« Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti » : différence entre les versions

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== Avant-propos du traducteur ==
 
*[[Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti - Avant-propos du traducteur | Avant-propos du traducteur ]]
Nous n'avons pas la prétention de peindre Alfieri en tête d'un livre où il a si bien réussi à se peindre lui-même, et de recommencer une biogra­phie écrite, année par année, dans ce livre. En­core moins voulons-nous caractériser son œuvre dramatique ; qui l'oserait d'ailleurs après les belles leçons de M. Villemain ? Le lecteur, sans doute, aimera mieux les relire, et, au lieu de patience pour s'arrêter à une préface que nous lui épar­gnons, nous lui demandons plutôt un peu d'in­dulgence pour un travail hérissé de si grandes difficultés.
*[[Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti - Introduction | Introduction ]]
 
*[[Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti - Première époque - Enfance| Première époque - Enfance]]
Toutefois, le traducteur des ''Prisons ''de Silvio Pellico éprouve le besoin de dire d'où lui est venue la pensée de traduire cette ''vie ''d'Alfieri. Il le dira en deux mots. Au spectacle d'une âme douce et résignée il a voulu opposer la rude image d'un esprit en proie à toutes les agitations de l'orgueil. Le pa­rallèle ne saurait s'étendre plus loin, sans rappro­cher ce qui ne se ressemble nullement ; mais dans un siècle qui chaque jour se prend d'un goût plus vif pour ces retours du génie sur lui-même, il de­vait nous être permis de placer à côté du poète qui se dérobe humblement dans la foi ces éloquentes confessions du plus violent des écrivains.
*[[Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti - Seconde époque - Adolescence| Seconde époque - Adolescence]]
 
*[[Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti - Troisième époque - Jeunesse | Troisième époque - Jeunesse ]]
Ce n'est donc point par sympathie pour Alfieri que je donne cette nouvelle traduction de ses mé­moires. Je n'aime point cet homme ; mais il a une volonté si ferme, si indomptable, si persévérante, et à travers toutes ses petitesses, il a le coeur si na­turellement porté au grand, qu'on ne saurait se défendre, en le lisant, d'une sorte d'admiration mêlée de colère et d'effroi.
*[[Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti - Époque quatrième - Virilité | Époque quatrième - Virilité ]]
 
*[[Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti - Suite de la quatrième époque | Suite de la quatrième époque ]]
Aussi l'ai-je laissé tel qu'il a voulu se montrer, et me suis-je attaché seulement à retrouver l'ac­cent énergique de sa passion ; je l'ai cherché en dehors même de ce livre, et dans tout ce que Al­fieri a écrit.
*[[Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti - Table des matières | Table des matières ]]
 
À une autre époque, et sous un autre gouverne­ment, de généreux scrupules ont porté le premier traducteur à effacer de ces mémoires je ne sais quelles misérables injures jetées à la France et à sa glorieuse révolution. J'honore ces scrupules, mais j'ai compris autrement la dignité de la France. Il m'a paru qu'il n'était pas si petite nation qui ne fût au-dessus des insultes même d'un homme de génie, et quand cette nation s'appelle la France, l'outrage est ridicule. C'est un trait de plus dans un carac­tère original, voilà tout.
 
Fallait-il aussi perdre le temps à défendre con­tre Alfieri la langue de Racine et de Fénélon ? on a préféré le laisser dire ; c'était assez sans doute de le condamner à parler une fois encore, au risque de lui donner raison, l'idiome dont il a dit tant de mal.
 
Peut-être enfin me reprochera-t-on d'avoir con­servé ici certains détails un peu libres. J'aurais voulu qu'Alfieri, le premier, n'eût pas cru devoir s'en souvenir ; mais enfin, puisqu'il s'en est souvenu, était-ce au traducteur à les oublier ? Dans un livre comme celui-ci, que chacun supprime le trait qui le blesse, et bientôt il ne restera plus de la person­nalité la plus vive qu'une ombre insignifiante.
 
 
<div style="text-align: right;">ANTOINE DE LATOUR.
 
 
Paris, le 7 mai 1840.</div>
 
 
 
 
 
<div style="text-align: center;">'''VIE DE VICTOR ALFIERI.'''</div>
 
== Introduction ==
 
''Plerique suam vitam narrare, fiduciam poliùs morum, quâm arrogantiam arbitral! sunt.''
 
TACITUS, ''Vita Agricolæ.''
 
 
Parler de soi, et plus encore écrire de soi, naît, sans aucun doute, d'un excès d'amour-propre. Je ne veux donc faire précéder cette histoire de ma vie ni de faibles excuses, ni de raisons fausses et illusoires, qui, d'ailleurs, ne trouveraient nul crédit chez les autres, et commenceraient par donner une médiocre opinion de ma véracité future dans cet écrit. Je le confesse donc ingénument, ce qui me porte à raconter ma vie tout au long, c'est, parmi d'autres sentimens, mais plus impérieux que tout autre, l'amour de moi-même ; ce don qu'avec plus ou moins de libéralité la nature a départi à tous les hommes, mais dont elle a réservé la meilleure dose aux écrivains, principalement aux poètes ou à ceux qui se piquent de l'être. Et ce don est infi­niment précieux, étant alors chez l'homme le mo­bile de tout ce qu'il fait de grand, lorsqu'à cet amour de soi il unit une connaissance raisonnée des moyens qui lui sont propres et un enthousiasme éclairé pour le beau et pour le vrai, qui ne sont qu'une seule et même chose.
 
Sans m'arrêter plus longtemps aux raisons gé­nérales, j'arrive à celles que mon amour-propre a fait valoir pour me conduire à faire ceci, et je di­rai brièvement ensuite comment je ''me ''propose d'ac­complir mon dessein.
 
Ayant beaucoup écrit jusqu'ici, et plus peut-être que je ne l'aurais dû, il serait assez naturel que dans le petit nombre de ceux à qui mes œuvres auront pu ne pas déplaire (sinon parmi mes con­temporains, parmi ceux du moins qui viendront après nous ), il s'en rencontrât plusieurs qui fussent curieux de savoir quel homme j'ai été. Il doit m'être permis de le penser, sans trop m'en faire accroire, quand chaque jour je vois des auteurs assez minces, si l'on regarde au mérite, mais volumineux quant aux œuvres, dont la vie s'écrit, se lit, ou du moins s'achète. Aussi, quand je n'aurais d'autre raison que celle-ci, toujours est-il certain que, moi mort, un libraire, pour tirer quelques écus de plus d'une nouvelle édition de mes ouvrages, les fera précéder d'une notice quelconque. Et cette notice sera vraisemblablement écrite par quelqu'un qui ne m'aura que peu ou mal connu, et qui en ira chercher les matériaux à des sources douteuses ou partiales ; d'où il suit que cette histoire, si elle n'est fausse, sera toujours moins véridique que celle que je puis donner moi-même ; d'autant plus que l'écrivain qui se met à la solde d'un éditeur ne manque jamais de faire un sot panégyrique de l'auteur qui se réimprime, tous deux y voyant un moyen de donner un plus grand débit à leur commune marchandise.
 
Afin donc que cette histoire de ma vie soit tenue pour moins mauvaise, plus vraie et non moins im­partiale que toute autre qu'on pourrait écrire après moi, moi, qui ai pour habitude de tenir plus que je ne promets, je prends ici avec moi-même et avec ceux qui voudront me lire l'engagement de dé­pouiller toute passion, autant qu'il est donné à l'homme ; et je m'y engage, parce qu'après m'être bien examiné et connu à fond, j'ai trouvé, j'ai cru du moins trouver en moi la somme du bien un peu supérieure à celle du mal. C'est pourquoi si je n'ai pas le courage ou l'indiscrétion de dire sur moi toute la vérité, du moins n'aurai-je pas la fai­blesse de dire ce qui ne serait pas la vérité.
 
Quant à la méthode, pour ennuyer moins le lec­teur, pour lui donner quelque repos, et aussi le moyen d'abréger cette histoire, en laissant de côté les années qui lui paraîtraient devoir être moins intéressantes, je me propose de diviser ce récit en cinq époques qui correspondent aux cinq âges de la vie humaine, et, d'après ces âges, de nommer ces divisions : Enfance, adolescence, jeunesse, âge mûr et vieillesse. Mais de la manière dont j'ai écrit les trois premières parties et plus de la moi­tié de la quatrième, je ne puis plus me flatter d'ar­river au terme de l'œuvre avec cette brièveté que j'ai toujours, plus que toute chose, adoptée ou re­cherchée dans le reste de mes ouvrages, et qui se­rait surtout à sa place et plus digne d'éloges quand je parle de moi. Raison de plus pour craindre que dans la cinquième partie (si toutefois ma destinée me laisse arriver à la vieillesse) je ne tombe dans le ra­dotage, qui est le dernier patrimoine de cet âge af­faibli. Si donc, payant en ceci, comme tout autre, tri­but à la nature, j'en venais, vers la fin de mon livre, à m'étendre indiscrètement, je prie d'avarice le lec­teur de me le pardonner, comme aussi de me châ­tier en s'abstenant de lire cette dernière partie.
 
Quand j'ai dit, ajouterai-je toutefois, que même dans les quatre premières époques je ne me flat­tais pas d'être aussi bref que je le voudrais, que je le devrais, je n'ai pas entendu par là me per­mettre de ridicules longueurs, en n'omettant aucune minutie. J'ai voulu dire que je pourrais m'étendre sur beaucoup de ces particularités dont la connaissance peut être bonne à l'étude de l'homme en gé­néral. L'homme est une plante que nous ne sau­rions mieux apprendre à décrire que par l'obser­vation de nous-mêmes.
 
Je n'ai pas l'intention de rapporter ici aucune particularité qui pourrait regarder d'autres per­sonnes, et qui se trouverait, pour ainsi dire, en­trelacée avec les incidens de ma vie. Mes propres actions, à la bonne heure ; mais pour celles des au­tres, je n'ai aucune envie de les écrire.
 
Je ne nommerai donc presque jamais personne, ou je ne le ferai que dans les choses indifférentes ou louables.
 
L'étude de l'homme en général, voilà le but principal de ce livre. Et de quel homme peut-on mieux parler ou plus doctement que de soi-même ? Quel autre nous a-t-il été plus facile d'étudier, de connaître plus intimement, d'examiner avec plus de scrupule, quand on a vécu tant d'années, pour ainsi dire, dans le plus profond de ses entrailles ?
 
Pour ce qui est du style, je laisserai faire à ma plume, et m'éloignerai fort peu de la facilité na­turelle et spontanée avec laquelle j'ai écrit cet ou­vrage, dicté par le cœur plutôt que par l'esprit, et qui seule peut convenir à un si humble sujet.
 
== Première époque - Enfance==
 
''Elle embrasse neuf années de végétation.''
 
 
===Chapitre premier. Naissance et parens. ===
 
 
Dans la ville d'Asti en Piémont, le 17 janvier de 1749. L'an 1749, je naquis de parens nobles, aisés et hon­nêtes ; trois choses que je note expressément, et que je mets au nombre des plus heureuses pour les raisons qui suivent. Né dans la caste des nobles, j'ai pu tout à mon aise, sans passer pour bas et envieux, mépri­ser la noblesse pour elle-même, en dévoiler les ri­dicules, les abus et les vices. Mais, en même temps, j'ai dû à l'utile et salutaire influence de ce hasard de mon origine de ne jamais souiller en rien la no­blesse de l'art que je professais. L'aisance de ma famille m'a fait libre et pur, esclave seulement de la vérité. Grâce enfin à l'honnêteté de mes parens, je n'ai jamais eu à rougir d'être noble. Que l'une de ces trois choses eût manqué à ma naissance, mes œuvres s'en trouvaient infailliblement amoindries, et aujourd'hui, sans doute, je vaudrais moins comme homme et comme philosophe que peut-être je ne vaux en effet.
 
Mon père se nommait Antoine Alfieri, ma mère Monique Maillard de Tournon. Elle était d'origine savoyarde, comme le témoignent ses noms barba­res, mais sa famille était depuis longtemps établie à Turin. Mon père, qui était un homme de mœurs irréprochables, n'exerça jamais aucun emploi, et resta pur de toute ambition : je l'ai toujours '''oui dire''' ainsi à ceux qui l'avaient connu. Ayant de for­tune ce qu'il en fallait à son rang, doué d'une juste modération dans ses désirs, il vécut passable­ment heureux. À l'âge de plus de cinquante-cinq ans, étant devenu amoureux de ma mère, qui, quoique fort jeune, était déjà veuve du marquis de Cacheranno, gentilhomme d'Asti, il l'épousa. La naissance d'une fille, qui précéda la mienne d'envi­ron deux années, avait plus que jamais éveillé dans le cœur de mon bon père le désir et l'espérance d'avoir un fils : aussi ma venue en ce monde fut-elle fêtée outre mesure. Mon père s'en réjouissait-il à cause de son âge avancé, ou par amour pour la noblesse de son nom et la perpétuité de sa race ; je croirais assez volontiers que chacune de ces raisons entra pour moitié dans sa joie. Toujours est-il que m'ayant mis en nourrice dans un hameau nommé Rovigliano, à deux milles environ d'Asti, il y venait presque tous les jours, à pied, pour me voir ; car c'était un homme sans faste et de manières très-simples. Mais comme il avait déjà passé la soixan­taine, quoique vert encore et robuste, et qu'il se livrait régulièrement à cette fatigue, sans prendre garde ni à la rigueur de la saison, ni à aucun autre danger, il arriva, un jour, que, s'étant trop échauffé dans la visite quotidienne qu'il me rendait, il fut attaqué d'une maladie dont il mourut en peu de jours. Je n'avais pas encore accompli ma première année, et ma mère était alors enceinte d'un second fils, qui mourut ensuite en bas âge.
 
Il lui restait donc un garçon et une fille de mon père, avec deux filles et un garçon de son premier mari, le marquis de Cacheranno. Quoique veuve pour la seconde fois, se trouvant encore fort jeune, elle épousa en troisièmes noces le chevalier Hya­cinthe Alfieri de Magliano, cadet d'une maison du même nom, mais d'une autre branche que la nôtre. Ce chevalier Hyacinthe, par la mort de son frère aîné, qui ne laissait pas d'enfans, hérita avec le temps de toute la fortune de sa famille, et finit par se trouver fort à son aise. Mon excellente mère jouit d'une félicité parfaite avec ce chevalier Hya­cinthe, dont l'âge était à peu près le sien, homme de fort belle mine d'ailleurs, de mœurs nobles et pures. Elle vécut près de lui dans une très-heureuse et exemplaire union, et cette union dure encore à l'heure où j'écris ces mémoires, et j'ai quarante-un ans. Ainsi depuis trente-sept ans vivent ces deux époux, vivans modèles de toutes les vertus domes­tiques, aimés, respectés, admirés de tous leurs con­citoyens, surtout ma mère, pour cette ardente et héroïque piété qui l'a poussée à se consacrer tout entière au soulagement et au service des pauvres
 
Pendant ce long espace de temps, elle a successi­vement perdu le fils aîné et la seconde fille de son premier mari, puis les deux garçons qu'elle a don­nés au troisième, ce qui fait que, dans sa vieillesse, elle n'a plus d'autre fils que moi, et, par la fatalité de ma destinée, je ne puis demeurer auprès d'elle, ce qui fait bien souvent ma peine. Mais cette peine serait tout autrement cruelle, et à aucun prix je ne voudrais rester continuellement éloigné de ma mère, si je n'étais bien assuré que dans son fort et su­blime caractère, comme dans sa sincère piété, elle a trouvé une ample compensation à la privation de son fils.
 
Que l'on me pardonne cette digression, inutile peut-être, en faveur de la plus estimable des mères.
 
=== Chapitre II. Souvenirs d'enfance. ===
 
1752. Revenant donc à parler de mon âge le plus ten­dre, je dirai que de cette inintelligente végétation de l'enfance il ne m'est resté d'autre souvenir que celui d'un oncle paternel qui, lorsque j'avais trois ou quatre ans, me faisait tenir droit sur une vieille commode, et là me donnait, avec force caresses, d'excellens bonbons. Je l'avais presque entière­ment oublié, et tout ce qui m'en restait dans la mémoire, c'est qu'il portait de gros souliers dont le bout était carré. Beaucoup d'années après, la première fois que j'aperçus de ces bottes à trom­pette qui ont le bout carré à la mode de mon oncle, mort alors depuis long-temps, et que je n'avais pas vu depuis que j'avais l'usage de ma raison, l'aspect inattendu de cette forme de chaussure, aujourd'hui complètement passée de mode, réveilla en moi toutes les premières sensations que j'avais éprou­vées jadis en recevant les caresses et les dragées de mon oncle, et alors les gestes, les manières du bon oncle, et jusqu'à la saveur de ses confitures, me revenaient vivement à l'imagination. J'ai laissé échapper de ma plume ce souvenir d'enfant, pen­sant qu'il pouvait avoir son utilité pour qui médite sur le mécanisme de nos idées et sur l'intime affi­nité des sensations et des idées.
 
A l'âge de cinq ans environ, une dyssenterie me 1754 réduisit à l'extrémité ; et il me semble que j'ai en­core dans l'esprit je ne sais quelle lueur de ce que je souffrais alors, et que, sans avoir aucune idée de ce que c'était que la mort, je la désirais cependant, comme devant mettre un terme à ma douleur, parce qu'à l'époque où mourut mon jeune frère j'avais entendu dire qu'il était devenu un petit ange.
 
Quelques efforts que j'aie faits souvent pour re­cueillir mes premières idées, ou même mes pre­mières impressions avant l'âge de six ans, je n'ai jamais pu retrouver que ces deux-ci. Ma srmir Ju­lie et moi, suivant le sort de notre mère, nous avions quitté le toit paternel, pour habiter avec elle la maison dé notre beau-père, qui fut pour nous plus qu'un père tout le temps que nous demeurâ­mes chez lui. La fille et le fils que ma mère avait en­core de son premier lit furent successivement en­voyés à Turin, l'un au collège des Jésuites, l'autre dans un couvent, et, peu de temps après, ma sœur Julie entra elle-même au couvent, mais, sans quit­ter Asti. J'avais alors près de sept ans. -1755. Je me rappelle à merveille ce petit événement domestique, parce que ce fut à cette occasion que, pour la première fois, la faculté de sentir se ré­vélait en moi. Je me souviens fort bien et delà dou­leur que j'éprouvai, et des larmes que je versai, quand il fallut me séparer de ma sœur, séparation de toit seulement, et qui n'empêchait pas que dans les commencemens je ne la visitasse chaque jour. Plus tard, lorsque j'ai réfléchi sur ces émotions, sur ces symptômes par où se décelait alors la sensibi­lité de mon cœur, je les ai toujours trouvés préci­sément les mêmes que ceux que j'éprouvais dans la suite, lorsque dans la fièvre des années de ma jeunesse, il a fallu m'éloigner de quelque femme que j'aimais, ou.bien encore m'arracher aux bras d'un ami véritable ; car jusqu'à présent j'en ai succes­sivement rencontré trois ou quatre, bonheur dont tant d'autres ont été privés, qui peut-être l'au­raient mieux mérité. Dans ce souvenir de la pre­mière souffrance de mon cœur, j'ai.depuis trouvé la preuve que tous les amours de l'homme, quelle que soit leur diversité, émanent du même prin­cipe.
 
Resté seul de tous ses fils dans la maison de ma mère, je fus confié à la garde d'un bon prêtre nommé don Ivaldi, qui me donna les premiers élé-mens du calcul et de l'écriture et me conduisit jusqu'en quatrième, où j'expliquai passablement, au dire de mon maître, quelques vies de Corn. Nepos et les fables accoutumées de Phèdre. Mais ce bon prêtre était lui-môme fort ignorant, à ce que j'entrevis dans la suite, et si, passé l'âge de neuf ans, on m'eût laissé entre ses mains, il est vraisemblable que je n'aurais plus rien appris. Mes bons parens étaient eux-mêmes d'une ignorance parfaite, et souvent je leur entendais répéter cette maxime en usage parmi nos gentilshommes d'alors, « qu'un seigneur n'avait pas besoin de devenir un docteur.» J'avais cependant reçu de la nature un certain penchant pour l'étude, surtout depuis que ma sœur avait quitté la maison. Cette solitude où je vivais avec mon maître m'inspirait à la fois de la mélan­colie et du recueillement.
 
 
=== Chapitre III. Premiers symptômes d'un caractère passionné. ===
 
Mais ici je dois noter une autre particularité fort étrange, relative à ce développement de mes facul­tés aimantes. L'absence de ma sœur m'avait laissé triste pour long-temps, et ensuite beaucoup plus sérieux. Mes visites à ma chère sœur étaient deve­nues de plus en plus rares, parce que, placé sous la direction d'un maître et devant me livrer à l'é­tude, on ne me le permettait plus que les jours de fête ou de congé, et encore pas toujours. Peu à peu je trouvai une sorte de consolation à ma soli­tude dans l'habitude d'aller chaque jour à l'église des Carmes qui était contiguë à notre maison, d'y entendre souvent de la musique, et d'y voir les moines officier et remplir toutes les cérémonies de la messe chantée, les processions et tout ce qui s'y rattache. Au bout de quelques mois, je ne pensais déjà plus tant à ma sœur ; au bout de quelques au­tres, je n'y pensais presque plus, et je n'éprouvais d'autre désir que d'être conduit, le matin et dans la journée, à l'église des Carmes ; et en voici la raison. Depuis ma sœur, qui avait environ neuf ans lors­qu'elle sortit de la maison, je n'avais vu habituel­lement d'autres visages déjeunes filles ou de jeunes garçons que ceux de quelques petits novices des Carmes qui pouvaient avoir entre quatorze et seize ans, et qui, vêtus de rochets blancs, assis­taient aux diverses cérémonies de l'église. Ces jeu­nes et fraîches figures, si semblables à des visages de femmes, avaient laissé dans mon cœur tendre et inexpérimenté la même trace et le même désir de les voir qu'y avait jadis imprimé le visage de ma sœur. Sous tant d'aspects si divers, c'était en­core de l'amour, comme il me fut aisé, plusieurs années après, de m'en convaincre pleinement, et de m'en assurer en y réfléchissant ; car alors ce que je sentais, ce que je faisais, je n'en savais rien et j'obéissais purement à l'instinct de la nature. Mon innocent amour pour ces novices en vint à ce point que je ne cessais de penser à eux et à leurs diverses fonctions : tantôt mon imagination me les peignait, leurs cierges à la main, et servant la messe avec leur visage angélique et recueilli ; tantôt je les voyais promenant leurs encensoirs autour de l'autel. Tout entier absorbé dans ces images, je négligeais mes études : toute occupation, toute société me devenait importune. Un jour, entre autres, que mon maître était sorti, me trouvant seul dans ma chambre, je cherchai l'article ''frères ''dans mes deux dictionnai­res, italien et latin, et, l'ayant effacé dans l'un et l'autre, j'y substituai le mot ''pères : ''je croyais par là sans doute ennoblir, ou, que sais-je encore?honorer ces petits novices que je voyais chaque jour, mais à qui je n'avais jamais adressé la parole, et de qui je ne savais pas le moins du monde ce que je voulais. J'a­vais parfois ouï prononcer le mot ''frère ''avec une sorte de mépris, et celui de ''père ''avec respect et amour. C'étaient là les seules raisons qui me firent corri­ger ces deux dictionnaires, et ces corrections gros­sièrement faites avec le grattoir et la plume, trem­blant qu'on ne les découvrît, je mis toute ma solli­citude à les dérober à mon précepteur, qui, bien loin de s'en douter et de songer à pareille chose, n'eut gardé de s'en apercevoir. Pour peu que l'on veuille bien réfléchir un moment sur cette niaiserie, et y chercher le germe des passions de l'homme, on ne la trouvera peut-être ni aussi ridicule ni aussi puérile qu'elle le parait. 1756. De ces bizarres effets d'un sentiment dont je n'avais encore aucune idée, mais qui déjà agissait si puissamment sur mon imagination, naissait dès lors, à ce qu'il me semble aujourd'hui, cette humeur mélancolique qui insensiblement s'empara de moi, et qui ensuite domina tous les autres côtés de mon caractère.' Entre sept et huit ans, un jour que je me trouvais dans cette disposition mé­lancolique, dont la cause était peut-être aussi dans une santé faible, ayant vu sortir mon précepteur et le-domestique, je m'élançai hors de ma petite chambre, qui, placée au niveau du sol, donnait sur une arrière-cour, autour de laquelle l'herbe crois­sait eh abondance. Je me mis aussitôt à en arra­cher à pleines mains, et, la portant à ma bouche, à la mâcher et à en avaler autant que je pouvais, malgré son amertume et son âcreté. J'avais ouï dire je ne sais par qui, ni quand, ni comment, qu'il y avait'une herbe appelée ciguë qui empoisonnait et qui faisait mourir. Jamais je n'ai eu la pensée ni la volonté de mourir i et je ne savais guère ce que c'était que la mort. Néanmoins, me laissant aller à je ne sais quel instinct naturel, mêlé d'une douleur dont la source m'était inconnue, je me jetai avidement sur cette herbe, dans la' pensée qu'il s'y trouverait peut-être aussi de-la ciguë ; mais, rebuté bientôt par l'intolérable amertume et la crudité d'une telle pâture, et me sentant l'envie de vomir, je me sauvai dans le jardin, qui était tout proche, et où, sans être vu de personne, je me débarrassai presque entière­ment de l'herbe que j'avais dévorée. Eta_nt ensuite retourné dans la chambre, j'y restai seul et taciturne, avec de légères coliques et des douleurs d'estomac. Sur ces entrefaites, mon maître rentra ; il ne se douta de rien, et, de mon côté, je n'eus garde de lui rien dire. Un moment après, il fallut se mettre à table, et ma mère me voyant les yeux rouges et en­flés, comme on les a d'ordinaire, quand on a fait effort pour vomir, me demanda avec instance et voulut savoir absolument ce qu'il en était. Avec les ordres de ma mère, les coliques devenaient plus pressantes ; si bien que je ne pouvais manger et que je ne voulais pas parler. D'une part, je m'obstinais à me taire, et à cacher ce que je souffrais ; de l'autre, ma mère continuait à me poursuivre de questions et de menaces. Cependant, à force de m'examiner avec attention, s'apercevant que je souffrais et que j'a­vais les lèvres vcrdàtres, car je n'avais pas songé à les laver, elle se lève brusquement, tout épouvantée, s'approche de moi,-me parle de la couleur inac­coutumée de mes lèvres, me presse, me force de répondre, jusqu'à ce qu'enfin cédant à la crainte et à la douleur, je lui confesse tout en pleurant. On m'administre aussitôt quelque léger remède, et il n'en résulta d'autre mal, sinon que pendant plu­sieurs jours on m'enferma dans ma chambre pour me punir ; et cette solitude ne servit qu'à prêter un nouvel aliment et une excitation nouvelle à mon humeur mélancolique.
 
 
===Chapitre IV. Développement du caractère indiqué par divers petits faits.===
 
Voici cependant le caractère qui se manifestait chez moi dans les premières années de ma raison naissante. Calme et taciturne, pour l'ordinaire, pé­tulant quelquefois, et babillard à l'excès; presque toujours dans les extrêmes opposés, opiniâtre et rebelle à la force, empressé à me rendre aux avis bienveillans, retenu plus que par toute autre chose par la crainte d'être réprimandé, prompt à rougir, et le poussant trop loin, inflexible lorsqu'on me prenait à rebours. Mais pour mieux rendre compte aux autres et à moi-même de ces primitives dispo­sitions que la nature avait gravées dans mon ame, parmi beaucoup d'historiettes futiles qui se ratta­chent à mon premier âge, j'en présenterai deux ou trois que je me rappelle fort bien, et qui peindront mon caractère au naturel. De toutes les punitions, qu'on pouvait m'infliger, celle qui me faisait le plus de chagrin, au point même de me rendre malade, et qui, pour cela même, ne me fut infligée que deux fois seulement, c'était de m'envoyer à la messe avec mon réseau de nuit sur la tète, vêtement qui cache presque entièrement les cheveux. La première fois que j'y fus condamné (je ne sais plus quelle en fut la cause), je m'en allai donc avec mon maître, qui me traînait par la main, à cette église des Carmes, nos voisins, église abandonnée, qui ne réunissait jamais quarante personnes dans son immense nef. Néanmoins ce châtiment m'affligea si fort, que pen­dant plus de trois mois je ne méritai aucun reproche. Parmi les raisons.que j'en cherchai plus tard en moi-même, quand je voulus me rendre bien compte de. cette impression, j'en trouvai deux principales qui résolurent tous mes doutes : l'une, c'était la pensée que tous les yeux devaient nécessairement se fixer sur le réseauj que je devais être bien ridi­cule et bien laid dans cet accoutrement, et que tout le monde allait me prendre pour un véritable mal­faiteur, me voyant puni d'une manière si terrible ; l'autre raison, c'est que je craignais d'être vu ainsi par mes chers petits novices, et cette idée me dé­chirait le cœur. Ne voilà-t-il pas, dans une minia­ture d'homme, votre portrait, mon cher lecteur, et celui de tous les hommes qui ont vécu ou qui vi­vront? car, à le bien prendre, nous sommes tous des enfans condamnés à n'être toujours que dès en-fans.
 
Mais l'effet extraordinaire que ce châtiment avait produit sur moi remplit de joie mes parens et mon précepteur. A la moindre apparence d'une faute, menacé du réseau abhorré, je me hâtais de rentrer dans le devoir, tout tremblant. Cependant, comme il m'arriva, certain jour, de commettre une faute plus qu'ordinaire, et de m'en excuser auprès de ma respectable mère par un solennel mensonge, je me vis une seconde fois condamné au réseau, et de plus il fut décidé qu'au lieu d'aller à l'église déserte des Carmes, oh me conduirait ainsi à l'église de Saint-Martin, qui était fort éloignée de la mai­son, située au.beau milieu de la ville, et fréquentée^ de préférence, vers le milieu du jour, par tous les oi­sifs du beau monde. Hélas î quelle douleur fut la mienne ! Prières, larmes, désespoir, tout fut inutile. Cette nuit, que je crus devoir être la dernière de ma vie, loin de pouvoir fermer l'œil un seul instant, je ne me rappelle pas en avoir jamais, même dans les circonstances les plus pénibles, essuyé une plus cruelle. L'heure fatale arriva : coiffé de ce'réseau maudit, pleurant et sanglotant, je me mis en route, suivant mon précepteur, qui me tirait par le bras, et poussé par le domestique, qui suivait. Je traver­sai ainsi deux ou trois rues où il n'y avait per­sonne;, mais à peine fûmes-nous entrés dans les rues fréquentées qui avoisinaient la place de Fé-glise de Saint-Martin, qu'aussitôt je cessai de pieu-, rer et de crier ; je cessai de me faire traîner; au contraire, je cheminai en silence d'un pas ferme,, me serrant contre l'abbé Ivaldi, dans l'espoir de passer inaperçu, à demi caché sous le cpude de mon maître, car ma petite taille s'élevait à peine jusque là. J'arrivai au beau milieu de l'église, mené par la main comme un aveugle que j'étais, car j'a­vais fermé les yeux en entrant, et je ne les rouyris qu'après m'être agenouillé au lieu où je devais en­tendre la messe; et, même, une fois ouverts, je les tins constamment baissés, de manière à ne distin­guer. personne ; et, redevenant aveugle quand il fallut sortir^ je.retournai à la maison avec la mort dans l'ame, me croyant déshonoré pour toujours: Je.ne voulus, ce jour-là, ni manger, ni parler, ni étudier, ni pleurer, et tel fut finalement l'excès de ma douleur et la tension de mon ame, que j'en fus malade plusieurs jours. Jamais dans la suite il ne fut môme parlé, à. la maison, de ce supplice du ré­seau, tant ma tendre mère fut épouvantée du dés­espoir que j'en montrai ; moi, de mon côté, je de­meurai fort long-temps sans faire aucun mensonge. Et qui sait si je ne dois pas à ce bienheureux réseau d'avoir été toute ma vie un des hommes les plus sincères que j'aie connus ?
 
Autre historiette.. Mon aïeule maternelle était venue à Asti : c'était une dame fort, considérée à Turin, veuve de l'un des plus grands sei­gneurs de la cour, et environnée de toute cette pompe extérieure qui laisse une si grande im­pression dans l'esprit des enfans. Cette dame demeura quelques jours auprès de ma mère , et, quoiqu'elle m'eût comblé de caresses, je n'a-,vais pu parvenir à me familiariser avec elle, comme un vrai petit sauvage que j'étais.- Lorsqu'elle fut sur le point de partir, elle me dit de lui demander ce qui pourrait, m'être le plus agréable, qu'elle se ferait un plaisir de me le donner. Par honte, d'a-,bord, et par timidité, ou irrésolution, puis par opi­niâtreté et entêtement, je m'obstinai à lui répondre une;seule et môme parole : ''rien; ''et l'on eut beau me retourner de vingt manières pour m'arracher un autre mot que ce ''rien ''impertinent et grossier, tout fut inutile. Et tout ce que gagnèrent à s'obstiner les personnes qui m'interrogeaient, c'est que ce ''rien, ''qui d'abord sortait sec et franc de ma bouche, fut ensuite prononcé par moi d'une voix dépitée et tremblante en même temps, et, en der­nier lieu, ne s'échappa de mes lèvres qu'avec beau­coup delarmes, et entrecoupé de profonds sanglots. Mes parens me chassèrent donc de leur présence, comme je l'avais bien mérité, et m'enfermant dans ma chambre, m'y laissèrent jouir à mon aise de ce ''rien ''tant désiré, et ma grand'mère partit.
 
Et moi, ce même enfant qui devait refuser avec cette invincible obstination les dons légitimes de sa grand'mère, quelques jours auparavant, j'étais allé lui voler, dans une malle entr'ouverte, un éventail, que j'avais ensuite caché dans mon lit, où il fut retrouvé quelque temps après. Je dis alors, ce qui était vrai, que je l'avais pris pour le donner, plus tard à ma sœur. Ce larcin fut puni, comme il le méritait, d'un sévère châtiment ; mais, quoiqu'il y eût plus de mal à voler qu'à mentir, je ne fus ni menacé ni puni du supplice du réseau. Ma pauvre mère craignait plus de me rendre ma­lade de chagrin que de me voir devenir un peu fripon : défaut qui, à dire le vrai, n'est pas à crain­dre long-temps ni difficile à déraciner dans un homme que rien ne sollicite à prendre. Le res­pect des biens d'autrùi naît et prospère très-vite chez ceux à qui la fortune en a départi de légi­times.
 
Et ici, en guise d'anecdote, je raconterai ma première confession spirituelle, que je fis entre sept et huit ans. Mon maître, pour m'y préparer, me suggérait lui-même les divers péchés que je pouvais avoir commis, et dont, pour la plupart, j'ignorais jusques aux noms. Après cet examen préparatoire,, fait en commun avec don Ivaldi, on fixa le jour où j'irais porter mon petit fardeau aux pieds du père Angelo. C'était un carme, qui était aussi le confesseur de ma mère. J'y allai, et je ne sais trop ce que je lui dis ; car j'éprouvais beau­coup de peine et une répugnance naturelle à révé­ler ainsi mes secrets, mes actions et mes pensées à un homme que je connaissais à peine. Je crois que le père fit lui-même ma confession pour moi.-Quoi qu'il en soit, il me donna l'absolution, et m'en­joignit de m'agenouiller devant ma mère avant de me mettre à la table, et, en cette posture, de lui demander publiquement pardon de toutes mes of­fenses passées. Cette pénitence me paraissait fort dure à avaler, non qu'il m'en coûtât le moins du monde de demander pardon à ma mère ; mais me prosterner à terre et devant quiconque pouvait se trouver là, c'était pour moi un supplice intoléra­ble. Etant donc revenu à la maison, je montai à l'heure du dîner, me dirigeant vers la table ; mais, lorsque chacun fat entré dans la salle à manger, il me parut que tous les yeux se fixaient sur moi : c'est pourquoi, baissant les miens, je demeurais immobile, dans le doute et la confusion, sans m'ap-procher de la table, où chacun déjà prenait place. Mais je nem'imaginais pas qu'aucun des convives sût le secret de ma confession et de ma pénitence. Reprenant donc un peu de courage, je m'avance pour m'asseoir. Mais voici ma mère qui, me regardant d'un œil sévère, me demande si je puis véritablement m'asseoir à cette table, si j'ai fait tout ce que je devais faire, enfin si je n'ai rien à me reprocher? Chacune de ces questions était un coup de poignard dans mon cœur. Mon visage attristé répondait assez pour moi ; mais mes lèvres ne pou­vaient proférer une seule parole, et par aucun moyen on ne put m'amener, je ne dirai pas à ac­complir, mais simplement à articuler, ou même à laisser comprendre la pénitence qui m'était impo­sée. Ma mère, de son côté, ne voulait pas la dire, pour ne pas trahir le confesseur qui m'avait trahi. H en résulta que ma mère perdit, ce jour-là, la génuflexion qui lui revenait, moi mon dîner, et peut-être aussi l'absolution que le père Angelo m'avait donnée à de si dures conditions. Avec tout cela, je n'eus pas alors assez de pénétration pour deviner que le père Angelo avait concerté avec ma mère la pénitence qu'il m'infligerait. Mais, le cœur, en ceci, me servant beaucoup mieux que l'esprit, j'en conçus dès lors pour le susdit père une petite haine passablement profonde, et assez peu de penchant dans la suite pour ce sacrement, quoi­que, dans mes confessions suivantes, on ne s'avi­sât plus jamais de m'imposer une pénitence pu­blique.
 
 
===Chapitre V. Dernière historiette de mon enfance.===
 
Les vacances amenèrent à Asti mon frère aîné, le marquis de Cacheranno, qui, depuis plusieurs années, faisait ses études à Turin, au col­lège des Jésuites. Il avait environ quatorze ans, et moi huit; sa société fut eh même temps pour moi une distraction et un ennui. Ne l'ayant jamais connu auparavant (car il était seulement mon frère utérin), je ne me sentais pour lui, à vrai dire, que fort peu d'affection. Mais comme, après tout, il jouait un peu avec moi, l'habitude au­rait fini par me donner une sorte de penchant pour lui ; malheureusement il était beaucoup plus grand que moi, avait plus de liberté, plus d'argent, plus de part aux caresses de la famille ; il avait déjà vu bien plus de choses que moi. Pendant son séjour à Turin, il avait expliqué Virgile; que sais-je en­core? Il avait, lui, tant d'autres petits avantages que, moi, je n'avais pas , que, pour la première fois, j'appris alors à connaître l'envie. Ce n'était point une basse envie, car elle ne me portait pas précisément à haïr ce jeune homme ; mais elle me faisait désirer avec une ardeur excessive les cho­ses que je lui voyais, sans que pour cela je vou­lusse les lui ôter. C'est là, je crois, ce qui distin­gue les deux envies : l'une, dans les âmes mauvaises, devient bien vite haine implacable contre quiconque possède quelque bien, et un désir effréné de mettre obstacle à ce bien ou de le ravir, lors même qu'on ne devrait pas en jouir; l'autre, dans les cœurs honnêtes, devient, sous le nom d'émula­tion et de noble lutte, un besoin inquiet et ora­geux d'obtenir des mêmes choses, autant ou plus que les autres. Oh ! combien est subtile et presque invisible la distance qui distingue le germe de nos vertus de celui de nos vices !
 
Ainsi, tantôt jouant avec mon frère, tantôt me querellant avec lui et y gagnant tour à tour de petits présens ou des coups de poing, je passai tout cet été avec plus de plaisir que les autres, ayant jusque alors toujours été seul à la maison, et l'on sait qu'il n'est pas de plus grand ennui pour les enfans. Un jour, entre autres, qu'il faisait très-chaud, vers midi, pendant que tout le monde fai­sait la sieste, nous faisions, nous autres, l'exercice à la prussienne, que mon frère m'enseignait. Voici que, dans une marche, en exécutant une conver­sion, je tombe et vais donner de la tête sur un des chenets que, par négligence, on avait laissés dans la cheminée depuis l'hiver précédent. Le chenet était brisé et n'avait plus cette pomme de cuivre adaptée d'ordinaire sur les deux pointes qui s'a­vancent en dehors de la cheminée, et ce.fut sur l'une de ces pointes que j'allai, pour ainsi dire, me clouer là tête, à un doigt environ au-dessus de l'œil gauche, et au beau milieu du sourcil. La blessure fut si large et si profonde, que j'en porte encore et en porterai jusqu'au tombeau la très-visible cicatrice. Je me relevai sur-le-champ moi-même, et je criai aussitôt à mon frère de ne rien dire. Dans ce premier moment, il me semblait que je ne sentais pas la moindre douleur, mais bien vivement, au contraire, la honte de m'être mon­tré un soldat si peu solide sur ses jambes. Déjà mon frère était allé en toute hâte réveiller mon précepteur, le bruit en était venu à ma mère, et toute la maison était sens dessus dessous. Pen­dant ce temps-là, moi, qui n'avais crié ni en tom­bant ni en me relevant, lorsque j'eus fais quelques pas vers la table, sentant quelque chose de chaud couler le long de mon visage, et y ayant porté les mains, je ne les vis pas plus tôt pleines de sang, que je commençai à pousser des cris. Ce ne pouvait être que des cris de frayeur et d'étonnement, car je me rappelle fort bien que je n'éprouvai aucune douleur, jusqu'au moment où le chirurgien, étant arrivé, se mit en devoir de laver, de tâter et de panser la plaie. Cette plaie fut quelques semaines à se cicatriser, et, pendant plusieurs jours, il me fal­lut rester loin de toute lumière, parce, qu'on crai­gnait pour mon œil, à causedelUnflammationet de l'enflure excessive qui étaient venues à la suite de la blessure. Lorsque ensuite je fus entré en conva­lescence, la tête encore chargée d'emplâtres et de bandages, j'allai cependant avec beaucoup de plaisir à la messe des Carmes; quoique bien convaincu que cet accoutrement d'hôpital me dé­figurait beaucoup plus que le petit réseau de, nuit de couleur verte, très-propre, tel précisément que le portent par goût les élégans d'Andalousie, et moi-même, lorsque, plus tard, je voyageai en Es­pagne, je le portai comme eux et par coquetterie. Je n'éprouvais donc aucune répugnance à me montrer ainsi fait en public, soit que le souvenir d'un danger couru me chatouillât le cœur, soit qu'un mélange d'idées encore confuses dans mon petit cerveau me fît attacher à cette blessure je ne sais quelle idée de gloire. Et il fallait que ce fût cela, car, sans avoir bien présent à la mémoire ce que j'éprouvais alors, je me rappelle à mer­veille que chaque fois que, sur notre passage, on demandait à l'abbé Ivaldi pourquoi j'avais la tête emmaillotée, après qu'il avait répondu que j'étais tombé, je me hâtais d'ajouter, ''en faisant l'exer­cice.''
 
Et c'est.ainsi que dans de très-jeunes âmes, pour qui saurait les étudier, se décèlent et se ma­nifestent les germes opposés de nos vertus et de nos vices. Voilà bien qui trahissait en moi le germe de l'amour de la gloire; mais ni l'abbé Ivaldi, ni aucun de ceux qui m'entouraient, n'é­taient capables de pareilles réflexions.
 
Environ un an après, mon frèreaîné, qui était re­tourné à son collège de Turin, y fut attaqué d'une grave maladie de poitrine, qui, dégénérant en éthi-sie, le conduisit en peu de mois au tombeau. Il fut retiré du collège, ramené à Asti, sous le toit ma­ternel, et on m'envoya à la campagne pour ne pas me le laisser voir ; et en effet il mourut à Asti, dans le courant de Vété, sans que je l'aie jamais revu. Vers le même temps, mon oncle paternel, le chevalier Pellegrino Àlfieri, à qui le soin de mafor-tune avait été confié depuis la mort de mon père, et qui revenait alors d'un long voyage en France, en Hollande et en Angleterre, passa par Asti, où il me vit, et s'étant avisé, en homme de grand sens qu'il était, qu'avec ce système d'éducation je n'ap­prendrais pas grand'chose, de retour à Turin, il écrivit à ma mère, à quelques mois de là, qu'il voulait absolument me placer à l'Académie de cette ville. Mon départ se trouva donc coïncider avec la mort de mon frère. Je n'oublierai jamais le visage, les gestes et les paroles de ma pauvre mère au désespoir, qui disait en sanglotant : Dieu m'enlève l'un, et pour toujours , et l'autre, qui sait quand je le reverrai ! Elle n'avait encore qu'une fille de son troisième mari : elle en eut ensuite suc­cessivement deux garçons, pendant que j'étais à l'Académie de Turin.
 
Cette douleur de ma mère me pénétra profondé­ment ; mais bientôt le désir de voir de nouveaux objets, l'idée de voyager, en poste dans peu de jours, moi qui venais tout fraîchement de faire mon premier voyage à une ville située à quinze milles d'Asti, dans une voiture tirée par deux bœufs paisibles, et cent autres petites idées de ce genre, idées d'enfant qui se jouaient autour de mon ima­gination , tout cela allégeait en grande partie la douleur que je ressentais de la mort de mon frère et de l'extrême affliction de ma mère. Mais quand vint le moment du départ, je faillis m'évanouir, et peut-être m'en coûta-t-il davantage de quitter mon précepteur, don Ivaldi, que de m'arracher des bras de ma mère.
 
Enlevé presque de force et jeté dans la voiture par un vieux homme d'affaires, qui était chargé de m'accompagner à Turin chez mon oncle, où d'a­bord je devais descendre, je partis enfin, escorté d'un domestique qui ne devait plus me quitter. C'é­tait un certain André, d'Alexandrie, garçon fort intelligent, et qui avait assez d'éducation pour son état et pour notre pays, où ce n'était pas alors chose commune que de savoir lire et écrire. Ce fut au mois de juillet 1758, j'ai oublié le jour, que je quit­tai la maison maternelle, un matin, de fort bonne heure. Je ne fis que pleurer pendant toute la pre­mière poste. Au relais, pendant que l'on changeait de chevaux, je descendis dans la cour, et me sen­tant fort altéré, sans vouloir demander un verre, ou me faire tirer de l'eau, je m'approchai de l'a­breuvoir des chevaux, et y ayant plongé brusque­ment la plus grande corne de mon chapeau, j'en bus autant que je pus en puiser.
 
Le précepteur-homme d'affaires, averti par les postillons, accourut aussitôt, en criant après moi de toutes ses forces ; mais je lui répondis que, quand on courait le monde, il fallait s'accoutumer à ces choses-là, et qu'un bon soldat ne savait pas boire autrement. Où donc étais-je allé pêcher ces idées-chevaleresques? je ne saurais le dire, d'autant que ma mère m'avait toujours élevé avec beaucoup de mollesse et avec un excès ridicule de précautions pour ma santé. C'était donc encore là un de ces petits instincts de gloire qui se développaient en moi dès qu'il m'était permis de relever un tant soit peu la tête et d'échapper au joug.
 
Je terminerai ici cette première époque de mon enfance, pour entrer désormais dans un monde un peu moins circonscrit, où je pourrai plus briève­ment,-je l'espère, me peindre aussi avec plus de vérité. Ce premier tableau d'une vie qui tout en­tière, peut-être, est fort peu utile à connaître, pa­raîtra sans doute très-inutile à tous ceux qui, se croyant des hommes, ne veulent pas se souvenir que l'homme est une continuation de l'enfant.
 
== Seconde époque - Adolescence==
 
''Elle embrasse huit années de prétendue éducation.
 
 
=== Chapitre premier. ===
 
Départ de la maison maternelle, et entrée à l'Académie de Turin. — Description de l'Académie.
 
Me voilà donc courant la poste, et grand train. Je le devais à ce que, au moment de payer, j'avais, par mes prières, arraché de mon Mentor un bon pour­boire en faveur du premier postillon; ce qui m'avait tout d'abord gagné le cœur du second. Aussi ce der­nier allait comme la foudre, m'envoyant, par inter­valle, un regard et un sourire qui me demandaient pour lui-même ce que j'avais obtenu pour l'autre. Mon guide, vieux d'ailleurs et replet, s'étant épuisé pendant la première poste à me raconter de sottes histoires pour me consoler, dormait alors profon­dément , et ronflait comme un bœuf. Cette rapide allure de la calèche mè donnait un plaisir dont je n'avais jamais éprouvé l'égal. Dans le carrosse de ma mère, où d'ailleurs je n'avais pris place que bien rarement, on allait un si petit trot, que c'était pour en mourir. Et puis, dans une voiture fermée, jouit-on des chevaux? Tout au contraire, dans notre calèche italienne, on se trouve, pour ainsi dire, sur la croupe des chevaux, sans compter que l'on jouit admirablement de la vue du pays. Ce fut ainsi que de poste en poste, le cœur toujours plein de la vive émotion de la course et de la nouveauté des ob­jets, j'arrivai enfin à Turin, vers une heure ou deux de l'après-midi. La journée était superbe, et l'en­trée de cette ville par la ''Porte-Neuve ''et la ''place Saint-Charles, ''jusqu'à ''l'Annonciation, ''près de la­quelle demeurait mon oncle, m'avait ravi et jeté comme hors de moi : tout cet espace est véritable­ment grandiose et merveilleux à voir.
 
La soirée ne fut point aussi gaie. Quand je me vis dans un nouveau logis, entouré de visages in­connus, loin de ma mère, loin de mon précepteur, face à face avec un oncle qu'à peine j'avais entrevu une fois, et qui n'avait pas, il s'en fallait, l'air af­fectueux et caressant de ma mère, tout cela me fit retomber dans la tristesse et dans les larmes, et ré­veilla plus vivement en moi le regret de toutes les choses que j'avais quittées la veille. Cependant, au bout de quelques jours, ayant fini par me faire à toutes ces nouveautés, je repris mon enjouement et ma vivacité, et j'en montrai même beaucoup plus que je n'avais fait jusque là. Ma pétulance alla même si loin, que mon oncle s'en formalisa ; et voyant qu'il avait affaire à un lutin qui jetait le trouble dans sa maison, que d'ailleurs, n'ayant point de maître qui me fit travailler, je perdais tout mon temps, il n'attendit pas le mois d'octobre, comme on en était convenu, pour me mettre à l'Académie, et m'y confina dès le 1er août 1758.
 
A l'âge de neuf ans et demi, je me trouvai donc tout à la fois transplanté au milieu de gens incon­nus, loin de mes parens, isolé, et, pour ainsi dire, abandonné à moi-même. Car cette espèce d'éduca­tion publique ( si toutefois cela peut s'appeler une éducation ) n'agissait que sous le rapport des étu­des, et encore Dieu sait comme, sur l'ame des jeunes gens. Jamais une maxime de morale, et com­ment il fallait se conduire dans la vie, personne ne nous l'enseignait. Et qui nous l'eût appris, lorsque les instituteurs eux-mêmes ne connaissaient le monde ni par la théorie ni par la pratique ?
 
Cette Académie était un édifice magnifique, di­visé en quatre corps de logis : au milieu, une im­mense cour. Deux côtés étaient occupés par les élèves, les deux autres par le théâtre royal et par les archives du roi. Précisément en face de ces archi­ves, étaitle côté que nous occupions, nous, les élèves du troisième et du second ''appartement ; ''vis-à-vis du théâtre, habitaient ceux du premier, dont je par­lerai eu son temps.
 
La galerie supérieure de notre côté se nommait le troisième appartement : elle était destinée aux plus jeunes et aux classes inférieures. La galerie du premier étage, appelée second appartement, était réservée aux adultes, dont une moitié ou un tiers allaient à l'Université, autre édifice très-voisin de l'Académie ; les autres suivaient dans l'intérieur un cours d'études militaires. Chaque galerie contenait au moins quatre chambrées de onze jeunes gens chacune, sous la surveillance d'une espèce de prê­tre qu'on appelait ''l'assistant. ''C'était d'ordinaire quelque paysan affublé d'une soutane, qui ne rece­vait aucun salaire : on lui donnait la table et le loge­ment, et avec cela il s'arrangeait, de son côté, pour étudier à l'Université la théologie ou les lois. Quand ce n'étaient pas des étudians, c'étaient de vieux prêtres, les plus ignorans et les plus grossiers des hommes. Un tiers au moins du côté réservé au premier appartement était occupé par les Pages du roi, au nombre de vingt ou vingt-cinq, entièrement séparés de nous, à l'angle opposé de la grande cour, et touchant aux archives dont j'ai parlé.
 
Nous étions, on le voit, de jeunes étudians fort mal placés. Un théâtre, où il ne nous était permis d'entrer que cinq ou six fois au plus durant tout le carnaval ; des Pages, que leur service à la cour, les chasses, les promenades à cheval, nous sem­blaient faire jouir d'une vie bien plus libre et plus variée que la nôtre ; des étrangers enfin, qui occu­paient le premier appartement, presque à l'exclu­sion de nos compatriotes, car c'était un amas de tous les gens du nord : beaucoup d'Anglais, sur­tout des Russes, des Allemands, et des Italiens des autres états. Ce côté de l'Académie était plutôt un hôtel garni qu'un institut. Ceux qui l'habitaient n'étaient assujettis à d'autre règle qu'à rentrer le soir avant minuit ; du reste, ils allaient à la cour et aux théâtres, dans les bonnes ou mauvaises so­ciétés, suivant leur bon plaisir. Pour mettre le comble à notre supplice, à nous autres, pauvres petits martyrs du second et du troisième appartement, les lieux étaient distribués de telle sorte, que, pour aller à la messe dans notre chapelle, et aux salles de danse ou d'escrime, il nous fallait passer chaque jour par les galeries du premier apparte­ment, et avoir continuellement sous les yeux le spctacle insultant de leur liberté déréglée. Triste comparaison à faire avec l'austérité de notre ré­gime, que, chemin faisant, nous nommions la ''ga­lère. ''Celui qui disposa les classes de la sorte était un sot qui ne comprenait rien au cœur de l'homme, puisqu'il ne savait pas la déplorable influence que devait exercer sur ces jeunes esprits la vue con­tinuelle de tant de fruits défendus.
 
 
===CHAPITRE II.===
 
Tremièrcs études. — Études pédantesques et mal faites. .
 
Me voilà donc établi dans le troisième apparte­ment, et dans la chambre dite du Milieu, confié à la garde de ce même André, mon domestique, qui, de la sorte, se voyant mon maître, sans avoir ma mère ou mon oncle, ou tout autre de mes pa-rens pour le contenir, devint un diable déchaîné. Ce homme me.tyrannisait à son gré pour toutes les choses de sa compétence. C'était ensuite le tour de l'assistant à me traiter de la même façon, moi comme tous les autres, pour ce qui concernait l'é­tude et la conduite journalière. Le jour qui suivit mon entrée à l'Académie, les professeurs voulurent m'examiner pourvoir ce que je savais, et je passai, à leurs yeux, pour un bon quatrième, en état de . pouvoir aisément entrer en troisième, après trois mois d'une application soutenue. En effet, je me mis à l'œuvre de fort bonne grâce, et connais­sant alors, pour la première fois, tout le prix de l'émulation, je tins tète à plusieurs de mes com­pagnons plus âgés que moi, et, après un nouvel examen passé en novembre, je fus reçu en troi­sième. Le1 professeur de cette classe était un cer­tain don Degiovanni, un prêtre qui était peut-être moins savant encore que mon bon Ivaldi, et qui me suivait, en outre, avec bien moins d'attention et de sollicitude affectueuse, ayant à se partager de son mieux, et le faisant fort mal, entre ses quinze ou seize élèves ; car il en avait tout autant.
 
Je me traînai de la sorte sur les bancs de cette misérable école, âne parmi des ânes et sous un âne, et j'y expliquai Cornélius Népos, quelques églogues de Virgile, et autres choses semblables. On y faisait aussi des thèmes niais et absurdes. Dans tout autre collège dont les études auraient été bien dirigées, cette classe n'eût été au plus qu'une fort mauvaise quatrième.'Je n'étais jamais le dernier de mes camarades ; l'émulation m'éperonnait tant que je n'avais pas vaincu ou égalé celui qui pas­sait pour le premier. Mais ensuite parvenu moi-même au premier rang, je me refroidissais aussi­tôt, et retombais dans la mollesse. J'étais peut-être excusable ; car rien n'égalait l'ennui et l'insi­pidité de ces études. Nous traduisions ''les Vies ''de Cornélius Népos ; mais aucun de, nous, et peut-être pas même le maître, ne savait ce qu'avaient été ces hommes dont on nous faisait traduire la vie, où était leur pays, dans quels temps, sous quels gouvernemens ils avaient vécu, ni enfin ce que c'était qu'un gouvernement quelconque." Toutes les idées étaient étroites, fausses ou confuses. Aucun but dans le maître qui enseignait : aucun attrait, aucun plaisir dans l'écolier qui apprenait.C'étaient en somme de honteuses écoles de fainéantise, per­sonne n'y veillant, ou ceux qui le faisaient n'y comprenant rien. Et voilà comment on livre la jeunesse, sans remède pour l'avenir.
 
Après avoir passé presque toute l'année à étu­dier de la sorte, vers novembre, je fus admis dans les humanités. Le maître qui nous les enseignait, don Amatis, était un prêtre qui, avec beaucoup d'es­prit et de sagacité, avait passablement de science. Sous lui, je fis de grands progrès, et, autant que le permettait un système d'études aussi mal conçu, je devins d'une assez belle force en latin. Mon émulation s'augmenta par la rencontre d'un jeune homme qui me disputa la première place en thème, et qui parfois l'obtenait sur moi.Mais il me surpassait toujours dans les exercices de mémoire ; il récitait d'un trait, et sans se tromper d'une syl­labe, jusqu'à six cents vers des Géorgiques de Virgile, tandis que j'avais beaucoup de mal quand je pouvais arriver à quatre cents, ce qui me fai­sait grand'peine. Autant que je puis me rappeler aujourd'hui quels étaient alors les mouvemens de mon ame dans ces batailles d'enfant, il me semble que je n'avais pas un trop méchant caractère. Il est bien vrai qu'en me voyant battu par ces deux cents vers de surplus, je me sentais étouffer par la colère, et que souvent il m'arrivait de fondre en larmes, quelquefois même de m'emporter en inju­res furieuses contre mon rival ; mais soit qu'il va­lût mieux que moi, ou que moi-même je m'apai­sasse, je ne sais comment, quoique nos forces fus­sent à peu près égales, nous ne' nous querellions presque jamais, et, en somme, il y avait presque de l'amitié entre nous. Je crois que ma furibonde ambition d'enfant se trouvait satisfaite et consolée de cette infériorité de ,mémoire par le prix de thème qui me revenait presque toujours. Ajoutez que je ne pouvais haïr ce jeune homme, parce qu'il était d'une beauté rare, et, sans que ma pen­sée allât plus loin, je me suis toujours senti une vive inclination pour la beauté, dans les animaux, dans les hommes, en toute chose ; à telles ensei­gnes que la beauté dans mon esprit offusque un temps la raison, et souvent me déguise la vé­rité.
 
Pendant toute cette année des humanités, mes moeurs se conservèrent encore innocentes et par­faitement pures. La nature seule venait parfois, d'elle-même et à mon insu, y jeter quelque trouble.
 
Cette année-là, il me tomba entre les mains, et je ne puis me souvenir comment, un Arioste, toutes ses œuvres en quatre petits volumes. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne l'achetai pas, n'ayant pas d'argent; je ne le volai pas, me souvenant trop bien des choses que j'ai pu dérober. J'ai dans l'idée que je l'acquis volume par volume d'un de mes cama­rades, à qui je cédai en échange la moitié de poulet que l'on nous donnait à chacun le dimanche. Mon premier Arioste m'aurait ainsi coûté une paire des poulets en quatre semaines. Mais tout cela, je ne puis positivement me le certifier à moi-même, et à mon grand regret, car je serais heureux de savoir si la première fois que j'approchai mes lèvres des sources de la poésie, ce fut aux dépens de mon esto­mac, et en jeûnant du meilleur morceau qui fût servi sur notre table. Ce ne fut pas le seul marché que je fis, car cette bienheureuse moitié du poulet dominical, je me rappelle à merveille que je suis resté des six mois entiers sans la manger : je l'avais engagée en échange des histoires que nous racontait un certain Ligùana, qui, grand mangeur de sa nature, aiguisait son esprit pour s'arrondir la panse, et n'admettait à l'entendre raconter que sur tribut de victuailles. Mais, de quelque manière que le livre fût tombé dans mes mains, j'eus un Arioste. Je le lisais ç'à et là, au hasard, et sans com­prendre la moitié de ce que je lisais. Qu'on juge par là de ce que devaient être les études que j'avais faites jusque là. Moi, le prince des humanistes, moi qui traduisais les ''Géorgiques ''en prose italienne, et c'est bien autre chose que ''YEnéide'', j'étais en peine de comprendre le plus facile de nos poètes. Je n'oublierai jamais que dans le chant d'Alcine, arrivé à ce merveilleux passage où le poète décrit la beauté de la fée, je me creusais l'esprit pour bien entendre; mais, pour y parvenir, il me manquait trop de données en tout genre. Par exemple, les deux derniers vers de cette stance :
 
Le lierre presse moins étroitement, etc. Jamais je ne pouvais en trouver le sens. Et alors je tenais conseilavec monrival de classe, qui n'y voyait pas plus clair que moi, et tous deux nous nous per­dions dans un océan de conjectures. Comment fi­nirent cette lecture furtive et ce commentaire sur l'Arioste? L'assistant ayant vu courir dans nos mains un méchant petit livre qui disparaissait à son approche, le confisqua, et, s'étant fait donner les autres volumes, remit le tout au sous-prieur ; et nous voilà, pauvres petits poètes, privés de tout guide poétique, les ailes rognées.
 
 
=== CHAPITRE III. ===
 
Les parens auxquels fut conGée mon adolescence à Turin.
 
Pendant ces deux premières années à l'Acadé­mie, je n'appris donc que fort peu de chose, '''et '''ma '''santé se trouva '''gravement compromise par '''le '''changement et l'insuffisance de la nourriture, le désor­dre dans/le régime, le défaut de sommeil, le peu de soins, toutes choses contraires au système suivi pendant mes neuf premières années dans la maison de ma mère. Je ne grandissais aucunement, et je ne ressemblais pas mal à une petite bougie toute mince, toute pâle. Plusieurs maladies m'assaillirent l'une après l'autre ; l'une, entre autres, pour com­mencer, fit crevasser ma tête en plus de vingt en­droits. Il en sortait unehumeur visqueuse et fétide, précédée d'un si grand mal de tête, que mes tempes en devenaient toutes noires, et que la peau brûlée, pour ainsi dire, venant à s'écailler plusieurs fois, à diverses reprises, se renouvela entièrement sur les tempes et sur le front. Mon oncle paternel, le chevalier Pellegrino Alfieri, avait été nommé gou­verneur de la ville de Coni, où il résidait au moins huit mois de l'année. Il ne me restait donc à Turin d'autres parens que ceux de ma mère, la famille Tournon, et un cousin de mon père, mondemi-oncle, le comte Bénédict Alfieri. Ce dernier était premier architecte du roi, et il habitait une maison contiguë à ce même Théâtre-Royal qu'il avait conçu et fait exécuter avec tant d'art et d'élégance. J'allais quel­quefois dîner chez lui, ou lui faire de simples visites, selon le bon plaisir de cet André, qui me gouver­nait despotiquement et qui avait toujours à m'al-léguer des ordres ou des lettres de mon oncle de Coni.
 
Ce comte Bénédict était vraiment un digne homme, et d'un cœur excellent; il m'aimait et me caressait beaucoup. Il avait le fanatisme de son art : très-simple'de caractère, et à peu près étran­ger à tout ce qui n'avait point rapport aux beaux-arts. Parmi beaucoup d'autres preuves que je pourrais donner de sa passion démesurée pour l'architecture, il me parlait fort souvent et avec enthousiasme, à moi petit garçon, qui ne compre­nais absolument rien aux arts, du divin Michel-Ange Buonarotti, qu'il ne nommait jamais sans incliner la tête, ou sans ôter son bonnet, avec un respect et une humilité qui ne sortiront jamais de ma mémoire. Il avait passé à Rome une grande partie de sa vie ; il était plein du beau antique ; ce qui ne l'empêcha pas dans la suite de déroger par­fois au bon goût pour se conformer aux modernes. Je n'en veux d'autre témoignage que sa bizarre église de Carignan, en manière d'éventail. Mais ces petites taches, ne les a-t-il pas amplement effa­cées par le théâtre dont j'ai parlé plus haut, la voûte savante et hardie qui surmonte le manège du roi, la grande salle des- ''Stupinigi, ''la solide et ma­jestueuse façade du temple de Saint-Pierre à Ge­nève ? Il ne manquait peut-être à ce génie architec-tonique qu'une bourse mieux remplie que n'était celle du roi de Sardaigne. Ce qui le prouve, c'est le grand nombre de dessins magnifiques qu'il a laissés en mourant, et sur lesquels le roi mit la main. 11 y avait là beaucoup de projets, et les plus variés, pour les embellissemens à faire dans Turin, et, entre autres, pour la reconstruction de l'abo­minable muraille qui sépare la place du château de celle du palais royal, muraille qu'on a nommée, je ne sais pourquoi, le Pavillon.
 
Je m'étends ici avec complaisance sur la mémoire de ce bon oncle, qui avait bien son mérite, et aujourd'hui seulement j'en connais tout le prix. Lorsque j'étais à l'Académie, quoiqu'il eût pour moi beaucoup de tendresse, je le trouvais, à tout pren­dre, plus ennuyeux que divertissant ; et voyez, je vous prie, ce travers de jugement et la force des fausses maximes ! ce qui chez lui m'offusquait da­vantage, c'était son bienheureux parler toscan, que depuis son séjour à Rome jamais il n'avait voulu quitter, quoique, àTurin, ville amphibie, la langue italienne fût véritablement un idiome de contre­bande. Telle est cependant la puissance du beau et du vrai, que les mêmes gens qui, dans le .prin­cipe, au retour de mon oncle, se moquaient des habitudes de son langage, finissaient par s'aperce­voir que lui seul en réalité parlait une langue, pen­dant qu'ils ne faisaient eux, que balbutier un jargon barbare. Chaque fois qu'ils s'entretenaient avec lui, ils essayaient aussi de bégayer leur toscan, sur­tout cette foule de seigneurs qui voulaient quelque peu raccommoder leurs maisons et leur donner un air de palais : travaux futiles, dans lesquels cet ex­cellent homme perdait la moitié de son temps sans intérêt, par pure amitié, et pour complaire aux autres, je le lui ai bien souvent entendu dire, se fai­sant déplaisir à lui-même et à l'art. Que de gens à Turin, et des plus considérables, dont les mai­sons par lui embellies ou augmentées de vestibules, d'escaliers, de portes cochères, et de mille res­sources intérieures, resteront comme un monument de sa facile bonté à servir ses amis ou ceux qui se donnaient pour l'être !
 
Mon excellent oncle avait fait le voyage de Na-ples de compagnie avec mon père, son cousin, deux ans peut-être avant que ce dernier n'épou­sât ma mère; et c'est par lui que j'ai su beaucoup de choses relatives à mon père. Il me dit, entre au­tres, que, lorsqu'ils allèrent ensemble au Vésuve, mon père avait voulu à toute force se faire des­cendre jusqu'à la croûte du cratère intérieur, quoiqu'elle fût à une grande profondeur, ce qui se pratiquait alors au moyen de câbles que manœu­vraient des gens placés au sommet et à l'extérieur du gouffre. Environ vingt ans après, lorsque j'y al­lai pour la première fois, je trouvai toutes choses changées et la descente impossible. Mais il est temps que je retourne à mes moutons.
 
===CHAPITRE IV.===
 
Continuation de ces prétendues études.
 
1700. Aucun de mes parens ne s'occupant donc autre­ment de moi, j'allais perdant ainsi mes plus belles années à ne rien apprendre, ou presque rien. De jour en jour ma santé s'altérait : toujours malingre, et toujours ayant quelque plaie là ou là sur le corps, j'étais devenu le jouet continuel de mes camarades, qui me donnaient le gracieux surnom de ''charrogne; ''les plus spirituels et les plus hu­mains y joignaient encore l'épithète de ''pourrie. ''Cet état de santé me causait d'affreuses mélancolies, et l'amour de la solitude s'enracinait en moi chaque jour davantage. Avec tout cela, en 1760, je passai en rhétorique. Ces indispositions multipliées me laissaient encore de loin en loin quelques petits loisirs pour l'étude, et il ne fallait pas grand effort pour mener à fin de pareilles classes. Mais le pro-fessetr de rhétorique n'ayant pas le talent de son confrère des humanités, quoiqu'il nous expliquât ''l'Enéide, ''et nous fit faire des vers latins, il me pa­rut que, pour mon compte, je reculais au lieu d'a­vancer dans l'intelligence de la langue latine ; et puisque enfin je n'étais pas le dernier, j'en conclus qu'il en était des autres comme de moi. Pendant cette année de prétendue rhétorique, je me donnai la joie de reconquérir mon petit Arioste. Je le dé­robai, volume par volume, au sous-prieur, qui l'a­vait greffé sur ses propres livres dans sa biblio­thèque , où j e les voyais exposés. Je trouvai l'occasion de les reprendre en allant dans sa chambre avec quelques autres privilégiés pour voir jouer au ballon de ses fenêtres. Car de cette chambre, située en face du batteur, on voyait beaucoup mieux le jeu que de nos galeries, qui étaient de côté. J'avais soin de rapprocher avec art les volumes voisins à me­sure que j'en enlevais un, et ainsi j'eus le bonheur de rattrapper, en quatre jours consécutifs, mes quatre petits volumes. Ce fut pour moi une grande fête, mais je n'en parlai à qui que ce fût.
 
En repassant cette époque dans ma mémoire, j'y trouve qu'après avoir reconquis mon Arioste, je n'y songeai presque plus. Pour le laisser ainsi de côté, j'avais, je crois, deux raisons (sans comp­ter ma santé, qui était bien la principale) : la difficulté de l'entendre, qui semblait avoir aug­menté au lieu de diminuer (un rhétoricien!), et cette perpétuelle manie de l'Arioste d'interrompre sa narration, et de vous planter là au milieu de l'a­venture avec un pied de nez. C'est encore mainte­nant ce qui me déplaît en lui ; artifice contraire à la vérité, et qui n'est bon qu'à détruire l'effet produit en commençant. Ne sachant où aller pour rattraper la suite du récit, je finissais par le laisser là. Le Tasse aurait bien mieux convenu à mon caractère, niais j'ignorais jusqu'à son nom. Il me tomba alors dans les mains, je ne sais plus comment, une ''Enéide ''d'Annibal Caro. Je la lus et relus plusieurs fois avec avidité, avec fureur, prenant parti de toute mon ame pour Turnus et pour Camille. Je m'en servais aussi furtivement pour traduire le thème que le professeur nous donnait, ce qui ne laissait pas en­core de me retarder dans mon latin. Je ne con­naissais alors aucun autre de nos poètes :j'en excepte toutefois quelques opéras de Métastase, le ''Caton, YÂrtaxerce, l'Olympiade, ''et autres ''libretti ''qu'un Carnaval ou l'autre faisait tomber entre nos mains. Ces pièces avaient pour moi un grand charme ; seulement, lorsque l'ariette venait arrêter le développement de la passion, au moment même où elle commençait à me pénétrer, j'en éprouvais un déplaisir mortel, et plus d'ennui encore que des interruptions de ''YArioste. ''Je lus aussi alors quel­ques comédies de Goldoni, qui me divertirent beau­coup : celles-ci, c'était le maître qui mêles prêtait. Mais cet instinct des choses dramatiques, dont le germe était peut-être en moi, fut promptement étouffé et s'éteignit faute d'alimens, d'encouragé-mens, enfin de tout ce qui pouvait le développer. En résumé, mon ignorance, celle de mes maîtres, et notre insouciance à tous, en toute chose, ne pou­vaient aller plus loin.
 
