« Chemin de fer et cimetière » : différence entre les versions

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[[Catégorie:Bibliothèque universelle et revue suisse]]
<div style="text-align:center">CHEMIN DE FER ET CIMETIERE
[[Catégorie:Nouvelles]]
 
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===<div style="text-align:center">I</div>===
 
Knud Aakre appartenait à une vieille famille, qui avait tou-
jours joui, dans la paroisse, d’un renom d’intelligence et de
dévouement au bien public. Son père était parvenu à la prê-
trise, mais il mourut jeune, et comme sa veuve était sortie
d’une souche de paysans, ses enfants furent élevés en paysans.
Knud ne reçut donc d’autre éducation que celle des écoles de
village de son temps, mais la petite bibliothèque de son père
lui avait inspiré de bonne heure l’amour de l’étude. Il était
d’ailleurs stimulé par son ami, Henrik Wergeland, qui lui ren-
dait souvent visite, lui envoyait des livres et beaucoup de bons
conseils. Ce fut d’après ses encouragements qu’il établit d’abord
une société dont l’objet embrassait des buts très divers; ainsi,
les membres de cette société devaient apprendre pratique-
ment « à connaître et à débattre la constitution, • mais,
plus tard, le club devint simplement une société pratique
d’agriculture pour tout le bailliage. Sur le conseil de Werge-
land, il fonda aussi une bibliothèque de paroisse, à laquelle il fit
don des livres de son père. Wergeland lui suggéra encore l’idée
d’établir dans son gard une école du dimanche, pour ceux qui
voudraient apprendre l’écriture, l’arithmétique et l’histoire.
 
Tout cela attira sur lui l’attention : il fut nommé membre du
conseil paroissial, dont il devint bientôt le président. Dans
cette fonction il montra un intérêt tout particulier pour les
écoles qui, sous sa direction, devinrent remarquablement
prospères.
 
Knud Aakre était un homme de petite taille, aux mouve-
vements vifs, avec de petits yeux toujours en éveil, et des che-
veux toujours en désordre. Derrière ses grosses lèvres, une
rangée de dents splendides semblait jeter des éclairs à chaque
parole qui sortait de sa bouche, et ces paroles étaient toujours
un peu cassantes, mais d’une clarté et d’une netteté singu-
lières.
 
Au premier rang parmi tous ceux à l’éducation desquels il
avait travaillé, se trouvait un de ses voisins, Lars Hôgstad.
Lars n’était guère plus jeune que lui, mais son développement
avait été plus lent. Knud aimait à parler de ce qu’il avait lu et
pensé ; il trouvait dans la personne de Lars, dont les manières
étaient tranquilles et graves, un auditeur attentif qui, par de-
grés, devint un homme d’excellent jugement. Les relations
entre eux furent bientôt si étroites que Knud ne se décidait
guère à quelque démarche importante sans avoir d’abord con-
sulté Lars Hôgstad, et l’objet en question y gagnait toujours
au point de vue pratique. Il fit entrer son voisin dans le con-
seil paroissial et, graduellement, partout où il avait voix au
chapitre. Ils se rendaient toujours ensemble, dans le même
véhicule, aux réunions du conseil, où Lars n’ouvrait jamais la
bouche ; mais, à l’aller et au retour, Knud l’écoutait dire son
avis. Ils étaient inséparables.
 
Un beau jour d’automne, le conseil eut à examiner, parmi
d’autres objets, une motion du bailli, qui proposait de vendre
le grenier à blé de la paroisse, et d’établir, avec le produit de
cette vente, une petite caisse d’épargne. Knud Aakre eût cer-
tainement appuyé cette mesure si son jugement n’avait pas été
prévenu. Il l’était, d’abord parce que la proposition émanait
du bailli, que Wergeland n’aimait pas et qui, par conséquent,
n’était pas bien dans les papiers de Knud, ensuite parce que le
magasin avait été bâti par son grand-père paternel, homme in-
fluent, qui en avait fait don ensuite à la paroisse. En réalité,
Knud inclinait à voir dans cette proposition une offense per-
sonnelle ; aussi n’en avait-il parlé à personne, pas même à Lars,
et celui-ci n’entrait jamais dans une idée avant que quelqu’un
d’autre l’eût mise en avant.
 
En sa qualité de président, Knud Aakre lut simplement la
proposition, sans la faire suivre d’aucun commentaire, mais
comme il en avait l’habitude, il cherchait des yeux Lars qui
se tenait d’ordinaire un peu à l’écart, avec un brin de paille
entre ses dents. Ce brin de paille ne le quittait pas quand il
prenait part à un entretien ; il s’en servait comme d’un cure-
dent, ou bien le tenait négligemment au coin de sa bouche, le
faisant tourner plus ou moins vite suivant sa disposition d’es-
prit. A sa surprise, Knud s’aperçut que la paille se mouvait
très rapidement.
 
— Pensez-vous que nous devions agréer ce projet? domanda-
t-il vivement.
 
Lars répondit sèchement :
 
— Oui, je le crois.
 
Les conseillers, sentant bien que Knud était d’une opinion
tout opposée, regardaient Lars avec surprise, mais celui-ci ne
dit rien de plus, et on ne le questionna pas davantage. Knud
passa à un autre objet, comme si rien ne s’était passé. Ce
ne fut qu’à la clôture de la séance, qu’il demanda, avec une
apparente indifférence, après avoir résumé la question, si ce
qu’on avait de mieux à faire n’était pas de renvoyer la propo-
sition au bailli pour plus ample informé, puisqu’il était évident
qu’elle ne répondait pas aux idées de la population, qui appré-
ciait son grenier à blé. Personne ne répliqua. Knud demanda
s’il devait inscrire dans le registre la mention que la mesure
proposée ne semblait pas opportune.
 
— Un vote contre, ajouta Lars.
 
— Deux votes, cria un autre.
 
— Trois votes, dit un troisième...
 
Et, avant que le président eût pu se rendre compte de ce qui
se passait, la majorité s’était prononcée en faveur de la motion
du bailli.
 
Knud fut si surpris qu’il oublia de faire aucune opposition.
Il résuma le protocole du jour, et lut d’une voix basse : « La
proposition est recommandée... et ajournée. »
 
Sa figure était terriblement rouge quand il se leva en fer
mant le registre ; mais il était résolu à reprendre la question
dans une autre séance. Descendu dans la cour, il attela son
cheval à sa carriole ; Lars s’approcha et y prit place à côté de
lui. Ils discutèrent différentes choses tout en chemin faisant,
mais sans toucher à celle qui leur tenait le plus au cœur.
 
Le lendemain, la femme de Knud vint trouver celle de Lars
pour s’enquérir si quelque chose de fâcheux s’était passé entre
les deux hommes : Knud s’était montré si étrange en rentrant
à la maison I Elle la rencontra à quelques pas des bâtiments
du gard, s’acheminant pour aller lui faire la même question.
La femme de Lars était une personne tranquille, timide, que le
silence même de son maiï intimidait ; celui-ci ne lui parlait ja-
mais, à moins qu’elle n’eût fait quelque chose de travers, ou
qu’il craignît que cela n’arrivât. La femme de Knud Aakre, en
revanche, causait davantage avec son mari, particulièrement
des affaires de la paroisse, car c’était celle-ci qui, dans ces
derniers temps, avait détourné d’elle et de ses enfants toutes
ses préoccupations et ses pensées. Elle était jalouse de la pa-
roisse, comme si la paroisse eût été une femme. La nuit, elle
pleurait en y pensant, et, tout le long du jour, c’étaient des que-
relles avec son mari ! Mais ce jour-là, quand il revint à la mai-
son l’air si profondément malheureux, elle n’ouvrit pas la bou-
che sur ce sujet, précisément à cause de ce qui s’était passé
entre eux à cette occasion ; elle se sentait plus à plaindre en-
core que lui, et, à tout prix, elle voulait savoir l’état réel des
choses. La femme de Lars n’ayant pu lui donner aucune infor-
mation, elle alla s’enquérir dans le village, où elle fut bientôt
mise au fait, et, naturellement, se rangea tout de suite du côté
de son mari, jugeant la conduite de Lars incompréhensible,
pour ne pas dire perverse. Pourtant, quand elle en parla à
Knud, elle s’aperçut qu’il n’y avait pas eu rupture entre Lars
et lui, et qu’au contraire il prenait chaudement son parti.
 
