule, le hasard du moment et l’habileté à s’en saisir, y décident de toutes les affaires.
 
Dans les siècles où presque tout le monde agit, on est donc généralement porté à attacher un prix excessif aux élans rapides et aux conceptions superficielles de l’intelligence, et, au contraire, à déprécier outre mesure son travail profond et lent.
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L’avenir prouvera si ces passions, si rares et si fécondes, naissent et se développent aussi aisément au milieu des sociétés démocratiques qu’au sein des aristocraties. Quant à moi, j’avoue que j’ai peine à le croire.
 
Dans les sociétés aristocratiques, la classe qui dirige l’opinion et mène les affaires, étant placée d’une
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/95]]==
d’une manière permanente et héréditaire au-dessus de la foule, conçoit naturellement une idée superbe d’elle-même et de l’homme. Elle imagine volontiers pour lui des jouissances glorieuses et fixe des buts magnifiques à ses désirs. Les aristocraties font souvent des actions fort tyranniques et fort inhumaines, mais elles conçoivent rarement des pensées basses et elles montrent un certain dédain orgueilleux pour les petits plaisirs, alors même qu’elles s’y livrent : cela y monte toutes les âmes sur un ton fort haut. Dans les temps aristocratiques, on se fait généralement des idées très vastes de la dignité, de la puissance, de la grandeur de l’homme. Ces opinions influent sur ceux qui cultivent les sciences comme sur tous les autres ; elles facilitent l’élan naturel de l’esprit vers les plus hautes régions de la pensée et la disposent naturellement à concevoir l’amour sublime et presque divin de la vérité.
 
Les savants de ces temps sont donc entraînés vers la théorie, et il leur arrive même souvent de concevoir un mépris inconsidéré pour la pratique. « Archimède, dit Plutarque, a eu le cœur si haut qu’il ne daigna jamais laisser par écrit aucune œuvre de la manière de dresser toutes ces machines de guerre ; et, réputant toute cette science d’inventer et composer machines et généralement tout art qui rapporte quelque utilité{{tiret|uti|lité}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/96]]==
{{tiret2|uti|lité}} à le mettre en pratique, vil, bas et mercenaire, il employa son esprit et son étude à écrire seulement choses dont la beauté et la subtilité ne fût aucunement mêlée avec nécessité. » Voilà la visée aristocratique des sciences.
 
Elle ne saurait être la même chez les nations démocratiques.
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La plupart des hommes qui composent ces nations sont fort avides de jouissances matérielles et présentes, comme ils sont toujours mécontents de la position qu’ils occupent, et toujours libres de la quitter, ils ne songent qu’aux moyens de changer leur fortune ou de l’accroître. Pour des esprits ainsi disposés, toute méthode nouvelle qui mène par un chemin plus court à la richesse, toute machine qui abrège le travail, tout instrument qui diminue les frais de la production, toute découverte qui facilite les plaisirs et les augmente, semble le plus magnifique effort de l’intelligence humaine. C’est principalement par ce côté que les peuples démocratiques s’attachent aux sciences, les comprennent et les honorent. Dans les siècles aristocratiques, on demande particulièrement aux sciences les jouissances de l’esprit ; dans les démocraties, celles du corps.
 
Comptez que plus une nation est démocratique, éclairée et libre, plus le nombre de ces appréciateurs{{tiret|apprécia|teurs}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/97]]==
{{tiret2|apprécia|teurs}} intéressés du génie scientifique ira s’accroissant, et plus les découvertes immédiatement applicables à l’industrie donneront de profit, de gloire et même de puissance à leurs auteurs ; car, dans les démocraties, la classe qui travaille prend part aux affaires publiques, et ceux qui la servent ont à attendre d’elle des honneurs aussi bien que de l’argent.
 
On peut aisément concevoir que, dans une société organisée de cette manière, l’esprit humain soit insensiblement conduit à négliger la théorie et qu’il doit, au contraire, se sentir poussé avec une énergie sans pareille vers l’application, ou tout au moins vers cette portion de la théorie qui est nécessaire à ceux qui appliquent.
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Je crois d’ailleurs aux hautes vocations scientifiques.
 