Dans ces longs et fréquens intervalles où ma santé ne me permettait pas d'aller en classe avec les au­tres, un de mes camarades, mon aîné en Age, en force, et en ànerie plus encore, me chargeait de temps en temps de lui faire son devoir : c'était une version, une amplification ou des vers. Voici le bel argument qu'il employait pour m'y contraindre : « Si tu veux me faire mon devoir, je te donnerai ces deux balles.» Et il mêles montrait, jolies, en beau drap, partagées en quatre couleurs, bien cou­sues, et merveilleusement rebondissantes. «Si tu ne veux pas le faire, je te donne deux taloches. » Et tout en parlant, il levait sa main formidable, et la tenait menaçante au-dessus de ma tête. Je prenais les deux balles et lui faisais son devoir. Au com­mencement, je le faisais avec conscience et de mon mieux, et le professeur s'étonnait un peu des pro grès, inattendus de notre écolier, qui jusque là n'a-> vait été qu'une franche taupe. Mais je lui gardais religieusement le secret, plutôt encore parce que, de ma nature, j'étais peu communicatif, que pour la peur que j'avais de ce Cyclope. Cependant, après lui avoir fait de la sorte bon nombre de devoirs, ayant d'ailleurs plus de balles qu'il.ne m'en fallait, ennuyé de ce travail, et aussi un peu dépité de le voir se parer de mes plumes, je laissai insensible­ment se gâter l'ouvrage, et je finis même par y glisser de ces solécismes ''comme potebam ''ou autres semblables, qui vous font siffler de vos camarades et fouetter par vos maîtres. Celui-ci donc se voyant bafoué publiquement, et revêtu par force de sa peau naturelle, celle de l'âne, n'osa trop ouverte­ment se venger de moi ; il ne me força plus à tra­vailler pour lui, et demeura furieux, mais enchaîné par la honte dont j'aurais pu le couvrir en révélant son secret; jamais pourtant je ne le fis. Mais comme je riais sous cape quand j'entendais racon­ter aux autres l'effet que le ''potebam ''avait produit en pleine classe 1 Aucun ne me soupçonnait d'y avoir eu la moindre part. Ce qui me contenait en­core dans les bornes de la discrétion, c'était l'image de cette mainlevée sur ma tête,toujours présente à mes yeux, toujours prête à me faire payer tant de balles prodiguées en pure perte, et pour ne s'attirer que des reproches. J'appris dès lors par là que c'est une peur réciproque qui gouverne le monde. 176 1. Au milieu de ces puériles et insipides vicissitudes, souvent malade et toujours chétif, j'atteignis encore le terme de cette année de rhétorique, et après l'examen ordinaire, on me jugea de force à passer en philosophie. Ce cours de philosophie se faisait hors de l'Académie, à l'Université, qui était proche, et où l'on allait, deux fois le jour : le matin, classe de géométrie ; l'après-midi, classe de philosophie, ou de logique, comme on voudra. Me voilà donc philosophe, ayant à peine treize ans. J'étais d'au­tant plus fier de ce nom, que par là déj à j e me voyais, pour ainsi dire, parmi les grands; sans compter le charmant plaisir de mettre le pied dehors, deux fois par jour : ce qui souvent nous procurait l'occasion de faire, à la dérobée, dans les rues de la ville, de petites excursions, en feignant, pour sortir de classe, quelque besoin à satisfaire.
 
J'étais le plus petit de tous ces grands, parmi les­quels j'étais descendu dans la galerie du second ap­partement; mais cette infériorité de taille, d'âge et de forces, était précisément ce qui animait mon courage et me poussait à me distinguer de la foule. A cet effet, dès le commencement, j'étudiai avec assez de zèle pour être admis aux répétitions que faisaient le soir à l'intérieur les maîtres de l'Aca­démie. Je répondais aux questions tout comme les autres, et quelquefois même un peu mieux. Ce de­vait être purement chez moi le fruit d'une heureuse mémoire, et rien de plus ; car, à dire le vrai, je n'entendais absolument rien à cette philosophie pédantesque, insipide par elle-même, et de plus enveloppée dans un latin qu'il me fallait attaquer corps à corps et surmonter tant bien que mal, à coups de dictionnaire. Pour la géométrie, je suivis tout le cours, c'est-à-dire, qu'on m'expliqua les six premiers livres d'Euclide ; mais jamais je n'ai pu comprendre la quatrième proposition. Aujourd'hui encore je ne l'entends pas davantage, ayant toujours eu la tête parfaitement anti-géométrique. Cette classe de philosophie péripatéticienne, qui se fai­sait ensuite dans l'après-dîner, était une chose à dormir debout. Pendant la première demi-heure, on écrivait le cours sous la dictée du professeur, et pendant le reste du temps, que le professeur em­ployait à expliquer son texte latin (Dieu sait quel latin), nous autres, enveloppés jusqu'aux oreilles dans nos grands manteaux, nous nous livrions aux savoureuses douceurs du sommeil ; et parmi tous ces ces philosophes on n'entendait d'autre son que la voix traînante du professeur, qui, lui-même, avait bonne envie de dormir, et ce bruit des dormeurs ronflant sur divers tons, qui haut, qui bas, qui entre deux. Cela faisait un admirable concert.
 
Outre l'irrésistible puissance de cette philosophie soporifique, ce qui ne contribuait pas peu à nous faire dormir, surtout nous autres de l'Académie, qui avions deux ou trois bancs séparés à la droite du professeur, c'est que, chaque matin, il nous fallait trop tôt interrompre notre sommeil et nous lever. C'était, quant à moi, la principale cause de toutes mes indispositions, l'estomac n'ayant point assez de temps pour la digestion du souper, qui s'opère pendant le sommeil. Les supérieurs, ayant fait plus tard cette remarque à mon sujet, finirent par me permettre, durant mon année de philosophie, de dormir jusqu'à sept heures, au lieu de cinq trois quarts, heure à laquelle il fallait se lever, ou plutôt être levé, pour descendre dans la chambrée où se disait la prière du matin, après quoi on se mettait au travail jusqu'à sept heures et demie.
 
===CHAPITRE V.===
 
Divers événemcns sans intérêt. — Même sujet que le pré­cédent.
 
Pendant l'hiver de 1762, mon oncle, le gouver­neur de Coni, revint à Turin pour quelques mois, et, me voyant si chétif, il m'obtint encore quelques petits privilèges relativement à la nourriture, que l'on me fît un peu meilleure, c'est-à-dire plus saine. Joignez à ce plaisir de sortir chaque jour, pour aller à l'université, quelque bon repas chez mon oncle les jours de congé, et ce petit sommeil périodique de trois quarts d'heure pendant la classe : tout. cela contribua à me remplumer un tant soit peu, et je commençai alors à me dévelop­per et à grandir. Mon oncle, qui était notre tuteur, eut aussi la pensée de faire venir à Turin ma sœur Julia, la seule qui fût ma sœur de père et de mère, et de la placer au couvent de Sainte-Croix, après l'avoir ôtée du monastère de Saint-Anastase, à Asti, où elle était demeurée, plus de six ans, sous
 
5.
 
'''5t VIE D'AlFIERI.'''
 
les auspices d'une de nos tantes, veuve du marquis Trotti, qui s'y était retirée. Ma pauvre Julietta gran­dissait donc de son côté dans ce monastère d'Asti, où l'on s'occupait de son éducation un peu moins encore que de la mienne, grâce, à l'empire absolu qu'elle avait pris sur la bonne tante qui ne pouvait en jouir en aucune manière, l'aimant beaucoup et la gâtant plus encore. La jeune fille approchait de la quinzaine, étant mon aînée de deux ans. Cet âge, chez nous, n'est pas muet d'ordinaire, et déjà il parle assez haut d'amour au cœur tendre et fragile des jeunes filles. Une petite amourette de ma sœur, comme il peut en exister au couvent, quoiqu'elle eût pour objet une personne qui pouvait très-convena­blement l'épouser, déplut à mon oncle, et le déter­mina à faire venir Julia près de lui, pour la con­fier à une tante maternelle, religieuse à Sainte-Croix. La vue de cette sœur que j'avais tant ai­mée, comme je l'ai dit, et qui n'avait fait que croître en beauté, me ^causa une vive joie, et, me ranimant le cœur et l'esprit, contribua fort aussi à rétablir ma santé. Et cette compagnie de ma sœur, ou, pour mieux dire, la faculté de la voir de temps en temps, m'était d'autant plus chère, qu'il me semblait que je la soulageais un peu dans ses peines d'amour. Quoique séparée de son amant, elle s'obstinait à dire qu'elle ne voulait pas d'au­tre époux. J'obtenais d'André, mon geôlier, la per­mission d'aller lui rendre visite presque tous les > jeudis et les dimanches : c'étaient nos deux jours de congé. Et souvent il m'arrivait de passer tout
 
'''VIE D'ALFIEBI. 55'''
 
le temps de cette visite, qui durait une heure et da­vantage, à pleurer avec ma sœur à la grille du parloir. Ces pleurs me faisaient un grand bien, et chaque fois je m'en retournais plus léger de cœur, quoique triste encore. Moi, en ma qualité de phi­losophe, je donnais du courage à ma sœur, et l'exhortais à persister dans son choix ; elle ne pou­vait manquer d'arracher enfin l'aveu de mon oncle, celui de tous qui opposait à ses désirs le plus de résistance. Mais le temps, qui agit si puissamment même sur les cœurs les plus fermes, ne tarda pas beaucoup à changer complètement celui d'une jeune fille, et l'éloignement, les obstacles, les dis­tractions, et, plus que le reste, une éducation bien supérieure à celle qu'elle avait reçue de l'autre tante, guérirent ma sœur, et achevèrent de la con­soler en quelques mois.
 
Pendant les vacances de l'année où je fis ma philosophie, j'allai pour la première fois au théâ­tre de Garignan, où se donnaient les opéras bouf­fons : faveur signalée que je dus à mon oncle l'ar­chitecte, qui voulut bien, cette nuit-là, me recevoir dans sa maison. Les heures de ce théâtre ne s'ac-cordaient en aucune façon avec le règlement de l'Académie, qui voulait que chacun fût rentré au plus tard à minuit. On ne nous permettait d'ail­leurs d'autre théâtre que celui du Roi, où nous allions en corps une fois la semaine, et seulement pendant le carnaval. L'Opéra que j'eus le bonheur d'entendre, par une charitable supercherie de mon Oncle, qui fit dire aux-supérieurs qu'il m'emmenait
 
'''56 VIE D'ALFIEBT.'''
 
à la campagne pour vingt-quatre heures, avait pour titre : ''II Mercato di Marmontile '': il était chanté par les premiers bouffes d'Italie, le ''Carratoli, ''le ''Baglioni ''et ses filles, et la musique en avait été composée par l'un des maîtres les plus célèbres. L'éclat et la variété de cette divine musique firent sur moi une impression très-profonde, me laissant, pour ainsi dire, un sillon d'harmonie dans l'oreille et dans l'imagination, et émouvant en moi jusqu'à la fibre la plus secrète. Pendant plusieurs semaines, je demeurai plongé dans une mélancolie extraor­dinaire, mais qui n'avait rien que d'agréable. J'en rapportai une aversion profonde et un grand dé­goût pour mes études accoutumées, et en même temps un étrange mouvement d'idées fantastiques, sous l'inspiration desquelles j'aurais pu écrire des vers si j'avais su comment m'y prendre, et dévelop­per des sèntimens très-passionnés, si je n'avais été dans l'ignorance de moi-même, aussi bien que ceux qui prétendaient faire mon éducation. C'était la première fois que la musique produisait en moi un effet de ce genre, et l'impression en resta long­temps gravée dans ma mémoire, parce que jamais encore je n'en avait ressenti une aussi vive. Mais à mesure que je passe en revue mes souvenirs de carnaval, et le petit nombre ''d'opéra séria ''que j'a­vais pu entendre, que j'en compare les effets à ceux que j'éprouve encore, si, après avoir cessé de fré-r quenter le théâtre, j'y retourne au bout de quelque temps, je reconnais toujours qu'il n'y a pas pour agiter mon ame, mon cœur, mon intelligence, de
 
'''VIE B'ALFIERI. 57'''
 
puissance plus indomptable que la musique en gé­néral, et particulièrement les voix de femme et les ''contralti. ''Rien n'éveille en moiplus de sensations, et des sensations plus terribles et plus diverses. Presque toutes mes tragédies ont été conçues sous l'émotion immédiate de la musique, ou peu d'Heures après. Ainsi s'écoula ma première année d'études à l'Université , et mon répétiteur ayant dit (je ne sais pourquoi ni. comment) que j'avais fort bien employé l'année, je reçus de mon oncle de Coni la permission d'aller le retrouver dans cette ville, et d'y passer une quinzaine de jours, au mois d'août. C'était lé second voyage que je faisais de­puis que j'étais au monde; et cette petite course de Turin à Coni, par cette féconde et riante plaine de notre beau Piémont, me réjouit fort et me réussit à merveille. Le grand air et le mouvement ont tou­jours été pour moi les premiers élémens de la vie. Mais le plaisir de ce voyage fut amèrement troublé par la nécessité de le faire avec de simples voitu-riers, et au pas ; moi, qui quatre ou cinq ans au­paravant, sortant pour la première fois, avais si rapidement parcouru les cinq postes qui séparent Asti de Turin! Il me semblait que c'était déchoir en grandissant, et je me regardais comme désho­noré par l'ignoble et froide lenteur de ce pas d'âne dont nous allions. Aussi, en entrant à Carignan, à Racconigi, à Savigliano, dans la plus mince . bourgade, caché du mieux que je pouvais au fond de ma laide voiture, je fermais les yeux pour ne pas voir et n'être pas vu ; chacun allait sans doute
 
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reconnaître en moi cet enfant qui, autrefois, avait si fièrement couru la poste, et me railler aujour­d'hui en me voyant condamné à cette humiliante lenteur. Ces mouvemens me venaient-ils d'une ame ardente et sublime, ou simplement vaine, glo­rieuse? Je ne sais : que l'on en juge par les années suivantes ! Mais ce que je sais bien, c'est que si j'avais eu près de moi un homme versé dans la connaissance du cœur humain, il aurait pu dès lors faire de moi quelque chose, à l'aide de ce puissant mobile, l'amour de la louange et de la gloire.
 
Durant ma.courte apparition à Coni, je fis un premier sonnet, que je ne dirai pas mien, parce que c'était un ragoût de vers, ou pris en entier, ou gâtés, ou rajustés ensemble, le tout emprunté à Métastase et à l'Arioste, les deux seuls poètes ita­liens dont j'eusse lu quelque chose. Mais je crois que mes vers1 n'avaient ni la rime ni le nombre de pieds voulus. J'avais bien fait des vers latins, hexa­mètres et pentamètres, mais jamais personne nem'a-vait appris une seule règle de la versification ita­lienne. Quelque peine que je me sois donnée de­puis pour me rappeler au moins un ou deux de ces vers, je n'ai jamais pu y parvenir. Je sais seule­ment que ce sonnet était en l'honneur d'une dame que mon oncle courtisait, et qui ne me déplaisait pas. Le sonnet ne pouvait être que mauvais ; avec tout cela, il ne manqua pas d'être fort loué, d'a­bord par cette dame, qui n'y comprenait rien, et par d'autres juges dé même force. Il ne tint pas à moi
 
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que déjà je ne me crusse poète ; mais mon oncle, qui était un rude homme de guerre, et qui, suffi­samment versé dans la politique et l'histoire, n'en-, tendait rien et ne voulait rien entendre à aucune espèce, de poésie, se garda bien d'encourager ma muse naissante. Tout au,contraire, il désapprouva le sonnet, et ses moqueries tarirent jusque dans sa source le mince filet de ma veine. Lorsque l'envie de poétiser me revint, j'avais déjà plus de vingt-cinq ans, et que de vers bons ou méchans mouru-: rent, ce jour-là, de la main de mon oncle, dans le berceau de mon pauvre sonnet premier-né 1 ■ A cette sotte philosophie succéda, l'année sui- nc3. vante, l'étude de la physique et celle de là morale, distribuées de la même manière que les deux cours précédens : la physique le matin, et la morale pour faire la sieste. La physique me souriait assez ; mais, cette lutte perpétuelle avec la langue latine, mais mon ignorance complète de la géométrie, que je n'avais point encore étudiée, mettaient à mes pro­grès d'invincibles obstacles. Aussi l'avouerai-je à ma honte éternelle, et pour l'amour de la vérité, après avoir étudié la physique pendant une année entière sous le célèbre père Beccaria, il ne m'en est pas resté dans la tête une seule définition, et je ne sais rien, absolument,rien de son cours d'élec­tricité , ce cours si profond, qu'il a enrichi de tant de merveilleuses.découvertes. Ici encore, comme toujours, il m'arriva ce qui déjà m'était advenu pour la géométrie, c'est que, grâce à la fidélité de ma mémoire, j'allais fort bien aux répétitions, et recueil-
 
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lais des répétiteurs plus de louange que de blâme. Aussi, dans l'hiver de 1763, mon oncle eut-il l'idée de me faire un petit cadeau, ce dont jamais encore
 
ne s'était avisé, et cela en récompense de mon application qu'on lui avait vantée. Ce présent, maî­tre André me l'annonça trois mois à l'avance, et avec une emphase prophétique : il me dit qu'il sa­vait de bonne source que je le recevrais si je con­tinuais à me bien comporter, mais jamais il ne voulut me dire ce que ce pouvait être.
 
Cette espérance vague, que s'exagérait mon ima­gination, me renflamma de plus belle, et je me renforçai encore dans ma science de perroquet. Un jour enfin, le valet de chambre de mon oncle me montra le précieux cadeau qu'on me destinait : c'était une épée d'argent, travaillée avec beaucoup d'art. Sa vue me rendit fort désireux de la possé­der, et je l'attendais tous les jours, croyant l'avoir bien méritée ; mais le présent n'arriva pas. On voulait, si j'ai bien entendu ou deviné dans la suite, que je priasse mon oncle de me la donner; mais le même caractère qui, plusieurs années aupara­vant, dans la maison de ma mère , ne m'avait pas permis de dire à mon aïeule ce que j'eusse dé­siré, quoiqu'elle m'en pressât vivement, vint ici encore me couper la parole. Il n'y avait pas de risque que je m'avisasse de demander cette épée à mon oncle: aussi ne l'eus-jepoint.
 
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===CHAPITRE VI.===
 
Faiblesse de ma" complexion. —Maladies continuelles.— Incapacité pour tout exercice, surtout pour la danse. — Pourquoi.
 
C'est de cette manière que je passai encore mon année de physique. Pendant l'été, mon oncle, ayant été nommé vice-roi de Sardaigne, fit ses disposi­tions pour s'y rendre. Il partit au mois de septem­bre, après m'avoir recommandé au peu de pareris que je pouvais encore avoir à Turin du côté de mon père ou de ma mère. Quant à mes intérêts pé­cuniaires, il renonça à la tutelle, ou du moins il en partagea les soins.avec un cavalier de ses amis. Je me trouvai tout-à-coup alors un peu plus de li­berté pour la dépense, et j'eus pour la première fois une petite pension mensuelle, fixée par mon nouveau tuteur. Mon oncle n'y avait jamais voulu consentir : refus, à mon sens, fort déraisonna­ble, et je le trouve ainsi aujourd'hui comme alors. L'obstacle venait peut-être d'André, qui, dépensant pour moi, et peut-être aussi pour lui-même, trou­vait plus commode de^ présenter des mémoires, et de me retenir ainsi plus étroitement dans sa dé­pendance. A la fin de 1762, j'avais passé à l'étude du droit civil et du droit canonique, cours qui, en quatre années, conduit l'étudiant au faîte de la gloire et le couronne du laurier de. l'avocat. Mais au bout de quelques semaines de droit, je retom­bai dans la maladie que j'avais eue deux ans aupar-
 
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avant, et qui m'avait enlevé toute la peau du crâne. Le mal fut plus grave que la première fois, tant ma pauvre tête était peu faite pour devenir un ar­senal de définitions, de digestes et autres merveilles de l'un et l'autre Gius ''[droit). ''Je ne saurais mieux peindre l'étatphysique de ma tête à l'extérieur, qu'en la comparant à la terre lorsque, brûlée par le so­leil, elle s'entrouvre en tous sens, dans l'attentcde la bienfaisante pluie qui doit refermer ses bles­sures . Mais il sortait de mes plaies une telle quan­tité d'humeur visqueuse, qu'il fallut bien cette fois abandonner mes cheveux à l'odieux outrage des ciseaux, et au bout d'un mois je sortis de cette hi­deuse maladie, tondu et affublé d'une perruque. Cet accident fut un des plus douloureux que j'aie éprouvés dans ma vie, tant pour la perte de mes cheveux que pour cette maudite perruque, qui devint aussitôt la risée de tous mes camarades es­piègles et pétulans. D'abord, je voulus prendre ou­vertement sa défense ; mais voyant que je ne pou­vais à aucun prix la sauver du torrent déchaîné qui l'assaillait de toutes parts, et, que je courais le risque de me perdre moi-même avec elle, je passai tout-à-coup dans le camp ennemi, et, prenant le parti le plus leste, j'arrachai mon infortunée per­ruque avant qu'on ne m'en fît l'affront, et je la jetai en l'air, comme une balle, la livrant le pre­mier à toutes les infamies de la terre. Qu'en ar-riva-t-il ? C'est qu'au bout de quelques jours l'é­motion populaire s'était si bien refroidie, que je pouvais passer pour la perruque la moins perse-
 
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cutée, je dirais volontiers la plus respectée des. deux ou trois que nous étions dans la même gale­rie. J'appris alors qu'il faut toujours paraître don­ner spontanément ce qu'on ne saurait s'empêcher de perdre.
 
Dans le cours de cette même année, on m'avait encore donné d'autres maîtres, un pour le clave­cin, un autre pour la géographie. Je pris goût à la sphère et aux cartes, qui m'amusaient, et me tirai assez bien de la géographie, y mêlant quelque peu d'histoire, surtout d'histoire ancienne. Le maître , qui me l'enseignait en français, étant de la vallée d'Aoste, me prêtait encore quelques livres fran­çais, que je commençais aussi un peu à compren­dre , entre autres Gil Blas, qui vraiment me ravit : c'était le premier livre que je lisais de suite et d'un bout à l'autre depuis l'Enéide de Caro, et il me divertit beaucoup plus. Depuis lors je tombai dans les romans, et j'en lus un grand nombre, tels que ''Cassandre, Almachilde, ''etc. Les plus noirs et les plus tendres étaient ceux qui me plaisaient et me touchaient le plus. Dans le nombre, je trouvai les ''Mémoires d'un homme de qualité, ''que je relus dix fois pour le moins. Quant au clavecin, malgré ma passion effrénée pour la musique et d'assez grandes dispositions naturelles, j'y fis néanmoins fort peu de progrès, et je n'y réussis guère qu'à me dégourdir la main sur le clavier. La musique écrite ne voulait pas entrer dans ma tête ; j'avais.de l'o­reille et de la mémoire, voilà tout. J'attribuerais, en outre, cette invincible difficulté d'apprendre les
 
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notes de musique au choix malheureux de l'heure à laquelle je prenais leçon : c'était aussitôt après le dîner. Or, à toutes les époques de ma vie, il m'a­vait tdujoùrs été matériellement démontré qu'il m'était tout-à-fait impossible de me livrer pendant cette heure à une opération quelconque de l'intel­ligence, ou même d'appliquer simplement les yeux sur une carte ou sur tout autre objet. Ces notes de musique, avec leurs cinq lignes si régulièrement -parallèles, dansaient devant mes paupières, et après une heure de leçon, je quittais le clavecin, n'y voyant plus ; me voilà malade et stupide pour tout le reste de la journée. - A leur tour, les leçons de danse et d'escrime ne me réussissaient guère mieux : l'escrime, parce que j'étais décidément trop faible pour me tenir constamment en garde et prendre toutes les atti­tudes convenables (d'ailleurs, c'était aussi après le dîner, souvent même en quittant le clavecin qu'il me fallait prendre l'épée) ; la danse, parce que je la haïssais naturellement, et que, pour comble de contrariété, j'avais un maître français, récemment arrivé de Paris, qui, par l'impertinente politesse de son air et la perpétuelle caricature de ses mou-vemens et de ses discours quadruplait encore l'aver­sion innée que je témoignais pour cet art des ma­rionnettes. La chose alla si loin, que, au bout de quelques mois, je renonçai complètement à la le­çon, et jamais je n'ai su, que dirai-je? danser la moitié d'un menuet. Il ne faut même encore que ce mot pour me faire rire et pour m'impatienter tout
 
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ensemble. C'est là le double effet que depuis n'ont jamais manqué de produire sur moi les Français, et toutes leurs affaires, qui ne sont, à vrai dire, qu'un menuet perpétuel et souvent mal dansé. J'at­tribue en grande partie à mon maître de danse la prévention défavorable et un peu exagérée peut-être qui m'est restée au fond du cœur contre la nation française, qui a bien aussi sans doute d'ai­mables et précieuses qualités. Mai$ les premières impressions qui prennent racine d|ins cet âge en­core tendre ne s'effacent plus, et difficilement elles s'affaiblissent avec les années. La raison, plus tard, les combat ; mais c'est un combat qu'il faut recom­mencer chaque jour, pour juger sans passion, et encore il est rare que l'on y arrive..
 
Lorsque je recherche ainsi la trace de mes pre­mières idées, j'y trouve encore deux causes qui, depuis l'enfance, m'ont rendu antifrançais :. l'une, c'est qu'à l'époque où j'étais encore à Asti, dans la maison paternelle, et avant que ma mère ne se.ma-riât en troisièmes noces, vint à passer dans cette ville la duchesse de Parme, Française de nais­sance, qui allait à Paris, ou qui en revenait. Cette voiture qu'elle occupait avec ses dames'et avec ses femmes, tout empâtées de ce rouge, dont les Fran­çaises étaient alors les seules à se servir, chose qui m'était toute nouvelle, frappa singulièrement mon imagination, et j'en parlai encore des années, me perdant à chercher quelle pouvait être l'intention ou l'effet d'une parure si bizarre, si ridicule, si ennemie de la nature. Car, enfin, lorsqu'une mala-
 
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die, l'ivresse, ou toute autre cause, donne au vi­sage humain cette rougeur étrange, on la dissi­mule autant qu'on le peut, de peur de s'attirer, en le laissant voir, la pitié ou la raillerie. Ces minois français me laissèrent un long et profond sentiment de dégoût et de répugnance pour les femmes de ce pays. Voici quelle fut l'autre source de dédain qui germait en moi : lorsque, long-temps après, j'étudiais la géographie, je voyais sur la carte qu'il y a une très-grande différence d'étendue et de po­pulation entre l'Angleterre ou la Prusse et la France, et néanmoins les nouvelles de la guerre venaient sans cesse m'apprendre que les Français s'étaient fait battre sur terre et sur mer. Ajoutons à cela ce que, dès l'enfance, on m'avait dit, que les Français avaient été plusieurs fois les maîtres d'Asti, et qu'en dernier lieu, ils y avaient été faits prisonniers au nombre de six ou sept mille et plus, se laissant prendre comme des lâches, sans oppo­ser aucune résistance, après s'y être montrés, comme de coutume, arrogans et despotes, avant de s'en faire chasser. Ces diverses particularités, que je rassemblai sur le visage de mon maître de danse, dont j'ai déjà plus haut décrit les façons ridicules et l'encolure grotesque, firent naître à jamais dans mon cœur ce mélange d'aversion et de mépris pour cette nation fâcheuse''i ''.Et certes, tout homme
 
* Il était du devoir du traducteur de laisser à Alfieri toute la liberté de sa pensée. Cette exagération ridicule est un trait de plus dans le caractère de l'auteur, et nous ne prendrons pas la peine de la relever autrement. N. D. T.
 
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qui, dans l'âge mûr, se demanderait à lui-même les causes élémentaires de ses antipathies et de ses sympathies pour les individus, les corps collec­tifs, ou même les divers peuples, en retrouverait peut-être dans ses années, les plus tendres les premières et imperceptibles semences, et peut-être les retrouverait-il peu différentes de celles que j'accuse à mon égard, et tout aussi mesquines. Oh I la mince chose que l'homme I
 
===CHAPITRE VII.===
 
Mort de mon oncle paternel. — Je deviens libre pour la pre­mière fois. — Mon entrée dans les premiers appartenions de l'Académie.
 
Après un séjour de dix mois à Cagliari, mon on­cle y mourut. Il n'avait guère que soixante ans, mais sa santé n'était pas très-bonne; et avant son départ pour la Sardaigne, il ne cessait de me dire que je ne le reverrais plus. Je n'avais pour lui qu'une affection fort tiède; je ne le voyais que ra­rement, et il s'était toujours montré sévère et pres­que dur à mon égard, jamais injuste cependant. C'était un homme digne d'estime pour sa droiture et son courage, et il avait fait la guerreavec distinc­tion. Doué d'un caractère très-ferme et très-net, il possédait toutes les qualités nécessaires pour bien commander. Il passait, en outre, pour avoir beau-
 
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coup d'esprit, esprit trop souvent étouffé sous une érudition sans méthode, sans mesure, sans discré­tion, et qui ne faisait grâce ni à l'histoire ancienne ni à la moderne. Je m'affligeai donc médiocrement de cette mort qui le frappait loin de mes yeux, que tous ses amis avaient prévue, qui d'ailleurs me met­tait en pleine possession de ma liberté, et des revenus déjà suffisans de mon patrimoine, auxquels venait se joindre l'héritage de cet oncle qui n'é­tait pas peu de chose.Lesloisdu Piémont délivrent à quatorze ans le pupille de son tuteur, et lui assi­gnent seulement un curateur, qui, lui laissant la libre disposition de ses revenus annuels, ne peut légalement lui interdire que l'aliénation des im­meubles. Maître de ma fortune à quatorze ans, cette situation nouvelle me fit porter la tête haute, et me lança vivement dans les espaces imaginaire. En même temps, un ordre de mon tuteur venait de m'ôter cet André, à demi domestique et précepteur à demi. C'était juste, car il était devenu ivrogne, libertin, querelleur, fort mauvais sujet, en un mot; l'oisiveté l'avait perdu et aussi l'absence de toute surveillance. Il en avait toujours assez mal usé avec moi, et lorsqu'il était ivre, c'est-à-dire quatre ou cinq jours par semaine, il allait jusqu'à me battre, et ne me traitait jamais que fort durement. Pendant les nombreuses maladies que je fis, il se contentait de me donner à manger, puis il s'en allait, et me-laissait enfermé dans ma chambre, quelquefois de­puis le dîner jusqu'à l'heure du souper; ce qui, plus que tout le reste, contribuait à éloigner ma
 
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convalescence, et me plongeaitplus avant dans cette horrible mélancolie qui était l'effet naturel de mon tempérament. Et cependant qui le croirait? durant plusieurs semaines, la perte de cet André m'arra­cha des soupirs et des larmes, et, ne pouvant m'opposer à la volonté de mon curateur, qui avait bien ses raisons pour le congédier et l'ôtcr d'au­près de moi, je persistai du moins pendant plu­sieurs mois à l'aller voir tous les jeudis et tous les dimanches, parce qu'il lui était défendu de mettre le pied à l'Académie. Je me faisais con­duire chez lui par le nouveau valet de chambre que l'on m'avait donné, homme épais, mais bon au demeurant, et d'un caractère fort doux. Je lui fournis même de l'argent pendant quelque temps, et lui donnai tout ce que j'avais, ce qui n'était pas beaucoup. Il finit cependant par trouver un autre maître, et le temps, d'autre part, m'ayant distrait de ma douleur sur le nouveau théâtre où me plaçait la mort de mon oncle, je n'y pensai plus. En es­sayant de m'en rendre compte à moi-même, ce que j'ai dû faire les années suivantes, j'ai trouvé le mo­tif de cette affection déraisonnable pour un si triste sujet. Si je voulais me peindre en beau, je dirais qu'elle provenait sans doute chez moi d'une cer­taine générosité de caractère, mais telle n'était pas alors la raison véritable. Plus tard seulement, lors­que, à la lecture de Plutarque, je commençai à m'en-flammer de l'amour delà gloire et delà vertu, j'ap­pris à connaître, à sentir, à pratiquer selon mes forces l'art ineffable de rendre le bien pour le mal.
 
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Mon affection pour cet André qui m'avait tant fait souffrir,,était chez moi un mélange de l'habitude contractée depuis sept ans de le voir toujours à mes côtés, et de la justice que je rendais à quel­ques bonnes qualités dont il était doué ; sa facilité à comprendre, son adresse et sa merveilleuse promptitude à exécuter, les longues histoires et les nouvelles qu'il avait sans cesse à me raconter, plei­nes d'esprit, de passion et d'images, toutes choses aumoyen desquelles, une fois passée la colère que m'inspiraient ses rudesses et ses vexations, il était toujours sûr de faire sa paix avec moi. Toutefois j'ai peine à comprendre qu'avec mon horreur na­turelle pour la contrainte et les mauvais traitemens, j'aie pu m'accoutumer au joug de cet homme. Plus tard, cette réflexion m'a rendu indulgent envers ceux des princes qui, sans être absolument des im­béciles, n'ont jamais su échapper à l'ascendant qu'ils avaient laissé prendre sur leur jeunesse, âge funeste, oùles impressions que l'on reçoit jettent de si profondes racines 1
 
Le premier fruit que je recueillis de la mort de mon oncle fut de pouvoir aller au manège. C'était là ce que je désirais le plus ardemment au monde, et jusque alors on me l'avait toujours refusé. Le prieur de l'Académie, informé du furieux désir que j'avais d'apprendre à monter achevai, résolut d'en tirer parti pour mon bien. Il me promit, pour ré­compense de mon travail, un maître d'équitation, lorsque je me serais décidé à prendre à l'université le premier degré de l'échelle doctorale, appelé la
 
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''maîtrise. ''H fallait pour cela subir tant bien que mal un examen public sur l'enseignement de ces deux années de logique, de physique et de géomé­trie. Je m'y résolus sur-le-champ, et, cherchant un répétiteur particulier qui me remît au moins dans la mémoire les définitions de ces sciences mal ap­prises, enquinze ou vingt jours, j'arrivai à coudre ensemble à la diable une douzaine de périodes la­tines, ce qu'il en fallait pour répondre au petit nombre de questions que devaient m'adresser les examinateurs. Je devins donc, je ne sais comment, en moins d'un mois, ''maître es art matricule, ''et par­tant j'enfourchai pour la première fois l'échiné d'un cheval, un autre art dans lequel je passai maî­tre tout de bon, quelques années après. Mais alors j'étais petit de taille, très-frêle d'ailleurs, et sans vigueur dans les genoux, où s'appuie cependant tout le savoir du cavalier. Avec tout cela, l'énergie de la volonté et l'ardeur de la passion me tenaient lieu de force, et en peu de temps je fis des progrès hon­nêtes, surtout dans l'art d'unir pour une direction commune la main et l'intelligence, et de saisir ou de deviner les mouvemens et l'allure de la bête. Ce noble et charmant exercice me rendit bientôt la santé, développa ma taille, et me doua d'une sorte de vigueur qui croissait à vue d'œil : j'entrais, on peut le dire, dans une nouvelle existence.
 
Mon oncle enterré, mon tuteur troqué contre un
 
curateur, délivré du joug d'André, ''maître es art,''
 
''■ ''et me sentant un destrier entre les jambes, il fallait
 
voir comme j'allais de jour en jour, dressant plus
 
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haut ma jeune crête. Je commençai par déclarer nettement au prieur et à mon curateur que cette étude des lois m'ennuyait, que j'y perdais mon temps, en un mot, que je voulais en rester là. Mon curateur en ayant alors conféré avec le gouverneur de l'Académie, ils décidèrent que je passerais dans le premier appartement, où l'éducation était beau­coup plus libre : j'en ai parlé plus haut.
 
J'y fis mon entrée le 8 mai 1763. Pendant le cours de cet été, je m'y trouvai presque seul ; mais l'au­tomne y ramena une foule d'étrangers de tout pays, à l'exception de la France : les Anglais y formaient la majorité. Une table excellente, magnifiquement servie, une grande dissipation, fort peu d'étude, beaucoup de sommeil, sans cesse à cheval, et cha­que jour moins de contrariété dans mes allures ; il n'en fallait pas davantage pour rétablir ma santé, et doubler mon audace et ma vivacité naturelles. Mes cheveux avaient repoussé, et jetant ma perru­que, je m'habillai à ma guise. Je dépensais folle­ment en habits, pour me consoler des vêtemens noirs dont l'inflexible règlement de l'Académie m'a­vait affublé pendant les cinq ans que j'avais passés dans le troisième et dans le second appartement. Mon curateur se récriait fort: ces habits, à l'en­tendre, étaient trop riches, et j'en changeais trop souvent ; mais le tailleur, qui me savait en état de payer, me faisait crédit volontiers, et s'habillait, je crois, lui-même à mes dépens. Libre, et venant d'hé­riter, je trouvai bientôt des amis, des compagnons pour tout ce qu'il me plaisait d'entreprendre, des
 
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flatteurs, en un mot, tout ce qui arrive avec l'ar­gent, et s'en retourne fidèlement avec lui. Dans la fièvre et la nouveauté de ce tourbillon, avec mes quatorze ans et demi, je n'étais cependant ni aussi vaurien ni aussi fou que l'on pouvait et que peut-être on aurait dû s'y attendre. De temps à autre, je me sentais intérieurement rappelé vers l'étude, et je me surprenais un peu d'impatience et quelque honte de mon ignorance, sur laquelle je ne m'abu­sais moi-même aucunement, comme aussi je ne cherchais pas le moins du monde à faire illusion aux autres. Mais étranger à toutes les bases d'une instruction solide, manquant d'ailleurs d'une di­rection quelconque, et ne possédant à fond au­cune langue, je ne savais à quelle étude me vouer, et par où commencer la lecture de beaucoup de ro­mans français (les Italiens n'en ont pas qu'on puisse lire) ; j'avais des occasions continuelles de m'entre-tenir avec des étrangers, aucune, en revanche, de parler ou d'entendre parler italien : tout cela avait insensiblement chassé de mon cerveau ce peu de •toscan (quel toscan ! ) que j'étais parvenu à y faire entrer durant mes deux ou trois années d'études asinesques et bouffonnes en humanités et en rhé­torique. Le français s'emparait si bien de tout le vide qui se faisait dans ma tête, que, par un bel accès do zèle de deux ou trois mois,- pendant cette première année que je passai dans le premier appar­tement, je m'enfonçai dans les trente-six volumes de l'histoire ecclésiastique de Fleury, et les lus presque tous avec acharnement. J'en fis même en
 
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français des extraits que je poussai jusqu'au dix-huitième livre, travail absurde, fastidieux et ridi­cule, que je poursuivis néanmoins avec beaucoup de persévérance et même avec un certain charme, mais, à coup sûr, sans aucun fruit. Ce fut'cette lecture qui commença à me désenchanter des prê­tres et de leur esprit ; mais bientôt je laissai là Fleury, et n'y songeai plus. Ces extraits, que je n'ai jetés au feu que dans ces dernières années, m'ont fait beaucoup rire, quand j'ai voulu y jeter un coup d'oeil, environ vingt ans après les avoir écrits. De l'histoire ecclésiastique, je me replongeai dans les romans ; souvent je relisais les mêmes, entre autres les ''Mille et Une Nuits.''
 
Chemin faisant, jeme liai avec quelques petits jeunes gens de la ville qui avaient encore leur pré­cepteur. On se voyait tous les jours, et on faisait de grandes cavalcades sur de mauvais chevaux de louage, véritable folie à se casser le cou mille fois pour une ; comme était celle encore de courir de l'ermjtage des Camaldules jusqu'à Turin sur un très-méchant pavé et par une pente très-raide ; ce que plus tard je n'aurais voulu recommencer à au­cun prix, même avec les chevaux les plus sûrs. Une autre fois, nous nous lancions à travers les bois qui sont entre le Pô et la Doire, après mon valet de chambre. Nous étions, nous, les chasseurs, et le pauvre homme sur son bidet faisait le cerf. Ou bien encore c'était la bride de son cheval qu'on lâchait, puis on le poursuivait à grands cris en faisant cla­quer les fouets ; on imitait le bruit du cor^avec la
 
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bouche; on sautait d'immenses fossés, au beau milieu desquels on se roulait souvent ; souvent en­core on passait à gué la Doire, à l'endroit où elle se jette dans le Pô ; en un mot, nous en fîmes tant de ces sottises et d'autres du même genre, que per­sonne ne voulait plus nous louer de chevaux à tel prix que ce fût. Mais ces mêmes excès développaient grandement mes forces, et me donnaient de la har­diesse. Ils préparaient par degrés mon ame à mé­riter, à supporter, et peut-être à bien gouverner avec le temps cette liberté physique et morale qui venait de m'être rendue.
 
 
===CHAPITRE VIII.===
 
Oisiveté complète. — Il m'arrive des contrariétés que je supporte avec constance.
 
Personne alors ne se mêlait de mes actions, que le nouveau valet de chambre, en qui mon curateur croyait m'avoir donné une espèce de demi-précep­teur, et qui avait ordre de m'accompagner toujours et partout. Mais, pour dire la vérité, comme c'était une bonne bête, passablement intéressée, en lui donnant beaucoup d'argent, je faisais de lui tout ce qu'il me plaisait d'en faire, et il ne redisait jamais rien. Malgré tout cela, comme de sa nature l'homme n'est jamais content, et moi beaucoup moins que tout autre, je m'ennuyai bientôt. Si petite que fut la sujétion, j'avais toujours, partout où j'allais, mon valet de chambre à mes trousses, et ce joug me pe­sait d'autant plus que seul j'y étais soumis de tous ceux qui habitaient le premier appartement : les autres sortaient à leur gré, et aussi souvent qu'ils le voulaient. Je ne me payai pas de la raison qu'on m'en donnait, que j'étais le plus enfant de tous, n'ayant point encore quinze ans. C'est pourquoi je me mis en tête de vouloir sortir seul, moi aussi ; et, sans en dire mot à mon valet de chambre, ni à qui que ce fût, ayant envie de sortir, je sortis. D'abord le gouverneur me réprimanda ; je n'en tins compte, et ressortis tout aussitôt. Cette fois je dus garder les arrêts chez moi. Dès que je me retrouvai libre, je sortis seul encore; retenu de nouveau et plus étroitement aux arrêts, puis de nouveau rendu à la liberté, je recommençai derechef. Le jeu continua de la sorte à plusieurs reprises ; ce qui dura bien un mois, la punition devenant toujours plus sévère, et toujours inutilement. À la fin je déclarai, étant captif, qu'il valait mieux me garder une fois pour toutes, parce qu'à peine libre, je ne prendrais, pour sortir immédiatement, la permission de personne ; que je ne voulais rien, en bien ou en mal, qui me fit un sort meilleur ou pire, ou autre, que celui de tous mes camarades; que cette distinction était in­juste, odieuse, et qu'elle me rendait la risée des autres ; que si, aux yeux dugouverneur, je n'étais ni d'âge ni de caractère à pouvoir faire comme ceux du premier appartement, il n'avait qu'à me renvoyer dans le second. Toutes ces petites impertinences me valurent des arrêts si prolongés, que j'y restai plus de trois mois, notamment tout le carnaval de 1764-. Je m'opiniàtrai à ne pas vouloir demander qu'on me délivrât de mon châtiment. Dans ma rage et mon entêtement, j'aurais pu y pourrir, mais plier, non. Je dormais presque tout le jour ; vers le soir, je me levais, et j'allais m'étendre sur un matelas que je fai­sais apporter à terre devant la cheminée. Comme je ne voulais plus recevoir l'ordinaire de l'Académie qu'on me portait dans ma chambre, je m'apprêtais moi-même à mon feu un peu ''de polenta ''ou quelque aliment du même genre. Je ne me laissais plus pei­gner, je ne m'habillais plus, et vivais à l'écart comme un jeune sauvage. S'il m'était défendu de sortir de ma chambre, du moins je pouvais y recevoir les visites de mes amis du dehors, les fidèles compa­gnons de ces héroïques cavalcades. Mais alors, de­venu sourd et muet, je restais là couché comme un corps sans vie, et ne répondais un mot à personne, quelque chose que l'on me dît. Je restais ainsi des heures entières, les yeux cloués à la terre, pleins de larmes, mais n'en laissant jamais échapper une seule.
 
 
===CHAPITRE IX.===
 
'''Mariage de ma sœur.—Ma réhabilitation. — Mon premier cheval.'''
 
Une circonstance vint m'arracher enfin à cette vie de véritable bête brûle, le mariage de ma sœur Jalia avec lé comte Hyacinthe de Cumiana. Il se fit lé 1er mai 1764, et ce jour est resté gravé dans ma mémoire, parce que j'allai avec toute la noce à dix milles de Turin, dans la magnifique villa de Cumiana, où je passai plus d'un mois le plus joyeu­sement du monde : chose toute simple, je sor­tais de prison, et je venais d'y passer tout l'hiver. Mon beau-frère avait obtenu ma liberté, et je fus rétabli à des conditions plus équitables dans le droit inné des naturels du premier appartement de l'Académie. C'est ainsi que je devins l'égal de mes camarades, grâce à plusieurs mois d'une capti­vité fort dure. A l'occasion de ce mariage, j'avais obtenu, en outre, qu'on me laissât la libre disposi­tion de mon bien, et on ne pouvait désormais me le refuser légalement. J'en usai aussitôt pour ache­ter mon premier cheval, qui me suivit à la villa de Cumiana. C'était un magnifique sarde, ayant la robe blanche, les formes élégantes et distinguées, surtout la tête, le col et le poitrail. Je l'aimais avec fureur, et je ne puis encore me le rappe­ler, sans une très-vive émotion. Ma passion pour ce cheval en vint au point de troubler mon repos, et de m'ôter l'appétit et le sommeil, chaque fois qu'il avait la plus légère indisposition ; ce qui arrivait fort souvent, parce qu'il était plein d'ardeur et en même temps délicat. Ajoutez qu'une fois entre mes jambes, ma tendresse pour lui ne m'empêchait pas de le tourmenter, et même de le mal mener lorsqu'il ne voulait pas faire à ma fantaisie. Je trouvai bientôt dans la délicatesse de ce précieux animal un prétexte pour en vouloir un second, et après celui-ci, deux de voiture, puis un de cabriolet, et encore deux de selle : en moins d'un an j'arrivai ainsi jusqu'à huit. Il fallait entendre les cris de mon curateur, le plus serré des hommes ; mais je le lais­sais chanter tout à son aise. Une fois que j'eus triom­phé de l'obstacle que m'opposaient la parcimonie et la lésinésie de ce cher curateur, je donnai bientôt tête baissée dans toute'espèce de dépenses, prin­cipalement à l'égard de la toilette, comme je crois déjà en avoir dit plus haut quelque chose. Parmi mes camarades les Anglais, il y en avait qui dé­pensaient beaucoup. Ne voulant pas me laisser sur­passer par eux, je cherchais, au contraire, et je réussissais à les surpasser eux-mêmes. Mais, d'un autre côté, les jeunes amis que j'avais hors de l'A­cadémie, et avec qui je vivais beaucoup plus qu'a­vec les étrangers de l'intérieur, dépendaient encore de leurs parens, et avaient peu d'argent.Comme ils appartenaient aux premières familles de Turin, leur tenue était parfaitement décente, mais leurs dépenses de fantaisie étaient nécessairement très-bornées. A l'égard donc de ces derniers, la vérité veut que je le confesse ingénument, je pratiquais alors une vertu qui m'est naturelle, et dont je ne saurais me défaire.
 
Je n'ai jamais voulu, jamais je n'ai pu surpas­ser, en quoi que ce fût, ceux que je voyais ou qui se reconnaissaient inférieurs à moi pour la force du corps, l'esprit, la générosité, le caractère, la for­tune. Aussi, chaque fois que je me faisais faire un nouvel habit riche de broderies ou de fourrures, s'il m'arrivait de le mettre dans la matinée pour aller à la cour, ou pour dîner avec ceux de mes cama­rades de l'Académie qui rivalisaient avec moi pour ces vanités , je m'en dépouillais aussitôt après le dîner, parce que c'était l'heure où les autres venaient chez moi. Je le faisais même soigneusement cacher, pour qu'ils ne le vissent pas ; enfin j'en avais honte avec eux, comme d'un crime. Il me semblait, en effet, que c'en était un, et mon cœur se le re­prochait, que de posséder, et plus encore d'étaler avec orgueil, des choses que mes amis et mes égaux n'avaient pas. Et c'est ainsi qu'après avoir eu tant de mal à obtenir de mon curateur qu'il me fît faire une élégante voiture , chose vraiment ridicule, et parfaitement inutile à un jeune garçon de seize ans, dans cette ville microscopique de Turin, je ne m'y montrais presque jamais, parce que mes amis, n'en ayant pas, devaient toujours s'en retourner à pied. Quant à mes nombreux chevaux de selle, j'avais un moyen de me les faire pardonner, c'était de les mettre en commun avec eux, outre qu'ils avaient chacun le leur, entretenu aux frais de leurs parons. Aussi cette branche de luxe me charmait-elle plus que toute autre, et il s'y mêlait moins de regret, parce qu'elle ne pouvait en rien offenser mes amis. Lorsque j'examine sans passion, et avec l'amour de la vérité, ces premiers temps de mon adoles­cence , je crois entrevoir à travers les écarts sans nombre d'une jeunesse impétueuse, trop inoccu­pée, mal élevée et sans frein, un certain penchant naturel vers la justice, l'égalité, la générosité des sentimens, et ce sont là, ce me semble, les élémens d'une ame libre, ou digne un jour de l'être.
 
 
===CHAPITRE X.===
 
Première amourette. — ïremier voyage. — Mon début dans les armes.
 
Pendant un mois environ que je passai à la cam- nos. pagne, dans la famille de deux frères mes meil­leurs amis, et qui étaient de mes cavalcades, je ressentis pour la première fois, et à ne pouvoir'en douter, le pouvoir de l'amour. Le mien avait pour objet leur belle-sœur, femme de leur frère aîné. Cette jeune dame était une petite brune, pleine de vivacité et douée d'une grâce piquante, qui faisait sur moi unie très-grande impression. Les symptômes de cette passion, qui depuis m'a fait si longuement éprouverpour d'autres toutes ses vicissitudes, se manifestèrent alors chez moi de la manière sui­vante : une mélancolie profonde et obstinée, le be­soin de chercher sans cesse l'objet aimé, et, à peine trouvé, de le fuir ; un embarras de lui parler, si par hasard je me trouvais quelques rares momens je ne dirai pas seul ( ce qui jamais n'arrivait, car elle était surveillée de très-près par son beau-père et sa belle-mère), mais un peu à l'écart avec elle ; courir des jours entiers, depuis notre retour de la campagne, dans tous les coins de la ville, pour la voir passer dans telle ou telle rue, dans les promenades publiques du Valentino et de la cita­delle; n'avoir pas même la force de l'entendre nommer, loin de pouvoir jamais parler d'elle ; enfin, avec d'autres encore, tous les effets qu'a si savamment et si amoureusement décrits notre di­vin maître en cette passion divine, Pétrarque, effets compris par si peu de gens, et qu'éprouve un plus petit nombre encore; mais c'est à ces rares élus qu'il a été donné de pouvoir s'élever au-dessus de la foule dans tous les arts humains. Cette première flamme, qui n'eut jamais aucun dénouement, de­meura long-temps au fond de mon cœur, allumée à demi; et dans tous ces longs voyages que je fis les années suivantes, toujours sans le vouloir, et pres­que sans que je m'en aperçusse, j'en faisais haute­ment la règle cachée de toutes mes actions ; j'en­tendais comme une voix qui me criait dans le plus secret de mon ame : Si tu acquiers tel ou tel mérite, il se peut qu'au retour tu lui plaises davantage ; et, les circonstances n'étant plus les mêmes, tu pour­ras peut-être donner un corps à cette ombre.
 
Pendant l'automne de 1765, je fis avec mon cu­rateur un petit voyage de dix jours à Gènes : c'était la première fois que je sortais du pays. La vue de la mer me causa un véritable ravissement, et je ne pouvais me rassasier de la contempler. La position superbe et pittoresque de cette ville ne m'échauffa pas moins l'imagination; et si alors j'avais su une espèce de langue, et qu'il me fût tombé quelque poète sous la main, assurément j'aurais fait des vers. Mais depuis près de deux ans je n'ouvrais plus aucun livre, excepté, et encore bien rarement, quelques romans français, et deux ou trois volumes de la prose de Voltaire, qui faisaient mes délices. En allant à Gènes, je ressentis une joie suprême à revoir ma mère et ma ville natale, que j'avais quit­tées depuis sept ans, et à cet âge ce sont des siècles.
 
A mon retour de Gènes, il me semblait que je venais de faire une grande chose, et que j'avais beaucoup vu. Mais si je m'en faisais accroire sur ce voyage avec mes amis du dehors (quoique jamais il ne m'arrivât de le leur laisser voir, de peur de les humilier), en revanche, après, je me sentais furieux et rapetissé devant mes camarades de l'Académie, qui tous venaient de pays éloignés, tels que l'An­gleterre, l'Allemagne, la Russie, la Pologne, etc. Mon voyage de Gènes n'était pour eux qu'un en­fantillage , et ils avaient raison. Cela me donnait une envie effrénée de voyager, et de voir par moi-même le pays de tous ces gens-là.
 
Cette oisiveté et cette dissipation continuelles me 1766. firent trouver courts les derniers dix-huit mois que je passai dans le premier appartement. Comme dès l'année où j'y étais entré, je m'étais fait inscrire sur la liste de ceux qui demandaient de l'emploi dans l'armée, trois ans s'étant écoulés au mois de mai 1766, je finis par être compris dans une promotion générale, dont faisaient partie avec moi environ cent cinquante jeunes gens. Depuis plus d'un an , l'ardeur de ma vocation militaire s'était singulièrement refroidie ; mais, n'ayant pas retiré ma pétition, je crus devoir accepter, et on me nomma porte-enseigne dans le régiment provin­cial d'Asti. D'abord j'avais demandé à entrer dans la cavalerie, par suite de ma passion naturelle pour les chevaux ; mais plus tard j'étais revenu sur ma démarche, et je m'étais contenté d'entrer dans l'un de ces régimens provinciaux, qui, en temps de paix, ne se réunissant sous les drapeaux que deux fois l'année et pour peu de jours, devaient me lais­ser une très-grande liberté de ne rien faire, ce qui était précisément la seule chose que je me fusse décidé à faire. Avec tout cela,ce service de peu de jours ne laissait pas de m'être fort désagréable. L'emploi que je venais d'accepter ne me permettait plus de rester à l'Académie, où je me trouvais à merveille. J'éprouvais alors, à y demeurer, autant de plaisir qu'auparavant je m'étais senti mal à l'aise et contraint dans les deux autres appartc-mens , et même dans celui-ci pendant les dix-huit premiers mois. Il fallut se résigner, et dans le cou­rant de mai je quittai l'Académie, après y avoir passé près de huit ans. Au mois de septembre, je me présentai à la première revue de mon régiment à Asti, où je m'acquittai très-exactement de tous les devoirs de mon petit emploi, tout en le haïssant. Il m'était absolument impossible de me faire à cette chaîne de dépendances graduelles qu'on appelle subordination. C'est bien assurément l'ame de la discipline militaire, mais ce ne sera jamais celle d'un futur poète tragique. En sortant de l'Académie, j'avais loué, dans la maison même de ma sœur, un appartement petit, mais élégant, et je n'étais occupé qu'à dépenser le plus d'argent possible en chevaux, en superfluités de tout genre, en dîners que je donnais à mes amis et à mes anciens ca­marades de l'Académie. La manio de voyager n'ayant fait que s'augmenter chez moi par mes fré-quens entretiens avec les étrangers, me détermina, contre ma nature, à tramer un petit complot pour surprendre à mon curateur la permission de visiter Home et Naples, au moins pendant un an. Et comme il n'était que trop vraisemblable qu'à l'âge de dix-sept ans et demi que j'avais alors, jamais on ne me laisserait aller seul, je tournai autour d'un certain précepteur anglais catholique qui devait accompagner dans cette partie de l'Italie un Fla­mand et un Hollandais avec qui j'avais passé plus d'un an à l'Académie, pour voir s'il ne vou­drait pas aussi se charger de moi, et faire ainsi ce voyage à nous quatre. Je fis si bien, en définitive, que j'inspirai aussi à ces jeunes gens le désir de m'avoir pour compagnon. Je me servis ensuite de mon beau-frère pour m'obtenir du roi la permis­sion de partir sous la conduite de ce gouverneur anglais, homme plus que mûr et de fort bonne re­nommée, et notre départ fut fixé aux premiers jours d'octobre de cette année. Ce fut la première et l'une des rares occasions de ma vie où j'aie usé de détour et d'intrigue ; mais il fallait de la ruse et de la persévérance pour persuader le précepteur, mon beau-frère, et par dessus tout le plus avare de curateurs. La chose réussit, mais j'avais honte dans l'ame, mais j'étais furieux que, pour l'empor­ter, il me fallût mettre en œuvre tant de prières, de feintes et de dissimulations. Le roi, qui dans notre petit pays se mêle des plus petites choses, n'avait aucun goût à laisser voyager ses nobles, et encore moins un enfant à peine sorti de sa co­quille, et qui montrait déjà un certain caractère. Il fallut, en somme, plier cruellement; mais,grâce à ma bonne étoile, cela ne m'empêcha pas de me redresser plus tard de toute ma hauteur.
 
Je terminerai ici cette seconde partie. Je m'a­perçois trop bien que j'y ai fait entrer une foule de minuties, qui vont la rendre plus insipide encore, peut-être, que la première. Je conseille donc au lecteur de s'y arrêter aussi peu, ou plutôt de la franchir à pieds joints, puisque enfin, pour tout résumer en deux mots, ces huit années de mon adolescence ne sont que maladies, oisiveté et igno­rance.
 
== Troisième époque - Jeunesse ==
 
'''Elle embrasse environ dix années de voyages et de dérè-glemens.'''
 
===CHAPITRE PREMIER.===
 
Premier voyage. — Milan. — Florence. — Rome.
 
Le 4 octobre 1766, dans la matinée, avec ce 1766. transport inexprimable que l'on me connaît, après avoir passé toute la nuit àm'égarer en pensées folles, sans pouvoir un moment fermer l'œil, je partis pour ce voyage tant désiré. Nous étions dans la Voiture, les quatre maîtres que vous savez ; ve­nait ensuite une calèche, où étaient deux domes­tiques; deux autres occupaient le siège de notre voiture, et mon valet de chambre était à cheval en courrier. Mais ce n'était plus ce petit vieillard qui m'avait été donné trois ans auparavant, en manière de précepteur ; celui-là, je l'avais laissé à Turin. Ce nouveau valet de chambre dont je parle était un certain François Élie, qui avait demeuré une vingtaine d'années auprès de mon oncle, et qui, depuis sa mort, en Sardaigne, était passé à mon service. Il avait déjà voyagé, avec le susdit oncle, en France, en Angleterre, en Hollande, deux fois en Sardaigne. C'était un homme d'une rare intelli­gence, d'une activité peu commune, et qui, valant à lui seul mieux que nos quatre autres serviteurs pris en masse, sera désormais le véritable ''protago­niste ''dans la comédie de ce voyage. Il en fut im­médiatement le seul et vrai pilote, attendu notre incapacité absolue à nous autres huit, jeunes gar­çons ou vieux enfans.
 
Notre première station fut à Milan, où nous res­tâmes environ quinze jours. Pour moi, qui avais déjà vu Gènes deux ans auparavant, et qui étais accou­tumé à la magnifique position de Turin, celle de Milan ne devait et ne pouvait me plaire en rien. Les merveilles qu'il pouvait y avoir à visiter, je ne les vis point, ou je les vis mal, au pas de course, en homme fort ignorant, et qui n'avait de goût pour aucun art utile ou agréable. Je me rappelle entre autres qu'à la bibliothèque Ambroisienne, le bibliothécaire m'ayant mis entre les mains je ne sais plus quel manuscrit autographe de Pétrarque, moi, en vrai barbare, en digne AUobroge que j'étais, je le jetai là, en disant que je n'avais qu'en faire. Je crois bien que dans le fond du cœur j'avais contre ce Pé­trarque un reste de rancune. Quelques années au­paravant, pendant que je faisais ma philosophie, Pétrarque m'étant tombé entre les mains, je l'avais ouvert, au hasard, par le milieu, au commence­ment et à la fin ; et, en ayant lu ou épelé tout au plus quelques vers, je n'y avais rien compris ni pu saisir aucun sens ; aussi l'avais-je condamné, faisant chorus en ceci avec les Français et avec tout le peuple des ignorans présomptueux ; et le tenant pour un parfait ennuyeux, grand diseur de subtilités et de fadeurs, on ne s'étonnera plus que j'accueillisse si bien ses inappréciables manuscrits.
 
Au reste, comme, en partant pour ce voyage d'une année, je n'avais pris avec moi d'autres livres que quelques voyages d'Italie, et tous en français, je faisais chaque jour de nouveaux progrès vers la perfection de cette barbarie où j'étais déjà si fort avancé. Avec mes compagnons de voyage, la con­versation avait toujours lieu en français,'et dans quelques maisons de Milan où j'allais avec eux, c'était toujours aussi le français que l'on parlait. Ainsi ces ombres d'idées que j'arrangeais dans ma pauvre cervelle n'étaient jamais vêtues que de haillons français ; si j'écrivais quelque lambeau de lettre, c'était aussi en français, et quand je vou-- lais recueillir quelques ridicules souvenirs de mon voyage, c'était encore du français que je barbouil­lais, et le tout fort mal, n'ayant appris que du ha­sard cette langue travestie. Si jamais j'en avais su la plus petite règle, je n'avais garde de m'en sou­venir; mais l'italien, je le savais beaucoup moins encore : j'expiais ainsi le malheur d'être né dans un pays amphibie, et la belle éducation que j'y avais reçue.
 
Après un séjour d'environ deux semaines, nous partîmes de Milan. Les sots mémoires que j'écri­vais alors sur mes voyages furent bientôt après corrigés de ma propre main et par le feu, comme
 
ils le méritaient ; je ne veux pas les recommencer ici, et perdre du temps à détailler, plus que de rai­son, ces voyages d'un enfant. Les pays, d'ailleurs, sont assez connus. Je ne dirai donc rien, ou fort peu de chose, des différentes villes que je visitai en Vandale, étranger aux beaux-arts, et ne parle­rai que de moi, puisque, après tout, c'est là le mal­heureux sujet que j'ai entrepris de traiter dans cet ouvrage.
 
Peu de jours nous suffirent pour nous rendre à Bologne, en passant par Plaisance, Parme et Mo­dene. Nous ne nous arrêtâmes à Parme qu'un seul jour, et à Modène quelques heures, toujours pour ne rien voir, selon l'ordinaire, ou fort vite et très-mal ce qui méritait d'être vu. Le plus grand plaisir, et même le seul que je goûtasse dans ce voyage, c'é­tait de me retrouver courant la poste sur les grandes routes, et de faire le plus de chemin que je pouvais achevai, en courrier. Bologne, avec ses portiques et ses cloîtres, ne m'enchanta pas; pour ses ta­bleaux, je n'y entendais rien. Sans cesse talonné par je ne sais quel besoin de changer de place, j'étais pour notre antique précepteur un perpétuel aiguillon qui toujours le pressait de se remettre en route. Nous arrivâmes à Florence à la fin d'octobre, et ce fut, depuis le départ de Turin, la première ville qui me plut par sa position ; mais elle me plut moins que Gènes, que j'avais vue deux ans auparavant. Nous nous y arrêtâmes un mois ; et là aussi, poussé par la renommée du lieu, je commençai à visiter, tant bien que mal, la galerie, le palais ''Pitti ''et dif-
 
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férentes églises, mais le tout avec grand ennui et sans aucun sentiment du beau, surtout en pein­ture , mes yeux étant insensibles au mérite de la couleur. Si j'avais pu avoir du goût pour quelque chose, la sculpture m'eût tenté davantage, plutôt encore l'architecture : c'était peut-être une ré­miniscence de mon excellent oncle, l'architecte. Le tombeau de Michel-Ange, à Sainte-Croix, fut du petit nombre des choses qui m'arrêtèrent, et je fis quelque réflexion sur la mémoire de ce grand homme. Je sentis profondément, dès lors, qu'il n'y avait de vraiment grand parmi les hommes que ceux (.combien sont-ils?) qui laissaient après eux une œuvre durable de leurs mains. Mais cette ré­flexion isolée , au milieu de l'immense dissipation d'esprit dans laquelle je vivais continuellement, était tout juste , comme on dit, une goutte d'eau dans la mer. Parmi tant d'écarts de jeunesse, dont j'aurai éternellement à rougir, je ne dois pas, certes, compter comme la moindre de mes sottises celle d'a­voir voulu, dans le peu de temps que je restai à Flo­rence , me faire enseigner la langue anglaise par un méchant maître anglais qui s'y trouvait, au lieu d'apprendre aux leçons vivantes des bienheureux Toscans à m'exprimer du moins sans barbarie dans leur idiome divin, que j'estropiais en le balbu­tiant, chaque fois que j'étais obligé d'y recourir. . Aussi évitais-je de le parler le plus qu'il m'était possible. Mais silahonte de l'ignorer pouvait sur moi quelque chose, elle pouvait bien moins encore as­surément que la paresse de l'apprendre. Je n'avais
 
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pas laissé néanmoins de purger ma prononciation de notre horrible ''U ''lombard , ou français, qui m'a­vait toujours grandement déplu pour sa maigre articulation, et pour cette petite moue que font les lèvres en le prononçant, ce qui les fait terrible­ment ressembler alors à la ridicule grimace des singes lorsqu'ils veulent parler. Et maintenant en­core, quoique depuis cinq ou six ans que je suis en France j'aie les oreilles assez remplies et rebat­tues de cet ''U, ''il ne manque jamais do me faire rire chaque fois que j'y prends garde, surtout lors­qu'au théâtre où l'on déclame, et même dans les salons où l'on ne déclame guère moins, ces petites lèvres contractées qui ont toujours l'air de souffler un potage bouillant, laissent entre autres échapper le mot ''nature.''
 
Perdant ainsi mon temps à Florence à voir peu de chose, à ne rien apprendre, et bientôt à m'y ennuyer, je donnai encore une fois de l'éperon à notre vieux Mentor, et le 1" décembre nous prîmes le chemin de Lucques , en passant par Prato et par Pistoia. Un jour à Lucques me parut un siècle ; aussitôt nous voilà sur la route de Pise. Un jour à Pise, quoique le Campo-Santo m'eût fort touché, ne laissa pas de me paraître long, et de Pise vite à Livourne. Cette ville me plut beaucoup, et parce qu'elle ressem­blait un peu à Turin, et parce que la mer était là, la mer, dont je ne pouvais jamais me rassasier. Notre séjour à Livourne fut de huit ou dix jours, et toujours j'allais comme un barbare, balbutiant mon anglais, et l'oreille fermée au Toscan. Lors-
 
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que depuis j'ai voulu chercher la raison d'une si sotte préférence, j'ai vu qu'un sentiment particulier de faux amour-propre m'y poussait à mon insu. J'avais, pendant plus de deux ans, vécu avec des Anglais, j'entendais exalter en tous lieux la puis­sance et la richesse de l'Angleterre, j'avais devant les yeux sa grande influence politique ; d'un autre côté, je voyais l'Italie entière morte, les Italiens divisés, affaiblis, avilis, esclaves ; et, honteux d'ê­tre Italien et de le paraître, je ne voulais rien do commun entre eux et moi.
 
Nous allâmes de Livourne à Sienne. Quoique cette dernière ville me plût médiocrement en elle-même, telle est cependant la puissance du beau et du vrai, que je sentis là comme un vif rayon qui tout-à-coup éclairait mon intelligence, et en même temps un charme irrésistible qui s'emparait de mes oreilles et de mon cœur, en entendant les per­sonnes de la condition la plus humble parler d'une manière si suave et si élégante, avec tant de jus­tesse et de précision. Toutefois je ne m'arrêtai qu'un jour dans cette ville. Le temps de ma con­version littéraire et politique était encore bien loin : j'avais besoin de sortir d'Italie et d'en rester éloi­gné long-temps pour connaître et apprécier les Italiens. Je partis donc pour Rome avec une palpi­tation de cœur presque continuelle, dormant fort peu la nuit, et tout le jour ruminant en moi-même Saint-Pierre, le Colysée, le-Panthéon, toutes les merveilles que j'avais tant ouï célébrer. Je laissais encore mon imagination s'égarer à loisir sur divers
 
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points illustrés par l'histoire romaine, qui, bien que mal apprise et sans ordre, m'était suffisamment connue et présente dans son ensemble : c'était en effet la seule histoire dont j'eusse consenti à ap­prendre quelque chose dans ma première jeu­nesse.
 
Enfin, un certain jour de décembre 1766, je.vis cettePorte ''du Peuple, ''après laquelle je soupirais. Depuis Viterbe, la misère et la nudité du pays m'avaient fort mal disposé ; mais cette superbe en­trée me rendit mon courage, et enchanta mes re­gards . A peine étions-nous descendus à la place ''d'Espagne, ''où nous devions loger, que mes trois beaux jeunes gens, laissant leur précepteur se re­poser , se mettent à courir tout le. reste du jour pour visiter à la hâte, entre autres choses, le Pan­théon. Mes compagnons se montraient en somme plus émerveillés de ces chefs-d'oeuvre que je ne l'étais. Quelques années plus tard, ayant vu leurs pays, j'ai compris aisément pourquoi leur enthou­siasme l'emportait si fort sur le mien. Nous ne de­meurâmes cette fois à Rome que huit jours, pen­dant lesquels nous ne fîmes que courir pour apaiser cette première ardeur de notre impatiente curiosité. Pour moi, j'aimais beaucoup mieux re­tourner à Saint-Pierre jusqu'à deux fois le jour que de voir des objets nouveaux. Et je dois remar­quer ici que cette éclatante réunion de choses su­blimes me frappa moins au premier abord que je ne l'aurais cru et désiré ; mais ensuite mon admira­tion allait toujours croissant : il y a plus, je n'ai
 
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même connu et véritablement apprécié toute la grandeur de ces monumens que long-temps après, lorsque, fatigué de la pauvre magnificence que j'a­vais trouvée au-delà des monts, je revins à Rome, et y séjournai des années.
 
===CHAPITRE II.===
 
Suite des voyages. —Je me délivre aussi du gouverneur.
 
Cependant l'hiver approchait et nous pressait, et plus vivementencoreje pressais, moi, notreindolent précepteur de nous mener à Naples, où il avait été convenu que l'on passerait tout le carnaval. Nous partîmes donc avec les voiturins, parce que, d'une part, la route de Rome à Naples n'était presque point praticable alors,etque, de l'autre, Elie, mon valet de chambre, étant tombé, àRadicofani, sous son bidet de poste, et s'étant cassé un bras, nous l'avions recueilli dans notre voiture, où il avait eu horriblement à souffrir des cahots, en venant ainsi jusqu'à Rome. Il montra, dans cette occasion, avec beaucoup de courage et de présence d'esprit, une véritable force d'ame; car il se releva lui-môme, et, prenant son cheval par la bride, il se traîna seul et à pied jusqu'à Radicofarii qui était encore à plus d'un mille. Là, ayant fait chercher un chi­rurgien , en l'attendant, il fit ouvrir la manche de
 
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son habit, visita lui-même son bras , et, le voyant cassé, il se fit tenir solidement la main de ce bras, en étendant le bras lui-même autant qu'il lui fut possible, et avec son autre main, qui était la droite, il le remit si parfaitement, que le chirurgien, étant survenu presque au moment où nous-mêmes nous arrivions avec la voiture, trouva le bras assez artistement réduit pour ne pas y toucher davan­tage, et se contenta de le bander aussitôt; et en moins d'une heure nous repartîmes, après avoir établi dans la voiture le malheureux blessé, qui sous un visage calme et ferme cachait de cruelles souffrances. A Aqua-Pendente, le timon de notre voiture se trouva rompu, et nous voilà tous fort em­barrassés. Tous, c'est-à-dire nous, les jeunes gens, le vieux précepteur, et les quatre autres sots qui nous servaient; car pour Elie,avec son bras atta­ché au col, trois heures après sa chute, il se don­nait plus de mouvement et s'employait plus effica­cement que nous tous à réparer le timon ; et il di­rigea si bien cette réparation provisoire, qu'en moins de deux autres heures on se remit en route, et le timon malade nous porta sans autre accident jusqu'à Rome.
 
J'ai raconté avec complaisance cet épisode de mon voyage, parce qu'il peint un homme doué de plus de courage et de présence d'esprit qu'on eût dû l'attendre de sa modeste condition, et, en gé­néral, rien ne me plaît comme d'avoir à admirer et à louer de ces vertus simples et naturelles. Elles doivent nous faire gémir sur les mauvais gouver-
 
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nemens qui n'en tiennent compte, ou qui les crai­gnent et les étouffent.
 
Nous arrivâmes à Naples le second jour des fêtes de Noël : on pouvait se croire au printemps L'entrée de ''Capo di China, ''par les ''Etudes ''et la rue de ''Tolède, ''me présenta cette ville comme la plus riante et la plus peuplée que j'eusse encore vue jus­que là, et demeurera toujours présente à ma mé­moire. Plus tard, ce fut autre chose, lorsqu'il fallut aller nous loger à une espèce de cabaret, dans le plus obscur et le plus sale cul-de-sac de la ville. Et il le fallait bien, toutes les hôtelleries un peu propres étaient remplies d'étrangers. Cette con­trariété répandit de la tristesse sur mon séjour à Naples, car le lieu que j'habite, joyeux ou non, a toujours eu sur mon faible cerveau une irrésistible influence jusque dans l'âge le plus avancé.
 
