« L’Expérience du docteur Heidegger » : différence entre les versions

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Le savant docteur Heidegger était un homme d’un aspect et d’un caractère singuliers, dont le costume était en harmonie avec sa personne. Il avait la réputation de se livrer à l’étude des sciences occultes. Parmi les hôtes intimes qu’il admettait quelquefois à l’honneur d’assister à ses expériences, on comptait trois gentlemen à barbe grise, M. Medbourne, le colonel Killigrew et M. Gascoigne ; plus une vieille dame communément désignée sous le nom de la veuve Wycherley. Ces quatre personnages n’avaient pas eu à se louer de la destinée, mais leur chagrin le plus amer était d’assister au spectacle de leur décrépitude.
 
M. Medbourne, dans son temps plus heureux, s’était vu à la tête d’une grande maison de commerce ; les tempêtes et des spéculations malheureuses avaient englouti sa fortune et l’avaient réduit à un état voisin de l’indigence. Le fringant
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colonel Killigrew, après avoir jeté sa santé, sa jeunesse et son patrimoine à tous les vents, n’avait gardé pour ses vieux jours qu’une trop modeste retraite, la goutte et de glorieuses blessures gagnées, les unes sur le champ de bataille au service de sa patrie, et les autres dans des duels en l’honneur des dames. M. Gascoigne avait joué autrefois un rôle dans la politique, qui lui avait valu le titre de caméléon, et il avait vécu avec une triste réputation, jusqu’au jour ou il assista à la ruine de ses ambitieuses espérances, et où il ensevelit dans le silence et l’obscurité le souvenir de son infamie. Quant à la veuve Wycherly, son histoire était celle de bien des veuves. Elle avait joui d’une grande réputation de beauté dans son temps, et elle vivait fort retirée après avoir soulevé la bourgeoisie de la ville par le bruit de ses aventures. S’il faut s’en rapporter à la chronique scandaleuse, les trois gentlemen que nous venons de mettre en scène avaient brigué ses faveurs et avaient même failli se couper la gorge en l’honneur de ses beaux yeux. Avant d’aller plus loin, je dirai tout de suite que ces personnages, sans en excepter le docteur Heidegger lui-même, étaient des originaux d’humeur bizarre, comme on le remarque généralement chez les gens âgés, tourmentés par le souvenir d’un passé qui ne doit plus revenir, et la désolante perspective d’un avenir sans espoir.
 
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Le cabinet du docteur Heidegger, on le croira sans peine, était un singulier capharnaüm. On n’y voyait pas, à la vérité,
Le cabinet du docteur Heidegger, on le croira sans peine, était un singulier capharnaüm. On n’y voyait pas, à la vérité, de chauve-souris clouée à la porte, ni le classique crocodile au plafond, ni l’inévitable chouette empaillée, ainsi que l’attirail élémentaire de la sorcellerie ; le docteur méprisait ces moyens vulgaires, indignes de la science, et les laissait aux sorciers de profession qui n’ont rien autre chose à montrer. La vaste chambre qui lui servait à la fois de cabinet de travail, de salon, de salle à manger, de laboratoire, était dans un état de délabrement affligeant pour l’œil du visiteur. Autour des murs s’élevaient de massifs casiers de chêne surchargés de livres, de fioles, de cornues et d’instruments aux formes étranges. Dans la partie inférieure dormaient les in-quarto et les in-folio énormes. Malheur à l’imprudent qui s’avisait de troubler leur sommeil sans les précautions les plus minutieuses, car il était littéralement aveuglé, étouffé par les nuages épais de la plus vénérable des poussières scientifiques. Tout le reste était à l’avenant et offrait au regard un désordre pittoresque que l’art n’atteindra jamais. Au fond de la pièce, un immense fourneau ouvrait sa gueule noircie et paraissait attendre sa pâture ardente de charbon de terre. Un colossal soufflet de forge semblait là tout exprès pour lui servir d’appareil digestif, accroupi au milieu des alambics difformes, des cornues hydropiques, des tubes grêles et des serpentins qui disparaissaient à moitié dans le gouffre de la cheminée. C’est là que le savant docteur Heidegger préparait ses expériences qui faisaient l’admiration des académies. Tout en donnant un coup d’œil à son modeste repas qui cuisait paternellement à côté des poisons subtils et des métaux en fusion.
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Le cabinet du docteur Heidegger, on le croira sans peine, était un singulier capharnaüm. On n’y voyait pas, à la vérité, de chauve-souris clouée à la porte, ni le classique crocodile au plafond, ni l’inévitable chouette empaillée, ainsi que l’attirail élémentaire de la sorcellerie ; le docteur méprisait ces moyens vulgaires, indignes de la science, et les laissait aux sorciers de profession qui n’ont rien autre chose à montrer. La vaste chambre qui lui servait à la fois de cabinet de travail, de salon, de salle à manger, de laboratoire, était dans un état de délabrement affligeant pour l’œil du visiteur. Autour des murs s’élevaient de massifs casiers de chêne surchargés de livres, de fioles, de cornues et d’instruments aux formes étranges. Dans la partie inférieure dormaient les in-quarto et les in-folio énormes. Malheur à l’imprudent qui s’avisait de troubler leur sommeil sans les précautions les plus minutieuses, car il était littéralement aveuglé, étouffé par les nuages épais de la plus vénérable des poussières scientifiques. Tout le reste était à l’avenant et offrait au regard un désordre pittoresque que l’art n’atteindra jamais. Au fond de la pièce, un immense fourneau ouvrait sa gueule noircie et paraissait attendre sa pâture ardente de charbon de terre. Un colossal soufflet de forge semblait là tout exprès pour lui servir d’appareil digestif, accroupi au milieu des alambics difformes, des cornues hydropiques, des tubes grêles et des serpentins qui disparaissaient à moitié dans le gouffre de la cheminée. C’est là que le savant docteur Heidegger préparait ses expériences qui faisaient l’admiration des académies. Tout en donnant un coup d’œil à son modeste repas qui cuisait paternellement à côté des poisons subtils et des métaux en fusion.
 