Si la démocratie ne porte point les hommes à cultiver les sciences pour elles-mêmes, d’une autre part elle augmente immensément le nombre de ceux qui les cultivent. Il n’est pas à croire que, parmi une si grande multitude, il ne naisse point de temps en temps quelque génie spéculatif que le seul amour de la vérité enflamme. On peut être assuré que celui-là s’efforcera de percer les plus profonds mystères de la nature, quel que soit l’esprit de son pays et de son temps. Il n’est pas besoin d’aider son essor ; il suffit de ne point l’arrêter. Tout ce que je veux dire est ceci : l’inégalité permanente de conditions porte les hommes à se renfermer dans la recherche orgueilleuse et stérile des
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/99]]==
des vérités abstraites ; tandis que l’état social et les institutions démocratiques les disposent à ne demander aux sciences que leurs applications immédiates et utiles.
 
Cette tendance est naturelle et inévitable. Il est curieux de la connaître, et il peut être nécessaire de la montrer.
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Parce que la civilisation romaine est morte à la suite de l’invasion des barbares, nous sommes peut-être trop enclins à croire que la civilisation ne saurait autrement mourir.
 
Si les lumières qui nous éclairent venaient jamais à s’éteindre,{{tiret|ja|mais}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/100]]==
{{tiret2|ja|mais}} à s’éteindre, elles s’obscurciraient peu à peu et comme d’elles-mêmes. À force de se renfermer dans l’application, on perdrait de vue les principes, et, quand on aurait entièrement oublié les principes, on suivrait mal les méthodes qui en dérivent ; on ne pourrait plus en inventer de nouvelles et l’on emploierait sans intelligence et sans art de savants procédés qu’on ne comprendrait plus.
 
Lorsque les Européens abordèrent, il y a trois cents ans, à la Chine, ils y trouvèrent presque tous les arts parvenus à un certain degré de perfection, et ils s’étonnèrent qu’étant arrivés à ce point, on n’eût pas été plus avant. Plus tard, ils découvrirent les vestiges de quelques hautes connaissances qui s’étaient perdues. La nation était industrielle ; la plupart des méthodes scientifiques s’étaient conservées dans son sein ; mais la science elle-même n’y existait plus. Cela leur expliqua l’espèce d’immobilité singulière dans laquelle ils avaient trouvé l’esprit de ce peuple. Les Chinois, en suivant la trace de leurs pères, avaient oublié les raisons qui avaient dirigé ceux-ci. Ils se servaient encore de la formule saris en rechercher le sens ; ils gardaient l’instrument et ne possédaient plus l’art de le modifier et de le reproduire. Les Chinois ne pouvaient donc rien changer. Ils devaient renoncer a améliorer. Ils étaient forcés d’imiter toujours et
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Je croirais perdre le temps des lecteurs et le mien, si je m’attachais à montrer comment la médiocrité générale des fortunes, l’absence du superflu, le désir universel du bien-être et les constants efforts auxquels chacun se livre pour se le procurer, font prédominer dans le cœur de l’homme le goût de l’utile sur l’amour du beau. Les nations démocratiques, chez lesquelles toutes ces choses se rencontrent, cultiveront donc les arts qui servent à rendre la vie commode, de préférence{{tiret|pré|férence}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/103]]==
{{tiret2|pré|férence}} à ceux dont l’objet est de l’embellir ; elles préféreront habituellement l’utile au beau, et elles voudront que le beau soit utile.
 
Mais je prétends aller plus avant, et, après avoir indiqué le premier trait, en dessiner plusieurs autres.
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Cela donne une tournure générale aux idées de la nation en fait d’arts.
 
Il arrive souvent que, chez ces peuples, le paysan lui-même aime mieux se priver entièrement{{tiret|entière|ment}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/105]]==
{{tiret|entière|ment}} des objets qu’il convoite, que de les acquérir imparfaits.
 
Dans les aristocraties, les ouvriers ne travaillent donc que pour un nombre limité d’acheteurs, très difficiles à satisfaire. C’est de la perfection de leurs travaux que dépend principalement le gain qu’ils attendent.
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Dans les aristocraties on fait quelques grands tableaux, et, dans les pays démocratiques, une multitude de petites peintures. Dans les premières, on élève des Statues de bronze, et, dans les seconds, on coule des statues de plâtre.
 