Le conseil se réunit. Lars Hôgstad arriva le matin chez
Aakre; Knud sortit de la maison et prit place à côté de lui
dans sa carriole. Ils échangèrent les saluts ordinaires, mais
l’entretien languit un peu et ils ne dirent mot de la proposi-
tion du bailli. Tous les membres du conseil étaient présents ;
les uns étaient venus en spectateurs, ce qui déplut à Knud
parce que cela prouvait que l’affaire agitait la paroisse. Lars,
armé de sa paille, se tenait près du poêle, car le temps com-
mençait à fraîchir. Le président lut pour la seconde fois la pro-
position, d’une voix un peu basse et circonspecte, et fit remar-
quer, en finissant, comme un détail qui ne devait pas être
oublié, qu’elle émanait du bailli, lequel, d’habitude, n’était pas
précisément heureux quand il proposait quelque chose. Le bâ-
timent, chose bien connue, était un don fait à la paroisse, et
l’on n’a pas l’habitude de se défaire d’un don, surtout quand
il n’y a aucune nécessité d’en agir ainsi...
 
Lars qui, jusqu’ici, n’avait jamais parlé dans l’assemblée,
prit la parole à la surprise de tous. Sa voix tremblait un peu,
soit qu’il se sentît sous le regard de Knud, ou qu’il craignit de
ne pas être à la hauteur de sa tâche. Mais ses raisons étaient
bonnes, et déduites avec une suite et un entrain auxquels l’as-
semblée n’était guère accoutumée. Il conclut en disant :
 
— Que nous importe si c’est le bailli qui nous propose l’af-
faire ? Ceci n’a pas plus de rapport avec la question que de
savoir qui a construit le bâtiment, et de quelle façon le bâti-
ment est devenu la propriété de tous.
 
Knud Aakre rougit jusqu’aux cheveux, — c’était son habi-
tude, — et se tourna de droite et de gauche comme il le fai-
sait toujours quand quelque chose l’impatientait : toutefois,
il s’efforça d’être mesuré et de parler d’un ton tranquille, i II
y avait bien assez de caisses d’épargne dans le pays, pensait-il,
et tout à fait à portée, peut-être même trop près. Mais si, après
tout, il était bon d’en avoir une, il y avait d’autres moyens d’y
parvenir que d’aller à rencontre de donations faites par des
défunts, et de manquer d’égards pour les vivants... • Sa voix
était un peu émue quand il dit ces choses, mais il se remit vite
et continua à parler du magasin en lui-même, et de l’avantage
qu’il y avait à le conserver.
 
Lars lui répondit à fond sur ce dernier point, puis il
ajouta :
 
— Toutefois, pour plus d’une raison, je me demande si cette
paroisse est administrée en vue des vivants ou des morts, et
si c’est le sentiment d’une seule famille, ou le bien de tous,
qui décide ici des questions...
 
Knud répondit vivement :
 
— Je ne sache pas que celui qui vient de parler n’ait pas bé-
néficié de la famille en question, que ce soit de la part du défunt
ou de celle du vivant.
 
Ce premier coup avait trait au fait que le grand-père de
Knud, très influent en son temps, avait sauvé la propriété de
l’aïeul de Lars, lequel se trouvait alors absent du pays pour
un séjour temporaire au pénitencier.
 
La paille, qui allait et venait très rapidement, s’arrêta net.
 
— Ce n’est pas ma manière de parler constamment de moi
et de ma famille, dit Lars; puis il revint avec une supériorité
tranquille à l’objet en discussion, résumant brièvement tous
les points d’une façon définitive. Knud fut contraint de recon-
naître en lui-même qu’il n’avait jamais envisagé l’affaire d’un
point de vue pareil ; involontairement, il leva les yeux, regar-
dant Lars qui se tenait devant lui, grand, solidement bâti,
avec son large front et ses yeux profonds. La paille jouait tou-
jours au coin de ses lèvres serrées : tout en lui annonçait la force.
Il tenait ses mains derrière lui, debout dans sa tenue rigide,
tandis que sa voix puissante et creuse semblait sortir de terre.
Pour la première fois de sa vie, Knud le vit tel qu’il était et
se sentit effrayé, car cet homme avait toujours été plus fort
que lui. Il avait pris tout ce que Knud était capable de lui
donner, rejetant toutes les tares, et ne gardant que ce qui pou-
vait contribuer à le rendre plus redoutable encore. Il avait été
choyé et aimé par Knud, et maintenant il était devenu un
géant qui haïssait Knud de toute son âme. Knud ne pouvait
s’expliquer pourquoi, mais, en regardant Lars, il sentait ins-
tinctivement que c’était ainsi et, tout disparaissant dans cette
pensée, il se leva, s’écriant :
 
— Mais, Lars! au nom du ciel, qu’avez-vous?... Son agita-
tion l’emportait... Vous que j’ai... vous qui...
 
Incapable de dire autre chose, il se rassit; mais, dans son
effort pour maîtriser une émotion dont il jugeait Lars indigne
d’être le témoin, il laissa retomber violemment son poing
fermé sur la table, tandis que ses yeux étincelaient sous ses
cheveux en broussaille. Lars continua comme s’il n’avait pas
été interrompu et, se tournant vers ses collègues, demanda si
c’était là t le coup décisif... » Si c’était ainsi, il n’avait plus rien
à dire.
 
Ce calme était plus que Knud ne pouvait supporter.
 
— Qu’est-ce qui se passe donc parmi nous ? s’écria-t-il. Nous
qui, jusqu’ici, avons été animés par l’affection et le zèle, nous
sommes maintenant excités l’un contre l’autre comme si nous
étions aiguillonnés par le mauvais esprit !...
 
Et il jeta un regard terrible sur Lars, qui répliqua :
 
— C’est vous-même, Knud, qui avez introduit ici cet esprit-
là; car je m’en suis tenu strictement à l’affaire pour laquelle
nous sommes réunis. Mais vous ne pouvez jamais voir les
avantages d’une chose sans vous occuper avant tout de vous-
même : quand une fois cette question sera décidée comme nous
le souhaitons, nous verrons ce qui adviendra de cette affection
et de ce zèle dont vous parlez...
 
— Aurais-je donc mal servi les intérêts de la paroisse?
 
A cela il n’y eut pas de réponse. Knud, offensé, continua :
 
— Réellement, je m’étais persuadé moi-même d’avoir ac-
compli différentes choses... oui, différentes choses qui ont été
de quelque avantage pour la paroisse... Peut-être me suis-je
trompé.
 
De nouveau il se sentit accablé par son émotion, car c’était
un homme de nature ardente et mobile, et la rupture avec
Lars le peinait si profondément qu’il ne se sentait plus maître
de lui. Lars répondit :
 
— Oui, je sais que vous tirez gloire de tout ce qui se fait ici,
et si l’on en jugeait d’après la somme des paroles prononcées
dans nos assemblées, c’est vous certainement qui auriez le
plus agi.
 
— Qu’est-ce à dire? cria Knud en jetant un regard perçant
sur Lars. Est-ce à vous peut-être qu’appartient tout l’hon-
neur?
 
— Puisque, finalement, nous devons parler de nous-mêmes,
répondit Lars, je suis libre d’admettre que chaque question a
été soigneusement examinée par vous et moi avant d’être in-
troduite dans l’assemblée.
 