Au milieu de ce chaos, sur le haut d’un casier de chêne, s’
Au milieu de ce chaos, sur le haut d’un casier de chêne, s’élevait le buste d’Hippocrate qui semblait le dieu protecteur de cette étrange demeure, et pour lequel le docteur avait une prédilection particulière. Il ne manquait jamais de le consulter dans les cas épineux, et ses aphorismes l’avaient souvent tiré d’un pas difficile. Dans le coin le plus obscur de la chambre se trouvait une armoire également en chêne, affectant la forme d’une boîte d’horloge et dont la porte entrouverte laissait apercevoir un squelette humain ; entre deux des casiers on voyait un grand miroir terni par la poussière, et dont le cadre paraissait avoir été doré. Les bonnes âmes de l’endroit affirmaient par serment que les ombres de ceux que le docteur avait envoyés dans l’autre monde lui apparaissaient dans ce miroir, quand il lui prenait la fantaisie d’y regarder. Le panneau qui lui faisait face était occupé par le portrait en pied d’une jeune femme dont le visage n’était pas moins flétri que son costume de satin et de brocart par suite de l’humidité qui avait altéré la peinture. La tradition rapporte, au sujet du portrait, qu’il y a un demi-siècle environ, le docteur Heidegger fut sur le point de se marier avec cette jeune dame. Le jour des fiançailles, elle ressentit une indisposition, et le docteur ayant consulté Hippocrate, son oracle ordinaire, lui administra une potion calmante dont elle mourut immédiatement.
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Au milieu de ce chaos, sur le haut d’un casier de chêne, s’élevaitélevait le buste d’Hippocrate qui semblait le dieu protecteur de cette étrange demeure, et pour lequel le docteur avait une prédilection particulière. Il ne manquait jamais de le consulter dans les cas épineux, et ses aphorismes l’avaient souvent tiré d’un pas difficile. Dans le coin le plus obscur de la chambre se trouvait une armoire également en chêne, affectant la forme d’une boîte d’horloge et dont la porte entrouverte laissait apercevoir un squelette humain ; entre deux des casiers on voyait un grand miroir terni par la poussière, et dont le cadre paraissait avoir été doré. Les bonnes âmes de l’endroit affirmaient par serment que les ombres de ceux que le docteur avait envoyés dans l’autre monde lui apparaissaient dans ce miroir, quand il lui prenait la fantaisie d’y regarder. Le panneau qui lui faisait face était occupé par le portrait en pied d’une jeune femme dont le visage n’était pas moins flétri que son costume de satin et de brocart par suite de l’humidité qui avait altéré la peinture. La tradition rapporte, au sujet du portrait, qu’il y a un demi-siècle environ, le docteur Heidegger fut sur le point de se marier avec cette jeune dame. Le jour des fiançailles, elle ressentit une indisposition, et le docteur ayant consulté Hippocrate, son oracle ordinaire, lui administra une potion calmante dont elle mourut immédiatement.
 
Pour terminer cette description des objets qui encombraient le laboratoire, il nous reste à parler de ce qui en était la principale curiosité. C’était un livre énorme, semblable aux missels de l’église romaine, ou à une Bible monstrueuse, relié en maroquin noir, à fermoirs d’argent massif, et imprimé en caractères indéchiffrables et mystérieux. Le
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titre même de cet ouvrage n’était composé en aucune langue écrite ou parlée des hommes, et il est incontestable qu’il ne pouvait être que l’œuvre du démon ou de quelque magicien versé dans les sciences occultes. Au temps où le docteur avait une domestique (car depuis longtemps il ne pouvait plus en trouver à cause de sa réputation), cette femme s’enfuit de sa maison avec épouvante, racontant à qui voulait l’entendre, qu’ayant soulevé ce grimoire pour en secouer la poussière, le squelette était sorti de sa boîte, la jeune dame du tableau avait sauté de son cadre sur le plancher, des apparitions avaient troublé la limpidité du miroir, l’impassible masque du vieil Hippocrate avait froncé ses sourcils de bronze, et que son œil sans regard avait lancé un éclair.
 
Tel était l’aspect général du cabinet du docteur Heidegger par une belle après-midi d’été, au moment même ou se passe ce récit, exempt de toute exagération malveillante. Une petite table ronde, noire comme l’ébène, se dressait au milieu de la chambre, supportant un vase de cristal taillé, d’une forme élégante, rempli d’une liqueur transparente. La lumière entrait à flots par deux hautes fenêtres, et les rayons du soleil pénétrant entre les rideaux de damas fané aux larges plis, et tombant d’aplomb sur les facettes étincelantes du vase, traversaient la liqueur et coloraient le visage des spectateurs qui, groupés autour de la table, semblaient entourés comme d’une lumineuse auréole. Quatre verres à champagne étaient placés devant eux, et sans expliquer encore le but de ces préparatifs, le docteur, debout devant eux, les contemplait avec cet air de calme supériorité du maître qui va parler à ses élèves, ou du prédicateur
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qui, du haut de la chaire, s’apprête à foudroyer son auditoire.
 
— Chers et anciens amis, commença le docteur, employant avec eux sa formule habituelle, j’ai besoin de vous pour accomplir une nouvelle expérience.
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À la nouvelle d’une expérience dont ils étaient prévenus par l’invitation même du docteur, les trois honorables gentlemen et la respectable veuve Wycherly ne s’attendaient pas à une récréation bien extraordinaire, ils ne soupçonnaient rien de plus que le supplice d’une pauvre souris emprisonnée sous la cloche d’une machine pneumatique ou l’examen d’une toile d’araignée à l’aide de microscope.
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C’était ordinairement par des exercices de ce genre que le docteur avait la prétention d’amuser ses convives, réservant pour les gens de science les grandes expériences ou la découverte des secrets qu’il arrachait à la nature martyrisée.
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— C’est par toi qu’elle me fut donnée, Sylvia Ward, ma chère fiancée ; je l’ai placée sur mon cœur qui t’a gardé un souvenir fidèle et impérissable. Depuis le jour de nos fiançailles elle dormait dans les pages muettes de ce livre.
 
