« Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1894 » : différence entre les versions

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Depuis quinze jours, toutes les préoccupations sont tournées du côté de Livadia. Des événemens se sont passés ailleurs qui ne manquent ni d’importance ni de gravité, mais dont l’intérêt pâlit devant celui qui s’attache à la santé profondément atteinte de l’empereur Alexandre III. La nouvelle de sa maladie s’est répandue avec une soudaineté qui lui a donné un caractère tragique. On le savait malade, et son état inspirait même de l’inquiétude, mais on était convaincu que sa forte constitution triompherait d’un mal dont la nature était alors ignorée. Le départ précipité des membres de la famille impériale qui se trouvaient en France a révélé tout le danger, et on s’en est même exagéré l’imminence. Les vœux et les prières de centaines de millions d’hommes, non seulement en Russie et en France, mais dans toute l’Europe, ont entouré l’auguste malade d’une atmosphère de sympathie. On croit facilement à ce qu’on désire ardemment : on a donc cru qu’il était encore permis d’espérer, et ce sentiment est trop respectable pour que nous disions rien qui puisse le décourager.
 
Après la Russie, c’est la France qui a éprouvé l’émotion la plus profonde en apprenant la maladie d’Alexandre III. D’un bout à l’autre du pays, dans les villes et dans les campagnes, dans les châteaux et dans les chaumières, le sentiment a été le même : nous n’en avons jamais constaté de plus général. Les hommes politiques et les diplomates se sont demandé si le malheur dont on était menacé n’aurait pas un contre-coup fâcheux sur nos relations avec la Russie, et ils se sont rassurés en songeant à la permanence des intérêts qui ont rapproché les deux nations. Ce rapprochement n’a pas été, de la part de l’empereur Alexandre III qui en a pris l’initiative, le résultat d’un caprice personnel, mais bien d’une haute raison politique. Le tsar voulait le maintien de la paix. Il a jeté les yeux autour de lui : il a vu, d’un côté, la triple alliance politiquement et militairement organisée, soit pour la paix, soit pour la guerre, et qui constituait une puissance immense, mais sans contrepoids. En dehors d’elle, aux deux extrémités du monde européen, la France et la Russie étaient isolées. Elles n’étaient séparées par aucun intérêt fondamental, elles l’étaient seulement par des
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préventions qu’il fallait vaincre. Entre les deux pays, entre les deux gouvernemens, il n’y avait, certes, aucune ressemblance, aucune analogie ; mais chacun dans sa sphère n’avait rien à craindre de l’autre, et pouvait en espérer quelque chose. Le tsar l’a compris, et il a étonné beaucoup de personnes en Europe par la force de caractère avec laquelle il s’est affranchi de vieux préjugés pour ne considérer, entre lui et nous, que l’intérêt commun aux deux nations. L’empereur Alexandre est un esprit droit et simple ; l’intrigue n’a pas de prise sur lui, il y est en quelque sorte réfractaire. Il voit son but distinctement et il y marche. Son but est la paix. Il a voulu que la paix ne dépendit pas uniquement de la triple alliance, et il lui a donné une garantie plus sûre que la modération intermittente de l’Allemagne ou de l’Italie, et que la patience de la France, mise quelquefois à de dures épreuves. Son entente avec nous a rétabli en Europe un équilibre naturel, qui est sa création personnelle et restera son grand honneur devant l’histoire. Qu’il y ait vu l’intérêt de la France, soit ; mais, avant tout, il était Russe et il y a cherché l’intérêt de la Russie. Voilà pourquoi, s’il est enlevé à l’affection de ses sujets et à la confiance de l’Europe, son œuvre lui survivra, car il était plus difficile de l’inaugurer qu’il ne l’est de la maintenir.
 