Lorsque j’arrivai pour la première fois à {{tiret|New|-York}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/110]]==
{{tiret2|New|-York}} par cette partie de l’océan Atlantique qu’on nomme la rivière de l’Est, je fus surpris d’apercevoir, le long du rivage, à quelque distance de la ville, un certain nombre de petits palais de marbre blanc dont plusieurs avaient une architecture antique ; le lendemain, ayant été pour considérer de plus près celui qui avait particulièrement attiré mes regards, je trouvai que ses murs étaient de briques blanchies et ses colonnes de bois peint. Il en était de même de tous les monuments que j’avais admirés la veille.
 
L’état social et les institutions démocratiques donnent de plus, à tous les arts d’imitation, de certaines tendances particulières qu’il est facile de signaler. Ils les détournent souvent de la peinture de l’âme pour ne les attacher qu’à celle du corps ; et ils substituent la représentation des mouvements et des sensations à celle des sentiments et des idées ; à la place de l’idéal, ils mettent, enfin, le réel.
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{{t3|Physionomie littéraire des siècles démocratiques|CHAPITRE
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/116]]==
 
XIII.}}
 
{{t3|Physionomie littéraire des siècles démocratiques|CHAPITRE XIII.}}
 
 
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Lorsqu’on entre dans la boutique d’un libraire aux États-Unis, et qu’on visite les livres AMÉRICAINS qui en garnissent les rayons, le nombre des ouvrages y parait fort grand, tandis que celui des auteurs connus y semble au contraire fort petit.
 
On trouve d’abord une multitude de traités élémentaires destinés à donner la première notion des connaissances humaines. La plupart de ces ouvrages ont été composés en Europe. Les Américains les réimpriment en les adaptant à leur usage. Vient ensuite une quantité presque innombrable de livres de religion, Bibles, sermons, anecdotes{{tiret|anec|dotes}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/117]]==
{{tiret2|anec|dotes}} pieuses, controverses, comptes rendus d’établissements charitables. Enfin paraît le long catalogue des pamphlets Politiques : en Amérique, les partis ne font point de livres pour se combattre, mais des brochures qui circulent avec une incroyable rapidité, vivent un jour et meurent.
 
Au milieu de toutes ces obscures productions de l’esprit humain apparaissent les œuvres plus remarquables d’un petit nombre d’auteurs seulement qui sont connus des Européens ou qui devraient l’être.
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Le style y paraîtra presque aussi important que l’idée, la forme que le fond, le ton en sera poli, modéré, soutenu. L’esprit y aura toujours une démarche noble, rarement une allure vive et les écrivains s’attacheront plus à perfectionner qu’à produire.
 
Il arrivera quelquefois que les membres de la classe lettrée, ne vivant jamais qu’entre eux et n’écrivant que pour eux, perdront entièrement de vue le reste du monde, ce qui les jettera dans le recherché et le faux ; ils s’imposeront de petites règles littéraires à leur seul usage, qui les écarteront{{tiret|écarte|ront}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/122]]==
{{tiret2|écarte|ront}} insensiblement du bon sens et les conduiront enfin hors de la nature.
 
À force de vouloir parler autrement que le vulgaire, ils en viendront à une sorte de jargon aristocratique qui n’est guère moins éloigné du beau langage que le patois du peuple.
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Ce sont là les écueils naturels de la littérature dans les aristocraties.
 
Toute aristocratie qui se met entièrement à part du peuple devient impuissante. Cela est vrai dans les lettres aussi bien qu’en politique<ref> Tout ceci est surtout vrai des pays aristocratiques, qui ont été longtemps et paisiblement soumis au pouvoir d’un roi.
 
Quand la liberté règne dans une aristocratie, les hautes classes sont sans cesse obligées de se servir des basses ; et, en s’en servant, elles s’en rapprochent. Cela fait souvent pénétrer quelque chose de l’esprit démocratique dans leur sein. Il se développe, d’ailleurs, chez un corps privilégié qui gouverne une énergie et une habitude d’entreprise, un goût du mouvement et du bruit, qui ne peuvent manquer d’influer sur tous les travaux littéraires.
</ref>.
 
Retournons présentement le tableau et considérons le revers.
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C’est pourtant au sein de cette multitude incohérente et agitée que naissent les auteurs, et c’est elle qui distribue à ceux-ci les profits et la gloire.
 