Les paroles du docteur, qui d’habitude étaient froides et légèrement railleuses, jetèrent ses auditeurs dans une stupéfaction telle que si le portrait lui avait donné la réplique, ils en auraient été moins étonnés. Et comme si quelque chose de surnaturel semblait s’agiter derrière leurs sièges,
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le brave colonel lui-même, qui aurait encore marché, s’il l’avait fallu, contre des canons chargés, ou même armer son bras d’une épée pour faire respecter une femme, le brave colonel Killigrew n’osa pas retourner la tête.
 
Cependant le docteur, un peu moins ému, continua avec plus d’énergie dans le geste et dans la voix :
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— Voyez, dit-il simplement, sans même songer à répondre au flux de paroles inutiles de la veuve Wycherly.
 
Et, soulevant le couvercle du vase, il posa doucement la rose sur le liquide. Elle parut d’abord voguer à la surface, comme si elle ne pouvait en absorber l’humidité ; mais
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bientôt un indéfinissable phénomène se produisit : les pétales aplatis et desséchés parurent se gonfler, se ranimer et prendre une teinte rosée, comme si la fleur se réveillait du sommeil de la mort, les petites branches de feuillage commencèrent à verdir comme si une sève inconnue courait dans toutes les fibres, la transformation s’accomplissait à vue d’œil, et, en quelques secondes, la rose d’un demi-siècle parut aussi fraîche que le jour où Sylvia Ward l’avait détachée de son corsage pour la donner à son bien-aimé. Elle était à peine épanouie et ses feuilles délicates, d’un rose pâle, s’arrondissaient autour de son calice humide où perlaient deux ou trois gouttes de rosée, étincelantes et limpides.
 
— Ah ! c’est véritablement une charmante surprise, s’écrièrent les amis qui avaient attentivement suivi cette expérience, en modérant toutefois les élans d’un enthousiasme peut-être déplacé, car ils avaient été témoins de scènes de physique amusante et de prestidigitation plus prodigieuse encore que la résurrection d’une fleur. Mais le docteur ne remarqua pas leur indifférence, il respirait le suave et doux parfum de la rose, comme si elle eût gardé un souffle de l’haleine embaumée de sa fiancée, qui avait déposé un baiser sur elle avant d’exhaler son dernier soupir.
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— Vous avez peut-être entendu parler de la fontaine de Jouvence ? dit le docteur, reprenant son attitude professorale. Ponce de Léon, aventurier espagnol qui vivait il y a deux ou trois siècles, s’était voué à sa découverte.
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— Hum ! grommela le colonel Killigrew d’un air visible d’incrédulité, je serais curieux de connaître les propriétés miraculeuses de ce fluide sur l’organisme humain.
 
— Vous êtes libre d’en faire vous-même l’expérience, mon cher colonel, répondit le docteur avec un sourire ; en pareille matière, le doute est permis. Je puis vous assurer que cette eau, soumise à l’analyse chimique, ne contient
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aucune substance dangereuse ou malfaisante, et vous pouvez, sans danger, juger par vous-même si réellement elle a la propriété de rendre au sang de l’homme la force vitale de la jeunesse. Quant à moi, ajouta le docteur avec une douce mélancolie, j’aime la science pour la science et pour les avantages que j’en pourrais tirer. J’ai eu trop de peine à vieillir pour vouloir recommencer ma vie, et je désire rester simple spectateur de l’expérience.
 
En achevant ces mots, le docteur Heidegger avait rempli les quatre verres à champagne de l’eau de la fontaine de Jouvence, et on put apercevoir de petites bulles d’un gaz en effervescence qui montaient lentement des profondeurs des verres et pétillaient à la surface du liquide.
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— Un instant, dit alors celui-ci en étendant la main avec un geste expressif, il convient, avant de revenir en arrière et de ressaisir la jeunesse, de mettre à profit votre expérience pour en traverser de nouveau les écueils et les périls. Réfléchissez que vous allez, les premiers, posséder cet unique avantage d’avoir la science des vieillards dans des têtes de jeunes gens, et que vous devez au monde de servir aux autres hommes de modèles de sagesse, de vertu et de modération.
 
— Nous avons payé assez cher les rudes leçons de l’expérience
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pour qu’elles nous soient profitables, répondirent les quatre vieillards, dans une pensée unanime, en accompagnant leur réponse d’un petit rire chevrotant ; ainsi, docteur, soyez tranquille de ce côté, vous aurez lieu d’être satisfait.
 
— Je ne mettrai plus ma fortune sur de perfides navires, dit le négociant.
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À ce signal, les quatre vieillards, saisissant les verres de leurs mains tremblantes, les portèrent à leurs lèvres, et si jamais l’eau de la fontaine de Jouvence eut le don de rajeunir, elle ne pouvait abreuver quatre créatures humaines qui en eussent plus besoin que les amis du docteur.
 
Les verres étaient à peine replacés sur la table qu’un rayon de soleil éclairant à la fois leurs visages, ou la foudre les frappant d’une décharge électrique, n’aurait pas produit un changement plus rapide et plus complet. Ces quatre vieillards qui, une seconde auparavant, paraissaient n’avoir jamais connu un seul des bonheurs de la vie et des plaisirs de la jeunesse, bien qu’ils eussent autrefois été les enfants gâtés de la nature et les favoris de la fortune ; ces quatre créatures
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grisonnantes, décrépites et desséchées, dont la mort disputait les restes à la vie, qui tout à l’heure n’avaient pas assez d’énergie pour se ranimer à l’espoir d’une existence nouvelle, venaient de reconquérir d’un seul coup la force et la vigueur. Les riches couleurs de la santé avaient remplacé la teinte cadavérique de leur visage. Ils se contemplaient les uns les autres, et lisaient mutuellement dans leurs regards que l’influence magique de l’eau de Jouvence avait effacé de leurs traits les stigmates imprimés par le temps. La veuve Wycherly rajusta instinctivement sa coiffe, en se sentant redevenir femme. Tous, par un mouvement spontané, tendirent leurs verres en s’écriant :
 
— Encore, cher docteur, sublime docteur, incomparable docteur, encore ! encore ! nous ne sommes plus des vieillards, mais nous sommes loin d’être des jeunes gens.
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Cependant le docteur, immobile, contemplait avec une froide impassibilité les résultats de son expérience, et suivait la marche du phénomène qui s’accomplissait sous ses yeux. La transformation morale avait suivi la transformation physique. Le geste, la voix, le regard de ses convives l’attestaient, et tous s’étaient levés le verre à la main, comme pour témoigner qu’ils n’étaient pas dupes d’une illusion passagère.
 