Mais ce sont là les raisonnemens des hommes politiques. La grande majorité des Français n’est pas entrée dans ces considérations lorsqu’elle a appris la maladie d’Alexandre III : elle a été émue jusqu’au fond de l’âme pour des motifs d’un ordre moins complexe. Le tsar, chez nous, est populaire pour lui-même, uniquement parce qu’il nous a fait du bien. Il y a près d’un quart de siècle, nous avons été cruellement malheureux : depuis lors, le sentiment de notre infortune a continué de peser sur nous d’un poids d’autant plus lourd que nul ne nous avait aidés à l’alléger. Bien au contraire, nous avons trouvé, chez presque tous les gouvernemens de l’Europe, une sorte de parti pris de ne pas nous laisser oublier l’année terrible et d’y ramener constamment notre pensée. Était-ce politique ? On le croyait. Était-ce généreux ? On ne s’en souciait guère. Il était convenu que la France, qui pendant tant de siècles a brillé d’un vif éclat sur le monde et a été un des héros de la civilisation universelle, était devenue un fâcheux trouble-fête, un élément de sourde agitation, un danger continuel contre lequel toutes les nations prudentes et sages devaient prendre solidairement des précautions. Il y avait une conspiration générale pour nous dénigrer : encore employons-nous les termes les plus adoucis. Si on nous accordait quelques satisfactions de détail, ou si on nous les laissait prendre, c’était pour nous rappeler aussitôt au souvenir de notre déchéance, comme si on avait toujours peur de nous la voir oublier. Tous les moyens semblaient bons pour nous maintenir dans un état de dépression morale qui devait nous conduire à ce degré de découragement où l’on accepte tout. La triple alliance ne croyait pas pouvoir garantir la paix
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en dehors de ces conditions. Avons-nous besoin de dire que la France ne les a jamais acceptées ? Sans forfanterie, sans provocation, elle s’est peu à peu relevée de sa chute : elle en avait le sentiment, mais elle était seule à l’avoir, au moins en apparence, et, en toutes choses, un sentiment qui n’est pas partagé laisse de l’inquiétude à celui qui l’éprouve. C’est alors que le canon joyeux de Cronstadt a retenti tout d’un coup sur l’Europe et jusqu’au fond du dernier de nos hameaux, la France en a éprouvé un tressaillement d’allégresse. Il faut bien le dire, l’événement l’a surprise, elle ne s’y attendait pas. Ce qui est venu depuis, Toulon, Paris, n’a été que la suite et comme le prolongement des fêtes de Cronstadt. La première idée en appartient à l’empereur Alexandre. C’est lui qui nous a donné, après une attente si longue et parfois si amère, le sentiment infiniment doux à une grande nation d’être appréciée pour ce qu’elle vaut, moralement et matériellement. Comment ne lui en aurions-nous pas su gré ? A partir de ce jour, l’empereur de Russie a été associé dans nos cœurs à ce que nous avions de plus cher. L’imagination populaire ne s’est pas arrêtée un instant à la pensée que les manifestations de Cronstadt, de Toulon, de Paris, se rattachaient à un système politique habilement calculé : elle a vu dans le tsar un ami, et elle s’est prise à l’aimer.
 
Si Alexandre III, par cette démarche courageuse et hardie, a voulu augmenter en Europe les chances de la paix, il ne s’est pas trompé dans ses prévisions : il suffit, pour s’en convaincre, de lire en ce moment les journaux du monde entier. Tous lui rendent hommage et le représentent comme le génie pacifique de l’Europe. Ces jours derniers, dans un discours dont nous aurons à parler plus loin, lord Rosebery lui décernait plus particulièrement cet éloge ; il allait jusqu’à assurer que sa mort enlèverait à l’Europe la meilleure garantie de la conservation de paix. On nous permettra de le dire, l’épreuve qu’a faite le tsar n’a pas témoigné seulement de ses propres dispositions, mais aussi de celles de la France. Si nous avions été le peuple agité, turbulent, incapable de goûter le repos et de laisser les autres en jouir, enfin l’élément de perturbation que l’on représentait toujours comme sur le point de jeter à travers le monde la révolution et la guerre, l’empereur de Russie aurait eu grand tort de se rapprocher de nous, car ce rapprochement n’aurait pas manqué d’enfler nos prétentions et de précipiter notre impatience. A-t-on vu, de notre pari, rien de pareil ? Notre attitude générale a-t-elle changé depuis que nous ne sommes plus aussi isolés ? Le-péril qu’on avait dénoncé comme venant de nous a-t-il paru plus menaçant ? C’est une question que nous posons à l’équité de l’Europe. Le tsar n’a pas eu à regretter les avances qu’il nous a faites et l’accord qui en est résulté. Nous n’avons jamais été un embarras ni pour lui ni pour personne, et une même expérience a manifesté son esprit pacifique et le nôtre. Si le malheur veut qu’il succombe à sa terrible maladie,
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l’empereur Alexandre n’aura pas quitté le monde sans lui laisser une grande leçon politique, à savoir qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de tous, traiter une fière et puissante nation avec estime et générosité qu’avec une réserve voisine de la défiance et de l’éloignement.
 
