« L’Angélus (Maupassant) » : différence entre les versions

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La pendule sonna six heures et la comtesse de Brémontal, quittant des yeux le livre qu’elle lisait, les leva vers le cadran d’un beau cartel Louis XVI accroché sur le mur ; puis, d’un lent regard, elle parcourut son grand salon, sombre malgré les autres lampes, deux sur la table, où beaucoup de livres traînaient, et deux sur la cheminée. Un feu de bûches, flambant dans l’âtre, un feu de campagne, un feu de château, jetait aussi une lueur à éclats sur les murs, éclairant des tapisseries à personnages, des cadres dorés, des portraits de famille et les hauts rideaux, d’un rouge foncé, qui voilaient et drapaient les fenêtres. Malgré toutes ces lumières, la vaste pièce était triste, un peu froide, pénétrée par l’hiver. On sentait du dehors l’âpre rigueur de l’air et le souffle du vent, glacé par le tapis de neige étendu sur la terre, qui faisait craquer les arbres du parc. La comtesse se leva. De sa démarche un peu lente, un peu traînante de jeune femme enceinte, elle vint s’asseoir devant le foyer et tendit ses pieds à la flamme. Les bûches embrasées lui jetèrent à la face l’émanation de leur vive chaleur, une sorte de caresse brûlante et même un peu brutale, tandis qu’elle sentait en même temps son dos, ses épaules et sa nuque tressaillir encore sous le frisson de l’atmosphère de mort, dont cet hiver terrible enveloppait la France. Cette sensation du froid glissait partout en elle, entrée dans son âme autant que dans son corps, et à cette angoisse physique se joignait celle de l’immense catastrophe abattue sur la patrie. Torturée par ses nerfs, ses soucis, ses atroces pressentiments, Mme de Brémontal se leva de nouveau. Où est-il à cette heure, lui, son mari, dont elle n’a reçu depuis cinq mois aucune nouvelle ? Prisonnier des Prussiens ou tué ? Martyrisé dans une forteresse ennemie ou enterré dans un trou, sur un champ de bataille, avec tant d’autres cadavres dont la chair décomposée est mêlée à la chair des voisins et tous les ossements confondus. Oh ! quelle horreur ! quelle horreur !
 
La pendule sonna six heures et la comtesse de Brémontal, quittant des yeux le livre qu’elle lisait, les leva vers le cadran d’un beau cartel Louis XVI accroché sur le mur ; puis, d’un lent regard, elle parcourut son grand salon, sombre malgré les autres lampes, deux sur la table, où beaucoup de livres traînaient, et deux sur la cheminée. Un feu de bûches, flambant dans l’âtre, un feu de campagne, un feu de château, jetait aussi une lueur à éclats sur les murs, éclairant des tapisseries à personnages, des cadres dorés, des portraits de famille et les hauts rideaux, d’un rouge foncé, qui voilaient et drapaient les fenêtres. Malgré toutes ces lumières, la vaste pièce était triste, un peu froide, pénétrée par l’hiver. On sentait du dehors l’âpre rigueur de l’air et le souffle du vent, glacé par le tapis de neige étendu sur la terre, qui faisait craquer les arbres du parc. La comtesse se leva. De sa démarche un peu lente, un peu traînante de jeune femme enceinte, elle vint s’asseoir devant le foyer et tendit ses pieds à la flamme. Les bûches embrasées lui jetèrent à la face l’émanation de leur vive chaleur, une sorte de caresse brûlante et même un peu brutale, tandis qu’elle sentait en même temps son dos, ses épaules et sa nuque tressaillir encore sous le frisson de l’atmosphère de mort, dont cet hiver terrible enveloppait la France. Cette sensation du froid glissait partout en elle, entrée dans son âme autant que dans son corps, et à cette angoisse physique se joignait celle de l’immense catastrophe abattue sur la patrie. Torturée par ses nerfs, ses soucis, ses atroces pressentiments, Mme de Brémontal se leva de nouveau. Où est-il à cette heure, lui, son mari, dont elle n’a reçu depuis cinq mois aucune nouvelle ? Prisonnier des Prussiens ou tué ? Martyrisé dans une forteresse ennemie ou enterré dans un trou, sur un champ de bataille, avec tant d’autres cadavres dont la chair décomposée est mêlée à la chair des voisins et tous les ossements confondus. Oh ! quelle horreur ! quelle horreur !
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et même un peu brutale, tandis qu’elle sentait en même temps son dos, ses épaules et sa nuque tressaillir encore sous le frisson de l’atmosphère de mort, dont cet hiver terrible enveloppait la France. Cette sensation du froid glissait partout en elle, entrée dans son âme autant que dans son corps, et à cette angoisse physique se joignait celle de l’immense catastrophe abattue sur la patrie. Torturée par ses nerfs, ses soucis, ses atroces pressentiments, Mme de Brémontal se leva de nouveau. Où est-il à cette heure, lui, son mari, dont elle n’a reçu depuis cinq mois aucune nouvelle ? Prisonnier des Prussiens ou tué ? Martyrisé dans une forteresse ennemie ou enterré dans un trou, sur un champ de bataille, avec tant d’autres cadavres dont la chair décomposée est mêlée à la chair des voisins et tous les ossements confondus. Oh ! quelle horreur ! quelle horreur !
 