— Patience, dit-il, sans sortir de son flegme philosophique ; vous avez mis assez de temps à vieillir ; ne forçons pas les lois de la nature ; laissez à votre sang le temps de répandre
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la vie dans les veines, et ne vous exposez pas à briser les rouages d’une machine fatiguée. Votre impatience ne peut-elle pas souffrir d’attendre une demi-heure pour redevenir des jeunes gens ?… Cependant l’eau est à votre service.
 
Un respectueux silence pour celui qui tenait leurs destinées dans ses mains calma ce premier moment d’effervescence. Les verres se remplirent pour la seconde fois, et quand le gaz en ébullition commença à pétiller à la surface, ils les vidèrent d’un trait.
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— Chère veuve, vous êtes adorable ! s’écria d’une voix passionnée le colonel Killigrew, qui, les yeux attachés sur le visage de la veuve Wycherly, voyait les dernières rides de la vieillesse et les ombres des années s’effacer comme les ténèbres aux premiers feux de l’aurore, ou les vapeurs légères du matin au premier baiser du soleil.
 
Sans être entièrement édifiée par les compliments de l’enthousiaste colonel et voulant se convaincre par elle-même qu’ils avaient quelque raison d’être, la belle veuve du temps jadis s’élança légèrement du côté du miroir. Elle hésita cependant une seconde avant d’en approcher, tremblant d’y rencontrer le visage d’une vieille femme ;
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mais rassurée soudain par un regard jeté du côté de son ancien adorateur, redevenu le beau capitaine Killigrew, elle regarda résolument dans la glace polie qui lui renvoya un charmant sourire, orné de trente-deux dents éclatantes.
 
Dans le même temps, les trois gentlemen se comportaient de façon à prouver que l’eau de la fontaine de Jouvence, outre ses propriétés surnaturelles, était une eau capiteuse, à moins cependant que leur gaieté n’eut sa cause dans le bonheur d’une existence nouvelle. M. Gascoigne commença une dissertation à perte de vue sur la politique ancienne, la politique actuelle et la politique de l’avenir ou il était fortement question d’immuables principes, d’oppresseurs et de victimes, d’inviolable patriotisme et du bien des peuples. C’est à peine si, une heure avant, il eut osé hasarder d’une voix timide ces paroles audacieuses, et chuchoter à mots couverts et par d’habiles sous-entendus, des opinions aussi subversives. En exposant alors ses théories régénératrices, sa voix vibrante et pleine d’autorité tonnait comme s’il avait parlé du haut de la tribune populaire, et comme si l’oreille des rois était attentive au roulement sonore de ses périodes. Le colonel Killigrew, tout en regrettant son uniforme, entonnait son répertoire de chansons plus égrillardes que choisies, tout en dévorant des yeux le piquant minois de la veuve Wycherly, et frappant sur son verre pour s’accompagner.
 
À l’autre bout de la table, M. Medbourne était littéralement plongé dans un profond calcul de dollars, rêvant une fortune dans le hardi projet d’approvisionner de glace les Indes orientales, au moyen d’un troupeau de baleines qui l’apporterait des régions polaires.
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La veuve Wycherly ne pouvait se détacher du miroir, devant lequel elle faisait des révérences à son image, saluant ainsi la meilleure amie qu’elle eut au monde. Elle passait en revue le détail de ses charmes vainqueurs, s’assurant que c’était bien une admirable chevelure blonde qui s’échappait de sa coiffe trop étroite et foisonnait sur ses épaules ; puis, certaine enfin d’avoir retrouvé l’orgueilleux pouvoir de sa beauté, et heureuse de songer que les autres femmes en crèveraient de jalousie, elle se rapprocha de la table en sautillant comme un oiseau.
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Le soleil baissait à l’horizon et la chambre était plongée dans une ombre crépusculaire qui s’obscurcissait par degrés mais une lueur douce et paisible comme celle de la lune, paraissant rayonner du vase, éclairait d’un reflet argenté tous les convives et la vénérable figure du docteur Heidegger, gravement assis dans son fauteuil de chêne, avec son visage impassible, encadré de cheveux blancs qui tombaient sur ses épaules, et la dignité de son attitude en présence de la scène qui se passait sous ses yeux, il semblait l’austère personnification
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du temps lui-même, dont il venait, de suspendre la marche éternelle.
 
Cependant les convives avaient saisi leurs coupes remplies pour la troisième fois de la liqueur dont les petites bulles de gaz étaient collées aux parois du verre comme des rangées de diamants, et quand ils les portèrent à leurs lèvres comme un toast à la vie, ils furent presque effrayés de l’expression mystérieuse du visage du docteur, pâle, immobile, silencieux.
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— Nous sommes jeunes ! nous sommes jeunes !
 
C’est un curieux spectacle que ce groupe bruyant et animé de jouvenceaux, ivres jusqu’à la folie. La première idée qui passa par leur tête fut de rire à gorge déployée de leurs infirmités et de leur décrépitude. Ils s’amusaient de leurs
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costumes de vieillards, et les larges basques de leurs habits flottants, les gilets trop longs, ainsi que la coiffe et la douillette de la jeune fille, les jetaient dans des élans de joie extravagante. Ils jouaient à la mascarade, l’un boitait par la chambre comme un vieux grand-père, l’autre appliquait sur son nez une paire de besicles et faisait semblant de déchiffrer les caractères du grimoire avec une gravité comique ; un troisième enseveli dans un fauteuil à bras, singeait la pose du vieux docteur. Ce n’étaient presque plus des jeunes gens, c’étaient plutôt des enfants joyeux comme des poulains en liberté et folâtres comme des jeunes chiens de chasse. Ils poussaient des cris joyeux, courant et se poursuivant à travers la chambre.
 