Nous n’avons rien dit il y a quinze jours des élections belges, parce qu’elles n’étaient pas terminées. C’est le 14 octobre qu’a eu lieu le premier tour de scrutin ; le second, qui s’est produit le 21, a simplement confirmé des résultats qui étaient déjà presque certainement acquis. Pour la première fois, nos voisins faisaient l’expérience du suffrage universel : on ne peut pas dire qu’elle leur ait parfaitement réussi, malgré l’atténuation qu’ils y ont apportée par le vote plural. M. Beernaert, le ministre qui a présidé à la révision de la Constitution, aurait voulu introduire aussi dans la loi électorale la représentation proportionnelle. L’événement a prouvé qu’il avait vu juste, et un grand nombre de ceux qui l’ont attaqué autrefois rendent aujourd’hui plus de justice à ses conceptions. M. Beernaert est le seul qui ne sorte pas amoindri des épreuves que la Belgique vient de traverser. Tout porte à croire aujourd’hui que sa carrière ministérielle n’est pas terminée, et qu’il est appelé à rendre encore des services à son pays.
 
On connaît les résultats des scrutins des 14 et 21 octobre. On sait que le parti libéral a été écrasé et presque anéanti ; que le parti catholique a remporté une éclatante victoire et que, de 93 membres qu’il comptait dans la dernière Chambre, il est passé à 104 ; enfin que les socialistes, qui n’y avaient pas un seul représentant, en ont aujourd’hui plus de trente. Ce sont là des faits considérables : ils changent profondément la physionomie politique de la Belgique, et nul ne peut dire encore quelles en seront les suites. Partout en ce moment des questions se posent, qui n’ont que des rapports assez lointains avec celles dont les partis ont longtemps vécu et sur la discussion desquelles ils se sont autrefois constitués. A mesure que le corps électoral augmente en étendue, ou qu’il prend davantage conscience de sa force, l’esprit démocratique qui l’anime exige des satisfactions plus grandes. Quelques-unes de ses revendications sont légitimes, d’autres reposent sur des chimères, d’autres encore sur des passions que les partis ne s’entendent que trop à exciter et à exploiter. Quoi qu’il en soit, devant les programmes nouveaux et le retentissement qu’on leur donne, les anciens groupemens politiques se décomposent et se désagrègent, et on en voit poindre de tout différens. Le contact direct avec la démocratie produit toujours ces résultats, tantôt plus vite, tantôt plus lentement ; mais nulle part à coup sûr les causes ut les effets ne se sont suivis plus rapidement qu’en Belgique : il est vrai que nulle part aussi, sauf en France, on n’est passé d’une manière aussi brusque du suffrage restreint, et très restreint, au suffrage universel. Les
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électeurs belges se sont partagés en deux fractions d’ailleurs très inégales. Le plus grand nombre est resté fidèle au parti catholique. Le paysan, surtout dans les provinces wallones, obéit docilement aux influences du clergé. Le parti conservateur est organisé avec vigueur et dirigé avec habileté ; sa victoire était assurée d’avance ; seulement, on ne savait pas quelle en serait la proportion, et elle a dépassé ce qu’on attendait. Ce n’est pourtant pas là qu’a été la surprise des élections dernières : le succès des socialistes a dépassé, lui aussi, toutes les prévisions. Les électeurs non catholiques, — nous prenons, bien entendu, le mot dans le sens que lui donne le vocabulaire politique, — ne se sont pas arrêtés aux libéraux, ni même aux progressistes ; ils sont allés tout droit aux socialistes. Il y a certainement beaucoup d’inexpérience dans leur cas ; il y a beaucoup d’illusions que beaucoup de déceptions attendent ; il y a une grande facilité à se laisser entraîner et duper par des hommes qu’on n’a pas encore essayés et par des mots qu’on n’avait pas encore entendus ; mais enfin le fait est là, et les conséquences peuvent en être graves. C’est toujours un malheur pour un pays lorsque le hasard des élections n’y laisse subsister que les partis extrêmes, après avoir supprimé entre eux tous les intermédiaires modérateurs. Certes, la disparition du parti libéral est regrettable ; la Belgique a perdu en lui un des élémens les plus importans de sa personnalité morale et politique. Nous en dirions d’ailleurs autant du parti catholique si c’était lui qui eût été détruit. La victoire de l’un de ces partis sur l’autre n’a qu’une importance secondaire et provisoire, mais la disparition à peu près complète de l’un d’entre eux a une portée différente. Il n’est pas jusqu’à cette division du pays en deux régions parfaitement tranchées, les provinces wallones presque exclusivement catholiques et les provinces flamandes libérales et socialistes, qui ne soit de nature à susciter des préoccupations, ou du moins qui en éveillerait si la Belgique n’avait pas acquis, à travers les épreuves d’une vie commune déjà longue, un sentiment aussi vif de son unité.
 