Elle marchait maintenant de long en large dans le grand salon silencieux, sur ces épais tapis qui mangeaient le bruit léger de ses pas. jamais elle n’avait senti peser sur elle encore une détresse aussi épouvantable. Qu’allait-il arriver de nouveau ? Oh ! l’affreux hiver, hiver de fin du monde qui détruisait un pays entier, tuant les grands fils des pauvres mères, espoir de leurs cœurs et leur dernier soutien, et les pères des enfants sans ressources, et les maris des jeunes femmes. Elle les voyait agonisants et mutilés par le fusil, le sabre, le canon, le pied ferré des chevaux qui avaient passé dessus, et ensevelis en des nuits pareilles, sous ce suaire de neige taché de sang.
 
Elle sentit qu’elle allait pleurer, qu’elle allait crier, écrasée par la peur de l’inconnaissable lendemain, et elle regarda l’heure de nouveau. Non, elle n’attendrait pas seule le moment où son père, le curé du village
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et le médecin allaient venir, car ils devaient dîner chez elle. Mais pourraient-ils seulement sortir de leurs maisons et parvenir au château ? Son père surtout l’attristait. Il devait suivre dans son coupé le bord de la Seine, sur le chemin de halage, pendant plusieurs kilomètres. Le cocher était vieux et sûr, connaissant la route comme la connaissait son cheval ; mais cette nuit-là semblait prédestinée aux malheurs. Les deux autres invités, habitués de presque tous les soirs d’ailleurs, avaient à passer le fleuve en bateau, c’était pis encore. jamais la glace n’arrêtait le courant en cet endroit où le flot de la mer, à qui rien ne résiste, montait à chaque marée ; mais d’énormes glaçons charriés dans le remous descendaient de la haute France et pouvaient chavirer la barque du passeur.
 
La comtesse revint vers la cheminée, prit le cordon de sonnette et tira.
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Rassurée sur le sort de son père, elle demanda encore :
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— Et les gens de La Bouille, M. le curé et le docteur Paturel, est-ce qu'ils peuvent traverser l’eau sans péril au milieu des glaçons qui flottent ?
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— Vous me le laisserez jusqu’à l’arrivée de ces messieurs, dit la comtesse.
 
Et quand la femme de chambre fut partie, elle assit
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sur ses genoux l’enfant et le regarda dans les yeux. Ils se sourirent de ce sourire unique, inexprimable, qui échange de l’amour entre la maman et le petit, de cet amour qui est le seul indestructible, qui n’a point d’égal et de rival.
 