La veuve Wycherly — s’il est encore permis de donner ce titre à une si jeune et si séduisante personne — s’était penchée sur le bras du fauteuil du docteur Heidegger, et avec un sourire malicieux
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— Dansez avec moi s’écria le colonel Killigrew.
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— Non, non, certes, c’est moi qui serai son danseur ! exclama M. Gascoigne.
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Dans l’ardeur du tumulte, la table venait d’être renversée, le vase de cristal était brisé en mille pièces. L’eau merveilleuse, la précieuse liqueur de la fontaine de Jouvence coulait sur le plancher, et la stupéfaction des auteurs de ce désastre les empêcha de remarquer un modeste phénomène qui s’accomplissait à leurs pieds.
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Cette voix tranquille et la dignité sereine du vieillard calmèrent subitement les transports de leurs âmes irritées, et ils contemplèrent alors, avec un respect silencieux, le docteur Heidegger, qui se baissait pour ramasser la rose au milieu des débris qui gisaient à terre. Il leur sembla qu’ils venaient d’entendre la voix du temps, réprimandant leurs accès de vie, et ils reprirent leurs places d’un air consterné et comme frappés d’un funèbre pressentiment.
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— Eh bien, je l’aime mieux ainsi, dit-il avec mélancolie en la portant à ses lèvres. La fleur fanée sied mieux au vieillard. Tu m’es témoin, Sylvia, poursuivit-il en évoquant encore ce souvenir, que je n’ai pas retardé d’une seconde le moment qui doit nous réunir.
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Et comme il achevait ces paroles, le vieux papillon, qui s’était posé sur sa tête blanche, agita ses ailes dans une dernière convulsion et tomba sur le plancher.
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Les quatre vieillards se levèrent en silence et prirent congé de leur hôte. J’ai ouï dire depuis qu’ils ont entrepris un pèlerinage dans la Floride, pour découvrir à leur tour la fontaine de Jouvence.
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L’image de neige
 
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Par une belle après-midi d’une froide journée d’hiver qu’éclairaient encore les rayons du soleil aux trois quarts de sa course, deux beaux enfants demandèrent à leur mère la permission d’aller jouer sur la neige nouvellement tombée. Le plus âgé des deux était une petite fille que ses grâces modestes et sa beauté naissante avaient fait surnommer Violette par ses parents et les amis de la maison. Son frère était, au contraire, désigné par le surnom de Pivoine, à cause de la teinte vermeille qui s’étendait sur son frais visage, et rappelait cette fleur rouge en plein épanouissement.
 
Le père de ces jolis marmots, M. Lindsey, était une excellente pâte d’homme ; mais — cela est important à constater — s’attachant un peu trop au matériel, un marchand de fer dans toute la force du terme, habitué à juger au
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point de vue du prosaïque bon sens toutes les questions qui se présentaient à son esprit. Avec un cœur aussi bon que celui d’aucun autre, il était possesseur d’une tête aussi dure, aussi impénétrable et, j’imagine, aussi vide que ces vases en fonte qui garnissaient ses magasins. En revanche, la mère se faisait remarquer par un penchant naturel à la poésie, et ses traits étaient d’une beauté idéale ; fleur tendre et délicate, elle avait conservé le velouté de la jeunesse, malgré les réalités du ménage et les soucis de la maternité.
 
Donc, comme je l’ai dit plus haut, Violette et Pivoine avaient prié leur mère de les laisser courir sur la neige nouvelle, dont l’aspect lugubre, lorsqu’elle tombe à gros flocons d’un ciel grisâtre, devient étincelant et joyeux quand un beau soleil colore d’un rose pâle son tapis immaculé. Les enfants n’avaient pour s’ébattre qu’un petit jardin séparé de la rue par un treillage, et orné d’un poirier, de deux ou trois pruniers, ainsi que de quelques rosiers plantés en massif devant les fenêtres du parloir. Il est vrai qu’en ce moment arbres et arbustes étaient privés de feuillage, et que leurs branches couvertes de neige supportaient, au lieu de fleurs et de fruits, des stalactites de glace.
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— Oui, Violette ; oui, mon petit Pivoine, répondit leur maman, vous pouvez, si bon vous semble, aller jouer sur la neige.
 
Cela dit, la charmante mère revêtit ses deux bien-aimés enfants de chaudes jaquettes, les emmitoufla de bons cache-nez, introduisit leurs menottes dans des mitaines épaisses et leurs petites jambes sous de grandes guêtres montantes.
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Elle leur donna à chacun un doux baiser, et les deux enfants se précipitèrent dehors, courant, dansant, sautant à cloche-pied. Heureux temps ! heureux âge ! On eut dit que la tempête de la veille, en tordant et brisant les arbres les plus robustes, n’avait lancé une telle quantité de neige que pour faire un tapis à ces marmots, semblables à des oiseaux d’hiver, qui jouent avec délices sur la blanche parure de la terre.
 
Après s’être jeté mutuellement de la neige à la figure, ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine, et Violette se mit à rire en voyant Pivoine couvert de frimas. L’idée d’un autre jeu jaillit de son petit cerveau.
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— Oui, répondit Violette, maman verra sa nouvelle petite fille ; mais il ne faudra pas la faire entrer dans le parloir, car tu sais que notre petite sœur de neige ne pourra souffrir la chaleur.
 
