« Les Mystères du peuple/IV/3 » : différence entre les versions

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''Le chant des Vagres et des Bagaudes. — Ronan et sa troupe. — La villa épiscopale. — L'évêque Cautin. — Le comte Neroweg et l'ermite laboureur. — Prix d'un fratricide. — La belle évêchesse.— Le souterrain des Thermes. — Les flammes de l'enfer. — L'attaque. — Odille, la petite esclave. —Ronan— Ronan le Vagre. — Le jugement. — Prenons aux seigneurs, donnons au pauvre monde. — Départ de la villa épiscopale.''
 
 
 
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— Bien dit, Ronan...
 
—L— L'un de ces chemins conduit au BURG (château) du comte NEROWEG... l'autre, à la villa épiscopale de l'évêque Cautin.
 
— Il faut enlever l'évêchesse et la comtesse... il lautfaut piller le burg et la villa !
 
— Par où commencer ? Allons-nous chez le prélat ? allons-nous chez le seigneur ?... L'évêque boit plus longtemps, il savoure en gourmet ; le comte boit davantage, il avale en ivrogne...
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— Marchons... Moi, je connais la maison...
 
Qui parlait ainsi ?... Un jeune et beau Vagre de vingt-cinq ans; on l'appelait ''le Veneur''... Il n'était pas de plus fin archer, sa flèche allait où il voulait... Esclave forestier d'un duc frank, et surpris avec une des femmes de son seigneur, il avait échappé à la mort par la fuite, et depuis il courait la Vagrerie.
 
— Oui, moi je connais la maison épiscopale, — reprit ce hardi garçon. — Me doutant qu'un jour ou l'autre nous irions communier avec les trésors de l'évêque, je suis allé, en bon veneur, observer son repaire... et là, j'ai vu la biche du saint homme... Quel corsage elle a ! ! Jamais chevrette n'eut l'œil plus noir et plus doux !
 
—Et la maison, Veneur, la maison, quelle figure a-t-elle ?
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— A toi, Veneur, l'évêchesse ; à nous le pillage de la villa épiscopale... et vive la Vagrerie !
 
 
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L'évêque Cautin habitait, pendant l'été, sa villa située non loin de la ville de Clermont, siège de son épiscopat... Jardins magnifiques, eaux cristallines, épais ombrages, frais gazons, gras pâturages, moissons dorées, vignes empourprées, forêt giboyeuse, étangs empoissonnés, étables bien garnies, entouraient le palais du saint homme ; deux cents ''esclaves ecclésiastiques'', mâles et femelles, cultivaient les biens de l'Église, sans compter l'échanson, le cuisinier, le rôtisseur, le boucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, le cordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, le veneur et les fileuses et lavandières '''(E)''', esclaves aussi, presque toujours jeunes, souvent jolies. Chaque soir, l'une d'elles apportait à l'évêque Cautin, couché douillettement sur la plume, une coupe de vin chaud très-épicé... Le matin, une autre jolie fille apportait, au réveil du pieux homme, une coupe de lait crêmeux... Voyez un peu ce bon apôtre d'humilité, de chasteté, de pauvreté !...
 
Quelle est donc cette belle grande femme, jeune encore, et faite comme Diane chasseresse ? Le cou et les bras nus, vêtue d'une simple tunique de lin, ses noirs cheveux à demi dénoués, elle est accoudée au balcon de la terrasse de cette villa. Brûlants et languissants à la fois, les yeux de cette jeune femme tantôt s'élèvent vers le ciel étoilé, tantôt semblent sonder la profondeur de cette douce nuit d'été, douce nuit qui protège de son ombre l'approche des Vagres, se dirigeant, à pas de loups, vers la demeure de l'évêque. Cette femme, c'est Fulvie, l'évêchesse (F) de Cautin, mariée à lui, alors que, simple tonsuré, il ne briguait pas encore l'épiscopat... Depuis qu'il est prélat, il l'appelle benoitement ''ma sœur'', selon les canons des conciles... et l'évêchesse reste en effet sa sœur ; le saint homme, depuis son épiscopat, trouvant qu'une femme c'est trop... ou trop peu.
 
