« La Folie de John Harned » : différence entre les versions

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Je vais vous raconter une histoire vraie ; elle s’est passée à Quito, dans l’arène, pendant une course de taureaux. J’étais assis dans une loge en compagnie de John Harned, de Maria Valenzuela et de Luis Cervallos. Ce drame s’est déroulé sous mes yeux ; j’y ai assisté du commencement jusqu’à la fin. J’étais venu sur le vapeur ''Ecuadore'' faisant le service de Panama à Guayaquil. Maria Valenzuela est ma cousine, une femme d’une ravissante beauté, que j’ai toujours connue. Je suis, moi, de race espagnole – un Équatorien de naissance, il est vrai, mais je descends de Pedro Patino, un des capitaines de Pizarre. Ceux-là étaient des braves, des héros ; Pizarre n’a-t-il pas mené trois cent cinquante cavaliers espagnols et quatre mille Indiens jusqu’au cœur des Cordillères, à la recherche de trésors ? Et les quatre mille Indiens, ainsi que trois cents des courageux cavaliers n’ont-ils pas péri en vain dans cette aventure ? Mais Pedro Patino n’est pas mort, lui ! Il a vécu pour fonder la famille des Patino. Oui, je suis équatorien mais, je le répète, de sang espagnol. Je me nomme Manuel de Jésus Patino. Je possède de nombreuses haciendas, et dix mille esclaves indiens, encore que la loi prétende que ce sont des hommes libres, travaillant de leur plein gré en vertu d’un contrat. Bah ! la loi est une drôle de farce ! Nous autres, Équatoriens, nous nous en moquons. Nous faisons notre loi pour nous-mêmes, à notre façon. J’ai dit que je m’appelle Manuel de Jésus Patino. Rappelez-vous ce nom : il fera figure, un jour, dans l’histoire. Il y a des révolutions, en Équateur ; nous les appelons « élections » . Excellente plaisanterie, n’est-ce pas ? Vous appelez cela je crois, jouer sur les mots ?
 
John Harned était un Américain extrêmement riche dont j’avais fait la connaissance à l’hôtel Tivoli à Panama. Il se rendait à Lima. Mais, à l’hôtel Tivoli, il rencontra Maria Valenzuela. Or, Maria Valenzuela, comme vous le savez, est ma cousine ; elle est belle et j’ajoute, sans exagération, la plus belle femme de l’Équateur, et même de toutes les grandes capitales du monde : Paris, Londres, Madrid, New York, Vienne. Elle attire les regards de tous les hommes, et elle retint longuement ceux de John Harned, à Panama. Il eut le coup de foudre, aucun doute là-dessus. Elle était équatorienne, je vous l’accorde, mais elle appartenait à tous les pays de l’univers. Elle parlait plusieurs langues, elle chantait… ah ! comme une artiste ! Son sourire était merveilleux, divin. Ses yeux, ah ! ses yeux ! Combien d’hommes ai-je vus fascinés par leur regard ! Ils étaient ce que vous autres, Anglais, appelez stupéfiants. C’étaient des promesses de paradis ; les hommes se noyaient dans ces yeux-là !
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Luis Cervallos, mon ami, est le meilleur des Équatoriens. Il est propriétaire de trois plantations de cacao à Naranjito et Chob. Sa grande plantation de canne à sucre se trouve à Milagro. Il possède de vastes haciendas à Ambato et à Latacunga, et s’intéresse à l’exploitation des gisements pétrolifères de la côte. Il a, en outre, consacré de nombreux capitaux à planter du caoutchouc le long des Guayas. Il est moderne, comme les Yankees, et, comme eux, il ne songe qu’au négoce. Il est très riche, mais sa fortune se répartit sur maintes entreprises, et il lui faut sans cesse recourir à des appels de fonds pour alimenter ses nouvelles affaires et les anciennes. Il a voyagé partout et a tout vu. Dans son jeune âge, il faisait partie du cercle militaire que vous appelez ''West Point''. Certains scandales l’obligèrent à démissionner. Il déteste les Américains, mais Maria Valenzuela, sa compatriote, l’avait attiré et il convoitait aussi son argent pour ses diverses industries et sa mine d’or dans l’est de l’Équateur, pays des Indiens aux corps peints. J’étais son ami et je souhaitais qu’il épousât Marie Valenzuela. De plus, j’avais placé une grande partie de mon avoir dans sa mine d’or ; elle promettait un bon rendement mais exigeait de grandes dépenses avant de livrer toutes ses richesses. Si Luis Cervallos devenait l’époux de Maria, ma situation financière allait aussitôt s’améliorer.
 