Aussitôt dit, aussitôt fait ; nos enfants commencèrent leur statue de neige, tandis que leur mère qui les observait ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant le sérieux et l’activité qu’ils apportaient à leur besogne. Ils semblaient parfaitement convaincus que rien n’était plus facile que de tirer d’un bloc de neige une petite fille vivante. Et de fait, pensait la mère, cette
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neige qui tombe du ciel serait une matière sans pareille, si elle n’était pas si froide. Longtemps elle contempla ses deux chérubins. La fillette, élancée pour son âge, gracieuse, agile, avec sa carnation d’un rose tendre et transparent, semblait plutôt une créature immatérielle qu’une réalité physique. Pivoine, au contraire, débordant de sève et de santé, fièrement planté sur ses petites jambes trapues, avait la solidité d’un jeune éléphant. Ainsi les voyait leur mère, tout en tricotant des bas bien chauds pour les jambes de M. Pivoine. Elle faisait courir l’aiguille d’ivoire dans ses doigts agiles, et jetait de fréquents regards par la croisée pour juger des progrès de la statue de neige.
 
En vérité, rien n’était plus divertissant que de voir ces deux bambins si affairés à leur tâche. Je dirai plus, c’était chose merveilleuse que l’intelligence et l’adresse dont ils faisaient preuve en pétrissant la blanche matière. Violette avait pris la direction de l’œuvre. C’était elle qui, de ses mains fluettes, modelait les parties les plus délicates de la figure.
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— Que ces petits êtres sont intelligents ! se disait madame Lindsey en souriant avec une satisfaction toute maternelle. Quels enfants de cet âge seraient capables de former avec de la neige une figure aussi gracieuse ?… Allons, tout cela est très bien mais il faut que je finisse également la blouse de Pivoine, son grand-père vient le voir demain !
 
Son aiguille courut bientôt dans l’étoffe avec une rapidité pareille à celle dont les enfants lui donnaient l’exemple en travaillant à leur statue de neige. Tout à coup les cris joyeux
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de Violette et de Pivoine lui firent relever la tête. Bien qu’elle n’entendit qu’imparfaitement ce qu’ils disaient, leur mère jugea qu’ils avaient mené à bonne fin leur petit chef-d’œuvre, et ces mots sans suite eurent dans son cœur un délicieux écho.
 
C’est que la mère écoute plus avec le cœur qu’avec l’oreille, c’est qu’elle est ainsi souvent ravie par les accents d’une musique céleste et mystérieuse, incompréhensible pour tout autre qu’elle.
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La maman, tout en écoutant et en regardant avec ravissement cette scène enfantine, en était venue à croire qu’une fée ou qu’un ange invisible avait aidé ces chers petits êtres. Violette, non plus que Pivoine, ne se doutaient guère qu’ils eussent un si glorieux camarade, et voyant sortir de leurs mains cette œuvre, ils pensaient l’avoir faite eux-mêmes.
 
— Mes chers enfants mieux que tous les autres méritent une pareille compagne, se disait madame Lindsey souriant elle-même de son orgueil maternel ; quand, jetant de temps à autre un
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coup d’œil furtif par la croisée, il lui sembla que les boucles d’une tête d’ange se mêlaient aux blonds cheveux de Violette et de Pivoine.
 
— Pivoine, cria de nouveau Violette à son frère, apporte-moi donc quelques-unes de ces guirlandes de glaçons qui sont restées suspendues aux branches les plus basses du poirier. Elles tomberont en secouant l’arbre. Je veux m’en servir pour ajouter quelques boucles à la tête de notre petite sœur.
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— Ils font tout mieux que les autres, se dit-elle avec complaisance ; il n’y a rien d’étonnant qu’ils fassent mieux les statues de neige.
 
Elle se remit en toute hâte à l’ouvrage, car elle tenait beaucoup à finir la petite blouse de Pivoine, pour que son grand-père pût le voir, le lendemain, tout de neuf habillé.
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Elle cousait si vite, si vite, qu’à peine voyait-on courir ses doigts agiles. Pendant ce temps les deux bambins achevaient leur image de neige, et, tout en travaillant, leur mère les écoutait babiller. Elle ne pouvait s’empêcher de les regarder de temps à autre, et bientôt il lui sembla que l’image allait s’élancer pour courir avec eux.
 
— Quelle jolie compagne nous aurons cet hiver, dit Violette ; pourvu que papa n’aille pas avoir peur qu’elle ne nous fasse attraper froid. Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas, Pivoine ?
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— Je le crois bien, dit Violette, avec le calme de la certitude, c’est la lumière du soleil qui lui a donné cette belle couleur. Je pense qu’elle est finie à présent ; mais ses lèvres sont encore bien pâles. Si tu l’embrassais un peu pour voir, Pivoine ?
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Et la maman vit le marmot déposer un franc baiser sur les lèvres de la petite statue. Mais, comme les lèvres de celle-ci n’avaient guère rougi, Violette conseilla à son frère de se faire rendre son baiser sur ses lèvres cramoisies.
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— Oh ! je t’en prie, maman, cria Violette, regarde donc, tu verras quelle jolie compagne nous avons.
 
Sa curiosité ainsi aiguillonnée par les cris pressants des deux marmots, madame Lindsey ne put s’empêcher de jeter un regard par la croisée. Le soleil avait disparu, laissant l’horizon empourpré et chargé de gros nuages frangés d’or, qui adoucissaient les derniers feux du jour. Elle put donc cette
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fois, sans être éblouie, distinguer ce qui se passait dans le jardin.
 