— Oh ! malheur ! — disait la belle évêchesse, — malheur à ces nuits d'été où l'on est seule à respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la feuillée le murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des baisers amoureux !... Oh ! dans ma solitude, je la redoute cette énervante chaleur des nuits d'été ; elle me pénètre ; elle circule en vain dans mes veines !... J'ai vingt-huit ans... Voilà douze ans que je suis mariée... et ces années conjugales, je les ai comptées par mes larmes ! Recluse à la ville, recluse à la campagne par l'ordre de mon seigneur et mari, l'évêque Cautin... vivant dans mon gynécée '''(G)''', au milieu de mes femmes esclaves, dont ce luxurieux fait ses maîtresses, les conciles l'obligeant, dit-il, à vivre chastement avec sa femme... telle est ma vie... ma triste vie !... L'âge approche, et jamais, jamais, je n'ai connu un seul jour d'amour et de liberté... Amour ! liberté ! vieillirai-je donc sans vous connaître ?
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Que fait l'évêque pendant que son évêchesse, rêveuse, au balcon de sa terrasse, regarde les étoiles et jette ainsi au vent des nuits ses regrets, ses soupirs et ses espérances endiablées ?... Le saint homme boit et devise avec le comte Neroweg, cette nuit son hôte ; la salle du festin, bâtie à la mode romaine (cette demeure avait appartenu l'autre siècle à un préfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre, enrichie de dorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées par les coups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces Barbares, lors de leur conquête de l'Auvergne, ayant fait une écurie de cette salle de festin ; les vases d'or et d'argent sont étalés sur des buffets d'ivoire ; le plancher est dallé de riches mosaïques agréables à l'œil ; plus agréable encore est la large table chargée de coupes et d'amphores à demi pleines ; les ''leudes'', compagnons de guerre de Neroweg, et ses égaux durant la paix '''(H)''', après avoir, selon l'usage, soupé à la même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous le vestibule avec les clercs et les chambriers de l'évêque. Çà et là sont déposées, le long des murs, les armes grossières des ''leudes'' : boucliers de bois, bâtons ferrés, ''francisques'', ou haches à deux tranchants, ''haugons'', ou demi-piques garnies de crampons de fer. Sur le bouclier du comte sont peintes en manière d'ornement trois ''serres d'aigle''. Le prélat, resté attablé avec son hôte, le pousse à vider coupes sur coupes ; au bas bout de la table un ermite laboureur ne boit pas, ne parle pas ; parfois, il semble écouter les deux buveurs ; mais le plus souvent il rêve.
 
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— Et ces diables l'ont emporté, le duc Rauking ?
 
— Au plus profond des entrailles de la terre, te disjedis-je !... Je les ai comptés ; ils étaient treize ! Un grand démon rouge les commandait en personne, et voilà ce qui t'attend... si je ne te donne pas l'absolution.
 
— Évêque, tu dis peut-être cela pour me faire peur et avoir mes vingt sous d'or, mes belles prairies et ma petite esclave blonde ?
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— Ermite, tout n'est-il point permis à l'Église envers ces brutes franques ?
 
La fourberie n'est jamais permise...

 
Cautin haussa les épaules, et s'adressant au comte en langue germanique, car le prélat parlait l'idiome frank comme un Barbare :
 
Es tu chrétien et catholique ? As-tu reçu le baptême ? 

 
— L'évêque Macaire, il y a vingt ans, m'a dit de me mettre tout nu dans la grande auge de pierre de sa basilique, et puis il m'a jeté de l'eau sur la tête en marmottant des mots latins.
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— Enfin, tu es catholique, puisque tu as communié au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, trois personnes en une seule, qui est Dieu, puisqu'il est seul, et que pourtant il est trois. En raison de quoi tu dois me respecter et m'obéir comme à ton père en Christ !
 