Puis, ouvrant ses bras, elle lui prit la tête et l’embrassa. Elle l’embrassa sur les cheveux, sur les paupières, sur la bouche, en frissonnant, de la nuque au bout des doigts, de cette joie délicieuse dont tressaillent les fibres des vraies mères.
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Ils écoutaient tous les deux maintenant le tintement plus distinct et les coups de fouet du cocher retentissant sur la neige qui annonçaient leur arrivée.
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Une minute plus tard, la porte s’ouvrait devant un vieux monsieur qui avait gardé un air frais dans sa belle personne soignée, ses joues claires et ses favoris blancs qui brillaient comme de l’argent.
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— Il répondit :
 
— Il est certain que nous ne sommes pas absolument en sécurité. Mais ils ont l’ordre de respecter toujours l’habitant inoffensif et les maisons qui n’ont pas été abandonnées. Sans cette règle, toujours observée par eux, je serais venu m’installer ici. Mais un vieux homme comme moi ne te servirait pas à grand-chose et je puis sauver mes usines. Qu’ils me trouvent ou qu’ils ne me trouvent pas près de toi, comme il ne faut ni résister ni faire le méchant, il y a plus de risques à quitter Dieppedalle qu’à venir ici.
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y a plus de risques à quitter Dieppedalle qu’à venir ici.
 
Elle murmura, effrayée, effarée :
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— Merci, papa.
 
La petite bonne Annette entra, venant chercher l’enfant ; et le regard de M. Boutemart sur elle, celui plus discret, presque imperceptible, que la rusée Normande lui rendit, firent monter un peu de rouge sur
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les joues pâles de la comtesse, car elle commençait à soupçonner l’attention de son père pour la servante, et le consentement de celle-ci.
 
Depuis la mort de sa femme, arrivée voici juste neuf ans, M. Boutemart, qui ne quittait jamais Dieppedalle et ses établissements chimiques, avait eu dans le pays quelques relations, découvertes par hasard, révélant chez lui des goûts faciles, presque vulgaires, et dont Mme de Brémontal souffrait beaucoup, dans son orgueil de fille et dans cette petite vanité nobiliaire, très légère, entrée en elle quand elle devint comtesse et châtelaine du pays.
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Comme il sortait, la cloche de la porte d’entrée tinta, annonçant l’arrivée des deux derniers convives. Ils parurent. L’abbé Marvaux entra le premier, grand, maigre, très droit, avec une figure marquée de rides profondes sur le front et sur les joues. On voyait, on devinait que cet homme avait souffert beaucoup, et qu’il devait être aussi rongé par une âme de penseur triste, une de ces âmes qui font de bonne heure aux visages des masques de fatigue.
 
D’origine noble, car il se nommait M. de Marvaux, il était un peu cousin, de très loin, des Brémontal. Il avait commencé sa vie dans la carrière militaire, autant pour occuper son désœuvrement que pour répondre à un besoin d’action violente, de lutte et de vague héroïsme, qu’il sentait en lui. Instruit, nourri de philosophie, il éprouva bientôt un grand ennui de l’existence oisive des garnisons, et ce fut avec plaisir qu’il partit, en 1859, pour la campagne d’Italie. Il prit part, bravement, à plusieurs batailles, mais par un bizarre revirement d’esprit, par une de ces étranges
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anomalies qui mettent parfois dans les êtres les instincts les plus opposés et les plus contradictoires, la vue de ces massacres, de ces troupeaux d’hommes broyés par les mitrailles, lui donna bientôt la haine et l’horreur de la guerre. Il y fut pourtant remarqué, décoré, et y obtint le grade de capitaine ; mais, une fois la campagne finie, il donna sa démission.
 