Que pensez-vous qu’elle vit ? Violette et Pivoine qui prenaient leurs ébats. Mais qui se tenait à leurs côtés, courant et folâtrant avec eux ? Eh bien, croyez-moi, si bon vous semble ; c’était une délicieuse enfant, habitée de blanc, aux joues rosées, aux blonds cheveux, s’en donnant à cœur joie avec les deux chérubins. La petite étrangère semblait dans les meilleurs termes avec eux.
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La jeune mère pensa tout d’abord que ce devait être une petite voisine qui, voyant Violette et Pivoine s’amuser dans le jardin, avait traversé la rue pour se mêler leurs jeux. Dans cette idée, l’excellente femme se dirigea vers la porte pour inviter la petite vagabonde à entrer dans le parloir avec ses enfants, car, depuis le coucher du soleil, l’atmosphère devenait de plus en plus froide ; mais elle s’arrêta sur le seuil, ne sachant trop de quel nom appeler ce petit être, et elle en vint à douter que ce fût réellement une enfant. Cependant il faisait froid, et l’heure était venue de faire rentrer les deux bambins. Dans tous les cas, il y avait dans la petite étrangère quelque chose de singulier, et jamais madame Lindsey n’avait remarqué chez aucun enfant du voisinage des traits aussi purs, des couleurs d’un rose aussi tendre et des cheveux aussi fins que les boucles qui flottaient sur ses épaules. D’autre part, en voyant sa petite robe blanche agitée par la bise, elle se demandait quelle mère pouvait être assez peu soigneuse pour envoyer jouer, au cœur de l’hiver, sa petite fille ainsi vêtue.
 
Tout en se livrant à ces observations, madame Lindsey s’aperçut avec stupéfaction que la pauvre petite n’avait pour chausser
Tout en se livrant à ces observations, madame Lindsey s’aperçut avec stupéfaction que la pauvre petite n’avait pour chausser ses pieds délicats que de légers souliers blancs. Et pourtant elle semblait joyeuse et paraissait se soucier fort peu de la température. Elle sautait, dansait et courait sur la neige, y laissant l’empreinte parfaitement nette d’un petit pied qui pouvait passer pour le frère de celui de Violette, mais que celui de Pivoine dépassait d’un bon tiers. Tout en jouant avec les deux enfants, l’étrange petite créature en prit un de chaque main et se mit à courir avec eux à perdre baleine ; mais, au bout d’un moment, Pivoine retira sa main gonflée par le froid, pour souffler dans ses doigts, disant qu’elle l’avait glacée. Violette, plus réservée, se contenta de faire observer qu’il n’était pas nécessaire de se tenir par la main pour courir. La blanche petite fille ne répondit rien et continuait de danser aussi joyeusement qu’auparavant ; car si Violette et Pivoine ne se souciaient plus de jouer avec elle, l’enfant de neige avait trouvé une nouvelle compagne dans la brise d’occident qui, lutinant ses légers vêtements, prenait avec elle de telles libertés qu’il était à présumer qu’ils étaient tous deux de vieilles connaissances.
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Tout en se livrant à ces observations, madame Lindsey s’aperçut avec stupéfaction que la pauvre petite n’avait pour chausser ses pieds délicats que de légers souliers blancs. Et pourtant elle semblait joyeuse et paraissait se soucier fort peu de la température. Elle sautait, dansait et courait sur la neige, y laissant l’empreinte parfaitement nette d’un petit pied qui pouvait passer pour le frère de celui de Violette, mais que celui de Pivoine dépassait d’un bon tiers. Tout en jouant avec les deux enfants, l’étrange petite créature en prit un de chaque main et se mit à courir avec eux à perdre baleine ; mais, au bout d’un moment, Pivoine retira sa main gonflée par le froid, pour souffler dans ses doigts, disant qu’elle l’avait glacée. Violette, plus réservée, se contenta de faire observer qu’il n’était pas nécessaire de se tenir par la main pour courir. La blanche petite fille ne répondit rien et continuait de danser aussi joyeusement qu’auparavant ; car si Violette et Pivoine ne se souciaient plus de jouer avec elle, l’enfant de neige avait trouvé une nouvelle compagne dans la brise d’occident qui, lutinant ses légers vêtements, prenait avec elle de telles libertés qu’il était à présumer qu’ils étaient tous deux de vieilles connaissances.
 
Pendant tout ce temps, la maman restait sur le seuil de la porte, émerveillée qu’une petite fille ressemblât tant à un flocon de neige, ou qu’un flocon de neige prit à ce point l’apparence d’une enfant.
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— Comment, chère petite mère, répondit Violette en riant, mais c’est la petite sœur de neige que nous nous sommes faite.
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— Mais oui, maman, cria Pivoine, c’est notre statue de neige. Ne fait-elle pas un beau baby à présent ?
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— Oui, maman, affirma Pivoine en gonflant gravement ses joues vermeilles, c’est une petite fille de neige. Est-ce qu’elle n’est pas belle ? Vois donc comme ses mains sont froides.
 
La pauvre dame ne savait plus que penser ni que faire, lorsque la porte de la rue s’ouvrit et son mari apparut avec son
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paletot-sac en drap pilote, son capuchon rabattu sur ses oreilles et les mains protégées par de gros gants fourrés. M. Lindsey était un homme entre les deux âges, dont le franc regard animait une bonne figure gercée par le hâle et violacée par le froid, mais où l’on pouvait lire le contentement qu’il éprouvait de rentrer à son foyer, après une longue journée de travail. Ses yeux brillèrent de satisfaction lorsqu’il aperçut sa femme et ses deux enfants, bien qu’il eût peine à s’expliquer tout d’abord pourquoi sa petite famille était en plein air par un froid si rigoureux, surtout après le coucher du soleil. Presque aussitôt il vit la blanche petite étrangère courant çà et là dans le jardin et folâtrant sur la neige, pendant que les oiseaux la poursuivaient de leurs cris joyeux.
 
— Quelle est donc cette fillette ? demanda l’excellent homme ; sa mère est folle assurément de la laisser courir aussi peu vêtue par un temps pareil.
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— C’est étrange ! murmura-t-elle interdite.
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— Qu’est-ce qui est étrange, mère ? demanda Violette. Tu ne vois pas comment cela s’est fait, papa ? C’est notre petite statue de neige que nous avons faite, mon frère et moi, parce que nous voulions avoir une petite amie ; n’est-ce pas, Pivoine ?
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— Oui, père, ajouta Pivoine, c’est notre petite sœur de neige, et elle n’aimera pas le feu.
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— Absurdes enfants ! oui, absurdes, cria le père moitié fâché, moitié riant de cette singulière obstination, rentrez vite à la maison. Il est trop tard maintenant pour jouer dehors, et il faut que je m’occupe sur-le-champ de cette petite, si vous ne voulez pas qu’elle meure de froid.
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Il est vrai qu’elle l’était un peu, la bonne mère ; elle avait conservé de l’enfance la touchante naïveté, et voyait toutes choses à travers le prisme d’une candide imagination.
 