Toutefois, le parti libéral ne doit pas désespérer de lui-même. Si le suffrage universel a des entraînemens imprévus, il a des retours qui ne le sont pas moins. Nous avons eu et nous avons encore en France des partis qui semblent vaincus pour toujours, et qui ne renoncent pas à la lutte. Un parti n’est vraiment mort que lorsqu’il signe lui-même son acte de décès, c’est-à-dire lorsqu’il abdique. Le temps n’est peut-être pas aussi éloigné qu’on pourrait le croire où les libéraux belges seront rappelés sur la scène pour y réparer les fautes que d’autres auront commises. Peut-être aussi, lorsque la fumée du combat sera tombée et que, de part et d’autre, les cœurs seront apaisés, verra-t-on plus clair dans la situation actuelle. Le triomphe des catholiques est si grand qu’il en devient embarrassant. On leur demandera beaucoup : pourront-ils faire grand’chose à moins de se transformer ? Quand un
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parti occupe le pouvoir depuis une douzaine d’années, il y a des chances pour qu’il ait à peu près épuisé son programme de réformes. Enfin, les socialistes vont harceler sans cesse le gouvernement, et on peut juger par l’attitude qu’ils ont chez nous de celle qu’ils prendront en Belgique. Au surplus, le parti catholique, comme tous les grands partis, comprend des élémens très divers : il y a chez lui des violens et des modérés, il y a des ultras et des politiques. Ces derniers ne se font pas illusion sur les difficultés de leur tâche, et plus d’un sans doute regrette au fond de l’âme l’écrasement des libéraux, surtout lorsqu’il voit comment et par qui ils ont été remplacés. Entre les hommes de gouvernement, à quelque opinion qu’ils appartiennent, l’entente reste toujours possible, et les circonstances la rendent même quelquefois nécessaire. Le socialisme ne menace pas moins les conservateurs que les libéraux, puisqu’il menace l’ordre social lui-même. L’union contre lui est naturelle et légitime. Il y a d’ailleurs moins loin entre tel conservateur et tel libéral, — nous ne voulons pas citer de noms, — qu’entre tel conservateur et tel autre conservateur, ou entre tel libéral et tel progressiste. La nature des choses et la force des situations agiront sur les hommes pour amener des rapprochemens qui, hier encore, étaient impossibles, qui le sont même aujourd’hui, mais qui le seront moins demain. La première application du suffrage universel en Belgique a produit d’un seul coup trop de changemens pour que la constitution des partis ne s’en ressente pas à son tour.
 
Elle se modifie partout, même en Angleterre, où les vieilles dénominations n’ont plus le même sens qu’autrefois. Deux causes très actives, l’une locale et l’autre générale, ont précipité cette évolution. La première est le ''home-rule'', la seconde est l’extension du droit de suffrage, et le développement de l’esprit démocratique. Et là aussi, c’est le parti libéral qui a été le plus fortement éprouvé. Il l’a été numériquement, puisque plusieurs de ses membres, sous la conduite de M. Chamberlain et de M. Goschen, ont fait avec l’ennemi de la veille un pacte provisoire qui semble devoir se prolonger longtemps. Politiquement il l’a été davantage encore, sous l’impulsion, d’abord de M. Gladstone et aujourd’hui de lord Rosebery. Qui reconnaîtrait, dans le discours que ce dernier vient de prononcer à Bradford, l’esprit des whigs de la vieille école ? Ils en seraient eux-mêmes épouvantés. La personnalité politique de lord Rosebery se dégage de plus en plus : ce n’est pas un libéral, c’est un radical, et il entraîne son parti dans des voies toutes nouvelles. Les libéraux avaient déjà fait beaucoup de chemin avec M. Gladstone ; ils en ont fait plus encore en quelques mois avec son successeur. Partout ailleurs, le parti radical a du moins conservé des limites qui le séparent du socialisme : en Angleterre, il les a franchies sur plus d’un point avec une hardiesse qui a émerveillé chez nous
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un certain nombre d’hommes politiques et leur a paru un exemple bon à imiter.
 