Après quelques années de vie libre occupée par des études et des lectures, et des brochures publiées, car il aimait les choses de la pensée, il rencontra une jeune veuve qui lui plut, et l’épousa. Il en eut une fille ; puis la mère et l’enfant moururent, dans la même semaine, de la fièvre typhoïde.
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Il aurait pu avoir, dans cette carrière nouvelle, un bel avenir sacerdotal ; il préféra rester curé de campagne en son pays d’origine. Peut-être aussi l’indépendance de son caractère, la hardiesse de sa parole, le rendirent-elles suspect à l’évêché. Car il tint tête à l’évêque, plusieurs fois, en des discussions théologiques et dogmatiques, et, comme il était fort érudit et fort éloquent, il triompha dans ces luttes.
 
Sans ambition, d’ailleurs, revenu de tout, il se décida ou se résigna à vivre dans ce beau pays qu’il adorait, et, comme il possédait une certaine fortune, il y fit beaucoup de bien. On l’aima, on le respecta. Il devint un prêtre généreux, secourable à tous, unique dans la contrée, que la vénération populaire protégea et défendit contre la malveillance croissante et les suspicions de ses supérieurs.
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Le docteur Paturel, qui le suivait, était un petit homme bedonnant, qui aurait été tout à fait chauve s’il n’avait gardé sur les tempes, au bord du crâne, deux plaques de cheveux blancs frisés pareils à deux houppes à poudre de riz.
 
Dès qu’ils furent entrés, on annonça le dîner servi, et la comtesse de Brémontal, prenant le bras du médecin, passa dans la salle à manger.
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— Oui, monsieur le curé.
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Mais Boutemart, toujours convaincu que les événements qui le touchaient finiraient par bien tourner, ajouta :
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Le médecin prit part à la conversation.
 
Moi, j’ai assez de chance, dit-il, je sais où se
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trouve mon fils. Il est à l’armée de Faidherbe, et nous échangeons des lettres. Puis j’ai encore eu la veine qu’il fût reçu docteur avant la guerre, et les médecins n’ont pas grand-chose à craindre à l’armée. Mais tout ce que je dis n’empêche pas ma femme d’être dans un état affreux, car elle l’aime tant, son cher Jules.
 
Il fit l’éloge de son fils, dont les études médicales à Paris avaient été si brillantes que ses professeurs, après le doctorat passé, l’avaient engagé tous ensemble à continuer jusqu’à l’agrégation. Ah ! en voilà un qui ne moisirait pas en province, ce petit-là. Il serait un grand médecin, un grand médecin de la capitale.
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Elle feuilleta quelques livres sans y prendre intérêt, comprenant à peine ce qu’elle lisait. Elle choisit dans ses poètes les pièces de vers auxquelles elle revenait le plus souvent. Elles lui parurent banales, inutiles, décolorées ; et elle se rassit devant le feu. Allait-elle se coucher ? non, pas tout de suite, car elle ne dormirait pas ; et elle les connaissait, ces interminables insomnies que mesurent, en les rendant douloureuses comme une agonie nocturne de l’esprit et du corps, les tintements réguliers du timbre de la pendule.
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Alors elle songea. Des souvenirs lui revenaient, d’elle et d’autrefois, ces souvenirs intimes, évoqués dans les heures lugubres, confidences sur soi-même, qu’on ne fait qu’à soi.
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Son père, petit commerçant d’abord, héritier d’un grand terrain au bord de la Seine, et d’une fabrique d’acides et de vinaigres artificiels, avait fini par gagner une très grosse fortune dans les produits chimiques. Il avait épousé la fille d’un officier du Premier Empire, jeune personne jolie, indépendante et poétique, comme on l’était à cette époque. Un peu mélancolique, aussi, après cette union qui ne contentait pas absolument son rêve de jeunesse, elle se consola dans un amour de ce qu’on appelait alors « la Nature » en donnant à ce mot un sens aujourd’hui presque oublié. Elle aima ce pays superbe, planté d’arbres et arrosé d’eau, cette côte, au pied de laquelle fumaient les cheminées de son mari, mais qui portait aussi sur son faite l’admirable forêt de Roumare allant de Rouen jusqu’à Jumièges. Elle se fit en outre une bibliothèque de romans, de philosophes, de poètes, et elle passa sa vie à lire et à songer. Le soir, au crépuscule, se promenant le long de la Seine pleine d’îles vertes empanachées de grands peupliers, elle récitait à mi-voix, pour elle, pour elle toute seule, des vers de Chénier et de Lamartine. Puis elle s’enthousiasma de Victor Hugo, elle adora Musset. Etant devenue mère d’une fille, elle l’éleva avec une tendresse ardente, une tendresse augmentée sentimentalement par toute la littérature dont elle était nourrie.
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L’enfant grandit, très semblable à sa mère, charmante et intelligente. On les enviait dans Rouen et on disait de Mme Boutemart : « C’est une personne de grande valeur. »
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Mais sa sœur, veuve sans enfant d’un ingénieur des Ponts et Chaussées, et riche d’une aisance suffisante, consentit à quitter Paris pendant quelques mois pour venir les passer près de lui et atténuer ainsi les premières atteintes du chagrin et de l’isolement.
 