— Patron, tu veux m'embrouiller par tes paroles. EcouteÉcoute à ton tour : notre grand roi Clovis, à la tête de ses braves leudes, a conquis et asservi la Gaule. Mon père, Gonthram Neroweg, était l'un de ces guerriers, et...
 
— Ton grand roi ?... S'il a conquis la Gaule, n'est-ce pas aux évêques qu'il la doit, cette couquêteconquête ? N'ont-ils pas facilité sa victoire en ordonnant aux peuples de se soumettre ? Ton grand roi Clovis ! il n'eût jamais été qu'un chef de brigands, s'il n'eut embrassé la foi catholique ! Qu'est-ce qu'a fait saint Rémi lorsqu'il l'a oint du saint chrême dans la basilique de Reims et l'a baptisé fils ''soumis'' de la sainte Église ? Il l'a fait agenouiller, ton grand roi Clovis, lui disant : ''Courbe la tête, fier Sicambre ! Brûle ce que tu as adoré... Adore ce que tu as brûlé !''... Ce qui signifiait: tu as pillé... tu as violé... tu as saccagé... tu as massacré... mais surtout, là est le péché, tu as pillé les saints lieux ; donc, à cette heure, humilie-toi ! courbe la tête devant le clergé... obéis-lui, enrichis l'Église, et les évêques te feront reconnaître souverain de la Gaule ; Clovis a suivi ce conseil ; il a donné d'immenses richesses à l'Église ; aussi est-il allé tout droit jouir des délices et des parfums du paradis.
 
— Patron, tu ne me laisses jamais parler...
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— Il n'y a pas d'enfer ! Seigneur, Seigneur ! ayez pitié de ce barbare. Ouvrez-lui les yeux par un miracle... Comte, sens-tu cette odeur de soufre ?
 
— Je sens. .. une odeur très-puante.
 
— Vois-tu cette fumée qui sort à travers ces dalles ?
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— Ces cris sont affreux... Mon bon père en Christ, prie le Seigneur de me pardonner !
 
—Ah— Ah ! te voilà à genoux, pâle, éperdu, les mains jointes, les yeux fermés par l'épouvante... Demanderas-tu encore où est l'enfer ?
 
— Non, non, évêque, saint évêque Cautin ; absous-moi de la mort de mon frère, tu auras ma prairie, mes vingt sous d'or...
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La charte de donation, validée selon l'usage par l'inscription du témoignage du chambrier de l'évêque et du leude, portait que Neroweg, comte du roi d'Auvergne en la ville de Clermont, donnait en rémission de ses péchés à l'église, représentée par Cautin, évêque de cette ville, cent arpents de prairie, vingt sous d'or, et une esclave filandière, âgée de quinze ans, nommée Odille. Après quoi l'évêque, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, donna au comte frank l'absolution de son fratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter.
 
— Sigefrid, — dit le comte au leude en étouffant un dernier soupir de regret, — sois bon compagnon ; va au burg ; tu prendras en croupe la petite Odille la filandière, et tu la rapporteras ici.
 
 
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— Ronan, les portes sont solides, les fenêtres élevées, les murailles épaisses... Comment entrer chez l'évêque ? — dit le Veneur. — Tu nous a promis de nous conduire au cœur de la maison... moi, j'irai droit au cœur de l'évêchesse.
 
— Frères, voyez-vous à quelques pas, au pied de ]ala montagne, ce petit bâtiment entouré de colonnes ?
 
— Nous le voyons... la nuit est claire.
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— Le comte Neroweg est encore chez l'évêque avec ses leudes.
 
— Tant mieux ... un renard et un sanglier, la chasse sera belle !
 
— Le comte a dans la villa vingt-cinq leudes bien armés.
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— Autrefois j'étais jeune, riche, heureux ; les Franks ont envahi la Touraine, mon pays natal ; ils ont égorgé ma femme après l'avoir violée ; ils ont brisé sur les murailles la tête de ma petite fille ; ils ont pillé ma maison; ils m'ont vendu comme esclave, et de maître en maître, je suis tombé entre les mains de Cautin... J'ai donc sujet d'exécrer les Franks ; mais j'exècre, s'il se peut, davantage encore les évêques gaulois, qui nous tiennent, nous Gaulois, en esclavage !
 