Ici, le petit Knud Aakre retrouva la parole :
 
— Reprenez vos honneurs, au nom de Dieu ! Je suis par-
faitement capable de m’en passer : il y a d’autres choses qu’il
est plus difficile de perdre que celle-là.
 
Involontairement, Lars évita le regard de Knud, en même
temps que son brin de paille reprenait son mouvement accé-
léré.
 
— Si j’avais à exprimer mon sentiment, je dirais qu’il n’y a
pas tant à se vanter. Sans doute, le pasteur et les maîtres d’école
sont contents de ce qui a été fait; mais certainement le com-
mun peuple trouve qu’aujourd’hui les taxes de la paroisse sont
de plus en plus lourdes...
 
Ici s’éleva un murmure dans l’assemblée, qui parut très agi-
tée. Lars continua :
 
» — En fin de compte, on nous présente maintenant un projet
qui promet quelques petites compensations pour tout ce qu’on
a déboursé : c’est peut-être pour cela que ce projet rencontre
tant d’opposition. Or, c’est une question qui concerne la paroisse;
il s’agit du bien-être de tous, et notre devoir est d’empêcher
qu’elle ne devienne une simple affaire de famille.
 
Les membres du conseil échangèrent des regards et quelques
mots qui s’entendirent à peine; l’un d’eux, tout en se levant
pour aller prendre sa part à la gamelle de son dîner, fit remar-
quer que les paroles qui venaient d’être dites étaient les plus
justes qu’il eût entendues depuis des années. Tous se levèrent
de leurs sièges, la conversation devint générale, et Knud Aakre
qui, seul, était resté assis, sentit que tout était perdu, déplo-
rablement perdu, et ne fit aucun effort pour arrêter le mal. La
vérité est qu’il avait quelque chose du tempérament qu’on at-
tribue aux Français : il était très fort à la première, à la se-
conde attaque, quelquefois même à la troisième, mais il faiblis-
sait à la défensive, parce que son impressionnabilité l’empor-
tait sur son sang-froid.
 
Il était incapable de comprendre ce qui se passait; aussi
fut-il prompt à se décider, et, cédant la place au vice-président,
il quitta la salle. Les autres ne purent s’empêcher de sourire.
 
Il était venu à l’assemblée en compagnie de Lars, mais il s’en
alla seul, et le chemin lui sembla long. Le jour était froid, la
forêt nue et triste, les prés d’un gris jaune, la gelée blanchis-
sait les bords de la route. Le désappointement est un terrible
compagnon. Knud se sentait si petit, si abandonné I Lars ap-
paraissait devant lui, à travers le crépuscule du soir, dans sa
grandeur surhumaine, tout à fait comme un géant. Il était vexé
de sentir que c’était par sa propre faute, à lui, que la bataille
avait été décisive : il avait trop risqué sur une simple carte.
Mais la surprise, le chagrin, l’inquiétude s’étaient emparés de
lui, et grondaient, et gémissaient, et tempêtaient au fond de
son être. Il entendit le roulement d’un char : c’était Lars qui le
devançait et passa devant lui au trot joyeux de son superbe
cheval, faisant résonner la route comme du bruit d’un ton-
nerre lointain. Il le voyait redressant sa taille, ses larges
épaules, et laissant flotter les rênes sur le cou de sa jument
qui se hâtait vers l’écurie. C’était comme l’emblème de la puis-
sance de cet homme : il arrivait triomphant à son but, tandis
que lui, Knud, poursuivait, cahotant, sa route dans ce triste
soir d’automne.
 
Dans la maison d’Aakre, sa femme l’attendait. Elle savait
que le conflit était inévitable; jamais elle n’avait eu confiance
en Lars et, maintenant, elle avait positivement peur de lui.
Quand Lars et son mari étaient partis ensemble le matin, elle
ne s’était point sentie rassurée : fussent-ils rentrés ensemble,
assis à côté l’un de l’autre, elle ne l’aurait pas été davantage.
Mais l’obscurité s’était faite, et ils n’étaient point revenus. Elle
se tenait sur le pas de la porte, regardant fixement la route,
et rien n’apparaissait.
 
Enfin elle entend un roulement sur le chemin durci; elle
regarde à travers la nuit ; la carriole approche ; un homme
seul est là; elle reconnaît Lars, qui la reconnaît aussi, mais
passe outre sans s’arrêter. Maintenant, elle se sent plus que
jamais inquiète. Elle se laisse tomber, toute tremblante, sur le
banc près de la fenêtre. Les enfants se rassemblent inquiets
autour d’elle, le plus petit demande son père : ce n’est jamais
que de lui qu’elle parle avec eux. Il était de sentiments si no-
bles et si bons, et c’est là ce qui le lui faisait aimer ; mais
maintenant son cœur n’était plus avec les siens : il était engagé
dans toute sorte d’affaires qui le rendaient malheureux, et tous
se sentaient malheureux en même temps que lui.
 
Pourvu qu’il ne lui fût rien arrivé ! Knud était si vif de ca-
ractère ! Pourquoi donc Lars était-il retourné seul chez lui ?
Pourquoi ne s’était-il pas arrêté ? Devait-elle courir après lui,
ou aller à la rencontre de son mari ? Elle était dans une ago-
nie de détresse; les enfants, pressés autour d’elle, deman-
daient ce qui se passait. Mais que pouvait-elle leur dire î Elle
disposa leur repas et les fit mettre à table. Pendant tout ce
temps, elle avait l’œil sur la route. Mais il ne venait pas. Elle
déshabilla les enfants, les mit au lit, le plus jeune faisant la
prière du soir, tandis qu’elle se tenait penchée au-dessus de lui.
Elle-même priait avec tant de ferveur, en suivant les paroles
qui sortaient lentement des lèvres de l’enfant, qu’elle n’enten-
dit pas un pas qui s’approchait.
 
Knud était là, sur le seuil, regardant la petite troupe en
prière. La mère releva la tête, les enfants crièrent : Père ! Lui
s’assit et dit doucement :
 
— Oh ! fais-le prier encore une fois !
 
La mère se tourna vers le lit, afin qu’il ne pût pas voir sa
pâle figure, car il lui aurait semblé indiscret à elle d’avoir l’air
de connaître son chagrin avant qu’il en eût parlé lui-même.
L’enfant joignit ses petites mains sur sa poitrine, tous en firent
autant et il répéta pour la seconde fois :
 
Moi qui suis un petit enfant, je demande
 
Au ciel que mes péchés soient pardonnes.
 
Bientôt ;e deviendrai plus grand, plus sage,
 
Et père et mère connaîtront la joie,
 
Pourvu que toi, Seigneur, le meilleur des maîtres,
 
Tu veuilles m’aider à suivre ta Parole.
Et maintenant à la garde miséricordieuse de notre Père céleste
Nous confions nos âmes pendant que nous serons endormis.
 
Et, dés ce moment, quelle paix régna dans cette]demeure ! Au
bout d’un instant tous les enfants dormaient dans les bras de
Dieu. La mère plaça sans bruit le souper devant son mari, in-
capable pourtant de rien manger. Mais, quand il se leva :
 
— Désormais, dit-il, je serai à la maison.
 
Et sa femme, à ses côtés, tremblait d’une joie qu’elle n’osait
pas laisser voir, et remerciait Dieu pour tout ce qui était ar-
rivé, car, quoi que ce fût, il en était résulté un grand bien.
 
 
 
===<div style="text-align:center">II</div>===
 
Au bout d’une année, Lars était devenu président du conseil
paroissial, directeur de la caisse d’épargne, et commissaire en
chef à la cour de conciliation ; bref, il possédait tous les offices
auxquels il est possible de parvenir par l’élection. Dans le con-
seil d’inspection pour le comté, il ne prit pas la parole pendant
une année, mais, l’année suivante, il produisit la même sensa-
tion que lors de ses premiers discours au conseil paroissial :
ici encore, rompant en visière avec celui qui avait été jusqu’a-
lors le pouvoir dirigeant, il l’emporta sur toute la ligne et ce
fut lui, désormais, qui commanda. De là, sa fortune le condui-
sit au storthing (parlement), où sa réputation l’avait pré-
cédé : aussi ne manqua-t-il pasd’y trouver des adversaires. Mais
ici, bien que persévérant et ferme, il se tint toujours sur la
réserve. Il ne se souciait d’exercer de l’influence que là où il
était bien connu, et ne voulait pas compromettre la domina-
tion qu’il exerçait dans la paroisse par des défaites au dehors.
 