C’était une femme d’esprit pondéré autant que son frère et de sens rassis, qui avait toujours tiré des événements et des choses le plus de parti possible. Tranquille sur son sort, ayant passé la quarantaine et
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douée d’une nature calme, elle ne demandait rien de plus au destin.
 
Elle s’éprit vite de sa nièce, et quand Boutemart lui parla de garder la jeune fille près de lui, elle l’en dissuada de toute sa force en lui représentant que Germaine deviendrait, aux jours du mariage, une personne fort recherchée. Il fallait avant tout achever son instruction et son éducation aussi parfaitement que possible. Cela ne pouvait se faire qu’à Paris. Elle serait un très beau parti et il fallait qu’elle n’ignorât rien de ce qu’elle devait savoir, comme connaissances sérieuses pour commencer, et puis comme arts d’agréments, danse, musique, et tant de choses encore qui complètent la dot d’une fille riche. Il la mettrait donc dans une grande maison d’éducation, et la tante se chargeait de l’aller voir souvent, très souvent, de la faire sortir toutes les semaines, et même de la garder quelques jours chez elle, de temps en temps.
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Elle la fit entrer dans une de ces élégantes pensions mondaines où l’on élève les orphelines bien nées, et où l’on garde des étrangères opulentes pendant que les parents voyagent. Elle y eut un joli logement, une femme de chambre, et des professeurs de choix. Elle suivit aussi des cours en ville, ces cours de demoiselles où la moitié des jeunes filles de Paris se rencontrent et font connaissance pour plus tard, celles de la bourgeoisie et celles de la noblesse, les demi-riches, les riches et les très riches.
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Sa tante la vint chercher pour faire des promenades, la distraire, lui montrer la ville, les monuments, les musées. La cruelle mélancolie dont Germaine demeurait pénétrée depuis la mort de sa mère parut enfin s’atténuer un peu. Ses jolis yeux violets, aux paupières devenues souvent rouges de larmes par le souvenir de sa bien-aimée maman, retrouvèrent leur fraîcheur violette.
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Quand vint le moment des vacances, Germaine partit avec bonheur pour la Normandie ; et ce fut une peine pour son cœur, lorsque, à l’automne, elle revint à Paris. Elle y passa trois hivers, de seize à dix-neuf ans. M. Boutemart la reprit alors afin d’adoucir son isolement de veuf.
 
Puis un projet de mariage lui était venu pour sa fille. Il savait son goût prononcé pour la campagne où elle avait été élevée, et il trouvait lui-même un grand avantage, un avantage de bien-être, d’affection, de sentiment, de gâteries, d’égoïsme satisfait jusqu’à
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la fin de sa vie, s’il découvrait le moyen de la fixer et de la garder dans son voisinage.
 
Or il était d’ordinaire habile à les dénicher partout autour de lui, les moyens dont il avait besoin.
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Il lui parut fort bien. Elle lui sembla charmante. Montant tous les deux à cheval ensemble ils firent de longues excursions dans la forêt de Roumare, toujours suivis d’un groom pour respecter tous les préjugés.
 