— Qui va là ? — s'écria Ronan, en voyant au dehors, et dans l'ombre, une forme humaine rampant à deux genoux, et s'approchant ainsi de la porte de la chapelle. —Qui— Qui va là ?
 
— Moi, Félibien, esclave ecclésiastique de notre saint évêque.
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— Allons, vieux Simon, plaignons ce pauvre homme, et surtout pendons l'évêque... Marche, Simon.
 
—Suis— Suis-moi, Ronan.
 
Et les Vagres, conduits par l'esclave ecclésiastique, disparurent dans le souterrain qui, de ces anciens thermes, aboutissait à la villa épiscopale, tous chantant à demi-voix :
 
« Le joyeux Vagre n'a pas de femme: le poignard d'une main, la torche de l'autre, il va de burg en maison épiscopale enlever les femmes des comtes et des évêques, et emmène ces charmantes au fond des bois...»
 
 
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Que faisaient donc le prélat et le comte, pendant que les Vagres s'introduisaient dans le souterrain de la villa épiscopale ?... Ce qu'ils faisaient ?... ils buvaient coup sur coup ; le leude du comte était retourné au burg chercher l'esclave... En l'attendant, l'évêque Cautin, chafriolant de posséder enfin la jolie fille qu'il convoitait depuis longtemps, s'était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque ivre de vin et de frayeur, croyant l'enfer sous ses pieds, aurait voulu quitter la salle du festin ; il n'osait, se croyant protégé par la sainte présence de l'évêque contre les attaques du diable. En vain l'homme de Dieu engageait son hôte à vider encore une coupe, le comte repoussait la coupe de sa main, roulant autour de lui ses petits yeux d'oiseau de proie effaré.
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— Non... tu as tué une de tes femmes, une de tes concubines, et ton frère Ursio... tu as expié ces crimes en douant l'Église : tu es absous... Cependant... et cela me revient seulement maintenant à l'esprit, cependant nous n'avons pas songé à une chose...
 
—A— A laquelle, patron ?
 
— Ta quatrième femme ''Wisigarde'' a péri par tes mains de mort violente ; elle n'a pas reçu en mourant l'assistance d'un prêtre... son âme est en peine, il se pourrait qu'elle vînt te tourmenter la nuit sous figure de fantôme effrayant, jusqu'à ce que tu aies tiré de peine cette pauvre âme...
 
—Comment— Comment la tirer de peine ?
 
— Par des prières que dirait un prêtre du Seigneur.
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— Je ne suis pas prêtre, moi !

 

— Mais je le suis, moi !
 
— Alors, patron, dis-les, ces prières, pour cette âme en peine.
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— Encore donner à ton Église... donner toujours... toujours donner !...
 
— Libre à toi de prélérerpréférer être tourmenté la nuit par des fantômes livides et sanglants. ..
 
Le Frank regarda l'évêque d'un œil défiant et irrité ; puis il reprit avec un courroux concentré :
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Le comte, de plus en plus épouvanté, courut à l'écurie, s'élança sur son cheval, et à toute bride s'éloigna de la villa épiscopale ; ses leudes l'imitèrent, sautèrent sur leurs montures, abandonnant leurs armes dans la salle du festin, et tous prirent la fuite en tumulte, répétant avec épouvante :
 
—Les— Les démons ! les démons !...
 
 
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La villa épiscopale a été envahie par les Vagres depuis deux heures.
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— Ici près, dans un réduit ; elle avait grand'frayeur de nous et de l'incendie... nous l'avons doucement portée sur un matelas, elle est là, pleurante.
 
—Amenez— Amenez-la.
 
La jeune esclave fut amenée.
 