Sa carrière était brillante. Quand, le dimanche, il se tenait
près de la porte de l’église, et que la congrégation passait len-
tement, le saluant tout bas, et que chacun s’arrêtait pour
échanger quelques mots avec lui, on pouvait dire en toute vérite
que son brin de paille faisait marcher toute la paroisse.
 
Il méritait ces honneurs. La route qui conduisait à l’église,
-c’est lui qui l’avait ouverte ; l’église neuve elle-même devant
laquelle il stationnait, c’est lui qui l’avait bâtie ; tout cela, et
bien d’autres choses encore, était dû à la caisse d’épargne
qu’il avait fondée et qu’il gérait en personne. Ces ressources
nouvelles avaient été fécondes, et la paroisse était citée en
exemple à toutes les autres comme un modèle de bonne admi-
nistration.
 
Knud Aakre s’était entièrement retiré de la lice, bien que,
dans les premiers temps, il assistât quelquefois encore aux
séances du conseil paroissial, parce qu’il s’était promis à lui-
même de continuer à offrir ses services, bien que cette condes-
cendance répugnât un peu à son orgueil. La première fois qu’il
fit une motion, il fut si grandement mis dans l’embarras par
Lars, qui insistait pour qu’il la présentât dans tous ses détails,
que, se sentant un peu blessé, il finit par dire : « Quand Colomb
découvrit l’Amérique, il ne la trouva pas divisée en paroisses
et doyennés ; cela vint peu à peu. » Là-dessus, Lars, dans sa
réplique, compara la découverte de l’Amérique à la proposition
de Knud. Or, cette proposition se rapportait à des réparations
d’étables, et, depuis lors, Knud ne fut plus connu dans le con-
seil que sous le nom de « la découverte de l’Amérique. » Aussi,
voyant qu’il avait cessé d’être utile, il ne se crut plus obligé de
mettre la main à la pâte, et refusa désormais d’être réélu.
 
Pourtant, il continua à être actif et, pour ne pas rester tout à
fait inutile, il agrandit son école du dimanche, et, au moyen
des petites contributions de ceux qui y assistaient, il la
mit en communication avec la société des missions, dont il de-
vint le centre et le chef dans son comté et les comtés voisins.
Là-dessus, Lars Hôgstad fit la remarque que, si jamais Knud
entreprenait de collecter de l’argent pour quelque entreprise,
il fallait qu’il fût assuré d’avance qu’il s’agissait de faire du
bien à quelques mille lieues de chez lui.
 
Il est bon de faire observer que, désormais, il n’y eut plus
de querelles entre eux. Assurément, il ne fut plus question de
s’associer pour rien l’un avec l’autre, mais, quand ils se ren-
contraient, ils se saluaient et causaient un moment. Knud sen-
tit toujours quelque peine à la seule pensée de Lars; mais il
s’efforçait de maîtriser cette impression et de se persuader à
lui-même que les choses n’auraient pas pu se passer autrement.
Quelques années plus tard, dans une grande fête de mariage
où ils assistaient tous deux et étaient tous deux de très bonne
humeur, Knud monta sur une chaise et proposa un toast au
président du conseil paroissial et au premier représentant que
le comté avait envoyé au storthing. Il parla jusqu’à devenir
profondément ému et, comme d’habitude, s’exprima d’une ma-
nière extrêmement belle. Chacun pensa qu’il s’était fait grand
honneur; Lars vint à lui, et son regard se troubla quand il dit
que c’était à lui, Knud, qu’il était redevable de presque tout.
 
Et, à la première élection du conseil, Knud fut, de nouveau,
nommé président.
 
Mais, si Lars Hôgstad avait prévu ce qui allait s’ensuivre, il
n’eût pas, certainement, usé de son influence pour parvenir à ce
résultat. Chaque chose arrive en son temps, dit un vieux pro-
verbe et, juste au moment où Knud Àakre entrait en fonction,
quelques-uns des meilleurs membres de la paroisse se trouvè-
rent menacés d’une ruine complète, à la suite d’une fureur de
spéculation qui faisait rage depuis longtemps, mais ne com-
mença qu’alors à faire des victimes. On disait que Lars Hôg-
stad était la cause de ce désastre, parce que c’était lui qui
avait appris à la paroisse à spéculer. Cette fièvre d’argent avait
pris naissance dans le conseil paroissial, car le conseil lui-
môme était le plus grand spéculateur de tous. Chacun, jusqu’au
jeune travailleur de vingt ans, entendait bien, dans ses trans-
actions, d’un écu en tirer dix. Au début, le conseil se montra
d’une extrême parcimonie, mais qui fut bientôt suivie d’une folle
prodigalité. Tous les efforts étaient tendus vers le lucre ; en
même temps se développa un esprit de soupçon, des exigen-
ces sans fin, un goût de chicane qui aboutit à des procès et à
des haines. Ici encore, disait-on, l’exemple donné par le conseil
fut très fâcheux, car l’une des premières choses que fit Lars
en sa qualité de président fut d’ordonner des poursuites con-
tre le vénérable vieux pasteur, pour avoir pris des titres dou-
teux. Le conseil l’emporta devant la justice, mais immédiate-
ment après le pasteur résigna son poste. Les uns avaient
approuvé, d’autres blâmé ce procès qui fut, en tout cas, un
précédent fâcheux. Bientôt les conséquences de l’admi-
nistration de Lars se montrèrent sous la forme de pertes
subies par la plupart des propriétaires de la paroisse. Un
brusque changement se produisit dans l’opinion publique.
L’opposition trouva bientôt son chef dans la personne de
Knud Aakre, qui était rentré dans le conseil sous le patronage
de Lars lui-même !...
 
La lutte s’engagea sur-le-champ. Les jeunes gens qui avaient
reçu dans le temps les enseignements de Knud étaient de-
venus des hommes faits, les membres les plus éclairés, les plus
actifs de la paroisse. C’est à eux que Lars eut affaire désormais,
et, depuis leur enfance, ces jeunes gens lui gardaient rancune.
Un soir, après une séance orageuse du conseil, comme il s’était
arrêté sur les degrés à l’entrée de sa maison, il lui sembla en-
tendre comme une rumeur lointaine s’avançant contre lui de
de tous les gards, de toutes les demeures : c’était le pressenti-
ment que, le jour où la ruine s’abattrait sur la paroisse, la
caisse d’épargne et lui-même seraient renversés, et que, pour
prix de ses longs efforts, l’animadversion de tous retomberait
en imprécations sur sa tête.
 
Dans ces jours de conflits et de découragement, des commis-
saires, envoyés par la direction du chemin de fer central
pour déterminer la direction de la nouvelle voie, arrivèrent
un soir à Hôgstad, le premier gard à l’entrée de la paroisse.
Dans l’entretien qu’il eut alors avec les commissaires, Lars
apprit qu’il s’agissait de savoir si la nouvelle ligne traverse-
rait la vallée, ou bien suivrait une direction parallèle, de l’autre
côté des montagnes.
 