Mais John Harned suivit Maria Valenzuela à Quito et nous nous aperçûmes bientôt – Luis Cervallos et moi – qu’elle avait jeté son dévolu sur John HamedHarned. « Dieu propose et la femme dispose », dit-on, mais cette fois le proverbe mentit, car Maria Valenzuela n’agit point à sa guise, du moins, pas avec John Harned. Ces événements se fussent peut-être également produits si Luis Cervallos et moi n’avions été présents, cet après-midi-là, à la course de taureaux de Quito ; quoi qu’il en soit, nous étions dans la loge, ce même après-midi, assis côte à côte. Et je vais vous raconter ce qui s’est passé :
 
Nous étions tous les quatre dans la loge personnelle de Luis Cervallos placée à droite de la loge présidentielle. De l’autre côté de nous se trouvait celle du général José Eliceo Salazar, qu’accompagnaient Joaquin Endara et Urcisino Castillo, tous deux également généraux, ainsi que le colonel Jacinto Fierro et le capitaine Baltazar de Echeverria. Seul un homme influent comme Luis Cervallos pouvait prétendre à la loge voisine de celle du Président, et je tiens de bonne source que celui-ci avait exprimé lui-même à la direction le désir que mon ami obtînt cette haute faveur.
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— Oui, depuis sa plus tendre enfance, appuya Luis Cervallos. Je la vois encore, à quatre ans, venir pour la première fois à la plaza : elle était assise aux côtés de sa mère et frappait des mains, tout comme à présent. C’est une véritable Espagnole, une pure…
 
— Eh bien, vous avez assisté à une course de taureaux, dit Maria Valenzuela à John HamedHarned, tandis qu’on attachait les mules au cadavre du taureau pour le traîner dehors. Cela vous plaitplaît-il, oui ou non ? Qu’en pensez-vous ?
 
— Je pense que le taureau n’avait aucune possibilité d’en sortir vivant. Il était condamné d’avance, le résultat ne faisait aucun doute. Avant l’entrée du taureau dans l’arène, tout le monde le savait condamné à mort. Pour qu ‘ilqu’il y ait un élément sportif, l’issue du combat doit être aléatoire. Il s’agissait là d’une bête stupide contre cinq hommes intelligents et avertis qui avaient déjà combattu maints taureaux. Peut-être serait-il plus équitable de laisser un seul homme se mesurer contre un seul taureau…
 
— …ou un seul homme contre cinq taureaux, ajouta Maria Valenzuela.
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Et, je jurerais que le diable lui soufflait à l’oreille de faire ce qui va suivre.
 
— Ce doit être, alors, un goût cultivé artificiellement, répondit John HamedHarned. À Chicago, nous tuons tous les jours des taureaux par milliers, mais personne ne voudrait payer pour assister à ce spectacle.
 
— Ah ! là-bas, c’est de la boucherie, interposai-je, mais, ici, c’est un art, un art délicat, raffiné, rare !
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Il reprit :
 
— Senor HamedHarned a peut-être raison. On n’applique pas le franc-jeu au taureau. Ne savons-nous pas tous que, vingt-quatre heures durant, on prive d’eau la pauvre bête et qu’immédiatement avant la course on lui en donne à satiété ?
 
— De sorte qu’il entre dans l’arène alourdi par l’eau ? fit brusquement John HaraedHarned ; et je vis qu’il avait l’œil très gris, très froid et perçant.
 
— C’est une précaution indispensable pour le sport, répondit Luis Cervallos, vous ne voudriez tout de même pas que le taureau fût assez agile pour tuer les toréadors ?
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La colère du taureau atteignait maintenant ''son'' comble. Les capadores s’en donnaient à cœur joie. Très vif, l’animal virevoltait parfois sur lui-même avec une telle vélocité qu’il glissait sur ses jambes de derrière et balayait le sable de son arrière-train. Il ne cessait de foncer, mais sans dégât, sur les capes qu’on lui lançait :
 
— Il n’aura jamais le dessus, dit John Harned., il se bat contre le vent.
 
— Il prend la cape pour son ennemi, expliqua Maria Valenzuela. Voyez avec quelle adresse le capador lui donne chaque fois le change.
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— C’est exact, approuva Luis Cervallos ; le taureau ferme les yeux ; et l’homme s’en rend parfaitement compte.
 