Seulement, lord Rosebery trouve un obstacle dans la Chambre des lords. Déjà, avant sa retraite, M. Gladstone avait prononcé contre elle des imprécations menaçantes : c’est la partie de son héritage que lord Rosebery a recueillie le plus pieusement. Sa situation est difficile ; la majorité sur laquelle il s’appuie est faible et instable ; dès son arrivée au pouvoir la nécessité d’élections assez prochaines a paru s’imposer, mais on ne savait pas encore quel terrain il choisirait pour les faire, ni quel mot d’ordre il donnerait à son parti. On le sait aujourd’hui. Depuis quelques jours, les collègues de lord Rosebery avaient livré quelques escarmouches contre la Chambre des lords : enfin, il a pris lui-même la parole et il a prononcé contre la Chambre haute, à laquelle il appartient, le plus violent des réquisitoires. Il l’a accusée d’être restée immobile et figée dans la situation où elle se trouvait en 1832, alors que, depuis cette époque, la Chambre des communes a modifié et a développé trois fois sa base électorale. Aussi la Chambre des communes a-t-elle vraiment une valeur représentative ; la Chambre des lords, non. C’est à peine si, sur 510 membres, elle compte 30 libéraux. Il en résulte que, toutes les fois que les conservateurs sont au pouvoir, ils trouvent auprès d’elle un appui assuré ; les libéraux, au contraire, n’y trouvent qu’un obstacle infranchissable. Aucune de leurs réformes ne peut aboutir ; elles viennent se briser toutes contre le veto de la Chambre haute. Cette situation ne peut pas durer plus longtemps. Mais comment la changer ? Si on demande à la Chambre des lords d’accepter sa propre révision, et quand même la Chambre des communes aurait voté plusieurs fois cette motion, elle y opposera un veto obstiné. C’est donc ce veto lui-même qu’il faut supprimer ; c’est à lui que lord Rosebery a déclaré la guerre, et cette guerre sera portée devant la nation afin qu’elle y prenne parti. Lord Rosebery fera appel à « l’auguste tribunal » du peuple anglais ; il lui demandera « la force et l’autorité, la majorité et le mandat indispensables pour trancher la difficulté, et pour revenir aux affaires avec le pouvoir de régler, au nom du pays, la question de la révision constitutionnelle. » Et il a terminé sa harangue par cette parole hautaine : « Nous jetons le gant ; c’est à vous de nous seconder. »
 
S’il y a eu, de sa part, quelque témérité à prendre cette attitude, il y en aurait encore plus à vouloir prédire l’avenir. Lord Rosebery aura-t-il sur son parti, qui a été déjà mis à tant d’épreuves, l’autorité nécessaire pour l’entraîner tout entier ? On y voit des libéraux avancés, qui ne veulent pas du tout de Chambre haute, mais il n’est pas avec eux, il est partisan du système des deux Chambres. D’autres, plus modérés, seront effrayés peut-être des conditions violentes dans lesquelles la lutte semble devoir s’engager. En tout cas, le défi jeté par le premier
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ministre, avec la perspective d’élections qui ne peuvent plus se faire attendre bien longtemps, est de nature à provoquer dans les esprits un grand trouble. Nous parlons naturellement des libéraux : quant aux autres, ils ne seront pas embarrassés du parti à prendre. Toute la vieille Angleterre se dressera contre les entreprises révolutionnaires d’un ministre comme on en avait encore peu vu. Que sortira-t-il de là ? Nul ne le sait, mais tout le monde a le sentiment qu’on est lancé dans la plus incertaine des entreprises et la plus périlleuse.
 