Ronan disait vrai : lui donner quinze ans, à cette enfant, c'était peut-être la vieillir... Ses blonds cheveux, séparés en deux longues tresses épaisses, tombaient à ses pieds, nus comme ses bras et ses épaules : le leude brutal, en allant la quérir au burg, lui avait à peine donné le temps de se vêtir pour l'emporter sur son cheval. Aussi, en présence des Vagres, quelle frayeur suppliante se lisait dans les grands yeux bleus de la pauvre petite créature, encore toute tremblante... Sa course nocturne en croupe du guerrier frank, l'incendie de la villa épiscopale, Il'aspect étrange des Vagres... que de sujets d'effroi pour elle ! Ses joues avaient dû autrefois être rondes et roses ; mais elles étaient devenues pâles et creuses : cette figure enfantine, empreinte de souffrance, faisait mal à voir... Ronan, malgré lui, ne la quittait pas des yeux, aussi lorsque cette jeune esclave entra dans la chapelle, lui, toujours joyeux, se sentit attristé, sa voix même s'émut lorsqu'il lui dit doucement :
 
— Ton nom, mon enfant ?
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— Où es-tu née ?
 
— Loin d'ici.. . dans l'une des hautes vallées du Mont-d'Or.
 
— Quel âge as-tu ?
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— Bénis le Seigneur, chère fille, bénis-le ; plus tu souffriras ici-bas, plus tu te féliciteras là-haut ! C'est moi, ton père en Dieu, qui t'en donne l'assurance.
 
— Bien dit, évêque. Donc, je te mettrai sur l'heure à même de pouvoir te singulièrement féliciter là-haut, — reprit Ronan ; puis s'adressant à l'esclave dont il ne pouvait détacher ses yeux attendris : — Assieds-toi là, sur les marches de l'autel, petite Odille... Tu n'as ici que des amis ; ne désespère pas encore.
 
L'enfant contempla le Vagre d'un air grandement surpris ; il lui parlait d'une voix douce ; elle alla s'asseoir sur les marches de l'autel, et ne regarda plus que Ronan, n'écouta plus que les paroles de Ronan.
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— Aimez-vous... aimez-vous en frères, pauvres déshérités, nous dit-il sans cesse ; — l'amour rend le travail moins rude.
 
— Espérez ! — nous dit-il encore ; — espérez ! le règne des oppresseurs passera en ce monde, et pour eux sur cette terre, viendra l'heure d'un châtiment terrible... alors ''les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers.''
 
— Jésus, l'ami des affligés, l'a dit : les fers des esclaves seront brisés... Espoir ! pauvres opprimés ! Espoir !
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— Oui, voilà ce que chaque jour l'ermite nous dit...
 
— Et de mes paroles, frères, il faut vous souvenir en ce moment, — reprit le moine laboureur . — Jésus l'a dit : malheur aux âmes endurcies ! miséricorde à qui se repent ! Votre évêque peut se repentir du mal qu'il a fait.
 
— Moine insolent ! tu oses m'accuser !
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— Jésus l'a dit : «Ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais les malades qui ont besoin de médecins...»
 
—Tu— Tu veux nous guérir de notre manie de pendre les méchants évêques ?
 
— J'ai déjà commencé.
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— Mon Dieu ! mon Dieu ! et pas d'espoir d'être délivré en route ! elles sont si désertes maintenant... personne ne voyage de peur des Vagres, ou de ces bandes de Franks qui vont guerroyer les uns contre les autres, piller les villes, enlever des esclaves ! Ah ! nous vivons dans de terribles temps.
 
— Et ces temps ! qui nous les a faits ? sinon vous tous ? nouveaux ''princes des prêtres'' ! Ah ! nos pères ont vu pendant des siècles la Gaule paisible et florissante ; mais elle était libre alors ! — reprit amèrement l'ermite. — La conquête, inique et sanglante, appelée par vous, évêques gaulois, légitime ces déplorables représailles.
 