Ce fut pour lui comme un éclair de lumière I S’il pouvait
réussir à faire passer la ligne du chemin de fer par la vallée,
les propriétés foncières acquerraient de la valeur, lui-même
serait sauvé, et sa renommée passerait à la postérité la plus
reculée. Il ne put s’endormir cette nuit-là ; ses yeux étaient
éblouis par une lumière éclatante, parfois même il lui semblait
entendre le roulement d’une locomotive... Le leiîaemain, il
accompagna les commissaires dans leur inspection locale; ce
fut son cheval qui les conduisit, et les ramena le soir à Hôgstad.
Le jour suivant, ils se rendirent dans l’autre vallée, Lars tou-
jours avec eux ; tous revinrent passer la nuit chez lui. Ils trou-
vèrent le gard brillamment illuminé; les notables de la paroisse
avaient été conviés à une grande fête donnée en l’honneur des
commissaires et qui dura jusqu’au lendemain. Tout cela, pour-
tant, sans résultat utile. Plus on examina de près l’état des
choses, plus on dut se convaincre que l’établissement projeté
du chemin de fer se trouvait en présence de cette alternative :
pour pénétrer dans la vallée, que fermait une gorge étroite, la
voie nouvelle devait suivre à peu près le parcours do la route
de terre actuelle, et s’élever ainsi à une altitude qui la rendait
impossible, ou bien prendre au plus court, mais sur cette ligne
directe il fallait, de toute nécessité, faire passer la voie au
travers de l’ancien cimetière ; or, c’était peu de temps aupara-
vant que le nouveau « champ des morts • avait été ouvert; la
dernière inhumation qui s’était faite dans l’autre était récente :
la situation étant telle, le projet devenait inexécutable, et toute
perspective d’avoir jamais le chemin de fer était illusoire.
 
« Pourtant, se disait Lars, s’il ne s’agit que d’emprunter une
minime portion du cimetière abandonné, pour que la paroisse
soit gratifiée d’un aussi grand bienfait que le passage de la
ligne ferrée, serait-il donc possible qu’on dût y renoncer?
N’était-il pas tenu, lui, Lars, de faire appel à toute son énergie,
à tout ce qui lui restait encore d’influence, pour écarter cet
obstacle ?... » Plein de cette pensée, il se rendit immédiatement
chez le pasteur et le doyen, puis auprès du conseil diocésain. Il
parla, il parlementa. Armé de tous les faits et de tous les chif-
fres possibles concernant l’immense avantage pour la vallée de
posséder cette voie ferrée qu’appelaient les vœux de la popula-
tion, il emporta tous les suffrages. Moyennant le transfert dans
le nouveau cimetière de quelques-uns des corps inhumés dans
l’ancien, toute objection pouvait être considérée comme nulle
et non avenue ; on lui donna l’assurance que l’autorisation
royale, indispensable dans ce cas particulier, serait obtenue
sans difficulté. On ajouta que tout ce qu’il lui restait à faire
était de s’entendre sur la question avec le conseil paroissial.
 
La population était aussi excitée que Lars lui-même. L’esprit
de spéculation qui, depuis quelques années, l’avait emporté
dans la paroisse, tournait à une joie folle. On ne parlait, on ne
s’occupait plus que du voyage de Lars et de ses résultats pos-
sibles. Quand il revint porteur de bonnes nouvelles, on lui
rendit tout honneur, on chanta des actions de grâces à sa
louange. En vérité, si, à cette heure-là, les propriétaires les
plus considérables de la localité avaient fait faillite l’un après
l’autre, on y aurait à peine pris garde. La fièvre de la spécu-
lation avait fait place à la fièvre des chemins de fer.
 
Le conseil paroissial s’assembla. Une pétition respectueuse,
demandant que l’ancien cimetière fût approprié pour le pas-
sage de la voie, lui fut présentée. On l’adopta à l’unanimité. Il
fut même question de voter à Lars, en témoignage de grati-
tude, une cafetière d’argent ayant la forme d’une locomotive ;
on jugea pourtant qu’il serait mieux d’attendre pour cela que
le plan tout entier eût été mis à exécution. La pétition fut
transmise au conseil diocésain, et revint avec la demande
d’une liste de tous les corps qui devaient être « transportés. »
Le pasteur dressa cette liste ; mais, au lieu de l’envoyer directe-
ment à son adresse, il la fit passer, pour des raisons à lui
connues, par l’intermédiaire du conseil paroissial. Ce fut Lars,
en sa qualité de président, qui eut à ouvrir l’enveloppe et à
faire lecture de la liste.
 
Or, il se trouva que le premier corps qui devait être exhumé
était celui de son grand-père ! Un petit frisson parcourut l’as-
semblée... Lars lui-même tressaillit, mais continua pourtant
sa lecture. Le second corps se trouva être celui du grand-père
de Knud Aakre : ces deux hommes étaient morts à un petit
intervalle l’un de l’autre. Knud bondit de son siège; Lars s’ar-
rêta; chacun se regardait consterné, car le vieux Knud Aakre
avait été, en son temps, le bienfaiteur de la paroisse et le
plus aimé de ses contemporains. Il y eut, pendant quelques
minutes, un silence de mort. Lars, enfin, s’éclaircit le gosier
et continua à lire. Mais plus il avançait dans sa lecture, et plus
les choses se gâtaient, car, à mesure qu’on se rapprochait de
l’époque actuelle, les morts semblaient plus chers et sacrés.
Quand il eut fini, Knud Aakre demanda tranquillement s’il ne
semblait pas à chacun que l’air autour d’eux fût rempli
d’esprits. Il commençait justement à faire sombre dans la
salle et, bien qu’il n’y eût là que des hommes d’âge mûr, et en
grand nombre, ils ne pouvaient se défendre d’être inquiets.
Lars tira de sa poche un paquet d’allumettes et fit de la lu-
mière, remarquant sèchement qu’il n’y avait là rien absolu-
ment qui ne fût déjà bien connu de tous.
 
— Oui, c’est vrai, dit Knud parcourant la salle à grands pas,
et pourtant c’est plus grave encore que je ne l’avais cru jus-
qu’ici. Je m’aperçois maintenant que même des chemins de fer
peuvent être achetés à trop haut prix.
 
Ces paroles firent sur l’audience une impression profonde.
Remarquant qu’il serait bon de considérer la chose de plus
près, Knud fit une motion à cet effet.
 
— Dans l’excitation qui a prévalu parmi nous, dit-il, le bé-
néfice à retirer de l’établissement de la voie ferrée a été gran-
dement exagéré. Même dans le cas où la ligne n’aurait pas tra-
versé la paroisse, il y aurait eu pourtant une station à chacune
des extrémités de la vallée ; à la vérité, le chemin aurait été
plus long pour y parvenir que si la station se fût trouvée au
centre : pourtant, la difficulté n’aurait pas été telle qu’il fût né-
cessaire, pour y échapper, de violer le repos des morts.
 
Quand ses pensées l’entraînaient par un mouvement rapide,
Knud était capable, pour les défendre, de présenter des argu-
ments convaincants : un instant auparavant, ce qu’il dit
alors ne lui était pas venu à l’esprit, et pourtant ses paroles ar-
rivèrent au cœur de tous. Lars sentit le danger et, jugeant que
la prudence était de mise, il acquiesça en apparence à la pro-
position d’ajournement. «Ces impressions vives, pensa-t-il, sont
toujours fâcheuses au début; le mieux est de temporiser. »
 
Mais il s’était mépris. La crainte de toucher aux morts de
leurs propres familles monta comme une marée grandissante
dans les âmes des habitants de la vallée. Ce qui ne leur avait
paru d’abord que quelque chose d’abstrait devint pour eux
une question solennelle, un fait redoutable. Les femmes sur-
tout étaient excitées, et, le lendemain, au moment de l’assem-
blée, le chemin qui mène à la maison commune était noir de
monde. C’était un jour chaud d’été. Les fenêtres avaient été
enlevées, et il y avait autant de gens en dehors qu’à Tinté;
rieur. Chacun sentait qu’un grand combat allait se livrer.
 