Je n’ai point de peine à comprendre que, les choses étant ainsi, je dois m’attendre à ne rencontrer dans la littérature d’un pareil peuple qu’un petit nombre de ces conventions rigoureuses que reconnaissent dans les siècles aristocratiques les lecteurs et les écrivains. S’il arrivait que les hommes d’une époque tombassent d’accord sur quelques-unes, cela ne prouverait encore rien pour l’époque suivante ; car, chez les nations démocratiques, chaque génération nouvelle est un nouveau peuple. Chez ces nations, les lettres ne sauraient{{tiret|sau|raient}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/124]]==
{{tiret2|sau|raient}} donc que difficilement être soumises à des règles étroites, et il est comme impossible qu’elles le soient jamais à des règles permanentes.
 
Dans les démocraties, il s’en faut de beaucoup que tous les hommes qui s’occupent de littérature aient reçu une éducation littéraire, et, parmi ceux d’entre eux qui ont quelque teinture de belles-lettres, la plupart suivent une carrière politique, ou embrassent une profession dont ils ne peuvent se détourner que par moments, pour goûter à la dérobée les plaisirs de l’esprit. Ils ne font donc point de ces plaisirs le charme principal de leur existence ; mais ils les considèrent comme un délassement passager et nécessaire au milieu des sérieux travaux de la vie : de tels hommes ne sauraient jamais acquérir la connaissance assez approfondie de l’art littéraire pour en sentir les délicatesses ; les petites nuances leur échappent. N’ayant qu’un temps fort court à donner aux lettres, ils veulent le mettre à profit tout entier. Ils aiment les livres qu’on se procure sans peine, qui se lisent vite, qui n’exigent point de recherches savantes pour être compris. Ils demandent des beautés faciles qui se livrent d’elles-mêmes et dont on puisse jouir sur l’heure ; il leur faut surtout de l’inattendu et du nouveau. Habitués à une existence pratique, contestée, monotone, ils ont besoin d’émotions
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{{t3|De l’industrie littéraire|CHAPITRE
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/128]]==
 
XIV.}}
 
{{t3|De l’industrie littéraire|CHAPITRE XIV.}}
 
 
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Ils ne se plaignaient pas seulement de ce que les Américains avaient mis en usage beaucoup de mots nouveaux ; la différence et l’éloignement des pays eût suffit pour l’expliquer ; mais de ce que ces mots nouveaux étaient particulièrement empruntés, soit au jargon des partis, soit aux arts mécaniques, ou à la langue des affaires. Ils ajoutaient que les anciens mots anglais étaient souvent pris par les Américains dans une acception nouvelle. Ils disaient enfin que les habitants des États-Unis entremêlaient fréquemment les styles d’une manière singulière, et qu’ils plaçaient quelquefois ensemble des mots qui, dans le langage de la mère patrie, avaient coutume de s’éviter.
 
Ces remarques, qui me furent faites à plusieurs reprises
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/136]]==
reprises par des gens qui me parurent mériter d’être crus, me portèrent moi-même à réfléchir sur ce sujet, et mes réflexions m’amenèrent, par la théorie, au même point où ils étaient arrivés par la pratique.
 
Dans les aristocraties, la langue doit naturellement participer au repos où se tiennent toutes choses. On fait peu de mots nouveaux, parce qu’il se fait peu de choses nouvelles ; et, fit-on des choses nouvelles, on s’efforcerait de les peindre avec les mots connus et dont la tradition a fixé le sens.
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J’ai souvent fait usage du mot égalité dans un sens absolu ; j’ai, de plus, personnifié l’égalité en plusieurs endroits, et c’est ainsi qu’il m’est arrivé de dire que l’égalité faisait de certaines choses, ou s’abstenait de certaines autres. On peut affirmer que les hommes du siècle de Louis XIV n’eussent point parlé de cette sorte ; il ne serait jamais venu dans l’esprit d’aucun d’entre eux d’user du mot égalité sans l’appliquer à une chose particulière, et ils auraient plutôt renoncé à s’en servir que de consentir à faire l’égalité une personne vivante.
 
Ces mots abstraits qui remplissent les langues démocratiques, et dont on fait usage à tout propos sans les rattacher à aucun fait particulier, agrandissent et voilent la pensée ; ils rendent l’expression plus rapide et l’idée moins nette. Mais, en fait de langage, les peuples démocratiques{{tiret|démocrati|ques}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/146]]==
{{tiret2|démocrati|ques}} aiment mieux l’obscurité que le travail.
 