— Nos pères étaient de malheureux idolâtres ! et à cette heure ils grincent des dents pour l'éternité ! — s'écria Cautin, — tandis que nous avons la vraie foi... aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il d'épouvantables châtiments pour les misérables qui osent insulter ses prêtres, ravir les biens de son Église... Tiens, moine, vois, vois si ce n'est pas un spectacle à fendre le cœur !
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Et toutes ces mains enfantines s'attachèrent à la robe de l'ermite, qui disait de sa voix douce et pénétrante :
 
— Chères femmes, chers petits enfants, prenez ce qu'on vous donne, prenez sans crainte... Jésus l'a dit : «Malheur au riche, s'il ne partage son pain avec qui a faim, son manteau avec qui a froid.» Votre évêque voulait vous éprouver : ces biens, il vous les donne...
 
— Béni sois-tu, saint évêque ! — dirent les femmes en levant leurs mains reconnaissantes vers Cautin, — béni sois-tu, bon père, pour tes généreux dons !
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— Et moi, foi de Dent de-Loup, je me ferais damner, rien que pour échapper à ces simpiternels théorbes !
 
—Tais— Tais-toi, païen ! et vous, persévérez, mes filles ! — s'écria Cautin d'une voix plus éclatante encore. — Cet ermite, suppôt du diable, vous pousse à une pillerie sacrilège, qui vous mène droit aux enfers...
 
— Mes Vagres, — dit Ronan, — une corde, et que l'on accroche ce bavard haut et court, puisque décidément il veut être pendu...
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— Évêque, reconnais-tu comme divines les paroles de Jésus de Nazareth ?
 
— Apostat ! Pharaon ! tu te dévoiles à cette heure ! tu avais endossé la peau d'agneau... tu n'es qu'un loup ravisseur comme les autres... Je te défends de prononcer le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ !
 
— Jésus de Nazareth a dit ceci, — reprit l'ermite : «— Si l'on vous prend votre manteau, courez après celui qui vous l'a pris, et donnez-lui encore votre tunique.» — Que voulait dire Jésus par ces paroles ? sinon que trop souvent le vol avait pour cause la misère, et que de cette misère il fallait avoir pitié ?... Abandonne donc volontairement ces biens superflus, toi qui as fait serment de pauvreté, de charité !
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— Oui, oui, — reprirent les deux autres. — Tais-toi, ermite.
 
— Pauvres créatures ! plongées à dessein dans l'ignorance et l'aveuglement, — leur dit Ronan. —Tenez— Tenez-vous beaucoup à la vie de votre évêque ?
 
— Pour lui nous souffririons mille morts ! — répondirent les trois vieilles, — oui, mille morts !...
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— Oh ! pieuses femmes ! — s'écria Cautin jubilant. — Quelle superbe part de paradis vous aurez... Aussi, en attendant le jour de la vie éternelle, je vous absous de tous vos péchés et vous bénis ! 

 
quelquesQuelques Vagres, montés sur les chariots, et regardant au loin, s'éerièrentécrièrent :
 
— Des leudes ! des guerriers franks !...
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Trois des Vagres avaient été blessés : l'ermite les pansait avec tant de dextérité, qu'on pouvait le croire médecin ; il se relevait pour aller de l'un à l'autre des blessés, lorsqu'il vit s'avancer vers lui les gens que les leudes emmenaient, et qui venaient d'être délivrés par les hommes de Ronan. Ces malheureux, un instant auparavant prisonniers, étaient couverts de haillons ; mais la joie de la délivrance brillait sur leurs traits. Conviés par leurs libérateurs à boire et à manger pour réparer leurs forces, ils venaient s'acquitter et s'acquittèrent au mieux de ce soin, grâce aux provisions de la villa épiscopale. Pendant qu'ils dégonflaient les outres et faisaient disparaître le pain et le jambon, le moine dit à l'un d'eux, homme encore robuste, malgré sa barbe et ses cheveux gris :
 
—Frères— Frères, qui êtes-vous ? d'où venez-vous ?
 
— Nous sommes colons et esclaves, autrefois propriétaires et laboureurs des terres nouvelles que le fils de Clovis a ajoutées en ''bénéfices'' '''(N)''' aux ''terres saliques'' ou terres ''militaires'' '''(O)''' que le comte frank Neroweg tenait déjà de son père par le droit de la conquête.