On organisa des promenades, des parties de campagne, des fêtes champêtres avec toutes les familles convenables du pays. Il s’éprit d’elle enfin, fit sa cour et éveilla bientôt ce désir de plaire, de séduire, de conquérir, qui dort dans le cœur des jeunes filles. Elle
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fut aimable, puis coquette, et il l’aima très ardemment en homme simple qu’il était. Il fit sa demande de mariage après six mois d’assiduités. Germaine consultée l’agréa, et le père dit « oui » de tout son cœur.
 
Ce fut un bon ménage à qui vint un fils seulement après cinq ans d’union.
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Sa fille Germaine fut cependant baptisée et fit sa première communion, mais elle ne reçut ensuite de sa mère aucune doctrine et aucune ferveur religieuses.
 
Or, quand elle devint orpheline et alla passer trois ans dans l’élégante pension de Paris où elle compléta son éducation dans tous les genres, on lui donna de la foi chrétienne comme de l’histoire et de la musique.
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Le prêtre directeur, chargé de conduire à Dieu les âmes de ces demoiselles, était un homme habile, insinuant, persuasif et dominateur. Quand il découvrit les croyances indécises et nonchalantes de Germaine, il s’attacha à la convertir avec une ténacité de missionnaire. Il réussit seulement à en faire une demi-fervente, qui crut bientôt de tout son cœur et de toute son imagination à la si touchante légende chrétienne.
 
Elle eut des accès de tendresse sentimentale et de doux élans de piété vers le Sauveur et sa mère, la Vierge, mais elle ne fut jamais dominé par les pratiques du culte, qu’elle estimait faites pour le peuple. Elle s’y prêta cependant de bonne volonté, suivit la messe du dimanche, et remplit ses devoirs obligatoires autant par conscience que par tenue.
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La pensée des dangers qu’il allait courir, la possibilité de sa mort, l’inquiétude dont elle souffrirait pendant cette absence périlleuse, lui firent décider de tout tenter, de tout faire, de tout inventer pour anéantir sa résolution.
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Que fit-elle ? Ce que toute femme jolie et jeune eût essayé ; elle redevint tendre, avec des subtilités de coquetteries si souples qu’il y fut pris comme à un amour nouveau. Elle retrouva, pour le mari que son cœur poussait vers un grand devoir, des séductions inattendues d’épouse, qui s’attache et se donne comme une maîtresse éprise.
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Mais, quand la déroute des années françaises devint irréparable, quand les grands désastres furent connus, quand la ruine du pays fut imminente, son cœur de gentilhomme patriote battit plus fort que son cœur d’amant. Fils d’anciens seigneurs normands, héritier de leur bravoure et de leur aventureuse audace, il sentit, il comprit qu’il devait donner l’exemple du courage autour de lui, et il s’en alla brusquement un matin, avec des larmes dans les yeux et du désespoir dans l’âme. Pendant plusieurs semaines elle reçut des lettres de son mari, et elle apprit qu’il avait pu rejoindre l’année du général Chanzy qui luttait encore. Puis toute nouvelle cessa. Puis elle tomba malade, et voilà qu’un jour, ce qui à tout autre instant lui aurait été un si grand bonheur lui fut révélé par le docteur Paturel appelé en consultation. Elle allait devenir mère.
 
Oh ! quels mois terribles elle passa, cinq mois d’angoisses épouvantables pendant lesquels elle ne reçut rien de lui. Etait-il mort ou prisonnier ?
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Etait-il mort ou prisonnier ?
 