Je ne sais d’ailleurs si le vague n’a point un certain charme secret pour ceux qui partent et qui écrivent chez ces peuples.
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On a donné plusieurs significations fort diverses au mot poésie. Ce serait fatiguer les lecteurs que de rechercher avec eux lequel de ces différents sens il convient le mieux de choisir ; je préfère leur dire sur-le-champ celui que j’ai choisi.
 
Ce serait fatiguer les lecteurs que de rechercher avec eux lequel de ces différents sens il convient le mieux de choisir ; je préfère leur dire sur-le-champ celui que j’ai choisi.
 
Là poésie, a mes yeux, est la recherche et la peinture de l’idéal.
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Ce sont là les poèmes de la démocratie.
 
L’égalité ne- détruit donc pas tous les objets de la poésie ; elle les rend moins nombreux et plus vastes.
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/161]]==
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/162]]==
 
 
{{t3|Pourquoi les écrivains et les orateurs américains sont souvent boursouflés|CHAPITRE XVIII.}}
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De leur côté, les écrivains ne manquent guère d’obéir à ces instincts qu’ils partagent : ils gonflent leur imagination sans cesse, et, l’étendant outre mesure, ils lui font atteindre le gigantesque, pour lequel elle abandonne souvent le grand.
 
De cette manière, ils espèrent attirer sur-le-champ les regards de la foule et les fixer aisément{{tiret|aisé|ment}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/164]]==
{{tiret2|aisé|ment}} autour d’eux, et ils réussissent souvent à le faire ; car la foule, qui ne cherche dans la poésie que des objets très vastes, n’a pas le temps de mesurer exactement les proportions de tous les objets qu’on lui présente, ni le goût assez sûr pour apercevoir facilement en quoi ils sont disproportionnés. L’auteur et le public se corrompent à la fois l’un par l’autre.
 
Nous avons vu d’ailleurs que, chez les peuples démocratiques, les sources de la poésie étaient belles, mais peu abondantes. On finit bientôt par les épuiser. Ne trouvant plus matière à l’idéal dans le réel et dans le vrai, les poètes en sortent entièrement et créent des monstres.
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{{t3|Quelques observations sur le théâtre des peuples démocratiques|CHAPITRE XIX.}}
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/165]]==
 
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/166]]==
 
Lorsque la révolution qui a changé l’état social et politique d’un peuple aristocratique commence à se faire jour dans la littérature, c’est en général par le théâtre qu’elle se produit d’abord, et c’est là qu’elle demeure toujours visible.
 
{{t3|Quelques observations sur le théâtre des peuples démocratiques|CHAPITRE XIX.}}
Le spectateur d’une œuvre dramatique est, en quelque sorte, pris au dépourvu par l’impression qu’on lui suggère. Il n’a pas le temps d’interroger sa mémoire, ni de consulter les habiles ; il ne songe point à combattre les nouveaux instincts littéraires qui commencent à se manifester en lui ; il y cède
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/165]]==
avant de les connaître.
 
Les auteurs ne tardent pas à découvrir de quel côté incline ainsi secrètement
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/166]]==
 
 
Lorsque la révolution qui a changé l’état social et politique d’un peuple aristocratique commence à se faire jour dans la littérature, c’est en général par le théâtre qu’elle se produit d’abord, et c’est là qu’elle demeure toujours visible.
 
Le spectateur d’une œuvre dramatique est, en quelque sorte, pris au dépourvu par l’impression qu’on lui suggère. Il n’a pas le temps d’interroger sa mémoire, ni de consulter les habiles ; il ne songe point à combattre les nouveaux instincts littéraires qui commencent à se manifester en lui ; il y cède
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/167]]==
littéraires qui commencent à se manifester en lui ; il y cède avant de les connaître.
le goût du public. Ils tournent de ce côté-là leurs œuvres ; et les pièces de théâtre, après avoir servi à faire apercevoir la révolution littéraire qui se prépare, achèvent bientôt de l’accomplir. Si vous voulez juger d’avance la littérature d’un peuple qui tourne à la démocratie, étudiez son théâtre.
 