Lord Rosebery ne se fait lui-même aucune illusion à ce sujet ; il n’ignore pas qu’il joue un jeu dangereux et que sa fortune politique, jusqu’à ce jour si heureuse et si brillante, risque d’y rester pour longtemps compromise. C’est sans doute à cette préoccupation qu’on doit attribuer le ton insolite du discours qu’il a prononcé à Sheffield avant de se rendre à Bradford. Il y a, qu’on nous permette le mot, du boulangisme dans son cas. Il mêle volontiers la note patriotique à la note radicale, afin de faire passer ses réformes intérieures grâce aune violente surexcitation du chauvinisme ; il recherche les manifestations bruyantes qui parlent à l’imagination des foules plus haut et plus fort qu’à la raison des hommes de bon sens. Malheureusement, c’est de la France qu’il s’est servi cette fois pour atteindre son but, et le langage dont il a usé à notre égard n’est pas de ceux qui rendent les relations plus cordiales, ni les négociations plus faciles. Les journaux parlent trop souvent comme l’a fait lord Rosebery, en quoi ils ont tort, mais les gouvernemens observent d’ordinaire plus d’égards les uns vis-à-vis des autres. On comprend à la rigueur que le ministère anglais se préoccupe des conséquences que peut avoir une expédition française à Madagascar, et qu’il provoque discrètement à ce sujet un échange de vues entre lui et nous ; mais il est inadmissible que le chef de ce ministère ville chercher la sonorité d’une réunion publique pour y mesurer, en la limitant étroitement, l’étendue de nos droits, et pour nous adresser, au nom de ses propres intérêts, des leçons dont nous n’avons que faire et que nous ne saurions accepter sous cette forme. Et que signifie ce souvenir de la bataille d’Azincourt que lord Rosebery a évoqué dans la péroraison de sa harangue, et qu’il a rappelé en paroles enflammées ? N’avons-nous pas assez de nos difficultés présentes, et allons-nous encore nous jeter à la tête nos victoires ou nos défaites depuis la bataille d’Hastings jusqu’à celle de Waterloo ? En parlant d’Azincourt, lord Rosebery a fait acte d’historien, ou peut-être de poète puisqu’il a pris sa citation dans Shakspeare, beaucoup plus que de diplomate. Peut-être a-t-il voulu seulement faire acte de courtier électoral ; mais si les procédés de ce genre peuvent être utiles un jour, dans une circonstance passagère, ils sont nuisibles ensuite pour longtemps, car ils laissent des traces qu’on a de la peine à effacer. Lord Rosebery a voulu prouver qu’il n’avait eu que des succès diplomatiques,
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et qu’on avait eu tort de regarder comme un échec le médiocre accueil que les puissances continentales ont fait à sa circulaire relative à l’extrême Orient : nous ne le chicanerons pas là-dessus, car ce point nous laisse indifférent. Admettons, pour lui être agréable, que l’ouverture qu’il a faite se soit trouvée correspondre au sentiment général de l’Europe : ce n’est pas une raison de soutenir qu’il a inauguré une politique nouvelle, plus noble, plus indépendante, plus fière, et qu’enfin, grâce à lui, il ne peut plus être question d’une « petite Angleterre », dégradée, réduite, neutre, prête à toute soumission. Nous serions bien curieux de savoir à quelle période de l’histoire d’Angleterre lord Rosebery a voulu ici faire allusion, car nous ne la connaissons pas. Serait-ce, par hasard, au ministère de lord Salisbury ? Mais le plus grand éloge qu’on ait fait de lui-même, lorsqu’il est entré au ministère des affaires étrangères dans le cabinet Gladstone, a été de dire qu’il continuerait fidèlement la politique de son prédécesseur. Cela seul a inspiré confiance. Nous ne savons pas si lord Rosebery a toujours été aussi bon diplomate que lord Salisbury, mais, s’il n’a pas changé de conduite, il a certainement changé de manières. Nous aurions tort, toutefois, de nous en montrer froissés : il faut tenir compte de la situation vraiment délicate où se trouve le premier ministre anglais. Son discours de Bradford a éclairé rétrospectivement celui de Sheffield : on a vu clairement, après coup, que la politique étrangère avait été subordonnée et sacrifiée à la politique intérieure et à des intérêts de parti.
 