Dès les premiers jours, notre ministre me pré­senta dans plusieurs maisons ; et soit à cause des spectacles publics, soit pour le nombre des fêtes particulières et la variété des amusemens, le car­naval me parut plus brillant et plus agréable qu'aucun de ceux que j'eusse encore vus à Turin. Et cependant, au milieu de ce tourbillon nouveau et continuel,1 entièrement libre de ma personne, avec ma fortune, mes dix-huit ans et une figure avenante, je trouvais au fond de toutes ces choses la satiété, l'ennui, la douleur. Mon plaisir le plus vif, c'était la musique des bouffes au théâtre nou­veau ;mais toujours cettemélodie, si délicate qu'elle fût, me laissait dans l'ame un long et triste mur-
 
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mure de mélancolie ; et alors s'éveillaient en moi, par milliers, les idées les plus sombres et les plus funestes. J'y trouvais un plaisir amer, et j'allais m'en nourrir solitairement sur les plages retentis­santes de ''Chiaja''etde ''Portici. ''J'avais fait connais­sance avec quelques jeunes seigneurs de Naples, mais sans me lier avec eux ; mon caractère assez sauvage ne me permettait pas de rechercher les autres, et cette sauvagerie, vivement empreinte sur mon visage, empêchait les autres de me rechercher à leur tour. Il en était de même avec les femmes : je me sentais beaucoup de penchant pour elles, mais je ne trouvais de charme qu'à celles qui étaient modestes, sans pouvoir jamais plaire qu'à celles qui ne l'étaient point ; toujours mon cœur restait vide. En outre, possédé du désir de voyager au-delà des monts, j'évitais avec soin de me laisser surprendre dans quelque lien d'amour. Aussi, pendant ce premier voyage, je ne donnai dans au­cun piège. Tout le jour, je courais dans ces petits cabriolets si divertissans, pour voir les merveilles qui étaient à quelque distance ; pour les voir, non, je n'en étais > aucunement curieux, et d'ailleurs je n'y entendais rien, mais pour le plaisir delà route. Je n'étais jamais las d'aller, mais dès que je m'ar­rêtais, aussitôt je souffrais.
 
Lorsque je fus présenté à la cour, quoique le roi Ferdinand IV n'eût alors que quinze ou seize ans, je lui trouvai néanmoins une très-grande ressem­blance de tenue avec les trois autres souverains que j'avais vus jusque là : c'étaient mon excellent roi
 
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Charles - Emmanuel, déjà vieillissant, le duc de Modène, gouverneur de Milan, et le grand duc de Toscane, Léopold, fort jeune aussi; d'où je conclus fort bien, depuis lors, que tous les princes n'avaient entre eux qu'un seul visage, et que toutes les cours n'étaient qu'une même antichambre. Pendant mon séjour à Naples, j'eus recours une seconde fois à la ruse ; ce fut pour obtenir de la cour de Turin, par l'entremise de notre ministre de Sardaigne, la per­mission de quitter mon gouverneur, et de continuer seul mon voyage. Je vivais avec ces jeunes gens en parfaite intelligence, et le précepteur ne me cau­sait jamais non plus qu'à eux le moindre déplaisir. Toutefois, comme de ville en ville on avait besoin de s'entendre pour le logis, et de se mouvoir de con­cert, et que le bonhomme était toujours irrésolu, changeant et temporiseur, cette dépendance me blessait. Il fallut donc me résoudre à prier le mi­nistre d'écrire en ma faveur à Turin, pour y témoi­gner de ma bonne conduite, et assurer que j'étais parfaitement en état de me diriger moi-même et de voyager seul. La chose réussit à ma grande satis­faction, et j'en contractai une vive reconnaissance envers le ministre, qui, de son côté, m'ayantpris en affection, fut le premier qui me mit dans la tête de me livrer désormais à l'étude de la politique, pour entrer dans la carrière diplomatique. La proposi­tion me plut fort, et il me parut alors que, de toutes les servitudes, c'était la moins servile. Je tournai donc ma pensée de ce côté, sans pour cela- com­mencer aucune étude. Renfermant mon désir en moi-
 
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même, je ne le communiquai à qui que ce fût; en attendant, je me bornai à tenir en toute occasion une conduite régulière et décente, peut-être au-dessus de mon âge. Mais en ceci mon naturel me servait mieux encore que ma volonté. J'ai toujours eu de la gravité dans mes mœurs et dans mes ma­nières , sans hypocrisie toutefois, mettant de l'ordre, je le dirais volontiers, dans le désordre même, et n'ayant presque jamais failli qu'à bon escient.
 
En attendant, je vivais en tout et partout inconnu à moi-même, ne me croyant aucune capacité pour quoi que ce fût au monde, ne me sentant de voca­tion décidée que pour cette mélancolie continuelle, ne goûtant ni paix ni repos, et ne sachant jamais bien ce que je désirais : j'obéissais aveuglément à ma nature sans la connaître ni l'étudier en rien. Plusieurs années après seulement je m'aperçus que mon malheur ne venait que du besoin, ou, pour mieux dire, de la nécessité de sentir en même temps mon cœur occupé d'un noble amour, et ma pensée d'une œuvre élevée ; chaque fois que l'une de ces deux choses m'a fait défaut, je suis resté incapable de l'autre, dégoûté, ennuyé et tourmenté au-delà de toute expression.
 
Cependant, pour faire l'essai de ma nouvelle et pleine indépendance, le carnaval à peine fini, je voulus absolument m'en aller seul à Rome, attendu que notre vieux mentor, sous prétexte qu'il atten­dait des lettres de Flandre, ne fixait encore aucune époque pour le départ de ses pupilles. Moi, impa­tient de quitter Naples et de revoir Rome, ou, s'il
 
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faut dire la vérité, très-impatient de me voir seul et mon maître sur la grande route, à plus de trois cents milles de ma prison natale, je ne voulus pas différer davantage, et je pris congé de mes compa­gnons : en quoi je fis bien, car ils finirent par passer à Naples tout le mois d'avril, et n'eurent plus assez de temps pour se retrouver à Venise pendant l'Ascension, dont la célébration était alors ce qui m'y attirait vivement.
 
===CHAPITRE III.===
 
Suite dus voyages. — Mon premier trait d'avarice.
 
Arrivé à Rome, où m'avait précédé mon fidèle Elie, j'allai occuper au pied de la ''Trinité dei monti ''un petit appartement très-gai et très-propre, qui me consola de la saleté de celui de Naples. Du reste, • même dissipation, même ennui, môme mélancolie, même fureur de me remettre en route ; et, ce qu'il y avait de pis, toujours môme ignorance des choses qu'il y a le plus de honte à ignorer ; enfin une in­sensibilité de jour en jour plus profonde pour toutes les belles et grandes choses qui abondent dans Rome. Je me bornais à quatre ou cinq des princi­pales, que sans cesse je retournais voir .Chaque jour j'allais chez le comte de Rivera, ministre de Sar— daigne, très-digne vieillard, qui, quoique sourd, ne
 
 
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m'ennuyait jamais, et me donnait des conseils excellens. Il m'arriva un jour de trouver chez lui, sur une table, un très-beau Virgile in-folio, "ouvert au sixième livre de ''l'Enéide. ''Le bon vieillard, m'ayant vu entrer, me fit signe d'approcher, et se mit à déclamer avec enthousiasme ces vers magni­fiques sur Marcellus, qui sont si renommés et que tout le monde a retenus ; mais moi, qui ne les en­tendais presque plus, quoique je les eusse expli­qués, traduits et appris par cœur, six ans peut-être auparavant, je rougis jusqu'au fond de l'ame, et en demeurai si fort affecté, que pendant plusieurs jours je ruminai ma honte en moi-même, et ne re­tournai plus chez le comte. Mais la rouille qui dé­vorait mon intelligence devenait si épaisse, et cha­que jour l'augmentait à tel point, que, pour l'en arracher, il eût fallu un scalpel plus tranchant qu'un déplaisir passager. Aussi s'en alla-t-elle, cette sainte honte, sans laisser en moi aucune trace, et je n'en lus pas plus Virgile, ni aucun autre bon livre, en quelque langue que ce fût, durant plu­sieurs années qui passèrent comme celle-ci.
 
Pendant mon second séjour à Rome; je fus présenté au pape, qui était alors Clément XIII, un beau vieillard, plein d'une vénérable majesté, qui, s'augmentent de la magnificence du palais de ''Monte-Cavallo, ''fit sur moi une telle impression, que je n'éprouvai aucune répuguance à me pro­sterner, et à baiser sa mule selon l'usage. J'avais pourtant lu l'histoire ecclésiastique, et je savais au juste ce que valait la mule d'un pape. J'usai alors
 
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du crédit de ce cher comte de Rivera pour faire, réussir ma troisième intrigue auprès de la cour paternelle de Turin. Elle avait pour but"de m'ob-tenir la permission de voyager encore une année, que je consacrerais à visiter la France, l'Angle­terre et la Hollande, noms qui sonnaient merveilles et plaisirs aux oreilles de ma jeunesse inexpéri­mentée. Ce dernier manège eut le succès des autres. Cette année de plus obtenue, je me vis pendant tout le cours de 1768, ou à peu près, en pleine liberté, avec la certitude dé pouvoir courir le monde. Mais survint alors une petite difficulté qui m'attrista long-temps. Mon curateur, avec qui je n'étais jamais entré en compte, et qui avait tou­jours évité de me laisser voir clairement ce que j'avais de revenus, ne s'expliquant jamais qu'en termes vagues et ambigus, et tantôt m'accordant de l'argent, tantôt m'en refusant, m'écrivit, à propos de la permission que je venais d'obtenir, que, pour cette seconde année, il m'ouvrirait un crédit de 1,500 sequins : il ne m'en avait donné que 1,200 pour mon premier voyage. Cette déclaration de sa part m'effraya beaucoup, sans toutefois me décou­rager. Comme j'avais toujours ouï dire que tout était fort cher au-delà des monts, il me semblait très-dur de m'y trouver au dépourvu, et de me voir contraint à y faire une si pauvre figure. D'un autre côté, je ne pouvais trop me risquer à écrire de ma bonne encre à mon avare de curateur : c'était la véritable manière de me le mettre à dos. Certes il n'eût pas manqué de faire sonner bien haut à mes
 
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oreilles ce mot terrible, le Roi, que l'on fourre tou­jours à Turin, et parmi la noblesse, dans le plus se­cret mystère des affaires domestiques. Il lui eût été très-facile de me donner pour un dissipateur, un débauché, et de me faire alors rappeler aussitôt dans le royaume.
 
Aussi je me gardai fort de chercher noise à mon curateur; mais je pris avec moi-même la résolution d'épargner tout ce que je pourrais, dans ce premier voyage, sur les 1,200 sequins qui m'avaient été assignés, pour en accroître d'autant les 1,500 que j'aurais à recevoir, et qui me semblaient si peu de chose pour une année de voyage au-delà des monts. Alors, pour la première fois, d'une dépense con­venable et même large, pour mieux dire, me ré­duisant à une mesquine existence, j'éprouvai un douloureux accès de sordide avarice. Je le portai même si loin, que non seulement je n'allais plus visiter aucune des curiosités de Home, pour n'avoir pas d'étrennes à donner, mais que, renvoyant tou­jours au lendemain mon fidèle et cher Elie, j'en vins à lui refuser son salaire et de quoi se nourrir. L'honnête garçon me déclara que j'allais le forcer, pour vivre, à me voler ses gages ; alors je le payai; mais de mauvaise grâce.
 
Ainsi rapetissé d'esprit et de cœur, vers les pre­miers jours de mai, je pris la route de Venise, et ma lésinerie me fit préférer les voiturins, malgré mon aversion pour la lenteur de leurs mules. Telle était cependant la différence de prix entre la poste et cette voiture, que je m'y résignai, et partis en jurant. Je
 
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laissais Êlie dans la calèche avec un domestique, et m'en allais chevauchant sur un maigre bidet qui trébuchait tous les trois pas. Ainsi donc je faisais à pied la plus grande partie du chemin, en comp­tant à voix basse et sur mes dix doigts ce que me coûteraient ces dix ou douze jours de voyage ; com­bien un mois de séjour à Venise ; ce que j'aurais épargné à mon départ d'Italie; combien ceci et combien cela ; et j'usais mon cœur et ma tête à ces misérables calculs.
 
J'avais fait marché avec le voiturin jusqu'à Bo­logne, en passant par Lorette ; mais j'arrivai à Lo-rette si ennuyé et l'ame si rétrécie, que je ne pus tenir plus long-temps à l'avarice et aux mules, et je re­nonçai tout-à-çoup à cette allure mortelle. La glace de mon avarice naissante ne put résister à l'impé­tueuse ardeur de mon caractère, et tomba devant l'impatience de la jeunesse. Je fis rondement une côte mal taillée, et, payant au voiturin à peu près tout ce qui avait été convenu pour le voyage de Rome à Bologne, je le plantai là au milieu de Lo­rette, et m'en allai par la poste, heureux de m'être reconquis tout entier. De ce moment, l'avarice se convertit chez moi en un ordre sévère, mais sans lésiner ie.
 
Si Bologne ne m'avait guère plu en allant, au retour elle me plut peut-être moins encore. Lorette ne m'inspira aucun mouvement de dévotion, et ne soupirant qu'après Venise, dont j'avais ouï conter tant de merveilles depuis mon enfance, je m'arrêtai tout au plus un jour à Bologne, et continuai par
 
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Ferrare. Je sortis de cette ville sans me souvenir qu'elle avait vu naître et mourir ce divin Arioste, dont j'avais eu tant de plaisir à lire en partie le poème, et dont les vers étaient les premiers, les premiers entre tous, qui fussent tombés entre mes mains. Mais ma pauvre intelligence dormait alors ensevelie dans le plus honteux sommeil, et se rouil­lait chaque jour davantage pour tout ce qui était des belles lettres. Quant à la science du monde et des hommes, chaque jour aussi, sans m'en apercevoir, j'y devenais, plus habile, grâce au grand nom­bre et à la variété de tableaux de mœurs qui ve­naient journellement s'offrir à mes yeux et à ma réflexion.
 
Au pont de ''Lagoscuro ''je pris le courrier de Venise : c'est une barque, où je me trouvai en com­pagnie de quelques danseuses de théâtre, dont une était fort belle. Mais cette rencontre ne m'allégea nullement l'ennui du passage, qui dura deux jours et une nuit jusqu'à Chiazza : ces nymphes faisaient les Suzannes, et je n'ai jamais pu supporter la vertu de contrebande.
 
Me voici enfin à Venise. Pendant les premiers jours, la nouveauté du site me remplit d'admiration et de contentement. Il n'était pas jusqu'au jargon des habitans que je n'écoutasse avec plaisir ; peut-être parce que les comédies de Goldoni y avaient, dès l'enfance, accoutumé mon oreille ; et en effet ce dialecte a de la grâce, il ne lui manque que la ma­jesté. La foule des étrangers, le grand nombre des théâtres, la variété des divertissemens et des fêtes
 
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qui, outre celles que l'on célèbre à toutes les foires de l'Ascension, se donnaient, cette année, en l'hon­neur du duc de Wittenberg, et, entre autres, cette magnifique course des barques, me retinrent à Ve­nise jusqu'au milieu de juin ; mais je ne m'en di­vertis pas davantage. Ma mélancolie accoutumée, l'ennui, le besoin de changer de place, recommen­çaient à me pénétrer de leurs cruelles morsures, aussitôt que l'habitude des objets m'avait rendu moins sensible à leur nouveauté. Je passai plusieurs jours à Venise, complètement seul, sans sortir de chez moi, et sans faire autre chose que me tenir à la fenêtre, d'où j'adressais de petits signes ou même quelques mots à une jeune dame' qui demeurait en face de moi, et le reste de ces jours qui ne finis­saient pas je le passais à sommeiller, à ruminer, quoi? je ne saurais le dire, ou plus souvent encore à pleurer de je ne sais quoi, sans pouvoir jamais trouver le repos, sans chercher ni soupçonner même ce qui me l'ôtaitou me le troublait. Plusieurs années après, en m'observant un peu mieux, j'ai vu que c'était un accès périodique qui me reprenait chaque année au printemps, quelquefois en avril, souvent même dans tout le courant de juin. Le mal durait et se faisait sentir plus ou moins, suivant que le cœur et l'esprit étaient alors plus ou moins vides ou oisifs. J'ai observé également depuis, en com­parant mon esprit avec un excellent baromètre, que je me trouvais avoir plus ou moins de gêne et de facilité pour composer, selon que l'air était plus ou moins lourd. Stupidité complète pendant les grands
 
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vents de l'équinoxe et des solstices; vers le soir, infiniment moins de pénétration que le matin; enfin beaucoup plus d'imagination, d'enthou­siasme et de promptitude à concevoir, au cœur de l'hiver et sous le feu de l'été, que pendant les saisons intermédiaires. Cette matérialité de ma nature, qui d'ailleurs se retrouve plus ou moins, je crois, chez tous les hommes dont la fibre est délicate, a singulièrement rabattu et anéanti en moi l'orgueil qu'aurait pu me donner ce que j'ai voulu faire de bien, comme aussi elle m'a soulagé en grande partie de la honte d'avoir fait si mal, surtout en poésie. Je me suis pleinement con­vaincu qu'à certaines époques données il n'est pas, pour ainsi dire2 en mon pouvoir de faire 'autrement.
 
===CHAPITRE IV.===
 
Fin du voyage d'Italie. — Mon premier voyage à Paris,
 
En somme, le séjour de Venise m'ennuya plus qu'il ne me divertit. Je n'en recueillis aucun fruit. Uniquement agité de la pensée du voyage que j'allais faire au-delà des monts, je ne visitai pas la dixième partie seulement des chefs-d'œuvre de peinture, de sculpture, d'architecture, que*Venise a réunis en si grand nombre. Il suffira de dire, à ma
 
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honte éternelle, que je ne vis pas même l'arsenal. Je ne m'inquiétai pas de prendre, même en courant, la plus légère idée de ce gouvernement qui en rien ne ressemble à aucun autre, et qui peut du moins passer pour rare, s'il n'est bon, puisqu'il est resté debout pendant des siècles avec tant d'éclat, do prospérité et de paix. Mais moi, toujours dé­pourvu du sens des beaux-arts, je végétais honteuse­ment, et voilà tout. Je partis enfin de Venise, et, suivant mon usage, avec mille fois plus de plaisir que je n'y étais entré. Arrivé à Padoue, cette ville me déplut souverainement. Je n'y recherchai aucun de ces professeurs illustres que long-temps après il me fut permis de connaître; mais alors, au seul mot de professeur, d'études et d'université, je me sen­tais frissonner. Je ne me rappelai point, le savais-je seulement? qu'à quelques milles de Padoue, repo­saient les os de notre second maître, cette grande lumière, Pétrarque. Et qu'avais^je à faire de Pé­trarque, moi qui jamais ne l'avais lu, ni entendu, ni senti, mais qui l'ayant à peine entr'ouvert une fois ou deux, et n'y comprenant rien, l'avais aussi­tôt laissé là? Ainsi perpétuellement éperonné, ta­lonné par l'oisiveté etpar l'ennuiyje brûlai Vicence, Vérone, Mantoue et Milan, pour tomber plus vite à Gènes , cette ville que j'avais vue à la dérobée , quelques années auparavant, et qui m'avait laissé un certain désir de la revoir. J'avais des lettres de recommandation pour presque toutes-les villes que je viens do nommer ; mais la plupart du temps je n'en faisais point usage, pu, quand j'en usais, il
 
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était rare qu'on me revit, si on ne venait me cher­cher, et si l'on n'insistait pour m'avoir : ce qui n'ar­rivait presque jamais, et devait en effet rarement arriver. Cette sauvagerie excessive provenait chez moi de la fierté et de l'inflexibilité d'un caractère abandonné à lui-même, et aussi d'une répugnance naturelle et presque invincible à voir de nouveaux visages. Il était cependant assez difficile de chan­ger sans cesse de pays sans que les personnes changeassent avec les lieux. J'aurais voulu, pour la satisfaction de mon cœur, vivre toujours avec les mêmes gens, mais jamais dans le même lieu.
 
A Gènes donc, comme le ministre de Sardaigne était absent, et que je ne connaissais que mon ban­quier, je ne tardai guère non plus à m'ennuyer, et j'avais déjà résolu d'en partir vers la fin de juin, lorsqu'un jour ce banquier vint me voir. C'était un homme de mérite et qui savait le monde ; m'ayant trouvé ainsi, solitaire, sauvage et mélancolique, il voulut apprendre de moi comment je passais mon temps,etme voyant sans livres, sans connaissances, et uniquement occupé à rester au balcon, ou à cou­rir tout le jour par les rues de Gènes et à me pro­mener en barque le long du rivage, il eut un peu pitié de ma jeunesse et de moi, et voulut absolu­ment me mener à un de ses amis. C'était le cheva­lier Carlo Negroni, qui avait passé à Paris une grande partie de sa vie, et qui, me voyant si dési­reux d'y aller, me dit nettement à cet égard toute la vérité ; je n'y voulus croire que quelques mois après, lorsque j'y fus arrivé. En attendant, ce ga-
 
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lant homme me présenta dans quelques-unes des premières maisons; et à l'occasion du banquet qu'on a coutume d'offrir au nouveau doge, il me servit d'introducteur et de compagnon. Là je fus sur le point de tomber amoureux d'une dame char­mante qui me montrait passablement de bonté ; mais d'un autre côté, emporté par la rage de courir le monde et de quitter l'Italie, l'amour, cette fois, ne put s'emparer de moi : il m'attendait à peu de temps de là.
 
Enfin je m'embarquai sur une petite felouque qui.appareillait] pour Antibes, et il me sembla que je partais pour les Grandes-Indes. Jamais, dans mes promenades sur mer, je ne m'étais éloigné du bord que d&quelques milles; mais cette fois, une bonne brise s'étant élevée, nous prîmes le large; peu à peu le vent devint si fort qu'il nous miten péril, et qu'il nous fallut relâcher à Savone, et y attendre deux jours un temps favorable. Ce retard m'ennuya et m'attrista cruellement ; et je ne mis pas le pied dehors, même pour visiter la très-célèbre madone. Je ne voulais plus absolument rien voir, rien en­tendre de l'Italie ; chaque minute de plus que je devais y rester était un fâcheux impôt prélevé sur tous les plaisirs qui m'attendaient en France. C'était chez moi la suite d'une imagination déréglée, qui sans cesse m'exagérait outre mesure tous les biens et tous les maux avant que je les éprouvasse; d'où il arrivait qu'à l'épreuve, les uns et les autres, les biens surtout, se réduisaient à rien.
 
Une fois arrivé et débarqué au port d'Antibes,
 
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tout semblait fait pour me réjouir : une autre lan­gue, d'autres usages, une autre architecture, des visages nouveaux ; et quoique la différence fût rarement à l'honneur du pays, néanmoins je trou­vai du charme à cette légère variété. Je repartis bientôt pour Toulon, et à peine à Toulon, je vou­lus repartir pour Marseille, sans avoir rien vu à Toulon, dont l'aspect me déplut beaucoup ."Il n'en fut pas ainsi de Marseille; sa physionomie riante, ses rues neuves, propres et bien alignées, la beauté du cours, la beauté du port, la grâce piquante des jeunes filles, tout m'enchanta au premier abord. Je me déterminai vite à m'y arrêter presque un moisYce fut aussi pour laisser passer les grandes chaleurs de juillet, qui sont un inconvénient en voyage. Il y avait chaque jour à l'hôtel une table ronde autour de laquelle je trouvais nombreuse compagnie à dîner et à souper, sans être condamné à parler (ce qui m'a toujours coûté des efforts, étant taciturne de ma nature), et je passais ensuite chez moi sans ennui les autres heures de la journée. Ma taci-turnilé, qui avait aussi sa source dans une sorte de timidité naturelle que je n'ai jamais pu surmonter entièrement, redoublait encore à cette table, grâce au verbiage sans fin des Français. Il y en avait là de toute espèce ; mais la plupart étaient des officiers ou des négocians. Je ne contractai avec aucun d'eux ni amitié ni familiarité, n'ayant jamais été en cela de nature facile et libérale.
 
Je les écoutais volontiers, quoique je n'en reti­rasse aucun fruit ; mais écouter est une chose qui
 
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ne m'a jamais coûté trop de peine ; j'écoute même les plus sots discours : ils vous apprennent tout ce qu'ils ne disent pas.
 
Une des raisons qui m'avaient fait le plus désirer de voir la France, c'était que je pourrais y suivre le théâtre. Deux ans auparavant j'avais vu à Turin une troupe',de comédiens français, et durant tout un été j'avais été assidu à ses représentations. Aussi beaucoup de leurs meilleures tragédies et presque toutes leurs comédies les plus célèbres m'étaient connues. La vérité veut que je dise qu'à Turin comme en France, dans le premier voyage comme dans le second que j'y fis plus de deux ans après, jamais il ne m'arriva de penser ou seulement de rêver que j'aurais un jour le désir ou le talent d'é­crire des compositions dramatiques. ''i '''écoutais donc celles des autres avec attention sans doute, mais sans aucun but, et, qui plus est, sans éprouver la plus petite velléité de produire ; et même, à tout prendre, la comédie me divertissait bien plus que la tragédie ne me touchait, quoique par nature je fusse beaucoup moins enclin au rire qu'aux larmes. Plus tard, en y réfléchissant, il m'a semblé que l'une des principales causes de mon indifférence pour la tragédie tenait à ce que dans presque toutes les tragédies françaises il y a des scènes entières, sou­vent môme des actes, où des personnages secon­daires venaient glacer mon esprit et mon cœur, en allongeant l'action sans nécessité, ou, pour mieux dire,en l'interrompant. Ajoutez, s'il vous plaît, que, quoique bien décidé à ne pas être Italien, mon
 
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oreille s'obstinait à me servir contre mon gré, et ne cessait de m'avertir de l'insipide et ennuyeuse uniformité de cette versification qui appareille les rimes et coupe les vers par le milieu, ainsi que de la trivialité du rhythme et de la mélodie nasale des sons. Aussi, sans qu'il me fut possible d'en dire la raison (les acteurs étaient excellens, comparés aux nôtres, qui sont détestables, et ils ne jouaient guère que des œuvres admirables pour la passion, la conduite et les pensées), il m'arrivait souvent de rester froid et de m'en aller mécontent. Les tragé­dies qui me plaisaient le mieux, c'étaient ''Phèdre, Alzire, Mahomet ''et un petit nombre d'autres.
 
Après le théâtre, un de mes divertissemens à Marseille, c'était de me baigner presque tous les soirs à la mer. J'avais découvert un petit endroit fort joli sur une certaine pointe de terre située hors du port, à main droite. Là, assis sur le sable et les épaules adossées à un petit rocher assez haut pour me dérober la vue de la terre que je laissais der­rière moi, je ne voyais plus devant moi et autour de moi que la mer et le ciel, et alors entre ces deux immensités que venaient encore embellir les rayons du soleil qui se prolongeait dans les flots, je pas­sais des heures à rêver délicieusement; que de poésies j'aurais composées, si j'avais su écrire en vers ou en prose, dans-une langue quelconque!
 
Mais je finis par me dégoûter aussi du séjour de Marseille ; car tout ennuie bientôt les désœuvrés. Toujours violemment possédé du démon de Paris, je partis vers le 10 du mois d'août, et, semblable à
 
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un fugitif plutôt qu'à un voyageur, j'allai nuit et jour sans m'arrêter jusqu'à Lyon. Ni Aix, avec sa magnifique et riante promenade, ni Avignon, autre­fois le séjour des papes et le tojnbeau de la célèbre Laure, ni Vaucluse, qu'habita si long-temps notre divin Pétrarque, rien ne put m'empêcher d'aller droit à Paris comme une flèche. A Lyon, la fati­gue me retint pourtant deux nuits et un jour ; mais je me remis en route avec la même fureur, et en moins de trois jours |la route de Bourgogne me déposa aux portes de Paris.
 
===CHAPITRE V.===
 
'''Premier séjour à Paris.'''
 
C'était je ne me rappelle pas bien quel jour du mois d'août, mais entre le 15 et le 20, par une ma­tinée couverte, froide et pluvieuse ; je quittais cet admirable ciel de Provence et d'Italie, et jamais je n'avais vu de tels brouillards sur ma tête, surtout au mois d'août. Aussi lorsque j'entrai à Paris par ce; misérable faubourg Saint-Marceau, et qu'il me fallut ensuite avancer comme à travers un sépulcre fétide et fangeux vers le faubourg Saint-Germain, où j'allais loger, mon cœur se serra fortement, et je n'ai pas souvenance d'avoir éprouvé, dans ma vie, pour cause si petite, une plus douloureuse impres-
 
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sion. Tant se hâter, tant s'essouffler, se bercer de, toutes lés folles illusions d'une imagination ardente, pour venir s'abîmer ainsi dans ce cloaque impur ! En descendant à l'hôtel, je me trouvais déjà complè­tement désabusé, et, n'eût été la fatigue et la honte immense, qui en eût rejailli sur moi, je repartais immédiatement.
 
. Lorsque ensuite je parcourus l'un après l'autre tous les recoins de Paris, chaque jour ajouta quel­que chose à mon désenchantement. La médiocrité et le goût barbare des constructions ; la ridicule et mesquine magnificence du petit nombre de maisons qui prétendent au titre de palais; la saleté et le gothique des églises ; l'architecture vandale des théâtres de cette époque, et tant, tant, tant d'objets déplaisans qui, tous les jours, passaient devant mes yeux, sans compter le plus amer de tous, ces visages plâtrés de femmes si laides et si sottement attiffées ; tout cela n'était pas assez racheté à mes yeux par le grand nombre.et la beauté des jardins, l'éclat et l'élégance des promenades où se portait le beau monde, le goût, la richesse et la foule innombra­ble des équipages, la sublime façade du Louvre, la multitude des spectacles, bons pour la plupart, et toutes les choses du même genre.
 
Cependant le mauvais temps continuait avec une obstination incroyable ; depuis plus de quinze jours que j'étais à Paris, je n'avais pas encore salué le soleil, et mes jugemens sur les mœurs, plus poé­tiques que philosophiques, se ressentaient toujours, un peu de l'influence de l'atmosphère. Cette pre-
 
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mière impression de Paris s'est si profondément gravée dans ma tête, que maintenant encore (c'est-à-dire au bout de vingt-trois ans), elle est encore dans mes idées et dans mon imagination, bien que sur beaucoup de points ma raison la combatte et la condamne.
 
La cour était à Compiègne, où elle devait rester tout le mois de septembre, et l'ambassadeur de Sar-daignepour qui j'avais des lettres n'étant point aloi s à Paris, je n'y connaissais ame qui vive, si ce n'est quelques .étrangers que j'avais déjà rencontrés et pratiqués dans différentes villes de l'Italie.Eux-mê­mes neconnaissaientpersonneàParis. Je partageais donc mon temps entre les promenades, les théâtres, les filles et ma mélancolie habituelle. J'attrapai ainsi la fin de novembre, époque à laquelle l'am­bassadeur quitta^ Fontainebleau et revint habiter Paris. Il me présenta dans différentes maisons, particulièrement chez les ministres des autres puis­sances. Il y avait un petit Pharaon chez l'ambas­sadeur d'Espagne, et je jouai pour la première fois. Je ne gagnai ni ne perdis beaucoup ; mais le jeu aussi m'ennuya vite, comme tous mes passe-temps de Paris ; ce qui me détermina à partir pour Lon­dres au mois de janvier. Las de Paris, dont je ne connaissais guère que les rues, et déjà, en somme, passablement refroidi dans ma passion pour les choses nouvelles, je finissais toujours par les trou­ver de beaucoup au-dessous non seulement de l'idée que je m'en étais faite dans mon imagination, mais des simples réalités que j'avais pu voir en
 
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divers endroits de l'Italie. Londres enfin acheva de m'apprendre à bien connaître et à bien apprécier et Naples, et Rome, et Venise, et Florence. 1768. Avant mon départ pour Londres, l'ambassa­deur m'ayant offert de me présenter à la cour de Versailles, j'acceptai, curieux de voir une cour plus grandeque celles que j'avais vues jusque alors, quoique parfaitement désabusé à l'égard des unes et des autres. Ce fut le 1er janvier 1768, un jour plus intéressant à cause des différentes cérémonies qui s'y pratiquent. On m'avait bien prévenu que le roi n'adressait la parole qu'aux étrangers de dis­tinction, et qu'il me parlât ou non, je n'y tenais guère. Cependant je ne pus me faire au maintien superbe de ce roi Louis XV, qui, mesurant de la tête aux pieds la personne qu'on lui présentait, ne témoignait par aucun signe l'impression qu'il en recevait. Mais si l'on disait à un géant : J'ai l'honneur de vous présenter une fourmi, le géant, la regardant, sourirait, ou dirait peut-être : Oh! le pauvre petit animal 1 S'il se taisait, son visage le dirait pourlui. Mais ce dédaigneux silence cessa de m'affliger lorsque un moment après je vis le roi répandre autour de lui cette monnaie de son regard sur des objets bien plus importans que je ne l'étais. Après une ■ courte prière qu'il fit entre deux prélats, dont l'un, si j'ai bonne mémoire, était cardinal, le roi se dirigea vers la chapelle et rencontra sur son passage, entre deux portes, le prévôt des marchands, premier officier de la muni­cipalité de Paris, qui lui balbutia le petit compli-
 
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ment d'usage pour le premier de l'an. Le monar­que taciturne lui répondit par un mouvement de tête, et, se retournant vers l'un des courtisans qui je suivaient, il demanda où étaient restés les éche-Vins, qui d'ordinaire accompagnent le prévôt. Alors une voix sortit de la foule des courtisans, et dit facétiëusement : ''Ils sont restés embourbés. ''Toute la cour se prit à rire ; le monarque lui-même daigna sourire, et passa outre pour se rendre à la messe qui l'attendait. L'inconstante fortune a voulu qu'un peu plus de vingt ans après je visse à Paris, dans l'Hôtel-de-Ville, un autre roi Louis recevoir avec beaucoup plus de bonté un compliment bien diffé­rent que lui adressait un autre prévôt, sous le titre de maire, le 17 juillet 1789 ; et alors c'était le toiir des courtisans de ''rester embourbés ''sur la route de Versailles à Paris, quoique ce fût en plein été ; mais sur cette route, la fange alors était en perma-» nence. Peut-être je bénirais Dieu de ni'avoir rendu témoin de ces choses, si je n'étais trop convaincu que le règne de ces rois plébéiens peut devenir en­core plus funeste à la France et au monde que celui des rois capétiens.
 
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===CHAPITRE VI.===
 
'''Voyage en Angleterre et en Hollande. — Premier empêche­ment d'amour.'''
 
Je partis,donc de Paris vers le milieu de janvier, en compagnie d'un de mes compatriotes, jeune homme d'une fort belle tournure, doué d'assez d'esprit, et qui avait environ dix ou douze ans de plus que moi, de l'ignorance autant que moi, de la réflexion beaucoup moins ; plus de passion pour le grand monde que de goût à observer les hommes et de sagacité pour les connaître. Il était cousin do notre ambassadeur à Paris et neveu de l'ambas­sadeur d'Espagne à Londres, le prince de Massé-rano, chez lequel il devait loger. J'avais peu de pen­chant pour les voyages en commun ; mais, pour aller seulement en un lieu déterminé, je m'y prêtai vo­lontiers. Mon nouveau compagnon étant d'humeur babillarde et fort gaie, chacun de nous se trouvait bien, moi de me taire et de l'écouter, lui de par­ler et de s'en faire accroire. Il était fortement épris de lui-même pour avoir eu beaucoup de succès au­près des femmes, et, chemin faisant, il m'énumérait avec emphase ses conquêtes amoureuses, que j'é­coutais avec plaisir et sans envie. Le soir, à l'au­berge, en attendant le souper, nous jouions aux échecs, et je me faisais toujours battre, n'ayant ja­mais eu de dispositions pour aucun jeu. Nous fîmes un long détour par Lille, Douai et Saint-Omer,
 
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pour nous rendre à Calais. Le froid était si rigou­reux, que dans notre calèche, étroitement close avec des glaces, et où nous tenions une bougie allu­mée, une nuit le pain gela et le vin aussi. Ce froid excessif me réjouissait, parce que de ma nature je n'aime pas les moyens termes.
 
Enfin, lorsque nous eûmes perdu de vue les côtes de la France, à peine étions-nous débarqués à Douvres, que ce froid nous parut moindre de moi­tié, et entre Douvres et Londres nous trouvâmes fort peu de neige. Autant Paris m'avait déplu au premier coup d'œil, autant me plurent subitement et l'Angleterre et Londres en particulier. Les rues, les hôtels, les chevaux , les femmes, le bien-être universel, la vie et l'activité de cette île, la pro­preté et la commodité des maisons, quoique très-. petites, l'absence des mendians, ce mouvement perpétuel de l'argent et de l'industrie, également répandu dans la capitale et dans les provinces, en un mot, tout ce qui fait la gloire vraiment unique de cette heureuse et libre contrée, me ravirent l'ame tout d'abord, et deux autres voyages que j'y ai faits depuis n'ont rien changé à mon opinion. L'Angleterre diffère si complètement de tout le resté de l'Europe, dans toutes ces branches de la félicité publique qui procèdent de la supériorité du gouvernement l Si je n'étudiai pas alors profon­dément la constitution qui donne à l'Angleterre une telle prospérité, je savais assez, du moins, en observer et en apprécier' des divines consé^-quences. • .
 
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A Londres, il est beaucoup plus facile aux étran­gers de se faire recevoir dans les maisons qu'il ne l'est à Paris. A Paris, je n'avais jamais voulu me plier à ces exigences pour en triompher, parce que au fond je n'ai que faire de surmonter un obstacle, s'il ne doit m'en revenir aucun bien. Mais à Lon­dres, durant quelques mois, je me laissai entraîner par cette facilité nouvelle, et par, mon compagnon de voyage, dans le tourbillon du grand monde. Ma rusticité et ma sauvagerie cédèrent aussi sen­siblement à la bienveillance courtoise et toute pa­ternelle que me témoigna le prince de Masserano, ambassadeur d'Espagne, excellent vieillard, qui aimait les Piémontais avec passion, étant né en Piémont, quoique depuis long-temps son père se fût transplanté en Espagne. Mais au bout de trois mois, ayant fini par m'apercevoir que ces soirées, ces soupers, ces banquets ne m'amusaient aucu­nement, et que je n'y apprenais rien, alors je chan­geai de masques ; au lieu de jouer celui du cava­lier dans le salon, j'aimais mieux prendre celui du cocher à la porte, et me voilà conduisant et recon­duisant d'un bout de Londres à l'autre ce beau Ganymède, mon compagnon, à qui je laissais toute la gloire des triomphes amoureux ; et j'en étais venu à faire si bien, et d'un air si dégagé, mon ser­vice de cocher, que, plus d'une fois provoqué dans ces luttes où les cochers anglais font assaut de vi­tesse au sortir du Ranelawgh et des théâtres, je m'en tirai avec honneur, sans briser ma voiture et sans blesser mes chevaux. Ainsi, monter à cheval
 
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chaque matin pendant quatre ou cinq heures, et chaque soir en passer deux -ou trois autres sur le siège, et conduire quelque temps qu'il fît, je n'eus pas d'autre amusement pendant toute la fin de cet hiver. Au mois d'avril, je fis une excursion avec mon compagnon habituel dans les plus belles pro­vinces de l'Angleterre. Nous allâmes à Portsmouth, à Salsbury, à Bath, à Bristol, et nous revînmes à Londres par Oxford. Le pays me plut infiniment, et l'harmonie qui règne en toutes choses, dans cette |île, où tout est combiné pour le plus haut degré de bien-être général, m'enchanta chaque jour d'a­vantage. Dès lors je sentis naître en moi le désir de pouvoir m'y fixer pour toujours); non que les in­dividus m'y plussent infiniment; ils me plaisaient cependant mieux que les Français, étaient meil­leurs et plus ronds ; mais la physionomie du pays, la simplicité des mœurs, la beauté et la modestie des femmes et des jeunes filles,|par-dessus tout, l'é­quité du gouvernement et la vraie liberté, qui en est la fille, tout cela me faisait complètement our blier et les désagrémens du climat, la mélancolie qui ne manque jamais de s'y emparer de vous, et la ruineuse cherté de la vie.
 
Au retour de cette petite excursion, qui m'avait remis en train, je fus repris de plus belle par cette rage de courir, et j'eus beaucoup de peine à diffé­rer encore jusqu'aux premiers jours de juin mon départ pour la Hollande ; alors je m'embarquai à ''Harwich ''pour ''Helvoetlvys, ''et avec un bon vent eu douze heures j'y arrivai.
 
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La Hollande est, pendant l'été, un pays agréable et riant ; mais elle m'aurait plu encore davantage si je l'eusse visitée avant l'Angleterre ; car les mêmes choses que l'on admire en Angleterre, sa population, sa richesse , sa propreté, la sagesse des lois, les merveilles de l'industrie et de son acti­vité , tout. se retrouve ici, mais sur une moindre échelle ; et, en effet, après beaucoup d'autres voya­ges où mon expérience s'étendit, les deux seuls pays de l'Europe qui m'aient toujours laissé le dé­sir de les revoir, ce sont l'Angleterre et l'Italie : la première, parce que l'art y a, pour ainsi dire, sub­jugué, transfiguré la nature ; la seconde, parce que la nature s'y est toujours énergiquement relevée pour prendre sa revanche de mille façons sur dés gouvernemens souvent mauvais, toujours inactifs.
 
Pendant mon séjour à La Haye, où je restai bien plus long-temps que je me l'étais promis, je don­nai enfin dans les pièges de l'amour, qui jus­que là n'avait jamais pu me joindre et m'arrêter. Une femme charmante, mariée depuis un an, pleine de grâces naturelles, d'une beauté modeste et d'une douce ingénuité, me blessa très-vivement au cœur. Le pays était petit, les distractions rares ; je la .voyais beaucoup plus souvent que d'abord je ne l'aurais voulu ; bientôt j'en vins à me plaindre de ne pas la voir assez souvent. Je me trouvai pris d'une terrible manière, sans m'en apercevoir ; je ne pensais déjà à rien moins qu'à ne plus sortir de La Haye ni mort ni vif, persuadé qu'il me serait complètement impossible de vivre sans cette femme.
 
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Ce cœur rebelle, une fois ouvert aux traits de l'a­mour, avait en même temps donné accès aux dou­ces insinuations de l'amitié. Mon nouvel ami était don José d'Acunha, alors ministre de Portugal en Hollande. C'était un homme de beaucoup d'esprit, de plus d'originalité encore, assez d'instruction, un caractère de fer, un cœur magnanime, une amc ardente et très-haute. Une sorte de sympathie entre nos deux taciturnités nous avait déjà, pour ainsi dire, enchaînés l'un à l'autre à notre insu; la fran­chise et la chaleur de nos deux âmes eut bientôt fait le reste. Je me trouvai donc à La Haye le plus heureux des hommes : c'était la première fois de ma vie qu'il m'arrivait de ne rien désirer au monde après mon ami et nia maîtresse. Amant et ami, et payé de retour des deux côtés, je ne respirais que sentimens tendres, parlant de ma maîtresse à mon ami, et de mon ami à ma maîtresse. Je goûtais ainsi des plaisirs très-vifs, incomparables, et jus­que alors inconnus à mon cœur, quoique toujours il les eût cherchés en silence et entrevus confusé­ment. Ce digne ami me donnait continuellement les plus sages conseils. 11 eut surtout l'art, jamais je ne l'oublierai, de me faire rougir et de me dé­goûter de la vie stupide et oisive que je menais, n'ouvrant jamais un livre, ignorant mille choses, étranger surtout à cette foule de grands poètes qui honorent l'Italie, et à ce petit nombre éminent de ses prosateurs et de ses philosophes, entre autres l'immortel Nicolô Macchiavel, dont je ne savais que le nom, génie que le préjugé noircit et défi-
 
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gure dans nos écoles, où on nous le définit sans nous initier à ses œuvres, et -sans que ses détrac­teurs se soient donné seulement la peine de le lire, ou de le comprendre, si même ils l'ont vu. Mon ami d'Acunha m'en donna un exemplaire, que je conserve encore, que j'ai beaucoup lu depuis, où j'ai même écrit quelques,notes; mais ce fut bien des années après. Une chose fort étrange ( que je notai beaucoup plus tard, mais que j'éprouvai alors vivement sans toutefois m'en rendre compte), c'est que jamais je ne sentais mon esprit et mon ame s'ouvrir au désir de l'étude, et à certain mou­vement, à certaine effervescence d'idées créatrices, que quand j'avais le cœur fortement occupé d'ai­mer. Cet amour me détournait sans doute de toute application d'esprit, mais en même temps il m'en inspirait un très-vif besoin. Et si jamais je me croyais capable de réussir en quelque branche de littérature, c'était lorsque, ayant un objet cher et bien aimé, je me flattais de pouvoir lui apporter encore en tribut les fruits de mon génie.
 
Mais mon bonheur, en Hollande, ne fut pas de longue durée. Le mari de ma maîtresse était un personnage très-riche, dont le père avait eu le gouvernement de Batavia. Il changeait très-sou­vent de résidence, et ayant acheté récemment une baronie en Suisse, il voulut aller y passer l'au­tomne. Au mois d'août, il fit avec sa femme un petit voyage aux eaux de Spa, où je les suivis de près, car le digne homme n'était aucunement ja-louxr En revenant de Spa en Hollande, nous fîmes
 
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route ensemble jusqu'à Maëstricht, où je fus forcé de la quitter ; elle devait aller avec sa mère à la campagne, pendant que son mari irait seul du côté de la Suisse. Je ne connaissais point sa mère, et je n'avais aucun prétexte plausible, aucun moyen décent pour m'introduire dans une maison étran­gère. Cette première séparation me déchira vrai­ment lé cœur. Il nous restait encore quelque pe­tite espérance de nous revoir. Et en effet, quelques jous après mon retour à La Haye, et le départ du mari pour la Suisse, mon adorée reparut à la ville. Ma félicité fut au comble, mais ce fut un éclair. Au bout de dix jours, pendant lesquels je pouvais pas­ser et j'étais en réalité le plus heureux des hommes, elle ne se sentant pas le cœur de me dire quel jour elle devait repartir pour la campagne, non plus que moi le courage de le lui demander, un matin, mon ami d'Acunha tombe chez moi, et, en m'apprenant qu'elle n'a pu se dispenser de partir, il me remet une petite lettre de sa main, qui me donne le coup de la mort ; elle m'annonçait avec une ingénuité qui respirait encore la tendresse qu'elle ne pou­vait plus, sans scandale, différer de se rendre au­près de son mari, qui lui avait commandé de la rejoindre. Mon ami ajoutait affectueusement de vive voix [que, ce mal étant sans remède, il fallait se soumettre à la nécessité et à la raison.
 
Peut-être ne m'en croirait-on pas si je racontais toutes les folies que m'inspira l'excès de la dou­leur et du désespoir. Pour tout dire, en un mot, je voulais absolument mourir, mais je n'en dis mot
 
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à personne, et feignant d'être malade, afin que mon ami s'en allât, je fis appeler un-chirurgien pour me tirer du sang ; celui-ci vint et me saigna. Dès que le chirurgien fut sorti, je fis semblant d'avoir envie de dormir, et m'enfermant dans mes ri­deaux, je restai quelques minutes à envisager ce que j'allais faire, puis je commençai à arracher les ligatures de la saignée, fortement décidé à perdre tout mon sang et à mourir. Mais, non moins avisé que fidèle, Élie, qui me voyait dans cet état de vio­lence, et à qui d'ailleurs mon ami avait fait sa le­çon avant de me quitter, feignant de s'entendre appeler, accourut au bord de mon lit et ouvrit le rideau. Surpris et confus tout ensemble, peut-être aussi me repentant déjà, ou mal affermi dans ma résolution de jeune homme, je lui dis que la ligature s'était défaite ; il eut l'air de me croire et la rattacha, mais sans vouloir ensuite me perdre de vue un seul instant; bien plus, il fit de nouveau chercher mon ami, qui accourut chez moi;l'un'et l'autre me forcèrent, pour ainsi dire, à sortir de mon lit ; mon ami s'obstina même à m'emme-ner chez lui, où il me garda plusieurs jours, sans que jamais il me laissât seul. Mon désespoir était profond et muet, et, soit honte ou méfiance, je n'osais le faire paraître : je ne savais que me taire ou pleurer. Mais les conseils de mon ami, et les lé­gères distractions qu'il m'obligeait de prendre, puis je ne sais quelle espérance de la revoir un jour, de revenir en Hollande l'année suivante, et, plus que tout le reste peut-être, l'insouciance na-
 
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turclle de mes dix-neuf ans, tout cela peu à peu soulagea mes ennuis; et, quoiqu'il fallût encore bien du temps à mon ame pour qu'elle achevât de guérir, la raison me revint tout entière dans l'espace de quelques jours.
 
Ainsi converti .à de plus sages pensées, mais tou­jours fort affligé, je me décidai à repartir pour l'Italie, ne pouvant soutenir la vue de ce pays et de ces lieux, auxquels je redemandais en vain un bonheur perdu presque aussitôt que possédé. J'é­prouvais encore une vive douleur à me séparer d'un tel ami ; mais, me voyant profondément blessé, il m'encourageait lui-même à partir, bien persuadé que le mouvement, la nouveauté des objets, l'ab­sence et le temps ne pouvaient manquer de me guérir.
 
Vers le milieu de septembre, je m'arrachai des
 
bras de mon ami, qui avait voulu m'accompagner
 
jusqu'à Utrecht ; je pris la route de Bruxelles, et
 
m'en allai par la Lorraine, l'Alsace, la Suisse et la
 
"Savoie, ne m'arrêtant plus, jusqu'en Piémont, que
 
pour dormir; en moins de trois semaines, je me
 
retrouvai à Cumiana, dans la villa de ma sœur,
 
où, de Suzc, je me rendis en droite ligne, sans
 
passer par Turin, pour éviter tout commerce avec
 
les hommes. J'avais besoin d'exhaler le reste de ma
 
fièvre en pleine solitude. Tout le temps que dura
 
le voyage, de toutes les villes où je passai, Nancy,
 
Strasbourg, Bâle et Genève, je ne vis que les
 
murs ; je n'échangeai pas une seule parole avec
 
mon fidèle Elic, qui, se conformant à mon infirmité,
 
130 vie d'alfiem.
 
m'obéissait sur un signe, et prévenait tous mes dé­sirs.
 
CHAPITRE VII. ,
 
Revenu pour six mois dans ma patrie, je me livre à l'étude de la philosophie.
 
1769. Tel fut mon premier voyage ; il dura deux ans et quelques jours. Je restai six semaines à la cam­pagne avec ma sœur, et lorsqu'elle revint à la ville, j'y retournai avec elle. Peu de personnes me reconnurent, ma taille, pendant ces deux années, s'étant singulièrement développée. Mon tempéra­ment avait beaucoup gagné à cette vie inconstante, oisive [et surtout dissipée. En passant à Genève, j'avais acheté une pleine malle de livres : dans le nombre étaient les œuvres de Rousseau, ^de Mon­tesquieu, d'Helvétius et de quelques autres. A peine de retour dans ma patrie, et le cœur encore plein de mélancolie et d'amour, je sentis le besoin irrésistible d'appliquer fortement mon esprit à une étude quelconque ; mais à laquelle, je ne savais; mon éducation si négligée d'abord, et couronnée ensuite par six ans de dissipation et d'oisiveté, m'avait rendu également inhabile à toute espèce d'étude. Incertain du parti que j'avais à prendre, et si je devais rester dans ma patrie ou voyager de
 
'''VIE D'AMIBE!. 131'''
 
plus belle, je m'établis pour cet hiver dans la mai­son de ma sœur, tout le jour occupé à lire ou à me promener un peu, mais ne frayant jamais avec personne. Je rie lisais toujours que des ouvrages français : je voulus lire l'Héloïse de Rousseau, et je l'essayai à plusieurs reprises; mais, quoique mon caractère fût naturellement très-passionné, et que je fusse alors éperdument amoureux, je trouvais dans ce livre tant de manière, tant de re­cherche, tant d'affectation de sentiment, et. si peu d'émotion véritable, tant de chaleur de tête et si peu de celle du cœur, que je ne pus jamais ache­ver le premier volume. Pour ce qui est de ses œu­vres politiques, le Contrat social, par exemple, je ne le comprenais pas, et partant je les laissai là. ■ La prose de Voltaire me charmait singulière­ment ; mais ses vers m'ennuyaient. Je n'ai jamais lu sa Henriade que par morceaux détachés, la Pu-celle aussi peu, ayant toujours eu du dégoût pour les choses obscènes. Je lus enfin quelques-unes de ses tragédies. Montesquieu, au contraire, je le lus bien deux fois, d'un bout à l'autre, avec admira­tion, avec plaisir, et peut-être aussi avec quelque fruit. ''L'Esprit ''d'Helvétius me fit encore une im­pression profonde', mais pénible. Mais pour moi le livre des livres, celui qui, pendant cet hiver, me fit passer bien des heures de ravissement et de béati­tude, ce fut Plutarque, et ses vies des vrais grands hommes. Il en est, celles, par exemple, de Timo-léon, de César, de Brutus, de Pélopidas, de Ca-ton, et d'autres encore, que je relus jusqu'à quatre
 
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et cinq fois, avec un tel transport de cris, de" lar­mes, et parfois de colère, que, s'il y avait eu quel­qu'un à m'écouter dans la chambre voisine, on n'eût pas manqué de me croire fou. Souvent, à la lecture de quelques beaux traits de ces grands hommes, je me levais tout hors de moi, et des pleurs de rage et de douleur jaillissaient de mes yeux, à la seule idée que j'étais né en Piémont, dans un temps et sous un" gouvernement où rien de grand ne pouvait se faire ni se dire, et où, tout au plus, pouvait-on stérilement sentir et penser de grandes choses. Durant ce même hiver, j'étudiai encore avec beaucoup d'ardeur le système plané­taire, les mouvemens et les lois des corps célestes, du moins ce que l'on peut en comprendre sans le secours de la géométrie, toujours inaccessible pour moi. C'est-à-dire que j'étudiai assez mal la partie historique de cette science toute mathémathique en elle-même.
 
Toutefois, dans l'étroite limite de mon igno­rance, j'en compris assez pour élever mon intelli­gence à la hauteur de cette immense création; et aucune science, à l'égal de celle-ci, n'eût ravi et rempli mon ame, si j'avais été en possession des principes nécessaires pour la suivre plus loin.
 
Parmi ces douces et nobles occupations qui me charmaient, mais qui ne laissaient pas d'augmen­ter encore ma taciturnité, ma mélancolie, mon dé-1 goût pour les amusemens vulgaires, mon beau-frère me pressait continuellement de prendre une femme. J'aurais été de ma nature fort enclin à la
 
vie d'alfieri. 133
 
vie intérieure : mais, à dix-neuf ans, j'avais vu. l'Angleterre, mais, à vingt ans, j'avais lu et chau­dement senti Plutarque : je ne devais donc pas ima­giner qu'on pût se marier- et avoir des enfans à Turin. Toutefois la légèreté de mon âge me rendit peu à peu plus docile à ses conseils sans cesse ré­pétés, et je permis à mon beau-frère de rechercher en mon nom une jeune héritière d'une illustre maison, assez belle d'ailleurs, avec des yeux très-noirs, qui n'auraient pas eu de peine à me faire oublier Plutarque, comme Plutarque lui-môme avait amorti ma passion pour la belle Hollandaise. Et je dois confesser ici que, dans cette occasion, je convoitai lâchement la fortune de cette jeune fille plus encore que sa beauté: je calculais en moi-même que mes revenus accrus à peu près de moi­tié me mettraient en état de faire, comme on dit, dans le monde une meilleure figure. Mais, dans cette affaire, mon heureuse étoile me servit beau­coup mieux que mon débile et vulgaire jugement, fils d'un esprit malsain. Au commencement, la jeune fille eût incliné de mon côté; mais une bonne tante fit pencher la balance en faveur d'un autre jeune seigneur qui, étant fils de famille, avec une multitude de frères et des oncles, était alors beau­coup moins à l'aise que moi, mais qui jouissait à la cour d'un certain crédit auprès du duc de Sa­voie, héritier présomptif de la couronne, dont il avait été page , et de qui, dans la suite , il obtint en effet toutos les grâces que le pays comporte. Ce jeune homme avait de plus un excellent carac-
 
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tère et des manières aimables. Moi, au contraire, je passais pour un homme extraordinaire, dans la mauvaises acception du mot ; je ne savais pas me conformer aux opinions, aux mœurs, aux commé­rages, à l'esclavage de mon pays, et me laissais trop aisément aller à blâmer ses usages et à m'en moquer, ce qu'on ne pardonne guère, et, à dire vrai, on a raison. Je fus donc solennellement re­fusé, et on me préféra le jeune homme dont j'ai parlé. La jeune personne fit parfaitement pour son bonheur, car elle a vécu la plus heureuse des femmes dans la maison où elle est entrée, et par­faitement aussi pour le mien, car si je tombais dans cet empêchement de, femme et d'enfans, as-, sûrement c'en était fait de mon commerce avec les muses. Ce refus me causa tout ensemble du chagrin et de la joie. Pendant que se traitait l'affaire, j'en éprouvais souvent des regrets, et j'en avais, pour moi, une certaine honte que je ne montrais pas, mais qui ne m'en était pas moins sensible. Je rou­gissais intérieurement de m'abaisser à faire pour des écus une chose toute contraire à ma manière de penser ; mais une petitesse en engendre bientôt une seconde, et elles vont ainsi se multipliant tou­jours. La raison de cette cupidité peu philosophi­que assurément, c'était l'idée que j'avais toujours, depuis mon séjour à Naples, de viser un jour ou l'autre aux emplois diplomatiques. Je m'étais vu encourager dans cette pensée par les conseils de mon beau-frère, courtisan invétéré ; et l'espoir de co riche mariage était précisément la base sur la-
 
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quelle reposaient mes futures ambassades ; car c'est une carrière qu'il ne faut affronter qu'avec du bien. Heureusement pourj moi qu'avec ce mariage s'en allèrent aussi en fumée toutes mes velléités de for­tune diplomatique; jamais je ne sollicitai aucun emploi de ce genre, et ce qui m'ôta un peu de la honte, ce désir stupide et d'ailleurs assez peu vif, éclos et mdrt en moi, ne fut connu de personne que de mon beau-frère.
 
Ces deux projets à peine tombés dans l'eau, je sentis tout-à-coup renaître en moi la- pensée de poursuivre mes voyages pendant trois autres an­nées, afin de voir chemin faisant ce que je voulais faire de ma personne ; mes vingt ans me laissaient le loisir d'y songer. L'autorité du curateur cessant, dans mon pays, à vingt ans révolus, j'avais réglé tous mes comptes avec le mien. Voyant alors plus clair dans mes affaires, je me trouvai beaucoup plus d'aisance que mon curateur n'avait voulu en convenir jusque là. En quoi il me fut grandement utile, car il m'accoutuma à me contenter du moins, et depuis j'ai presque toujours été modéré dans ma dépense. Me voyant donc alors un revenu net d'environ deux mille cinq cents sequins, et beau­coup d'argent mis de côté pendant ma longue mi­norité* je me trouvai assez riche dans mon pays pour un garçon, et, renonçant â toute idée d'aug­menter ma fortune, je me préparai à ce nouveau voyage que je voulais faire plus largement et tout à mon aise.
 
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CHAPITRE VIII.
 
Second voyage. — L'Allemagne, le Danemarck et la Suède.
 
Après avoir obtenu, comme à l'ordinaire, la dif­ficile et indispensable permission, je partis au mois de mai 1769, et pris bravement la route de Vienne. Pendant le voyage, laissant l'insipide ennui de la dépense à mon fidèle Elie, je com­mençai à réfléchir profondément aux choses de ce monde. Et au lieu de cette mélancolie impor­tune et oisive, aulieude cet impatient besoin de changer de place qui, dans mon premier voyage, n'avait cessé de me pousser en avant, je n'éprou­vais plus qu'une mélancolie d'un autre genre, celle-ci sérieuse et douce ; elle me venait sans doute en partie du ressentiment de mon amour, en partie de six mois d'application soutenue à des choses d'une certaine importance. Les ''Essais ''de Montai­gne (si depuis j'ai su penser un peu, je ne le dois peut-être qu'à ce livre), ces sublimes ''Essais ''du plus familier des écrivains m'étaient aussi d'une grande ressource. Divisés en dix petits volumes et devenus pour moi de fidèles et inséparables compagnons de route, ils occupaient exclusive­ment toutes les poches de ma voiture. Ils m'in­struisaient, ils me charmaient, ils flattaient même singulièrement ma paresse et mon ignorance ; car il me suffisait d'en ouvrir au hasard un volume et de le refermer après en avoir lu une page ou deux,
 
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pour n'avoir plus, moi-même, qu'à rêver ensuite sur ces deux .pages pendant des heures entières. J'éprouvais bien aussi quelque honte lorsqu'il m'arrivait, à chaque page, de rencontrer deux ou trois passages^latins, et que je me voyais forcé d'en chercher le sens dans la note, incapable désormais de comprendre même les plus simples citations en prose, loin de pouvoir entendre celles que Montai­gne emprunte sans cesse aux plus grands poètes. Je ne me donnai même plus la peine de l'essayer, j'allai droit'à la note. Que dis-je? ces fragmens de nos premiers poètes italiens, dont l'ouvrage fourmille, je les sautais à pieds joints ; il m'eût fallu quelque peu d'effort pour m'en rendre bien compte ; tant était grande ma primitive ignorance, et tant j'avais hâte d'oublier cette divine langue dont j'al­lais, chaque jour, perdant de plus en plus l'habitude. Pour, me rendre à Vienne, je passai par Milan et Venise, deux villes que je voulus revoir ; puis par Trente, Inspruck, Augsbourg et Munich; mais je m'arrêtai fort peu dans chaque lieu. Vienne me parut avoir une bonne partie de la mesquinerie de Turin ; mais elle n'en a point la belle position. J'y demeurai tout l'été, mais sans y rien apprendre. Je coupai mon séjour en deux, au mois de juillet, par une excursion que je poussai jusqu'à Bude. J'avais voulu voir quelque chose de la Hongrie, lledevenu le plus désoeuvré des hommes, je me bornai à fré­quenter tour à tour les différentes sociétés, mais toujours sévèrement en garde contre les pièges de l'amour. Pour m'en défendre, je n'avais rien de
 
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mieux à faire que de pratiquer le remède recom­mandé par Gaton '. Pendant mon séjour à Vienne, j'aurais pu aisément connaître et hanter le célèbre poète Métastase, chez qui, chaque jour, notre mi­nistre, le vénérable comte de Ganale, passait plu­sieurs heures de la soirée dans la compagnie choi­sie d'un petit nombre de personnes lettrées, où on lisait régulièrement quelques morceaux des classi­ques grecs, latins ou italiens. Et le bon vieux comte de Canale, qui m'avait pris en grande ami­tié, et qui souffrait de voir tout le temps que je perdais, voulut plusieurs fois me présenter à Mé­tastase. Mais, outre ma bizarrerie naturelle, j'étais encore tout entier abîmé dans le français, et plein de mépris pour les livres et les auteurs italiens ; j'avais peine à voir dans une réunion d'hommes initiés aux lettres classiques autre chose qu'une as­semblée de pédans ennuyeux. D'ailleurs, j'avais eu, un jour, l'occasion devoir Métastase, à Schoèn-brunn ''-, ''dans les jardins de l'empereur, faire à Marie-Thérèse la petite génuflexion d'usage, avec un visage si servilement heureux et courtisan, et en jeune homme qui ''plutarquise'', je me faisais, moi, une idée si exagérée de la vérité absolue, que pour rien au monde je n'eusse voulu me lier, ni même entrer en relation avec une muse louée ou vendue à ce pouvoir despotique qui m'était si franchement odieux. C'est ainsi que peu à peu je prenais les al-
 
1 Je n'ai pas cru devoir transcrire ici le passage de Plu-tarque ''[Viede Caion, ''parag. xxxn).La suite ne fera que trop comprendre la nature du conseil qu'il renferme. ''[ISotedu Tr.)''
 
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lures d'un penseur sauvage; et lorsqu'à ces bigarru­res de mon humeur venaient se joindre les passions naturelles à mes vingt ans avec leurs conséquences non moins naturelles, ce mélange faisait de ma personne un tout passablement original et risible. Au mois de septembre, je poursuivis mon voyage, par Prague,- jusqu'à Dresde, où je m'arrêtai un mois, puis à Berlin, où je ne demeurai pas davan­tage. En entrant dans les états du grand Frédéric, qui me parurent un immense corps-de-garde, je sentis redoubler et tripler l'horreur quo j'avais pour cet infâme métier des armes, l'unique et odieuse base de l'autorité arbitraire, laquelle est le résultat nécessaire de tant de milliers de satellites enrôlés. Je fus présenté au roi, mais je n'éprouvai, en le voyant, ni admiration,' ni respect ; ce fut plu­tôt de l'indignation et de la rage : ces mouvemens devenaient, chaque jour, chez moi plus énergi­ques et plus fréquens à la vue de tant de choses qui ne vont pas.comme elles le devraient, et qui, quoique fausses, n'en prennent pas moins le visage et le renom de la vérité. Le comte de Finch, minis­tre du roi, qui me présentait, me demanda pour­quoi, étant au service de mon souverain, je n'avais pas, ce jour-là, endossé l'uniforme? Je répondis : « Parce qu'il me semble que dans cette cour ce ne » sont pas les uniformes qui manquent. » Le roi m'adressa les trois ou quatre paroles d'usage : je l'observai profondément, les yeux respectueuse­ment attachés sur ses yeux, et je remerciai le ciel de ne m'avoir point fait naître son esclave. Je sortis,
 
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vers le milieu de novembre, de cette vaste caserne de la,Prusse, ayant pour elle autant d'horreur que justice était.
 
J'allai ensuite à Hambourg, d'où je repartis, au bout de trois jours, pour le Danemarck. Arrivé à Copenhague au commencement de décembre, ce pays me plut assez, parce que je lui trouvais un air de ressemblance avec la Hollande. J'y remarquai, en outre, une certaine activité, du commerce, de l'industrie, ce qui habituellement ne se voit guère dans les gouvernemens purement monarchiques. . Il en résulte une sorte de bien-être universel qui, au premier abord, prévient le voyageur, et fait ta­citement l'éloge de celui qui règne. De ces choses, pas une - ne se rencontre dans les états prus­siens : le grand Frédéric avait pourtant commandé aux lettres et aux arts, et à la prospérité publique, de fleurir à l'ombre de son trône. Qui sait? si Co­penhague ne me déplaisait pas, c'était surtout que je lui savais gré de n'être ni Berlin ni la Prusse; aucun pays, plus que celui-ci, ne m'a laissé une pénible et douloureuse impression, quoique l'ar­chitecture y revendique, à Berlin surtout, beau­coup de choses belles et grandes. Mais ces éternels soldats, maintenant encore, après tant d'années, je ne puis y songer que je ne sente renaître la même fureur qu'à cette époque leur vue seule ex­citait en moi.
 
Pendant cet hiver, je me remis à bégayer un peu d'italien avec le ministre de Naples en Da­nemark, lequel était Pisan. C'était le comte Ca-
 
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tanti, beau - frère du célèbre marquis Tanucci, premier, ministre du roi de Naples, autrefois professeur à l'Université de Pise. Je me laissais aller au <u>charme.de</u> ce langage et de cette pro­nonciation toscane, surtout quand je les comparais au gémissement nasal et guttural de l'idiome da­nois, que j'étais bien forcé d'entendre, mais sans y rien comprendre, grâce à Dieu. J'avais de la peine avec ledit comte Catanti à me faire à la pro­priété du mot, à la précision et au tour énergique de la phrase, qualités suprêmes du toscan ; mais, pour la prononciation de mes barbarismes italia­nisés, elle était assez pure et passablement tos­cane. A force de me moquer de tous les autres modes de prononciation italienne, qui, en con­science, choquaient trop mon oreille, je m'étais ac­coutumé à prononcer de mon mieux et l'w et le z, et le ''ci ''et le ''gi, ''en un mot, tout ce qui distingue le parler toscan. Ainsi excité par le comte Catanti à 'ne pas négliger une si belle langue, qui, après tout, était la mienne, puisqu'à aucun prix je ne voulais être Français, je me repris à lire quelques ouvra­ges italiens. Je lus, parmi beaucoup d'autres, les dialogues de l'Arétin, qui provoquaient mon dé­goût par leur obscénité, mais qui me ravissaient par l'originalité, la variété et l'heureux choix des expressions. Je m'amusai ainsi à lire, parce que souvent, pendant l'hiver, je me vis forcé de garder la chambre, et mêmele lit, grâce aux fréquentes in­dispositions qui m'assaillirent pour avoir trop évité l'amour sentimental. Je me remis encore avec plai-
 
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sir à la lecture de Plutarque, que je recommençai une troisième et une quatrième fois, et puis toujours Montaigne. Ma tête offrait alors un singulier amal­game de philosophie, de politique et de libertinage. Lorsque mes incommodités me permettaient de sortir, un de mes plus grands plaisirs, sous ce ciel du nord, consistait à aller en traîneau : poétique vitesse qui m'agitait violemment, et qui enchantait mon imagination non moins emportée.
 
Alafîn demars,jepartis'pour la Suède, et, bien que j'eusse trouvé le Sund entièrement libre de glaces, et la Scanie également affranchie de neiges, je n'eus pas plus tôt dépassé la ville de Norkoping, que je re­trouvai sur ma route le plus terrible des hivers^ partout lès neiges amoncelées et tous les lacs pris ; impossible d'aller plusavantavecles roues : il fallut démonter ma voiture et l'attacher sur deux traî­neaux, suivant l'usage du pays, et c'est ainsi que j'arrivai à Stockolm. La nouveauté du spectacle, l'âpre et majestueuse nature de ces forêts im­menses , de ces lacs, de ces précipices, me rem­plissaient d'enthousiasme. Je n'avais pas encore lu Ossian, néanmoins beaucoup des images qui lui sont familières m'apparaissaient, rudement em­preintes dans mon imagination, telles qu'ensuite je les retrouvai développées, lorsque, plusieurs années après, j'étudiai dans Ossian la savante structure des vers du célèbre Cesarotti.
 
Les sites de la Suède, ainsi que leurs habitans de toute classe, étaient fort de mon goût, peut-être parce que j'ai toujours aimé les extrêmes, peut-être
 
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aussi pour toute autre raison que je ne saurais dire; le fait est que, si je voulais passer ma vie dans le nord, je préférerais à tout ce que j'en connais cette extrémité de l'Europe. La constitution mixte qui régit la Suède, combinée de telle sorte dans son équilibre, qu'une demi-liberté y perce encore par intervalle, m'inspira quelque curiosité de la connaître à fond. Mais toujours peu capable d'une application sérieuse et continue, je ne l'étudiai que superficiellement ; toutefois j'en compris assez pour m'en former une idée dans ma petite tête. L'indul­gence des quatre classes appelées à voter, et l'ex­cessive corruption de la classe noble des bourgeois des villes favorisaient l'influence vénale qu'obte­nait à prix d'or la politique corruptrice de la Rus­sie et de la France, et il en résultait qu'il ne pou­vait y avoir en Suède ni harmonie entre les ordres, ni résolutions efficaces, ni juste et durable liberté. Je continuai à me lancer en traîneau dans la pro­fondeur de ces forêts sombres et sur ces grands lacs glacés, et cette fureur me dura jusques au-delà du 20 d'avril ; alors il fallut à peine quatre jours pour fondre toute cette glace avec la plus incroyable ra­pidité, grâce à la permanence du soleil sur l'hori­zon, et à la tiédeur des vents de mer. A mesure que s'écoulaient ces masses de neige, où il se trouvait jusqu'à dix couches entassées l'une sur Vautre, on voyait poindre la fraîche verdure. Spectacle vrai­ment étrange, et qui eût été pour moi une source de poésie, si j'avais su faire des vers.
 
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CHAPITRE IX,
 
Continuation de mes voyages : la Russie, encore la Prusse, Spa, la Hollande et l'Angleterre.
 