Lars arriva et fut affectueusement salué par tous : tranquille
et plein de confiance, il regardait autour de lui, ne semblant
nullement surpris. Il prit place près de la fenêtre, son brin de
paille aux dents, et un demi-sourire se montra sur sa figure
sarcastique quand il vit Knud Aakre se lever pour prendre la
parole au nom des morts de l’ancien cimetière de Hôgstad.
 
Mais ce ne fut point par là que Knud Aakre commença. Il
s’appliqua d’abord à exposer avec soin combien, dans tout le
bruit qui se faisait depuis quelque temps, les avantages à
attendre du chemin de fer avaient été surfaits. Il appuyait de
preuves positives chacune de ses assertions, car il avait calculé
la distance de tous les gards à la station la plus prochaine. Et
finalement il demanda :
 
— Pourquoi y a-t-il eu tant de tapage à propos de ce chemin
de fer, si ce n’est à cause du bénéfice que la paroisse espère en
retirer ?
 
Il lui fut aisé de démontrer qu’il était d’un intérêt pressant,
pour ceux qui avaient amené dans le pays un état de choses si
fâcheux, de créer maintenant une agitation nouvelle afin de
faire oublier le passé. Et puis, ajoutait-il, certaines gens, dans
la fièvre du moment, espèrent sans doute vendre à grand prix
leurs gards et domaines à des étrangers assez fous pour les
acheter. Or, c’est là une spéculation honteuse à laquelle on
veut faire contribuer non seulement les vivants, mais encore
les morts...
 
L’effet de cette allocution fut considérable. Mais Lars, quoi
qu’il advînt, était bien résolu à garder son sang-froid. Il répli-
qua que Knud lui-même avait été d’abord très porté pour le
chemin de fer et, cependant, qui donc voudrait accuser Knud
d’avoir quelque chose à faire avec la spéculation (ici un petit
rire) ? Knud n’avait pas élevé la moindre objection contre le
transfert des corps de gens du commun peuple, afin de rendre
la voie ferrée possible. C’est seulement quand il s’est agi
du corps de son grand-père qu’il s’est aperçu tout à coup que
le sort et le bonheur de la communauté tout entière étaient
menacés.
 
Il n’ajouta rien, mais regarda Knud en souriant du bout des
lèvres, ce que d’autres firent comme lui. Cependant, la réponse
de Knud le surprit, comme elle surprit chacun :
 
— Je dois l’avouer : je n’ai bien compris la chose que lors-
que je me suis senti atteint dans mes affections de famille. Il
est bien possible que ce soit là une honte... Mais c’aurait été
une honte bien autrement regrettable encore de n’avoir rien
éprouvé de pareil, comme c’est le cas de Lars... Et il conclut
en disant : Jamais la raillerie n’a été plus hors de place et,
pour tous ceux qui ont le sentiment de la décence, l’affaire-
tout entière est absolument révoltante !
 
— Ce sentiment est quelque chose qui s’est produit tout à
fait récemment, répliqua Lars ; nous pouvons donc espérer
qu’il se dissipera comme il est venu. Après nous avoir vus
tous d’accord pour mettre le char en mouvement, que diront
le pasteur, le doyen, le conseil diocésain, les ingénieurs et le
gouvernement lui-même, en apprenant que nous cherchons à
l’enrayer et, après des chants de réjouissance, que nous nous-
mettons à pleurer et à faire des oraisons funèbres ? S’ils ne dé-
clarent pas que nous sommes devenus fous dans cette paroisse,
ils trouveront au moins que nous avons agi de la façon la plus
inexplicable.
 
— Et ils auront raison, Dieu le sait, rétorqua Knud. Nous-
nous sommes conduits récemment, en effet, d’une singulière
façon, et il est grand temps de nous amender. Les choses en
sont venues pour nous au point décisif. Nous voilà prêts,
chacun de nous, à déterrer nos propres grands-pères pour faire
place au chemin de fer, à troubler le repos de nos morts pour
que nos propres fardeaux puissent être voitures un peu plu&
eommodément et plus vite. N’est-ce pas comme si nous met-
tions notre cimetière en labour pour y récolter de quoi faire du
pain ? Ce qui a été déposé là au nom de Jésus, nous l’enle-
vons au nom de Moloch : cela ne vaut guère mieux que de
manger les os de nos ancêtres...
 
— Mais c’est le cours de la nature, dit Lars froidement.
 
— Oui, pour les animaux et les plantes.
 
— Eh ne sommes-nous pas des animaux ?
 
— Oui, mais nous sommes aussi les enfants du Dieu vivant;
nous avons enterré nos morts dans la foi en Lui : c’est Lui qui
doit les réveiller et non pas nous.
 
— Ce sont là des mots et rien de plus. Ne serons-nous pa&
obligés de fouiller nous-mêmes le cimetière, quand le moment
de la seconde série des inhumations sera venu ? Quel mal y
a-t-il à le faire quelques années plus vite ?
 
— Je vais vous le dire. Ce qui est né d’eux respire encore ;
ee qu’ils ont bâti demeure ; ce qu’ils ont aimé, ce pour quoi ils
ont souffert, vit encore autour de nous et en nous, et nous ne
serions pas tenus à les laisser dormir en paix ?...
 
— Votre ardeur montre bien que de nouveau vous pensez à
votre grand-père, répliqua Lars, et je dois dire que, selon moi,
il est plus que temps que la paroisse soit débarrassée de lui. Il
a pris déjà bien trop de place pendant qu’il était en vie; il n’est
pas juste qu’il soit encore sur notre chemin, maintenant qu’il
est mort. Si son corps devait priver cette paroisse d’une béné-
diction qui s’étendra à travers des centaines de générations,
nous pourrions dire en toute vérité que de tous ceux qui sont
nés ici, c’est lui qui nous a fait le plus de mal.
 
Knud Aakre secoua ses cheveux en désordre, ses yeux flam-
boyaient, toute sa personne semblait tendue comme un ressort
d’acier.
 
— J’ai déjà montré, s’écria-t-il, ce qu’il adviendra de la
bénédiction dont vous parlez ; elle ressemble à toutes celles
dont vous avez comblé cette paroisse. Il est vrai que vous
nous avez pourvus d’une nouvelle église, mais vous l’avez
remplie d’un esprit nouveau, et ce n’est pas celui de l’amour.
Vous nous avez fourni de nouvelles routes, mais des routes
qui conduisent à l’abîme, comme cela est manifeste aujourd’hui
par les infortunes de plusieurs. Vous avez diminué nos taxes
publiques, c’est vrai, mais vous avez augmenté les taxes pri-
vées ; les procès, les dettes hypothécaires, les banqueroutes, ne
sont pas des dons profitables pour une communauté. Et vous
osez déshonorer dans sa tombe l’homme que toute la paroisse
révère I Vous avez le front de dire qu’il est sur notre chemin t
Ah I oui, certainement, il est sur votre chemin à vous, car sa
tombe sera la cause de votre chute ! L’esprit qui a régné jus-
qu’aujourd’hui sur nous tous était un esprit de servitude. On
laissera certainement le cimetière en paix ; mais, aujourd’hui
même, il faudra y ajouter une fosse, celle de votre popularité
qui y restera enfouie.
 
Lars Hôgstad se leva, blanc comme un linge ; ses lèvres
s’ouvrirent, mais il ne put prononcer un mot : le brin de paille
tomba. Après quelques efforts pour le retrouver et retrouver
en même temps la parole, il éclata comme un volcan.
 
— Et c’est là les remerciements que je recueille pour toutes
mes peines, et mes corvées, et mes tourments I Si c’est ce prê-
cheur de femmes qui doit être votre maître, puisse le diable
présider lui-même votre assemblée avant que j’y remette les
pieds ! C’est grâce à moi que votre boutique a tenu jusqu’au-
jourd’hui : après moi elle tombera en mille pièces, et c’est déjà
fait... Voilà votre registre ! —Et il le jeta sur la table. — Honte
à cette assemblée de vieilles commères et de marmots I — Et il
frappa violemment sur le bureau. — Honte à toute cette pa-
roisse qui récompense ainsi son bienfaiteur !
 