Les auteurs ne tardent pas à découvrir de quel côté incline ainsi secrètement le goût du public. Ils tournent de ce côté-là leurs œuvres ; et les pièces de théâtre, après avoir servi à faire apercevoir la révolution littéraire qui se prépare, achèvent bientôt de l’accomplir. Si vous voulez juger d’avance la littérature d’un peuple qui tourne à la démocratie, étudiez son théâtre.
 
Les pièces de théâtre forment d’ailleurs, chez les nations aristocratiques elles-mêmes, la portion la plus démocratique de la littérature. Il n’y a pas de jouissance littéraire plus à portée de la foule que celles qu’on éprouve à la vue de la scène. Il ne faut ni préparation ni étude pour les sentir. Elles vous saisissent au milieu de vos préoccupations et de votre ignorance. Lorsque l’amour encore à moitié grossier des plaisirs de l’esprit commence à pénétrer dans une classe de citoyens, il la pousse aussitôt au théâtre. Les théâtres des nations aristocratiques ont toujours été remplis de spectateurs qui n’appartenaient point à l’aristocratie. C’est au théâtre seulement que les classes supérieures se sont mêlées avec les moyennes et les inférieures, et qu’elles ont consenti sinon à recevoir l’avis de ces dernières, du moins à souffrir que celles-ci le donnassent. C’est au théâtre que les
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Il semble que les hommes du siècle de Louis XIV attachaient une valeur fort exagérée à ces détails, qui s’aperçoivent dans le cabinet, mais qui échappent à la scène. Car, après tout, le principal objet d’une pièce de théâtre est d’être représentée, et son premier mérite d’émouvoir. Cela venait de ce que les spectateurs de cette époque étaient en même temps des lecteurs. Au sortir de la représentation, ils attendaient chez eux l’écrivain, afin d’achever de le juger.
 
Dans les démocraties, on écoute les pièces de théâtre, mais on ne les lit point. La plupart de ceux qui assistent aux jeux de la scène n’y cherchent pas les plaisirs de l’esprit, mais les émotions{{tiret|émo|tions}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/173]]==
{{tiret2|émo|tions}} vives du cœur. Ils ne s’attendent point à y trouver une œuvre de littérature, mais un spectacle, et, pourvu que l’auteur parle assez correctement la langue du pays pour se faire entendre, et que ses personnages excitent la curiosité et éveillent la sympathie, ils sont contents ; sans rien demander de plus à la fiction, ils rentrent aussitôt dans le monde réel. Le style y est donc moins nécessaire ; car, à la scène, l’observation de ces règles échappe davantage.
 
Quant aux vraisemblances, il est impossible d’être souvent nouveau, inattendu, rapide, en leur restant fidèle. On les néglige donc, et le public le pardonne. On peut compter qu’il ne s’inquiétera point des chemins par où vous l’avez conduit, si vous l’amenez enfin devant un objet qui le touche. Il ne vous reprochera jamais de l’avoir ému en dépit des règles.
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Les Américains mettent au grand jour les différents instincts que je viens de peindre, quand ils vont au théâtre. Mais il faut reconnaître qu’il n’y a encore qu’un petit nombre d’entre eux qui y aillent. Quoique les spectateurs et les spectacles se soient prodigieusement accrus depuis quarante ans aux États-Unis, la population ne se livre encore à ce genre d’amusement qu’avec une extrême retenue.
 
Cela tient à des causes particulières que le lecteur{{tiret|lec|teur}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/174]]==
{{tiret2|lec|teur}} connaît déjà, et qu’il suffit de lui rappeler en deux mots.
 
Les puritains, qui ont fondé les républiques américaines, n’étaient pas seulement ennemis des plaisirs ; ils professaient de plus une horreur toute spéciale pour le théâtre. Ils le considéraient comme un divertissement abominable, et, tant que leur esprit a régné sans partage, les représentations dramatiques ont été absolument inconnues parmi eux. Ces opinions des premiers pères de la colonie ont laissé des traces profondes dans l’esprit de leurs descendants.
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Un seul fait suffit pour montrer que le théâtre est peu populaire aux États-Unis.
 