Je me trouvais bien à Stockolm ; mais, toujours possédé de la ftireur d'aller, je résolus d'en partir vers le milieu de mai, et je pris, par la Finlande, le chemin dé Pétersbourg. A la fin d'avril, j'avais fait une petite excursion jusqu'à Upsal, célèbre univer­sité, et, chemin faisant, j'avais visité quelques mines de fer, où je vis des choses fort intéressantes ; mais, les ayant peu examinées et sans prendre aucune note, ce fut comme si jamais je ne les avais vues. Arrivé à Grisselhamma, un petit port sur la côte orientale de la Suède, en face de l'entrée du golfe de Bothnie, je retrouvai l'hiver sur mon chemin; il semblait que j'eusse pris à tâche de courir après lui. JJne grande partie de la mer était gelée, et le trajet du continent au premier îlot (c'est en pas­sant successivement dans cinq petites îles que l'on traverse l'entrée de ce golfe), était alors devenu im­praticable à toute espèce d'embarcations, par suite de l'immobilité complète des eaux. Il fallut donc attendre en ce triste lieu; enfin, après trois jours, au souffle d'un vent plus favorable, cette immense et épaisse croûte commença à se crevasser çà et là, et à fairo ''crich, ''comme dit notre grand poète ; puis elle se divisa peu à peu en énormes lambeaux flot-tans, qui ouvraient comme une espèce de chemin
 
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si on était assez téméraire pour y jeter une barque. En effet, le jour d'après, aborda à Grisselhamma un pécheur qui venait sur un petit bateau de cette même île où moi-même je devais d'abord prendre terre : ce pêcheur nous dit qu'on pou­vait passer, mais avec peine. Je voulus aussitôt ten­ter l'aventure, quoique ma barque où je transpor­tais ma voiture fut pour cette raison beaucoup plus considérable que ce bateau de pêche. L'obstacle devenait plus grand, mais le danger moindre d'au­tant ; il était .naturel qu'une grosse embarcation résistât mieux qu'une petite aux coups de ces gla­çons mouvans, et ce fut précisément ce qui arriva. Tous ces ilôts flottans donnaient un aspect extra­ordinaire à cette mer horrible, qui ressemblait moins à une masse d'eau qu'à une terre déchirée et bouleversée. Mais comme, grâce à Dieu, le vent était extrêmement faible, les glaçons, en se heur­tant contre ma barque, semblaient vouloir la ca­resser plutôt que la briser. Cependant leur grand nombre et leur mobilité faisaient souvent que partis de points opposés ils se rencontraient au devant de ma proue , et que venant à se réunir, ils l'empêchaient de tracer son sillon ; et aussitôt d'au­tres venaient, puis d'autres encore, et s'entassant les uns sur les autres, ils faisaient mine de vouloir me renvoyer au continent. II. n'y avait'alors qu'un re­mède efficace, c'était la hache, dont on se servait pour châtier l'insolence des glaces. Plusieurs fois mes marins et moi-même nous sautâmes sur ces gla­çons, et à coups de hache nous les brisions et les
 
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écartions des flancs de la barque assez pour don­ner passage à la proue et aux rames. Puis on se jetait de nouveau dans la barque, et la seule im­pulsion du bâtiment dégagé suffisait pour repous­ser du chemin cette importune escorte. Il fallut plus de dix heures d'une telle navigation pour par­courir un trajet de sept milles de Suède. La nou­veauté de l'expédition me divertit singulièrement ; mais peut-être, en la racontant dans toute la mi­nutie de ses détails, aurai-je moins réussi à divertir le lecteur. J'ai cédé à la tentation d'écrire une chose nouvelle pour des imaginations italiennes. Le pre­mier trajet ainsi achevé, les six autres, beaucoup plus courts et en outre moins embarrassés de glaces, devinrent aussi beaucoup plus faciles; la Suède, dans sa sauvage rudesse, est un des pays de l'Eu­rope dont s'est le mieux accommodée la tournure de mon esprit et qui a éveillé en moi le plus d'idées Fantastiques, mélancoliques et même grandioses, par je ne sais quel vaste et indéfinissable silence qui règne dans cette atmosphère, où volontiers on se croirait en dehors du globe terrestre.
 
Ayarit une dernière fois pris terre à Abo, capi­tale de la Finlande suédoise, je continuai mon voyage par de très-belles routes et avec d'excellens chevaux jusqu'à Saint-Pétersbourg, où j'arrivai dans les derniers jours de mai. Et je ne saurais dire.si j'y entrai de jour ou de nuit, parce que, d'une part, les ténèbres de la nuit existent à peine en cette saison,dans ce climatsi septentrional,et que, d'autre part, excessivement fatigué de n'avoir pu
 
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reposer pendant plusieurs nuits, ou de n'avoir dormi que dans ma voiture et fort mal à l'aise, tout se confondait si bien dans ma tète, et j'éprouvais un tel ennui de voir toujours cette triste lumièro, que je ne savais plus ni à quel jour de la semaine, ni à quelle heure de la journée, ni dans quelle partie du monde je me trouvais en ce moment ; ces mœurs, ces costumes, ces barbes moscovites, me faisaient penser aux Tartares plutôt qu'à des Européens.
 
J'avais lu dans Voltaire l'histoire de Pierre le Grand ; j'avais connu plusieurs Russes à l'Acadé­mie de Turin, et j'avais ouï dire merveille de ce peuple naissant; de sorte qu'à mon arrivée à Pé-tersbourg, toutes ces choses, que grandissait en­core mon imagination, toujours en quête de nou­veaux désenchantemens, me tenaient dans une sorte d'anxiété et d'attente vraiment extraordinai­res. Mais à peine, hélas ! avais-je mis le pied dans ce camp asiatique de baraques alignées, que, me ressouvenant alors de Rome, de Gènes, de Venise et de Florence, je ne pus m'empêcher de rire ; et tout ce que j'ai pu voir depuis dans ce pays n'a fait que confirmer chez moi de plus en plus cette première impression, et j'en ai rapporté la précieuse conviction qu'il ne méritait pas d'être vu. Tout y contrariait si fort ma manière de voir (excepté les barbes et les chevaux), que durant six semaines à peu près que je demeurai au milieu de ces barbares déguisés en Européens, je ne voulus faire connaissance avec personne, pas même y rer voir deux ou trois jeunes gens des premières fa^-.
 
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milles du pays, avec qui j'avais été à l'Académie de Turin ; je ne voulus pas seulement être présenté à cette fameuse impératrice, CatherincII; enfin, je ne vis pas, même matériellement, le-visage de cette souveraine qui, de nos jours, a tant lassé la renom­mée. Lorsque ensuite je me suis interrogé pour trou­ver la vraie cause d'une conduite si ridiculement sauvage, je me suis bien convaincu intérieurement que ce fut pure intolérance de mon caractère in­flexible, et simplement horreur pour la tyrannie en elle-même, personnifiée dans une femme juste­ment accusée de s'être souillée du plus affreux des crimes, la trahison et l'assassinat commandé d'un époux désarmé. Je me souvenais parfaitement d'a­voir entendu raconter que parmi les raisons qu'a­vançaient les apologistes de ce crime, ils allaient jusqu'à dire que Catherine II, en prenant posses­sion de l'empire, voulait, indépendamment de tout le mal que son mari avait fait à l'état, rétablir en partie, par l'octroi d'une constitution libérale, les droits de l'humanité si cruellement lésée par la servitude universelle et absolue qui pèse en Russie sur le peuple. Et cependant je trouvais ce peuple tout aussi esclave après cinq ou six ans du règne de cette Clytemnestre philosophe; je voyais en outre cette maudite engeance militaire assise sur le trône de Pétersbourg, plus encore, peut-être, que sur celui de Berlin. Ce fut là, sans aucun doute, la raison qui me fit prendre ces peuples en mépris, et qui m'inspira une haine si furieuse contre leurs mi­sérables souverains. Las donc et dégoûté de toute
 
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cette ''moscoviteria, ''je ne voulus pas aller à Moscou, comme j'en avais eu le dessein; j'avais peur qu'il ne me fallût mille ans pour rentrer en Europe. A la fin de juin, je partis pour Riga, par Narva et KeAvel ; ces plaines sablonneuses, nues et horribles, me firent amplement payer tous les plaisirs que j'a­vais goûtés au bord des précipices, et dans les im­menses forêts épiques de la Suède. Je continuai par Kœnisberg et Dantzig. Cette dernière ville, jus­que alors libre et opulente, commençait précisé­ment cette année à porter la peine de son mauvais voisinage ; et déjà le despote prussien y avait in- ' troduit de. vive force ses infâmes satellites. Tout en donnant au diable les Russes et les Prussiens, et tous ceux qui empruntent la face de l'homme pour se laisser ainsi traiter en brutes par leurs ty­rans , et forcé de semer mon nom , mon âge, ma qualité, mon caractère, mes intentions (toutes cho­ses que, dans le plus mince village, un sergent vous demande quand vous entrez, quand vous pas­sez, quand vous vous arrêtez, quand vous sortez), je finis par me retrouver une seconde fois à Berlin, après un mois environ du voyage le plus désagréa­ble, le plus fastidieux, le plus rempli de vexations qui se puisse faire, y compris une descente aux en­fers, qui ne sauraient être plus sombres, plus dé-plaisans, plus inhospitaliers. En passant par Zoren-dorff, je visitai le champ de bataille des Russes et des Prussiens, où tant de milliers de l'un et de l'autre troupeau, libres enfin, laissèrent là leur joug avec leurs os. Il était aisé de reconnaître leurs
 
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immenses sépultures à la riche^et verdoyante beauté de la moisson, qui, partout ailleurs maigre et aride en elle-même, ne produisait que de rares et mi­sérables épis. Je dus faire alors une réflexion triste, mais qui n'est, hélas ! que trop vraie : c'est que les esclaves sont véritablement nés pour engraisser la terre. Toutes ces ''prussianeric ''me faisaient chaque jour mieux connaître et plus vivement désirer cette bienheureuse Angleterre.
 
Je me débarrassai en trois jours de ma seconde ''Berlinade; ''je ne restai même à Berlin que pour m'y reposer un peu d'un si pénible voyage. Vers la fin de juillet, je partis pour Magdebourg, Brunswick, Gottingue, Cassel et Francfort. En entrant à Got-tingue, qui possède une très-florissante Université, je rencontrai un petit âne, à qui je fis grande fête, n'en ayant point vu depuis un an que j'étais allé m'ensevelir au fond du Nord, où cet animal ne peut ni vivre ni se reproduire. Cette rencontre d'un âne italien avec un âne allemand, au sein d'une si fameuse Université, m'aurait sans doute inspiré alors quelque poésie joyeuse et originale, si j'avais eu une langue et une plume au service de mon esprit ; mais mon impuissance à écrire deve­nait chaque jour plus complète. Je me contentai donc d'y rêver intérieurement, et je passai de la sorte une journée fort divertissante, toujours seul, avec moi et mon âne. C'était pour moi chose rare qu'un jour de fête, accoutumé que j'étais à les passer tous dans la plus complète solitude, le plus souvent à ne rien faire, ne lisant pas, et sans jamais ouvrir la bouche.
 
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Rassasié désormais de toute espèce de ''tedescherie, ''je quittai Francfort au bout de deux jours, pour aller à Mayence,, où je m'embarquai sur le Rhin, et descendant ce grand fleuve épique jusqu'à Co­logne, je trouvai quelque charme à voguer entre ces rives délicieuses. De Cologne, en passant par Aix-la-Chapelle, je retournai à Spa, où deux ans auparavant j'avais passé quelques semaines ; ce lieu m'avait toujours laissé le' désir de le revoir avec le cœur libre. La vie qu'on y mène semblait devoir convenir à mon humeur, parce qu'on y trouve tout ensemble le bruit et la solitude , et que l'on peut y rester inconnu et .ignoré au milieu des réunions publiques et des fêtes; et, en effet, je m'y trouvai si bien, que j'y demeurai depuis la mi-août jusqu'à la fin de septembre, ou peu s'en faut. C'était beau­coup pour moi, qui ne pouvais jamais m'arrêter nulle part. J'achetai, d'un Irlandais, deux chevaux, dont l'un était d'une beauté peu commune, et je m'y attachai vraiment de cœur. Je montais à che­val le matin, dans la journée, et le soir je dînais avec huit ou dix étrangers de tous pays. Pendant la soirée, je regardais danser de jolies femmes, de gracieuses demoiselles, et ainsi je passais mon temps, ou, pour mieux dire, je l'usais le mieux du monde. Mais la saison s'étant gâtée, et la plupart des baigneurs commençant à quitter, je partis de mon côté, et résolus de retourner en Hollande pour y revoir mon ami d'Acunha, certain d'ailleurs de ne pas y retrouver celle que j'avais tant aimée : je savais qu'elle n'était plus à La Haye, et que depuis
 
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plus d'un an elle s'était fixée à Paris avec son mari. Ne pouvant consentir à me séparer de mes excellons chevaux, j'envoyai Elie en avant avec la voiture, et je suivis la route de Liège, tantôt à pied, tantôt à cheval. A Liège je rencontrai un ministre de France de qui j'étais connu, et je me laissai pré­senter par lui au prince évoque de'la ville, par complaisance, et aussi par bizarrerie. Je n'ai pas vu la fameuse Catherine II, voyons du moins la cour du prince de Liège.Pendant mon séjour à Spa j'avais déjà été présenté à un autre prince de l'E­glise, seigneurie à voir au microscope, l'abbé de Stavelô, dans les Ardennes. C'était le même mi­nistre de France à Liège qui m'avait introduit à la cour de Stavelô, où nous dînâmes fort joyeusement et fort bien, en vérité. Je me sentais moins de ré­pugnance p.our ces cours en immature que pour celles où commandent, au lieu du bâton pastoral, le fusil et le tambour ; ce sont là deux fléaux de l'hu­manité dont on ne peut rire de bon cœur. De Liège, toujoursavec mes chevaux, jem'en allai à Bruxelles, à Anvers, et, passant le Mordick, à Rotterdam et à La Haye. Mon ami, avec lequel je n'avais cessé de correspondre depuis mon départ, me reçut à bras ouverts, et me trouvant un peu moins fou, continua de m'assister, de m'éclairer par ses conseils pleins de sagesse et d'amitié. Je restai avec lui près de deux mois, mais je brûlais de revoir l'Angleterre, et la saison s'avançant, il fallut nous séparer vers la fin de novembre. Je pris la même route que j'a­vais .suivie un peu plus de deux "ans auparavant,
 
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et débarquant à Hanvich, après une heureuse tra­versée, je fus à Londres en peu de jours. J'y re­trouvai presque tous les amis que j'avais fréquentés à mon premier voyage, entre autres, le prince de Masserano,ambassadeurd'Espagne,etle marquis de Caraccioli, ministre de Naples, homme d'une saga­cité rare et d'une ingénieuse vivacité. Ces deux per­sonnes me témoignèrent plus qu'une affection de père pendant les six mois que je demeurai cette fois à Londres, et où je me vis engagé dans certaines circonstances singulières et scabreuses, comme on le verra tout-à-1'heure.
 
CHAPITRE X.
 
'''Nouvel et terrible accident d'amour.'''
 
Dès mon premier séjour à Londres, je n'avais 1771. pas vu sans plaisir et sans émotion une très-belle personne d'un rang élevé, dont l'image, sans doute entrée à mon insu dans mon cœur, avait fort con­tribué à me faire alors trouver tant de charme et d'agrément à ce pays, et augmentait encore main­tenant le désir qui m'y ramenait. Néanmoins, quoi­que cette beauté m'eût témoigné alors assez de bien­veillance, mon naturel sauvage et fantasque m'avait préservé de ses fers. Mais à mon retour, étant un peu plus civilisé et plus capable d'aimer, assez peu
 
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corrigé d'ailleurs par un premier accès de cette mélancolie funeste, qui m'avait si mal réussi à La Haye, je donnai dans ce nouveau piège, et je m'é­pris d'une si furieuse passion,.que j'en frémis en­core quand j'y songe, aujourd'hui que je la ra­conte froidement dans la première tiédeur de mon neuvième lustre.
 
J'avais très-souvent l'occasion de voir cette belle Anglaise, principalement chez le prince de Mas-serano ; elle avait en commun avec la princesse une loge à l'Opéra italien. Je ne la voyais pas chez elle, parce qu'alors il n'était pas d'usage, en Angleterre, que les dames reçussent des visites, et surtout des étrangers. Ajoutez que le mari était extrêmement jaloux de sa femme, autant que peut et que sait l'être un homme né de ce côté des Alpes. Ces pe­tits obstacles ne faisaient que m'enflammer davan­tage : tous les matins elle me trouvait devant elle, tantôt à Hyde-Park, tantôt dans une autre pro­menade ; tous les soirs je la voyais également dans les cercles à la mode ou au théâtre ; et les nœuds de l'intrigue se resserraient chaque jour de plus en plus. La chose en vint à ce point que, le plus heu­reux des hommes d'être ou de me croire payé de retour, je me regardais,néanmoins comme le plus infortuné, et je l'étais, de ne pouvoir trouver le moyen de continuer long-temps ce commerce avec sécurité. Les jours passaient, les jours avaient des ailes, et le printemps avançait. A la fin de juin, au plus tard, elle partait pour la campagne, où elle devait rester sept ou huit mois, et il allait devenir
 
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absolument impossible de la voir. Aussi voyais-je arriver ce mois de juin comme le dernier de ma vie. Ni mon cœur, ni mon esprit malade, n'admettaient la possibilité matérielle de survivre à une telle sé­paration ; ma nouvelle passion, fortifiée par le temps, avait ainsi plus de violence que la première. Cette pensée fatale, que l'heure de son départ mar­querait celle de ma mort, m'avait exaspéré à ce point, que, dans ma conduite, je procédais comme un homme qui désormais n'a plus rien à perdre. Je n'y étais pas non plus médiocrement encouragé par le caractère de ma maîtresse, qui n'avait aucun goût pour les moyens termes, et paraissait mal les comprendre. Les choses en étant là, et chaque jour ne faisant qu'ajouter à nos imprudences, le mari, qui déjà depuis long-temps s'en était aperçu, avait plusieurs fois fait entendre qu'il saurait bien se venger de moi; pour ma part, je ne désirais rien au monde autant que cela. L'éclat de son res­sentiment pouvait seul me tirer d'affaire, ou ache­ver de me perdre entièrement. Je vécus environ cinq mois dans cette horrible situation, mais enfin la bombe éclata de la manière suivante. Plusieurs fois déjà, à différentes heures du jour, elle m'avait, au grand péril de tous deux, introduit elle-même dans sa maison. Jamais on ne m'avait aperçu, les maisons, à Londres, étant fort petites et les portes toujours closes.. La plupart du temps, les gens se tiennent dans des salles souterraines, ce qui fait que du dedans on peut, sans difficulté, ouvrir la porte de la rue, et introduire un étranger dans quel-
 
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que chambre durez-de-chaussée contiguè àla porte. Voilà pourquoi mes entrées de contrebande avaient toutes si facilement réussi, d'autant que nous.pre-nions les heures où le mari était dehors, et la plu­part des domestiques à table. Le succès nous en­hardit à braver de plus grands périls. Au mois de mai, le mari ayant conduit sa femme dans une mai­son de campagne, à seize milles de Londres, pour y demeurer huit ou dix jours tout au plus, nous convînmes aussitôt du jour et de l'heure, où, comme à Londres, elle m'introduirait furtivement chez elle. Nous choisîmes un jour où le mari, en sa qua­lité d'officier aux gardes, devait assister sans faute à une revue des troupes, et coucher à Londres. Je partis donc ce même soir, seul, à cheval. J'avais eu de ma maîtresse l'exacte description du lieu ; je laissai mon cheval dans une auberge, à un mille environ de la maison de campagne, et je continuai, à pied et de nuit, jusqu'à la petite porte du parc, où l'ayant trouvée qui m'attendait, je la suivis dans la maison sans être vu de personne, je le croyais du moins. Mais de telles visites étaient du soufre sur le feu, et pour suffire à notre pas­sion il n'y avait que l'éternité. Nous prîmes donc certaines mesures pour renouveler ces entrevues, et les rendre encore plus fréquentes tant que durerait cette courte absence, ne pouvant songer sans dés­espoir à cette autre absence bien plus longue qui nous menaçait. De retour à Londres, le lendemain matin, je rugissais, je devenais fou, à la seule idée que j'allais passer deux jours encore sans la revoir,
 
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et je comptais les heures etles minutes ; je vivais dans un délire continuel, inexprimable, autant que difficile à croire pour qui ne l'a pas éprouvé, et bien peu, certes, l'auront éprouvé comme moi. Je ne retrouvais un peu de calme qu'en allant tou­jours'sans savoir où. Mais à peine m'asseyais-je pour me reposer, pour manger ou pour essayer de manger, qu'aussitôt je me relevais avec des cris et des hurlemens horribles, et me démenais par ma chambre comme un forcené, si l'heure ne me per­mettait pas de sortir. Je possédais plusieurs che­vaux, entré autres ce bel animal que j'avais acheté à Spa, et qui m'avait suivi en Angleterre ; je faisais sur ce cheval mille extravagances à faire frémir les plus intrépides cavaliers de Londres, franchissant d'un bond les plus hautes et les plus larges haies, les fossés les plus profonds, et des barrières autant qu'il s'en présentait. Un matin, entre deux de mes visites à cette chère maison de campagne, me pro­menant avec le marquis de Caraccioli, je voulus lui montrer ce que savait faire en sautant ce mer­veilleux cheval, et désignant de l'œil une barrière fort élevée qui séparait un pré de la grande route, je m'y portai au galop. Mais comme j'avais à moi­tié perdu la tête, j'oubliai de rendre la main et de donner à temps le coup d'éperon au cheval ; il tou­cha du pied le devant de la barrière, et tous deux, en un bloc, nous allâmes tomber sur le pré ; il se releva, moi ensuite, et jo crus ne m'être fait aucun mal. Mon fol amour avait du reste quadruplé mon courage,- et on eût dit que j'avais pris à tâche de
 
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courir après toutes les occasions de me rompre le cou. Garaccioli, qui était resté sur la route, de l'autre côté de la barrière que j'avais si mal fran­chie , eut beau me crier de ne pas recommencer et d'aller prendre, pour venir le rejoindre, l'issue ordinaire du pré, moi qui ne savais plus guère ce que je faisais, courant à mon cheval, qui avait l'air de vouloir fuir dans le pré, je saisis la bride à propos, et de plus belle en selle, je le ramenai avec l'éperon du côté de la barrière, où réhabili­tant à la fois son honneur et le mien, il la fran­chit sans hésiter. Ma vanité déjeune homme ne jouit pas long-temps de ce triomphe ; j'avais à peine fait quelques pas, que mon esprit et mon cœur ve­nant à se refroidir en même temps, je commençai à ressentir une atroce douleur dans l'épaule gau­che ; elle était démise, et le petit os qui la rattache au cou était cassé. La douleur allait croissant, et ce peu de milles qui me séparaient de la maison me parurent horriblement longs lorsqu'il fallut les faire à cheval et au pas. Le chirurgien arriva, et après m'avoir long-temps tenu à la torture, il dit avoir remis toute chose en sa place, arrangea ses ligatures, et m'ordonna de rester au lit. Il faut com­prendre l'amour, pour se faire une idée de ma co­lère et de ma rage, quand je me vis cloué dans un lit, précisément à la veille de cet heureux jour qui avait été fixé pour ma seconde visite à la campagne. L'accident était arrivé dans la matinée du samedi ; je pris patience ce jour-là et le dimanche jusqu'au soir, et ce peu de repos, en donnant quelque force
 
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à mon bras, ne fit qu'animer encore mon audace. Vers les six heures du soir, je voulus à tout prix me lever, et quoi que voulût me dire Élie, qui était pour moi un demi-précepteur, je me jetai seul dans une petite chaise de poste, et m'en allai à ma destinée. Il m'était impossible de monter à che­val, à cause de la douleur que je ressentais au bras, et de l'embarras des ligatures qui étaient fortement serrées ; je ne pouvais non plus ni ne devais arri­ver avec cette voiture et le postillon jusqu'à la mai­son de campagne ; je me déterminai donc à laisser le tout à la distance d'environ deux milles, et.je fis le reste de la route à pied, un bras en écharpe ; l'autre sous mon manteau et tenant, comme il est naturel, la garde de mon épée, en homme qui va seul, de nuit, dans une maison étrangère, et qui n'y entre pas en ami. Cependant la secousse de la voiture avait renouvelé et redoublé la douleur que je sentais à l'épaule, et en avait si bien dérangé.les ligatures, que depuis, en effet, mon épaule ne s'est jamais bien remise. Je ne laissai pas de me regar­der comme lé plus heureux des hommes, à mesure " que je me rapprochais de l'objet tant désiré. J'ar­rivai enfin, et à grand'peine je parvins (n'ayant personne qui m'aidât, car nous n'avions pas de confidens) à escalader la palissade du parc pour y entrer; il m'avait été impossible d'ouvrir la petite porte, qui la première fois avait été laissée en-tr'ouverte. Le mari, toujours pour cette revue du lendemain, était encore allé coucher à Londres ce soir-là. J'arrivai donc à la maison, où je trouvai
 
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ma belle qui m'attendait, et sans beaucoup nous inquiéter l'un et l'autre de là circonstance de cette petite porte qu'elle avait ouverte elle-même quel­ques heures auparavant, et qui maintenant se trou­vait close, je restai près d'elle jusqu'à la pointe du jour. Je sortis comme j'étais entré, et bien persuadé que pas une ame ne m'avait vu, je repris la même route jusqu'à ma chaise,- je remontai dedans, et j'arrivai à Londres vers les sept heures du matin, partagé entre le regret cuisant d'avoir quitté ma maîtresse, et l'ennui de'rapporter chez moi une épaule plus malade. Mais mon ame était dans un tel état de démence et de furie, que je ne m'inquié­tais de rien, quoi qu'il pût m'arriver, prévoyant d'ailleurs toute chose. Je fis rattacher par le chi­rurgien les ligatures dérangées, sans lui vouloir permettre de toucher autrement à l'épaule, qu'elle fût ou ne fût pas disloquée. Le mardi soir, je me sentis un peu mieux, et ne voulant pas rester chez moi, j'allai au Théâtre-Italien, et comme à l'ordi­naire, dans la loge du prince de Masserano, qui s'y. trouvait avec sa femme; ils me croyaient dans mon lit, à demi estropié, et ne furent pas médiocrement étonnés de me voir simplement le bras en écharpe. Tranquille cependant en apparence, j'écoutais la musique, qui réveillait dans mon coeur mille tem­pêtes terribles. Mais,' quoique fortement ému, mon visage était ce qu'il est toujours, du marbre. Tout-à-coup j'entends ou je crois. entendre quelqu'un parler vivement et prononcer mon nom à la porte de la.loge, qui était fermée. Aussitôt, par un simple
 
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mouvement machinal, je m'élance à la porte, je l'ouvre, je la referme en un clin d'oeil derrière moi, et me voici face à face avec le mari de ma maî­tresse, qui attendait qu'on vînt lui ouvrir cette porte fermée à clef. En Angleterre, il y a des gens qui gardent les loges, et qui se tiennent pour cela dans les corridors du théâtre. Plusieurs fois déjà je m'étais attendu à cette visite, et ne pouvant avec honneur la provoquer , je la désirais néan­moins plus qu'aucune chose au monde. Je m'élan­çai donc hors de la loge comme un éclair, et : — Mevoici, m'écriai-je, qui me cherche? — Moi, me répondit-il, j'ai à vous parler. — Sortons, repli— quai-je, je suis à vous. 11 n'y eut d'échangé que ce peu de mots, et sans rien ajouter, nous sortîmes immédiatement du théâtre. C'était vers les sept heures et demie du soir, dans les plus longs jours du mois de mai : les spectacles à Londres commen­cent à six heures. Du théâire d'Hay-Market nous nous rendîmes, par un long détour, au parc Saint-James, d'où l'on entre par une barrière dans une vaste prairie appelée Green-Park ; nous arri­vons, il faisait presque nuit. Là, dans un petit coin écarté, chacun dégaine sans mot dire. Il était alors d'usage de porter l'épée, même en /rac/«;je me trouvais donc avoir la mienne, et lui, à peine de retour à la campagne, n'avait eu que le temps de courir chez un armurier pour s'en procurer une. En suivant le chemin de Pall-Mall, qui mène au parc Saint-James, deux ou trois fois il me reprocha d'ê­tre yenu furtivement dans sa maison et à plusieurs
 
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reprises, me demandant comment je m'y étais pris. Mais la fureur qui" me possédait ne m'ôtait rien de ma présence d'esprit, et quoique au fond du cœur je reconnusse combien était légitime et sacré le ressentiment de mon adversaire, je ne pouvais que lui répondre : — Cela n'est pas vrai, mais puisqu'il vous plaît de le croire, je suis ici pour vous en ren­dre raison.—C'est la vérité, répliqua-t-il, et insis­tant sur ma dernière visite à sa maison de campa­gne, il m'en détaillait si minutieusement les moin­dres circonstances, que tout en répondant ce n'est pas vrai, je voyais cependant bien qu'il avait été exactement informé de toute chose. Il finit par me dire : — Pourquoi tant le nier, quandma femme elle-même en est convenue et me l'a raconté? Ce dis­cours me jeta dans un grand étonnement, et je ré­pondis : — Si elle en convient, je ne le nierai pas da­vantage . J'avais tort, et depuis je m'en repentis ; mais je laissai échapper ces paroles, fatigué de nier si long-temps une chose évidente et vraie de tout point. Ce rôle m'était odieux en face d'un ennemi que j'avais outragé ; mais je me faisais violence, pour sauver, s'il se pouvait, la femme que j'aimais. Nous n'eûmes pas d'autre explication avant d'ar­river sur le terrain que j'avais indiqué. Mais là, au moment de tirer l'épée, s'apercevant que j'avais le bras gauche en écharpe, il eut la générosité de me demander si cela ne m'empêcherait pas de me bat­tre. — J'espère que non, répondis-je en le remer­ciant de sa courtoisie , et aussitôt je l'attaquai. J'ai toujours été un fort mauvais tireur : je me jetai
 
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donc sur lui en désespéré, et contre toutes les rè­gles de l'art; pour dire la vérité, je ne cherchais qu'à me faire tuer. Je ne saurais dire comment se fit la chose, mais le fait est que je pressai très-vive­ment mon adversaire ; car, en commençant, le so^ leil qui se couchait me donnait droit dans les yeux et m'empêchait presque d'y voir, et au bout de sept ou huit minutes, je m'étais si fort porté en avant, lui en arrière, et en rompant il avait décrit une courbe telle, que je finis par avoir le soleil dans le dos. Nous bataillâmes long-temps de la sorte, moi toujours portant les coups, lui toujours les repous­sant, et je suis tenté de croire que s'il ne me tua pas, c'est qu'il ne le voulut point, et que si je ne le tuai point, c'est que je ne le sus pas. Enfin, en pa­rant une botte, il m'en allongea une autre qui me toucha le bras droit entre le coude et le poignet, et me fit aussitôt remarquer que j'étais blessé ; je ne m'en étais pas aperçu, et la blessure était, en effet, peu de chose. Alors abaissant le premier la pointe do son épée, il me dit qu'il était satisfait, et me demanda si je l'étais aussi. Je lui répondis que je n'étais pas l'offensé,;et que la chose le regar­dait. Il remit alors son épée dans le fourreau, et j'en fis autant. Puis je le laissai partir, et restai quelque temps encore sur le terrain pour voir au juste ce qu'était ma blessure ; je trouvai mon habit déchiré tout du long, et n'éprouvant qu'une dou­leur légère, le sang d'ailleurs coulant fort peu, je jugeai que j'avais reçu une simple égratignùre. Du reste, ne pouvant m'aider de mon bras gauche, il
 
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ne m'eût pas été possible d'ôter seul mon habit ; c'est pourquoi, à l'aide de mes dents, je me conten- • tai de rouler le mieux que je pus et de nouer un mouchoir autour de mon bras droit, pour, arrêter le sang ; puis je sortis du parc par cette même rue de Pall-Mall. Lorsque je repassai devant le théâtre que j'avais quitté trois quarts d'heure avant, ayant vu à la lumière de quelques boutiques que je n'avais de sang ni aux mains, ni sur mes vêtemens, je dé­nouai avec mes dents le mouchoir qui enveloppait mon bras, et ne ressentant plus aucune douleur, il me prit la puérile et folle pensée de rentrer au théâtre et dans la loge d'où j'étais sorti pour aller me battre. En me revoyant,le prince de Masserano me demanda pourquoi je m'étais jeté si brusque­ment hors de sa loge, et où j'avais été. Je vis alors qu'ils n'avaient rien entendu du court entretien qui avait eu lieu hors de la loge , et je dis m'être sou­venu tout-à-coup que j'avais à parler à quelqu'un, et que j'étais sorti pour cela. Je n'ajoutai pas un mot de plus. Mais j'avais beau faire effort sur moi-même, je ne pouvais me défendre d'une excessive agitation d'esprit, en songeant à l'issue probable de cette affaire, et à tous les malheurs qui devaient fondre sur celle que j'aimais. C'est pourquoi, au bout d'un quart d'heure, je partis, ne sachant ce que j'allais faire de moi. Une fois hors du théâtre, il me vint à l'esprit (dès là que ma blessure ne m'em­pêchait pas démarcher) de me rendre chez une belle-sœur de ma maîtresse qui favorisait nos amours, et chez laquelle nous nous étions vus aussi quelquefois.
 
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Et ce fut une heureuse pensée que me donna là le hasard ; car en entrant dans l'appartement de cette dame, le premier objet qui s'offrit à mes yeux fut ma maîtresse, ma maîtresse elle-même. Cette vue inespérée, au milieu d'une telle tempête d'émotions diverses, manqua me faire .évanouir. Elle m'éclaircit bientôt toute l'affaire, comme il semblait qu'elle fût arrivée, mais non comme en effet elle s'était passéo; il était dans ma destinée d'apprendre plus tard la vérité, et par une toute autre voie. Elle me dit donc que dès notre premier rendez-vous à la campagne, son mari avait su avec certitude que quelqu'un s'était introduit dans sa maison ; mais personne ne m'avait vu. Il s'était as­suré qu'un cheval avait passé toute une nuit, tel jowy.dans telle auberge, que son maître était venu le reprendre à telle heure et avait payé largement sans dire mot. C'est pourquoi, dans la prévoyance d'une seconde visite, il avait secrètement aposté quelque homme à lui pour faire le guet, et le soir, à son retour, lui rendre bon compte de toute chose. Il était ensuite parti pour Londres dans la journée du dimanche, et ce même jour, comme je l'ai ra­conté, j'étais parti de Londres dans l'après-midi pour la maison de campagne, où j'étais arrivé à pied sur la brune. L'espion (il y en avait peut-être plusieurs) me vit traverser le cimetière du lieu, m'approcher ensuite de la petite porte du parc, et, ne pouvant l'ouvrir, enjamber les palissades de la clôture;.puis, au point du jour, il m'avait vu sortir delà même manière et rejoindre à pied la grande
 
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route de Londres. Personne n'avait osé se montrer à moi, encore moins me rien dire. Sans doute que me voyant venir d'un air résolu et l'épée sous le bras, n'y ayant d'ailleurs aucun intérêt personnel (les gens de sens rassis n'aiment guère se trouver sur le chemin des amoureux), pensèrent-ils qu'il valait mieux me souhaiter bon voyage et me laisser aller. Il est certain pourtant que si au moment où j'entrai dans ce parc et où j'en sortis par le chemin des voleurs, ils avaient voulu se réunir deux ou trois pourm'arrêter, la chose pour moi tournait mal. Si j'essayais de fliir, on me donnait pour un larron; si j'attaquais pour me défendre, j'avais l'air d'un as­sassin, et intérieurement j'étais bien résolu à ne pas tomber vivant dans leurs mains. Il fallait donc com­mencer par tirer l'épée, et dans un pays de lois sages, et où l'on ne se joue pas des lois, ce sont là de ces choses qui entraînent à coup sûr le plus sé­vère châtiment. Aujourd'hui', encore j'en frémis en l'écrivant ; mais alors je n'eusse point hésité à m'y exposer. Le lundi, pour revenir de Londres, le mari avait eu ce même postillon qui m'avait at­tendu toute la nuit à deux milles de là ; celui-ci avait raconté le fait comme une chose singulière, et sur ce qu'il dit de ma taille, de mon extérieur, de mes cheveux, l'autre m'avait fort bien reconnu ; puis, en arrivant chez lui, il avait entendu le rap­port de ses gens, et finalement il avait acquis la certitude tant cherchée de ses infortunes.
 
Mais ici, en racontant les bizarres effets d'une jalousie anglaise, la jalousie italienne ne peut s'em-
 
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pêcher de rire, tant les passions se modifient sui­vant la diversité des caractères et des climats, et, en particulier, selon la différence des lois. Le lec­teur italien rêve déjà une femme poignardée, em­poisonnée, ou du moins jetée dans une prison, et d'autres violences bien justes. Rien de tout cela. Le mari anglais, quoique à sa manière il aimât éper-dument sa femme, ne perdit point son temps en invectives, en menaces, en doléances. Il la con­fronta sur-le-champ avec les témoins qui l'avaient vue, et qui aisément la convainquirent d'un fait qu'elle ne pouvait nier. Dès le mardi matin, le mari ne dissimula point à sa femme qu'à dater de ce moment elle cessait de lui appartenir, et que bientôt un divorce légitime allait le débarrasser d'elle. Il ajouta que -non satisfait du divorce , il voulait aussi me faire payer amèrement l'outrage qu'il avait reçu ; que le jour même il retournerait à Londres, où il saurait bien me trouver. Elle alors, sans perdre un moment, m'avait écrit en secret par une voie sûre, pour me donner avis de tout ce qui se passait. Le messager, grassement payé, avait failli crever un cheval pour venir à Londres ventre à terre, et en moins de deux heures, et il y était certainement arrivé une heure avant le mari; mais, par bonheur, ni le messager ni le mari ne m'ayant trouvé chez moi, je n'eus avis de rien, et le mari me voyant sorti, eut un pressentiment, et devina que j'étais au Théâtre-Italien ; et en effet il m'y trouva, comme je l'ai raconté. La fortune me fit ici deux grâces singulières : d'abord, au lieu
 
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du bras droit, ce fut le bras gauche que je me démis ; et ensuite je ne reçus qu'après la rencontre la lettre de ma maîtresse. Supposons les choses autrement, je ne sais si tout se fût bien passé. Quoi qu'il en soit, le mari était à peine sur la route de Londres, que sa femme était également partie par une autre route, et venait directement à Londres chez sa belle-sœur, qui demeurait assez près de la maison de son mari. Là, elle avait appris que ce dernier était revenu chez lui en fiacre, il y avait moins d'une heure, et que s'élançant de la voiture, il avait couru s'enfermer dans sa chambre, sans per­mettre à qui que ce fût de la maison de le voir ou de lui parler. Elle en avait tiré cette conclusion, qu'il m'avait rencontré et tué. Tout ce récit, je le lui arrachai par lambeaux, sans cesse interrompus, comme on peut le croire, par l'excès des émotions diverses qui nous agitaient l'un et l'autre. Mais, pour le moment, la fin de tout cet éclaircissement se résolvait en une félicité inattendue, et qu'on ne saurait imaginer. L'inévitable divorce qui la me­naçait m'imposait le devoir (et c'était le plus ar­dent de mes vœux) de remplacer auprès d'elle l'é­poux qu'elle allait perdre.
 
Ivre d'une telle pensée, j'en avais presque oublié ma petite blessure. Mais quelques heures après, ayant fait visiter mon bras sous les yeux de ma maîtresse, je trouvai la peau effleurée tout du long et beaucoup de sang caillé dans les plis de la che­mise : c'était là tout. Mon bras une fois pansé, j'eus la fantaisie, c'était une curiosité de jeune
 
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homme, d'examiner aussi mon épée, et je m'aper­çus que mon adversaire, à force de parer les coups que je lui portais, avait fait des deux tiers de ma lame [une scie toute dentelée, et pendant plusieurs années je gardai cette épée comme un trophée. Ayant fini cependant par me séparer de ma maî­tresse à une heure assez avancée de cette nuit du mardi, je voulus, avant de rentrer chez moi, pas­ser chez le marquis de Caraccioli, pour lui racon­ter toute la chose. Lui non plus, de la manière dont il avait appris confusément ce qui s'était passé, ne doutait pas que je n'eusse été tué, et que je ne fusse resté dans le parc, que l'on ferme d'ordinaire une demi-heure après la nuit tombée. Il m'accueillit donc comme un homme qui revient de l'autre monde, m'embrassa chaudement, et nous passâmes encore à causer ensemble deux heures de la nuit. Enfin j'arrivai chez moi qu'il était presque jour. Après une journée remplie de si étranges et de si diverses péripéties, je me mis au lit, et jamais je n'ai dormi d'un sommeil plus profond et plus doux.
 
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CHAPITRE XI.
 
Horrible désenchantement.
 
Voici cependant en réalité comment les choses s'étaient passées la veille. Mon fidèle Elie ayant vu arriver le messager sur un cheval couvert de sueur et tout hors d'haleine, et cet homme lui recomman­dant avec la plus vive instance de me faire par­venir immédiatement cette lettre, était aussitôt sorti pour courir après moi. Il me chercha d'abord chez le prince de Masserano, où il croyait que j'é­tais allé, puis chez Caraccioli, à plusieurs milles de là, et il avait ainsi perdu des heures. Enfin, comme il s'en revenait à la maison, dans Suffolk-Street, très-près d'Hay-Market, où estl'Opéra-Ita-lien, il lui vint à l'esprit de voir si j'y étais. Il ne l'espérait guère, pensant à ce bras disloqué que je portais en écharpe. Il entre au théâtre et s'en-quiert de moi auprès de ces gardiens des loges, de qui j'étais parfaitement connu. On lui répond que je suis sorti, il y a dix minutes, avec une personne qui est venue me chercher jusque dans la loge où j'étais. Elie n'ignorait pas (quoiqu'il ne le sût pas de moi) le secret de mon violent amour. Il n'eut pas plus tôt appris le nom de la personne qui était venue me prendre et rapproché cette circonstance de l'endroit d'où arrivait la lettre, qu'il comprit aussitôt toute l'affaire. Alors le pauvre Elie, qui me connaissait pour le tireur le plus maladroit, et
 
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me savait d'ailleurs empêché du bras gauche, n'hé­sita pas de son côté à me tenir pour un homme mort. Il courut sur-le-champ au parc Saint-James ; mais n'ayant pas tourné du côté de Green-Park, il ne nous rencontra pas. Sur ces entrefaites, la nuit survint, et il se vit forcé de sortir du parc comme tout le monde. Ne sachant comment s'y prendre pour savoir au juste ce que j'étais devenu, il alla rôder autour de la maison du mari dans l'espoir d'y apprendre quelque chose. Soit qu'il eût à son fiacre de meilleurs chevaux que n'en avait le mari, soit que ce dernier fût allé d'abord autre part, mon Élie arrivait dans son fiacre tout près de la porte du mari juste au moment où celui-ci descendait. Il le vit très-distinctement revenir avec son épée, se précipiter dans sa maison, et en faire aussitôt re­fermer la porte avec toutes les marques d'un grand trouble. Élie n'en demeura que plus convaincu qu'il m'avait tué, et ne trouvant rien de mieux à faire, il courut chez Caraccioli, et lui dit tout ce qu'il savait et ce qu'il craignait pour moi.
 
Après une journée si laborieuse, quelques heures d'un sommeil très-calme rafraîchirent mon sang, après quoi je fis de nouveau panser avec soin mes blessures. Celle de l'épaule me causait plus de dou­leur que jamais, l'autre de moins en moins. Je courus aussitôt chez ma maîtresse, et j'y passai la journée entière. Nous savions par les domesti­ques tout ce que faisait le mari, dont la maison, comme je l'ai dit, était très-voisine de celle de la belle-sœur où, pour le moment, demeurait ma mai-
 
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tresse. Mais j'avais beau me répéter que le prochain divorce allait tout terminer ; en vain le père de la belle (que je connaissais déjà depuis des années) était venu voir sa fille dans la journée du mercredi, et s'était félicité de ce que, dans sa disgrâce, elle avait le bonheur de trouver encore pour mari un homme si honorable (il voulut bien s'exprimer ainsi). Je ne laissai pas néanmoins de remarquer sur le beau front de ma maîtresse un sombre nuage qui semblait m'annoncer quelque sinistre dénouement. Quant à elle, toujours noyée dans ses larmes, elle ne cessait de me protester qu'elle m'aimait plus que tout au monde. Le scandale de l'événement et le déshonneur qui devait en résulter pour elle dans sa patrie seraient amplement compensés, si elle pou­vait vivre éternellement avec moi; mais elle était trop sûre que jamais je ne voudrais l'épouser. Cette assertion étrange etl'énergique persévérance qu'elle y mettait me causaient un véritable désespoir, et bien convaincu qu'elle ne redoutait de ma part ni mensonge, ni artifice, je ne comprenais absolument rien à la défiance qu'elle me témoignait. Ces fu­nestes perplexités troublaient et anéantissaient toute la joie que j'avais à la voir librement du ma­tin au soir ; je commençais d'ailleurs à subir les angoisses d'un procès toujours pénibles pour peu que l'on ait un peu d'honneur et quelque pudeur. Du mercredi au vendredi soir, trois, jours s'écoulè­rent de la sorte. Mais le soir du vendredi, comme j'insistais fortement auprès de ma maîtresse pour tirer quelque lumière de l'affreuse énigme de ses
 
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discours, de ses tristesses , de ses défiances, enfin avec un long effort, et après un douloureux préam­bule entrecoupé de soupirs et de sanglots amers, elle me dit qu'elle n'était pas digne de moi, qu'elle le savait trop bien , que jamais je ne pourrais, ni ne devais, ni ne voudrais l'épouser... parce que déjà... avant de m'aimer... elle avait aimé...—Ehl qui donc ? m'écriai-je, en l'interrompant avec im­pétuosité . — Un jockei (c'est-à-dire un palefrenier) qui était... chez... mon mari. — Qui était? quand donc? 0 Dieu, je me sens mourir! Mais pour­quoi me dire une telle chose? Femme cruelle! il valait mieux me tuer... Ici elle m'interrompit à son tour,,et peu à peu elle acheva l'entière confession, le honteux aveu de son grossier amour. Pendant qu'elle m'en raconta les douloureux et incroyables détails, je demeurais glacé, immobile, insensible comme la pierre. Le très-digne rival qui m'avait précédé était encore dans la maison du mari au moment où elle parlait. C'était lui qui d'abord avait épié les démarches de sa maîtresse dont il était l'amant, lui qui avait découvert ma première visite à la maison de plaisance et la circonstance du che­val laissé toute une nuit dans une auberge du voi­sinage, lui qui, avec d'autres valets de la maison, m'avait vu et reconnu, à ma seconde visite, le di­manche au soir. Finalement, ayant appris mon duel avec le mari, et témoin de la douleur profonde qu'éprouvait celui-ci à se séparer d'une femme qu'il aimait si éperduement, le drôle avait pris le parti, dans la journée du jeudi, de se présenter devant
 
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son maître, et pour le désabuser, en même temps que pour se venger lui-même et punir son infidèle maîtresse et le rival qu'elle lui avait préféré, ce héros d'écurie confessa effrontément et détailla toute l'histoire de ses amours de trois ans avec sa maîtresse ; puis il exhorta vivement son maître à ne pas déplorer plus long-temps la perte d'une telle femme : c'était plutôt une faveur du ciel. Je ne sus que plus tard ces horribles et cruelles particulari­tés; elle se contenta de me dire le fait, et encore elle l'adoucit du mieux qu'elle put.
 
Ma douleur, ma rage, les diverses résolutions, toutes fausses, toutes funestes, toutes les plus vaines du monde que je pris et quittai ce soir-là, mes gé-missemens, mes blasphèmes, mes rugissemens, et à' travers toute cette colère et ce désespoir, mon amour effréné, indomptable, pour un objet si indi­gne, c'est ce que la parole ne saurait peindre. Il y a vingt ans de cela, et aujourd'hui encore, quand j'y songe, mon sang recommence à bouillir dans mes veines.
 
Ce soir-là-, je la quittai en lui disant qu'elle me connaissait trop bien quand elle avait dit, et si sou­vent répété, que jamais je ne l'épouserais, et que si, après l'avoir épousée, j'étais venu à apprendre une pareille infamie, je l'aurais certainement tuée de ma main, et moi sans doute après elle, si toutefois alors je l'eusse autant aimée que je l'aimais encore maintenant pour mon malheur. J'ajoutai que je la siéprisais cependant un peu moins, parce qu'elle avait eu le courage et la loyauté de me faire ''spon-''
 
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''tanément ''un tel aveu ; qu'elle aurait en moi un ami qui ne l'abandonnerait jamais, et que j'étais prôt à la suivre et à vivre avec elle dans tel coin ignoré de l'Europe ou de l'Amérique qu'il lui plairait de choisir, à la condition toutefois qu'elle ne serait ni ne passerait jamais pour ma femme.
 
C'est ainsi que je la quittai le vendredi soir, agité de mille furies. Le samedi, je me levai à la pointe du jour, et voyant sur ma table une de ces immenses feuilles qui se publient par milliers à Londres, j'y jette un coup d'œil au hasard, et la première chose qui me frappe , c'est mon nom. J'ouvre de grands yeux, je lis un assez long article où mon aventure est racontée dans tous ses détails et avec beaucoup d'exactitude. J'y trouve les plus funestes et les plus ridicules circonstances de ma rivalité avec ce pale­frenier, son nom, son âge, sa figure, et toute l'his­toire de la confession que lui-même il a faite à son maître. A cette lecture, je faillis tomber mort, et alors seulement, le sens m'étant un peu revenu, je vis et touchai au doigt que cette femme perfide m'avait ''spontanément ''confessé toute chose après que le gazetier en avait, dès le vendredi matin, fait la confidence au public. Alors perdant toute mesure et n'écoutant plus rien, je courus chez elle, où je l'accablai des injures les plus amères, les plus furibondes, les plus méprisantes, toujours mêlées d'amour, de mortelle douleur et de résolutions dés­espérées, et j'y retournai lâchement quelques heures après lui avoir juré qu'elle ne me reverrait de sa vie. Ce premier pas fait, j'y restai tout le jour, et
 
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j'y retournai encore le lendemain et les jours suivans. elle prit enfin le parti de quitter l'Angleterre, où elle était devenue la fable universelle, et d'aller en France s'enfermer pendant quelque temps dans un monastère ; je l'accompagnai, et nous restâmes long­temps dans les différens comtés de l'Angleterre, pour prolonger encore ce triste bonheur d'être ensemble.
 
J'avais beau frémir et m'indigner de me voir près d'elle, à aucun prix je ne pouvais m'en séparer ; mais prenant une heure où le ressentiment et la honte eurent plus de force que l'amour, je la lais­sai à Rochester, d'où elle se rendit en France par Douvres avec sa belle-sœur, et je m'en retournai à Londres.
 
J'appris en y arrivant que le mari avait suivi le procès de son divorce en mon nom , et que pour cela il m'avait accordé la préférence sur notre troisième triumvir, son propre palefrenier; qu'il avait ''même ''gardé celui-ci à son service : tant il y a vraiment de générosité et de patience évangélique dans la jalousie d'un Anglais. J'eus beaucoup à me louer pour ma part des procédés de ce mari ou­tragé. Il voulut bien ne pas me tuer quand il pou­vait le faire selon toute vraisemblance; il ne voulut pas non plus me rançonner comme le permettent les lois de ce pays, où chaque offense a son tarif, où celles de ce genre se paient fort cher. Si au lieu de l'épée il m'eût fallu tirer la bourse, j'étais ruiné, ou tout au moins mes affaires en allaient fort mal. Car l'indemnité se proportionnant à la perte, il en avait essuyé une si grande, si l'on songe à l'amour
 
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éperdu qu'il avait pour sa femme, et si l'on y joint le dommage qu'il avait reçu du palefrenier, lequel ne possédant rien ne pouvait rien payer, qu'à l'é­valuer en sequins je n'aurais pu m'en tirer à moins de dix ou douze mille, peut-être davantage. Cet hon­nête et bon jeune homme se comporta donc à mon égard dans cette sotte affaire beaucoup mieux que jo ne l'avais mérité. Le procès fut continué en mon nom : la chose n'était quo trop claire, et par un grand nombre de témoignages, et par les aveux de chacun des personnages. Le divorce fut prononcé sans que mon intervention parût néces­saire, et l'on n'opposa pas le moindre obstacle à mon départ d'Angleterre.
 
J'ai eu tort peut-être de rappeler avec ses moin­dres particularités ce terrible épisode de ma vie, qui n'a d'importance que pour moi ; mais j'y in­siste à dessein, parce qu'il a fait grand bruit dans le temps, et que c'est là une des principales occasions où j'ai pu m'examiner de près et me voir sérieuse­ment à l'œuvre. En analysant avec sincérité tous les détails de l'aventure, je crois • avoir fourni à ceux qui seraient curieux de me connaître à fond un excellent moyen pour y parvenir.
 
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CHAPITRE XII.
 
Je reprends mes courses. — Nouveau* voyages en Hollande, en France, en Espagne, en Portugal, et retour dans ma patrie.
 
Après avoir essuyé ainsi une aussi terrible bour­rasque, ne pouvant désormais espérer de repos tant que j'aurais chaque jour sous les yeux et les mêmes lieux et les mêmes objets, je me laissai aisément convaincre par les quelques amis qui avaient pitié de ma situation violente, et je me décidai à partir. Je quittai donc l'Angleterre vers la fin de juin, et malade de cœur comme je l'é­tais, cherchant où m'appuyer, je résolus de diri­ger mes premiers pas vers mon ami d'Acunha, en Hollande. Arrivé à La Haye, j'y restai quel­ques,semaines auprès de lui, sans voir personne autre que lui ; il s'efforçait de me consoler, mais la plaie était trop profonde. C'est pourquoi m'a-percevant que de jour en jour ma mélancolie aug­mentait au lieu de se dissiper, je pensai que le mouvement machinal et la distraction inséparables d'un continuel changement de lieux et d'objets pouvaient me faire du bien, et reprenant mes voyages, je partis pour l'Espagne. Cétait presque la seule contrée en Europe que je n'eusse point encore visitée, et il y avait long-temps que j'avais songé à le faire. Je m'acheminai vers Bruxelles, à travers un pays qui ne faisait qu'envenimer
 
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encore les blessures d'un cœur trop déchiré, sur­tout lorsque je comparais mon premier amour en Hollande à cette passion d'Angleterre, et tou­jours rêvant, extravaguant, pleurant et me taisant, j'arrivai enfin seul à Paris. Cette ville immense ne me. parut pas plus agréable à ma seconde visite qu'à la première ; je n'y cherchai aucune distrac­tion. J'y restai environ un mois pour laisser passer les grandes chaleurs avant que de m'enfoncer dans l'Espagne. Durant ce nouveau séjour à Pa­ris , j'aurais pu aisément voir et même fréquenter le célèbre J. J. Rousseau , au moyen d'un Italien de ma connaissance qui vivait avec lui dans une certaine intimité, et qui disait de lui-même que Rousseau le trouvait fort à son gré. Cet Italien voulait absolument me conduire chez le philosophe, et il me garantissait que nous étions faits pour nous plaire l'un à l'autre, Rousseau et moi. J'avais pour Rousseau une haute estime, plus encore pour la pureté, pour la fierté de son caractère et la su­blime indépendance de sa conduite, que pour ses ouvrages, car le peu que j'avais pu en lire m'avait plutôt ennuyé. J'y voyais l'œuvre d'un génie tendu et affecté. Toutefois, comme je n'étais pas très-curieux de ma nature, et qu'avec infiniment moins de raison que Rousseau, je me sentais au cœur un orgueil tout aussi inflexible que le sien , je ne vou­lus jamais me plier à cette démarche dont l'issue-pouvait être douteuse, ni me laisser présenter à un homme superbe, capricieux, et à qui, pour la moitié d'une impolitesse, j'en aurais rendu dix;
 
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car ainsi le veulent l'instinct et la fougue de mon naturel: j'ai toujours rendu avec usure et lé bien et le mal ; partant l'affaire en resta là.
 
Mais au lieu de Rousseau, je commençai alors à faire connaissance,. et c'était pour moi bien autre chose, avec quelques personnages des pre­miers de l'Italie et du.monde. J'achetai à Paris une collection des principaux poètes et prosateurs italiens, en trente-six volumes d'un petit format par­faitement imprimés; Je ne sais pas s'il en restait un seul après ces deux années démon second voyage ; depuis lors, ces maîtres illustres ne me quittèrent plus : mais, à vrai dire, pendant ces deux ou trois premières années, je n'en fis pas un grand usage ; il est sûr que j'achetai cette collection plutôt pour l'avoir que pour la lire, car je n'avais ni le désir ni là force d'appliquer mon esprit à quelque chose. Quant à la langue italienne, elle était de plus en plus sortie de ma mémoire et de mon entende­ment, à ce point que j'avais grand' peine à com­prendre tout ce qui s'élevait plus haut que Méta­stase. Cependant comme il m'arrivait quelquefois de feuilleter au hasard, mes trente-six petits vo­lumes , autant par ennui que par oisiveté , je fus bien étonné de trouver, à la suite de nos quatre grands poètes, ce peuple de rimeurs qui était là pour faire nombre, et dont, grâce à mon extrême ignorance, jamais je n'avais même ouï le nom : un ''Torracckione'', un ''Morgante'', un ''Ricciardetto, ''un ''Rolandino, ''un ''Malmantile, ''quoi encore? des poèmes dont j'appris; quelques années plus tard,
 
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à déplorer la facilité vulgaire et la fastidieuse abondance. Mais bientôt ma nouvelle emplette me devint chère, lorsque par elle je vis alors, et pour toujours, établis dans ma maison ces six luminaires éclatans de la langue italienne, en qui tout se re­trouve, je veux dire : Dante, Pétrarque , Arioste, le Tasse , Bocace et Machiavel. Hélas 1 pour mon malheur et à ma honte, j'étais arrivé à près de vingt-deux ans sans en avoir jamais rien lu, si l'on excepte quelques fragmens de l'Arioste dans ma première adolescence, à l'académie, comme il me semble l'avoir dit en son lieu.
 
Ainsi armé de ce fort bouclier contre l'ennui et l'oisiveté, ce qui ne m'empêchait pas de rester oisif, et d'ennuyer les autres en m'ennuyant moi-même, je partis pour l'Espagne vers le milieu d'août. Je traversai les yeux fermés Orléans, Tours, Poitiers, Bordeaux et Toulouse, la plus belle et la plus riante partie de la France, et j'entrai en Espagne par la route de Perpignan. Barcelonne fut la première ville où je m'arrêtai un moment, depuis Paris. Durant tout ce long trajet, où je ne faisais guère que pleurer, toujours seul dans ma voiture ou à cheval, j'ouvrais cependant, de loin en loin, quelques volumes de mon cher Montaigne, que depuis près d'un an je n'avais pas regardé. Cette lecture quittée et reprise tour à tour me rendait un peu do courage et de bon sens. J'y trouvai aussi une espèce de consolation. Mes che­vaux anglais étaient restés en Angleterre, et je les avais tous vendus, à l'exception du plus beau,
 
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que j'avais donné en garde au marquis de Carac-cioli ; mais comme sans chevaux je ne suis plus que la moitié de moi-même, j'étais à peine à Barcelonne depuis quelques jours, que déjà j'en avais aclieté deux, un Andalous bai-doré, su­perbe animal de la race des ''Chartreux de Xerez'', et un ''hacha ''de Gordoue, plus petit, mais excellent et plein de feu. Depuis que j'étais au monde, j'a­vais toujours désiré des chevaux d'Espagne ; mais il est si difficile d'en faire venir î Aussi ne pou-vais-je croire que j'en eusse deux d'une si grande beauté. Montaigne, à côté d'eux, était un froid consolateur ; je résolus donc de continuer à che­val tout mon voyage d'Espagne. La voiture devait aller à petites journées et au pas des mulets ; car dans ce royaume il n'existe pas de poste aux chevaux, et il ne saurait y en avoir, vu l'état dé­plorable de tous les chemins sous le ciel de cette autre Afrique.
 
Une légère indisposition m'ayant retenu à Bar­celonne jusqu'au commencement de novembre, je voulus, dans l'intervalle, à l'aide d'une grammaire et d'un vocabulaire espagnol, lire un peudecette ad­mirable langue que nous apprenons aisément, nous autres Italiens. En effet, je parvins à déchiffrer le ''Don Quichotte, ''que j'entendais assez bien, que je goûtais plus encore. Mais souvent déjà je l'avais lu en France, et mes souvenirs m'étaient d'un grand secours.
 
Utie fois sur la route de Saragosse et de Ma­drid , je m'accoutumai peu à peu à cette nouvelle
 
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façon de voyager dans ces déserts. Si l'on n'a beau­coup de jeunesse, de santé, d'argent et de pa­tience , c'est une épreuve à laquelle on ne résiste guère. Je m'y fis pourtant assez bien pendant les quinze jours que je mis à me rendre à Madrid, et je finis même par trouver plus de plaisir à mar­cher ainsi qu'à m'arrêter dans quelqu'une de ces villes à demi barbares : mais on sait que pour moi, il n'était pas de plus grand plaisir que ce­lui d'aller, et de plus grand ennui que de m'arrê­ter. Ainsi le voulait l'inquiète mobilité de mon caractère. Le plus souvent je faisais à pied la meil­leure partie de la route auprès de mon bel Anda-lous, qui me suivait avec la fidélité d'un chien ; et entre nous la conversation ne languissait pas ; ma grande jouissance était de me voir seul avec lui dans ces vastes déserts de l'Aragon. Je me faisais toujours précéder de mes gens avec la voiture et les mules, et je suivais de loin. De son côté , Élie, monté sur un petit mulet, s'en allait, le fusil en main, chassant et tirant à droite et à gauche, des lapins, des lièvres, des oiseaux, les vrais habitans de l'Espagne ; il arrivait une heure ou deux avant moi, et, grâces à lui, je trouvais do quoi assouvir ma faim, à la halte de midi ainsi gu'à celle du soir.
 
Le malheur ( ce fut peut-être un bonheur pour d'autres), c'est qu'à cette époque je ne savais en­core comment m'y prendre pour développer en vers mes pensées et mes sentimens. Au milieu de cette solitude, et avec ce mouvement continuel, j'aurais
 
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assurément répandu un déluge de rimes ; car mille réflexions morales et mélancoliques , mille images pénibles ou joyeuses et folles, et cela parfois tout ensemble, venaient en foule assaillir mon esprit.
 
Mais alors je ne possédais aucune langue, et je n'imaginais même pas qu'il pût ou qu'il dût un jour m'arriver d'écrire quoi que ce fût en vers ou en prose. Je me contentais de rêver intérieure­ment, et quelquefois de pleurer à chaudes larmes, sans savoir pourquoi, ou de rire, ne le sachant pas davantage : deux choses qui, si l'art n'en tire aucune œuvre, sont traitées de pure folie, et le sont en effet ; que l'œuvre naisse, on dira : c'.est de la poésie, et ce sera de la poésie.
 
Ainsi se passa ce premier voyage jusqu'à Ma­drid. Mais j'avais si bien pris les allures de cette vie de Bohémien, que tout d'abord je m'ennuyai ù Madrid, et qu'il me fallut un grand effort pour y rester un mois tout au plus. Je n'y fréquentai, je n'y connus pas âme qui vive, à l'exception d'un jeune horloger du pays qui revenait alors de la Hollande, où il était allé étudier les secrets de son art. Ce jeune homme avait beaucoup d'esprit natu­rel, et comme il avait un peu entrevu le monde, il se plaignait amèrement avec moi de toutes les bar­baries qui, sous tant de formes diverses, affligeaient sa patrie. Et ici je raconterai en peu de mots [un acte de brutale démence dont Élie faillit' être la victime, en présence de ce jeune Espagnol. Un soir que l'horloger avait soupe avec moi, et que, le sou­per fini, nous étions encore à table à deviser, Elie
 
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entra pour me rajuster les cheveux, selon sa cou­tume, après quoi nous allions tous nous mettre au lit. Mais en serrant une touffe avec le fer, il y en eut un qu'il me tira un peu plus que les autres. Moi, sans proférer un seul mot, je m'élance plus prompt que la foudre, et m'emparant d'un chandelier, je lui en assène sur la tempe droite un si terrible coup que le sang en jaillit aussitôt, comme d'une fon­taine, jusque sur le visage et sur toute la personne du jeune homme qui était assis en face de moi, de l'autre côté de la table où nous avions soupe, et cette table était fort large. Ce jeune homme, qui n'avait rien vu, et ne pouvait se douter qu'un che­veu tiré fût l'unique cause de cette fureur soudaine, s'élança aussi de son côté pour me retenir. Mais déjà Élie, furieux, outragé et cruellement blessé , se jetait sur moi pour me frapper, et il faisait bien. Mais je lui échappai lestement, et sautant sur mon épée, qui était dans la chambre posée sur un meu­ble, j'avais eu le temps de la tirer. Cependant Elie revenait plein de rage ; la pointe de mon épée était sur sa poitrine. L'Espagnol n'était occupé qu'à nous retenir, tantôt Elie, tantôt moi; toute l'auberge était en rumeur; tous les garçons étaient accourus, et ainsi fut arrêté ce combat tragi-comique dont tout le scandale retomba sur moi. Les esprits s'é­taient un peu calmés ; on s'expliqua. Je dis que me sentant'tirer par les cheveux, je n'avais pu me contenir. Elie répliqua qu'il ne s'en était pas même aperçu, et l'Espagnol vit clairement que je n'étais pas fou : je n'en étais guère plus sage. Ainsi finit
 
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cette affreuse lutte, qui melaissaplein de regrets et de confusion, et je dis à Élie qu'il aurait fort bien fait de m'assommer, comme il était homme aie faire. Je suis très-grand, et il avait un pied de plus que moi ; son courage et sa force ne démentaient pas sa haute taille. La blessure qu'il avait reçue à la tempe était peu profonde ; mais elle ne laissa pas de saigner abondamment, et pour peu que le coup eût porté plus haut, je me trouvais avoir tué un homme que j'aimais beaucoup, pour un cheveu plus ou moins tiré. Un si brutal accès de colère me pénétra d'hor­reur, et bien qù'Élie fût un peu plus calme, si l'on veut, mais encore peu disposé à me pardonner, je ne voulus pas néanmoins paraître me défier de lui, ni conserver, .en effet, aucune défiance ; et deux heures après que la blessure eut été pansée et cha­que chose remise à sa place, quand j'allai me mettre au lit, je laissai ouverte comme toujours la petite porte qui donnait dans la chambre d'Élie, contiguë à la mienne, sans vouloir écouter l'Espagnol, qui me conseillait de ne pas exposer un homme offensé, et au fond encore irrité, à la tentation de se ven­ger. Au contraire, je dis tout haut à Élie, qui déjà s'était mis au lit, que si la fantaisie l'en reprenait, il pouvait me tuer, cette nuit, comme- je l'avais mé­rité. Mais Elie, qui était pour le moins aussi héroï­que que son maître, borna toute sa vengeance à conserver toujours les deux mouchoirs pleins de sang dont on s'était servi d'abord pour essuyer sa blessure encore chaude, et de temps en temps il me les montrait ; car il les garda pendant bien des an-
 
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nées. On ne comprendra pas aisément ce mélange réciproque de férocité et de générosité des deux parts, si l'on n'a l'expérience de nos mœurs et de notre tempérament, à nous autres Piémontais.
 
Lorsque ensuite je me demandai compte à moi-même de mon horrible emportement, je n'eus pas de peine à me convaincre que, à l'excessive irasci­bilité de mon caractère venant se joindre l'âprcté sauvage que je puisais dans la solitude et dans une oisiveté éternelle, il n'avait fallu qu'un cheveu tiré pour combler le vase et le faire déborder en un in­stant. Jamais du reste je n'ai frappé un domestique autrement que je n'eusse fait mon égal, jamais avec le bâton ou d'autres armes que mes poings, une chaise, la première chose qui me tombait sous la main, comme il arrive lorsque, provoqué par d'au­tres jeunes gens, on se voit forcé d'en venir aux coups. Mais dans les très-rares occasions où pa­reille chose m'est arrivée, j'aurais toujours ap­prouvé et même estimé des domestiques qui m'eus­sent rendu gourmade pour gourmade ; car ici ce n'était pas un maître qui battait son valet : c'était un homme qui en prenait un autre à partie.
 
En continuant à vivre ainsi comme un ours, j'ar­rivai au terme de mon court séjour à Madrid, sans avoir vu une seule des merveilles qui pouvaient ex­citer quelque curiosité, ni ce fameux palais de l'Es-curial, ni Aranjuez, ni même le palais du roi à Ma­drid, loin que j'en eusse vu le maître. Cette sauvagerie venait principalement de ce que j'étais en froid avec notre ambassadeur de Sardaigne. Je
 
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l'avais connu à Londres, où il était alors ministre, durant le premier voyage que j'y fis en 1768, et nous ne nous étions senti aucun goût l'un pour l'autre. A mon arrivée à Madrid, ayant su qu'il était avec la cour dans une des résidences roya­les , je pris le temps de son absence pour laisser chez lui, avec une carte de visite, une lettre de re­commandation delà secrétairerie d'état, que j'avais, suivant l'usage, apportée avec moi. A son retour à Madrid, il vint me voir et ne me trouva pas ; puis je ne m'inquiétai plus de lui, ni lui de moi. Tout cela sans doute ne contribuait pas peu à rendre de plus en plus sauvage un caractère déjà passa­blement inculte. Je quittai donc Madrid dans les premiers jours de décembre, et par la route de Tolède et deBadajozje m'en allai doucement vers Lisbonne, où, après vingt jours de marche, j'arri­vai la veille de Noël.
 
Cette ville se présente au voyageur qui l'aborde, comme je faisais, par l'autre côté du Tage, comme un magnifique amphithéâtre, presque aussi beau que celui de Gênes, avec plus d'étendue et de variété; ce spectacle me ravit l'àme, surtout à une certaine distance. Mais l'étonnement et l'ad­miration allèrent ensuite se refroidissant, à me­sure que nous approchions de la rive, puis se trans­formèrent complètement en douloureuse tristesse, quand il fallut débarquer en certaines rues, qui n'étaient qu'amas de pierres entassées, débris du tremblement de terre, amoncelés , séparés , ali­gnés, comme autant de groupes d'habitations.
 
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Or de ces rues, on en voyait encore un très-grand nombre dans la partie basse de la ville, quoiqu'il se fût déjà écoulé quinze ans depuis cette déplo­rable catastrophe.
 
Le souvenir démon séjour à Lisbonne, où je ne 1772. restai que cinq semaines, me sera éternellement cher, parce que c'est là quej e fis connaissance avec l'abbé Thomas de Caluso, frère cadet du comte Valperga de Masino, alors notre ministre enPortugal. Cet homme, d'unesi rare distinction.par son caractère, ses mœurs et sa science, me fit de Lisbonne un séjour de dé­lices. Aussi, non content de le voir presque tous les jours à dîner chez son frère, j'aimais encore mieux passer en tête-à-tête avec lui les longues soirées de l'hiver, que de courir après les insipides divcr-tissemens du grand monde. Avec lui, j'apprenais toujours quelque chose : sa bonté et son indul­gence étaient extrêmes ; il avait l'art de m'alléger le poids et la honte de mon excessive ignorance, qui devait lui sembler d'autant plus importune et fâcheuse que, chez lui, le savoir était plus grand; il était immense. Voilà ce qui ne m'était jamais ar­rivé avec le petit nombre de gens de lettres à qui j'avais eu affaire jusque alors : leur fatuité me les avait tous fait prendre en aversion. Pouvait-il en être autrement? il n'y avait chez moi que l'orgueil d'égal à l'ignorance. Ce fut dans l'une de ces charmantes soirées , qu'au plus profond de mon âme et de mon cœur, je me sentis pour la poésie un élan véritablement lyrique de ravissement et d'enthousiasme ; mais ce ne fut qu'un éclair fugi-
 
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tif qui, au même instant, s'éteignit et disparut sous la cendre, où il dormit encore bien des années. Le très-digne et très-complaisant abbé me lisait ''l'Ode à la Fortune'', cette œuvre grandiose de Guidi, encore un poète que j'entendais nommer pour la première fois. Plusieurs stances de cette ode, surtout l'admirable strophe de Pompée, me cau­sèrent d'inexprimables transports, à ce point que ce bon abbé se persuada que j'étais né pour faire des vers, et me dit qu'avec du travail j'aurais pu en faire d'excellens. Mais une fois passé ce mo­ment de fureur poétique, et voyant quelle rouille dévorait encore mes facultés intellectuelles, je crus la chose désormais impossible, et je n'y pensai plus.
 
Cependant l'amitié et la douce compagnie de cet homme unique, qui est un Montaigne vivant, ne contribuèrent pas médiocrement à calmer un peu mes esprits. Je ne me sentais pas tout-àrfait guéri, mais je reprenais insensiblement l'habitude de lire et de réfléchir beaucoup plus que je ne l'avais fait depuis dix-huit mois. Pour ce qui est de Lis­bonne, je n'y serais pas seulement resté dix jours, si l'abbé ne s'y fût trouvé ; rien ne m'en plut, ex­cepté les femmes en général ; tout en elles vous fait souvenir du ''lubricus adspici ''d'Horace. Mais comme la santé de l'âme m'était redevenue mille fois plus chère que celle du corps, je m'efforçai et je réussis à éviter toujours les femmes honnêtes.
 