Mais l’impitoyable M. Lindsey n’écoutait déjà plus, et il était rentré dans le jardin après s’être débarrassé des marmots, qui lui criaient encore de laisser jouer la petite fille dans la neige. Il vit, en s’approchant d’elle, les petits oiseaux fuir à tire d’aile ; la petite inconnue, tout interdite, le regardait en secouant négativement sa jolie tête comme pour lui dire : « Je vous en prie, ne me touchez pas » ; et, grâce à la nuit tombante et à la blancheur de ses vêtements, elle semblait presque se confondre avec la neige. Mais M. Lindsey s’avança résolument vers elle, malgré les rafales du vent qui couvraient son paletot de givre. Des voisins,
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qui se tenaient à leurs fenêtres et ne voyaient qu’une partie de cette scène, se demandaient quel motif pouvait avoir un homme si raisonnable pour courir ainsi dans son jardin à la poursuite des flocons de neige que le vent d’ouest faisait tourbillonner, jusqu’à ce que la petite fille se trouvât poursuivie dans un coin du jardin, où elle ne pût échapper.
 
— Voulez-vous venir, petit démon ? s’écria l’honnête marchand en lui saisissant une main. Ah ! je vous tiens, et je vais, que vous le vouliez ou non, vous mettre en un lieu sûr où vous serez assurément mieux qu’ici. Nous allons vous donner de bons chaussons et le manteau de Violette. Voyez, votre petit nez est gelé ; allons, venez avec moi.
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— Tu es folle, ma petite Violette, et toi aussi Pivoine, tu es fou ; cette enfant est glacée, et je sens ses petites mains froides à travers mes gros gants. Voulez-vous la voir mourir de froid ?
 
Cependant madame Lindsey, qui était venue sur le seuil de la porte, examinait attentivement la blancheur et la transparence des vêtements de cette petite fille, dont les traits lui rappelaient la figure sortie des mains de Violette, et
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elle ne put s’empêcher de faire part de ses impressions à son mari.
 
— Au bout du compte, lui dit-elle, revenant à sa première idée qu’un ange avait aidé ses enfants dans leur travail, c’est qu’elle ressemble terriblement à cette petite statue de neige, et, Dieu me pardonne, je finis par croire qu’elle est faite de neige.
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Sans aller plus avant et guidé par les meilleures intentions, le très bienveillant et sensé marchand de fer installa la petite fille de neige, qui semblait de plus en plus triste, dans son confortable parloir. Un poêle d’Heidelberg ronflait et pétillait, bourré jusqu’à la gueule d’une provision de charbon de terre, qui rougissait déjà sa porte de fonte et faisait bouillonner le vase d’eau placé sur la plate-forme pour donner à la chambre l’humidité nécessaire. Le thermomètre du parloir marquait déjà 18 degrés centigrades au-dessus de zéro ; la chaleur était en outre entretenue par un bon parquet de chêne qui remplaçait le carreau dans cette confortable pièce. Bref, la différence de la température avec celle du dehors était à peu près la même que celle qui existe entre la Nouvelle-Zemble et l’Inde équatoriale.
 
Dans sa sagesse, le brave M. Lindsey jugea qu’il était bon de placer l’enfant auprès du poêle, dont la chaleur et la fumée
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s’échappant par la porte, venaient droit sur elle.
 
— Maintenant, au moins, elle sera confortablement, fit-il en se frottant les mains, avec son éternel sourire de satisfaction. Faites comme si vous étiez chez vous, mon enfant.
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— Monsieur Lindsey, monsieur Lindsey, lui cria sa femme en entrouvrant la fenêtre, il n’est plus nécessaire que vous alliez chercher les parents de cette petite.
 
— Nous te l’avions bien dit, papa, pleurnichèrent Violette et
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Pivoine, nous l’avions bien dit de ne pas la faire entrer ici, heu ! heu ! Voilà, heu ! heu ! Que notre chère petite sœur, heu ! heu ! Si gentille, est dégelée, hi ! hi ! hi !
 
Et leurs jolies figures étaient inondées de larmes ; M. Lindsey, désolé du chagrin de ses enfants et au comble de l’étonnement, demanda à sa femme l’explication de ce remue-ménage. La bonne dame ne put que répondre, au milieu des sanglots de ses enfants, qu’elle n’avait plus trouvé trace de la petite fille en rentrant, bien qu’elle l’eût cependant laissée debout devant le poêle.
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Et le poêle d’Heidelberg, à travers les deux trous de sa porte de fonte, jetait sur M. Lindsey le regard d’un démon, triomphant du mal qu’il vient de faire.
 
Cette remarquable histoire de l’Image de neige doit apprendre à tous les hommes, et principalement à ces philanthropes toujours prêts à obliger leurs semblables, qu’avant de céder à leurs sentiments d’universelle bienveillance, il faudrait s’assurer que l’on comprend parfaitement la nature des êtres dont on poursuit l’amélioration, et leurs rapports de toute espèce avec l’ordre général des choses humaines car ce qui, en thèse générale, peut être regardé comme
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très bon et très salutaire, — la chaleur, par exemple, d’un excellent poêle breveté de Bruxelles, — peut, dans certains cas, être inutile ou dangereuse, surtout s’il s’agit d’un enfant de neige.
 
Après tout, il n’y pas grande leçon à donner à des sages de l’école de M. Lindsey. Ils savent tout, rien n’est plus certain, non seulement ils savent tout ce qui fut, mais tout ce qui peut, dans une hypothèse quelconque, advenir et se produire ; et dût quelque phénomène naturel, quelque mystérieux décret ou hasard, contrarier, en se manifestant, leur glorieux système, eh bien, ils en sont quittes pour nier le fait, même lorsqu’il leur passe sous le nez.