De nouveau il laissa retomber son poing fermé sur la table
de la présidence, avec une violence telle que l’écritoire roula à
terre, marquant ainsi d’une grande tache noire, pour les géné-
rations futures, la place où Lars Hôgstad, en dépit de sa lon-
gue domination, de sa patience et de son habileté, était rentré
dans le néant.
 
Il se précipita vers la porte et disparut. L’assemblée resta
immobile : la colère de Lars et sa voix tonnante avaient épou-
vanté les conseillers ahuris. Alors Knud Aakre, se rappelant
le traitement insultant qu’il avait reçu lors de sa chute à lui,
s’écria, l’air radieux et en contrefaisant la voix de Lars :
 
— Est-ce là t le coup décisif » qui tranche la question?
 
De joyeux éclats de rire, partant de toutes parts, saluèrent
ces paroles. Cette séance solennelle finit dans l’allégresse;
deux ou trois membres seulement quittèrent la salle; tous les
demeurants se firent apporter à boire afin d’arroser gaiement
leur repas, et une nuit bruyante succéda à ce jour orageux.
Chacun se sentait heureux et libre comme autrefois, alors que
l’esprit dominateur de Lars n’avait pas encore courbé leurs
âmes sous une obéissance muette. Ils portèrent des toasts à leur
affranchissement; ils chantèrent de tout leur cœur et, finale-
ment, — en vérité, — ils se mirent à danser, Knud Aakre et le
vice-président figurant en tête de la grande sarabande qui les
emporta tous. Garçons et filles se joignirent à la danse, tandis
qu’au dehors de la salle retentissaient des hourras en l’hon-
neur de cette journée, telle que la paroisse n’en vit jamais de
pareille.
 
 
 
===<div style="text-align:center">III</div>===
 
A Hôgstad, Lars arpentait ses vastes chambres, silencieux
et sombre. Sa femme, qui l’aimait, mais avec crainte et tremble-
ment, n’osait affronter sa présence. Les affaires du gard et de
la maison allaient comme elles pouvaient, tandis qu’une multitude
de lettres étaient échangées entre Hôgstad, la paroisse,
et le bureau des postes. Lars avait des réclamations à faire
au conseil, et, comme on ne lui donnait ’pas satisfaction, il
commençait des poursuites; il faisait des sommations à la
caisse d’épargne, qui les repoussa : autre procès. Il se jugeait
offensé par certaines expressions des lettres qu’il recevait, et
recourait au tribunal tantôt contre le président du conseil,
tantôt contre celui de la caisse d’épargne. En même temps pa-
raissaient dans les journaux des articles terribles qu’on lui
attribuait, et qui donnaient naissance à de grandes inimitiés
dans la paroisse, excitant voisin contre voisin. Parfois il s’en
allait, sans qu’on sût où, pendant des semaines entières et,
rentré chez lui, il s’y enfermait plus que jamais. On ne l’avait
pas revu à l’église depuis la grande scène dans le conseil pa-
roissial.
 
Sur ces entrefaites, un samedi soir, le pasteur apprit la nou-
velle que le chemin de fer, en dépit de tout, passerait dans la
vallée et traverserait le cimetière. Ce fut comme un coup de
foudre dans chaque demeure. L’opposition unanime du con-
seil avait été vaine : l’influence de Lars Hôgstad l’emportait.
C’était là le motif de ses absences : ce qui arrivait était son
œuvre. Une admiration involontaire pour cet homme et sa
tenace persévérance amortit en quelque sorte le mécontente-
ment de la défaite; plus on discutait l’affaire, plus la réconci-
liation était proche : un fait accompli porte en lui-même cer-
taines raisons d’être qui peu à peu s’imposent à tous, et dé-
montrent que les choses ne peuvent être autrement qu’elles ne
sont. Tout le monde se trouva rassemblé, le lendemain, près
de l’église, et chacun, en se rencontrant, ne pouvait s’empêcher
de rire. Et pendant que la congrégation tout entière, jeunes et
vieux, hommes et femmes, et les enfants mêmes, ne parlaient
d’autre chose que de Lars Hôgstad, de son habileté, de sa vo-
lonté de fer, de son énorme influence, voilà que lui-même ap-
parut, avec toute sa maisonnée, dans quatre chars de cam-
pagne se suivant à la file. Or, il y avait deux ans qu’on ne
l’avait vu à l’église... A ce moment il mit pied à terre et tra-
versa la foule, tandis que tous, comme sous une même impul-
sion, s’empressaient de le saluer. Marchant droit devant lui, il
ne rendit de salut à personne; sa petite femme, pâle comme
la mort, le suivait. A l’intérieur de l’église, la curiosité était
si vive que, chacun fixant les yeux sur lui, le chant s’arrêta sur
toutes les lèvres. Knud Aakre, assis à son banc, remarqua
qu’il se passait quelque chose, leva les yeux et ne vit rien en
face de lui, mais, se retournant, il aperçut Lars, penché sur
son livre de cantiques, et cherchant la page indiquée.
 
Il ne l’avait pas vu depuis la mémorable séance du conseil,
et n’aurait pas cru qu’un changement aussi complet fût pos-
sible. Ce n’était plus le victorieux Lars. Ses cheveux s’étaient
faits plus rares encore, sa figure émaciée avait quelque chose
de hagard, ses yeux creux semblaient injectés de sang, son
cou de géant était étiré et couvert de rides. Knud comprit d’un
coup d’œil tout ce que cet homme avait souffert; il fut saisi d’une
vive sympathie et sentit quelque chose de son attachement
d’autrefois remuer dans sa poitrine. Il pria Dieu pour Lars, et
se promit de s’approcher de lui après le service; mais Lars
avait disparu. Il résolut d’aller chez lui dans la soirée; sa
femme le retint.
 
— Lars, dit-elle, est un de ces hommes qui ne peuvent pas
porter le poids de la reconnaissance; tiens-toi loin de lui jus-
qu’à ce qu’il ait l’occasion de te rendre un service : alors peut-
être viendra-t-il à toi.
 
Mais il ne vint pas. De temps à autre il paraissait à l’église,
jamais ailleurs, et n’avait de contact avec personne. Il se vouait
maintenant à son gard et à ses affaires avec l’ardeur passion-
née d’un homme qui veut réparer en quelques mois les négli-
gences de plusieurs années et, en effet, il ne manquait pas de
gens pour dire qu’il y avait urgence.
 
Les travaux du chemin de fer commencèrent bientôt dans la
vallée. Comme la ligne devait passer droit devant Hôgstad,
Lars abattit la portion de sa maison qui se trouvait en face du
chemin, pour y construire un vaste et beau balcon : il avait
décidé que son gard commanderait l’attention. On était en
plein travail, lorsque les wagonets et la petite locomotive qui
devaient transporter sur place le ballast et les traverses
apparurent. C’était un beau soir d’automne. Lars se tenait sur
les degrés d’entrée de sa maison pour entendre le premier signal
et voir la première colonne de fumée ; tous les habitants du
gard étaient autour de lui. Tout en regardant la vaste étendue
de la paroisse, illuminée par le soleil couchant, il songeait
qu’on se souviendrait de lui aussi longtemps qu’un train passe-
rait à grand bruit à travers la vallée. Un sentiment de pardon
se glissa dans son âme. Il regarda vers le cimetière, dont une
partie était restée intacte, ses croix de bois inclinées vers le
sol, tandis que la voie ferrée occupait le reste. Il s’efforçait de
se rendre compte de ce qu’il éprouvait, quand le signal se fit
entendre et, voilà, le train s’avança lentement, entouré d’un
nuage de fumée mêlé d’étincelles, parce que la locomotive était
chauffée avec du bois de pin. Le vent soufflait du côté de la
maison; tous les spectateurs furent enveloppés dans une épaisse
fumée, mais qui se dissipa bientôt, et Lars put voir alors le
train poursuivant sa route comme une volonté de fer à laquelle
rien ne résiste.
 