Dans les premiers jours de février, je pris la route de Séville et de Cadix, et je n'emportai avec
 
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moi, de Lisbonne, qu'une amitié très-tendre et une estime profonde pour cet excellent abbé de Caluso, que j'espérais bien revoir quelque jour à Turin. Ce qui me charma de Séville, ce fut avec son beau climat la physionomie tout originale et complètement espagnole qu'elle gardait encore dans le royaume entre toutes les autres. Pour ma part, j'ai toujours préféré un original, si mauvais qu'il fût, à la meilleure copie. La nation espagnole et la portugaise sont presque les seules en Europe qui conservent aujourd'hui leurs usages, parti­culièrement dans la classe inférieure et dans la moyenne. Et quoique le bien y soit comme submergé dans un océan d'abus de tout genre qui pèsent sur la société, ces peuples n'en sont pas moins, à mon avis, une excellente matière première d'où l'on peut aisément tirer de grandes choses, surtout en fait de vertu guerrière ; ils en ont au plus haut degré tous les élémens, courage, persévérance, honneur, sobriété, patience, docilité et hauteur d'âme.
 
Je terminai mon carnaval assez gaiement à Cadix. Mais quelques jours après mon départ, je m'aper­çus, en allant à Cordoue, que j'emportais de Cadix un souvenir dont j'aurais quelque peine à me débarrasser. Ces blessures peu glorieuses ajoutè­rent encore leur amertume à l'ennui de cet éternel voyage de Cadix à Turin. Je le voulus faire tout d'une haleine, et pour ainsi dire sans en rien per­dre, en traversant l'Espagne dans toute sa lon­gueur, jusqu'aux ■frontières de France par où j'étais venu. A force de rigueur, d'obstination et de con-
 
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stance, tantôt à cheval, tantôt à pied, dans la boue, et m'exterminant de toutes les manières, j'arrivai, mais en fort mauvais état, à Perpignan. Là, je re­trouvai la poste, et continuai mon voyage avec beaucoup moins de souffrance. Dans toute l'éten­due de ce vaste lambeau de terre, deux endroits seulement me causèrent quelque plaisir, Cordoue et Valence, surtout le royaume de Valence, que je mesurai ensuite dans sa longueur, à la fin de mars, par un de ces printemps tièdes et délicieux qu'ai­ment à décrire les poètes. Les environs , les pro­menades , les belles eaux et la position de Valence, l'azur de son ciel admirable , et je ne sais quelle amoureuse langueur répandue dans l'atmosphère, ces femmes dont le regard lascif me faisait mau­dire les belles de Cadix, telle se présentait enfin, dans son ensemble, cette contrée fabuleuse, que ja­mais aucune autre ne m'a laissé comme elle le désir de la revoir, aucune ne vient s'offrir si sou­vent à mon imagination.
 
Je revins de Barcelonne par Tortosa, et las à l'excès de voyager si lentement, je pris l'héroïque résolution de me séparer de mon bel Andalous. Ce dernier voyage, qui dura plus de trente jours con­sécutifs , depuis Cadix jusqu'à Barcelonne, l'avait horriblement fatigué; je ne voulus pas l'épuiser encore davantage, en le condamnant à trotter der­rière ma voiture, lorsque j'aurais doublé le pas pour me rendre à Perpignan. Quant à l'autre, le Cor-douan, il était devenu boiteux entre Cordoue et Va­lence, et au lieu de m'arrêter quarante-huit heures,
 
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il n'en fallait peut-être pas davantage pour le sau­ver, j'en avais fait présent aux filles d'une de mes hôtesses qui étaient fort jolies, en leur disant que si elles en prenaient soin et lui donnaient un peu de repos, elles le vendraient ensuite fort bien quand il serait guéri. Je n'en entendis plus parler. Il no m'en était donc resté qu'un seul, et ne voulant pas le vendre, parce que je suis fort peu vendeur de ma nature , j'en fis cadeau à un banquier français établi dans Barceionne, et avec qui j'avais déjà fait connaissance dès mon premier séjour dans cette ville. Et si l'on veut voir ce que c'est que le cœur d'un publicain, en voici un échantillon. Il me restait en­viron trois cents pistoles en or d'Espagne ; et ne sa­chant comment les emporter (c'est chose prohibée), attendu les sévères perquisitions qui se pratiquent à la douane de la frontière espagnole, je priai ce banquier, à qui je venais de faire présent d'un cheval, de vouloir bien me donner une lettre de change dépareille somme, payable à vue sur Mont­pellier, où je devais passer. Et lui, pour me témoi­gner sa reconnaissance, prit d'abord mes espèces sonnantes, et rédigea ensuite sa lettre dans toute la rigueur du droit d'escompte, et suivant le cours de la semaine à Montpellier; lorsque je voulus réa­liser mon argent en louis d'or, je me trouvai avoir dans ma bourse près de sept pour cent de moins que je n'aurais eu si j'avais emporté et changé mes pistoles elles-mêmes. Mais je n'avais pas besoin de cette preuve de la courtoisie des financiers pour arrêter mon opinion sur cette classe de gens, qui
 
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m'a toujours paru l'une des plus viles et des plus détestables de la société. Ils vont tranchant du grand seigneur, et pendant que chez eux leur rang vous offre un dîner délicat, le métier veut qu'ils vous dépouillent dans leur cabinet, toujours prêts d'ailleurs à s'engraisser des calamités publiques. Enfin, hâtant à prix d'or et à coups de bâton le pas lent de mes mules, je ne mis que deux jours pour revenir de Barcelonne à Perpignan ; en venant, j'en avais mis quatre. J'avais si bien repris l'habi­tude d'aller grand train, que de Perpignan à An-tibes, volant plutôt que je ne marchai, je ne m'ar­rêtai nulle part, ni à Narbonne, ni à Montpellier, ni à Aix. A Antibes, je m'embarquai immédiate-mentpour Gènes, où je restai à peine trois jours pour me reposer, et je rentrai dans ma patrie. Je ne m'arrêtai non plus que deux jours auprès de ma mère, à Asti, et après trois ans d'absence, j'arrivai à Turin, le 5 mai 1772.
 
En passant à Montpellier, je consultai un chirur­gien célèbre sur l'indisposition dont j'avais fait em­plette à Cadix .Ilvoulait queje m'arrêtasse àMontpel-lier, mais j'aimais mieux en croire l'expérience que j'avais acquise en pareille matière, et le sentiment de mon fidèle Élie, qui s'y entendait à merveille, et qui plusieurs fois déjà m'avait parfaitement guéri en Allemagne et ailleurs; je laissai dire mon avide chirurgien, et, comme on l'a vu, je continuai mon voyage avec une extrême rapidité. Mais la fatigue de ces deux mois de voyage avait sensiblement ag­gravé le mal. De retour à Turin, il fallut presque
 
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tout l'été pour rétablir ma santé délabrée, et voilà tout le fruit que je recueillis des années de mon second voyage J
 
CHAPITRE XIII.
 
Peu de temps après mon retour dans ma patrie, je retombe une troisième fois dans les filets de l'amour. — Premiers essais de poésie.
 
Mais quoique à mes yeux comme à ceux des autres, je n'eusse tiré aucun fruit heureux de mes cinq années de voyages, mes idées n'avaient pas laissé que de s'étendre,et mon jugement s'était singu­lièrement redressé. Aussi, dès que mon beau-frère voulut me reparler de ces emplois diplomatiques que j'aurais dû solliciter, je lui répondis : que j'a­vais eu l'occasion de voir d'un peu plus près les rois et ceux qui les représentent, et que je n'en con­naissais pas un qui valût un iota ; que je ne vou­drais pas représenter le grand Mogol, à plus forte raison, le plus imperceptible de tous les rois de l'Europe, qui était le nôtre ; que si on avait le mal­heur d'être né dans un pays semblable , il n'y avait qu'une manière de s'en tirer, c'était d'y vivre de son bien, quand on en avait, et de se créer soi-même quelque louable occupation sous les auspices toujours favorables de la bienheureuse déesse indé­pendance. Mes paroles allongèrent singulièrementla
 
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mine de mon beau-frère, qui était gentilhomme de la chambre du roi, et comme il ne me parla plus de cette affaire, je m'affermis de plus en plus dans la résolution que j'avais prise.
 
3'avais alors vingt-trois ans. Assez riche pour le pays, libre autant qu'on y pouvait l'être ; une cer­taine expérience des choses morales ou politiques, telle qu'avait pu me la former le rapprochement superficiel de tant de peuples et de contrées; beaucoup plus de force dans la pensée que ne le comportait mon âge ; et, pour le moins, autant de présomption que d'ignorance. D'après cela, on peut voir que j'avais encore bien des erreurs à commettre, avant de trouver quelque louable et utile issue aux ardeurs d'un caractère fougueux, impatient et superbe.
 
Vers la fin de cette même année de mon retour, je pris à Turin une maison magnifique sur la belle place de San-Carlo, meublée avec luxe, avec goût et singularité, et je commençai à mener une vie de plaisirs avec mes amis; je me trouvais alors en avoir par centaines. Mes anciens camarades à l'académie, et ceux qui avaient pris part à toutes mes escapades de jeunesse, redevinrent mes in­times ; mais une liaison plus étroite en ayant réuni autour de moi environ une douzaine, nous éta­blîmes une société permanente, où l'on n'était admis que par la voie du scrutin, avec des règle-mens et des jongleries de tout genre, qui, sans qu'elle le fût en effet, lui donnaient l'air d'une vé­ritable maçonnerie. L'unique but de cette associa-
 
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tion était do nous divertir, et de souper souvent ensemble, toujours sans le plus petit scandale; on se réunissait, du reste, un soir par semaine, pour raisonner ou déraisonner à loisir sur toute chose.
 
Ces augustes séances se tenaient chez moi, parce que j'avais une maison plus belle et plus spacieuse que celle de mes compagnons, et qu'on y était plus libre, moi seul y demeurant. Parmi tous ces jeunes gens, bien nés d'ailleurs et appartenant aux pre­mières familles de l'état, il y avait un peu de tout : des riches et des pauvres, des bons, des médiocres, quelques-uns excellens, plusieurs spirituels, quel­ques sots, d'autres fort instruits. La conséquence de ce mélange, dont le hasard avait merveilleuse­ment tempéré les élémens, c'est que je ne pou­vais (et si je l'avais pu, je ne l'aurais point voulu) y primer en aucun genre, bien que j'eusse vu plus de choses qu'aucun d'eux. Les lois que nous éta­blîmes ne furent pas dictées, mais discutées. Elles furent impartiales, justes, les mêmes pour tous. Un corps tel que le nôtre pouvait donc tout aussi bien fonder une république régulière, qu'une bouffonnerie régulièrement constituée. Le hasard et les circonstances voulurent que ce fût l'une plutôt que l'autre. Nous avions établi un tronc assez vaste, dans lequel on introduisait, par l'ou­verture supérieure, des écrits de tout genre, que lisait ensuite le président de nos réunions hebdo­madaires, lequel avait la clef du tronc. Parmi ces écrits, il] s'en trouvait parfois d'assez originaux
 
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et de très-divertissans. Les auteurs n'y mettaient pas leur nom, mais la plupart du temps on le de­vinait. Pour notre malheur à tous, et en particulier pour le mien, tous ces écrits étaient, je ne dirai pas en langue française, mais en mots français. Je fus assez heureux pour en jeter quelques-uns dans le tronc qui réjouirent beaucoup l'assemblée. C'é­taient des facéties, mêlées de philosophie et d'imper­tinence, écrites dans un langage qui devait, pour le moins, être assez mauvais, s'il n'était pitoyable, mais qui s'entendaient et pouvaient passer devant un auditoire aussi peu versé que moi-même dans le français. Il y en eut une dans le nombre que je conserve encore. J'avais pris pour sujet le juge­ment dernier : Dieu demandait à toutes les âmes l'entière confession de leur vie, et j'avais mis en scène différens personnages qui venaient peindre leur propre caractère. Ce morceau eut beaucoup de succès, parce qu'il n'était dépourvu ni de sel, ni de vérité. Ces allusions et ces portraits animés, plaisans et variés, laissaient reconnaître une foule de mes compatriotes des deux sexes : tout l'audi-toi e y mettait aussitôt le nom.
 
Ce petit essai, qui me prouva que je pouvais jeter sur le papier quelques idées telles quelles, et en le faisant, causer quelque plaisir aux autres, ne laissa pas que de m'inspirer un désir confus, une espérance lointaine d'écrire un jour des choses qui auraient chance de vivre ; mais que serait-ce ? Je ne le savais pas, et les moyens me manquaient. D'abord, je ne me sentais de vocation que pour la
 
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satire, que pour attacher aux choses et aux per­sonnes le trait du ridicule ; mais, en y réfléchissant, et en pesant les choses, quoiqu'il me parût que je saurais manier cette arme avec assez d'adresse, j'appréciais médiocrement au fond du cœur ce genre si trompeur et si vain. Le succès, souvent éphémère, qui l'attend, se fonde plutôt sur l'en­vie et la malignité des hommes, toujours prêts à se réjouir lorsqu'ils voient mordre leurs semblables, que sur le mérite réel de celui qui les a mordus.
 
Mais, à cette époque, mon excessive et perpé­tuelle dissipation, une indépendance absolue, les femmes, mes vingt-quatre ans, et mes chevaux, dont j'avais porté le nombre jusqu'à plus de douze, tous ces obstacles si puissans pour empêcher le bien, étouffaient et endormaient chez moi toute velléité de devenir auteur. Je continuai à végéter ainsi dans mon oisiveté de jeune homme, n'ayant, pour ainsi dire, pas une heure à moi, et n'ouvrant plus aucun livre : il était donc naturel que je re­tombasse dans quelque triste amour. Mais après des angoisses infinies, mille hontes et mille tournions, j'y échappai enfin par un amour sincère, généreux, frénétique, de savoir et de produire. Dès lors, il ne me quitta plus, et s'il n'a fait davantage, il m'arracha du moins à toutes les horreurs de l'en­nui, de la satiété, de l'oisiveté, peut-être au dés­espoir. Je m'y sentais entraîné peu à peu, par une pente irrésistible, et si je ne m'étais plongé dans cette ardente et continuelle occupation d'es­prit , rien au monde ne. pouvait m'empêcher d'ar-
 
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river avant trente ans à la folie ou au suicide.
 
Cette troisième ivresse d'amour fut une véritable sottise, et ne dura aussi que trop long-temps. Le nouvel objet de ma flamme était une personne d'une naissance distinguée, mais qui ,n'avait pas une très-bonne réputation, même dans le monde galant, et qui déjà n'était plus très-jeune, c'est-à-dire qu'elle pouvait avoir neuf à dix ans de plus que moi. Il y avait eu déjà entre nous une liaison légère, à mes débuts dans le monde, lorsque j'étais encore dans le premier appartement de l'académie. Six ou sept ans après, je me trouvais logé en face d'elle ; elle m'accueillit d'une manière toute charmante. Je n'a­vais rien à faire, et le dirai-je? j'avais peut-être une de ces âmes dont Pétrarque a dit avec tant de vérité et de sentiment : « Je sais comme aisément se laisse entraîner une âme noble, quand elle est seule, et qu'il n'est là personne pour la défendre. »
 
Enfin le bon père Apollon avait peut-être choisi cette route singulière pour m'appeler à lui. Je ne sais ce qui arriva, mais moi qui, au commence­ment, n'aimais pas cette femme, qui ne l'ai jamais beaucoup estimée, et qui n'avais même qu'un goût médiocre pour sa beauté peu ordinaire, croyant toutefois comme un sot à son amour immense pour moi, insensiblement je finis par l'aimer et m'en­fonçai dans cette passion jusqu'aux yeux. Dès lors, il n'y eut pour moi ni distractions, ni amis , j'allai même jusqu'.à négliger ces chevaux que j'aimais tant. Depuis huit heures du matin jusqu'à minuit, j'étais toujours à ses côtés, mécontent d'y être, et
 
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ne pouvant m'en détacher : situation bizarre et vio­lente, dans laquelle je vécus pourtant (ou pour mieux dire, je végétai ) depuis lé milieu de 1773, ou à peu près, jusqu'à la fin de février 1775 ; sans compter ensuite la queue de cette comète, qui fut pour moi si fatale et en même temps si heureuse.
 
CHAPITRE XIV.
 
Maladie et retour à la santé.
 
Comme je passai tout le temps que dura cette 1773. intrigue à enrager du matin au soir, ma santé s'en trouva aisément altérée, et, en effet, à la fin de 1773, je fis une maladie assez courte, mais très-sérieuse, et si extraordinaire, que les beaux esprits de Turin, c'est un pays où ils ne manquent pas, prétendirent facétieusement que j'étais bien capable de l'avoir inventée pour moi seul. Elle commença par des vomissemens qui durèrent bien pendant trente-six heures de suite, et lorsque mon estomac n'eut plus.rien absolument à rendre, le vomissement se convertit en un sanglot laborieux avec d'horri­bles convulsions au diaphragme, qui ne me permet­taient pas d'avaler même de l'eau à très-petites gorgées. Les médecins, craignant l'inflammation, me saignèrent au pied, ce qui fit aussitôt cesser l'effort de ce vomissement ; mais il fut remplacé par . des mouvemens convulsifs et une violente surexci­tation nerveuse par tout le corps. Dans l'accès de
 
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ces secousses terribles, tantôt j'allais donner de la tête contre le chevet de mon lit, si on ne me la te­nait pas, tantôt c'étaient mes mains et surtout mes coudes qui se heurtaient à tout ce qui se trouvait là. Aucun aliment, aucune boisson ne pouvait se faire passage ; car dès qu'on approchait un vase ou un instrument quel qu'il fût d'un orifice quel­conque, avant même de le toucher, j'éprouvais des soubresauts nerveux qu'aucune force au monde ne pouvait empêcher. Au contraire, si on essayait de me retenir par la force, c'était pis encore, et tout malade que j'étais, même après quatre jours d'une diète absolue, épuisé de force, je conservais ce­pendant une telle énergie musculaire, qu'il m'arri­vait de faire des efforts dont je n'eusse jamais été capable en pleine santé. Je passai de la sorte cinq jours entiers, durant lesquels je n'avalai peut-être pas vingt ou trente petites gorgées d'eau que je prenais conime par surprise et que souvent je reje­tais aussitôt. Enfin, au sixième, les convulsions se calmèrent un peu, grâce aux cinq ou six heures par jour durant lesquelles on me tint dans un bain très-chaud, moitié eau, moitié huile. La voie de l'œsophage une fois rouverte, je bus beaucoup de petit-lait, et en peu de jours je fus guéri. Mais la diète avait duré si long-temps, j'avais fait de tels efforts pour vomir, que dans la fourchette de l'esto­mac, entre les deux petits os dont elle se compose, il se forma un vide assez grand pour contenir un œuf de moyenne grandeur, et jamais depuis il ne disparut complètement. La rage, la honte et le dés-
 
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espoir où ne cessait de me plonger cet indigne amour avaient été la vraie cause de cette maladie singulière, et ne voyant pas d'issue pour sortir de cet impur labyrinthe, j'espérais, je désirais en mou­rir. Le cinquième jour, les médecins commençant à craindre sérieusement que je n'en revinsse pas, on députa vers moi un digne cavalier de mes amis, mais beaucoup plus âgé que moi, pour m'engager à faire ce que son air et le préambule de son dis­cours me firent deviner avant qu'il me parlât, c'est-à-dire à me confesser et à dicter mon testament. Je le prévins en demandant à faire l'un et l'autre, et mon âme n'en fut point troublée. Deux ou trois fois, dans ma jeunesse, il m'est arrivé de voir la mort bien en face, et il me semble que je l'ai toujours vue avec le même visage. Qui sait si, lorsqu'elle se re­présentera sans espérance de retour, je saurai la re­cevoir avec la même tranquillité? Cela n'est que trop vrai, il faut que l'homme meure pour donner aux autres et à lui-même la ^mesure de sa juste valeur.
 
A peine échappé de cette maladie, je repris tris­tement mes chaînes amoureuses; mais pour me soulager de quelque autre, je renonçai aux doux liens du service militaire, qui m'avaient toujours souverainement déplu; je ne pouvais souffrir ce métier des armes, plus odieux sous le despotisme, toujours incompatible avec ce saint nom de patrie.
 
Je dois convenir cependant ici que dans ma honte la part de Vénus était plus grande que celle de Mars. Quoi qu'il en soit, j'allai chez mon colo­nel, et alléguant l'état de ma santé, je le priai do rc-
 
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cevoir ma démission d'un service que, à vrai dire, je n'avais jamais fait; car des huit ans que j'avais porté l'uniforme, j'en avais passé cinq hors du pays, et pendant les trois autres, j'avais à peine assisté à cinq revues : il n'y en avait que deux par année dans ces régimens des milices provinciales où je servais. Le colonel voulut m'y laisser penser plus à loisir avant de solliciter ma démission. Je me rendis à ses conseils par courtoisie, et feignant d'y avoir, réflé­chi pendant quinze jours, je renouvelai ma démarche avec plus d'instance encore, et ma démission fut acceptée. 1774_ Cependant je continuais à traîner mes jours dans las ervitude, honteux de moi-même, ennuyeux eten-nuyé, évitant mes connaissances, fuyant mes amis, qui ne me laissaient que trop bien lire dans l'ex­pression silencieuse de leur visage le- reproche de ma misérable faiblesse. Au mois de janvier 1774, ma maîtresse fut attaquée d'un mal dont je pouvais bien être la cause, quoique ma conviction à cet égard ne fût pas entière, et comme son mal exigeait un repos et un silence absolus, je me tenais fidèlement assis au pied de son lit pour la servir : j'y demeurais du matin au soir, évitant même d'ouvrir la bouche, de peur de l'incommoder en la faisant parler. Pen­dant l'une de ces factions assurément peu diver­tissantes, l'ennui me poussant, je m'emparai de cinq ou six feuilles de papier qui me tombèrent sous la main, et je commençai ainsi au hasard et sans aucun plan à griffonner une scène, dirai-je, de tragédie ou de comédie, je ne sais; cela devait-il avoir un
 
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acte, ou cinq, ou dix, je serais embarrassé de le dire. C'étaient des paroles en forme de dialogue et en façon de vers, entre un individu que j'appelais Photin, une dame, et Cléopâtre qui survenait, après que les deux autres personnes avaient devisé tout à leur aise. Comme il fallait bien donner un nom à la dame, et qu'il ne m'en vint pas d'autre sur l'heure, je lui appliquai celui de Lachésis, oubliant que Lachésis était une des Parques. Et maintenant que j'y songe, cette velléité soudaine me paraît d'autant plus étrange que depuis plus de six ans je n'avais pas écrit un mot en italien ; c'était tout au plus si j'en avais lu un très-petit nombre de pages, assez rarement d'ailleurs, et à des intervalles fort éloignés. Et voilà que tout d'un coup , je ne saurais dire pourquoi ni comment, je m'avisai d'é­crire ces scènes en italien et en vers. Mais afin que le lecteur puisse juger par lui-même de la pauvreté de mon bagage poétique à cette époque, je transcrirai ici au bas de la page ', en manière
 
.'PREMIÈRE CLEOPATRE. '''Grossière Ébauche.'''
 
'''SCÈNE PREMIÈRE.'''
 
'''LACHÉSIS, PHOTIN.'''
 
'''PHOTIN.'''
 
Quiconque est né sur les bords du Nil ne saurait souffrir plus long-temps les outrages et la honte de notre reine affli-
 
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'''206 VIE B'ALFIERI.'''
 
de noté, un fragment assez considérable de cette composition, et je le transcrirai très-fidèlement d'après l'original que je conserve encore, avec
 
gée ; les nations de l'Égypto seront promptes à la vengeance, là où le conseil pourrait éveiller un cœur indolent qui ne pré­fère pas la vengeance à l'amour.
 
'''LÀCHÉSIS.'''
 
Notre auguste reine te parait dénuée de sens ; ce sont là les pensées fières et audacieuses de ton cœur superbe ; mais tourne vers elle des regards plus compatissans, et alors peut-être tes paroles fortes et amères se fondant en larmes, tu verras que d'abord elle fut femme, reine ensuite.
 
'''PU0T1N.'''
 
Rassure-toi; jamais douleur ne fut égale à celle qui me dé­vore et me consume. L'illustre souche des Ptolémôes s'éteint; avec elle tombe la déplorable Egypte. Quoique né dans l'air perfide d'une cour , ce n'est pas pour moi un vain nom ou mensonge, que ce beau nom de patrie, et qui vainement brûle dans mon cœur comme un foyer divin. Mais alors que la des­tinée des états dépend d'un seul, celui-là rend tous les autres malheureux.
 
'''LACHESIS. .'''
 
Inutiles réflexions : parmi les maux qui nous, menacent, qu'il faille le moindre. Dieu puissant, vous qui gouvernez de là haut la vie et les destinées des misérables mortels *, que ma mort soit prompte. Ah! si ma mort suffit à calmer tous vos ressentimens... la victime... 2 le sort fatal de l'infortuné
 
Antoine..... Qui désormais..... Mais que vois-je, voici que
 
s'avance Cléopâtre troublée.
 
1 Vers un peu trop court. (A.)
 
3 Ce vers n'est pas venu à terme, (A.)—Il n'y a qu'un mc-Ulans l'ori­ginal. ( H. du T.)
 
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toutes ses sottises , y compris les fautes d'ortho­graphe qui sont dans le manuscrit, et ces vers, je l'espère, auront du moins l'avantage de faire rire
 
SCÈNE SECONDE.
 
'''CLÉOPATRE, PHOTIN, LACI1KSIS. '''CLÉOPATRE.
 
Amis, s'il vous reste encore quelque pitié dans le cœur, si, fidèles à votre reine, vous ne dédaignez pas, vous qui avez eu part a mes gloires, d'être les compagnons de mes infor­tunes, ne craignez pas de courir avec moi sur la mer, ou ' par les montagnes, dans les plaines, ou dans les forêts, à la pour­suite de celui que j'aime plus que la vie. L'amour a ébranlé le pied imprévoyant du trône qui chancelle. Déjà je vois le vainqueur qui aborde de notre côté sur les trames audacieu­ses d'une fortune injuste... Que l'amour me mène à la mort plutôt qu'à l'outrage et à la honte funeste 2.Ce sontlâ plutôt, je le sais, les sentimens et les actions d'une amante infor­tunée que d'une reine altière. Les dieux, peut-être, m'ont choisie pour donner un cruel exemple, pour montrer à la nation la plus grossière, que le maître qui la gouverne, indi­gne et sacrilège, en fait, pour une passion vile, un carnage barbare.
 
pbotin.
 
Ta douleur, ô Reine, n'entraînerait pas seulement a la pi­tié, mais a la démence les hommes et les bêtes... Quel cœur de diamant entre les pôles 3 résisterait à tes plaintes amè-res4 Dépose ta faute, en la confessant, et tu seras peut-être,
 
1 ''Sur la terre ''est resté au bout de la plume. (A.) 3 Vers un peu long. Un savant l'appelerait hypcrcatalectiquc. (A.) 3 Remarquez cet « ''entre les pôles ''», expression exquise. (A.) * Encore fallait-il ici un point d'interrogation. '''(A.)'''
 
208 vie d'alfieri.
 
celui qui voudra bien y jeter un coup d'œil, comme ils me font rire moi-même, à mesure que je les tran­scris, surtout la scène entre Cléopâtre et Photin.
 
entre les rois superbes,'la première qui ait plié son front al­lier sous le joug de la raison, la raison que vos pareils igno­rent , ou qu'ils ne distinguent pas bien encore de la force. Ma langue ne s'est jamais souillée du lâche style des adulateurs iniques * Je t'ai toujours dit la vérité, tu le sais, ô Reine I Je te la dirai tant que le misérable fil de la vie me tiendra enchaîné à ta destinée. Un aveugle amour, une gloire vaine, ont fini par te pousser à cette dure extrémité, et ton pied ne s'est pas détourné; aujourd'hui Photin ne voit de salut que dans le bras et dans l'audace d'Antoine... qu'elle le cher­che... Je cours sur ses pas. L'heureux Octave ne me semble n moins superbe, ni moins cruel que lui, mais il est bien plus injuste. Ahl si les tristes discordes, si les atroces injures sous le poids desquelles gémit la triste humanité vous sont connues dans le ciel, vous devriez dans votre pitié foudroyer ceux qui, injustes et coupables, s'en viennent ici-bas prendre votre figure, 6 Dieu. ( ''Il sort. ) ''2
 
SCÈNE TROISIÈME.
 
CLÉOFATRE et LA.CUÉS1S. '''LACI1ÉSIS.'''
 
O ami sincèrel ô race... don du ciel... avares 3 envers les rois d'un tel don.
 
' L'écrivain était Un ennemi juré du point. (A.)
 
* Ici Une confuse re'rainisccnce de Me'tastase entraînait l'auteur à rimer sans qu'il s'en aperçût. (A.)—Les deux derniers vers de ce mor­ceau sont rime's dans le texte. (N. du T.)
 
3 L'auteur a écrit ''avari ''pour ''avaro. ''(A.)
 
VIE D'AIFIERI. 20!)
 
3'ajouterai une observation que voici : lorsque je commençai à noircir ces feuilles de papier, si je fis parler Cléopàtre de préférence à Bérénice, à Zé-
 
'''CLÉOPATItE.'''
 
Tes paroles sont vraies, mais elles seront inutiles, si le bras invincible d'Antoine ne se tient pas à mon côté pour prendre soin de ma gloire ' Que faire dans mon désespoir ? Où aller î 11 me faudra donc, humble et suppliante, tendre aux infâmes liens et à la chaîne servile d'un vainqueur superbe, ce col et cesbras naguère liés d'un si beau nœud... nœud fatal!...2 amour funeste I qui d'abord m'a fait esclave pour me faire ensuite celle d'un tyran.
 
'''LACHÉSIS.'''
 
Reine, tu n'as peut-dtre pas sondé les derniers gués du sort ennemi; qui sait, si la fortune n'aurait pas tourné le dos aux troupes ennemies, si Antoine , rentré en lui-même, n'a pas avec des guerriers fidèles et hardis, arraché la victoire de leurs mains iniques.
 
'''CLÉOPÀTRE.'''
 
Ahl non, fidèle seulement à l'amour, il n'a plus aucun souci de l'honneur. Seule j'ai été insensée, seule malheureuse, puisse-je du moins apaiser la colère du ciel; mais s'il me réserve à un affront public, je saurai peut-être, d'une main généreuse et forte, faire mentir ses injustes décrets. Ne crois pas qu'il n'y ait dans mon sein que le cœur d'une amante, il y a encore celui d'une noble reine, et ce cœur m'excite à une fin généreuse... L'infamie appartient au lâche, l'a mort au brave. Entre ces deux extrémités le choix n'est pas douteux j
 
1 Je veux être damne', s'il m'échappe jamais un seul point. (A.) ' Cet auteur était ne' avec une furieuse prédilection pour les vir­gules. (A.)
 
18
 
210 vie d'alfieri.
 
nobie ou à toute autre reine bonne à mettre en tra­gédie, la seule raison que j'en eusse, c'est que de­puis un siècle je voyais dans l'antichambre de ma maîtresse de fort belles tapisseries où était repré­sentée toute l'histoire deCléopàtre et d'Antoine.
 
Ma maîtresse fut guérie de son indisposition, et sans m'inquiéter autrement de ce ridicule essai de bavardage dramatique, je le plaçai sous un des coussins de son lit de repos, où il resta oublié pen­dant une année , et c'est ainsi que tant par cette dame qui s'y tenait habituellement, que par beau­coup d'autres, que le hasard y faisait asseoir, entre ce lit et le coussin furent couvées, pour ainsi dire, mes prémices tragiques.
 
Mais plus ennuyé', plus furieux que jamais de
 
mais du moins que ne puis-je encore de Marcus '... Dis-moi, ne le reverrai-je pas?... Je tombe pour lui... Hélas! dois-je mourir sans lui?
 
Et ce beau drame continua du même train aussi long-temps que le papier dura. Il arriva ainsi jusqu'au milieu de la pre­mière scène du troisième acte ; et alors, soit que la raison qui faisait écrire l'auteur n'existât plus, soit qu'il n'eût plus'rien dans sa plume, sa pauvre petite barque demeura engravée pour le moment, étant d'ailleurs trop mal lestée, et n'ayant pas même une charge qui l'aidât seulement à faire nau­frage.
 
C'est déjà tropjepense, dos vers que je viens de transcrire pour donner une idée non équivoque du savoir faire de l'au­teur au mois de janvier 1774.
 
' Deux syllabes restées au bout delà plume, par l'effet du délire de la passion. (A.)
 
'''VIE t/ALFIERI. 211'''
 
cette vie d'esclave, au mois de mai de cette même année 1774, je pris tout-à-coup la résolution de partir pour Rome, pour voir enfin si les voyages et l'absence pourraient me guérir de cette passion maladive. Je saisis l'occasion d'une violente que­relle que j'eus avec ma maîtresse (ces occasions n'étaient que trop fréquentes), et le soir, je revins chez moi sans rien dire. J'employai tout le jour suivant à faire mes préparatifs. Ce jour-là, je ne retournai pas chez elle, et le lendemain, au petit point du jour, je pris la route de Milan. La dame ne le sut que la veille au soir (elle l'apprit sans doute de quelqu'un de mes gens ) ; ce même soir , assez tard, elle me renvoya, suivant l'usage, mes lettres et mon portrait. Ce message commença déjà à me troubler, et ma résolution chancela ; toutefois, ayant repris courage, je partis pour Milan, comme je l'ai dit. J'arrivai le soir à Novarre. Tout le jour, j'avais été tiraillé par cette passion déplorable, et voici que le repentir, la douleur, la lâcheté, me donnent au cœur un si terrible assaut, que toute raison devenant vaine, sourd à la vérité, je change tout-à-coup de résolution. J'avais pris avec moi un abbé français ; je le laisse continuer le voyage avec ma voiture et mes domestiques, et leur dis d'aller m'at­tendre à Milan. Resté seul sur la route, je saute sur un cheval, six heures avant le jour, avec un postillon pour guide ; je cours toute la nuit, et le lendemain de bonne heure je me retrouve à Turin ; mais ne voulant pas, en m'y montrant, devenir la fable de tout le monde, je n'entre pas dans la ville : je m'ar-
 
'''212 VIE D'ALFIEKI.'''
 
rête dans une mauvaise petite auberge du faubourg, d'où j'écris humblement à ma maîtresse irritée, la suppliant de me pardonner ce coup de tête et de vouloh\bien m'écouter un moment. La réponse ne se fait pas attendre : c'est Elie qui me la rapporte, Elie que j'avais laissé à Turin pour prendre soin de mes affaires pendant mon voyage, qui devait être d'un an, Elie toujours destiné à guérir mes bles­sures ou à les cacher. L'audience m'est accordée, je pénètre dans la ville, comme un proscrit, au tomber de la nuit, j'obtiens dans toute son étendue le plus honteux des pardons, et, au point du jour, je repars pour Milan. Il avait été convenu entre nous que dans cinq ou six semaines, ma santé me fournirait un prétexte pour revenir à Turin. Et tour à tour ainsi ballotté entre la raison et la folie, la paix était à peine conclue que de nouveau, seul avec mes pensées sur la grande route, je ne me re­trouvai plus sensible qu'à la honte de ma faiblesse et de ma lâcheté. C'est ainsi que j'arrivai à Milan, déchiré de remords, dans un état ridicule tout à la fois et digne de pitié. Je ne savais pas alors, mais je sentais par expérience cette belle, élégante et profonde parole de Pétrarque, de notre maître en amour :
 
« Que celui qui comprend est vaincu par celui qui veut. »
 
Je restai à peine deux jours à Milan, toujours rêvant, et cherchant tantôt le moyen d'abréger ce maudit voyage, tantôt un prétexte pour le prolon-
 
'''VIE D'ALFIERI. 213'''
 
gcr, au lieu de revenir comme je l'avais promis. J'aurais voulu me voir libre, mais je ne savais ni no pouvais reconquérir ma liberté. Cependant, comme il n'y avait |pour moi de paix que dans le mouve­ment et la distraction des voyages, je me rendis en toute hâte à Florence, en passant par Modènc', Parme et Bologne. De Florence, où je ne pus m'ar-rêter plus de deux jours, je partis aussitôt pour Pisc et Livourne. Dans cette dernière ville, je re­çus les premières lettres de ma maîtresse, et ne pouvant rester loin d'elle plus long-temps, jp pris immédiatement la route de Lerici et de Gènes. A Gènes, je laissai mon abbé et ma voiture, qui avait besoin d'ôtre réparée, et je partis à franc étrier pour Turin, où j'arrivai dix-huit jours après en être sorti pour un voyage d'un an. Cette fois encore, j'y entrai de nuit pour ne pas me faire chansonner d'un chacun. Voyage vraiment burlesque, qui ce­pendant me coûta bien des larmes.
 
J'avais une égide contre les railleries de mes con­naissances et de mes amis ; ce n'était pas une bonne conscience, mais un visage sérieux et froid comme le marbre. Aucun d'eux ne s'avisa de me faire compliment sur mon heureux retour, retour mal­heureux au contraire ; car devenu à mes yeux le plus méprisable des hommes, je tombai dans un tel abaissement et dans une mélancolie si profonde, que si cette situation se fût prolongée, je devenais fou, ou mon front éclatait, comme, en effet, l'un ou l'autre faillit.m'arriver.
 
Cependant je traînai encore ces viles chaînes de-
 
214 VIE D'ALFIEKI.
 
puis la fin de juin 1774, où je revins de cette es­pèce de voyage, jusqu'en janvier 1775, que ma rage long-temps comprimée ayant atteint le dernier degré de la violence, finit par éclater.
 
CHAPITRE XV.
 
Véritable délivrance. —Mon premier sonnet.
 
1775. Un soir, au retour de l'Opéra ( le plus insipide et le plus ennuyeux des divertissemens de toute l'Ita­lie), où j'avais passé plusieurs heures dans la loge de cette femme que je naissais tout en l'aimant, je m'en trouvai si complètement las, que je formai l'irrévocable dessein de rompre à jamais de tels nœuds. L'expérience m'avait appris que je ne ga­gnais pas une grande force de résolution à courir la poste de côté et d'autre, mais que tout au contraire ma constance en avait été affaiblie d'abord, et ensuite brisée. Je me cherchai donc une autre épreuve, et me flattai que, peut-être, une voie plus rude me réussirait mieux, grâce à l'obstination in­née de mon naturel de fer. Je résolus donc de ne pas mettre le pied hors de ma maison, qui, je l'ai dit, était précisément en face de la sienne, d'aper­cevoir, de regarder tous les jours ses fenêtres, de la voir passer, d'en entendre parler de toutes les manières, et néanmoins de ne céder jamais à au­cune séduction, ni aux messages directs ou indi-
 
vie d'alfiekt. 215
 
rects, ni aux souvenirs , 'ni à quoi que ce fût au monde ; il s'agissait de voir si j'y périrais, ce dont je ne m'inquiétais guère, ou si en définitive je serais le maître. Cette résolution une fois bien prise, pour m'y lier, comme par un contrat de honte, j'écrivis un mot à un jeune homme qui avait pour moi beau­coup d'affection. Nous étions du même âge, et nous avions passé ensemble le temps de notre adoles­cence ; mais depuis plusieurs mois il avait cessé de me voir. Il me plaignait beaucoup d'avoir fait nau­frage dans cette Charybde; mais après de vains efforts pour m'en tirer, il n'avait pas voulu paraî­tre m'approuver. Ce billet lui apprenait, en deux lignes, mon irrévocable résolution, et j'y avais en­fermé une touffe énorme de mon épaisse et longue chevelure rousse, comme une garantie de l'enga­gement soudain que je venais de prendre : où me montrer, en effet, ainsi tondu? on ne le souffrait alors que chez les paysans et les marins. Je finis­sais en le priant de m'assister de sa présence et de son courage pour affermir le mien. Je passai chez moi dans cet isolement les quinze premiers jours de mon étrange délivrance, ne voulant entendre aucun message, hurlant et rugissant du matin au soir. Quelques amis venaient me voir, et je crus même voir qu'ils prenaient pitié de mon état, sans doute parce qu'à défaut de plaintes, mon attitude et mon visage ne parlaient que trop bien. J'essayais de lire quelque petite chose, mais je n'entendais pas même la Gazette, loin de rien comprendre à aucun livre ; il m'arrivait de lire des pages entières
 
'''210 VIE D'ALFIERI.'''
 
avec les yeux, quelquefois avec les lèvres , sans savoir ensuite un seul mot de ce que j'avais lu. Je montais aussi à cheval, cherchant les lieux déserts, et c'était la seule chose qui me fît un peu de bien à l'esprit et au corps. Cette espèce de délire dura plus de deux mois, jusqu'à la fin de mars 1775. Une idée alors s'emparant de moi tout-à-coup, com­mença enfin à détourner un peu mon esprit et mon cœur de cette pensée unique , l'importune et des­séchante pensée de ce cruel amour. Un jour donc, comme je me demandais, en rêvant, s'il ne serait pas temps encore de me livrer à la poésie, je par­vins à faire, avec grand'peine et par fragmens, un petit essai de quatorze vers. Je m'imaginai de bonne foi avoir composé un sonnet, et j'envoyai mon œuvre à l'aimable et docte père Paciaudi, que de temps en temps je recevais chez moi, et qui m'avait toujours montré beaucoup d'attachement, comme aussi beaucoup de regret de me voir ainsi tuer le temps et moi-même dans une oisiveté si per­nicieuse. Je donnerai ici, outre mon sonnet, la gra­cieuse réponse qu'il me valut. Cet excellent homme ne cessait de m'indiquer quelque lecture à faire en italien, tantôt ceci, tantôt cela. Un jour, entre autres, qu'il aperçut à l'étalage d'un libraire une Cléopâtre, qu'il nommait l'éminentissime parce qu'elle était du cardinal Delfino , il se souvint de m'avoir en­tendu dire.qu'il y avait là le sujet d'une tragédie, et que j'aurais voulu l'essayer, sans que cependant je lui eusse rien montré de ce premier avorton dont il a été parlé tout à l'heure ; il acheta cette pièce
 
vie d'alfieri. 217
 
et m'en fit présent. Dans un de mes intervalles lu­cides, j'avais eu la patience de la lire et d'y mettre des remarques ; et ainsi annotée, je l'avais ren­voyée au docte père. 11 m'avait paru que la mienne pourrait être moins mauvaise, sous le rapport du plan et des passions, si jamais je prenais le parti de la continuer, comme l'idée m'en revenait de temps en temps.
 
Cependant le père Paciaudi, pour ne pas me dé­courager, feignit de trouver le sonnet bon : il n'en croyait pas un mot, et il avait raison. Moi-même, quelques mois plus tard, lorsque je me livrai sé­rieusement à l'étude de nos grands poètes, j'appris bientôt à estimer mon sonnet ce qu'il valait ; je dois beaucoup, toutefois, à ces premiers éloges que je ne méritais pas, et à celui qui me les donnait; ils m'encouragèrent fort à les mériter '.
 
'''1 PREMIER SONNET.'''
 
J'ai vaincu enfîu, si je ne m'abuse, j'ai vaincu ; éteinte est l'ardente flamme qui dévorait ce pauvre cœur chargé de liens indignes, et dont l'aveugle amour gouvernait tous les mouvemens.
 
Avant que de t'aimer, 6 femme, je savais bien que cet amour était un feu sacrilège; mille fois je l'ai repoussé, et mille fois l'amour a triomphé. Lutte fatale qui ne me lais­sait ni vivant, ni mort.
 
Le long ennui, les plaintes douloureuses , les âpres tour-mens, et ces doutes amers, ces doutes cruels « dont est tissue la vie des amans, »
 
J reparde tout cela avec des yeux encore pleins de larmes.
 
19
 
'''218 VIE D'ALFIEEI.'''
 
Plusieurs jours avant ma rupture avec la dame* voyant qu'elle allait infailliblement arriver, j'avais songé à retirer de dessous le coussin de sa chaise^
 
Insensé, qu'ai-je dit? Parmi tous ces rêves, il n'est que la vertu dont le3 pensées me semblent douces.
 
'''LETTRE DU PÈRE PAC1AUD1.'''
 
Très-honorable et très-cher seigneur comte, messire Fran­çois s'enflamma d'amour pour madame Laure. Puis son amour se refroidit, et il chanta ses regrets. Il redevint amoureux de sa déesse, et passa Iè resté de ses jours à l'aimer en philo­sophe, mais comme font tous les hommes. Vous vous adon­nez à la poésie, très-cher et très-aimable seigneur comte; je ne voudrais pas vous voir imiter ce père des rimeurs ita­liens en cette amoureuse besogne. Si vous avez rompu vos fers par un effort de vertu, comme vous me l'écrivez, on peut espérer du moins que vous ne les reprendrez plus. Quoi qu'il puisse arriver, le sonnet est bon, fort de pensée, bien jeté et suffisamment correct. J'en tire un bon augure pour votre gloire dans la carrière poétique, et pour notre Parnasse pié-montais, lequel a grand besoin d'un génie qui l'élève un peu au-dessus du vulgaire.
 
Je vous renvoie ''Véminentissime ''Cléopàtre', qui n'est véri­tablement qu'une pauvre chose. Toutes les observations que vous avez écrites à la marge sont très-sensées et très-vraies. J'y joins les deux volumes de Plutarque, et si vous ne sortez pas, j'irai moi-même vous demander à diner, pour jouir de la douceur de votre compagnie.
 
Je suis avec toute l'estime et la considération, etc., etc.
 
Le dernier jour de janvier 1775.
 
La Cléopàtre dont il est parle ici est celle du cardinal Delfino, ''que ''le père Faciaudi m'avait conseillé de lire. (A.)
 
'''VIE D'ALFIEBI.'''
 
219
 
longue cette moitié de Cléopâtre qui y était en presse depuis près d'un an. Puis arriva un jour où, au milieu de mes extravagances et dans ma soli­tude presque continuelles, je jetai les yeux sur ce manuscrit ; et frappé seulement alors de la res­semblance de ma situation avec celle d'Antoine, je me dis à moi-même : «Achevons cette tragédie, re­faisons-la, si elle ne peut rester ainsi ; mais il y faut développer les passions qui me dévorent, et la faire jouer, ce printemps, par les comédiens qui nous viendront.» Cette idée était à peine entrée dans mon esprit, que je me sentis comme en voie de gué-rison. Me voilà donc barbouillant du papier, ra­vaudant , changeant, coupant, ajoutant, conti­nuant , recommençant, en un mot, redevenu fou, mais dans un autre genre, pour cette pauvre Cléo­pâtre, si malheureusement née. Je ne rougis pas non plus de consulter quelques-uns des amis de mon âge, qui n'avaient pas, comme moi, négligé pendant tant d'années la langue et la poésie ita­lienne ; je recherchais, sans craindre de les en­nuyer, tous ceux qui pouvaient me donner quelque lumière sur un art qui n'était pour moi que ténè­bres ; je n'avais plus qu'un désir, celui d'apprendre, et de voir si je pourrais mener à bonne fin cette téméraire et très-périlleuse entreprise ; peu à peu ma maison se transformait en une sorte d'acadé­mie littéraire. Mais dans les circonstances données, je n'étais si souple et si désireux d;apprendre que pa.r accident ; j'étais, de ma nature, et grâce à mon ignorance profonde, indocile et rebelle à tout en-
 
220 vie d'alfieri.
 
seignement : je me désespérais , je fatiguais les autres et moi-même, et, pour ainsi dire, sans profit aucun. Toutefois,c'était gagner beaucoup que de pouvoir, à l'aide de cette impulsion nouvelle, effa­cer de mon cœur toute trace d'une indigne flamme, et reconquérir pas à pas mon intelligence depuis si long-temps engourdie. Je ne me trouvais plus du moins dans la dure et ridicule nécessité de me faire lier sur ma chaise, comme j'avais fait plusieurs fois auparavant. Craignant de ne pouvoir résister à l'envie de m'échapper pour retourner à ma prison, c'était encore là un moyen que j'avais imaginé en­tre mille pour me ramener de vive force à la raison. Mes liens restaient cachés sous un grand manteau qui m'enveloppait tout entier, et mes mains de­meurant libres, je pouvais lire, écrire, me frapper la tête, sans qu'aucun de ceux qui venaient me voir s'aperçût que je fusse de ma personne attaché à la chaise. Il se passait ainsi plusieurs heures. Elie seul était dans le secret : c'était lui qui me liait ; il me déliait ensuite lorsqu'après mon accès de fu­reur imbécile, sûr de moi et raffermi dans ma résolution, je lui commandais de me détacher. Je m'y pris de tant et de si diverses façons pour me soustraire à ces cruels assauts , qu'à) la fin pour­tant j'évitai de retomber dans le gouffre. Et parmi les moyens étranges que j'y employai, le.plus étrange assurément, ce fut une mascarade que j'ar­rangeai sur la fin de ce carnaval, au bal public du théâtre. Vêtu en Apollon, j'osai m'y présenter, la lyre en main, et m'accompagnant moi-même tant bien
 
'''VIE D'ALFIEEI. 221'''
 
que mal, je chantai quelques mauvais vers de ma composition. Je vais encore, à ma honte, les rap­porter ici au bas de la page '. Une telle effronterie
 
'''1 PREMIÈRE COLASCIONATA, ''''
 
''sous le costume d'un poète crotté.''
 
Je vais tous chanter sur la lyre les étranges et amères in­fortunes de l'amour. Ne craignez pas de les entendre de ma bouche; car je serai vêridique, j'en jure Dieu. Pas un de vous qui ne les ait éprouvées ou senties. Si je vous trompe, vous êtes là pour me démentir.
 
Bien malheureux celui qui aime avec sincérité. Il n'y-a d'heureux en amour que le cœur qui ment. Trompe, si l'on ne trompe, il faut avaler l'hameçon des ruses féminines.
 
L'amour, ce n'est qu'un jeu d'enfant; l'estimer plus, c'est montrer peu de sens. Et cependant, infortunés, le repos, la paix, il nous prend tout, le traître ravisseur.
 
Avant que d'aimer, les liens semblent si doux ; elles nous lo font accroire avec leurs perfides caresses. Puis la chaîne de­vient lourde à mesure que le sot s'enflamme, et quand l'a­mour est bien son maître, l'autre ne se souvient déjà plus que la chaîne est dure, ou s'il la sent encore, en vain il la secoue; la main qui l'a rivée sur lui n'était pas une main novice.
 
L'insensé qui aime se croit un homme, et il ne s'aper­çoit pas que déjà il ne Test plus. Le matin et le soir, toujours même délire; méprisée, la raison le délaisse. De jour en jour, son cerveau s'use, et déjà il ne distinguo plus ni le beau, ni le bon. Il évite ses amis, il s'évite lui-même, pour ne pas voir la faute qu'il a commise. Il n'a pas le courage de la ré-
 
1 ''Colascionala ''est un mot qui n'a pas d'e'cpjivalent en français, c'est une espèce de ''Pot-Pourri, ''(N. du T.}
 
19.
 
222 vie d'alfieri.
 
n'était nullement dans mon caractère ; mais trop faible encore pour lutter en face contre ma folle pas-
 
parer ; il pleure et soupire, et il s'emporte, le pauvre sot, contre le perfide amour.
 
La femme qui veut autre chose que des plaintes amères ajoute encore par ses reproches à l'âpreté de ses tourmens, et dans cette lutte fatale, chaque jour plus sot, notre amou­reux fait la figure d'un hibou. Il lit son arrêt sur le visage de chacun, et il ronge son frein avec une merveilleuse pa­tience. La patience, on dit que c'est une vertu, mais c'est surtout la vertu de l'âne. Pauvre amoureux, si du moins il était, en tout, l'égal du lascif, de l'ignoble, de l'immonde animal!
 
Souvent encore c'est une froide démence qui l'agite, cette noire passion de la jalousie. Il ne serait pas jaloux, ou vai­nement il le serait, s'il portait la main à son front.Maris, âmes honnêtes, pour n'être pas jaloux, comment faites-vous donc? Je comprends, vous êtes déjà fatigués de l'être, et vous ne voulez plus regimber toujours en. vain. L'amour coujugal finit tôt par vous ennuyer ; le lit nuptial est son tombeau. Il faut, à leur tour, que les amans se lassent de jeter leurs plain­tes au vent, pour une femme 1
 
Je conclus : l'amoureux fait une triste figure quand il s'i­magine en faire une bonne; chacun se rit de lui, et chacun a raison ; l'amoureux n'est jamais qu'un grand bouc. Je vous conseille, en terminant, mes chers amis, vous qui en êtes encore à avaler de ces morceaux amers, de vous débarrasser au plus vite des femmes que vous traînez après vous.
 
Je vous ai fait rire, pourquoi ne rirais-je pas à mon tour, et des femmes, et de vous, et de moi-même avec vous ?
 
vie d'alfiebi. 223
 
sion, le motif qui me faisait jouer de pareilles scènes méritait, peut-être, quelque pitié: c'était lebesoinvi-
 
'''SECONDE COLASCIONATA,'''
 
''avec le costume d'Apollon.''
 
Gracieuses dames, cavaliers aimés, qui n'avez pas dédai­gné d'écouter la rauque cithare de ce pourceau de poète, dont les véridiques paroles se sont perdues dans les airs ,
 
Vous croyez déjà, à la douceur de mon aspect, que je viens donner un démenti à ce vil détracteur qui s'est montré si rude à ces pauvres amans. Non, c'est un autre dessein qui m'amène.
 
Moi, qui suis Apollon.....Mais vous riez? Un si légerjnen-
 
songe vous' étonne ?> Chacun ment en parlant de soi; c'est ce qui souvent vous arrive, et vous ne riez pas. '',''
 
Moi, qui suis Apollon, je dédaigne de chanter en vers in­sipides cet amour passé de mode; je voudrais, mais ensuis-je digne? obtenir un plus beau triomphe par une pensée plus étrange.
 
Je veux célébrer la sottise ; c'est un sujet immense, et en­core à chanter, quoique souvent les poètes en usent. Écoutez-en la sublime beauté.
 
Je commence par vous, mesdames; si vos doux époux n'é­taient pas des sots, comment, je vous prie, feriez-vous donc avec vos amans? Voici déjà qu'auprès de vous la sottise est en grand honneur. Et je vous dirai de plus, si le ion do sa voix ne révélait un sot dans celui qui vous aime, vous seriez bientôt folles, ne pouvant soulager cette douce dé­mangeaison de la coquetterie.
 
Et quelle joie pour vous, ô jeunes filles , de vous aperce­voir que vous avez de sottes mères ! c'est alors que vous faites l'apprentissage de ces bagatelles, où vous nous prenez ensuite, belles et séduisantes créatures t
 
224 vie d'alfieri.
 
vement éprouvé, de placer entre moi et cette femme comme un obstacle désormais insurmontable, la
 
Donc, mesdames, vous ne le nierez pas, notre sottise fait votre contentement.
 
J'arrive maintenant aux hommes, et je les vois qui se par­tagent en mille groupes divers. Ah I quelle joie brille sur le visage des fils, convaincus que la nature leur a fait présent d'un sot père !
 
Leurs vices échappent â ses regards, et si par hasard quel­que usurier fâcheux se lasse de courir et fait un peu de bruit, le bonhomme alors paie et rit.
 
Et, au contraire, pour les pères avares, quel bonheur que de sots fils! Le nombre est rare, il est vrai, de ceux qui leur demandent des conseils au lieu d'argent.
 
Et ceux qui font plus qu'aimer la sottise, ma lyre ici vous les désigne un peu obscurément : ce sont ces pauvres diables qui ont reçu la vie de notre humeur débonnaire.
 
Que dire des vils hypocrites? Ils vont au milieu des niais, se frappant la poitrine et versant de grosses larmes; et ils lancent en tapinois des œillades aux vieilles femmes.
 
Et vous, riches, nobles et ignorans seigneuis, vous devez à la sottise du vulgaire' de paraître toujours ce que vous n'êtes pas, élevez-lui un temple, et que chacun l'adore I
 
Et vous, messieurs les damoiseaux et les galans, qui n'avez dans la tête ( avez-vous une tête? ) que des germes sans vie, s'il n'y avait point de sots, où seriez-vous?
 
Et vous, faméliques auteurs, que feriez-vous sans le vul­gaire ignorant et sot? On verrait la faim peinte sur votre vi­sage. Qui sait? on vous verrait peut-être mourir d'inani­tion.
 
Et vous, pires encore que tous les auteurs, qui épluchez les œuvres d'autrui pour aller dire ce que vous avez lu, et le
 
vie d'alfieri. 223
 
honte qu'il y aurait à retomber dans des liens que j'aurais moi-même et si publiquement tournés en
 
redire à qui n'en a souci, je vous le demande, n'abusez-vous pas de la sottise?
 
Et vous, les ennemis de la vérité, que vous avez brutale­ment bannie, à qui conteriez-vous vos insipides inensongcs? vous vous tairiez, s'il n'y avait pas les sots pour vous écouter. Et ces langues venimeuses et mal aiguisées, qui voudraient bien mordre, et ne le peuvent, elles changeraient de métier, si les sots ne les trouvaient promptes et acérées.
 
Enfin, je chanterais trois jour» entiers, que je ne saurais décrire la richesse et la grâce de mon sujet, l'élégance et l'ampleur de ses ornemens ; il y faudrait des Homères.
 
Aussi vous dirai-je en deux vers péniblement composés cette pensée qui Irompemes efforts. Je vous le dis, et d'autres l'avaient dit, la sottise régit l'univers a son gré.
 
Et vous, censeurs rigides que je vois là, tendant l'oreille, pour yous moquer de moi, et pour examiner mes vers vrais ou faux, si la sottise n'existe pas, alors que faites-vous ?
 
Mais quand tu as, 6 Iyrel célébré tant de gens, oublieras-tu celui qui fait vibrer tes cordes? Non, ce serait injuste; il y a là matière à chanter, pour la satisfaction de ces messieurs et de ces dames.
 
Je dirai donc de moi et à ma honte, que sans la sottise j'au­rais gardé le silence, et très-sagement j'aurais fait, pour con­server vos bonnes grâces.
 
Mais voyez l'impertinence innée des poètes ! Je veux me blâmer et je m'élève au ciel ; si je pense à moi, je sue et gèle en même temps, et j'abuse de la patience.
 
Je me tais. Jugez-moi, jetez-moi la pierre, si j'ai la mino à vos yeux de ces poètes à qui l'on jette des pierres.
 
Je confesse bien humblement que je m'en vais tout fier de vous avoir dit sottement la vérité.
 
226 vie d'aifiebi.
 
dérision. Et je ne m'apercevais pas que, pour ne point avoir à rougir de nouveau, je me couvrais de
 
'''TROISIÈME COLASCIONATA.'''
 
Apollon, las d'errer, et ne sachant que faire, s'imagine qu'on l'a prié de chanter encore.
 
Mais cela n'est point vrai, il l'a rêvé ; pour peu que l'on connaisse les poètes , déjà on a deviné qu'Apollon veut être sifflé.
 
Vous chanterai-je les vices? Non, car ils gouvernent le monde, et je pourrais bien par là m'attirer le blâme et quel­que méchante querelle.
 
Ce sera donc la vertu ; mais c'est chose de contrebande, et la douane l'a si fort imposée que, même en payant, on n'en trouve plus guère.
 
Parlerai-je de la beauté des dames? Ah! plus éloquens cent fois, ces doux regards nous apprennent que ces robes nous cachent des anges.
 
Je chanterai les vicissitudes de la vie; mais si la vie est un songe rapide, les vicissitudes d'un songe, les comprend-on ?
 
Je chanterais les riches, si j'avais du front comme en ont tous les poètes grands ou petits; d'ailleurs, ce sont mensonges que vous savez déjà.
 
Je vous parlerais de la mort; elle est si triste, vous ne voudriez pas en écouter un seul mot; mais plus on y pense, et moins on agit.
 
Disons quelque petite chose sur ce laurier qui couronne modestement ma chevelure. Silence! je me le suis donné, et je l'arrache. Le voici.
 
Je vous ferai de la misère un beau tableau. Elle n'est pas un vice, d'accord ; mais on la fuit, et jamais on n'en parle. Ou donc ai-je la tête?
 
Vous dirai-je le bonheur? Ohl l'admirable sujetl Chacun
 
vie d'alfieri. 227
 
honte, en plein théâtre. Ma seule excuse pour que j'ose transcrire ici ces fades et ridicules niaiseries, c'estquej'ai cru devoir les offrir en tributà la vérité, comme un monument authentique de mon ignorance dans tout ce qui était convenance et bon goût.
 
Parmi toutes ces sottises , peu à peu cependant je m'enflammai d'un noble et généreux amour pour moi encore tout nouveau, l'amour de la gloire. Et enfin, après plusieurs mois de consul­tations poétiques , après avoir usé bien des gram­maires , fatigué bien des dictionnaires, accumulé bien des impertinences, je vins à bout d'ajuster ensemble, assez grossièrement, cinq lambeaux que j'appelai des ''actes, ''et j'intitulai le tout : ''Cléo-fâtre, tragédie. ''J'en mis au net le premier acte, et, sans me laver les mains ''-, ''je l'envoyai à l'excel­lent père Paciâudi, le priant de l'examiner à loi­sir, et de m'en dire son sentiment par écrit. Et ici encore je rapporterai quelques vers dé cette
 
le cherche. Si vous l'avez trouvé, de grâce, dites le moi; car je l'attends encore.
 
Je sais bien un sujet plus beau ; lé voulez-vous savoir,? C'est la vanité; mais je ne le chanterai pas; je pourrais volis parler de moi sans m'en apercevoir.
 
Je vous dirai que je suis un fou; mes paroles; jeté vois bien, le disent moins que votre silence.
 
Je finis, j'aurais peur de dire que je Ië crois comme vous.
 
228 VIE D'ALFIERI.
 
tragédie, avec la réponse de Paciaudi1. Parmi les notes qu'il écrivit à côté de mes vers, il y en
 
•SECONDE CLÉOPATRE.
 
'''ACTE PREMIER.'''
 
SCÈNE PREMIÈRE.
 
'''DIOMÈDE, LA5IIA. DIOHÈDB.'''
 
Il est donc vrai? les Égyptiens indolens et vils traînent leurs jours dans un lâche repos, quand la honte, quand des affronts sans cesse renouvelés devraient exciter leurs âmes a la vengeance et à la colère? Clcopâtre, ivre d'amour et d'or­gueil, oublie, dans son aveuglement, l'honneur de son royaume, et si elle y attache encore quelque prix, l'impru­dente s'endort au sein d'une confiance fatale, et ignore peut-être que son sort ne tient plus qu'à un léger fil. Ce spec­tacle funeste m'accable, et bien qu'accoutumé à l'iniquité d'une cour impie, moins esclave que citoyen, je déplore aujour­d'hui l'infortune publique. Ce n'est point un vain nom que ce nom de patrie qui, dans un cœur bien né, brille et brûle comme un feu divin. En vain les tyrans déshonorent du nom de crime ce noble amour. La nature triomphe d'un vain re­nom, et dit que c'est une vertu.
 
'''LAMIi.'''
 
''Je ''reconnais le grand cœur de Diomède. Le ciel t'a dé-
 
vie d'alfieri. 229
 
avait de fort gaies et de très-divertissantes ; elles me faisaient rire de bon cœur, quoique ce fût à
 
parti, pour ton malheur peut-être, une âme forte, géné­reuse, indomptable; inutile présent pour celui qu'il a fait naître dans les cours, car il lui faut respecter les fautes des rois, souvent même les adorer. Cependant tourne vers une femme affligée et sans défense des regards moins farouches. Regarde Cléopàtre, prends pitié d'elle, et je vois alors se fondre en larmes tes paroles amères. Oui, des larmes ; une âme noble ne saurait en refuser à de si grandes misères. L'humanité revendique toujours ses droits antiques, ses droits augustes et sacrés. Les malheureux sont toujours dignes de compassion, quoique coupables.
 
'''D1011ÉDK,'''
 
Et je ne refuse la mienne à personne ; mais quand celui qui commande n'inspire plus que de la pitié, on pleure l'homme, on méprise le roi. Depuis bien des années, l'E­gypte a vu s'avilir la majesté du trône, etc., etc.
 
En voilà assez de cette seconde Cléopûtre pour montrer que peut-être elle valait encore moins que la première.
 
'''LETTRE DU PÈRE PACUUDI.'''
 
Très-honoré seigneur comte,
 
Je vous renvoie votre manuscrit, sur lequel j'ai noté mes observations franches et amicales. En général, le premier aspect de la tragédie m'a plu. J'y trouve de la verve, une imagination féconde, du jugement dans la conduite. Mais je vous le dirai avec la même sincérité, je ne suis pas content
 
20
 
230 VIE D'ALFIEBI.
 
mes dépens : celle-ci, entre autres, au vers 184 : ''L'aboiement du cœur. Cette métaphore sent horri­blement le chien, je vous, conseille de Voter.''
 
Les notes placées en marge du premier acte et les conseils paternels du billet qui les accompar gnait m'inspirèrent la résolution de refaire le tout avec plus de persévérance et une obstination rbiv-cenée. Ce travail eut pour résultat la tragédie de ce nom, qui fut jouée à Turin le 16 juin 1775. J'en citerai aussi les premiers vers comme un troi-
 
de la poésie. Les vers] sont mal tournés et n'ont pas l'allure italienne. Il y a une foule de mots qui ne valent rien, et l'or­thographe est toujours inexacte et vicieuse. Pardonnez à ma franchise naturelle et à l'intérêt qiie je prends à ce qui vous regarde, le conseil que je vous donne ici. Il faut bien sa­voir la langue dans laquelle on veut écrire. Pourquoi n'avez-vouspas sur votre table ''l'orthographe italienne, ''un petit vo­lume in-8°? Pourquoi nelisez-vouspas d'abordlies ''observations grammaticales ''que l'on y a jointes? Vous verrez, par mes nombreuses notes; que je n'ai pas cru devoir vous épar­gner l'ennui des corrections grammaticales. Je suis, en fait de ''langue, ''sévère, scrupuleux, indiscret peut-être. Mais cette fois-ci, je l'ai été plus encore que de coutume, parce que la pureté du langage est la seule chose qui manque à votre travail. Il y a de grandes pensées, des sentimens heu­reusement rendus, des caractères noblement soutenus. Cou­rage, poursuivons. Il serait malaisé de trouver un poète qui, en écrivant pour ia première fois une œuvre tragique, y ait mieux réussi. Je m'en félicite avec vous, et vous prie en même temps de me croire tout à vous.
 
VIE '''D'ALFIERI. 231'''
 
sième et dernier témoignage de mon ânerie, quoi­que j'eusse déjà vingt-six ans et demi ; ils suffi­ront pour marquer l'extrême lenteur de mes pro­grès, et la persévérance de cette incapacité d'é­crire qui avait sa source dans le manque absolu des premières étudesl.
 
» TROISIÈME CLÉOPATRE.
 
''Telle qu'elle fut représentée sur le théâtre de Carignan.''
 
'''ACTE PREMIER.'''
 
SCÈNE PREMIÈRE.
 
'''CLÉOPATRE, ISMÈNE. CLÉOPATRE.'''
 
Que faire?... Dieux justes!... Je ne vois aucun moyen de fuir l'horrible précipice. Pas une situation que je n'envisage dans ma pensée, si triste et honteuse qu'elle soit, et parmi tous les dangersqui me pressent, insensée! pas une que j'ose affronter ou éviter. Des doutes cruels déchirent mon àme, et sans me donner la mort, ils ne me laissent ni le repos, ni la' vie. Je frémis d'horreur; l'honneur et l'empire ne sont pas le prix d'une affreuse trahison. Il me semble que je les ai perdus l'un et l'autre; et Antoine, oui, Antoine, souvent je le vois parmi les ombres, qui crie vengeance et m'entraîne avec lui. Voilà donc, 6 remords, jusqu'où s'étend votre pou­voir!
 
232 VIE D'ALFIERI.
 
Non content d'avoir ennuyé le bon pèrePaciaudi pour lui arracher une censure démon second essai, j'allai encore en importuner beaucoup d'honnêtes
 
'''ISMÈNE.'''
 
Si tu as pitié de toi-même,réprime ces mouvemens d'un cœur désespéré ; tu n'as d'autre crainte que de ne pas revoir ce fidèle amant? Tu ignoresencore s'il est vainqueur ou vaincu, s'il est ou s'il n'est plus... .
 
'''CLÉOPATRE.'''
 
Et s'il vivait encore, de quel front, de quel air oserais-je m'offrir à lui, après l'avoir trahi ? Quelle est donc cette ma­jesté secrète de la vertu, qu'un coupable ne puisse soutenir même ses regards?
 
'''ISMÈNE.'''
 
Non, reine, il n'est pas si coupable, le cœur qui éprouve encore de tels remords.....
 
'''CLÉOPATRE.'''
 
Oh! oui, je sens des remords, et la nuit, et le jour; seule ou au milieu de vous, partout ils me poursuivent, et leur as­pect funeste ne me laisse pas un seul moment de repos ; mais vainement ils crient. Ils ne serviront qu'à pousser mon ûme à de plus sombres résolutions. Ne sais-tu pas quel est mon cœur? Je roule dans mon âme mille noires pensées. Mais le doute cruel, pire que tous les maux, me défend toujours un choix, hélas! trop nécessaire.
 
'''ISHÈNE '.'''
 
Pourquoi, ô Cléopâtrc! as-tu la première livre au souffle
 
1 Ces interpellations d'Ismène, beaucoup plus dignes d'un juge fiscal que de la confidente d'une reine, m'ont tant soit peu diverti et m'out soulage', en me faisant rire, de l'ennui de recopier cela (A).
 
vie d'alfieri. ■ 233
 
gens, entre autres le comte Augustin Tana. Nous étions du même âge, et il avait été page du roi, à l'époque où j'étais moi-même à l'académie. Notre
 
des vents les voiles de l'Egypte, lorsque tant de navires amis couvraient la mer d'Actiumî Et quand le monde attentif a la grande querelle ne savait encore à quel vainqueur se don­ner en proie, pourquoi cette fuite imprudente T
 
'''CLÉOPATRE..'''
 
Ce n'est pas l'amour qui empoisonnait toutes mes heures. Je n'ai jamais cédé qu'à l'ambition de commander. J'ai es­sayé, et jamais en vain, de toutes les voies qui pouvaient me conduire avec gloire à ce haut faite. Toute autre passion chez moi a été subordonnée à celle-ci, et celles d'autrui sont venues en aide à la mienne. César, le premier, ceignit mon front superbe du grand diadème ; et alors ce ne fut pas à l'Egypte seule-que je dictai des lois, tout ce que Rome avait asservi de contrées, et celui qui avait vaincu Rome, j'ai vu tout cela obéir un jour à mes ordres Mon coeur était le prix de cette illustre couronne, et aucun ne l'a obtenu qui n'ait dû commencer par soumettre le monde. Ce trône à qui j'a­vais immolé depuis si long-temps la vertu, et l'honneur, et la foi, je n'ai pas voulu le laisser au hasard de l'événement et
 
au sort inégal des armes infidèles..... J'ai voulu le garder,
 
et je l'ai perdu par ma fuite..... Mon pied chancelle sur ce
 
trône aujourd'hui sansdéfense ; et pour désarmer le vainqueur ennemi, il ne me reste plus que mes larmes.....Douleur tar­dive; les larmes n'effacent pas une telle faute et ne font que me dégrader encore.
 
'''1SMÈNE.'''
 
Reine, ta douleur réveille la pitié dans tous les cœurs; mais la pitié, que peut-elle? Rentre en toi-même, essuie ces larmes et envisage d'un regard plus assuré tous les mal-
 
20.
 
234. vie d'alfieri.
 
éducation avait donc été à peu près la même ; mais lui, depuis sa sortie des pages , s'était constam­ment appliqué à l'étude des littératures italienne
 
heurs qui te menacent ; ne te soumets pas, une âme royale doit toujours se montrer supérieure à ses infortunes. Hâte-toi, mets en œuvre les moyens qui te paraîtront les meilleurs pour sauver ou du moins pour défendre ton empire.
 
'''CLÉOPATRE.'''
 
Des moyens, je n'en vois aucun, tant que l'issue du grand combat est encore ignorée ' ; et je ne veux pas ajouter une faute nouvelle à celles que déjà j'ai commises, avant que l'événement ne me soit connu. J'ai laissé la mer inconstante d'Actium couverte de vaisseaux, d'armes et de soldats intré­pides. Il y eut un jour ou l'onde se vit teinte de la pourpre du sang, pour la honte et le malheur de Rome. L'armée qui avait Antoine à sa tête était la plus nombreuse et la plus aguerrie, et ses navires, élevant au-dessus des flots leurs rostres mena-çans , semblaient railler de leurs masses imposantes les mes­quines et frêles barques de notre fier ennemi. Oui, c'est la vérité; mais depuis long-temps Auguste avait dans son parti la fortune et les dieux, et qui les a pour ennemis, vainement les défie. Maintenant que la fortune est lasse d'Antoine, main­tenant que les pensées d'Auguste sont encore un mystère, maintenant que, toute tremblante, je forme des vœux inuti­les... et pour qui?... Dans le doute horrible où je suis de ma future destinée, seule en proie au délire, en proie à une dou­leur mortelle, que puis-je encore espérer? Tout me dit dans le cœur, que je suis vaincue, qu'il n'est aucun moyen d'é­chapper à la mort... à une mort infâme.
 