Les Américains, dont les lois autorisent la liberté et même la licence de la parole en toutes choses, ont néanmoins soumis les auteurs dramatiques{{tiret|drama|tiques}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/175]]==
{{tiret2|drama|tiques}} à une sorte de censure. Les représentations théâtrales ne peuvent avoir lieu que quand les administrateurs de la commune les permettent. Ceci montre bien que les peuples sont comme les individus. Ils se livrent sans ménagement à leurs passions principales, et ensuite ils prennent bien garde de ne point trop céder à l’entraînement des goûts qu’ils n’ont pas.
 
Il n’y a point de portion de la littérature qui se rattache par des liens plus étroits et plus nombreux à l’état actuel de la société que le théâtre.
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==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/176]]==
 
 
{{t3|De quelques tendances particulières aux historiens dans les siècles démocratiques|CHAPITRE XX.}}
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L’historien se fatigue bientôt d’un pareil travail ; son esprit se perd au milieu de ce labyrinthe, et, ne pouvant parvenir a apercevoir clairement et à mettre suffisamment en lumière les influences individuelles, il les nie. Il préfère nous parler du naturel des races, de la constitution physique du pays, ou de l’esprit de la civilisation. Cela abrège son travail, et, à moins de frais, satisfait mieux le lecteur.
 
M. de La Fayette a dit quelque part dans ses Mémoires que le système exagéré des causes générales{{tiret|gé|nérales}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/179]]==
{{tiret2|gé|nérales}} procurait de merveilleuses consolations aux hommes publics médiocres. J’ajoute qu’il en donne d’admirables aux historiens médiocres. Il leur fournit toujours quelques grandes raisons qui les tirent promptement d’affaire à l’endroit le plus difficile de leur livre et favorisent la faiblesse ou la paresse de leur esprit, tout en faisant honneur à sa profondeur.
 
Pour moi, je pense qu’il n’y a pas d’époque où il ne faille attribuer une partie des événements de ce monde à des faits très généraux, et une autre à des influences très particulières. Ces deux causes se rencontrent toujours ; leur rapport seul diffère. Les faits généraux expliquent plus de choses dans les siècles démocratiques que dans les siècles aristocratiques, et les influences particulières moins. Dans les temps d’aristocratie, c’est le contraire : les influences particulières sont plus fortes, et les causes générales sont plus faibles, moins qu’on ne considère comme une cause générale fait même de l’inégalité des conditions, qui permet a quelques individus de contrarier les tendances naturelles de tous les autres.
 
Les historiens qui cherchent à peindre ce qui se passe dans les sociétés démocratiques ont donc raison de faire une large part aux causes générales, et de s’appliquer principalement à les découvrir ; mais ils ont tort de nier entièrement l’action{{tiret|l’ac|tion}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/180]]==
{{tiret2|l’ac|tion}} particulière des individus, parce qu’il est malaisé de la retrouver et de la suivre.
 
Non seulement les historiens qui vivent dans les siècles démocratiques sont entraînés à donner à chaque fait une grande cause, mais ils sont encore portés à lier les faits entre eux et à en faire sortir un système.
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Chez les peuples aristocratiques, tous les hommes se tiennent et dépendent les uns des autres ; il existe entre tous un lien hiérarchique à l’aide duquel on peut maintenir chacun à sa place et le corps entier dans l’obéissance. Quelque chose d’analogue se retrouve toujours au sein des assemblées politiques de ces peuples. Les partis s’y rangent naturellement sous de certains chefs, auxquels ils obéissent par une sorte d’instinct qui n’est que le résultat d’habitudes contractées ailleurs{{tiret|ail|leurs.}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/185]]==
{{tiret2|ail|leurs.}} Ils transportent dans la petite société les mœurs de la plus grande.
 
Dans les pays démocratiques, il arrive souvent qu’un grand nombre de citoyens se dirigent vers un même point ; mais chacun n’y marche, ou se flatte du moins de n’y marcher que de lui-même. Habitué à ne régler ses mouvements que suivant ses impulsions personnelles, il se plie malaisément à recevoir du dehors sa règle. Ce goût et cet usage de l’indépendance le suivent dans les conseils nationaux. S’il consent à s’y associer à d’autres pour la poursuite du même dessein, il veut du moins rester maître de coopérer au succès commun à sa manière.
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Indépendamment du législateur de l’État, les électeurs voient encore en leur représentant le protecteur naturel du canton près de la législature ; ils ne sont pas même éloignés de le considérer comme le fondé de pouvoirs de chacun de ceux qui l’ont élu, et ils se flattent qu’il ne déploiera pas moins d’ardeur à faire valoir leurs intérêts particuliers que ceux du pays.
 