Cette phrase, toujours la même, hantait sa pensée, obsédait ses nuits et ses jours.
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Les domestiques, réveillés, accouraient, une bougie à la main, à peine vêtus : le valet de pied, le cocher, une servante, une cuisinière et la bonne de l’enfant.
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La comtesse criait :
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— C’est des soldats ennemis, maman ?
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— Oui, mon enfant, des soldats ennemis.
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— Répondez-leur que je n’ai pas d’ordre à recevoir d’eux et que je reste ici.
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Pierre hésitait, ayant compris que l’officier commandant était une brute.
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L’homme obéit et la suivit, portant son fils. Alors elle passa devant le Prussien et descendit à pas lents, gênée par sa taille, se soutenant à la rampe, et Annette demeura seule dans la chambre, trop paralysée de terreur pour faire le moindre mouvement.
 
En arrivant à l’entrée du salon elle aperçut sept ou huit officiers, installés déjà comme chez eux, la troupe étant au village. Ils fumaient, allongés dans les fauteuils,
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les sabres jetés sur la table, sur les livres, sur les poètes, tandis que deux plantons gardaient la porte.
 
Du premier coup d’oeil elle distingua le chef, le dos au feu, une semelle levée à la flamme. Il avait gardé sa casquette d’uniforme, et dans sa figure poilue de barbe rousse semblaient luire la joie de la victoire et le plaisir d’avoir chaud.
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— Monsieur, vous n’êtes pas un gentilhomme, pour venir insulter une femme chez elle, comme vous faites.
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— Un grand silence suivit, assez long, terrible. Le soldat germain demeurait impassible, riant toujours, en maître qui peut tout vouloir à son gré.
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=== II ===
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Portrait du docteur Paturel fils :
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— Vous êtes le premier médecin du département… la fortune, tout.
 
— Mais j’habite ici, dit-il, j’y ronge, j’y perds ma
— Mais j’habite ici, dit-il, j’y ronge, j’y perds ma vie ; tout ce que j’aime et tout ce que je souhaite, je ne l’ai pas. Ah ! Paris, Paris !… Est-ce que je peux travailler pour moi, ici, travailler pour la science ? Ai-je les laboratoires, les hôpitaux, les sujets rares, toutes les maladies inconnues et connues du monde entier sous les yeux ? Puis-je faire des expériences, des rapports, devenir membre de l’Académie de médecine ? Ici, je n’ai rien, ni avenir, ni distractions, ni plaisir, ni femme à épouser ou à aimer, ni gloire à cueillir, rien, rien que la gloire d’arrondissement. je guéris, oui, je guéris du peuple, des bourgeois avares qui paient en argent, parfois en or, et jamais en billets. Je guéris la petite misère du commun des hommes, mais jamais les princes, les ambassadeurs, les ministres, les grands artistes, dont la cure retentissante est répétée jusqu’aux cours étrangères. Je soigne et je guéris, en un mot, au fond d’une province, le rebut de l’humanité.
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— Mais j’habite ici, dit-il, j’y ronge, j’y perds ma vie ; tout ce que j’aime et tout ce que je souhaite, je ne l’ai pas. Ah ! Paris, Paris !… Est-ce que je peux travailler pour moi, ici, travailler pour la science ? Ai-je les laboratoires, les hôpitaux, les sujets rares, toutes les maladies inconnues et connues du monde entier sous les yeux ? Puis-je faire des expériences, des rapports, devenir membre de l’Académie de médecine ? Ici, je n’ai rien, ni avenir, ni distractions, ni plaisir, ni femme à épouser ou à aimer, ni gloire à cueillir, rien, rien que la gloire d’arrondissement. je guéris, oui, je guéris du peuple, des bourgeois avares qui paient en argent, parfois en or, et jamais en billets. Je guéris la petite misère du commun des hommes, mais jamais les princes, les ambassadeurs, les ministres, les grands artistes, dont la cure retentissante est répétée jusqu’aux cours étrangères. Je soigne et je guéris, en un mot, au fond d’une province, le rebut de l’humanité.
 
Le prêtre l’écoutait d’un air un peu crispé, un peu fâché. Il murmura :
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— Mais je ne suis pas le Christ, nom d’un chien ! je suis le docteur Paturel, agrégé de la Faculté de médecine de Paris.
 