1 Encore un vers faux d'accent, et si lourd que six paires de bœufs ne pourraient le traîner ; voila pouitant ce que j'ai fait '''publique­ment re'citer à ma première comparution sur la scène italienne (A).'''
 
VIE D'AILIER!.
 
235
 
et française, et il s'était formé le goût, surtout dans la haute critique, s'attachant à la philosophie, de préférence à la grammaire.
 
'''ISMÈNE.'''
 
Il n'est pas temps encore de renoncera tout espoir... Qui sait si la fortune n'aura pas tourné le dos à nos ennemis, ou si Auguste vainqueur, prenant pitié de tes larmes, ne te rendra pas tout ce que tu as reçu, un jour, et de César et d'Antoine?
 
'''CLÉOPATRE.'''
 
Je pourrai nourrir mon cœur d'espérance, quand je verrai d'un côté le vainqueur, do l'autre le vaincu ; mais tant que la fortune flotte incertaine entre les deux rivaux, il me faudra traîner dans une douleur vaine des jours tristes et affligés... Je pleurerai non de douleur seulement, mais encore de colère et de bonté. Mais Diomède s'avance.....mon cœur palpite.
 
SCÈNE SECONDE.
 
'''DIOMÈDE, CLÉOPATRE, ISMÈNE. CLÉOPATRE.'''
 
Fidèle Diomède, est-ce la vie, est-ce la mort que tu m'ap­portes?... Qu'as-tu découvert?...mon destines! il accompli?... Parle.
 
'''DIOMÈDE.'''
 
Reine, j'allais m'acquitter de tes ordres, lorsqu'en descen­dant sur le rivage de la mer, j'ai vu l'aveugle multitude se précipiter vers le port; j'entends des cris confus. Est-ce la joie, la douleur ou l'étonnement, je ne le demande pas ; je cours moi-même, et bientôt la cause fatale de cette grande rumeur ne m'est que trop bien connue, Un petit nombre 4e
 
236 vie d'alfieri.
 
La finesse, la grâce et l'élégance de ses obser­vations au sujet de ma malheureuse Cléopâtre, fe­raient bien rire le lecteur, si j'avais le courage de lui en faire part ; mais l'aiguillon en serait pour
 
navires fugitifs et fracassés, misérables débris de nos flottes superbes, étaient l'objet des perverses clameurs de la foule toujours prompte à railler ceux qu'elle a cessé de craindre.
 
,cléopâtre. Et Antoine était sur ces vaisseaux?
 
'''EIOMÈDE.'''
 
Canidius, qui ramène ce peuple de fuyards, croyait le trouver, etc.
 
Et la pièce allait ainsi d'un bout à l'autre, assez longue d'ailleurs, et n'ayant pas moins de mille six cent quarante-un vers. Rarement depuis il m'est arrivé d'en mettre autant dans les autres tragédies que j'ai composées ( et elles sont au nom­bre de vingt ), à une époque où j'avais peut-être quelque chose de plus à dire, tant il y a de profit pour la précision du style à savoir dire d'une façon plutôt que d'une autre.
 
'''LETTRE DU COUTE AUGUSTIN TANA, ARISTARQUE SE L'AUTEUR.'''
 
Vous m'avez choisi pour votre Aristarque; en échange de l'honneur que vous m'avez fait, j'accepte. Préparez-vous donc à la plus sévère, à la plus inexorable censure, et telle que peu ont le courage de l'exercer, très-peu celui de la sup­porter. .Je serai du petit, vous du très-petit nombre. La plèbe littéraire, flatteuse, menteuse, suffisante, n'a pas coutume assurément d'en user ainsi; présent, on vous loue sans re­tenue; absent, on vous déchire, on vous trahit sans pudeur. C'est ce qui n'arrivera jamais entre l'auteur de cette tragé­die et le censeur son ami.
 
vie b'alfieri. 237
 
moi trop piquant. Elles pourraient d'ailleurs ne pas être bien saisies , parce que je n'ai cité que les quarante premiers vers de cet autre avorton. Mais je transcrirai volontiers la petite lettre d'envoi qui accompagnait ces observations, elle suffira pour le faire connaître.
 
Cependant, j'avais joint à la tragédie une pe­tite farce qui devait se jouer immédiatement après ma ''Cléopâtre, ''et je l'intitulai ''les Poètes. ''Pour donner aussi une idée de mon inexpérience en prose, j'en cite un fragment *. Ni la farce, ni la ' tragédie n'étaient les sottises d'un sot; çà et là,
 
'LES POÈTES,
 
'''COMÉDIE EN UN ACTE,'''
 
''Jouée sur le même théâtre, après cette espèce de Cléopâtre.''
 
SCÈNE '''PREMIÈRE. '''zeusippe ( ''seul '').
 
Ah! malheureux ZeusippeI qu'as-tu gagné à prendre fiè­rement dans l'académie des sots le surnom de ''Sophocléen, ''tandis que l'heure approche où des mainsbarbares vont peut-être t'arracher le cothurne? Je sue et je gèle, quand je songe au destin de ma pauvre tragédie. Mais aussi quel diable de caprice de vouloir arriver d'un bond au sommet du Parnasse, et écrire le poème le plus difficile à bien faire, avant que d'avoir achevé d'apprendre les élémens de la grammaire et du toscan? Véritable hardiesse de poète 1... Mais ces ré­flexions, c'était '''avant qu'il les fallait faire ; maintenant il est'''
 
'''838 vie '''ç'alfieri.
 
dans l'une et l'autre, quelque lueur se laissait voir,
 
trop tard, elles ne sont plus que ridicules... Et cependant je ne puis retrouver mon courage, et je tremble comme si je me sentais coupable de quelque friponnerie. Mais ne vau­drait-il pas mieux l'avoir commise que d'avoir écrit une mé­chante tragédie? Tous les voleurs ne tremblent pas, d'accord; mais tous les mauvais poètes non plus. Zeusippe, que n'imi­tes-tu hardiment ces impertinens poétraux ? Si ta tragédie ne plaît pas, conclus à leur exemple, que le public n'a ni goût ni discernement; qu'il juge avec les yeux de l'envie, et que tu es un excellent poète. Muses toujours chastes, quoique tant de fois profanées ; blond Phébus, dont la lyre vaut peut-être mieux que la mienne; orgueilleux Pégase, qui bronches si souvent sous le poids importun d'un cavalier mal habile; toi, qui si rarement déploies tes ailes pour pren­dre ton vol et nous emporter avec toi, je vous implore tous, tous, dans ces déplorables conjonctures. Fascinez les yeux, charmez les oreilles des spectateurs, pour que la pauvre Cléo-pàtre leur semble digne au moins de pitié. Mais, ô barbares déités, je vous vois sourdes à ma prière... Je vous aban­donne... je ne fais plus de vers; c'est trop d'ingratitude. Je dirai du mal de vous, je ferai un madrigal ; je déshonorerai toute la famille... Tremblez.
 
Apollon, triste autant que moi, banni du ciel, exilé, pau­vre, errant, tu te fis, dans ta détresse, berger d'Admète, en Thessalie; et quoique toujours seul, tu n'as pas su garder ton troupeau... Mercure te l'a volé... Te l'a volé Mercure... Mer­cure te l'a volé....
 
Diable ! il me manque une rime à troupeau ; elle ne veut pas venir. Va, tu es trop heureux, Apollon, car si la rime ve­nait.....
 
'''VIE D'ALFIERI. '''339
 
quelque sël se faisait sentit. Dans ''lespoètes, ''je m'étais
 
SCÈNE SECONDÉ.
 
'''ORPHÉE, ZBUS1PPE. ORPHÉE.'''
 
Très-cher Zeusippe, que fais-tu là?... Tu m'as i'air trou­blé... Toujours pensées nouvelles? Ehl compose, com­pose...
 
'''ZEBSIPPK.'''
 
Seigneur Orphée le déguenillé, ne vous moquez pas. Il y a long-temps que j'ai renoncé à la poésie, je faisais la quel­ques yers pour me venger d'Apollon. Puis c'est fini... je n'en fais plus.
 
'''ORPHÉE.'''
 
Vous ferez mal, très-mal. Et quel malheur vous force à dégringoler du Parnasse? Votre tragédie aura grand succès, je crois. J'ai vu beaucoup de monde se fouler à la porte; c'est bon signe. J'y serais aile moi-même, si vous m'aviez ré­galé d'un billet; mais vous m'avez oublié. J'aurais pu cepen­dant vous être d'un bon secours. J'aurais battu des mains à propos; je me serais écrié avec enthousiasme : Oh I la belle tirade ! Quelle scène ! quels sentimens ! Et comme j'ai encore un certain crédit ( je ne le dis pas pour me vanter ) dans la république des lettres, le petit nombre des sots qui m'au­raient entouré, n'auraient pas manqué, me voyant faire, d'applaudir chaudement, et peut-être, peut-être.....
 
'''ZEBS1PPE.'''
 
Non, cher Orphée, ce sont là des moyens trop vils; et pour vous régaler, cher ami, ce n'est pas un billet d'entrée que je voudrais vous donner.Vous n'avez pas besoin de vous nourrir
 
240 vie d'alfieri.
 
mis moi-même en scène sous le nom de Zeusippe,
 
l'esprit. Nous avons, nous autres poètes, des besoins plus essentiels; et si j'étais riche, ce n'est pas ainsi que je vou­drais récompenser votre cordiale amitié. Mais, croyez-moi, le génie ne fait pas fortune ; et à nous voir accouplés, on nous prendrait pour la discorde et l'envie, telles que les re­présentent les poètes et les peintres. Ah! c'est vraiment un dur métier que le nôtre. Comment faites-vous, Orphée, pour avoir une face si sereine et si enjouée? Jamais le Tasse, je le crois, jamais Pétrarque, jamais aucun des poètes les plus célèbres de l'Italie, n'eut une mine si fière, et un visage qui décelât mieux le contentement de soi-même. Moi, au con­traire, pâle, sec, chétif et malade, je porte gravés sur le front les plus funestes attributs de la poésie malheureuse.
 
'''ORPHÉE.'''
 
Et tout cela vous sied à merveille. Ainsi doit être un poète tragique; toujourspensif, il doit regarder de travers , et trai­ter la faim en héros ; louer peu, et en secret; solliciter des récompenses dans ses épitres dédicatoires, choisir les plus hauts seigneurs pour leur dédier ses compositions, soit parce qu'ils s'y connaissent moins, soit parce qu'ils sont en mesure de se montrer plus généreux que les autres. Moi, au con­traire, il me faut un visage de lyrique, grave, riant, jo­vial, moqueur, mais point gras, il ne serait plus poétique. A moi, il ne me faut qu'un sonnet, pour me faire un ami d'un amoureux transi qui veut louer sa maîtresse, mais qui, dans ses premières années, a par malheur oublié d'ap­prendre à lire. Moi, a^ec un épithalame, je m'invite adroi­tement à un dîner de noce, et là je fais poétiquement taire la faim pour plusieurs jours. Moi, avec un tout petit ma­drigal, une épigramme, que sais-je encore? avec quelques autres bagatelles de ce genre, je me fais des jours heureux
 
VIE D'ALFIERI. 241
 
et j'étais le premier à me moquer de ma Cléopâtre.
 
*
 
et une réputation raisonnable. Et de ma basse condition, j'élève, en riant, mes regards téméraires jusqu'à la plus haute plume du cimier des tragiques, sans leur porter envie.
 
'''ZEDSIPPE.'''
 
Ah! n'insultez pas ainsi le cothurne. Si je ne voulais pas renoncer à la poésie, j'aimerais mieux encore mourir de faim au milieu de mes acteurs, au cinquième acte d'une médiocre tragédie de ma façon, que de m'enrichir à composer des ma­drigaux et des sornettes. Mais quelqu'un approche; le trem­blement m'a repris... Ciel!... c'est Léon, mon rival, il a un air satisfait. Ma Cléopâtre n'a pas réussi... Je suis perdu.
 
SCÈNE TROISIÈME.
 
'''LÉON, ZEUSIPPE, ORPHÉE.'''
 
'''LÉON.'''
 
Chers amis, quelle heureuse rencontre!... Zeusippc, je vous ai écouté avec grand plaisir; que n'êtes-vous venu au théâ­tre , la salle entière eût croulé au bruit des applaudisse­nt ens.
 
'''ZEUSIPPE.'''
 
C'est trop, seigneur Léon, c'est trop ; je ne vous crois pas. Je ne me suis pas encore assez souvent lavé le visage dans la source d'Hypocrène pour me présenter au public sans rougir. Si j'étais allé à la représentation, j'y serais mort, je crois, d'inquiétude.
 
'''LEON.'''
 
Rougir, et pourquoi ? La rougeur n'est pas la couleur poéti­que. Chassez-moi ces imaginations d'enfant. Composez, mon-
 
21
 
242 VIE D'AL'FIERÎ.
 
J'évoquais ensuite des sombres bords cette reine elle-même, avec quelques autres héroïifes de tra­gédie , et elles prononçaient mon arrêt sur ma com­position , en la comparant à quelques autres mau­vaises tragédies de ces poètes, mes rivaux, qui, toutes assurément pouvaient bien passer pour des sœurs de la mienne ; avec cette différence toute­fois que les tragédies de ces gens-là étaient le fruit déjà mûr d'une incapacité toute formée, tan­dis que la mienne était l'œuvre prématurée d'une ignorance capable d'apprendre.
 
Ces deux compositions furent applaudies pen­dant deux soirées consécutives. On les redemanda une troisième, mais j'avais eu le temps de revenir à moi-même, et me repentant avec sincérité de m'être ainsi témérairement livré au public, bien qu'il m'eût témoigné beaucoup d'indulgence, je fis tous mes efforts auprès des acteurs et de celui
 
trez-vous, suivez l'instinct d'Apollon, et ne rougissez ja­mais.
 
'''ZEBZ1PPE.'''
 
Je suivrai ce conseil, aussi bien votre exemple est plus éloquent encore que vos flatteuses paroles. Mais ''à ''la cour nous nous attaquons l'un et l'autre; nous sommes poètes tous deux, tous deux tragiques mauvais, tous deux peut-être nous ne pouvons nous aimer ; mais nous pourrions nous entr'aider si chacun de nous voulait parler franchement des productions de l'autre, et avec cette discrétion charitable et fraternelle que d'ordinaire les auteurs ont entre eux, etc.
 
Jem'arrête. Je n'ai plus de place, et en voilà déjà trop (A).
 
vie d'a'lfieri. 213
 
qui les dirigeait pour empêcher toute représenta­tion ultérieure. Mais à partir de cette soirée fa­tale, je sentis s'allumer dans mes veines un tel feu , une si vive ardeur de conquérir véritablement un jour, en la méritant, cette palme du théâtre, que jamais fièvre d'amour ne m'avait assailli avec tant de violence. C'est ainsi que , pour la première fois , je comparus devant le public. Si plus tard mes compositions dramatiques, qui ne sont hélas ! que trop nombreuses, ne se sont pas beaucoup élevées au-dessus des deux premières, cette lon­gue preuve de mon incapacité aura certainement commencé d'une manière bien ridicule et bien folle ; mais si quelque jour, au contraire, on me fait l'honneur de me compter parmi les écrivains qui ont eu quelque renom au théâtre, la postérité pourra dire que ma burlesque arrivée au Parnasse, un pied dans le socque, l'autre dans le cothurne, est devenue avec le temps quelque chose de fort sérieux.
 
C'est ici que s'arrêtera le récit de ma jeunesse, je ne saurais donner une date plus heureuse à la première année de mon âge viril.
 
== Époque quatrième - Virilité ==
 
'''Elle embrasse plus de trente années, pendant lesquelles je compose, je traduis et me livre à diverses études.'''
 
=== CHAPITRE PREMIER. ===
 
Mes deux premières tragédies, Philippe II etPolyniee, conçues et écrites en prose française. — Chemin faisant, un déluge de mauvaises rimes. <
 
Me voilà donc, à l'âge de vingt-sept ans, ou à peu près, prenant avec le public et avec moi-même le rude engagement de me faire poète tra­gique ; pour soutenir une entreprise si téméraire, voici quels étaient alors mes capitaux.
 
Un esprit résolu, indomptable, très-opiniàtre ; un cœur rempli, débordant de passions de tout genre; deux entre autres dominaient toutes les autres, et se mêlaient étrangement, l'amour avec toutes ses fureurs, et une haine profonde, une horreur invincible pour toute espèce de tyrannie. Venait se joindre à cet instinct confus de ma nature une vague et lointaine réminiscence des diffé­rentes tragédies françaises que j'avais vues au théâ­tre, plusieurs années auparavant : et s'il faut dire toute la vérité, jusque alors je n'en avais jamais lu
 
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aucune, loin d'en avoir médité une seule. Joignez à cela une ignorance à peu près complète des règles de l'art tragique, et une inexpérience tout aussi grande (le lecteur a pu le remarquer dans les fragmens que j'ai cités) en l'art indispensable et divin de bien écrire et de manier ma propre langue, le tout en­veloppé dans l'épaisse et dure écorce d'une pré­somption', ou, pour mieux dire, d'une pétulance incroyable, et d'une impétuosité de caractère qui ne me laissait qu'à grand' peine, et encore rarement et en rongeant mon frein, connaître, rechercher, entendre la vérité. C'étaient là, on le voit sans peine, des capitaux, d'où il était plus facile de tirer un prince médiocre et vulgaire <,qu'un auteur éclairé. Cependant une voix secrète se faisait entendre au fond de mon cœur, et m'avertissait plus éner-giquement encore que ne le faisait ce petit nombre de mes vrais amis : « il te faut de toute nécessité retourner en arrière, et pour ainsi dire, redevenir enfant, recommencer ''ex professo ''l'étude de la gram­maire et apprendre successivement tout ce qu'il faut savoir pour écrire correctement et avec art.» Et cette voix parla si haut que je finis par me lais­ser convaincre, et par baisserïa tête : chose dure cependant, et à mon âge plus mortifiante que je ne puis dire, d'aller avec la pensée et la manière de sen­tir d'un homme, me remettre à l'école, pour épeler comme un petit garçon. Mais la gloire faisait luire à mes yeux un flambeau si brillant, et toujours courbé sous la honte de mes premiers essais, j'a-
 
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vais une telle hâte de jeter là ce fardeau, qu'in­sensiblement je trouvai le courage d'affronter et de surmonter ces obstacles non moins sérieux que re? poussans.
 
J'ai dit que la représentation de Cléopâtre m'a-= vait ouvert les yeux. Elle ne m'avait pas seulement éclairé sur l'absurdité d'un sujet malheureux par lui-même, et qui ne pouvait venir en pensée qu'à un auteur inexpérimenté, et encore pour son coup d'essai, elle m'avait encore rendu le service de me faire mesurer dans toute son immensité l'espace que j'aurais à parcourir en arrière, avant de pou­voir, pour ainsi parler, me remettre en selle, ren­trer en lice, et me lancer vers le but avec plus ou moins de bonheur. Le voile qui jusque là avait si fort obscurci ma vue étant donc tombé de mes yeux, je pris avec moi-même un solennel engagement, je jurai de n'épargner ni encre, ni fatigue, pour me mettre en état de parler ma langue aussi bien que qui que ce fût en Italie ; et je fis ce serment, per­suadé que si une fois je parvenais à bien dire, il ne m'en coûterait pas beaucoup ensuite pour con­cevoir avec force et composer avec sagesse. Ce serment fait, je me précipitai aussitôt dans l'abîme de ygrammaire, comme autrefois Curtius dans le gouffre, tout armé et le regardant en face. Au­tant j'étais convaincu d'avoir toujours fait mal jus­que là, autant je m'assurais de pouvoir mieux faire avec le temps. J'en avais dans mon portefeuille une preuve irrécusable à mes yeux. C'étaient mes
 
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deux tragédies de ''Philippe II ''et de ''Polynice, ''que j'avais écrites en français et en prose, entre le mois de mars et le mois de mai de cette même année 1775, c'est-à-dire environ trois mois avant la représen­tation de Cléopâtre. Je les avais lues à quelques amis, et il m'avait paru qu'ils en étaient frappés. Je ne jugeais pas de l'impression que j'avais pro­duite par le plus ou moins de louanges qu'ils me donnaient, mais par l'attention sincère, nullement commandée, qu'ils me prêtèrent d'un bout à l'autre, et par l'expression muette de leurs visages émus, qui en disait beaucoup plus que leurs paroles. Mais pour mon malheur, et il était grand, ces tra­gédies avaient été conçues, étaient nées en prose française, et j'avais à reprendre un long et pénible chemin, pour les faire passer dans la poésie ita­lienne. Si je les avais écrites dans cette langue dé­plaisante et médiocre, ce n'était pas qu'elle me fût familière ou que j'eusse, le moins du monde, la pré­tention de la savoir ; mais pendant mes cinq années de voyage je n'avais parlé, je n'avais entendu que ce jargon-là, et il expliquait un peu mieux, ou, si l'on veut, il trahissait un peu moins ma pensée. Inhabile à parler quelque langue que ce fût, j'é­prouvais précisément ce qui arriverait à l'un de ces fameux coureurs d'Italie qui, retenu malade dans son lit, et rêvant qu'il dispute le prix de la course à ses rivaux ou à ses inférieurs, s'aperce­vrait que pour remporter la victoire il ne lui man­que que des jambes.
 
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Et cette impuissance à m'expliquer, ou si l'on veut à me traduire moi-même, je ne dis pas en vers, mais simplement en prose italienne, elle al­lait si loin, que quand je voulais relire un acte, une scène, je dis de celles qui avaient plu à mes audi­teurs, aucun d'eux n'y reconnaissait mon œuvre, et on me demandait sérieusement pourquoi j'avais changé tout cela. C'était bien la même figure, mais autrement drapée, et si différente dans ses nou­veaux habits, qu'on ne pouvait ni la reconnaître, ni la tolérer. Je me mettais en fureur, je pleurais, le tout en vain. 11 n'y avait qu'un remède : prendre patience et recommencer ; et en attendant, il me fallait avaler les lectures les plus insipides, les plus anti-tragiques, pour me familiariser avec le génie toscan. Je dirais ( si je ne craignais le ridicule de l'expression), je dirais en deux mots qu'il me fallait tout le jour ''dépenser, ''pour ''repenser ''ensuite.
 
Toutefois, j'avais là en portefeuille le germe de deux tragédies, et cette pensée m'aidait à prêter une oreille un peu plus patiente à tous les avis pé-dantesques, qui de toutes parts pleuvaient sur moi. Ces deux tragédies m'avaient aussi donné la force d'affronter la représentation de cette absurde Cléo-pâtre ; chaque vers que prononçait l'acteur re­tentissait dans mon cœur, comme la plus amère critique de tout l'ouvrage, qui, dès ce moment, cessa d'exister à mes yeux ; je ne le considérai plus que comme un aiguillon pour ceux qui devraient suivre. Aussi, d'une part, si je ne me laissai pas décou-
 
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rager par les critiques (justes peut-être en partie, mais plus souvent perfides et ignorantes), qui as­saillirent la première édition de mes tragédies, celle de 1783, à Sienne, je ne me laissai pas non plus enorgueillir, ni convaincre par ces applaudisse-: mens aveugles et immérités, que voulut bien m'ac-corder le parterre de Turin, prenant sans doute en pitié mon assurance et ma présomption de jeune homme. Mon premier pas vers la pureté toscane devait être, et fut en effet la" résolution que je pris d'écarter impitoyablement toute lecture française. Depuis ce mois de juillet, je me refusai à pronon­cer un seul mot de français, évitant d'ailleurs soi­gneusement les personnes et les sociétés qui par­laient cette langue ; malgré tout cela, je ne venais pas encore à bout de ''m'italianiser. ''J'avais toujours beaucoup de peine à me faire aux études graduées et réglées ; et recommençant, tous les trois jours, à regimber contre les conseils, sans cesse aussi je recommençais à vouloir voler de mes propres ailes.
 
La moindre idée qui me passait par la tête, j'essayais aussitôt de la mettre en vers. Tous les genres, tous les mètres m'étaient bons ; j'y laissais mon orgueil et mes cornes, jamais mon indomp­table espoir. Entre autres rapsodies (car je n'ose­rais les appeler des poésies), il me prit la fantaisie de composer un morceau, pour le chanter ensuite à un banquet de francs-maçons. C'était, ou ce devait être une allusion perpétuelle aux divers us-
 
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tènsiles, grades et fonctions de cette société gro­tesque. Bien que dans mon premier sonnet, celui que j'ai cité plus Haut, j'eusse dérobé un vers à Pétrarque, telle était encore cependant mon in­souciance et mon ignorance, que je commençai alors mon travail sans me souvenir, ou peut-être même, n'ayant jamais bien su la règle des ''tercets; ''et j'allai ainsi, de sottise en sottise, jusqu'au dou­zième. Un doute alors m'étant venu, j'ouvris Dante, et voyant ma faute, je pris garde de ne plus y re­tomber, mais je laissai les douze tercets tels qu'ils étaient. Je les chantai ainsi au banquet; mais ces honnêtes francs-maçons s'entendaient à la poésie presque autant qu'à la maçonnerie, et le morceau fit son effet. Je veux encore le donner ici, tout en­tier bu en grande partie, comme un dernier échan­tillon, comme un dernier essai de mes efforts in­fructueux, si toutefois le papier ne me manque pas, ou la patience1.
 
1 Lyre qui jusqu'à ce jour uniquement accoutumée a mé­dire, as sans pitié porté la lumière au sein des vices, pour en montrer la laideur';
 
Toi qui dans la main d'un poète impertinent, insensible aux risées de la foule, as pu te croire sage, quand tu n'étais que sotte;
 
1 Le traducteur a dû se borner à rendre fidèlement ces vers, sans se mettre en peine de concilier entre elles des me'taphores dont Alfieri est le premier à se moquer. (N. du T.)
 
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Au^mois d'août de cette même année 1775, crai­gnant de mener à la ville une vie trop dissipée, et de ne pouvoir y étudier à mon gré, je m'en allai
 
Que vas-tu chanter (et de quel front?) devant une assem­blée si vénérable et si auguste, toi qui n'as pas même vu la fontaine sacrée?
 
Téméraire lyre, tu veux plaire en babillant sur des choses que lu ne connais pas, et que respecte le Scythe glacé et le Libyen brûlé parle soleil! '
 
Quel sera ton guide dans une entreprise si haute? N'es­père rien des muses, depuis long-temps sourdes à tes prières ; vainement s'armeraient-elles pour te défendre.
 
Détends , brise, brûle tes cordes, si le feu divin ne vient t'embraser: ainsi tu tromperas l'espérance des Parques avides.
 
Tous les dieux dont l'imagination des Grecs a peuplé le ciel et l'enferne pourraient rien pour toi, ils courront se cacher.
 
Ne sais-tu qui invoquer, écoute, je vais te l'apprendre. Élève ton vol au-dessus de la terrestre plage , reconnais une divinité plus sublime et plus chère à nos cœurs.
 
Contemple !e suprême fabricateur des mondes, puis pâlis et tremble; et si tu l'oses, demande-lui la vérité.
 
Déchire toi-même le voile de ton ignorance, et il te mon­trera le premier maçon, l'origine première de l'ordre uni­versel.
 
Mais s'il te révélait ce grand mystère, aurais-tu, pour élever ton vol, d'assez nobles concerts, une main assez ferme?
 
Ah! prenez pitié de sa faiblesse, frères bien-aimés, la folie raisonne-t-elle? Elle délire, quand elle ose vous chanter des vers si dépourvus d'art.
 
0 lyre, voilà que déjà tu excites ma colère; tais-toi, res­pecte, crois et t'incline humblement , c'est là tout ce que t'accorde celui qui t'inspire.
 
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dans les montagnes qui séparent lePiémontdu Dau-phiné, et je passai près de deux mois dans un petit vil­lage appelé ''Cézannes, ''au pied du Mont-Genèvre, où l'on veut qu'Annibal ait passé les Alpes. Quoiqueré-fléchi de ma nature, il m'arri ve parfois de céder aune étourderie de premier mouvement: je ne songeai pas, lorsque je pris cette résolution, que dans ces mon­tagnes j'allais encore donner du pied contre cette
 
Toi chanter des mystères, pauvre folle 1 la simple ''loge ''et ce qu'elle enferme, à peine la saurais-tu décrire , ah ! pau­vrette!
 
Ce rayon d'angélique vertu qui brille sur le front du ''véné­rable, ''comment, avec ta voix de cygne, pourrais-tu le chanter î
 
Comment chanterais-tu ce doux œil de la loge, le premier ''vigilant, ''sur qui d'abord repose toute étincelle qui émane du trône?
 
Et le ''second ''qui, toujours présent et fidèle, régit la loge, et qui chargé de nous rapprocher du trône, s'empresse à nous y conduire?
 
Et ces ''conseillers ''majestueux qui siègent à côté du ''grand-ma'ilre, ''et qui ont usé leurs jours dans la méditation des mystères ?
 
Et ceux qui le bras toujours armé, et debout sur le seuil de la loge pour en défendre l'entrée nux profanes, s'enorgueil­lissent à bon droit de leur grave ministère?
 
Et celui qui toujours ardent à l'œuvre, ''censeur ''nécessaire, vous calme, vous modère, et lui-même donne un si noble exemple?
 
Et celui qui dans le stérile emploi des cérémonies qu'il préside, en accomplit les devoirs avec un visage toujours serein ?
 
Et celui dont le pied infatigable (ce n'est pas un serviteur,
 
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maudite langue française qu'avec une obstination si légitime et si nécessaire je m'étais bien promis d'éviter désormais. L'idée me vint de cet abbé qui, l'année d'avant, m'avait accompagné dans mon ridicule voyage à Florence. Cet abbé était de Cé-zannes; il se nommait ''Aillaud. ''C'était un homme de beaucoup d'esprit, d'une philosophie aimable, et profondément versé dans les lettres latines et
 
c'est un frère chéri) a pourvu aux délices de la table qui nous rassemble?
 
Et celui dont la plume ingénieuse vous assiste et vous illustre avec tant de grâce et de charme, l'aimable secrétaire qui nous est cher à tous?
 
Déjà, 6 lyre, je te vois immobile et muette, si tu entre­prends de parler du ''carré ''sacré qui nous transforme de pro­fanes en frères.
 
Inutile, insensée serait ton ardeur, si tu voulais dire la blanche ''étoile, ''que le ''maître ''couvre ici de son voile le plus éclatant ;
 
Le ''triple flambeau, ''emblème sacré, et les ''saintes colonnes ''et le ''temple antique ''réclameraient encore une parole plus élevée.
 
Silence donc, 6 lyre stupide, je te le dis encore, silence I et avec moi te le disent ensemble ceux qui ont l'architecte pour ami.
 
Si tu savais encore rougir, à la seule pensée de ton auda -cieuse entreprise, certes lu rougirais maintenant.
 
Ainsi finissait cette éternelle invocation à la lyre, qui, de son côté, répondait; il est étrange qu'après avoir fait tant de vers inutiles, je n'en aie pas ajouté un dernier, qui pourtant était indispensable pour clore le morceau avec la rime,.selon les règles, mais pas une règle ne s'était encore fixée dans ma tête. (A.)
 
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françaises. Il avait été précepteur de deux frères avec qui j'étais fort lié dans ma première jeunesse ; notre amitié datait de cette époque, et depuis nous l'avions toujours cultivée. Je dois ajouter, pour être juste, que dans mes premières années cet abbé avait fait tout au monde pour m'inspirer le goût des lettres, réassurant que je pourrais y réussir. Mais ce fut vainement. Souvent il nous arrivait de faire entre nous cette plaisante convention : il me lirait pendant une heure entière de ce roman où de ce recueil de contes qui a pour titre les ''Mille et une Nuits; ''après quoi, je consentirais à m'entendre lire, pendant dix minutes seulement, un morceau des tragédies de Racine. Et moi qui étais tout oreilles pour les fades niaiseries de la première lecture, je m'endormais au son des plus doux vers de ce grand tragique. Aillaud s'emportait, m'ac­cablait de reproches, et il avait bien raison. Telle était ma disposition à devenir auteur tragique, à l'époque où j'étais dans le premier appartement de l'Académie royale. Je n'ai pas mieux réussi plus tard à me faire à cette complainte monotone, muette et glaciale des vers français, qui jamais ne m'ont paru des vers, ni lorsque j'ignorais encore ce que c'était qu'un vers, ni plus tard, quand j'ai cru le savoir. Je retourne à ma retraite d'été, à Cézannes, où, avec mon abbé lettré, j'avais, en outre, près de moi un abbé musicien, de qui j'apprenais à pincer de la guitare, instrument qui me semblait fait pour inspirer un poète, et pour lequel j'avais cer­taines dispositions. Mais je n'avais pas toujours
 
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une persévérance égale au transport que le son de la guitare excitait en moi. Aussi jamais, ni sur cet instrument, ni sur le clavecin, que j'avais appris depuis mon enfance, n'ai-je dépassé le médiocrité, quoique j'eusse l'oreille et l'imagination musicales au plus haut degré. Je passai ainsi mon été entre mes deux abbés, dontl'un, avec sa guitare, m'allé­geait l'ennui pour moi si nouveau d'une étude sé­rieuse et appliquée, tandis que l'autre me faisait donner au diable avec son français. Avec tout cela ce furent pour moi de délicieux momens et les plus utiles de ma vie, parce qu'il me fut permis de me recueillir en moi-même et de travailler efficacement à dérouiller ma pauvre intelligence, à rouvrir dans mon cerveau les facultés d'apprendre qui s'étaient obstruées au-delà de toute croyance, pendant ces dix mois entiers où je m'encroûtai dans le léthar­gique oubli de la plus coupable oisiveté. Tout d'un coup je m'évertuai à traduire et à mettre en prose italienne ce Philippe et ce Polynice, venus au monde sous des haillons français. Mais quelque ardeur que j'y apportasse, ces tragédies restaient toujours pour moi deux choses amphibies entre le français et l'italien, sans pouvoir être ni de l'un ni de l'autre, précisément comme l'a dit notre poète du papier qui s'enflamme :
 
.....Un color bruno
 
Che non è nero ancora, e il bianco muore '.
 
''\ ''Cette couleur brune qui n'est pas encore le noir, mais où déjà le blanc se perd.
 
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Parmi cet insipide ennui de composer des vers ita­liens sur des pensées françaises, j'avais aussi ru­dement travaillé à refaire ma troisième Cléopàtre. Plusieurs scènes de cette dernière quej'avais écrites et lues en français à mon censeur, le comte Augus­tin Tana, et que celui-ci, plus préoccupé du drame que de la grammaire, avait trouvées fortes et très-belles, entre autres celle d'Auguste avec Antoine, une fois habillées de mes pauvres vers peu ita­liens , monotones, faciles et sans nerf, lui paru­rent au-dessous du médiocre. Il me le dit nettement, et je le crus ; je dirai mieux, je le sentis comme lui. Tant il est vrai que dans toute poésie le vête­ment fait le mérite du corps, et que, dans quelques genres (le lyrique, par exemple), l'habit est tout. A ce point que tels vers :
 
Con la lor vanità che par persona ',
 
l'emportent sur tels autres où :
 
Fossero gomme legate in vile anello 2.
 
J'ajoute ici que le père Paciaudi et le comte Tana, surtout ce dernier, ont acquis des droits éternels à ma reconnaissance, et je leur en garde une sans bornes pour les vérités qu'ils me dirent, et pour m'avoir contraint à rentrer dans le bon et véritable sentier des lettres. Telle était ma confiance en ces
 
1 Avec leur parure qu'on prend pour la personne elle-même.
 
2 Où des perles seraient enchâssées dans un vil métal.
 
22.
 
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deux hommes, que ma destinée littéraire a tout en­tière dépendu d'eux. Le moindre signe de l'un d'eux m'eût fait jeter au feu toute composition qu'ils auraient blâmée, comme je fis de tant de vers qui ne méritaient pas une autre correction. Si j'ai fini par devenir poète, je dois ajouter : poète ''par la grâce de Dieu, de Paciaudi et de Tana. ''Ils fu­rent mes patrons vénérés dans la cruelle bataille qu'il me fallut livrer pendant toute cette première année de ma vie littéraire, uniquement occupée à écarter toute forme, toute période française, à dépouiller, pour ainsi dire, mes propres idées, pour leur donner ensuite un autre vêtement, un autre air; en un mot, à concentrer sur le même point l'étude réfléchie d'un homme déjà mûr et les efforts d'un enfant à ses premières lettres. Inex­primable labeur, le plus ingrat qui fut au monde, et fait pour rebuter, j'oserai le dire, quiconque se fût senti une ardeur moindre que la mienne.
 
Ayant donc, comme je l'ai dit, achevé de tra­duire en mauvaise prose ces deux tragédies, je m'attachai à lire et à étudier vers par vers, et dans, l'ordre chronologique, tous nos premiers poètes, écrivant sur les marges, non des mots, mais de pe­tits traits perpendiculaires, pour m'indiquera moi-même les,pensées, les expressions, les sons qui m'a­vaient fait plus ou moins de plaisir. Mais tout d'a­bord, trouvant le Dante encore trop difficile, je pris le Tasse que je n'avais pas même ouvert jus­que là. Je le lisais avec une si minutieuse attention, -m'obstinant à y découvrir mille choses diverses,
 
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mille pensées contradictoires, qu'après en avoir dé­chiffré dix octaves, je ne savais plus ce que j'avais lu, et me sentais plus las, plus rendu que si j'avais eu la peine de les composer moi-même. Mais insensible­ment mon œil et mon esprit se firent à l'extrême fa­tigue de ce genre de lecture, et c'est ainsi qu'en les notant je gravai en moi, tout d'une haleine, et jus­qu'au dernier vers, la Jérusalem du Tasse, le Ro­land de l'Arioste, ensuite Dante sans commen­taire, et enfin Pétrarque. J'y employai près d'une année. Pour les difficultés de Dante, si elles étaient historiques, je ne m'inquiétais guère de les entendre; mais venaient-elles de l'expression, du tour, ou du mot, je faisais tout pour les surmonter en devinant. S'il m'arrivait souvent de ne pas tomber juste, je n'en étais que plus fier de réussir quelquefois. Dans cette première lecture, ce fut, pour ainsi dire, une indigestion que je me donnai plutôt que je ne m'assi­milai la véritable substance de ces quatre grands mo­dèles . Mais je me préparai ainsi à les bien compren­dre dans mes lectures suivantes, à les analyser, à les goûter, peut-être même à leur ressembler un peu. Pé­trarque me parut plus difficile encore que Dante, et en commençant il me plut moins ; car on ne saurait trouver un grand charme aux poètes tant qu'on fait effort pour les comprendre. Mais comme je me pro­posais d'écrire en vers blancs ''[sciolti), ''je cherchai encore des modèles en ce genre. On me conseilla la traduction de Stace par Bentivoglio. Je la lus, l'étudiai, l'annotai avec une extrême avidité. Mais je trouvai la charpente du vers un peu molle pour
 
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le pouvoir appliquer au dialogue tragique. Les amis qui me dirigeaient me firent ensuite pren­dre ''VOssian ''de Cesarotti. Pour le coup, ses vers blancs me plurent, me saisirent, se gravèrent dans mon esprit. Il me parut enfin que, sauf une légère modification, c'était là pour le vers dialogué un excellent modèle. Je voulus lire aussi quelques tra­gédies des nôtres ou de celles qui ont été traduites du français, dans l'espérance d'y former au moins mon style ; mais cela me tombait des mains : tant les vers et le tour en étaient languissans, vulgaires, pro­lixes, sans parler, en outre, de la faiblesse des pen­sées. Entre les moins mauvaises, je lus et j'annotai les quatre que Paradisi a traduites du français, et la ''Merope ''originale de Maffei. Celle-ci, en quel­ques endroits me plut assez par le style, quoiqu'elle laissât encore beaucoup à désirer, pour attein­dre à cette perfection idéale ou réelle dont mon imagination s'était formé le type. Souvent je m'in­terrogeais moi-même : « D'où vient que notre di­vine langue, si mâle, si ferme et si fière dans la bouche de Dante, perdrait sa force et sa viri­lité dans le dialogue tragique ? Pourquoi le vers de Cesarotti, qui vibre avec tant d'éclat dans l'Os-sian, se change-t-il en une froide psalmodie, lors­qu'il traduit la Sémiramis et le Mahomet de Vol­taire ? Pourquoi le superbe et pompeux Frugoni, ce maître en fait de vers libres, dans sa traduction du Rhadamiste de Crébillon, est-il si prodigieuse­ment au-dessous de Crébillon et de lui-même? Certes je m'en prendrai à tout autre chose qu'à
 
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notre idiome si flexible et si varié dans ses formes.» Et ces doutes, que je proposais à mes amis, à mes maîtres, aucun ne pouvait me les résoudre. L'ex­cellent Paciaudi me recommandait toujours de ne pas négliger dans mes laborieuses lectures la prose qu'il appelait savamment ''la nourrice du vers ''; et à ce propos, je me souviens qu'un jour il m'apporta le ''Galateo ''de Casa, avec recommandation de bien en méditer les tours, qui étaient du toscan le plus pur et sans aucun mélange de manière française. Dans mon enfance j'avais lu ce livre, mais fort mal,et, <u>comme.il</u> nous est arrivé à tous, l'entendant assez peu et ne le goûtant pas ; peu s'en fallut que je ne me tinsse pour blessé de ce conseil puéril et, à mon sens, pédantesque. Je l'ouvris donc à contre­cœur, ce Galateo maudit; et à la vuede ce pre­mier ''Conciossia cosache1 ''qui traîne après lui l'inter­minable queue d'une période si pompeuse et si peu substantielle, je fus saisi d'un tel accès de colère que je jetai le livre par la fenêtre, et m'écriai comme un insensé : « Il est pourtant trop dur et trop révoltant que, pour écrire des tragédies à l'âge de vingt-sept ans, il me faille avaler de nouveau de telles puérilités, et me dessécher le cerveau avec ces fadaises de pédant. » Paciaudi sourit à cette poétique fureur digne d'un enfant mal élevé, et me
 
1 C'est par ce mot que commence le ''Galateo ''de Casa. Casa, poète et prosateur florentin, était né en 1503 ; mort en 155C. Son meilleur ouvrage, le ''Galateo, ''est un traité sur les mœurs. (N, du T.)
 
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prédit que je reviendrais un jour au Galateo, et le relirais plus d'une fois. Et c'est en effet ce qui m'arriva, mais longues années après, lorsque mes épaules et mon cou se furent tout-à-fait endurcis à porter le joug grammatical. Et ce ne fut pas seu­lement le Galateo, mais tous nos prosateurs du quatorzième siècle que je lus en les annotant. En retirai-je grand fruit? je l'ignore. Il n'en est pas moins vrai qu'un auteur qui les aurait bien lus, qui aurait bien étudié leur manière, et qui serait venu à bout de s'approprier avec sens et adresse l'or de leurs vêtemens, en écartant la friperie de leurs idées, pourrait bien, poète, historien, philo­sophe, en quelque genre enfin que ce fût, donnera son style une richesse, une précision, une pro­priété , un coloris qui n'appartiennent encore véri­tablement à aucun de nos écrivains ; pourquoi î peut-être parce que le labeur est immense ; ceux qui auraient assez de talent et de capacité pour l'ac­complir ne le veulent pas faire, et ceux-là l'essaient en vain, à qui le ciel a refusé ces dons.
 
===CHAPITRE II.===
 
Je reprends un maître pour expliquer Horace. Premier voyage littéraire en Toscane.
 
1776. Vers le commencement de l'année 1776, déjà de­puis plus six mois enfoncé dans mes études ita-
 
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liennes, il me vint une honte honnête et cuisante de ne plus entendre le latin ; à ce point que, ren­contrant çà et là, comme il arrive, des citations, souvent même les plus courtes et les plus sim­ples, je me voyais forcé de sauter à pieds joints par-dessus, pour ne perdre pas mon temps à en déchiffrer le sens. M'étant d'ailleurs interdit toute lecture française, et réduit au seul italien, je me voyais privé de tout secours pour mes lectures dra­matiques. Cette raison, venant se joindre à la honte, me fit entreprendre ce nouveau labeur, pour lire les tragédies de Sénèque, dont quelques mor­ceaux sublimes m'avaient enlevé. Je voulais pou­voir lire aussi en latin les traductions littérales que l'on a faites des tragédies grecques , plus fidèles pour l'ordinaire et moins fastidieuses que tant d'autres qui, pour être en italien, ne servent pas à grand'chose. Je m'armai donc de patience, et je pris un fort bon maître qui, m'ayant niis Phèdre entre les mains, s'aperçut, à sa grande surprise et à ma honte, et me dit que je ne l'entendais pas, bien que déjà j'eusse expliqué ces fables à l'âge de dix ans. En effet, quand je voulus me mettre à le lire et à le traduire en italien, je tombai dans d'énormes bévues et dans d'étranges méprises. Mais mon intré­pide maître, ayant avec la mesure de mon igno­rance celle de mon indomptable résolution, m'en­couragea vivement, et au lieu de me laisser Phèdre, il me donna Horace en me disant : « Si nous al­lions du difficile au facile? nous ferions chose plus digne de vous. Risquons-nous donc sur les écueils
 
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de ce prince des lyriques latins, et nos erreurs nous aplaniront la route pour redescendre aux autres.» Et ainsi nous fîmes. Je pris un Horace sans com­mentaire aucun ; et du commencement de janvier à la fin de mars, à force de faire des sottises, de construire, de deviner, de me tromper, je parvins à traduire de vive voix toutes les odes. Cette étude me coûta beaucoup de peine, mais elle me fut d'une grande utilité, parce qu'elle me remit dans la grammaire sans me faire sortir de la poésie.
 
Je ne négligeais pas néanmoins de lire et d'an­noter toujours les poètes italiens ; j'en ajoutai même de nouveaux à ma liste, Politien, par exemple et Casa ; puis je retournais aux maîtres dont je recommençais les œuvres. Pétrarque et Dante, entre autres, je les lus certainement et les annotai bien cinq fois dans l'espace de quatre années. Comme de temps à autre je me remettais aussi à faire des vers tragiques, j'avais achevé de versifier le Philippe. Mais quoiqu'il fût déjà un peu moins mou, un peu plus présentable que la Cléopâtre, néanmoins cette versification me semblait encore languissante, prolixe, fastidieuse et triviale. Et, en effet, ce Philippe qui, dans mes œuvres, n'a plus pour ennuyer son public que quatorze cents et quelques vers, dans mes deux premières tentatives, plus terrible à l'auteur qu'il s'obstinait à désespé­rer, en avait pour le moins deux mille, et encore disait-il bien moins de choses avec ses deux mille vers qu'il n'a fait depuis avec quatorze cents.
 
Cette langueur et cette faiblesse de style que
 
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j'étais beaucoup plus tenté d'attribuer à ma plume qu'à mon esprit, ayant fini par me persuader que je n'arriverais jamais à bien dire en italien, tant que je me bornerais à me traduire moi-même en français, me déterminèrent enfin à aller en Toscane pour y apprendre à parler, à entendre, à penser, à rêver en toscan, et jamais autrement. Je partis donc au mois d'avril 1776, avec l'intention de rester six mois en Toscane, me flattant de l'illusion qu'il n'en fallait pas davantage pour me ''dé franciser. ''Mais six mois ne sauraient détruire une triste habitude de plus de dix années. Ayant pris la route de Plaisance et de Parme, je m'en allais lentement, tantôt en voi­ture, tantôt à cheval, en compagnie de mes petits poètes de poche, ayant d'ailleurs fort peu debagage, trois chevaux seulement, deux domestiques, ma guitare et toutes les espérances de ma gloire future. Grâces à Paciaudi, je vis à Parme, à Modène, à Bo­logne et en Toscane presque tous les hommes de quelque renom dans les lettres, et moins dans mes premiers voyages j'avais recherché cette sorte de gens, plus dans celui-ci j'apportais d'empresse­ment et de curiosité à connaître les premiers en tout genre, et ceux ensuite qui occupaient lé se­cond rang. Ce fut alors que je fis connaissance à Parme avec notre célèbre Bodoni, et son im­primerie fut la première où je mis le pied ; j'avais pourtant été à Madrid et à Birmingham, deux villes qui possèdent les plus remarquables typographies de l'Europe, après celle de Bodoni. Je n'avais donc jamais yu encore un ''a ''en métal, ni aucun de ces
 
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outils innombrables qui devaient avec le temps m'attirer de la gloire ou des brocards. Mais certes je ne pouvais tomber pour la première fois dans un plus noble atelier, ni rencontrer pour m'en faire les honneurs un ''cicérone ''plus bienveillant, plus ha­bile, plus ingénieux que Bodoni, dont les travaux ont jeté tant d'éclat sur cet art merveilleux que sans cesse il perfectionne encore.
 
C'est ainsi que, peu à peu, chaque jour, sortant davantage de ma longue et épaisse léthargie, je voyais, j'apprenais, un peu tard, hélas 1 mille choses. Mais pour moi, le plus important, c'est que chaque jour aussi j'apprenais à connaître, à dé­brouiller, à peser mes facultés intellectuelles et lit­téraires pour ne pas me tromper plus tard, s'il se pouvait, en faisant choix d'un genre. Pour ce qui est de cette étude sur moi-même, j'y étais moins novice que dans les autres. Devançant l'âge au lieu de l'attendre, déjà, depuis des années, j'avais entrepris de déchiffrer mon existence morale, et je l'avais fait, la plume à la main, ne me bornant pas à y songer. Je possède encore une espèce de jour­nal que, pendant plusieurs mois, j'avais eu la con­stance d'écrire, et où je tenais note, non seule­ment de mes sottises de chaque jour, mais encore de mes pensées, et des raisons intimes qui me fai­saient agir ou parler ; je voulais voir si, à force de me regarder dans ce triste miroir, je finirais par en devenir un peu meilleur. J'avais commencé mon journal en français, je le continuai en italien ; il n'était bien écrit, ni dans l'une, ni dans l'autre
 
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langue; il y avait plutôt de l'originalité dans la pensée et la manière de sentir. Je m'en lassai bien­tôt, et je fis très-bien ; car j'y perdais mon temps et mon encre. Il m'arrivait souvent de me trouver le lendemain pire encore que la veille. Mais c'est assez pour faire comprendre que j'étais parfaite­ment en état de connaître et de juger sur tous les points ma capacité littéraire. Après m'èlre rendu un compte exact de tout ce qui me manquait et du peu que je tenais de la nature, j'allai plus loin, et m'in­géniai à démêler entre les diverses qualités qui me faisaient faute celles que je pourrais acquérir dans leur entier, celles que je ne pourrais atteindre qu'à demi, celles qui m'échapperaient complètement. J'aurai dû à cette sérieuse étude de moi-môme, sinon d'avoir réussi en tout, au moins de n'avoir essayé aucun genre de composition que je n'y fusse en­traîné irrésistiblement par un violent instinct de la nature, instinct dont les élans, dans tous les beaux-arts, que l'œuvre soit ou non parfaite, ne ressem­blent en rien aux élans de cette impulsion factice qui peut, elle, après tout, créer une œuvre parfaite en toutes ses parties.
 
A Pise, je fis connaissance avec les plus célèbres professeurs, et j'en tirai pour mon art tout le pro­fit qu'il me fut possible. Dans mes relations avec eux, tout mon embarras, et il était grand, consis­tait à les interroger avec assez de réserve et de dextérité pour ne pas leur laisser voir mon igno­rance toute entière, en un mot, si je puis me ser­vir d'une métaphore monacale, pour leur sembler
 
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''profès ''quand je n'étais que ''novice ''; non que je voulusse ou qu'il me fût possible de trancher du docteur, mais j'ignorais tant et tant de choses que j'en avais honte avec de nouveaux Yisages ; et à mesure que se dissipaient les ténèbres de mon esprit, il me semblait voir se dresser plus gigan­tesque le fantôme de cette fatale et tenace igno­rance ; mais tout aussi grande était mon au­dace. Ainsi, pendant que d'une part je rendais au savoir d'autr.ui l'hommage qui lui était dû, de l'autre, je ne me laissais nullement abattre par le sentiment de mon ignorance, bien convaincu que pour composer des tragédies, ce qu'il faut savoir avant tout, c'est sentir fortement, chose qui ne s'apprend pas. Il me restait à apprendre (et certes c'était encore beaucoup) l'art de faire sentir aux autres ce que moi-même je croyais sentir. . Dans les six ou sept semaines qtfe je demeurai à Pise, je conçus et j'écrivis en assez bonne prose toscane la tragédie ''à'Antigone, ''et je réussis à mettre le Polynice en vers, un peu moins mal que le Phi­lippe. Je crus alors pouvoir lire mon Polynice à quelques-uns de ces ''maîtres ''de l'université. Ils se montrèrent assez contens de la tragédie dont ils censurèrent çà et là quelques expressions, mais non aussi sévèrement que mon œuvre l'eût mérité. Il y avait de loin en loin dans ces vers des choses heu­reusement dites; mais le style dans son ensemble était encore, à mon sens, d'une pâte languissante, triviale et molle ; ces professeurs, au contraire, qui lui reprochaient d'être parfois incorrect, le trou-
 
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vaient d'ailleurs sonore et coulant. Nous ne nous entendions pas. J'appelais, moi, languissant et tri­vial ce qui pour eux était coulant et sonore. Quant aux incorrections, c'était chose de fait et non de goût, il ne pouvait donc y avoir discussion. En fait de goût, j'étais tout aussi accommodant, et je jouai mon rôle de disciple aussi bien qu'eux leur rôle de maîtres. Dans le fond, et avant tout, c'était à moi d'abord que je voulais plaire. Je me bornais donc à apprendre de ces messieurs ce qu'il fallait ne pas faire, me reposant sur le temps, sur l'expé­rience, sur mon obstination etsurmoi-même du soin d'apprendre ce qu'il fallait faire. Si je voulais égayer mon lecteur aux dépens de ces doctes cri­tiques comme peut-être alors ils s'égayaient aux miens, je n'aurais qu'à nommer tel d'entre eux, je dis un des plus majestueux, qui m'apportait la ''Tancia ''de Buonarotti1, et me la conseillait, je ne dirai pas comme modèle, mais comme pouvant m'être d'un utile secours dans l'étude du vers tra­gique : j'y trouverais un ample répertoire de tours et d'expressions. C'était recommander à un peintre d'histoire la manière de Callot. Un autre me louait le style de Métastase, excellent, disait-il, pour la tragédie, un autre autre chose; mais aucun de ces savans n'était savant en tragédie. Pendant mon séjour à Pise, je traduisis égale-
 
* Le Buonarotti dont il est ici question est un neveu de Mi­chel-Ange. Sa ''Tancia, ''le meilleur de ses ouvrages, est une es­pèce de comédie champêtre. (N. du T.)
 
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ment en prose, avec clarté et simplicité, ''l'Art poé­tique ''d'Horace, pour en graver dans mon esprit les ingénieux et judicieux préceptes. Je m'appliquai aussi beaucoup à lire les tragédies de Sénèque, quoiqu'il me fût bien démontré que rien ne res­semblait moins aux préceptes d'Horace; mais il y a dans ses oeuvres quelques traits d'un vrai su­blime qui me transportaient, et je cherchais à les rendre en vers blancs, ce qui, en favorisant mon étude du latin et de l'italien, m'excitait encore à écrire en vers et dans un style élevé. Ces tentatives m'amenaient à comprendre la grande différence qui existe entre le vers iambique et le vers épi­que, qui par la diversité du mètre font bien sentir ce qui distingue le ton du dialogue de celui de toute autre poésie. En même temps, il m'était clai­rement démontré que, la poésie italienne n'ayant que l'endécasyllabe pour toute composition héroï­que, il fallait créer un arrangement de mots, une chute de sons toujours variée, un tour de phrase fort et prompt, qui aidassent à distinguer absolument le vers blanc tragique de tout autre vers blanc ou rimé, qu'il fût épique ou lyrique. Les iambes de Sénèque me convainquirent de cette vérité, et peut-être me donnèrent-ils les moyens d'en tirer parti. Plusieurs traits de cet écrivain les plus mâles et les plus fiers doivent la moitié de leur su­blime énergie à l'allure brisée et peu sonore du mètre. Et enfin, quel serait l'homme assez dépourvu de sentiment et d'oreille pour ne pas remarquer l'énorme différence qu'il y a entre ces deux vers,
 
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l'un de Virgile, qui veut charmer, ravir son lec­teur,
 
Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum '.
 
l'autre de Sénèque, qui veut étonner, confondre l'auditeur et caractériser en deux mots deux per­sonnages différens :
 
Concède mortem.
 
Si recusares darem 2.
 
Un tragique italien ne devra donc pas non plus, dans les situations les plus passionnées et les plus terribles, mettre à la bouche de ses personnages des vers qui pour le son ressemblent en rien à ces vers d'ailleurs admirables, grandioses, de notre épique :
 
Chiama gli abitalor dell' ombre eterne 11 rauco suon délia tartarea'tromba3.
 
Convaincu dans le cœur qu'il faut conserver en­tre les deux styles cette différence essentielle, qui pour nous autres Italiens est d'autant plus difficile qu'il est nécessaire de la créer sans sortir du même mètre, je me rangeais donc fort peu à l'avis des sa-
 
1 Les chevaux battent d'un pied bruyant les champs pou­dreux à pas précipités.
 
VincÈn., liv. m, v. 596.
 
2 Donne-moi la mort. — Je te la donnerais , si lu ne la
 
demandais pas.
 
Sénèque, ''Agam., ''acte v.
 
3 Le rauque son de la trompette infernale appelle les babi-
 
tans des ombres étemelles.
 
''JCrus.dél. ''ch„ IV, oct. 3.
 
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vans de Pise, quant au fond même de l'art drama­tique et au style qu'il y faut employer; en revan­che, je les écoulais avec patience et humilité pour ce qui était de la pureté toscane et grammaticale, bien qu'à vrai dire, même sur ce point, les Toscans de nos jours ne semblent pas irréprochables.
 
Me voilà donc enfin, moins d'une année après la représentation de ma Cléopàtre, possesseur en pro­pre d'un petit fonds de trois autres tragédies. Ici, pour être sincère, je dois dire de quelles sources je les avais tirées. J'avais lu, il y avait plusieurs an­nées, le roman de Don Carlos, par l'abbé de Saint-Rcal, et mon Philippe, né Français, d'un père fran­çais, était un souvenir de cette lecture. Le Polynice était Français aussi ; je l'avais tiré des Frères enne­mis, de Racine. L'Antigone, le premier de mes ou­vrages qui ne fût pas entaché d'origine étrangère, m'était venue en lisant le douzième livre de Stace, dans la traduction de Bentivoglio, dont on a parlé plus haut. J'avais aussi inséré dans le Polynice quelques morceaux empruntés à Racine, d'autres aux Sept Chefs d'Eschyle, que j'avais lu tant bien que mal dans la version française du père Brumoy ; je fis vœu, pour l'avenir, de ne lire les tragédies des autres qu'après avoir achevé les miennes, quand il m'arriverait de reprendre des sujets déjà traités, pour ne pas encourir le reproche d'avoir pillé, et pouvoir dire que, bon ou mauvais, l'ouvrage était de moi. Lire beaucoup avant de composer, c'est s'exposera prendre à son insu, et à perdre l'origina­lité que l'on pourrait avoir. C'est aussi pour cette
 
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raison que depuis un an j'avais cessé la lecture de Shakspeare, sans compter que j'avais le malheur de le lire dans une traduction française. Plus mon esprit s'accommodait des allures de ce poète, dont au reste je savais fort bien distinguer tous les dé­fauts, plus j'eus à cœur de m'en abstenir.
 
J'avais à peine achevé d'écrire l'Antigone en prose, qu'enflammé par la lecture de Sénèque, je conçus et enfantai tout ensemble ces deux tragédies jumelles, ''l'Àgamemnon ''et ''YOreste. ''Avec tout cela, il ne me semble pas que l'on puisse y voir un lar­cin fait à Sénèque. A la fin de juin, je quittai Pise, et m'en allai à Florence où je demeurai tout le mois de septembre.'Je m'y appliquai de toutes mes forces à me rendre maître de la langue parlée, et à force de m'entretenir chaque jour avec des Florentins, j'en vins passablement à bout. Je commençai dès cette époque à penser presque exclusivement dans cet idiome si élégant et si riche ; c'est la première, l'indispensable condition pour le bien écrire. Pen­dant mon séjour à Florence, je remis en vers le Philippe pour la seconde fois d'un bout à l'autre, sans vouloir même jeter un coup d'oeil sur les pre­miers vers, et pour les refaire ne me servant que de la prose. Mais j'avançais très-lentement, souvent même je croyais perdre, au lieu de gagner. Dans le courant du mois d'août, me trouvant, un matin, au milieu d'un cercle de gens de lettres, quelqu'un rappela par hasard l'anecdote historique de don Garcia, mis à mort par son propre père Cosme pre­mier. Je fus frappé de ce fait, et comme il n'est pas
 
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imprimé, je me procurai une copie manuscrite du récit inséré dans les archives publiques de Flo­rence, et dès lors ma tragédie fut conçue. Je con­tinuais cependant à griffonner des rimes, mais tou­jours les plus malencontreuses du monde. Je n'avais à Florence aucun censeur, aucun ami, qui pût remplacer auprès de moi Tana ou Paciaudi ; j'eus néanmoins assez de sens et de jugement pour ne donner à personne copie de ces vers, et assez de ré­serve pour ne les réciter que très-rarement. Je ne me laissai pas décourager par le peu de succès de ces rimes; j'en tirai au contraire cette conclusion, qu'il ne fallait pas cesser de lire et d'apprendre par cœur ce qu'il y avait de mieux en ce genre, pour me familiariser avec les formes poétiques. Aussi, pen­dant tout l'été, je m'inondai de vers de Pétrarque, du Dante, du Tasse, j'y ajoutai même jusqu'à trois chants entiers de l'Arioste, convaincu au fond qu'infailliblement un jour viendrait où toutes ces formes, toutes ces phrases, toutes ces expressions sortiraient des diverses cases de mon cerveau, mê­lées et assimilées à mes propres pensées, à mes pro­pres sentimens.
 
===CHAPITRE III.===
 
Je m'obstine à me livrer aux études les plus ingrates.
 
Au mois d'octobre, je retournai à Turin, non que j'eusse la présomption de me croire suffisamment
 
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''toscanisê, ''mais je n'avais pas pris toutes les mesures nécessaires pour rester plus long-temps hors de chez moi. Il entrait aussi dans ma résolution plus d'un motif frivole. Tous mes chevaux que j'avais laissés à Turin m'y attendaient et m'y rappelaient. Cette passion des chevaux a long-temps disputé mon cœur à celle des muses, et ce ne fut que plus d'un an après qu'elle perdit vraiment sa cause. D'autre part, l'étude et la gloire ne m'absorbaient pas tellement, que l'amour du plaisir ne me fît sou­vent encore sentir son aiguillon. Que de raisons pour y céder à Turin, où j'avais une bonne maison, des relations de tout genre, des bêtes autant que je pouvais en désirer, des distractions et des amis plus qu'il ne m'en fallait. Malgré tant d'obstacles, l'hiver n'apporta aucun ralentissement à mes étu­des ; j'ajoutai, au contraire, aux occupations et aux devoirs que je m'étais imposés. Après Horace tout entier, j'avais lu et médité, page par page, beau­coup d'autres écrivains, et dans le nombre, Sal-luste. L'élégante précision de cet historien m'avait si bien gagné le cœur, que je m'appliquai sérieuse­ment à le traduire, et j'en vins à bout dans le cours de cet hiver. J'ai à ce travail des obligations infi-finies ; depuis, je l'ai refait, corrigé, limé peut-être sans trop d'avantage pour l'œuvre en elle-même, mais certainement avec grand profit pour moi, car en m'aidant à mieux comprendre le latin, il me rendait aussi plus habile à manier la langue ita­lienne. Sur ces entrefaites revenait de Portugal l'incom-
 
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parable abbé Thomas de Caluso, qui, m'ayant trouvé contre son attente enfoncé pour tout de bon dans la littérature, et obstiné au scabreux dessein de me faire poète tragique, me prodigua les encoura-gemens, les conseils et le secours de toutes ses lumières, avec une bienveillance et un dévouement ineffables. Ainsi fit encore le très-savant comte de Saint-Raphaël, avec qui je fis connaissance, cette même année, et plusieurs autres personnages d'un esprit très-orné, qui tous, mes aînés par l'âge, le savoir et l'expérience dans l'art, eurent pitié de moi et me donnèrent des enrouragemens que la bouillante ardeur de mon caractère rendait au surplus inutiles. Mais je garde, je garderai toute ma vie une profonde reconnaissance à tous les hommes distingués dont je viens de parler, pour avoir supporté avec tant de patience mon in­supportable pétulance de ce temps-là, qui, à vrai dire, cependant se calmait de jour en jour, à me­sure que j'acquérais des lumières.
 
Vers la fin de cette année 1776, j'éprouvai une consolation bien douce et après laquelle je soupi­rais depuis long-temps. Un matin que j'étais allé chez Tana, à qui je portais mes poésies, toujours avec émotion et tremblement, au moment même où je venais de les achever, je lui présentai enfin un sonnet où il trouva fort peu à reprendre, et que, tout au contraire, il loua beaucoup, et comme les premiers vers dignes de ce nom que j'eusse encore faits. Après tant et de si cruelles tribulations, tant d'humiliations éprouvées depuis plus d'un an, cha-
 
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que fois que je lui lisais mes informes productions qu'il censurait toujours sans aucune miséricorde, en véritable et généreux ami, me disant le pour­quoi et me laissant satisfait de ses raisons, je laisse à juger quel doux nectar furent pour moi ces louanges sincères et inaccoutumées. Ce sonnet avait pour sujet l'enlèvement de Ganimède, et je l'avais écrit à l'imitation de l'inimitable sonnet de Cassiani, sur le rapt de Proserpine. Je l'ai imprimé en tête de mes poésies. Excité par ces louanges, j'en composai aussitôt deux autres dont j'emprun­tai le sujet à la fable, que j'imitai comme le pre­mier, et que j'ai placés dans mon livre immédia­tement après celui-ci. Imités tous les trois, ils se ressentent un peu trop de leur servile origine, mais si je ne me trompe, ils ont le mérite d'être écrits avec une certaine clarté et avec une élégance que jamais encore je n'avais rencontrée. C'est pour cela que j'ai tenu à les conserver et à les imprimer long-temps après, en y changeant fort peu de chose. A la suite de ces trois premiers sonnets pas­sables, et decette nouvelle source qui venait de s'ouvrir en moi, il en coula beaucoup trop d'autres pendant cet hiver, sonnets d'amour la plupart, mais que l'amour n'avait pas dictés. Uniquement pour m'exercer dans la langue des vers, j'avais entrepris de décrire, l'une après l'autre, les beau­tés d'une très-aimable et très-charmante dame. Je ne me sentais pas pour elle la moindre étincelle dans le cœur, et peut-être ne le verra-t-on que trop bien dans ces sonnets plus descriptifs que tendres.
 
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Cependant comme les vers ne sont pas trop mau­vais, j'ai voulu les conserver presque tous, et leur donner place dans mes œuvres .Ceux qui entendent quelque chose à la poésie pourront y remarquer, jour par jour, lesprogres queje faisais dans cet art si difficile de bien dire, art sans lequel ne saurait vivre le sonnet le mieux conçu et le mieux conduit. 1777. Ces progrès manifestes dans l'art des vers, cette prose de Salluste amenée à une grande pré­cision, qui pourtant ne coûtait rien à la clarté, mais encore dépourvue de cette harmonie variée qui n'appartient qu'à la prose et en est le carac­tère essentiel, m'avaient rempli le cœur d'espé­rances ardentes. Mais comme ces efforts, ces ten­tatives avaient toujours pour premier, et alors pour unique but, de me former un style à moi et qui fût propre à la tragédie, de ces occupations secon­daires , j'essayais quelquefois de remonter ' à la principale. Au mois d'avril 1777, je mis en vers ''l'Jntigone, ''dont j'avais fait le plan, et que j'avais écrite, comme je l'ai dit, un an peut-être aupara­vant et pendant mon séjour à Pise. J'achevai ce travail en moins de trois semaines, et voyant que j'avais acquis une certaine facilité, je crus avoir fait un grand pas. Mais ayant lu mon œuvre dans une société littéraire qui nous réunissait presque tous les soirs, j'ouvris les yeux, et malgré les éloges de mes auditeurs, je m'aperçus, à ma grande dou­leur, que j'étais véritablement bien loin encore de cette façon de dire dont l'idéal était si profondé­ment gravé dans mon esprit, sans qu'il me fût pos-
 
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sible de le retrouver ensuite sous ma plume. Les louanges des doctes amis qui m'écoutaient me per­suadèrent que, pour ce qui était des passions et de l'intrigue, j'avais peut-être rencontré la tragédie ; mais mon oreille et mon intelligence me convain­quirent que, quant au style, elle n'y était pas. Et nul autre ne pouvait en juger comme moi, à une première audition ; car cette curiosité inquiète, émue, que ne manque jamais d'exciter une tragé­die que l'on ne connaît pas encore, fait que l'audi­teur, quelle que soit d'ailleurs la sûreté de son goût, ne peut, ni ne veut, ni ne doit prendre sérieuse­ment garde au style. Tout ce qui n'est pas détes­table, passe toujours inaperçu et sans trop dé­plaire. Mais connaissant d'avance la tragédie que je lisais, j'étais trop bien averti, chaque fois que, trahis ou affaiblis, la pensée ou le sentiment ne rencontraient pour se produire qu'une expression dépourvue de chaleur, de vérité, de précision, de force ou de pompe.
 
Une fois convaincu que je n'étais pas encore au point, et que si je n'y arrivais pas, c'est qu'il y avait encore pour moi trop de distractions à Turin, et point assez de solitude pour la méditation, je ré­solus tout-à-coup de retourner en Toscane, où mon langage ne pouvait manquer à la longue de prendre une allure plus italienne. A Turin, il est vrai, je ne parlais pas français ; mais notre dialecte piémontais, que j'employais sans cesse, et que j'entendais parler tout le jour, valait-il beaucoup mieux pour ap­prendre à parler, à penser et à écrire en italien?
 
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===CHAPITRE IV.===
 
Second voyage littéraire en Toscane; je le gâte par un sot luxe d'équipage. Je me lie d'amitié avec Gandellioi. Tra­vaux accomplis ou ébauchés à Sienne.
 
3e partis dans les premiers jours de mai, muni comme de coutume de la permission qu'il fallait obtenir du roi pour sortir de ses bienheureux états. Le ministre à qui je la demandai me répondit que j'avais déjà été,l'annéed'avant, en Toscane. «C'est pour cela, répliquai-je, que je me propose d'y re­tourner encore cette année.» Cette permission me fut accordée; mais ce mot me donna à penser, et fit dès lors germer dans ma tête le dessein que moins d'un an après je mis pleinement à exécution, et qui me dispensa dans la suite de demander aucune per­mission de ce genre. Comme ce second voyage de­vait se prolonger plus que l'autre, et qu'à mes rêves de véritable gloire il se mêlait encore quelques bouffées de vanité, j'emmenai avec moi plus de gens et de chevaux, afin de marier ainsi deux rôles qui rarement vont d'accord ensemble, le rôle de poète et celui de grand seigneur. J'eus donc huit chevaux à ma suite et un équipage digne d'un pareil train. Je pris la route de Gènes, où je m'embarquai avec mon bagage et une petite calèche, laissant mes che­vaux suivre la voie de terre par Lerici et Sarzana. Ils y arrivèrent heureusement et avant moi. Pour moi, la felouque où j'étais, presque en vue de Le-
 
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rici, fut ramenée en arrière par un coup de vent, et je fus forcé de débarquer à Hapallo qui n'était guère qu'à deux postes de Gênes. Ayant pris terre sur cette côte et me lassant d'attendre que le vent redevînt favorable pour reprendre la route de Le-rici, je laissai la felouque avec mes effets, et, pre­nant avec moi quelques chemises, mes écrits dont je ne me séparais plus et un seul de mes gens, j'enfourchai un bidet de poste, et, à travers les pré­cipices de l'Apennin dépouillé, je me rendis à Sar-zana, où je trouvai mes chevaux, et où il me fallut attendre la felouque plus de huit jours. Bien que j'eusse là mes chevaux pour me distraire, comme je n'avais, en fait de livres, que mon petit Horace et mon Pétrarque de poche, je m'ennuyai beaucoup à Sarzana. Un prêtre, frère du maître de poste, me prêta un Tite-Live dont les œuvres ne m'étaient pas tombées dans les mains depuis l'académie, où je ne l'avais ni compris, ni goûté. Quoique passionné ad­mirateur de la rapidité de Salluste, cependant la sublimité du sujet et la majesté des discours de Tite-Live me frappèrent vivement. Ayant lu dans cet historien la mort de Virginie et les discours enflammés d'Icilius, j'en fus si transporté qu'aus­sitôt l'idée me vint d'en faire une tragédie ; et je l'aurais écrite d'un trait, si ne m'avait troublé l'at­tente continuelle de cette maudite felouque dont l'arrivée serait venue m'interrompre dans le feu de la composition.
 