En Allemagne aussi, la situation s’est modifiée brusquement. Après s’être séparé de M. de Bismarck, l’empereur Guillaume se sépare aujourd’hui du successeur qu’il lui avait donné, le général de Caprivi. S’il a voulu indiquer par là que lui seul suffit à tout et que le gouvernement de’ l’Empire est entièrement en ses mains, certes, la démonstration est complète. On comprend mieux toutefois l’aventure de M. de Bismarck que celle de M. de Caprivi. Le premier avait contracté l’habitude de gouverner par lui-même, et il était arrivé à un âge où on ne change pas aisément ses habitudes, surtout lorsqu’une longue et heureuse expérience les a justifiées. Guillaume Ier avait vécu et vieilli avec M. de Bismarck ; il lui devait beaucoup ; ses forces avaient fini par se ressentir du poids de l’âge et il s’en remettait volontiers du soin des affaires à un ministre qui avait si bien mérité sa confiance. Guillaume II, lui, au moment où il est monté sur le trône, était jeune, actif, ardent ; il ne croyait pas seulement à sa valeur personnelle, mais encore à sa mission providentielle ; aussi, quelle que fût son admiration pour le prince de Bismarck, et on se rappelle dans quelles circonstances et dans quels termes il l’avait exprimée, la collaboration de ces deux hommes devait amener entre eux des froissemens inévitables. Chacun voulait tout faire, l’un par droit de naissance, l’autre par droit de génie, et il n’y a
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pas place dans un seul empire pour deux autocrates. Mais M. de Caprivi n’était pas un autocrate. Guillaume II l’avait choisi, et, après le premier moment de surprise, on lui avait trouvé la main heureuse. M. de Caprivi, que l’Europe ne connaissait pas la veille, n’a pas tardé à donner de lui la meilleure opinion. On a reconnu qu’il était plein de tact et de mesure ; que, n’ayant pas la gloire de son prédécesseur, il n’en avait pas non plus les boutades et les brutalités ; qu’il parlait bien et toujours à propos ; qu’il s’était mis vite au courant des affaires ; enfin qu’il y avait en lui l’étoffe d’un vrai ministre. Et on a admiré le coup d’œil de Guillaume II, qui avait su discerner ces choses dont personne ne s’était douté avant lui. M. de Caprivi a bientôt joui en Europe d’une réelle considération. Même à côté de l’empereur, il était quelqu’un. Enfin, il apportait dans la discussion et le règlement des affaires diplomatiques un esprit souple et conciliant que nous avons eu, comme d’autres, l’occasion d’apprécier. Aussi, comme, dans la situation toujours un peu incertaine où est l’Europe, on cherche volontiers des garanties qui rassurent, s’était-on pris à voir une de ces garanties dans la présence au gouvernement de M. de Caprivi. Cela ne veut pas dire que sa disparition doive produire l’impression contraire. L’empereur Guillaume ne changera pas de politique parce qu’il change de ministre : il a donné, lui aussi, des preuves de ses dispositions pacifiques, et parfois même avec éclat. Mais cette mobilité ministérielle que l’on constate plus souvent dans les pays parlementaires, où on l’attaque si fort, étonne davantage dans ceux qui ne le sont pas, ou qui le sont moins, et on avait cru que l’empereur Guillaume, après avoir distingué M. de Caprivi, mettrait une sorte de point d’honneur à prouver pendant plus longtemps qu’il avait fait un bon choix.
 
Les causes qui ont amené le départ de M. de Caprivi sont encore imparfaitement connues. On sait seulement que le chancelier était en désaccord avec le comte d’Eulenbourg, président du Conseil des ministres de Prusse, sur les mesures à prendre contre les socialistes. A ses yeux, la législation actuelle était suffisante, et il était inutile de recourir à des lois d’exception. Le comte d’Eulenbourg était d’un avis contraire. De là, entre les deux ministres, des luttes assez vives, qui se sont prolongées pendant plusieurs semaines. On assure que l’empereur a fait des efforts pour ramener l’entente entre ses ministres en leur demandant à l’un et à l’autre quelques sacrifices d’opinion, et on a cru un moment qu’il y avait réussi. Puis, des maladresses semblent avoir été commises : les journaux dévoués à M. de Caprivi ont annoncé un peu trop haut sa victoire sur son collègue. Soit que ces polémiques aient irrité l’empereur, soit qu’il ait été fatigué de ces dissensions ou qu’il ait eu quelque peine à se prononcer entre deux serviteurs également dévoués, il a pris le parti de faire maison nette et de se séparer à la fois et du général de Caprivi et du comte d’Eulenbourg.
 