L’abbé, calmé, répondis ayant passé en quelques secondes par un cycle d’idées, touchant presque aux limites de la pensée humaine, car il aperçut toutes
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les grandeurs et toutes les petitesses de l’idéal. Et il conclut :
 
— Vous avez peut-être raison. A votre point de vue, vous êtes dans le vrai. Et pour vous, c’est le seul bon.
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Le prêtre, halluciné, se tut ; puis, suivant sa pensée unique, murmura :
 
— Qui sait ? le Christ aussi a peut-être été trompé par Dieu dans sa mission, comme nous le sommes. Mais il est devenu Dieu lui-même pour la terre, pour notre terre misérable, pour notre petite terre couverte de souffrants et de manants. Il est Dieu, notre Dieu, mon Dieu, et je l’aime de tout mon cœur d’homme et de toute mon âme de prêtre. 0 maître crucifié sur le Calvaire, je suis à toi, ton fils et ton serviteur !
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0
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maître crucifié sur le Calvaire, je suis à toi, ton fils et ton serviteur !
 
Le médecin, surpris, murmura :
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— Comme c’est bizarre ce que vous dites là !
 
— Oui, reprit le prêtre, le Christ doit être aussi une victime de Dieu. Il en a reçu une fausse mission, celle de nous illusionner par une nouvelle religion. Mais le divin Envoyé l’a accomplie si belle, cette mission, si magnifique, si dévouée, si douloureuse, si inimaginablement grande et attendrissante, qu’il a
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pris pour nous la place de son Inspirateur. Qu’est-ce que Dieu, mot vague, avant le Christ ? Nous autres qui ne savons rien et ne nous attachons à rien que par nos pauvres organes, pouvons-nous adorer ces lettres dont nous ne comprenons pas le sens, ce Dieu ténébreux dont nous ne nous figurons rien, ni l’existence, ni l’intention, ni le pouvoir, dont nous ne connaissons qu’un petit essai de création maladroit, méprisable, la terre, sorte de bagne pour les âmes tourmentées de savoir, et pour les corps en mauvaise santé ? Non, nous ne pouvons pas aimer ça. Mais le Christ, chez qui toute pitié, toute grandeur, toute philosophie, toute connaissance de l’humanité sont descendues on ne sait d’où, qui fut plus malheureux que les plus misérables, qui naquit dans une étable et mourut cloué sur un tronc d’arbre, en nous laissant i tous la seule parole de vérité qui soit sage et consolante pour vivre en ce triste endroit, celui-là c’est mon Dieu, c’est mon Dieu, à moi.
 
Un soupir à côté de lui le fit taire. André pleurait dans sa voiture d’infirme.
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Méditation imprécatoire sur Dieu :
 
Eternel meutrier qui semble ne goûter le plaisir de produire que pour savourer inlassablement sa passion acharnée de tuer de nouveau, de recommencer ses exterminations à mesure qu’il crée des êtres. Meurtrier affamé de mort embusqué dans l’Espace, pour créer des êtres et les détruire, les mutiler, leur imposer toutes les souffrances, les frapper de toutes les maladies, comme un destructeur infatigable qui continue sans cesse son horrible besogne. Il a inventé le choléra, la peste, le typhus, tous les microbes qui rongent le corps. Seules, cependant, les bêtes sont ignorantes de cette férocité, car elles ignorent cette loi de la mort qui les menace autant que nous. Le cheval qui bondit au soleil dans une prairie, la chèvre qui grimpe sur les roches de son allure légère et souple, suivie du bouc qui la poursuit, les pigeons qui roucoulent sur les toits, les colombes le bec dans le bec sous la verdure des arbres, pareils
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à des amants qui se disent leur tendresse, et le rossignol qui chante au clair de lune auprès de sa femelle qui couve ne savent pas l’éternel massacre de ce Dieu qui les a créés. Le mouton qui…