Ici, pour l'intelligence du lecteur, je dois dire ce que j'entends par ces mots dont je me sers si souvent,
 
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''concevoir, développer ''et ''mettre en vers. ''Je m'y prends toujours à trois fois pour donner l'être à chacune de mes tragédies, et j'y gagne le bénéfice du temps, si nécessaire pour bien asseoir une œuvre de cette im­portance , qui, pour peu qu'elle vienne au monde contrefaite, a grand' peine ensuite à se redresser. ''Concevoir ''une tragédie, ce que j'appelle ainsi, c'est donc distribuer mon sujet en scènes et en actes, établir et fixer le nombre des personnages ; puis, en deux petites pages de mauvaise prose, résumer, pour ainsi dire, scène par scène, ce qu'ils diront et ce qu'ils doivent faire. Reprendre ensuite ce pre­mier feuillet, et, fidèle à la trace de mes indica­tions, remplir les scènes, dialoguer en prose, comme elle vient, la tragédie tout entière, sans écarter une seule pensée, quelle qu'elle soit, et écrire avec toute la verve que je puis avoir, sans prendre garde aux termes, c'est là ce que j'appelle ''développer. ''J'appelle enfin ''versifier, ''non seulement mettre la prose envers, mais avec un esprit à qui j'ai laissé le temps de se reposer, choisir parmi les longueurs du premier jet les pensées les meilleures, les élever à la forme et à la poésie. Il faut ensuite, comme dans toute autre composition, limer, retrancher, changer. Mais si d'abord la tragédie n'était ni dans la con­ception, ni dans le développement, je doute que plus tard elle se retrouvât dans cette étude du dé­tail. C'est là le procédé que j'ai suivi dans toutes mes compositions dramatiques, à commencer par le Philippe, et j'ai pu me convaincre qu'il compte au moins pour les deux tiers de l'œuvre. Et en effet,
 
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après un certain temps, ce qu'il en fallait pour ou­blier complètement cette première distribution de scènes, quand il m'arrivait de reprendre ce feuillet, je sentais tout-à-coup, à chaque scène, gronder dans mon cœur et dans mon esprit un assaut tumultueux de sentimens et de pensées qui m'excitaient, et, pour ainsi dire, me forçaient à écrire; j'en con­cluais aussitôt que ce premier plan était bon et tiré des entrailles mêmes du sujet. Si, au contraire, je ne retrouvais pas cet enthousiasme, égal ou même supérieur à ce qu'il était quand j'écrivais cette es­quisse, je la changeais ou la brûlais. Le premier plan approuvé, le développement allait très-vite; j'en écrivais un acte par jour, quelquefois plus, ra­rement moins; et d'ordinaire, dès le sixième jour, la tragédie était née, sinon faite. De cette façon, n'admettant de juge que mon propre sentiment, toutes les tragédies que je n'ai pu écrire ainsi, et avec cette fureur d'enthousiasme, jamais je ne les ai achevées, ou si je les ai terminées, jamais du moins je ne les ai mises en vers. Tel fut le sort d'un ''Charles I", ''qu'immédiatement après le Philippe j'entrepris de développer en français ; au troisième acte de l'ébauche, mon cœur et ma main se glacè­rent en même temps, et si bien que ma plume se refusa absolument à poursuivre. Même chose arriva à une tragédie de ''Roméo ''et ''Juliette, ''que je développai pourtant tout entière, mais avec effort et non sans me reprendre. Quelques mois après, quand je voulus revenir à cette malheureuse es­quisse et la relire, elle me glaça tellement le cœur,
 
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et j'entrai contre moi dans une telle colère, qu'au lieu d'en poursuivre l'ennuyeuse lecture, je la jetai au feu. De cette méthode, que j'ai voulu caractériser avec détail, il est peut-être résulté une chose : c'est que mes tragédies dans leur ensemble, et malgré les nombreux défauts que j'y vois , sans compter tous ceux que peut-être je n'y vois pas, ont du moins le mérite d être, ou, si l'on veut, de paraître pour la plupart venues d'un seul jet et rattachées à un seul nœud, de telle sorte que les pensées, le style, l'action du cinquième acte s'identifient étroi­tement avec la disposition, le style, les pensées du quatrième, et ainsi de suite, en remontant jusqu'aux premiers vers du premier, ce qui a du moins l'a­vantage de provoquer, en la soutenant, l'attention de l'auditeur, et d'entretenir la chaleur de l'action. La tragédie ainsi développée, lorsqu'il ne reste plus au poète d'autre souci que de la versifier à son aise, et de distinguer le plomb de l'or, l'inquiétude que communique à l'esprit le travail des vers et cette passion de l'éloquence, si difficile à satisfaire, ne sauraient nuire en rien au transport et à l'enthou­siasme qu'il faut aveuglément suivre dès que l'on veut concevoir et créer une œuvre terrible et pas­sionnée. Si ceux qui viendront après moi jugent que cette méthode m'a conduit à mon but plus heu­reusement que d'autres, cette petite digression pourra, avec le temps, éclairer et fortifier quelque disciple de l'art que je professe. Si je me suis abusé, d'autres peut-être s'aideront de ma méthode pour en trouver une meilleure.
 
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Je reprends le fil de ma narration. Enfin arriva à Lerici cette felouque si impatiemment attendue ; je m'emparai de ma garde-robe et je partis immé­diatement de Sarzana pour Pise, ayant ajouté à mon bagage poétique cette Virginie de plus, sujet qui allait merveilleusement à mon humeur. Je m'étais bien promis de ne pas rester cette fois plus de deux jours à Pise; je me flattais de profiter davantage sous le rapport de la langue à Sienne, où l'on parle mieux et où il y a moins d'étrangers, sans compter que durant le séjour que j'avais fait à Pise, l'année d'auparavant, je m'étais épris à moitié d'une belle et noble demoiselle, que ses parens m'auraient sans doute accordée pour femme, quoique riche, si je l'avais demandée. Mais quelques années de plus m'avaient mûri sur ce point, et ce n'était plus le temps où, à Turin, j'avais consenti que mon beau-frère demandât pour moi cette jeune fille, qui, à son tour, ne voulut pas de moi. Cette fois, je ne voulus pas laisser demander pour moi celle-ci qui assurément ne m'eût pas refusé. Elle me convenait autant par son caractère, que sous tout autre rap­port, et je dois ajouter qu'elle ne me plaisait pas médiocrement. Mais j'avais maintenant huit ans de plus, j'avais vu, bien ou mal, presque toute l'Eu­rope, et l'amour de la gloire, qui était entré dans mon âme, cette passion pour l'étude, cette néces­sité d'être ou de me faire libre pour devenir un in­trépide et véridique auteur, étaient autant d'ai­guillons qui me faisaient passer outre, autant de raisons qui me criaient dans le fond de mon cœur
 
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que sous la tyrannie c'est déjà bien assez, si ce n'est trop, de vivre seul, et que jamais, pour peu que l'on y songe, il ne faut y être ni mari ni père. Je passai doncl'Arno, et me voici à Sienne. Je bé­nirai toujours le moment où j'y arrivai, car je m'y composai un petit cercle de six ou sept hommes doués de sens, de jugement, de goût et d'instruc­tion, ce qu'on aura peine à croire d'un pays aussi petit. Mais j'en distinguai un entre tous, c'était le respectable Francesco Gori Gandellini : j'en ai sou­vent parlé dans mes divers écrits, et sa douce et chère mémoire ne sortira jamais de mon cœur. Une sorte de ressemblance entre nos caractères, une même façon de penser et de sentir (bien plus rare, bien plus remarquable chez lui, dont la vie était si différente de la mienne), un besoin mutuel de sou­lager nos cœurs du poids des mêmes passions, que fallait-il de plus pour nous unir bientôt d'une vive amitié? Ce nœud sacré d'une franche amitié était, et il est toujours dans ma manière de penser et de vivre, un besoin de première nécessité. Mais ma na­ture austère, réservée, difficile, me rend, et, tant que je vivrai, me rendra peu propre à inspirer à d'autres ce sentiment qu'à mon tour je n'accorde pas sans une extrême difficulté. Cela fait que je n'aurai connu dans le cours de ma vie qu'un très-petit nombre d'amis ; mais je me vante de n'en avoir eu que de bons, et qui tous valaient mieux que moi. Pour ma part, je n'ai jamais cherché dans l'amitié qu'un épanchement réciproque des faiblesses de l'humanité, où je demande à la raison et à la ten-
 
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dresse de mon ami de corriger chez moi et d'amé­liorer ce qu'il y trouverait à blâmer, de fortifier, au contraire, et d'élever encore le peu de choses loua­bles par où l'homme peut se rendre utile aux autres, et s'honorer lui-même. Telle est, par exemple, la faiblesse de vouloir devenir auteur, et c'est là sur­tout que les nobles et affectueux conseils de Gan-dellini me furent d'un grand secours et m'encou-ragèrentbeaucoup. Le très-vif désir que j'éprouvais de mériter l'estime de cet homme rare donna tout-à-coup comme un nouveau ressort à mon esprit, et à mon intelligence une vivacité qui ne me laissait ni paix, ni trêve, tant que je n'avais pas composé une œuvre qui fût ou me parût digne de lui. Je n'ai jamais joui de l'entier exercice de mes facultés in­tellectuelles et créatrices, que mon cœur ne se trou­vât auparavant rempli et satisfait, et que mon es­prit ne se sentît appuyé, soutenu par une main estimable et chère. Cet appui, au contraire, venait-il à me manquer, et à me laisser, pour ainsi dire, seul au monde, me regardant comme un être inutile à tous, et qui n'était aimé de personne, je tombais alors dans de tels accès de mélancolie, de désen­chantement et de dégoût sur toute chose, et ces accès se renouvelaient si fréquemment que je passais des journées entières, et même des semaines, sans vou­loir, sans pouvoir toucher un livre ou une plume. Pour obtenir etmériter l'approbation d'un homme aussi estimable que Gori l'était à mes yeux, je tra­vaillai, cet été, avec beaucoup plus d'ardeur que je n'avais fait encore. C'est de lui que me vint l'idée
 
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de mettre au théâtre la conjuration des ''Pazzi. ''Le fait m'était complètement inconnu, et il me conseilla de le chercher dans Machiavel de préférence à tout autre historien. Et c'est ainsi que, par une étrange rencontre, ce divin auteur qui devait aussi faire, un jour, mes plus chères délices, venait, une seconde fois, se placer sous ma main, grâce à un autre ami véritable, semblable sous bien des rapports à ce cherd'Acunha que j'avais tant aimé, mais beaucoup plus savant et plus instruit que ce dernier. Et en effet, quoique le terrain ne fût pas encore assez pré­paré pour recevoir et féconder une telle, semence, je lus néanmoins çà et là, pendant le mois de juil­let, bien des fragmens de Machiavel, outre le récit du fait de la conjuration ; et alors non seulement je conçus sans différer le plan de ma tragédie, mais épris de cette façon de dire si originale et si puis­sante, il me fallut laisser là pour quelques jours toutes mes autres études, et, comme inspiré de ce génie sublime, écrire d'une haleine les deux livres ''delà Tyrannie,''tels ou à peu près que je les impri­mai quelques années plus tard. Ce fut l'épanche-ment d'un esprit trop plein et blessé dès l'enfance par les flèches de l'oppression détestée qui pèse sur le monde. Si j'avais su reprendre un tel sujet dans un âge plus mûr, je l'aurais sans doute traité un peu plus savamment, et l'histoire serait venue au secours de mes opinions. Mais quand j'ai imprimé ce livre, je n'ai pas voulu, avec le froid des années et le pédantisme de mon petit savoir, étouffer le feu de la jeunesse, et la généreuse, la légitime in-
 
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dignationque j'y vois briller à chaque page, et dont l'éclat n'ôte rien à une sorte de franche et véhé­mente logique qui me paraît y dominer le reste. Que si j'y remarquai aussi des erreurs ou des déclama­tions, ce sont filles d'inexpérience et non de mau­vaise volonté que je voulus également y laisser. Aucune fin cachée, aucun sentiment de vengeance personnelle ne me dicta cet écrit. J'ai pu me trom­per dans ma façon de sentir, ou écrire avec trop de passion. Mais peut-il y avoir excès dans la pas­sion que l'on éprouve pour le juste et pour le vrai, surtout quand il s'agit de la faire partager aux au­tres ? Je me suis borné à dire ce que je pensais, moins peut-être que je ne sentais. Dans l'ardeur bouillante de cet âge, raisonner et juger n'étaient peut-être qu'une noble et généreuse manière de sentir.
 
===CHAPITRE V.===
 
Un amour digne de moi m'enchaîne enfin pour toujours.
 
Après avoir ainsi soulagé mon âme ulcérée de sa haine contre la tyrannie, haine conçue en naissant, et chaque jour plus vive, je sentis aussitôt se ré­veiller mon ardeur pour les œuvres théâtrales; mais auparavant, ayant lu mon petit livre à mon ami et à un très-petit nombre d'autres personnes, je le cachetai pour le mettre à part, et n'y pensai plus pendant nombre d'années. Cependant ayant
 
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repris le cothurne, je développai en très-peu de temps et tout ensemble, ''YAgamemnon, VOreste ''et la ''Virginie. ''Pour ce qui est d'Oreste, il m'était venu un scrupule avant de le développer ; mais comme ce scrupule était chose mesquine en soi et peu digne d'arrêter, mon ami me le leva avec quelques mots. J'avais conçu cette tragédie à Pise, l'année d'avant, et j'en avais pris le sujet dans l'Agamemnon de Sé-nèque, pièce détestable, s'il en fut. L'hiver arriva, et me trouvant alors à Turin, un jour'que je passais mes livres en revue, j'ouvris par hasard un volume du théâtre de Voltaire, où le premier mot qui s'of­frit à moi ce fut : ''Oreste, tragédie. ''Je fermai aussi­tôt le livre, dépité de me connaître un tel rival parmi les modernes. Je n'avais jamais su qu'il eût fait une tragédie de ce nom. Je pris alors quelques avis, et l'on me dit que c'était une des bonnes tra­gédies de l'auteur. Cette réponse m'avait singuliè­rement refroidi dans le dessein de donner suite à mon plan. Me trouvant donc à Sienne, ainsi que je l'ai dit, et ayant achevé de développer l'Agamem­non, sans ouvrir même une seule fois celui deSé-nèque, pour ne pas devenir plagiaire, lorsque je me vis sur le point de développer l'Oreste, j'allai consulter mon ami, je lui racontai le fait, et le priai de me prêter celui de Voltaire pour y jeter un coup d'œil, et voir si je devais ou non faire le mien. Gori refusa de me prêter l'Oreste français, et me dit : « Commencez par écrire le vôtre avant de lire ce­lui-ci , et si vous êtes né oour la tragédie, le vôtre pourra valoir plus ou moins ou autant que cet
 
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autre Oreste, mais du moins sera-ce bien le vôtre. » Je fis ce qu'il me dit, et ce noble et généreux con­seil devint pour moi dès lors un système. Toutes les fois depuis que j'ai entrepris de traiter des su-, jets déjà traités par d'autres modernes, je n'ai voulu lire leur ouvrage qu'après avoir esquissé et versifié le mien; si je l'avais vu au théâtre, je cherchais aussitôt à ne plus m'en souvenir, ou si malgré moi je m'en souvenais, je m'attachais à faire, autant que possible, le contraire en tout de ce qu'ils avaient fait. Somme toute, j'y ai gagné, cerne semble, une physionomie et une allure tragiques, où peut-être il y a fort à reprendre, mais qui, à coup sûr, sont de moi.
 
Ce séjour à Sienne de près de cinq mois fut donc un véritable baume pour mon intelligence, et en même temps pour mon esprit. Outre les composi­tions dont j'ai parlé, j'y continuai avec persévé­rance et avec fruit l'étude des classiques latins, de Juvénal entre autres, qui me frappa vivement, et que dans la suiteje n'ai cessé de relire non moins qu'Ho­race. Mais à l'approche de l'hiver, qui, à Sienne, n'est nullement agréable, comme d'ailleurs je n'étais pas encore bien guéri de ce besoin de changer de lieux, qui est une maladie de la jeunesse, au mois d'octobre, je me décidai à aller à Florence, sans sa­voir au juste si j'y passerais l'hiver, ou s'y je m'en retournerais à Turin. Mais je m'y étais à peine éta­bli tant bien que mal, pour essayer d'y séjourner un mois, qu'une circonstance nouvelle m'y fixa, et pour ainsi dire m'y enferma pour bien des-années.
 
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Cette circonstance me détermina heureusement à renoncer pour toujours à ma patrie, et je trouvai enfin dans des chaînes d'or, qui tout-à-coup me re­tinrent doucement, cette liberté littéraire sans la­quelle jamais je n'eusse fait rien de bon, si tant est que j'aie fait quelque chose de bon.
 
Pendant l'été précédent, que j'avais tout entier passé à Florence, comme je l'ai dit, j'y avais sou­vent rencontré, sans la chercher, une belle et très-aimable dame. Étrangère de haute distinction, il n'était guère possible de ne la point voir, et de ne pas la remarquer, plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas lui trouver un charme infini. La plupart des seigneurs du pays et tous les étrangers qui avaient quelque naissance étaient re­çus chez elle; mais plongé dans mes études et ma mélancolie, sauvage et fantasque de ma nature, et d'autant plus attentif à éviter toujours entre les femmes celles qui me paraissaient les plus aimables et les plus belles, je ne voulus pas, à mon premier voyage, me laisser présenter dans sa maison. Néan­moins il m'était arrivé très-souvent delà rencontrer dans les théâtres et à la promenade. Il m'en était resté dans les yeux et en même temps dans le cœur une première impression très-agréable ; des yeux très-noirs et pleins d'une douce flamme, joints (chose rare) à une peau très-blanche et à des che­veux blonds, donnaient à sa beauté un éclat dont il était difficile de ne pas demeurer frappé, et au­quel on échappait malaisément. Elle avait vingt-cinq ans ; un goût très-vif pour les lettres et les
 
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beaux-arts; un caractère d'ange, et, malgré toute sa fortune, des circonstances domestiques, péni­bles et désagréables, qui ne lui permettaient d'être ni aussi heureuse ni aussi contente qu'elle l'eût mérité. Il y avait là trop de doux écueiis pour que j'osasse les affronter.
 
Mais dans le cours de cet automne, pressé à plu­sieurs reprises par un de mes amis de me laisser présenter à elle, et me croyant désormais assez fort, je me risquai à en courir le danger, et je ne fus pas long-temps à me sentir pris, presque sans m'en apercevoir. Toutefois, encore chancelant entre le ''oui ''et le ''non ''de cette flamme nouvelle, au mois de décembre je pris la poste, et je m'en allai à franc étricr jusqu'à Rome, voyage insensé et fatigant, dont je ne rapportai pour tout fruit que mon son-set sur Rome, que je fis, une nuit, dans une pitoya­ble auberge de Baccano, où il me fut impossible de fermer l'œil. Aller, rester, revenir, ce fut l'affaire de douze jours. Je passai et repassai par Sienne, où je revis mon ami Gori, qui ne me détourna pas de ces nouvelles chaînes dont j'étais plus d'à moitié enveloppé ; aussi mon retour à Florence acheva bientôt de me les river pour toujours. L'approche de cette quatrième et dernière fièvre de mon cœur s'annonçait heureusement pour moi par des symp­tômes bien différens de ceux qui avaient marqué l'accès des trois premières. Dans celles-ci, je n'étais pas ému, comme dans la dernière, par une passion de l'intelligence, qui, se mêlant à celle du cœur et lui faisant contre-poids, formait, pour parler comme
 
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le poète, un mélange ineffable et confus qui, avec moins d'ardeur et d'impétuosité, avait cependant quelque chose de plus profond, de mieux senti, de plus durable. Telle fut la flamme qui, à dater de cette époque, vint insensiblement se placer à la tête de toutes mes affections, de toutes mes pensées, et qui désormais ne peut s'éteindre qu'avec ma vie. Ayant fini par m'apercevoir au bout de deux mois que c'était là la femme que je cherchais, puisque loin de trouver chez elle, comme dans le vulgaire des femmes, un obstacle à la gloire littéraire, et de voir l'amour qu'elle m'inspirait me dégoûter des occupations utiles, et rapetisser, pour ainsi dire, mes pensées, j'y trouvai, au contraire, un aiguillon, un encouragement et un exemple pour tout ce qui était bien ; j'appris à connaître, à apprécier un tré­sor si rare, et dès lors je me livrai éperduement à elle. Et certes je ne me trompai pas, puisque après dix années entières, à l'heure où j'écris ces enfan­tillages , désormais, hélas 1 entré dans la triste saison des désenchantemens, de plus en plus je m'enflamme pour elle, à mesure que le temps va détruisant en elle ce qui n'est pas elle, ces frêles avantages d'une beauté qui devait mourir. Chaque jour mon cœur s'élève, s'adoucit, s'améliore en elle, et j'oserai dire, j'oserai croire, qu'il en est d'elle comme de moi, et que son cœur, en s'appuyant sur le mien, y puise une force nouvelle.
 
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===CHAPITRE VI.===
 
'''Donation entière de mes biens à ma sœur, — Nouvel accès d'avarice.'''
 
Je commençai donc alors à travailler joyeuse­ment, c'est-à-dire, avec la sérénité d'un cœur apaisé, et en homme qui a trouvé enfin son but et son appui. J'étais bien décidé à part moi à ne plus sortir de Florence, aussi long-temps du moins que ma dame pourrait y demeurer. C'était le moment de réaliser un projet que déjà depuis long-temps j'avais ébauché dans ma tête, et dont l'exécution était devenue pour moi d'une nécessité absolue, le jour où j'avais si invariablement placé mon cœur sur un digne objet.
 
J'avais toujours senti outre mesure le poids et l'ennui des chaînes de ma servitude native, et entre autres le privilège peu enviable qui fait exclusive­ment aux nobles feudataires un devoir de deman­der au roi la permission de quitter le royaume, même pour le temps le plus court, permission que le ministre n'accordait pas toujours de bonne grâce et sans difficulté, et qui d'ailleurs n'était jamais que limitée. J'avais eu quatre ou cinq fois l'occasion de la demander, etquoiqueje l'eusse toujours obtenue, je trouvais néanmoins si injuste cette nécessité de la solliciter, quand ni les cadets, ni les bourgeois d'aucune classe, dès qu'ils n'avaient aucun emploi,
 
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n'avaient besoin de l'obtenir, que je m'y pliais avec une répugnance chaque fois.plus grande, répu­gnance qui ne faisait que s'accroître à mesure que la barbe me venait. La dernière démarche que je fis à ce sujet et qui m'attira, comme je l'ai marqué plus haut, une parole assez peu aimable, m'avait paru fort dure à avaler. Mes écrits, en outre, deve­naient de jour en jour plus nombreux ; cette Virgi­nie que j'avais développée avec l'énergie et la li­berté que réclame un tel sujet ; ce livre de la Ty­rannie que j'avais écrit, comme si j'étais né, comme si j'habitais dans un pays libre et où il fût permis de parler justice et liberté ; le plaisir que je trouvais à lire, à goûter, à sentir vivement Tacite et Machiavel, et un petit nombre d'autres écrivains sublimes et li­bres ; les réflexions'qui m'avaient amené à me rendre un compte exact de ma véritable situation, et de l'impossibilité où j'étais, soit de rester à Turin en imprimant, soit d'imprimer en voulant y rester ; la conviction bien profonde qu'il y aurait pour moi mille dangers, mille déboires, à imprimer au de­hors, en quelque lieu que je fusse, tant que je res­terais soumis à une loi de ma patrie que je citerai plus bas ; joignez enfin à toutes ces raisons, qui sont par elles-mêmes assez graves et évidentes, la passion qui tout nouvellement et pour ma plus grande félicité venait de s'emparer de moi ; c'était assez, ce me semble, pour que je n'hésitasse plus à travailler avec une ardeur et une persévérance sans bornes à l'œuvre importante que j'avais con­çue, celle de me ''dépiémontiser, ''autant que possible,
 
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et d'abandonner pour toujours, à quelque prix que ce fût, le nid malencontreux où j'étais né.
 
J'avais plus d'une manière d'arriver à mon but. Je pouvais, en la faisant renouveler, prolonger d'année en année la permission que j'avais obtenue de vivre à l'étranger. C'était peut-être le parti le plus sage; mais c'était rester dans le doute. Y avait-il moyen de conserver une entière sécurité, tant que je restais soumis à une volonté étrangère ? Je pou­vais encore user de subterfuges, de détours et de lenteurs, feindre des dettes, vendre en secret mes biens, et les réaliser ainsi ou de toute autre façon, pour les extraire de la noble prison qui me les rete­nait. Mais c'étaient là des moyens lâches, peu sûrs, et ils ne me plaisaient nullement au fond, peut-être parce qu'ils n'avaient rien d'extrême. Accoutumé du reste par caractère à toujours mettre les choses au pire, je voulais absolument en finir une bonne fois avec cette affaire, à laquelle de toute manière il eût bien fallu revenir un jour ou l'autre, si je ne vou­lais renoncer à l'art et à la gloire d'écrivain véri-dique et indépendant. Ainsi déterminé à éclaircir la chose, et à voir si je pourrais sauver une partie de mon bien, pourm'échapper ensuite et imprimer hors de mon pays, je me préparai énergiquement à tenter l'aventure ; et je fis sagement, quoique jeune encore et passionné de tant de façons. Et certes, avec les habitudes despotiques du gouver­neur sous lequel j'avais eu le malheur de naître, si je m'étais laissé gagner par le temps, si j'avais commencé par imprimer à l'étranger même les
 
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écrits les plus innocens, la chose devenait alors très-problématique, et mes moyens d'existence, ma gloire, ma liberté même restaient complètement à la merci de ce pouvoir absolu qui, blessé néces­sairement de ma façon de penser, d'écrire et d'agir avec le généreux dédain d'un homme libre, n'au­rait eu garde assurément de me seconder dans le dessein de me soustraire à sa dépendance.
 
Il y avait alors en Piémont une loi qui portait : « Il sera également interdit à qui que ce soit de faire imprimer des livres ou d'autres écrits, hors de nos états, sans la permission des censeurs, sous peine d'une amende de soixante écus ou autre châtiment plus grave, et même corporel, si les circonstances le rendent nécessaire pour l'exemple de tous. » De cette loi il faut en rapprocher cette autre qui di­sait : « Les sujets qui habitent nos états ne pour­ront s'absenter desdits états sans notre autorisa­tion écrite. «Entre ces deux entraves il sera aisé de conclure que je ne pouvais-en même temps de­venir auteur et rester sujet. Je préférai donc être auteur. Et profondément ennemi comme je l'étais de tout subterfuge et de tout délai, je pris pour me ''désassujettir ''la voie la plus courte et la plus unie ; vivant, je fis une donation complète de tous mes immeubles libres ou féodaux (ce qui faisait plus des deux tiers du tout) à mon héritier légitime, je veux dire à ma sœur Julie, qui avait épousé, comme on l'a vu, le comte de Cumiana. Je la fis dans la forme la plus solennelle , la plus irrévocable , ne me réservant qu'une pension annuelle de quatorze
 
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mille livres de Piémont, environ quatorze cents se-quins de Florence, ce qui formait peut-être un peu plus de la moitié de tous mes revenus à cette épo­que. Content de ce qui me restait, il me semblait que je ne payais pas trop cher de l'autre moitié l'in­dépendance de mon opinion, et avec la liberté de ma plume celle de séjourner où il me plairait. Mais cette donation de mes biens et son entier accom­plissement fut pour moi la source d'une infinité d'ennuis et de dégoûts, grâce à toutes les formalités légales qui ne pouvaient manquer de prendre beau­coup de temps, l'affaire s'étant traitée par corres­pondance. Il y fallut, en outre, ces éternelles au­torisations du roi ; car, en ce bienheureux pays, il n'est pas d'affaire si privée où le roi n'intervienne. Il fallut que mon beau-frère, travaillant pour lui comme pour moi, obtînt du roi la permission d'ac­cepter mes biens, et se fit autoriser à me payer cette redevance annuelle partout où il me plairait de me fixer. Aux yeux des moins clairvoyans il était bien manifeste que le principal motif de cette do­nation était la résolution que j'avais prise d'aban­donner le pays. De là cette nécessité d'obtenir la permission du gouvernement qui aurait toujours pu, selon son bon plaisir, s'opposer à ce que cette pension me fût soldée en pays étranger. ; mais très-heureusement pour moi, le roi d'alors, qui certai­nement avait pénétré ma pensée ( plus d'une fois je l'avais trahie ), eut plus de plaisir encore à me laisser partir qu'il n'en aurait eu à me retenir. Il consentit sur-le-champ à me voir me dépouiller
 
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ainsi, et'nous fumes très-contens l'un et l'autre, lui de me perdre, moi de me retrouver.
 
Mais je crois juste d'ajouter ici une particularité passablement étrange pour consoler mes ennemis et pour faire rire à mes dépens ceux qui, en s'exa­minant eux-mêmes, se jugeront moins faibles d'es­prit et moins enfans que je ne l'étais. De cette par­ticularité que l'on verra chez moi se reproduire à côté d'actions énergiques qui ne me coûtaient pas, celui qui sait observer de près et réfléchir conclura sans doute que souvent dans l'homme, ou du moins en moi, le nain est près du géant. Le fait est quedans le temps même où j'écrivais la Virginie et le livre de la Tyrannie, dans le temps même où je secouais si vigoureusement, où je brisais les chaînes qui me rattachaient au Piémont, je continuais néanmoins à porter l'uniforme du roi de Sardaigne, quoique je fusse hors de ses états, et que depuis environ quatre ans j'eusse quitté le service. Et que diront les sages quand je confesserai ingénuement la raison qui me le faisait porter ? Il me semblait avoir sous ce costume un air plus avenant et plus dé­gagé. Riez, lecteur, vous en avez sujet. Et ajoutez, si vous le voulez, qu'en agissant de cette façon puérile et déraisonnable, je préférais sans doute paraître plus beau aux yeux des autres qu'estimable aux miens propres.
 
La conclusion de mon affaire traîna en longueur depuis janvier jusqu'en novembre de cette année 1778, parce que je stipulai dans une clause der­nière , qui fut comme un second traité, l'échange
 
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de cinq mille livres de ma pension annuelle en un capital de cent mille livres de Piémont, que ma sœur devait me compter. Ce nouvel arrangement souffrit un peu plus de difficulté que le premier ; mais le roi finit encore par consentir à ce que cette somme me fût livrée, et je la plaçai ensuite avec d'autres dans un de ces établissemens si communs en France et si chanceux qui servent des rentes viagères. Or si je me fiais médiocrement au roi de Sardaigne, je n'avais guère plus de confiance dans le roi ''très-chrétien. ''Mais il me semblait qu'en par­tageant ainsi ma fortune entre deux tyrannies di­verses, je risquais peut-être un peu moins, et qu'à défaut de ma bourse, je sauvais du moins ma plume et mon intelligence.
 
Ce fut pour moi une époque importante, décisive, que celle où je fis cette donation, et je n'ai cessé depuis d'en bénir le ciel et l'heureuse issue. Mais je n'en dis rien à mon amie qu'après en avoir rendu l'acte principal irrévocable et définitif. Je ne voulus pas mettre la délicatesse de son âme à l'épreuve ou de la blâmer comme contraire à mes intérêts et de l'empêcher, ou de la louer, et de l'approuver comme favorable sous quelques rapports à la durée, à la sé­curité de notre amour mutuel, cette résolution de­vant m'ôter à l'avenir toute pensée de m'éloigner d'elle. Lorsqu'elle l'apprit, elle la blâma avec une candeur ingénue qui n'appartient qu'à elle ; mais ne pouvant l'empêcher, elle se résigna et me pardonna de lui en avoir fait un mystère, peut-être m'en aima-t-elle davantage, et son estime en augmenta.
 
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Pendant que j'écrivais lettres sur lettres à Turin ''j ''pour mettre un terme à tous les ennuis, à tous les embarras que me suscitaient le roi, la loi et ma famille, bien décidé à ne pas reculer, quelle que pût être l'issue de mes démarches, j'avais commandé à Elie, resté par mes ordres à Turin, de vendre tous mes meubles et mon argenterie. En deux mois qu'il y employa sans perdre un moment, il m'avait réalisé plus de six mille sequins que je lui ordonnai de me faire passer en lettres de change sur Florence. Je ne sais par quel hasard il arriva qu'entre la lettre où il m'annonçait qu'il avait cette somme dans les mains et l'exécution de l'ordre que je lui donnai, en lui écrivant par la poste de m'envoyer ces lettres de change, il se passa plus de trois semaines durant lesquelles je ne reçus ni lettres de lui, ni argent, ni avis d'aucun banquier. Quoique peu défiant par ca­ractère, un si étrange délai avait bien cependant de quoi éveiller mes soupçons dans des circonstances si urgentes et de la part d'un homme ordinaire­ment si exact et si soigneux que l'était Elie. Il m'en­tra donc un violent soupçon dans le cœur, et mon imagination (toujours si prompte et si ardente) me fit aussitôt d'une perte possible une perte consom­mée. Pendant plus de quinze jours, je crus ferme­ment que mes six mille sequins s'en étaient allés en fumée avec l'excellente opinion que j'avais toujours eued'Elie et avec justice. Cela posé, je me trouvais, alors dans une position très-difficile. Mes arrange-mens avec ma sœur n'étaient pas encore définiti­vement arrêtés, et chaque jour ayant à me défendre
 
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de quelque nouvelle chicane de mon beau-frère, qui ne manquait jamais de mettre dans la bouche du roi, et sous son nom, ses petites objections per­sonnelles , j'avais fini par lui répondre avec colère et mépris que s'ils ne voulaient pas de mes biens comme don, ils étaient libres de les prendre; carde ma vie je ne retournerais à Turin, et n'avais que faire d'eux, de leur argent et de leur roi, qu'ils gar­dassent le tout et qu'on n'en parlât plus. J'étais en effet très-décidé à m'expatrier pour toujours, dussé-jeme voir réduit à demander l'aumône. Ainsi, de ce côté, tout étant doute et incertitude, et quant à l'ar­gent de mes meubles, ne me voyant sûr de rien, ma tête s'exalta, et je n'eus, devant les yeux que la hideuse pauvreté jusqu'au moment où m'arrivèrent les lettres de change d'Élie, et que, me trouvant en possession de cette petite somme, je cessai de craindre pour ma vie de chaque jour. Dans ces accès d'une imagination malade, le métier que j'envisageais comme le plus propre à me tirer d'af­faire était celui de dresseur de chevaux, dans le­quel je suis ou me crois du moins passé maître, et c'est assurément là un des moins serviles. C'était aussi celui qui semblait devoir se combiner le mieux avec la profession de poète, puisque après tout, pour écrire des tragédies on était moins à l'aise à la cour que dans une écurie.
 
Mais déjà, et avant que de tomber dans ces per­plexités dont la cause était au fond plus imaginaire que réelle, la donation à peine faite, j'avais aussitôt renvoyé tous mes gens, hormis un seul pour mon ser-
 
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vice, et un cuisinier, à qui je donnai aussi son congé peu de temps après. Et depuislors, quoique déjà très-modéré dans ma nourriture, je contractail'excellente et salutaire habitude d'une sobriété peu commune, je renonçai entièrement au vin, au café, et autres excitans du même genre, et me restreignis aux ali-mens les plus simples, le riz, les viandes bouillies ou rôties, et toujours les mêmes pendant des an­nées entières. De mes chevaux j'en avais renvoyé quatre à Turin, avec ordre de les vendre avec ceux que j'y avais laissés en partant ; les quatre autres, j'en fis présent à autant de seigneurs florentins qui n'étaient pour moi que de simples connais­sances, mais qui, moins fiers que je ne l'aurais été, les acceptèrent. Mes habits, je les abandonnai tous à mon valet de chambre, et l'uniforme cette fois y passa comme le reste. Je pris l'habit noir pour la soirée, et pour le jour un drap bleu, deux couleurs que je n'ai plus quittées et que je porterai jusqu'au tombeau. C'est ainsi que chaque jour me retran­chant quelque chose, je me réduisis assez mesqui­nement au plus strict nécessaire, et il arriva qu'en donnant tout mon bien, je devins un avare.
 
Ainsi préparé à tout ce qui pourrait m'arriver de pire, et persuadé que je n'avais au monde que ces six mille sequins, je me hâtai de les jeter en France dans un de ces abîmes de rentes viagères ; et ma nature me portant toujours aux extrêmes, mon économie et mon indépendance allèrent peu à peu si loin que, chaque jour, imaginant pour me l'imposer quelque nouvelle privation, je tombai
 
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dans une avarice presque sordide, et si je dis ''pres­que, ''c'est parce que tous les jours encore je chan­geais de chemise, etne négligeaijamais le soin de ma personne; mais si mon estomac écrivait, lui aussi, l'histoire de ma vie, il ferait bon marché du presque et dirait que mon avarice était en effet très-sordide. Ce fut le second, ce fut, je crois, le dernier accès de cette ignoble et honteuse maladie, trop bien faite pour dégrader l'âme et rapetisser l'intelli­gence. Mais quoique chaque jour je m'ingéniasse à trouver le moyen de me retrancher ou de me refuser quelque chose, je ne laissais pas de dépenser beau­coup en livres. Je rassemblai alors presque tous les ouvrages de notre langue, et bon nombre des plus belles éditions des classiques latins, et les prenant tous l'un après l'autre, je les lus et les relus, mais trop vite, mais avec une avidité trop grande, et je n'en tirai pas le fruit que j'en aurais recueilli, si je les avais lus à tête reposée, et en me pénétrant des commentaires. C'est une habitude à laquelle je n'ai pu me plier que fort tard, et depuis mon jeune âge j'ai toujours mieux aimé deviner les passages diffi­ciles, ou les sauter à pieds joints, que de les aplanir par la lecture et l'étude des commentateurs.
 
Dans le cours de cette année matérielle et fis­cale de 1778, si je ne négligeai pas entièrement mes compositions, elles se ressentirent du moins de toutes les distractions anti-littéraires au milieu des­quelles m'avait jeté la nécessité. Sur le point à mes yeux le plus important, je veux dire l'étude appro­fondie de lalangue toscane.il m'était survenu un nou-
 
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vel obstacle, c'était que, mon amie ne sachant pres­que point alors l'italien, j'avais été forcé de retom­ber dans le français que je parlais, que j'entendais sans cesse parler dans sa maison. Pendant le reste du jour, je cherchais ensuite un contre-poison âmes gallicismes dans nos excellens et ennuyeux prosa­teurs du quatorzième siècle, et j'accomplis dans ce but des travaux qui n'étaient pas poétiques, mais qui auraient fait honneur à un âne. Peu à peu ce­pendant je finis par obtenir que ma bien-aimée apprît parfaitement l'italien, pour le lire et pour le parler, et elle y réussit autant et mieux qu'aucune autre étrangère qui jamais s'en soit mêlée. Elle le parle même avec une prononciation beaucoup meil­leure que n'est celle de toutes les Italiennes qui ne sont pas Toscanes, et qui, chacune à sa manière, Lombardes ou Vénitiennes, de Rome oudeNaples, déchirent impitoyablement toute oreille qui a quel­que habitude de l'accent expressif et suave du dialecte toscan. Mais quoique mon amie ne parlât jamais une autre langue avec moi, sa maison tou­jours pleine d'ultramontains exposait mon pauvre toscan à un martyre de toutes les heures. Ainsi, à beaucoup d'autres contrariétés, il me fallut encore ajouter celle d'être resté alors près de trois ans à Florence pour y entendre plus de français que de toscan ; et dans presque tout le cours de ma vie jusqu'à ce jour, le sort m'a condamné à trouver sur mon chemin cet idiome barbare. Si donc j'ai pu réussir à écrire avec correction, avec pureté, et dans le goût toscan (sans toutefois le rechercher
 
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jusqu'à l'affectation et à la manière), j'ai droità une double gloire, en raison des obstacles ; si je n'y ai point réussi, l'excuse en est meilleure.
 
===CHAPITRE VII===
 
Éludes poursuivies avec passion à Florence.
 
Au mois d'avril 1778, après avoir mis en vers la Virginie, et presque tout l'Agamemnon, je fus atta­qué d'une maladie inflammatoire qui fut courte, mais violente , et accompagnée d'une angine qui contraignit le médecin à me saigner. Cette saignée me donna une longue convalescence, et de cette époque date pour moi dans ma santé un notable affaiblissement.L'agitation, l'ennui des affaires, l'é­tude et une passion de cœur m'avaient rendu ma­lade, et quoique la fin de cette année eût vu se terminer aussi toutes mes discussions de famille, l'étude et l'amour, dont l'ardeur depuis alla toujours croissant, suffirent pour ne plus me laisser à l'ave­nir cette vigueur d'imbécile que je m'étais faite par dix années de dissipation et de voyages presque continuels. Cependant le retour de l'été me rendit des forces , et je travaillai beaucoup. L'été est ma saison favorite, et plus ses chaleurs sont grandes, mieux elle me convient, surtout pour composer. Depuis le mois de mai de cette année, j'avais '''com­mencé un petit poème, en octaves, sur le meurtre'''
 
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du duc Alexandre par Laurent de Médicis. Le sujet m'avait beaucoup plu, mais au lieu d'une tragédie, j'avais cru plutôt y trouver un poème. Je le travaillai donc par fragmens, sans en dévelop­per aucun à l'avance, pour reprendre l'habitude de rimer que me faisait perdre de plus en plus l'usage des vers libres dans un si grand nombre de tragédies. J'écrivais aussi des vers d'amour, tantôt pour louer mon amie, tantôt pour soulager la dou­leur profonde où me retenaient, pendant de lon­gues heures, ses soucis domestiques. Les vers que je fis pour elle commencent, parmi ceux que j'ai imprimés, au sonnet dont voici le début :
 
Negri, vivaci, in dolce fuoco ardenti, etc.
 
Toutes les poésies d'amour qui viennent à la suite sont pour elle, et bien à elle, uniquement à elle, car jamais assurément je ne chanterai une autre femme. 11 peut y avoir plus ou moins de bonheur et d'élégance dans la pensée et dans le style ; mais je voudrais que dans toutes on sentît quelque chose de l'immense amour qui me forçait à les écrire, et que chaque jour ne faisait qu'augmenter dans mon coeur. Peut-être le remarquera-t-on surtout dans les pièces écrites durant la longue absence qui nous sépara l'un de l'autre.
 
Je reviens à mes occupations de 1778. Au mois de juillet, je développai, dans l'accès d'une fréné­tique ardeur pour la liberté, la tragédie des ''Pazzi, ''et immédiatement après le ''Don Garcia, ''bientôt en­suite, je conçus mes trois livres du ''Prince et des''
 
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''Lettres, ''et les distribuai en chapitres dont j'ébau­chai même les trois premiers. Mais ne me sentant pas encore assez de verve pour bien rendre mes pensées, j'ajournai ce travail pour n'avoir pas à le refondre plus tard tout entier lorsque j'y revien­drais pour le corriger. Au mois d'août de cette même année, à l'instigation de mon amie et pour lui plaire, j'esquissai la ''Marie Stuart. ''Au mois de septembre, je m'appliquai à mettre l'Oreste en vers, et c'est par où je terminai cette année si laborieuse et si pleine.
 
Mes jours s'écoulaient alors dans un calme pour 1779. ainsi dire parfait ; rien n'y aurait manqué, si je n'avais eu trop souvent la douleur de voir mon amie en proie aux déplaisirs domestiques que ne cessait dé lui susciter un vieux mari, chagrin, déraison­nable et toujours ivre. Ses peines étaient les mien­nes, et me faisaient éprouver tour à tour toutes les agonies de la mort. Je ne pouvais la voir que le soir, et quelquefois en dînant chez elle ; mais le mari était toujours présent, ou s'il n'était là, il se tenait la plupart du temps dans une chambre voi­sine. Ce n'est pas que je lui donnasse plus d'om­brage qu'un autre, mais tel était son système; et pendant plus de neuf ans que vécurent ensemble ces deux époux, jamais il ne lui est arrivé à lui de sortir sans elle, jamais à elle de sortir sans lai. C'eût été assez à la longue pour ennuyer même deux jeunes amans du même âge ; aussi tout le jour je m'enfermais chez moi pour étudier, après avoir chevauché pendant une couple d'heures de la ma-
 
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tinée sur une bête de louage, uniquement pour ma santé. Le soir, j'avais la douceur de sa vue, dou­ceur trop souvent, hélas ! comme je l'ai dit, mêlée du regret amer de la trouver triste et opprimée. Si je n'avais eu cette opiniâtre préoccupation de l'étude, je n'aurais pu me résigner à la voir si peu et de cette manière ; mais aussi, si je n'avais eu cette unique consolation de sa chère présence pour adoucir l'âpreté de ma solitude, je n'aurais pu résister à cette ardeur continuelle, et, pour ainsi dire, à cette rage de l'étude.
 
Pendant 1779, je mis en vers la Conjuration des Pazzi, je conçus la ''Rosemonde, YOctavie, ''le ''Timo-léon; ''je développai la Rosemonde et la Marie Stuart; je versifiai le Don Garcia ; j'achevai le pre­mier chant de mon poème, et j'avançai beaucoup dans le second.
 
Parmi ces chaudes et laborieuses occupations de l'esprit, je trouvais le temps de satisfaire aux be­soins de mon cœur entre ma bien-aimée présente et deux amis absens avec qui je m'épanchais dans mes lettres. L'un était Gori, de Sienne, qui était venu deux ou trois fois à Florence pour me voir ; l'autre, cet excellent abbé de Caluso qui, vers le milieu de cette même année 1779, vint aussi à Flo­rence où l'appelaient en partie le désir de se plon­ger pendant une année dans les douceurs de cette bienheureuse langue toscane, en partie (du moins je m'en flatte), le plaisir de revoir un homme qui l'aimait autant que je le faisais ; c'était aussi pour se livrer à ses études plus tranquillement et plus li-
 
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brement qu'il n'aurait pu le faire à Turin, où sans cesse assailli d'une nuée de frères, de neveux, de cousins, et d'importuns d'un autre genre, grâce à sa débonnaire et complaisante nature, il apparte­nait aux autres beaucoup plus qu'à lui-même. Pen­dant une année presque entière qu'il resta à Flo­rence, nous nous voyions tous les jours, et nous passions ensemble plusieurs heures de l'après-diner. Sa conversation pleine d'agrément et de savoir, m'enseigna beaucoup plus de choses que je n'aurais pu en apprendre à pâlir durant des années sur une quantité de livres. Je lui garderai entre autres une reconnaissance éternelle pour m'avoir appris à goûter, à sentir, à apprécier la belle et immense variété des vers de Virgile ; jusque alors je m'étais borné à les lire et les comprendre. Qu'est cela ? autant dire rien, quand il s'agit d'un tel poète, et du profit que l'on peut trouver à le lire. J'ai tenté depuis (je ne sais si j'y ai réussi ) de faire passer dans le vers libre de mon dialogue cette continuelle variété d'harmonie qui fait que rarement un vers ressemble à celui qui le précède ou le suit, et au­tant que le permet le génie de notre langue, ces artifices de coupe et ces transpositions par où cette merveilleuse-versification de Virgile ressemble si peu à celle de Lucain, d'Ovide, et de tant d'autres. Ce sont ces différences qu'il est malaisé d'expliquer par la parole et qui ne sont bien senties que par les gens de l'art. J'avais grand besoin, en effet, d'a­masser çà et là un trésor de tours et de formes qui aidassent le mécanisme de mon vers tragique à
 
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prendre une physionomie qui fût la sienne, et à se tenir debout sur ses pieds par la seule force de sa • structure. C'est un genre de composition où il n'est permis, ni de venir au secours du vers, ni de l'en­fler d'une foule de périodes, d'images, de transpo­sitions, de mots pompeux ou bizarres et d'épithètes recherchées. Le simple arrangement des mots re­levé de quel.que grandeur y répand l'essence du vrai, sans lui ôter la vraisemblance et le na­turel du dialogue. Mais tout cela, que peut être j'exprime ici fort mal, dès lors et chaque jour plus vivement empreint dans mon esprit, ne se rencon­tra sous ma plume que bien des années après, si jamais je l'y rencontrai, et ce ne fut, je crois, qu'à l'époque où je fis à Paris une édition de mes tra­gédies. Si à force de lire, d'étudier, de sentir, de discerner, d'analyser les beautés et les tqurs de Dante et de Pétrarque, j'ai fini par apprendre à rimer passablement et avec quelque goût, l'art du vers blanc tragique (que je l'aie en effet possédé ou que je me sois borné à le définir), je ne le dois qu'à Virgile, à Cesarotti et à moi-même. Toutefois avant de pouvoir me rendre raison à moi-même de l'essence du style que je voulais créer, j'ai bien long-temps erré, j'ai long-temps tâtonné, et sou­vent il m'est arrivé de tomber dans l'obscur et l'étrange, pour vouloir trop bien éviter le lâche et le trivial. J'en ai parlé ailleurs assez longuement, quand j'ai essayé de faire comprendre ma manière d'écrire. 1780. L'année suivante, 1780, je mis en vers la Marie
 
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Stuart ; je développai l'Octavie et le Timoléon ; de ces deux dernières l'une était le fruit de la lecture de Plutarque, à qui j'étais aussi revenu, l'autre était une vraie fille de Tacite que je lisais et relisais avec transport. En outre, je refis d'un bout à l'autre tous les vers du Philippe, toujours en en retran­chant quelque chose. Mais cette tragédie se ressen­tait toujours plus que les autres de son origine bâtarde, et il y restait encore trop de formes étran­gères et impures. Je versifiai la Rosemonde, et une grande partie de l'Octavie qu'il me fallut inter­rompre sur la fin de l'année, à cause des peines de coeur dont je me vis accablé.
 
===CHAPITRE VIII===
 
Accident qui me force à retourner à Naples et à Rome, où je me fixe.
 
Mon amie, je l'ai déjà dit plusieurs fois, vivait dans une affliction profonde. Ses chagrins domes­tiques n'avaient fait qu'augmenter avec le temps, et les continuelles persécutions de son mari finirent par amener une scène si violente pendant la nuit de Saint-André, que, pour ne pas succomber à de si horribles traitemens, elle se vit enfin contrainte à chercher un moyen de se soustraire à cette tyran­nie barbare, et de sauver en même temps sa santé et sa vie ; et voici alors qu'il me fallut de nouveau (contrairement à ma nature) intriguer auprès de
 
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ceux qui avaient autorité dans le gouvernement pour obtenir d'eux qu'ils aidassent cette innocente victime à se délivrer du joug indigne qui pesait sur elle. Quoique ma conscience me dise que dans cette conjoncture je travaillai pour le bien d'autrui plutôt que pour le mien, et me rende ce témoignage que si je donnai à mon amie des conseils extrêmes, ce fut seulement lorsque ses maux le devinrent, car telle a toujours été ma maxime dans les affaires des autres, sinon dans les miennes ; quoique persuadé enfin qu'il n'y avait plus d'autre manière de procé­der, je ne m'abaissai pas alors, et jamais je ne m'a­baisserai à repousser les sottes et malignes impu­tations dont on me noircit à cette occasion. Il me suffit de dire que je sauvai mon amie de la tyran­nie d'un maître insensé et toujours ivre, sans com­promettre son honneur en aucune, manière, et sans blesser le moins du monde les convenances de la société. Quiconque a vu de près ou seulement ap­pris toutes les rigueurs de l'étroite captivité où elle se mourait heure par heure, trouvera qu'il n'était pas si aisé de se bien comporter en une pareille affaire, et de la mener à bonne fin, comme je crois l'avoir fait.
 
Elle entra d'abord dans un couvent de Florence où son mari la conduisit lui-même, comme pour vi­siter ce lieu, et où il se vit contraint de la laisser, à sa grande surprise ; mais tel était l'ordre du gou­vernement, et toutes les dispositions étaient prises. Après qu'elle y fut restée quelques jours, son beau-frère, qui habitait Rome, l'ayant appelée dans cette
 
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ville, elle s'y rendit, et se retira dans un autre cou­vent. Les raisons qu'elle avait eues de rompre avec son mari étaient si nombreuses et si évidentes, que cette séparation fut universellement approuvée.
 
Elle partit donc pour Rome sur la fin de décem­bre, et je restai dans ce désert de Florence comme un aveugle qu'on abandonne. Je sentis véritable­ment alors et dans le fond de l'âme que sans elle je ne vivais qu'à moitié. Absolument inhabile à toute occupation, à toute œuvre élevée, et n'ayant plus aucun souci de cette gloire si ardemment aimée, ni de moi-même, il est donc bien clair que si dans cette affaire j'avais travaillé avec zèle pour le plus grand bien de mon amie, je n'avais rien fait pour le mien, puisqu'il n'y avait pas pour moi de plus grand malheur que celui de ne plus la voir. Je ne pouvais avec décence la suivre à Rome immédiate­ment; je ne pouvais non plus me tenir à Florence. J'y restai cependant jusqu'à la fin de janvier 1781; îm. mais les semaines étaient pour moi des années, et je ne savais plus ni travailler ni lire. Je pris enfin le parti de m'en aller à Naples chercher quelque remède; et l'on se doute bien que si je choisis Na­ples, c'est que pour s'y rendre il faut passer par Rome.
 
Il y avait déjà plus d'un an que s'étaient dissipés les derniers brouillards de mon second accès d'a­varice. J'avais placé en deux fois plus de 160,000 fr. dans les rentes viagères de France, ce qui rendait mon existence indépendante du Piémont. J'étais revenu à des dépenses raisonnables, j'avais racheté
 
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des chevaux, mais quatre seulement, ce qui peut-être était déjà trop pour un poète. Le cher abbé de Caluso était retourné à Turin depuis plus de six mois ; c'est pourquoi n'ayant aucun ami à qui con­fier ma peine, séparé de ma bien-aimée, et ne me sentant plus vivre, dès le 1er février je partis sans bruit, et pris à cheval la route de Sienne, pour y embrasser, en passant, mon ami Gori, et soulager un peu mon cœur avec lui. Je continuai ensuite vers Rome, dont l'approche faisait battre mon cœur, tant l'œil de l'amant ressemble peu à tous les au­tres. Cette contrée déserte, malsaine, qui trois ans auparavant m'avait paru ce qu'elle était, s'offrit cette fois à mes regards comme le séjour le plus dé­licieux du monde.
 
J'arrivai ; je la vis (ô Dieu ! mon cœur se brise encore rien que d'y penser!), je la vis captive der­rière une grille, moins tourmentée peut-être qu'elle ne l'était à Florence; mais, par d'autres motifs, tout aussi malheureuse. Hélas ! n'étions-nous pas séparés, et qui pouvait savoir quand nous cesse­rions de l'être ? Mais à travers mes larmes, c'était pour moi une consolation de songer que sa santé du moins allait se rétablir peu à peu ; de penser qu'elle pourrait du moins respirer un air plus libre, dormir d'un sommeil paisible, ne plus avoir sans cesse à trembler devant l'ombre invisible, odieuse, d'un époux ivre, qu'elle pourrait vivre enfin. Cette idée me rendait moins cruels et moins longs les jours horribles de l'absence, lorsque d'ailleurs il fallait bien m'y résigner.
 
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Je restai à Rome fort peu de jours, pendant les­quels l'amour me fit mettre en œuvre une foule de servilités et de ruses qu'assurément j'eusse repous­sées, s'il ne s'était agi que d'obtenir l'empire du monde ; servilités auxquelles plus tard je me refu­sai fièrement, lorsque, m'étant présenté sur le seuil du temple de la gloire, et n'osant guère espérer encore que l'accès m'en fût permis, je ne voulus ni flatter ni encenser ceux qui en étaient ou qui s'en disaient les gardiens. Je me pliai alors à faire des visites, à courtiser même son beau-frère, de qui seul désormais dépendait l'entière liberté de mon amie, douce illusion dont se flattait notre amour. Je m'étendrai peu sur ces frères, qui, à cette époque, étaient parfaitement connus de tout le monde, et puisque le temps les a, l'un et l'autre, ensevelis dans un même oubli, il ne m'appartient pas de les en tirer ; je ne saurais en dire du bien, et en dire du mal, je ne le veux pas. Mais si j'ai pu abaisser de­vant eux l'orgueil de mon caractère, que l'on juge par là de l'immense amour que j'avais pour elle.
 
Je partis donc pour Naples ; je l'avais promis, et ma délicatesse m'en faisait un devoir. Cette nou­velle séparation me fut plus douloureuse encore que celle de Florence. Pendant cette première ab­sence, d'environ quarante jours, j'avais fait le cruel essai des amertumes qui m'attendaient dans la se­conde, plus longue et plus incertaine.
 
A Naples, comme la vue de ces lieux enchantés n'avait pour moi rien de nouveau, et que j'avais au cœur cette.blessure profonde, je ne trouvai pas l'allé-
 
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gement que j'en espérais pour ma peine. Les livres n'étaient plus rien pour moi ; les vers et les tragédies allaient mal ou restaient en chemin ; expédier des courriers et en recevoir, c'était là toute ma vie, et ma pensée ne pouvait se tourner que du côté de mon amie absente. Chaque jour je m'en allais, solitaire, parcourir à cheval ces belles plages de Pausilippe et de Baïa, ou encore vers Capoue et Caserte ou ailleurs, les yeux presque toujours baignés de lar­mes, et tellement anéanti, que mon àme pleine d'a­mour et de douleur n'éprouvait pas même le désir de s'épancher en vers. Je passai de la sorte les derniers jours de février et la moitié du mois de mars.
 
Toutefois, à certaines heures moins pesantes, je prenais sur moi-même, et j'essayais de travailler. J'achevai de mettre en vers l'Octavie, je refis plus de la moitié des vers du Polynice, et je crus avoir réussi à leur donner un peu plus de fermeté. J'avais terminé, l'année d'avant, le second chant de mon petit poème ; je voulus me mettre au troisième, mais c'est à peine si j'allai au-delà de la première stance, le sujet était trop gai pour l'état misérable de mon âme. Ainsi lui écrire et relire cent fois les lettres que je recevais d'elle pendant ces quatre mois, je n'eus pas d'autre occupation. Les affaires de mon amie commençaient pourtant à s'éclaircir un peu ; sur la fin de mars, elle avait obtenu du pape la permission de sortir du couvent, et de se tenir sans bruit séparée de son mari, dans un appartement que son beau-frère (toujours éloigné de Rome) lui
 
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laissait dans son palais. J'aurais voulu retourner à Rome, et je sentais trop bien que la bienséance me le défendait encore Les combats que se livrent dans un cœur tendre et honnête l'amour et le devoir, non, il n'est pas pour l'homme de supplice plus terrible. Je laissai donc passer tout le mois d'avril, et j'avais pris la résolution de traîner encore de la même manière tout le mois de mai ; mais vers le 12 de ce mois, je ne sais trop comment il se fit que je me retrouvai à Rome. A peine arrivé, instruit, inspiré par l'amour et la nécessité, je repris et ache­vai le cours de mes servilités et de mes petites ruses courtisanesques, pour obtenir d'habiter la même ville que mon amie adorée, et de l'y voir. Ainsi, après tant d'efforts, de travaux, de fureurs pour me voir libre, me voilà transformé tout d'un coup en un homme qui fait des visites, qui salue jusqu'à terre, et fait à Rome métier de flatter, comme un candidat qui veut se pousser dans la prélature. Je fis tout, me pliai à tout, et je restai à Rome, toléré parles doctes éminences, et même soutenu par ces prestolets, qui, à tort ou raison, se mêlaient des affaires de mon amie. Heureusement qu'elle ne dé­pendait de son beau-frère et de sa triste séquelle que dans les choses de pure convenance, et nulle­ment pour sa fortune, qui, placée hors de leur at­teinte, était fort honorable, et alors parfaitement sûre.
 
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===CHAPITRE IX===
 
Je reprends mes études à Rome, où je les pousse"vivement. — J'achève mes quatorze premières tragédies.
 
Dès que je commençai à respirer de ces petits manèges de demi-servitude, heureux plus que je ne saurais dire de l'honnête liberté qu'on me laissait de voir mon amie chaque soir, je retournai tout en­tier à mes études. Je repris donc le Polynice et en achevai les vers pour la seconde fois ; puis, sans reprendre haleine,je continuai mon Antigone, puis la Virginie, et successivement l'Agamemnon, l'O-reste, les Pazzi, le Don Garcia, puis leTimoléon, qui n'avait pas encore été mis.en vers, et enfin, pour la quatrième fois, ce Philippe, rebelle à tous mes efforts. Je me reposais de ce travail monotone des vers blancs, en reprenant par intervalle le troisième chant de mon poème, et dans le mois de décembre de cette même année je composai d'une haleine les quatre premières odes de la ''Liberté Américaine. ''La pensée m'en vint en lisant quelques odes sublimes de Filicaja, qui me remplirent d'enthousiasme; je ne mis que sept jours à écrire les quatre miennes, et la troisième ne m'en prit qu'un seul : elles sont encore, à peu de chose près, telles que je les con­çus, tant est grande, pour moi du moins, la diffé­rence qui existe entre les vers lyriques rimes et les vers blancs de dialogue. 1782. Au commencement de 1782, voyant mes tragé-
 
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dies si fort avancées, j'espérai pouvoir, cette an­née, y mettre la dernière main. Dès la première, j'avais résolu de ne pas dépasser le nombre de douze, et je les avais toutes conçues, développées, versifiées, et reversifiées pour la plupart. Je conti­nuai donc, et sans interruption, à les reversifier, et à limer celles qui restaient encore. J'y travaillai toujours, dans l'ordre même où je les avais conçues et développées.
 
Cependant, vers le mois de février 1782, un jour que j'avais mis la main sur la Mérope de Maffei, et que, pour voir si j'avais gagné quelque chose en fait de style, j'en lisais çà et là des fragmens, je fus saisi d'une soudaine indignation et d'une vive co­lère, en songeant que notre pauvre Italie était, en fait de théâtre, si indigente et si aveugle que l'on regardât, que l'on donnât cette pièce comme la meilleure de nos tragédies et la seule bonne, non pas seulement de celles qui existaient alors (je l'ac­corde aussi volontiers), mais de toutes celles qui se pourraient faire en Italie ; et immédiatement passe devant mes yeux comme un éclair, une autre tragé­die du même nom et sur le même sujet, beaucoup plus simple, plus chaude, plus saisissante que celle-ci. Voilà comment elle s'offrit à moi et s'imposa, pour ainsi dire, à mon imagination. Si j'ai réussi à la rendre comme elle m'apparut, la postérité en dé­cidera. Si jamais rimeur a pu s'écrier avec quelque raison : ''est Deus in nobis, ''j'ai pu certes le dire aussi, quand j'ai conçu, développé, versifié ma Mérope, qui ne me donna ni paix, ni trêve, qu'elle n'eût ob-
 
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tenu de moi coup sur coup cette triple création, contre l'habitude que j'avais prise pour toutes les autres, de mettre de longs intervalles entre ces di­vers remaniemens. Même chose arriva à l'égard du ''Saûl. ''Depuis le mois de mars je me livrais volon­tiers à la lecture de la Bible, mais sans suivre un ordre régulier. Néanmoins cette lecture suffit pour m'enflammerde toute la poésie de ce livre, et ne me laissa pas en repos que je n'eusse épanché dans une œuvre biblique l'enthousiasme dont j'étais plein. Je conçus donc, je développai, et bientôt après je versifiai aussi le Saiil, qui fut la quator­zième, et, dans ma pensée d'alors, devait être la dernière de toutes mes tragédies. Telle était chez moi cette année la fougue de la faculté créatrice, que si je n'avais pris cette résolution pour y mettre un frein, déjà deux autres tragédies bibliques al­laient tenter mon imagination, et assurément l'au­raient entraînée ; mais je demeurai ferme dans ma résolution, et trouvant que déjà peut-être c'était trop de quatorze, je ne fis point ces deux dernières, et même, toujours ennemi du trop, quoique ma na­ture s'emportât volontiers aux extrêmes, en déve­loppant la Mérope et le Saûl, j'éprouvais un tel re­gret à dépasser le nombre que j'avais fixé, que je me promis de ne les mettre en vers qu'après avoir entièrement achevé et parachevé toutes les autres; et dans le cas où je ne recevrais pas de chacune d'elles en son ensemble, l'impression que j'en avais reçue en la développant, ou même une plus vive, je me promis encore de ne pas les continuer. Mais
 
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frein, promesse, résolution, tout fut inutile; je ne pus faire autrement ni revenir aux premières, que ces deux-ci n'eussent reçu le dernier coup de pin­ceau. Ainsi naquirent ces deux tragédies, plus in­spirées que toutes les autres. Que la gloire nous soit commune si elles l'ont méritée et obtenue; mais je leur renvoie la plus grande part du blâme, s'il y en a, car c'est bien malgré moi qu'elles ont voulu naître et se jeter à travers les autres. Je dois dire pourtant que de celles-ci aucune ne m'a coûté moins de travail et moins de temps.
 
Cependant vers la fin de septembre de cette même année 1782, mes quatorze tragédies furent dictées, recopiées, corrigées, que ne puis-je dire ! et limées. Mais au bout de quelques mois, je m'aperçus bien vite et me convainquis qu'elles étaient encore loin d'être parfaites. Je ne manquai pas de les croire telles pour le moment, et de me tenir le premier homme du monde. J'avais en dix mois versifié sept tragédies, j'en avais inventé, développé, versifié deux nouvelles ; enfin j'en avais dicté quatorze en les corrigeant. Le mois d'octobre, époque pour moi mémorable, m'apporta donc après de si rudes fati­gues un repos délicieux autant que nécessaire. J'employai quelques jours à faire à cheval un petit voyage, et m'en allai à Terni, visiter cette fameuse cascade. Plein des bouffées d'une vaine gloire, je n'osais l'avouer ouvertement qu'à moi-même, et ne le laissais entrevoir que sous un voile à la douce moitié de moi-même, qui, un peu portée elle aussi (sans doute par son attachement pour moi) à me
 
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prendre pour un grand homme, m'animait plus que tout le reste, et sans cesse m'excitait à tout tenter pour le devenir. Aussi, après deux mois écoulés dans l'enivrement de cet amour-propre de jeune homme, je me ravisai, et ayant repris de moi-même l'examen de mes quatorze tragédies, je vis combien d'espace encore il me restait à parcourir, avant d'atteindreau but si ardemment désiré .Toute­fois, comme je n'avais pas atteint ma trente-qua­trième année, et que j'étais jeune encore dans l'a­rène littéraire, où je n'apportais que huit années d'études, je m'affermis plus fortement que jamais dans l'espoir d'obtenir un jour la palme. Mon vi­sage, je ne puis le nier, laissait percer un rayon de cette noble espérance, que rien ne trahissait pour­tant dans mon langage.
 
A plusieurs reprises déjà, j'avais lu successive­ment toutes ces tragédies dans difîérens cercles où toujours se trouvaient mêlés des hommes et des femmes, des lettrés et des ignorans, des Welches et des gens accessibles au langage de la passion. En lisant ainsi mes productions, ce que je cher­chais, c'était moins des éloges que mon avantage. Je connaissais assez les hommes et le beau monde pour ne pas croire stupidement et ne pas me fier à ces louanges des lèvres que l'on ne refuse presque jamais à un auteur qui lit ses ouvrages, qui ne vous demande rien, et s'époumonne, pour vous plaire, dans un cercle de personnes polies et bien élevées. J'estimais donc ces louanges à leur juste valeur et rien de plus; mais j'appréciais tout autrement le
 
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témoignage, l'éloge ou le blâme, que par opposition à celui des ''lèvres ''j'appellerais le témoignage de ''l'as­siette, ''si l'expression n'était un peu triviale; mais je la trouve pittoresque et vraie. Je m'explique : toutes les fois que vous rassemblerez douze ou quinze personnes, mélangées, comme je l'ai dit, l'esprit général qui se formera dans cette réunion si diverse se rapprochera beaucoup en somme de celui qui s'établit dans le public d'un théâtre. Bien que ce petit nombre d'auditeurs n'ait pas payé sa place, et que la politesse leur commande de se com­poser un maintien, néanmoins le froid et l'ennui qui les gagnent en écoutant ne se dissimulent ja­mais bien, encore moins se peuvent-ils changer en une véritable attention, un intérêt passionné, une vive impatience de savoir comment l'action finira. L'auditeur ne pouvant, dans ce cas, ni commander à son visage, ni se clouer sur sa chaise, ces deux parties de l'homme indépendantes l'une de l'autre, son attitude et son visage, seront pour le lecteur de fidèles indices de ce qu'éprouvent ou n'éprouvent pas ceux qui l'écoutent. C'était-là à peu près exclu­sivement ce que j'observais toujours en lisant, et toujours il m'avait paru voir (sauf erreur de ma part) que pendant plus des deux tiers du temps qu'il fallait pour lire toute une tragédie, mes audi­teurs étaient immobiles, constamment émus, atten­tifs, et pleins d'une inquiète ardeur d'arriver au dénouement ; ce qui prouvait assez que, même dans les sujets les plus connus, il restait suspendu, et laissait encore le spectateur indécis jusqu'à la fin.
 
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Mais je dois également confesser que, pour ce qui est d'une foule de longueurs, des froides déclama­tions qui pouvaient se rencontrer, çà et là, outre que l'ennui m'avait souvent gagné moi-même en lisant, j'en trouvais la critique tacite, mais très-sin­cère, dans ces bienheureux bâillemens, dans ces toux involontaires, dans ces mouvemens inquiets qui, sans le vouloir, jugeaient l'œuvre et avertis­saient l'auteur. Je ne nierai pas, non plus, que d'excellensconseils.etengrandnombre, ne m'aient été donnés, après ces diverses lectures, par des gens de lettres, par des hommes du monde, et surtout par plusieurs dames, dans tout ce qui avait rapport aux passions. Les gens de lettres s'escri­maient sur l'élocution et les règles de l'art; les hommes du monde sur l'invention, la conduite et les caractères ; les rustres enfin me servaient fort à leur manière, avec leurs contorsions et leurs ronflemens plus ou moins significatifs. Tous en somme, à ce qu'il me semble, me furent d'une grande utilité. C'est ainsi qu'en écoutant tout le monde, en me souvenant de tout, en ne négligeant rien, en ne dédaignant aucun individu, quoique j'en estimasse un fort petit nombre, j'en tirai en­suite pour moi et pour mon art ce qui convenait le mieux. A toutes ces confessions j'en ajouterai une dernière, c'est que je m'apercevais fort bien qu'en venant de la sorte lire des tragédies au milieu d'un demi-public, et devant des gens qui n'étaient pas toujours ses amis, un étranger pouvait, par là même, s'exposer au ridicule. Mais je ne saurais
 
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me repentir d'avoir agi ainsi, si la chose a tourné au profit de l'art et au mien. S'il en est autrement, le ridicule de ces lectures ira se perdre dans un autre plus grand encore, celui de les avoir impri­mées et représentées.
 
===CHAPITRE X===
 
L'Antigone estreprésenlée a Rome. — J'imprime mes quatre premières tragédies. — Séparation bien douloureuse. — Voyage en Lombardie.
 
Je me tenais donc ainsi dans un demi-repos, cou­vant ma renommée tragique, mais encore incertain si j'imprimerais alors ou si je voulais attendre. Mais voici que le hasard m'offrit un moyen inter­médiaire entre l'impression et le silence, c'était de me faire jouer par une compagnie d'amateurs dis­tingués. Cette société dramatique donnait depuis quelque temps des représentations sur un théâtre particulier élevé dans le palais de l'ambassadeur d'Espagne, alors le duc de Grimaldi. On n'y avait encore joué que des tragédies et des comédies, toutes médiocrement traduites du français. J'assis­tai entre autres à une représentation du ''Comte d'Essex, ''de Thomas Corneille, mise en vers italiens par je ne sais qui, et dans laquelle la duchesse de Zagarolo remplissait assez malle rôle d'Elisabeth. Avec '''tout '''cela, comme cette dame était fort belle
 
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de sa personne et pleine de majesté, et qu'elle avait une merveilleuse intelligence de ce qu'elle disait, il me parut qu'avec de bons conseils on pouvait en faire une excellente actrice; et tombant ainsi d'une idée dans l'autre, je me mis en tête d'éprouver avec ces acteurs l'une de mes trop nombreuses tragé­dies. Je voulais m'assurer par moi-même s'il y avait chance de succès dans la manière que j'a­vais préférée à toutes les autres : une action simple et toute nue, un très-petit nombre de personnages, un vers brisé et assez capricieusement coupé pour se refuser à la monotonie du cantilène. Je choisis donc tout exprès l'Antigone, que je regardais comme l'une des moins passionnées, et me.dis à part moi que si elle avait le bonheur de réussir, à plus forte raison réussiraient les autres , pleines d'en­traînement et de variété dans la passion. La noble compagnie accueillit avec plaisir la proposition d'essayer mon Antigone; mais comme parmi ces acteurs, un seul alors était capable de jouer dans une[tragédie un rôle principal, le duc de Ceri, frère de la duchesse de Zagarolo, dont j'ai parlé, je me vis dans la nécessité de prendre le rôle de Créon ; je laissai celui d'Hémon au duc de Ceri ; sa femme prit celui d'Argia; le rôle capital d'Antigone re­venait de droit à la belle duchesse de Zagarolo. Ces quatre rôles distribués, la pièce fut jouée. Je n'ajouterai rien sur l'issue de ces représentations, n'ayant saisi que trop souvent l'occasion d'en par­ler dans mes autres écrits. Passablement enorgueilli du succès de cette-re-
 
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présentation, au commencement de Vannée sui­vante, 1783, je me décidai enfin à tenter pour la 1783. première fois la redoutable épreuve de l'impres­sion. Quoique le pas me parût très-glissant, j'en connus bien autrement le péril lorsque j'appris par expérience ce que c'était que les inimitiés et les in­trigues littéraires, les tromperies des libraires, les arrêts des journalistes, les bavardages de gazette, en un mot tout le triste cortège auquel on n'é­chappe guère pour peu qu'on se fasse imprimer ; toutes choses qui jusque alors m'étaient parfaite­ment inconnues. Enfin je ne savais même pas qu'il existât des journaux littéraires avec des extraits et des jugemens critiques sur les ouvrages nouveaux, tant j'apportais de conscience pure et naïve à ce métier d'écrivain.
 