Ainsi, les électeurs se tiennent d’avance pour assurés que le député qu’ils choisiront sera un orateur ; qu’il parlera souvent s’il le peut, et que, au cas où il lui faudrait se restreindre, il s’efforcera{{tiret|s’effor|cera}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/189]]==
{{tiret2|s’effor|cera}} du moins de renfermer dans ses rares discours l’examen de toutes les grandes affaires de l’État, joint à l’exposé de tous les petits griefs dont ils ont eux-mêmes à se plaindre ; de telle façon que, ne pouvant se montrer souvent, il fasse voir à chaque occasion ce qu’il sait faire et que, au lieu de se répandre incessamment, il se resserre de temps à autre tout entier sous un petit volume, fournissant ainsi une sorte de résumé brillant et complet de ses commettants et de lui-même. À ce prix, ils promettent leurs prochains suffrages.
 
Ceci pousse au désespoir d’honnêtes médiocrités qui, se connaissant, ne se seraient pas produites d’elles-mêmes. Le député, ainsi excité, prend la parole au grand chagrin de ses amis, et, se jetant imprudemment au milieu des plus célèbres orateurs, il embrouille le débat et fatigue l’assemblée.
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D’heureuses circonstances et de bonnes lois pourraient parvenir à attirer dans la législature d’un peuple démocratique des hommes beaucoup plus remarquables que ceux qui sont envoyés par les Américains au Congrès ; mais on n’empêchera jamais les hommes médiocres qui s’y trouvent de s’y exposer complaisamment et de tous les côtés au grand jour.
 
Le mal ne me paraît pas entièrement guérissable, parce qu’il ne tient pas seulement au règlement{{tiret|règle|ment}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/191]]==
{{tiret2|règle|ment}} de l’assemblée, mais à sa constitution et à celle même du pays.
 
Les habitants des États-Unis semblent considérer eux-mêmes la chose sous ce point de vue, et ils témoignent leur long usage de la vie parlementaire, non point en s’abstenant de mauvais discours, mais en se soumettant avec courage à les entendre. Ils s’y résignent comme au mal que l’expérience leur a fait reconnaître inévitable.
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Cela n’a pas tenu seulement à des circonstances particulières et fortuites, mais à des causes générales et durables.
 
Je ne vois rien de plus admirable ni de plus puissant qu’un grand orateur discutant de grandes affaires{{tiret|af|faires}}
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/192]]==
{{tiret2|af|faires}} dans le sein d’une assemblée démocratique. Comme il n’y a jamais de classe qui y ait ses représentants chargés de soutenir ses intérêts, c’est toujours à la nation tout entière, et au nom de la nation tout entière que l’on parle. Cela agrandit la pensée et relève le langage.
 
Comme les précédents y ont peu d’empire ; qu’il n’y a plus de privilèges attachés à certains biens, ni de droits inhérents à certains corps ou à certains hommes, l’esprit est obligé de remonter jusqu’à des variétés générales puisées dans la nature humaine, pour traiter l’affaire particulière qui l’occupe. De là naît dans les discussions politiques d’un peuple démocratique, quelque petit qu’il soit, un caractère de généralité qui les rend souvent attachantes pour le genre humain. Tous les hommes s’y intéressent parce qu’il s’agit de l’homme, qui est partout le même.
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Chez les plus grands peuples aristocratiques, au contraire, les questions les plus générales sont presque toujours traitées par quelques raisons particulières tirées des usages d’une époque ou des droits d’une classe ; ce qui n’intéresse que la classe dont il est question, ou tout au plus le peuple dans le sein duquel cette classe se trouve.
 
C’est à cette cause autant qu’à la grandeur de la nation française, et aux dispositions favorables des
==[[Page:Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 3.djvu/193]]==
des peuples qui l’écoutent, qu’il faut attribuer le grand effet que nos discussions politiques produisent quelquefois dans le monde.
 
Nos orateurs parlent souvent à tous les hommes, alors même qu’ils ne s’adressent qu’à leurs concitoyens.