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Cet incident a prouvé une fois de plus qu’il est très difficile et probablement impossible de faire régner l’harmonie entre le chancelier de l’Empire et le président du Conseil des ministres prussien. Quelque bonne volonté qu’on y mette, des difficultés d’attributions finissent toujours par s’élever et amènent des dissentimens entre les personnes. M. de Bismarck avait réuni ces fonctions dans ses mains : on sait qu’en 1873, se sentant un peu fatigué, il a fait une première expérience du dédoublement, et qu’il a confié la présidence du ministère prussien à M. de Roon, ancien ministre de la Guerre, qui était son ami personnel et avec lequel il se disait sûr de marcher toujours en parfaite harmonie. Il n’en a pas été tout à fait ainsi, et au bout de deux ans, M. de Bismarck a repris la présidence du ministère prussien pour la réunir de nouveau à la chancellerie de l’Empire. Les choses restèrent dans cet état jusqu’à la chute du prince de Bismarck. A ce moment, les deux fonctions furent encore disjointes, comme si l’empereur avait craint de donner à côté de lui trop de pouvoir à un de ses ministres. Tout le monde a signalé l’inconvénient et prédit le conflit : il vient, en effet, de se produire. L’expérience a paru concluante et le système de la séparation a été définitivement abandonné : le prince de Hohenlohe sera en même temps chancelier de l’Empire et président du ministère prussien. Le prince de Hohenlohe est catholique et bavarois, et à ce double titre sa nomination à la chancellerie impériale a causé une assez grande surprise. Il a été pendant plusieurs années ambassadeur à Paris, où il a laissé le souvenir d’un diplomate habile, délié, animé des meilleures intentions. Il a été depuis lors, jusqu’à présent statthalter d’Alsace-Lorraine. Son âge déjà avancé a sans doute un peu diminué son activité, et tout porte à croire que l’empereur trouvera en lui un serviteur fidèle, exact, consciencieux, plutôt qu’un homme à idées personnelles. Le comte d’Eulenbourg, ancien président du ministère de Prusse, y remplissait aussi les fonctions de ministre de l’Intérieur ; il y est remplacé par M. de Kœller. M. de Kœller était hier encore sous-secrétaire d’État à l’Intérieur en Alsace-Lorraine : le prince de Hohenlohe a pu l’y bien connaître et l’y apprécier. Il s’est signalé autrefois au Reichstag par l’ardeur avec laquelle il a réclamé des lois draconiennes contre les socialistes. Aussi les libéraux le voient-ils arriver avec inquiétude et les conservateurs avec joie ; mais il est probable qu’il se bornera à appliquer la volonté impériale quelle qu’elle soit, et peut-être trompera-t-il les craintes des libéraux aussi bien que les espérances des réactionnaires. Reste à savoir quelles sont les intentions actuelles de Guillaume II au sujet des socialistes. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ceux-ci n’ont pas vu sans émotion le départ de M. de Caprivi, et la nomination de M. de Kœller n’est pas faite pour les rassurer. Qui sait si les élections qui viennent d’avoir lieu en Belgique et le péril qu’elles ont fait apparaître au sein d’une monarchie voisine
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n’ont pas été pour quelque chose dans les déterminations subites que vient de prendre l’empereur allemand ?
 
A l’intérieur, nous n’avons à signaler pour aujourd’hui que la rentrée du Parlement : elle a eu bleu le 23 octobre. C’est à peine si la Chambre des députés a repris ses travaux : elle a liquidé quelques interpellations, et a voté rapidement une loi sur les syndicats agricoles, qui lui revenait du Sénat. Mais elle attend toujours le budget et n’en a pas encore de nouvelles. La session extraordinaire d’automne ayant pour objet principal et presque unique la discussion du budget, on se demande pourquoi le gouvernement convoque les Chambres avant que les rapports de la Commission soient imprimés et distribués. S’il attendait pour cela que la besogne fût prête, la Commission la préparerait plus vite, parce qu’elle sentirait peser sur elle une responsabilité assez lourde : on aurait le droit, en effet, de lui attribuer le retard apporté à la convocation du Parlement. Il y a huit jours que le Parlement est rentré et il n’a encore trouvé rien à faire. Quant aux dispositions qu’il apporte des vacances, elles sont confuses. Les radicaux ont annoncé d’avance avec un certain fracas la chute imminente du ministère. Mais, comme on ne voit pas très bien par qui il serait remplacé et que personne n’est sûr de gagner au change, le prétendu malade, condamné par de prétendus docteurs, pourrait bien échapper aux horoscopes pessimistes. En tous cas, la grande bataille aura lieu sur le budget. Le champ est vaste, et tout annonce qu’il sera très long et très difficile à parcourir.
 
 
FRANCIS CHARMES.
 
''Le Directeur-Gérant'', F. BRUNETIÈRE.