— Mais les vaches, elles, ne ferment pas les yeux, repartit John HamedHarned. Je possède chez moi une vache de Jersey, une bonne laitière, qui aurait vite raison de toute cette bande-là.
 
— Mais les toréadors ne se battent pas avec des vaches, dis-je.
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— Il craignent, en effet, les vaches, admit Luis Cervallos. Si elles tuaient les toréadors, ce ne serait plus du sport.
 
— Ce serait, au contraire, du sport, riposta John HamedHarned, si un toréador était tué de temps à autre. Si, devenu vieux, et peut-être infirme, il me fallait un jour gagner ma vie, je me ferais sans hésiter toréador. C’est un métier facile pour hommes mûrs et retraités.
 
— Mais, voyez donc ! insista Maria Valenzuela au moment où, pour la centième fois, le taureau fonçait bravement sur un capador qui l’évitait en l’aveuglant de sa cape… Voyez donc avec quelle adresse le toréador évite cette brute.
 
— D’accord ! dit John HamedHarned. Cependant, croyez-moi, il faut mille fois plus d’adresse pour éviter la grêle de coups de poing d’un boxeur professionnel qui frappe les yeux grands ouverts et avec intelligence. D’ailleurs, ce taureau ne tient pas à se battre. Regardez ! il fiche le camp !
 
Certes, ce n’était pas ce qu’on a coutume d’appeler un bon taureau, car il recommençait à courir autour de l’arène, cherchant une issue !
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La foule conspua donc le maladroit et appela de ses cris Ordonez. Celui-ci se surpassa : quatre fois il s’avança, et quatre fois, du premier coup, il posa les banderilles, de sorte qu’à un moment donné huit d’entre elles se hérissaient sur le dos du taureau. Dans la foule ce fut de la frénésie, et une pluie de chapeaux et de pièces d’argent s’abattit sur le sable de l’arène.
 
Juste à ce moment, le taureau chargea à l’improviste l’un des capadores. L’homme glissa, perdit la tête, et le taureau l’attrapa, fort heureusement pour l’homme, entre ses larges cornes. Tandis que tous les spectateurs, le souffle suspendu, regardaient la scène, John Harned se dressa sur son siège et clama sa joie. Seul, dans le silence impressionnant, John Harned hurlait de bonheur satisfait et ses vœux allaient tout entiers au taureau. Comme vous l’avez deviné, il souhaitait la mort de l’homme. John Harned avait le cœur inhumain. Son attitude excita la colère des invités du général Salazar, qui protestèrent à grands cris contre la conduite de John Harned. Urc isinoUrcisino Castillo le traita même de fichu Gringo et lui lança d’autres injures plus violentes encore, mais en espagnol, et John Harned ne comprit pas. Il applaudit debout pendant une dizaine de secondes, le temps qu’il fallut aux autres capadores pour distraire sur eux l’attention du taureau et permettre à leur camarade de se relever indemne :
 
— Cette bête n’a aucune chance d’en sortir, répéta John Harned en se rasseyant tout désappointé. L’homme n’avait pas une égratignure ; et ils ont détourné de lui cet imbécile de taureau !
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— Oui, répondit Luis Cervallos.
 
Nous cessâmes de parler pour suivre les péripéties du combat. Et dire que pendant tout ce temps-là John HamedHarned devenait fou, et à notre insu !
 
Le taureau refusait d’attaquer le cheval. Celui-ci ne bronchait pas, et comme il ne pouvait voir, il ne s’imaginait pas que les capadores s’efforçaient de lancer le taureau sur lui. Les capadores agaçaient l’animal avec leurs capes, et dès qu’il fonçait sur eux, ils l’attiraient vers le cheval puis disparaissaient dans leurs abris. À la fin, le taureau, mis en fureur, aperçut le cheval devant lui :
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— Asseyez-vous ! lui conseilla Luis Cervallos, ne vous donnez point ainsi en spectacle.
 
John Harned ne répondit pas. D’un coup de poing en plein visage il abattit Luis Cervallos, qui tomba inanimé en travers des sièges. Il ne se releva pas, et ne vit rien de ce qui s’ensuivit. Mais je n’en perdis pas grand-chose. Urcisino Castillo se pencha en avant dans la loge voisine et appliqua un coup de canne sur la figure de John HamedHarned. L’autre riposta par un coup de poing qui renversa son adversaire sur le général Salazar et le fit basculer. John HamedHarned était maintenant en plein délire. La bête primitive, en lui, était déchaînée et hurlante – cette bête des cavernes préhistoriques.
 
Je l’entendis hurler :