Il était satisfait et rentra dans sa maison comme un homme
qui revient d’une longue journée de travail. A ce moment,
l’image de son grand-père se présenta à son esprit. Ce grand-
père avait élevé sa famille de la pauvreté à l’aisance; il est
vrai que quelque chose de son honneur comme citoyen avait
été sacrifié : néanmoins, il avait fait son chemin. Ses fautes
étaient celles de son temps, et reposaient sur les limites incer-
taines des conceptions morales au milieu desquelles il avait
grandi.
 
Honneur à lui dans sa tombe, car il a souffert et travaillé
durement ! Paix lui soit t II doit être bon pour lui de se reposer
enfin... Mais il ne lui est pas permis de se reposer, à cause
des vastes ambitions de son petil-fils; ses cendres ont été dis-
persées çà et là avec les pierres et les gravois. Folie que tout
cela ! Il n’aurait fait que sourire en pensant que l’œuvre de son
petit-fils avait passé sur sa tête...
 
Tout en ruminant ces pensées, Lars s’était déshabillé et mis
au lit. Alors, une fois encore l’ombre de son grand-père se
glissa devant lui, plus sévère que lors de sa première appari-
tion. La fatigue nous affaiblit, et Lars commençait à se faire
des reproches. Mais il se défendait aussi lui-même. Que man-
quait-il à son grand-père? A coup sûr, il devait être satisfait,
maintenant qu’on rendait gloire à grand bruit à sa famille, au-
dessus de sa tombe. Qui d’autre possède un tel monument ? Et
cependant qu’y a-t-il ? Qu’est-ce là ? Ces deux yeux de feu,
monstrueux, ce sifflement qui rugit, tout cela ne vient plus de
la locomotive ni de la ligne du chemin de fer. Une procession
immense arrive droit du cimetière, du côté de sa maison. Les
yeux de feu sont ceux de son grand-père, et cette longue suite
qui "vient après lui, ce sont tous des morts... La procession s’a-
vance vers le gard, grondant, pétillant, étincelant. Les fenêtres
brillent en reflétant les regards des défunts. Lars fait un puis-
sant eifort pour rester maître de lui, se disant que ce n’est là
qu’un songe, oui, à coup sûr, un mauvais rêve... « Attendez
que je me réveille ! Maintenant me voilà éveillé : arrivez donc,
pauvres esprits ! »
 
Et voilà 1 ils arrivent réellement du cimetière, renversant
tout, barrières, rails, locomotive, de sorte que tout tombe avec
un immense fracas sur le sol, et qu’à la place apparaît comme
auparavant le gazon vert avec ses tombes et ses croix. Comme
de puissants champions ils s’avancent, et le cantique : « Lais-
sez les morts reposer en paix ! » les précède. Lars les connaît,
ces paroles qui, toutes ces dernières années, se sont fait en-
tendre dans son âme, et maintenant le cantique est devenu son
requiem. Une sueur froide couvre son corps. Les voilà !
les voilà ! Us sont là, devant la fenêtre ! il entend l’un d’eux
prononcer son nom. Accablé par la peur, il s’efforce de crier, il
se sent étranglé, une main glacée le serre à la gorge ; à peine
peut-il dire : au secours ! et il s’éveille... La fenêtre avait été
brisée du dehors, les vitres volaient en éclats autour de lui. Il
sursauta et se leva avec effort. Un homme était près de la croi-
sée, enveloppé de fumée et de flammes...
 
— Le gard est en feu, Lars, le gard est en feu ! Nous venons
vous prêter aide !
 
C’était Knud Aakre.
 
Quand Lars revint à lui, il était étendu en plein air, un vent
froid glaçait ses membres. Pas une âme avec lui ; à sa gauche,
jl voyait le gard en flammes ; autour de lui son bétail paissait
et bramait ; les moutons effrayés s’étaient rassemblés et serrés
en troupeau ; des meubles, des ustensiles de ménage, étaient
jetés çà et là sur le sol; puis il aperçut, près de lui, quelqu’un
qui pleurait, assis sur un bloc de bois. C’était sa femme. Il
l’appela par son nom. Elle tressaillit.
 
— Le Seigneur soit béni ! tu es en vie I s’écria-t-elle en s’avançant
précipitamment vers lui. O mon Dieu ! mon Dieu !
En avons-nous assez de ce chemin de fer, maintenant !
 
— Le chemin de fer ? demande-t-il.
 
Mais, avant que ces mots se fussent échappés de ses lèvres,
il avait tout compris ; un frisson le saisit : à coup sûr, des
étincelles de la locomotive étaient tombées sur les copeaux et
les débris des travaux de la nouvelle construction, et y avaient
mis le feu. Lars était là, pensif, silencieux; sa femme, n’osant
parler, se mit à chercher quelque chose qui pût garantir du
froid son pauvre corps frissonnant. Il recevait ses soins sans
rien dire; mais quand elle s’agenouilla devant lui pour lui
couvrir les pieds, il étendit la main sur sa tête; elle se pencha
sur la poitrine de son mari et se mit à sangloter. Il y avait là
bien des yeux qui la regardaient curieusement. Mais Lars la
comprit et dit :
 
— C’est toi le dernier ami qui me reste !
 
Elle se sentit si heureuse qu’elle reprit courage et, se levant
et regardant humblement le visage de son mari :
 
— C’est qu’il n’y a personne d’autre ici qui te comprenne
dit-elle.
 
Alors ce cœur dur se fondit, des larmes lui vinrent aux yeux
tandis qu’il tenait étroitement serrée la main de sa femme.
 
Maintenant il lui parla, à elle, comme s’il se fût parlé à lui-même.
Et elle, à son tour, lui ouvrit aussi son âme. Ils s’entretinrent
de tout ce qui était arrivé ou, plutôt, il Pécoutait, tandis
qu’elle parlait.
 
Knud Aakre avait été le premier à voir le feu ; il appela du
monde, envoya des messagers de divers côtés et se hâta lui-
même, avec hommes et chevaux, vers les bâtiments en flam-
mes; tous, dans la maison, étaient restés endormis. Il avait
organisé l’extinction de l’incendie, le sauvetage des meubles
et des effets. C’est lui qui avait tiré Lars de la chambre qui
commençait à brûler, et l’avait transporté derrière l’aile gau-
che de la maison, du côté d’où venait le vent.
 
Et, tandis qu’ils parlaient de ces choses, un char arrivait sur
la route, conduit très vite par un homme qui en descendit.
C’était Knud. Il avait couru chez lui et en ramenait cette même
carriole qui les avait conduits tant de fois ensemble aux séances
du conseil. Il demanda à Lars d’y monter pour aller ensemble
dans sa maison. Ils se tenaient serrés par la main, l’un assis,
l’autre debout.
 
— Voyons, Lars ! viens avec moi, dit Knud.
 
Sans proférer une parole, Lars se leva. Côte à côte ils s’avancèrent
 
vers la voiture. On aida Lars à y monter; Knud prit
place à côté de lui. Ce qu’ils se dirent pendant la course, et
après, dans la petite chambre à Aakre, où ils restèrent ensem-
ble jusque tard dans la matinée, personne ne l’a jamais su.
Mais, de ce jour-là, ils furent inséparables comme autrefois.
 
Aussitôt que l’infortune accable un homme, chacun recon-
naît ses qualités. Ce fut la paroisse qui rebâtit à ses frais la
demeure de Lars Hôgstad : il n’y eut pas, dans la vallée, de
bâtiments plus grands et plus beaux que ceux-là. On le réélut
à la présidence du conseil, mais avec Knud Aakre à ses côtés.
Jamais il ne manqua de consulter l’intelligence et le cœur de
Knud, et, depuis ce jour, les temps de ruine furent passés.