Une fois décidé, et voyant que dans Rome je n'en finirais jamais avec les caprices de la révision, j'écrivis à Sienne pour prier mon ami de vouloir bien s'en charger. 11 s'y employa avec infiniment de zèle, lui d'abord, et avec lui quelques autres amis ou connaissances, me promettant d'y veiller lui-même, et de hâter avec diligence et sollicitude les progrès de l'impression. Je ne voulus d'abord risquer que quatre de mes tragédies, et j'en adres­sai à mon ami un manuscrit irréprochable sous le rapport du caractère et de la correction, mais pour la délicatese, l'élégance, la clarté du style, hélas 1 trop défectueux encore 1 Je croyais alors dans l'in­nocence de mon cœur qu'un auteur n'a plus rien à faire quand il a donné son manuscrit à l'impri-
 
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meur. Plus tard j'appris à mes dépens que là seu­lement son labeur commence.
 
Pendant les deux mois au moins que dura l'im­pression de ces quatre tragédies, j'étais à Rome sur les charbons ardens, en proie à de continuelles palpitations, et à une fièvre d'esprit que rien ne pouvait calmer. Plus d'une fois, mais la honte me retint, je fus tenté de me dédire et de reprendre mon manuscrit. Enfin elles m'arrivèrent successivement à Rome toutes les quatre, imprimées très-correcte­ment, grâce à mon ami ; mais, chacun a pu le voir, très-salement imprimées, grâce au typographe, et versifiées d'une manière barbare, comme je l'ai vu depuis, grâce à l'auteur. L'enfantillage de m'en aller de porte en porte déposer des exemplaires bien reliés de mes premiers travaux pour me con­cilier des suffrages m'occupa plusieurs jours, et me rendit passablement ridicule à mes propres yeux comme à ceux des autres. J'allai entre autres présenter mon ouvrage au pape qui régnait alors, Pie VI, à qui déjà je m'étais fait présenter il y avait un an lorsque j'étais venu me fixer à Rome. Et ici je confesserai, à ma grande confusion, de quelle tache je me souillai moi-même dans cette audience bien­heureuse. Je n'avais pas une très-grande estime pour le pape comme pape; je n'en avais aucune pour Braschi comme savant ou ayant bien mérité des lettres, qui en effet ne lui devaient rien. Et cependant, moi, ce superbe Alfieri, me faisant pré­céder de l'offre de mon beau volume, que le Saint Père reçut avec bienveillance, ouvrit et reposa sur
 
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sa petite table, avec beaucoup d'éloges et sans vouloir me laisser lui baiser le pied, mais me re­levant au contraire lui-même, car j'étais à genoux ; dans cette humble posture il me caressait la joue avec une complaisance toute paternelle ; moi donc, ce même Alfieri, l'auteur de ce fier sonnet sur Rome, répliquant alors avec la grâce doucereuse d'un courtisan aux louanges que le pontife me don­nait sur la composition et la représentation de l'An-tigone, dont il avait, m'assurait-il, ouï dire mer­veille , et saisissant le moment où il me demandait si je ferais encore des tragédies, louant fort du reste un art si ingénieux et si noble, je lui répondis que j'en avais achevé beaucoup d'autres , et dans le nombre un Saûl, dont le sujet, tiré de l'Écriture, m'enhardissait à en offrir la dédicace à Sa Sainteté, si elle daignait me le permettre. Le pape s'en ex­cusa, en me disant qu'il ne pouvait accepter la dé­dicace d'aucune œuvre dramatique de quelque genre qu'elle fût, et je n'ajoutai pas un mot sur ce sujet. J'avouerai ici que j'éprouvai alors deux mortifica­tions bien distinctes, mais également méritées. L'une, de ce refus que j'étais allé chercher volon­tairement ; l'autre, de me voir forcé à m'estimer moi-même beaucoup moins que le pape, car j'avais eu la lâcheté, ou la faiblesse, ou la duplicité (ce fut, certes, dans cette occasion, une de ces trois choses qui me fit agir, si ce n'est même toutes trois) d'offrir une de mes œuvres, comme une marque de mon es­time, à un homme que je regardais comme fort infé­rieur à moi, en fait de vrai mérite ; mais je dois éga-
 
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lement, sinon pour me justifier, au moinspour éclair-cir simplement cette contradiction apparente ou réelle entre ma conduite et ma manière de penser et de sentir, je dois exposer avec candeur la seule et véritable raison qui me.fit prostituer ainsi le cothurne à la tiare. Cette raison la voici. Les prê­tres propageaient depuis quelque temps certains propos sortis de la maison du beau-frère de mon amie, par où je savais que lui et toute sa cour se ré­criaient fort sur mes trop fréquentes visites à sa belle-sœur ; et comme leur mauvaise humeur allait toujours croissant, je cherchais, en flattant le sou­verain de Rome, à m'en faire plus tard un appui contre les persécutions dont j'avais déjà le pres­sentiment dans mon cœur, et qui, en effet, atten­dirent à peine un mois pour se déchaîner. Je crois aussi que cette représentation d'Antigone avait trop fait parler de moi pour ne pas augmenter le nombre de mes ennemis, et m'en susciter de nouveaux. Si je me montrai alors bas et dissimulé, ce fut donc par excès d'amour, et il faudra bien que celui qui rira de moi reconnaisse en moi son image. Je pou­vais laisser cette circonstance dans les ténèbres où elle était ensevelie. J'ai voulu,en la révélant, qu'elle fût une leçon pour tous et pour moi. J'avais trop à en rougirpour l'avoir jamais racontée à personne; je la dis seulement à mon amie quelque temps après. Si je l'ai rapportée, c'est aussi pour consoler tous les au­teurs présens ou futurs que des circonstances mal­heureuses forcent tous les jours honteusement et de plus en plus forceront à se déshonorer" eux et leurs
 
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œuvres par de menteuses dédicaces. Je veux encore que la malveillance puisse dire avec justice et vérité que si je né me suis pas avili par de telles faussetés, ce fut un simple effet du hasard qui ne voulut pas me contraindre à devenir vil ou à le paraître.
 
Au mois d'avril 1783, l'époux de mon amie tomba dangereusement malade à Florence. Son frère partit en toute hâte, pour le trouver encore vivant. Mais, le mal s'étant dissipé aussi prompte-ment qu'il était venu, il le trouva convalescent et hors de tout danger. Pendant cette convales­cence, le frère étant resté à Florence environ quinze jours, les prêtres qu'il avait amenés de Rome tinrent conseil avec ceux qui avaient assisté le malade à Florence, et décidèrent qu'il fallait absolument, au nom du mari, représenter et per­suader au beau-frère qu'il ne pouvait ni ne devait souffrir plus long-temps à Rome, dans sa propre maison, la conduite de sa belle-sœur. Je ne veux pas ici faire l'apologie de la vie que mènent d'or­dinaire à Rome et dans le reste de l'Italie presque toutes les femmes mariées. Je me bornerai à dire que la conduite de cette dame à mon égard était plutôt bien en-deçà qu'au-delà de ce qui se prati­quait communément à Rome. J'ajouterai que les torts de son mari et la manière brutale, odieuse, dont il en usait avec elle, étaient chose publique et connue de tout le monde. Toutefois j'avouerai aussi, pour l'amour de la justice et de la vérité, que le mari, le beau-frère et tous les prêtres de leur parti, avaient bien les meilleures raisons pour ne pas ap-
 
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prouver mes trop fréquentes visites dans cette maison, quoiqu'elles ne sortissent pas des bornes de l'honnêteté. Mais ce qui m'irritait, c'est que le zèle des prêtres qui furent les seuls moteurs de toute cette intrigue n'était ni évangélique ni dé­gagé de vues mondaines; car beaucoup d'entre eux faisaient en même temps, par leurs tristes exem­ples, l'éloge de ma conduite et la satire de la leur. Leur colère n'était donc pas fille d'une piété sin­cère, d'une vertu rigide, mais de l'astuce et de la vengeance. A peine de retour à Rome, le beau-frère fit signaler à la dame, par l'organe de ses prê­tres, qu'il avait été irrévocablement décidé entre son frère et lui qu'il fallait mettre un terme à mes assiduités auprès d'elle, et que pour son compte il ne les supporterait pas davantage. Ensuite cet homme violent et irréfléchi, comme si c'était là une manière de traiter la chose avec plus de décence, promena par toute la ville le scandale de ses cla­meurs, en parla lui-même à beaucoup de monde, et porta ses doléances jusqu'au pape. Le bruit courut alors que le pape, à ce sujet, m'avait donné le conseil ou l'ordre de quitter Rome ; ce n'était pas vrai, mais il eût pu aisément le faire, grâce à la liberté italienne. Alors me ressouvenant que quand j'étais à l'académie, il y avait déjà bien des années, et que je portais une perruque, comme je l'ai raconté, j'avais prévenu mes ennemis, en arra­chant moi-même cette perruque, avant qu'ils ne vinssent me l'ôter de force ; cette fois encore je pré­vins l'affront, et, au lieu d'attendre que l'on me
 
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chassât de Rome, je résolus moi-même d'en sortir. J'allai donc chez le ministre de Sardaigne, et le priai de faire savoir au secrétaire d'état qu'informé de tout le scandale qui avait lieu, j'avais irop à cœur la réputation, l'honneur et le repos d'une dame si vénérable, pour ne pas prendre immédia­tement le parti de m'éloigner quelque temps, et que, pour mettre un terme aux méchans propos, je par­tirais dans les premiers jours du mois prochain. Ce douloureux et volontaire exil plut au ministre et reçut l'approbation du secrétaire d'état, du pape, et de tous ceux quiconnurent la vérité. Je me pré­parai donc à ce cruel départ. Ce qui surtout m'y décida, ce fut la triste vie que je prévoyais devoir être désormais la mienne, si je restais à Rome sans pouvoir continuer à la voir chez elle, et en l'expo­sant à mille chagrins, à des dégoûts infinis, si je m'arrangeais pour la voir assidûment ailleurs avec une publicité affectée, ou sous le voile inutile d'un mystère sans dignité. Mais demeurer à Rome sans qu'il fût possible de nous voir, c'était pour moi un tel supplice, que, d'accord avec elle, et de deux maux préférant le moindre, je choisis l'absence, en attendant des temps meilleurs.
 
Le 4 mai 1783, et ce jour a été jusqu'ici et sera toujours pour moi la date d'un bien amer souvenir, je m'éloignai donc de celle qui était plus que la moitié de moi-même. Des quatre ou cinq sépara­tions qu'il me fallut subir ainsi, celle-ci fut pour moi la plus terrible ; car toute espérance de la revoir était pour moi désormais incertaine et éloignée.
 
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Cet événement vint de nouveau jeter dans mon es­prit un trouble qui se prolongea pendant deux ans, et qui empêcha, retarda.et même sous tous les rapports, dérangea notablement mes études. Durant les deux années démon séjour à Rome, j'avais mené une vie vraiment heureuse. ''LavillaStrozzi, ''située auxTher-mes deDioclétien, m'avait offert une retraite déli­cieuse. J'y consacrais à l'étude mes longues matinées, sans sortir de chez moi, si ce n'est une heure ou deux pour courir à cheval dans ces solitudes immenses et dépeuplées des environs de Rome, qui invitent à réfléchir, à pleurer, à faire des vers. Le soir, je descendais dans la ville habitée, et quand je m'é­tais reposé des fatigues de l'étude avec l'aimable vue de celle pour qui seule je vivais, pour qui seule j'étudiais, je retournais content à mon désert, où je ne rentrais jamais plus tard que onze heures. Vainement on eût cherché dans l'enceinte d'une grande ville un séjour plus riant, plus libre, plus champêtre, mieux assorti à mon humeur, à mon ca­ractère, à mes occupations. J'en conserverai toute ma vie le souvenir et le regret.
 
Ayant donc ainsi laissé dans Rome mon unique amie, mes livres, cette chère villa, mon repos et moi-môme avec tout le reste, je m'en éloignai comme un homme stupide et insensé. Je me dirigeai du côté de Sienne, pour pouvoir au moins librement y pleurer quelques jours dans le sein de mon ami. Je ne savais pas bien encore moi-même où j'irais, où je m'établirais, ce que je ferais. Je trouvai une grande consolation à m'entretenir avec cet homme
 
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incomparable; il était bon, compatissant, et, avec beaucoup d'élévation et de fierté, c'était l'âme la plus humaine. On ne connaît jamais aussi bien que dans la peine le prix et l'utilité d'un ami véritable. Sans mon ami, je serais aisément, je crois, devenu fou. Mais lui, voyant en moi un héros honteusement avili et tombé au-dessous de lui-même, quoiqu'il sût bien par expérience ce que pouvaient les noms de force et de vertu, se garda bien d'opposer à mon délire le langage inopportun et cruel d'une raison sévère et glacée ; mais il eut l'art d'affaiblir ma douleur et de la vaincre en la partageant avec moi. Ohl don rare et céleste, en vérité 1 savoir en même temps raisonner et sentir!
 
Cependant toutes mes facultés intellectuelles étaient ou amoindries ou endormies, il n'y avait pour moi qu'une occupation, une pensée, écrire des lettres ; et tant que dura cette troisième séparation, qui de toutes fut la plus longue, j'en écrivis vrai­ment des volumes. Ce que j'écrivais alors, je ne saurais le dire; j'exhalais la douleur, l'amitié, l'a­mour, la colère, en un mot, toutes les passions contraires, indomptables^ d'un cœur trop plein, d'une âme mortellement blessée.Pendant ce temps, toute idée littéraire allait s'éteignant dans mon cœur et dans mon esprit. C'était au point que différentes lettres que j'avais reçues de Toscane à l'époque de mes ennuis de Rome, lettres remplies des plus amères critiques sur mes tragédies imprimées, ne firent pas alors sur moi plus d'effet que si l'on m'eût parlé des tragédies d'un autre. De ces lettres, quel-
 
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ques-unes étaient écrites avec sel et courtoisie, presque toutes grossièrement et sans esprit; plu­sieurs étaient signées, d'autres non, et toutes s'ac­cordaient à ne blâmer presque exclusivement que mon style, ''très-dur, ''disait-on, ''très-obscur, très-ex­travagant '', mais sans vouloir ou sans pouvoir me préciser en aucune manière ni où, ni comment, ni pourquoi. Arrivé en Toscane, mon ami, pour me distraire de mon unique pensée, me lut dans les feuilles de Florence et de Pise, qu'on appelait ''journaux, ''l'extrait des lettres qui m'avaient été adressées à Rome. Ce furent les premiers journaux littéraires qui, dans une langue quelconque, me tombèrent sous les yeux et dans les mains; et alors seulement je pénétrai dans les replis de cet art respectable qui blâme ou loue les différens livres avec un égal discernement, selon que les auteurs de ces livres ont payé, choyé, ignoré ou dédaigné le journaliste. Je m'inquiétai peu, à dire vrai, de ces censures vénales, ayant alors l'esprit uniquement préoccupé d'une tout autre pensée.
 
Après un séjour à Sienne d'environ trois semai­nes, pendant lesquelles je ne vis et ne fréquentai personne autre que mon ami, je craignis de lui de­venir trop importun, parce que je l'étais à moi-môme. Qu'on ajoute à cela l'impossibilité de m'oc-cuper de quoi que ce fût, et le besoin de changer de lieu, qui me revenait, comme toujours, avecl'ennui etl'oisiveté : c'était plus qu'il n'en fallait pour m'in-spirer la résolution d'échapper encore à l'inaction par les voyages. La fête de l'Ascension approchait,
 
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et je m'en allai à Venise, où je l'avais déjà vue, il y avait bien des années. Je traversai Florence en cou­rant; car je souffrais trop de l'aspect de ces lieux qui m'avaient vu si heureux, et qui maintenant me revoyaient si triste et si accablé. Toutes les distrac­tions du voyage, ses fatigues, et le mouvement du cheval en particulier, me furent un grand bienfait, pour ma santé, du moins, qui depuis trois mois s'é­tait profondément altérée parmi tant de labeurs d'esprit, d'intelligence et de cœur. En quittant Bo­logne, je changeai de route pour visiter à Ravenne le tombeau du poète, et j'y passai tout un jour à prier, à rêver, à pleurer. Pendant ce voyage de Sienne à Venise, se rouvrit dans mon cœur une nouvelle et abondante veine de poésies amou­reuses, et il n'y avait pas de jour où je ne me visse forcé d'écrire un ou plusieurs sonnets qui venaient impétueusement et d'eux-mêmes s'offrir à mon ima­gination agitée. A Venise, lorsque j'appris qu'entre l'Angleterre et les Américains avait été conclue une paix définitive qui assurait leur complète indépen­dance, j'écrivis la cinquième ode de ''Y Amérique li­bre, ''et je complétai ainsi ce petit poème lyrique. De Venise, je me rendis à Padoue, mais je n'oubliai pas cette fois, comme j'avais fait les deux précédentes, d'aller visiter à Arqua la maison et le tombeau de notre souverain maître en amour. J'y consacrai éga­lement tout un jour aux larmes et à la poésie, uni­quement pour épancher le trop plein de mon cœur. A Padoue, je fis personnellement connaissance avec le célèbre Cèsarotti, .dont les manières vives et at-
 
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trayantes ne me charmèrent pas moins que l'avait toujours fait la perfection de ses vers dans sa tra­duction d'Ossian. De Padoue je retournai à Bolo­gne, en passant par Ferrare, où je voulais accomplir mon quatrième pèlerinage poétique, en y visitant la tombe et les manuscrits de l'Arioste. J'avais plus d'une fois visité à Rome celle du Tasse, ainsi que son berceau à Sorrente, où j'étais allé tout exprès pour cela, dans mon dernier voyage à Naples. Ces quatre poètes de l'Italie étaient alors -, ils sont en­core et seront toujours pour moi les premiers, je dirais môme les seuls de cette admirable langue. Il m'a toujours paru que l'on trouvait en eux tout ce que peut humainement donner la poésie, moins cependant le mécanisme du vers blanc de dialo­gue; mais on peut le tirer de la matière qu'ils ont employée, et le reconstruire en le façonnant d'une autre manière. Voici seize ans que ces quatre grands maîtres sont journellement dans mes mains, et ils me semblent toujours nouveaux, toujours meilleurs dans ce qu'ils ont d'excellent, j'ajouterai toujours très-utiles dans ce qu'ils ont de plus mauvais. Car je ne suis ni assez aveugle ni assez fanatique pour, soutenir qu'ils n'ont pas tous les quatre leurs en­droits médiocres ou mauvais ; mais je dirai qu'il y a encore beaucoup à apprendre, je dis beaucoup, là où ils ont failli. Mais il faut pour cela savoir pénétrer dans le secret de leurs motifs et de leurs intentions ; car ce ne serait pas assez de les com­prendre et de les goûter, si on ne les sentait. De Bologne, toujours pleurant, rimant toujours,
 
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je m'en allai à Milan. A Milan, je me trouvais trop près de mon cher abbé de Caluso, qui était venu passer la belle saison avec ses neveux dans leur admirable château de Masino, peu éloigné de Ver-celli, pour ne pas faire de ce côté une petite excursion. Je restai cinq ou six jours avec lui. Me voyant alors à la porte de Turin, j'eus honte de ne pas pousser jusque là, pour embrasser ma sœur. J'allai donc y passer une nuit avec mon ami, et le lendemain soir nous retournâmes à Masino. Ayant quitté le pays depuis la donation de mes biens, et de manière à laisser croire que je ne vou­lais plus y rentrer, je ne me souciais pas de m'y faire voir si tôt, surtout à la cour. C'est pour cela que je ne fis que paraître et disparaître ; et cette course rapide, que beaucoup peut être auront trouvée bi­zarre, cessera de l'être dès qu'on en saura la rai­son. 11 y avait déjà plus de six ans que je ne de­meurais plus à Turin, où je ne voyais pour moi ni sécurité, ni repos, ni liberté, et je ne devais, je ne voulais, je ne pouvais pas y rester plus long-temps. De Masino, je retournai bientôt à Milan, où je passai encore presquo tout le mois de juillet; j'y rencontrais fort souvent alors l'auteur très-original du ''Matin, ''ce véritable précurseur de la satire ita­lienne qui n'était pas née encore. Ce célèbre et correct écrivain m'apprit à rechercher avec une ex­trême docilité, et avec un désir sincère de réussir à le trouver, en quoi consistait surtout le défaut de mon style tragique. Parini, avec une bonté toute paternelle, me donna divers conseils sur des choses
 
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peu importantes, à dire vrai, et qui toutes ensemble ne peuvent pas constituer ce qu'on appelle le style, mais seulement quelques-unes de ses parties. Mais ce qui constitue surtout, sinon uniquement, le vrai défaut d'un style, et ce que je ne pouvais alors bien discerner par moi-même, Parini ni Cesarotti n'ont jamais pu ou voulu me l'apprendre, ni eux, ni aucun des hommes de mérite que je visitai et que j'in­terrogeai avec la ferveur et l'humilité d'un novice, pendant ce voyage en Lombardie. Et après bien des années de travail et d'incertitude, il me fallut trou­ver moi-même en quoi je me trompais, et moi-même essayer dele corriger. En somme, au-delà des Apen­nins mes tragédies avaient eu plus de succès qu'en Toscane ; le style même y avait rencontré des cen­seurs moins acharnés et un peu plus éclairés. La même chose était arrivée à Rome et à Naples, au­près du petit nombre de ceux qui avaient daigné me lire. C'est donc un vieux privilège qui n'ap­partient qu'à la Toscane, que celui d'encourager ainsi les écrivains de l'Italie, lorsqu'ils n'écrivent pas en style académique.
 
===CHAPITRE XI===
 
J'imprime encore six autres tragédies. — Diverses critiques adressées aux quatre premières. — Réponse â la lettre de Calsabigi.
 
. Dans les premiers jours du mois d'août, je partis de Milan et je retournai en Toscane. J'y allai '''par'''
 
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cette nouvelle route, si pittoresque et si belle, qui passe à Modène et aboutit à Pistoja. Chemin fai­sant, j'essayai pour la première fois d'épancher en quelques épigrammes le fiel poétique justement amassé dans mon cœur. J'étais intimement per­suadé que si notre langue était pauvre d'épigrammes satiriques, mordantes, bien affilées, la faute certes n'en était pas à elle, car elle a bec et ongles, du trait, de la précision et de l'énergie, autant et plus qu'en ait jamais eu aucune langue. Les pédans de Florence, vers qui je descendais à grands pas, en me rapprochant de Pistoja, me fournissaient une riche matière pour m'exercer un peu dans cet art nouveau pour moi. Je m'arrêtai quelques jours à Florence, et j'en visitai plusieurs, prenant la peau de l'agneau pour apprendre à me divertir à leurs dé­pens. Leurs lumières m'enrichissant peu, je fis du moins une ample moisson de leurs ridicules. Ces modestes docteurs me laissèrent ou plutôt me firent clairement entendre que si, avant d'imprimer, je leur avais donné mon manuscrit à corriger, j'au­rais pu bien écrire. Ils me dirent encore mille im­pertinences du même genre. Je leur demandai pa­tiemment en quoi j'avais manqué à la pureté et à l'analogie des mots, à la sainteté de la grammaire, où étaient enfin dans mes vers les solécismes, les barbarismes, les fautes de mesure. Mais comme ils savaient médiocrement leur métier, ils ne purent me citer dans mon livre aucune tache de ce genre en m'en désignant les endroits. 11 y avait pourtant bien quelques petites infractions à la grammaire;
 
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mais ils étaient incapables de les y trouver. Ils se contentèrent donc de m'apporter quelques mots qui, disaient-ils, étaient passés de mode, quelques tours inaccoutumés, ou trop concis, ou obscurs, ou durs à l'oreille. Enrichi de si rares connaissances, imbu de si profondes doctrines, éclairé dans l'art tragique des lumières de ces savans maîtres, je m'en retournai à Sienne. Là je me déterminai, autant pour m'imposer une occupation forcée que pour me dis­traire de mes pensées douloureuses, de faire con­tinuer sous mes yeux l'impression de m'es tragédies. Lorsque je rapportai à mon ami les connaissances et les lumières que j'étais allé demander aux divins oracles de l'Italie, et particulièrement à ceux de Pise et de Florence, nous nous donnâmes un mo­ment la comédie à leurs frais, avant de leur apprê­ter de quoi rire encore aux dépens de mes tragédies nouvelles. Je me mis à cette impression avec cha­leur, mais avec trop de hâte ; car à la fin de sep­tembre, c'est-à-dire en moins de deux mois, j e fis pa­raître mes six tragédies en deux volumes, qui, avec le précédent, où il y en a quatre, forment l'ensem­ble de cette première édition. Il me fallut alors ap­prendre, par une dure expérience, ce que je ne sa­vais pas encore. Quelques mois auparavant, j'avais fait connaissance avec les journaux et les journa­listes. Cette fois ce dut être avec les censeurs de ma­nuscrits, avec les réviseurs d'impression, les com­positeurs, les pressiers et les proies. Ces trois der­niers, du moins, on peut en les payant les rendre très-dociles ; mais les réviseurs et les censeurs, tant
 
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spirituels que temporels, ne faut-il pas les visiter, les solliciter , les flatter, les supporter? et certes ce n'est pas chose légère. La première fois, mon ami Gori s'était chargé à Sienne de faire pour moi ces fastidieuses démarches, et il était bien capable de les recommencer pour ces deux autres volumes. Mais, ayant désiré voir, une fois du moins, un peu de tout dans ce monde, je voulus profiter de l'oc­casion pour voir le sourcil d'un ''censeur ''et la gravité pétulante d'un ''réviseur; ''et certes il y aurait eu une ample matière à rire, pour un cœur moins triste que n'était le mien.
 
Ce fut aussi alors pour la première fois que je m'occupai moi-même de la correction des épreuves ; mais j'avais l'esprit trop accablé et trop peu capa­ble d'application pour corriger comme je l'aurais du, comme je l'aurais pu, comme je le fis plusieurs années après, en réimprimant à Paris, le style de ces tragédies. Et cependant rien ne s'y prête mieux que les épreuves de l'imprimeur, où, sur des frag-mens isolés et séparés du corps de l'œuvre, l'œil aperçoit plus vite les choses qui ne sont pas assez bien dites, les obscurités, les vers mal tournés, en un mot toutes ces petites négligences qui, en se re­nouvelant et se multipliant, finissentpar faire tache. En somme, et de l'avis même des malveillans, ces six nouvelles tragédies furent jugées beaucoup plus pures que les quatre premières. Je fis très-bien alors de ne pas joindre les quatre qui restaient aux dix que je venais d'imprimer, entre autres la-Conjura­tion des Pazzi et la Marie Stuart, qui dans les cir-
 
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constances où je me trouvais, pouvaient ajouter en­core à mes embarras et aux ennuis de celle qui m'intéressait bien plus que moi-même. En attendant, la fatigue de cette correction d'épreuves, si folle­ment renouvelée en si peu de temps, outre que je m'en occupais le plus souvent aussitôt après mon dîner, me donna un accès de goutte assez violent pour me tourmenter et me tenir enfermé pendant quinze jours, parce que je n'avais pas voulu d'abord garder le lit. Cet accès était le second ; j'avais eu le premier à Rome, il y avait un peu plus d'un an; mais il avait été fort peu de chose. Le second ne me laissa plus douter que ce passe-temps ne dût souvent me visiter pendant le reste de ma vie. Cette incommo­dité provenait pour moi de deux sources, la tris­tesse de l'âme et le travail immodéré de l'esprit. Mais l'extrême sobriété de mon régime la combattit toujours victorieusement ; ne faisant rien pour la nourrir, elle ne m'a livré jusqu'ici que de rares et faibles assauts. J'étais au moment de terminer l'impression, lorsque je reçus de Calsabigi, de Na-ples,unetrès-longuelettre sur mes quatre premières tragédies, lettre pleine de citations en toute langue, mais assez bien raisonnée. Aussitôt après l'avoir reçue, je me mis à y répondre. C'était jusque là le seul écrit qui fût parti d'une critique saine, juste et éclairée. J'y trouvais en outre l'occasion de dé­velopper mes raisons ; et, tout en cherchant moi-même comment et en quoi j'avais failli, j'enseignais au reste de mes ineptes censeurs à critiquer avec discernement et avec '''fruit ou à se taire. Cet écrit'''
 
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qui ne me coûta presque aucun travail, parce que j'étais alors tout plein de mon sujet, pouvait encore avec le temps servir comme de préface à toutes mes tragédies, quand j'aurais achevé de les imprimer. Mais alors je le réservai à part moi, et ne voulus point l'ajouter à l'édition de Sienne, qui, n'étant pour moi qu'un simple essai, devait apparaître dé­nuée de toute excuse, et recevoir ainsi de tous côtés toutes les flèches de la critique. Je me flattais sans doute que j'y trouverais la vie plutôt que la mort ; car rien n'est plus propre que de sottes critiques, à ranimer un auteur. J'aurais passé sous silence ce calcul de mon petit orgueil, si, dès le commence­ment de ces bavardages, je n'avais entrepris, je n'avais promis de ne rien taire, ou presque rien, de ce qui me regarde, ou du moins de ne rien dire de ma manière d'opérer qui ne fût de la plus exacte vérité. L'impression terminée, je publiai le second volume au commencement d'octobre, et je réservai le troisième pour provoquer une guerre nouvelle, aussitôt que la seconde serait apaisée, et l'horizon éclairci.
 
Sur ces entrefaites, ce qui alors me tenait au cœur plus vivement que tout le reste, l'espérance de revoir mon amie ne pouvant en aucune manière se réaliser cet hiver, accablé, désespéré, et ne trou­vant nulle part le repos ni un lieu où il me fût pos­sible de me tenir, je songeai à faire un long voyage en France et en Angleterre, non qu-'il me fût resté un vif désir ou une grande curiosité de revisiter ces deux pays, dont j'avais eu bien assez dans mon
 
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second voyage, mais seulement pour changer de place. C'est le seul remède, la seule consolation que j'aie jamais su trouver à mes douleurs. Je voulais aussi profiter de l'occasion pour acheter des che­vaux anglais, autant que je pourrais. C'était alors, c'est encore la troisième de mes passions, mais si effrontée, celle-ci, si audacieuse et tant de fois re­naissante, que souventes fois les beaux coursiers ont osé combattre, ont osé vaincre les livres et les vers ; car, en cette tristesse de mon cœur, les muses retenaient bien peu d'empire sur mon esprit. Ainsi, de poète redevenant palefrenier, je partis pour Lon­dres, l'imagination enflammée et ne rêvant que belles têtes, beaux poitrails, hautes encolures, vastes croupes, et ne songeant guère, si j'y songeais, à mes tragédies publiées ou non publiées. Toutes ces sottises me firent perdre au moins huit mois, pendant lesquels je ne faisais plus rien, n'étudiant pas, lisant à grand'pcine quelques petits fragmens de mes quatre poètes qui, tantôt l'un, tantôt l'au­tre, prenaient place dans ma poche, compagnons inséparables de mes éternelles courses; n'ayant enfin d'autre pensée que mon amie absente, à qui de temps en temps j'adressais quelques vers élé-giaques que j'ajustais de mon mieux.
 
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===CHAPITRE XII===
 
Troisième voyage en Angleterre, uniquement pour y acheter des chevaux.
 
Je quittai Sienne vers le milieu d'octobre, et je pris la route de Gènes par Pise et Lerici. Gori m'accompagna jusqu'à Gènes, où nous nous sépa­râmes au bout de deux ou trois jours. Il repartit pour la Toscane, et je m'embarquai pour Antibes. Je fis le trajet en très-peu de temps, un peu plus de dix-huit heures ; mais il ne fut pas sans danger, et je passai toute la nuit dans une espèce de crainte. La felouque était petite, et j'y avais embarqué ma voiture, qui lui faisait perdre l'équilibre ; le vent ni la mer n'étaient bons, et j'eus là d'assez mauvais momens. A peine débarqué, je repartis pour Aix, où je ne séjournai pas ; je ne m'arrêtai qu'à Avignon, où j'allai visiter avec transport la délicieuse soli­tude de Vaucluse. La Sorgue reçut mes larmes dans son sein, larmes où il n'entrait ni feinte ni imita­tion, mais qui coulaient bien de mon cœur. Ce jour-là, je fis quatre sonnets en allant à Vaucluse, et pendant que j'en revenais ; et ce fut un des jours les plus heureux et en môme temps un des plus douloureux que j'aie passés en ce monde. En quit­tant Avignon, je voulus visiter la célèbre chartreuse de Grenoble, partout répandant mes larmes ; j'allai recueillant une foule de vers sur ma route, jusques à Paris, où j'arrivai pour la troisième fois. Cetim-
 
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mense cloaque ne manqua pas de produire sur moi son effet ordinaire : indignation et douleur. J'y de­meurai environ un mois, qui me parut un siècle, quoique j'eusse apporté avec moi différentes lettres pour bon nombre de littérateurs en tout genre ; et au mois de décembre je me disposai à passer en Angleterre. En France, la plupart des gens de let­tres savent très-peu de chose de notre littérature italienne, et c'est beaucoup s'ils comprennent Mé­tastase. Or, comme de mon côté je ne pouvais ni ne voulais rien savoir de la leur, il n'y avait pas entre nous matière à longs discours. Tout au con­traire, enrageant au fond du cœur de m'être de nouveau mis dans le cas d'entendre et de parler encore ce jargon nasal, ce qu'il y a au monde de moins toscan, je hâtai de tout mon pouvoir le mo­ment de m'en éloigner. Pendant le peu de temps que je restai à Paris , le fanatisme et la vogue du jour étaient alors aux aérostats, et je vis deux des premières et des plus heureuses expériences que l'on en fit ; l'une avec un ballon plein d'air ra­réfié, l'autre avec de l'air inflammable. Chacun d'eux portait deux personnes. Grandiose et admi­rable spectacle 1 sujet qui semble appartenir à la poésie plutôt qu'à l'histoire! découverte enfin à qui, pour mériter d'être appelée sublime, il ne manque jusqu'ici que de pouvoir ou de paraître pouvoir s'appliquer un jour à quelque chose d'utile. Arrivé 1784. à Londres, il ne se passa pas huit jours que je ne me misse en devoir d'acheter des chevaux : d'abord un de course, puis deux de selle, puis un autre, puis
 
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six de trait. Et comme plusieurs poulains m'étaient morts successivement ou avaient mal réussi, et que j'en rachetais deux pour un qui mourait, à la fin de mars 1784, il se trouva qu'il m'en restait quatorze. Cette passion furieuse, qui couvait en moi sous la cendre depuis bientôt six ans, irritée par cette lon­gue privation, privation complète ou partielle, s'é­tait si violemment rallumée dans mon cœur et dans mon imagination, que me raidissant contre les ob­stacles, et voyant que de dix chevaux que j'avais achetés, j'en avais perdu cinq en si peu de temps, j'arrivai à quatorze, précisément comme j'avais poussé mes tragédies à quatorze, ne voulant d'a­bord en faire que douze. Les tragédies avaient épuisé mon esprit, les chevaux vidèrent ma bourse ; mais la distraction de tous ces chevaux me rendit, avec la santé, le courage de recommencer à faire des tragédies et d'autres ouvrages. Je n'eus pas si grand tort de dépenser tout cet argent, puisqu'il me servit aussi à racheter ma verve et mon élan, qui languissaient dès que j'étais à pied ; et j'eus d'au­tant mieux raison de le dépenser que je me trou­vais l'avoir en espèces sonnantes. Les trois pre­mières années qui suivirent la donation de mes biens, j'avais vécu en avare; les trois dernières, j'avais fait une dépense convenable mais modérée. J'avais donc alors entre les mains une somme assez ronde que j'avais épargnée : c'était tout le produit de mes rentes viagères de France, auxquelles je n'a­vais point touché. Ces quatorze amis m'en prirent une grande partie qu'il fallut débourser pour les
 
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acheter et les transporter en Italie ; le reste s'en alla dans leur entretien, pendant les cinq années qui suivirent ; car, une fois sorti de leur île, aucun d'eux ne voulut plus mourir, et moi je m'attachai trop à eux pour vouloir en vendre un seul, après m'êtresi magnifiquement monté. Désolé dans le cœur de ne pouvoir me rapprocher de celle dont l'amour était pour moi la source de toute sage pen­sée, de toute noble action, je ne fréquentais , je ne recherchais plus personne : je restais avec mes che­vaux, ou j'écrivais lettres sur lettres. C'est ainsi que je passai environ cinq mois à Londres, sans penser plus à mes tragédies que si jamais je n'en avais eu l'idée. Seulement, à part moi, me revenait souvent ce singulier rapport de nombre entre mes tragédies et mes bêtes. Je me disais en riant : « C'est un cheval que tu as gagné par tragédie ; » faisant allusion aux ''chevaux ''que nous adminis­traient à coups de fouet nos modernes ''Orbilius, ''lorsque nous faisions au collège quelque mauvaise composition *.
 
Je vécus ainsi des mois et des mois dans cette honteuse et lâche oisiveté ; chaque jour je négli-
 
1 En Italie, dit le traducteur qui nous a précédé, et qui étant Italien connaissait bien, sans doute, les usages de son pays, quand un écolier fait une sottise, le maître ordonne à un de ses camarades de le prendre sur son dos en lui tenant fortement les mains. Dans cette posture, il reçoit des coups de fouet. Cela s'appelle : ''Donner ''tin ''cheval. {Note du Trad.)''
 
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geais de plus en plus la lecture de mes poètes fa­voris, et ma veine poétique allait toujours s'ap-pauvrissant. Pendant tout le temps de mon séjour à Londres, je ne fis qu'un sonnet, et deux au mo­ment de partir. Je me remis en route, au mois d'avril, avec cette nombreuse caravane, et j'arri­vai à Calais, puis à Paris encore; puis, en passant par Lyon et par Turin, je retournai à Sienne. Mais il est beaucoup plus court et plus facile de le ra­conter ici la plume à la main, qu'il ne le fut de l'exécuter avec tant d'animaux. J'éprouvais chaque jour, à chaque pas, des embarras et des mécomp­tes qui empoisonnaient trop amèrement le plaisir que j'aurais pu trouver à ma ''chevalerie. ''C'était celui-ci qui toussait, celui-là qui refusait de man­ger; l'un boitait, l'autre avait les jambes enflées, cet autre perdait ses fers. C'était un océan de mal­heurs continuels dont j'étais le premier martyr. Et quand il fallut passer la mer pour les trans­porter de Douvres, me les voir, comme un vil troupeau, jeter au fond du bâtiment pour lui ser­vir de lest, salis à ne plus même distinguer le bel or châtain de leur charmante robe ; et à Calais, avant de débarquer, lorsqu'on enleva les quelques planches qui leur formaient une espèce de toit, voir leur dos tenir lieu de banc à de grossiers mate­lots qui cheminaient sur eux comme si ce n'eût pas été des corps vivans, mais la simple continuation du plancher, les voir enfin tirés en l'air avec un câ­ble, les quatre jambes pendantes, pour être en­suite descendus dans la mer, la marée ne permettant
 
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pas au bateau d'aborder avant la matinée suivante 1 Si on ne les débarquait, le soir, de cette manière, ne fallait-il pas les laisser embarqués toute la nuit dans une position si incommode? ce fut, en un mot, mille morts à subir. Mais je déployai tant de sollicitude et de prévoyance, d'activité à remédier au mal, et d'obstination à m'en occuper toujours par moi-même, qu'à travers toutes les vicissitudes, tous les dangers, tous les embarras, je les sauvai tous, et les amenai tous à bon port, et sans acci-dens graves.
 
Je dois confesser, pour être sincère, qu'outre ma passion pour mes chevaux, j'y mettais aussi une vanité non moins sotte qu'extravagante ; et lorsqu'à Paris, à Amiens, à Lyon, à Turin, ou ail­leurs, mes chevaux obtenaient le suffrage des con­naisseurs, je levais la tête et me rengorgeais, ab­solument comme si je les avait faits. Mais l'épisode le plus hardi et le plus épique de mon expédition, ce fut de passer les Alpes avec toute ma cara­vane , entre Lanslebourg et la Novalaise. J'eus beaucoup de peine à bien ordonner leur marche et à surveiller l'exécution de mes ordres pour qu'il n'arrivât aucun malheur, à des bêtes si énormes et si lourdes, sur la pente étroite et difficile de ces routes sillonnées de précipices. J'éprouvai tant de plaisir à régler cette marche, que le lecteur me per­mettra bien sans doute d'en trouver encore un peu à les lui décrire. Ceux qui ne le voudraient pas n'ont qu'à tourner la page. Pour ceux qui liront, ils jugeront si je m'y entendais mieux à ordonner
 
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la marche de quatorze bêtes entre ces autres Ther-mopyles, que les cinq actes d'une tragédie.
 
Mes chevaux, grâce à leur jeunesse, à mes soins paternels et à une fatigue modérée, étaient pleins de feu et de vivacité ; il n'en était que plus scabreux de les conduire sans accident par ces montées et ces descentes. Je pris donc à Lanslebourg autant d'hommes que j'avais de chevaux, chacun ayant le sien qu'il devait guider à pied, et en lui tenant la bride très-courte. Attachés à la queue l'un de l'autre , ils escaladaient la montagne avec leurs hommes ; mais, de trois en trois, j'avais interposé un de mes palefreniers qui, monté sur un mulet, sur­veillait les trois chevaux qui le précédaient et dont la garde lui était confiée : et ainsi de trois en trois. Au milieu de la marche se tenait un maréchal de Lanslebourg, avec des clous et un marteau, des fers et des bottes de rechange, pour venir au se­cours des pieds qui pourraient se déferrer, ce qu'il fallait craindre surtout parmi ces grosses pierres. Moi enfin, en qualité de chef de l'expédition, j'ar­rivais le dernier, monté sur Frontin, le plus petit et le plus léger de mes chevaux, et ayant à mes côtés deux adjudans de route, piétons très-agiles, que j'envoyais de la queue porter mes ordres à la tête et au centre. Nous arrivâmes ainsi le plus heureusement du monde au sommet du Mont-Cenis ; mais quand nous fûmes pour descendre en Italie, comme on sait que dans les descentes les chevaux ne manquent jamais de s'égayer, de hâter le pas, et même de cabrioler inconsidérément, j'a-
 
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bandonnai mon poste, et, mettant pied à terre, j'allai me placer en tête de la colonne, dont je ré­glai la marche jpas à pas. Pour modérer encore le mouvement de la descente, j'avais mis à la tête mes chevaux les plus forts et les plus pesans. Pendant le trajet, mes adjudans couraient sans cesse de la tête à la queue pour les tenir tous en­semble, et sans autre intervalle que la distance voulue. Malgré tous mes soins, plusieurs se défer­rèrent de trois pieds ; mais mes dispositions étaient si bien prises, qu'aussitôt le maréchal put y porter remède, et ils arrivèrent tous sains et sauf à la Novalaise , les pieds en fort bon état, et sans qu'aucun fût devenu boiteux. Ces balivernes pourront servir de règle à ceux qui voudraient passer ou ces mêmes Alpes, ou d'autres montagne avec un grand nombre de chevaux. Pour moi, qui avais si heureusement dirigé cette expédition, je ne m'estimais guère moins qu'Annibal pour avoir fait passer un peu plus au midi ses éléphans et ses esclaves. Mais s'il lui en coûta beaucoup de vinai­gre, j'y dépensai, moi, beaucoup de vin ; car guides et maréchaux, palefreniers et adjudans, tous en pri­rent à leur gré.
 
La tête ainsi remplie de ces misères où mes che­vaux jouaient le grand rôle, mais vide en retour de toute pensée utile et louable, j'arrivai à Turin vers la fin de mai, et m'y arrêtai environ trois semaines, après une absence de plus de sept ans. Pour mes chevaux, dont je commençai par fois à m'ennuyer, vu le temps que cela.durait, après sept
 
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ou huit jours de repos, je les expédiai, devant moi, sur la route de Toscane, où je me proposai de les rejoindre. Je voulais, en attendant, respirer un peu de tant de tracas, de fatigues et de puérilités, qui allaient peu* il faut en convenir, à ua poète, tragique, âgé de trente-cinq ans bien sonnés. Avec tout cela, cette distraction, ce mouvement, cette interruption complète de toutes mes études avaient été pour ma santé d'une merveilleuse ressource. J'avais retrouvé toute ma force, et me sentais ra­jeuni de corps, comme aussi peut-être trop ra­jeuni de sens et de savoir, car mes chevaux m'a­vaient ramené au galop à l'époque où j'étais un âne. Et la rouille s'était de nouveau si bien empa­rée de mon esprit, que je me croyais retombé pour toujours dans l'impuissance d'inventer et d'é­crire .
 
===CHAPITRE XIII===
 
Court séjour 'à Turin. — J'y assiste à la représentation de Virginie.
 
Je goûtai à Turin quelques plaisirs, mais j'y éprouvai plus de déplaisirs encore. Revoir les amis 'de sa première jeunesse, et les lieux que l'on a con­nus les premiers, retrouver chaque plante, chaque pierre, en un mot, tout ce qui a éveillé nos pre­mières idées et nos premières passions, c'est là, sans doute, une bien douce chose. Mais d'un autre côté,
 
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voir beaucoup de ces compagnons de mon adoles­cence, qui, du plus loin qu'ils m'apercevaient dans une rue, évitaient ma rencontre, ou qui, pris au dépourvu, m'adressaient à peine un salut glacial, si même ils ne détournaient la tête, des gens à qui je n'avais jamais rien fait que témoigner une amitié cordiale, voilà qui me perçait le cœur, mais qui m'eût fait plus de mal encore, si le petit nombre de ceux qui m'avaient conservé de la bienveillance ne m'avaient appris que les uns me traitaient ainsi parce que j'avais écrit des tragédies; les autres parce que j'avais beaucoup voyagé; d'autres parce que j'avais reparu dans le pays avec trop de chevaux : des petitesses en somme, petitesses ex­cusables cependant, très-excusables même quand on connaît les hommes, et que l'on s'examine soi-même avec impartialité ; mais dont il faut se défen­dre autant que possible, en quittant ses concitoyens lorsqu'on ne veut pas faire ce qu'ils font ou ne font pas, lorsque le pays est petit et les habitans désœuvrés ; lorsqu'enfin on a pu les offenser invo­lontairement, par cela seul qu'on a essayé de faire plus qu'eux, en quelque genre que ce soit, et de quelque façon qu'où l'ait essayé.
 
Un autre morceau très-amer qu'il me fallait pour­tant avaler à Turin, ce fut l'inévitable nécessité de paraître devant le roi, qui devait se tenir pour of­fensé de voir que je l'eusse renié hautement en m'expatriant pour toujours. Toutefois, vu les usa­ges du pays et la position même où je me trouvais, je ne pouvais me dispenser d'aller le saluer et '''lui'''
 
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faire ma cour, sans passer à bon droit pour un homme extravagant, insolent et mal élevé. J'étais à peine arrive à Turin, que mon excellent beau-frère, alors premier gentilhomme de la chambre, me sonda aussitôt avec inquiétude, pour savoir si je voulais ou non me présenter à la cour. Mais je le tranquillisai immédiatement, et lui mis du baume dans l'âme, en lui disant que c'était bien mon intention; et comme il insistait sur le jour, je ne voulus pas différer. Dès le lendemain, j'allai chez le ministre. Mon beau-frère m'avait dit que le gouvernement était alors pour moi dans d'excel­lentes dispositions, que je serais fort bien reçu, qu'on avait même quelque désir de m'employer. Cette faveur que je méritais pas, et à laquelle j'étais loin de m'attendre, me fit trembler.Mais l'avis était bon, j'arrangeai mon maintien et mes discours de manière à ce qu'on ne pût ni me surprendre ni m'engager. Je dis donc au ministre que, passant par Turin, j'avais cru de mon devoir d'abord de lui rendre visite, et ensuite de solliciter par son intermédiaire la faveur d'être admis devant le roi, uniquement pour offrir mes hommages à S. M. Le ministre m'accueillit avec des manières char­mantes, et je dirais volontiers qu'il me fit fête. De parole en parole, il finit par me laisser entre­voir d'abord, puis par me dire positivement, que le roi verrait avec satisfaction que je voulusse me fixer dans ma patrie ; que mes services lui seraient agréables ; que je pourrais me distinguer ; et autres niaiseries pareilles. Je tranchai droit dans le vif, et
 
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répondis sans la moindre hésitation que je re­tournais en Toscane pour y continuer mes études et l'impression de mes ouvrages ; que j'avais trente-cinq ans ; que c'était un âge où l'on ne pouvait plus guère songer à prendreunedirection'nouvelle, et qu'ayant embrassé la profession des lettres, je voulais y persévérer, à tort ou à raison, pendant tout le reste de ma vie. Le ministre répliqua que la carrière des lettres était une belle et bonne chose, mais qu'il existait des occupations plus grandes et plus importantes, pour lesquelles j'avais et devais me sentir de la vocation. Je le remerciai poliment, mais je persistai dans mon refus. J'eus même assez de modération et de générosité p our ne pas infliger à ce digne et excellent homme d'inu­tiles mortifications qu'il eût pourtant bien méritées. Je pouvais encore lui laisser entendre que leurs dépêches et toute leur diplomatie me paraissaient et étaient assurément quelque chose de beau­coup moins grave et de beaucoup moins élevé que des tragédies, qu'elles fussent de moi ou de tout autre. Mais ce sont gens que l'on ne convertit pas ; et moi, par caractère, je ne dispute jamais, sinon, et rarement encore, avec ceuxdont les maximes s'ac­cordent avec les miennes ; avec les autres, j'aime mieux, dès le premier mot, me tenir pour battu en toute chose. Je me contentai donc de répondre négativement. Ma résistance et mon refus arrivè­rent sans doute jusqu'au roi par le canal du mi­nistre; car, le lendemain, lorsque j'allai le saluer, S. M. ne me dit mot à ce sujet, ce qui ne l'empêcha
 
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pas de me recevoir avec la grâce et l'extrême ama­bilité qui lui sont naturelles. C'était, il règne encore *, Victor Amédée II, fils de Charles Emmanuel, sous le règne de qui je suis né. Quoique j'aime fort peu les rois en général, et les rois absolus encore moins que les autres, je dois pourtant dire, po.ur être sincère, que la race de nos princes est excel­lente en somme, et surtout quand on la compare à presque toutes celles qui régnent aujourd'hui en Europe. J'avais pour eux au fond du cœur plus d'affection que d'éloignement; car ce prince, et le dernier qui l'a précédé sur le trône, n'ont jamais eu que de fort bonnes intentions, ont toujours mené la conduite laplus sage et la plus exemplaire, et ont fait ou font encore à leur pays plus de bien que de mal. Toutefois, quand on vient à songer et à sentir vivement que le bien et le mal que font les rois dé­pendent uniquement de leur volonté, il faut frémir et se sauver. Et c'est ce que je fis au bout de quel­ques jours, ce qu'il en fallut pour revoir mes pa-rens et mes connaissances de Turin, et pendant la meilleure partie de ce peu de jours, m'entretenir avec charme et profit pour moi, avec mon incom­parable ami, l'abbé de Caluso, qui remit aussi un peu d'ordre dans ma tête, et me tira de la léthar­gie où l'écurie m'avait plongé, et pour ainsi dire enseveli.
 
1 II ne faut pas oublier qu'Alfieri écrivait, vers 1790, cette partie de ses Mémoires.
 
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Pendant que j'étais à Turin, il m'arriva d'assister, sans que j'en eusse une grande envie, à une repré­sentation publique de ma Virginie, donnée sur le même théâtre où neuf ans auparavant on avait joué la Cléopâtre, et par des acteurs à peu près aussi habiles. Un de mes anciens amis de l'Académie avait préparé cette représentation avant que je n'arrivasse à Turin, et sans savoir que je dusse y arriver. Il me demanda de vouloir bien m'em-^ ployer à former un peu les acteurs, comme je l'avais déjà fait pour la Cléopâtre. Mais moi dont le talent s'était peut-être un peu développé, moins pourtant que l'orgueil, je ne voulus m'y prêter en rien ; je savais trop bien ce qu'il en était de nos acteurs et de notre parterre. Je ne voulus donc à aucun prix devenir le complice de leur incapacité, qui m'était parfaitement démontrée, avant que j'eusse besoin de les entendre. Je savais qu'il aurait fallu com­mencer par l'impossible, c'est-à-dire leur enseigner à parler et à prononcer l'italien au lieu du véni­tien, à réciter leurs rôles eux-mêmes, et non par la bouche du souffleur, à comprendre enfin, (car, ce serait exiger trop si je disais à sentir), non, à comprendre simplement ce qu'ils voudraient faire passer dans l'âme de leurs auditeurs. Mon refus, on le voit, n'était pas si déraisonnable, ni mon or­gueil si déplacé. Je laissai donc mon ami y penser pour moi et me bornai à lui promettre bien mal­gré moi d'assister à la représentation. Et en effet j'y allai, intimement convaincu d'avance que, de mon vivant, il n'y avait pour moi à reoueillir '''sur'''
 
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aucun théâtre d'Italie ni louange ni blâme. La Virginie obtint précisément la même attention et le même succès qu'avait obtenus dans son temps la Gléopâtre. Comme Clêopâtre encore, elle fut re­demandée pour le lendemain. Mais pour mon compte, on peut bien le croire, je n'y retournai pas. C'est à dater de ce jour que commença mon dés­enchantement de la gloire, qui depuis a toujours été en augmentant. Toutefois je persisterai dans la résolution que j'ai prise d'essayer encore pendant dix ou quinze ans, jusqu'à l'approche de ma soixan­taine, d'écrire dans deux ou trois genres de nou­velles compositions. Je le ferai de mon mieux et avec tout le soin dont je suis capable. Je veux avoir, en mourant ou en vieillissant, l'intime consolation de me dire qu'autant qu'il a été en moi, j'ai satis­fait à l'art et à moi-même. Quant aux jugemens des hommes d'aujourd'hui, je le répète en pleu­rant, mais tel est encore en Italie l'état de la cri­tique, qu'il ne faut en attendre ou lui demander ni la louange ni le blâme. Je n'appelle pas louange, celle qui ne distingue point, et ne sait pas, en don­nant raison d'elle-même , encourager l'auteur , comme aussi je n'appelle point blâme celui qui n'enseigne pas à mieux faire.
 
Je souffris mal de mort à cette représentation de ma Virginie, plus encore qu'à celle de la Clêopâ­tre, mais pour des motifs tout différens ; je ne veux pas m'y appesantir davantage. Celui qui a le goût et l'orgueil de l'art saura les deviner assez ; tout autre les trouverait inutiles et ne les comprendrait pas.
 
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En partant de Turin, j'allai passer trois jours à Asti, auprès de mon excellente et vénérable mère. Lorsqu'en suite nous nous séparâmes, il y eut beau­coup de larmes de versées, car nous pressentions l'un et l'autre que nous ne nous reverrions plus. Je ne dirai pas que j'éprouvais pour ma mère une tendresse aussi vive que je l'aurais dû, que je l'au­rais pu; depuis l'âge de neuf ans, j'avais cessé de vivre auprès d'elle, et ne l'avais revue que pour ainsi dire à la dérobée, et pendant des heures. Mais mon estime, ma reconnaissance, ma vénéra­tion pour elle et pour ses vertus n'ont jamais eu de bornes, et n'en auront jamais aussi long-temps que je vivrai. Que le ciel lui accorde une longue vie; elle l'emploie si bien pour le bonheur et l'édification de toute la ville qu'elle habite! Elle m'aime de l'amour le plus profond, et bien plus que jamais je ne l'ai mérité. Aussi le spectacle de son immense et sincère douleur, quand je me séparai d'elle, me laissa dans le cœur une amertume que j'y re­trouve encore.
 
Dès que je fus sorti.des états du roi de Sar-daigne, je crus sentir que je respirais plus à l'aise, tant pesait lourdement encore sur ma tête ce qui pouvait rester du joug natal que déjà pourtant j'a­vais brisé. C'est au point que pendant le peu de temps que j'y demeurai, chaque fois qu'il m'arri-vait de me trouver en face de quelques person­nages influens du pays, j'avais plus l'air à mes yeux d'un affranchi que d'un homme libre. Je ne pouvais m'empêcher de me rappeler le mot admi-
 
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rable de Pompée venant en Egypte se mettre sous la garde et à la discrétion d'un Photin : « Celui qui entre dans la maison d'un tyran, s'il n'est esclave, le devient.» De même celui qui par désœuvrement ou par passe-temps rentre dans la prison qu'il avait quittée, risque fort d'en trouver la porte fermée, quand il voudra sortir, tant qu'il y reste des geô­liers.
 
Pendant que j'approchais de Modène, les nou­velles que j'avais reçues de mon amie venaient tour à tour remplir mon cœur de peine ou d'espé­rance, mais toujours d'une grande incertitude. Les dernières, reçues à Plaisance, m'annonçaient enfin qu'elle était libre de quitter Rome, ce qui me ra­vissait de joie ; car Rome était le seul endroit où il me fût désormais impossible de la voir ; mais, d'un autre côté, les convenances avec leurs chaînes de plomb me défendaient impérieusement de la suivre, même alors. Ce n'était qu'avec beaucoup de peines, et en faisant à son mari d'énormes sacri­fices d'argent, qu'elle avait fini par obtenir de son beau-frère et du pape la permission d'aller en Suisse aux eaux de Baden : car sa santé se trouvait alors sensiblement altérée par tant de dégoûts. Elle était donc partie de Rome au mois de juin 1784, et longeant les côtes de l'Adriatique par Bologne, Mantoue et Trente, elle se dirigea vers le Tyrol, précisément à la même époque où ayant quitté Turin, je retournais à Sienne par Plaisance, Mo­dène et Pistoja. Cette pensée que j'étais alors si près d'elle, pour nous voir bientôt encore séparés de
 
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nouveau, et si loin l'un de l'autre, me donnait en même temps une émotion de douleur et de plaisir. J'aurais bien pu envoyer directement en Toscane ma voiture et mes gens, et m'en allant seul àfrana étrier par la traverse, j'avais chance de la rejoindre bientôt, et du moins je l'aurais vue. Je désirais, je craignais, j'espérais, je voulais, je ne voulais plus; anxiété que seuls connaissent ceux qui vraiment ont aimé 1 Et il en est peu. Le devoir finit par l'empor­ter, le devoir et l'amour, non de moi, mais celui que j'avais pour elle et pour son honneur ; je con­tinuai donc ma routeen pleurant et en blasphémant, et toujours accablé sous le poids de ma doulou­reuse victoire, j'arrivai à Sienne, après un voyage d'environ dix mois. Je retrouvai dans Gori un con­solateur qui jamais ne m'avait été plus nécessaire pour m'apprendre à traîner encore ma misérable vie et à fatiguer l'espérance.
 
===CHAPITRE XIV===
 
■Voyage en Alsace. — Je revois mon amie. — Je fais le plan de trois nouvelles tragédies. — Mort inattendue de mon cher Gori à Sienne.
 
Peu de jours après moi, arrivèrent à Sienne mes quatorze chevaux ; j'y avais laissé le quinzième sous la garde de mon ami : c'était mon beau fauve, mon
 
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Fido', le même qui dans Rome avait plusieurs fois reçu le doux fardeau de ma bien-aimée, et c'était assez pour me le rendre plus cher à lui seul que toute ma nouvelle troupe. Toutes ces bêtes me re­tenaient en même temps dans la distraction et l'oi­siveté. Les peines de cœur venant à s'y joindre, j'essayai vainement de reprendre mes occupations littéraires. Je laissai passer une bonne partie de juin et tout le mois de juillet où je ne bougeai pas de Sienne, sans faire autre chose que quelques vers. J'achevai cependant plusieurs stances que manquaient encore au troisième chant de mon petit poème, et je commençai même le quatrième et der­nier. L'idée de cet ouvrage, quoique souvent inter­rompu, repris à de longs intervalles et toujours par fragmens, et sans que j'eusse aucun plan écrit, étaitrestée néanmoins très-fortementempreinte dans mon cerveau. Ce à quoi je voulais surtout prendre garde, c'était à ne le pas faire trop long, ce qui m'eût été bien facile, si je me fusse laissé entraîner aux épisodes et aux ornemens. Mais pour en faire une œuvre originale et assaisonnée d'une agréa­ble teneur, la première condition , c'était d'être court. Voilà pourquoi dans ma pensée il ne devait d'abord avoir que trois chants ; mais la ''revue des''
 
''1 ''Nous nous serions reproché de traduire en français le nom donné par Alfieri à son cheval favori. C'est aussi le nom du chien de M de Lamartine, ce cher Fido qu'il a immor­talisé dans Jocelyn. ''(Note du Traducteur.)''
 
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''conseillers ''m'en déroba presque tout un, et il fallut en faire quatre. Je ne suis pas trop sûr cependant, dans mon âme et conscience, que toutes ces in­terruptions n'aient bien eu leur influence sur l'en­semble du poème et qu'il n'ait l'air un peu dé­cousu.
 
Pendant que j'essayais de poursuivre ce quatrième chant,je ne cessais derecevoir etd'écrirede longues lettres ; ces lettres peu à peu me remplirent d'es­pérance et m'enflammèrent de plus en plus du dé­sir de revoir bientôt mon amie. Cette possibilité devint si vraisemblable, qu'un beau jour ne pou­vant plus y tenir, je ne confiai qu'à mon ami où je voulais me rendre, et feignant une excursion à Ve­nise, je me dirigeai du côté de l'Allemagne. C'était le ''h ''août, un jour, hélas ! dont le souvenir me sera toujours amer. Car tandis que content et ivre de joie j'allai chercher la moitié de moi-même, je ne savais pas qu'en embrassant ce rare et cher ami, quand je croyais ne me séparer de lui que pour six semaines, je le quittais pour l'éternité. Je ne puis en parler, je ne puis y songer sans fondre en lar­mes, aujourd'hui encore après tant d'années. Mais je ne reviendrai pas sur ces larmes ; aussi bien je me suis efforcé ailleurs de leur donner un libre cours.
 
Me voici donc de nouveau sur les grands che­mins. Je reprends ma charmante et poétique route de Pistoja à Modène, je passe comme une éclair à Mantoue, à Trente, à Inspruck, et de là par la Souabe j'arrive à Colmar, ville de la Haute-Alsace,
 
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sur la rive gauche du Rhin. Près de cette ville, je retrouvai enfin celle que je demandais à tous les échos, que je cherchais par tout, et dont la douce présence me manquait depuis plus de seize mois. Je fis tout cetrajet en douze jours, et j'avais beau courir, je croyais à peine changer de place. Pen­dant ce voyage la veine poétique se rouvrit en moi, plus abondante que jamais, et il n'y avait guère de jour où celle qui avait sur moi plus d'empire que moi-même ne me fît composer jus­qu'à trois sonnets et plus encore. J'étais tout hors de moi à la pensée que sur toute cette route chacun de mes pas rencontrait une de ses traces. J'interro­geais tout le monde, et partout j'appprenais qu'elle y était passée environ deux mois auparavant. Souvent mon cœur tournait à la joie, et alors j'es­sayais aussi de la poésie badine. J'écrivis, chemin faisant, un chapitre àGori, où je lui donnais les instructions nécessaires pour la garde de mes che­vaux bien-aimés ; cette passion n'était chez moi que la troisième, je rougirais trop de dire la se­conde, les muses, comme de raison, devant avoir le pas sur Pégase.
 
Ce ''chapitre ''un peu long, que j'ai placé dans la suite parmi mes poésies, est le premier et à peu. près l'unique essai que j'aie tenté dans le genre de Berni, dont je crois sentir toutes les grâces et la délicatesse, quoique la nature ne me porte pas de préférence vers ce genre. Mais il ne suffit pas toujours d'en sentir les finesses pour les rendre ; j'ai fait de mon mieux. J'arrivai le 16 août chez
 
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mon amie, près de qui deux mois passèrent comme un éclair. Alors me retrouvant de nouveau tout entier de cœur, d'esprit et d'âme, il ne s'était pas encore écoulé quinze jours depuis que sa présence m'avait rendu à la vie, que moi, ce même Alfieri, qui depuis deux ans n'avais pas même eu l'idée d'écrire d'autres tragédies , qui au contraire, ayant déposé le cothurne aux pieds de Saûl, avais ferme­ment résolu de ne jamais le reprendre, je me trou­vai alors, presque sans m'en douter, avoir conçu ensemble et par force trois tragédies nouvelles : ''Agis, Sophonisbe et Myrrha. ''Les deux premières m'étaient d'autres fois venues à la pensée, et je les avais toujours écartées ; mais cette fois elles s'étaient si profondément fixées dans mon imagU nation, qu'il fallut bien en jeter l'esquisse sur le papier, avec la conviction et l'espoir que j'en res­terais là. Pour ce qui est de Myrrha, je n'y avais jamais pensé. Ce sujet m'avait paru tout aussi peu que la Bible ou tout autre fondé sur un amour in­cestueux de nature à être traduit sur la scène ; mais tombant par hasard, comme je lisais les Méta­morphoses d'Ovide, sur ce discours éloquent et vraiment divin que Myrrha adresse à sa nourrice, je fondis en larmes, et aussitôt l'idée d'en faire une tragédie passa devant mes yeux comme un éclair. IJ me sembla qu'il pouvait en résulter une tragédie très-touchante et très-originale, pour peu que l'auteur eût l'art d'arranger sa fable de manière à laisser le spectateur découvrir lui-même par degré les horribles tempêtes qui s'élèvent dans
 
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le cœur embrasé et tout ensemble innocent de la pauvre Myrrha, bien plus infortunée que cou­pable , sans qu'elle en dît la moitié, n'osant s'a­vouer à elle-même , loin de la confier à personne, une passion si criminelle. En un mot, dans ma tragédie, telle que je la conçus tout d'abord, Myrrha ferait les mêmes choses qu'elle décrit dans Ovide ; mais elle les '.ferait sans les dire. Je sentis dès le début quelle immense difficulté j'éprouve­rais à prolonger pendant cinq actes , sans le se­cours d'aucun épisode , ces fluctuations de l'âme de Myrrha, si délicates à rendre. Cette difficulté, qui ne fit alors que m'enflammer de plus en plus, et qui, lorsque ensuite je voulus développer, ver­sifier et imprimer ma tragédie, a. toujours été l'ai­guillon qui m'excitait à vaincre l'obstacle, l'œuvre achevée, je la crains, cette difficulté, et la reconnais dans toute son étendue , laissant aux autres à ju­ger si j'ai su la surmonter complètement ou en par­tie, ou si elle demeure tout entière.
 
Ces trois nouvelles productions tragiques allu­mèrent dans mon cœur l'amour de la gloire que je ne désirais plus désormais que pour la partager avec celle qui m'était plus chère que la gloire. Il y avait donc un mois environ que mes jours s'é­coulaient henreux et pleins, sans qu'il s'y mêlât d'autre pensée amère que celle-ci, déjà si horrible : Un mois encore, un mois au plus, et il faudra nous séparer de nouveau. Mais, comme si la crainte de ce coup inévitable n'eût pas suffi à elle seule pour répandre une affreuse amertume sur les fugi-
 
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tives douceurs qu'il me restait à savourer, la for­tune ennemie voulut y joindre sa dose cruelle pour me rendre plus chère encore cette éphémère con­solation. Des lettres de Sienne m'annoncèrent dans l'espace de huit jours, et la mort du jeune frère de Gori, et une maladie grave de Gori lui-même. Celles qui suivirent m'apportèrent la nouvelle de sa mort, après une maladie qui n'avait duré que huit jours. Si je ne me fusse pas trouvé auprès de de mon amie en recevant ce coup si rapide et si inattendu, les effets de ma juste douleur au­raient été bien plus terribles ; mais quand on a quelqu'un pour pleurer avec soi, les pleurs sont moins amers. Mon amie connaissait aussi, et elle aimait tendrement ce cher François Gori. L'année d'avant, après m'avoir, comme je l'ai dit, accom­pagné jusqu'à Gènes, de retour de Toscane, il s'était rendu à Rome presque uniquement pour faire connaissance avec elle, et pendant son séjour, qui dura plusieurs mois , il l'avait vue constam­ment , et l'avait accompagnée dans ses visites de chaque jour à tous les monumens des beaux-arts, qu'il aimait lui-même passionnément, et qu'il ju­geait en appréciateur éclairé. Aussi, en le pleu­rant avec moi, ne le pleurait-elle pas seulement pour moi, mais encore pour elle-même, sachant bien ce qu'il valait par l'expérience qu'elle venait d'en faire. Ce malheur troubla plus que je ne sau­rais le dire le reste du temps déjà si court que nous passâmes ensemble ; et à mesure que le terme approchait, cette nouvelle séparation me parais-
 
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sait bien plus amère et plus horrible. Quand fut venu ce jour redouté, il fallut obéir au sort, et je rentrai dans de tout autres ténèbres, séparé de ma bien-aimée, sans savoir, cette fois, pour combien de temps, et privé de mon ami avec la certitude cruelle que c'était pour toujours. A chaque pas de cette même route où s'étaient dissipées en venant ma douleur et mes noires pensées, je les retrouvai au retour plus poignantes. Vaincu par la douleur, je composai peu de vers et ne fis que pleurer jus­qu'à Sienne, où j'arrivai dans les premiers jours de novembre. Quelques amis de mon ami, et qui m'aimaient à cause de lui comme moi-même je les aimais, accrurent démesurément mon désespoir, pendant ces premiers jours, en ne me servant que trop bien dans mon désir de savoir jusqu'aux moin­dres particularités de ce funeste accident. Trem­blant , j'évitais de les entendre , et je ne cessais de les demander. Je n'allai plus demeurer, comme on peut bien le croire, dans cette maison de deuil que je n'ai plus jamais revue. A mon retour de Milan, l'année précédente, j'avais de grand cœur accepté de mon ami, et dans sa maison, un petit apparte­ment solitaire et fort gai, et nous vivions comme deux frères.
 
Cependant, sans Gori, le séjour de Sienne me devint tout d'abord insupportable ; j'espérai qu'en changeant de lieux et d'objet j'allais affaiblir ma douleur sans rien perdre de sa mémoire. Dans le courant de novembre, je me transportai à Pise, décidé à y passer l'hiver, en attendant qu'un des-
 
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tin meilleur vînt me rendre à moi-même; car privé de tout ce qui nourrit le cœur, je ne pouvais, en vérité, me regarder comme vivant.
 
===CHAPITRE XV===
 
Séjour à Pise. — J'y écris le Panégyrique de Traian, et d'autres ouvrages.
 
Cependant mon amie, de son côté, était ren­trée en Italie par les Alpes de Savoie. Elle était venue de Turin à Gènes et de Gènes à Bologne, où elle se proposait de passer l'hiver, ayant trouvé cette combinaison pour ne plus sortir des états pontificaux, sans, pour cela , retourner à Rome qu'elle regardait comme sa prison, sous prétexte que la saison était trop avancée. Se voyant à Bo­logne au mois de décembre, elle y resta. Nous voici donc, pendant six mois, elle à Bologne, moi à Pise, avec l'Apennin seul entre nous , séparés de nouveau, quoique tout près l'un de l'autre. C'était en même temps pour moi une consolation et un martyre. Je recevais de ses nouvelles tous les trois ou quatre jours ; mais je ne pouvais ni ne devais, en aucune manière, essayer de la voir, grâce au commérage des petites villes d'Italie, où, pour peu qu'on s'élève au-dessus du vulgaire, on est minutieusement observé par une foule d'oisifs et de malveillans. Je passai donc à Pise cet hiver in­terminable, sans autre consolation que ses fré-
 
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quenteslettres , et, selon ma coutume, perdant le temps avec mes chevaux et ne touchant presque plus à mes livres, rares mais fidèles compagnons de ma solitude. Toutefois, pour échapper à l'ennui, 1785. pendant les heures où je ne pouvais ni monter à cheval, ni faire le cocher, j'essayais de temps en temps encore de lire quelques petites choses , sur­tout le matin, au lit, en m'éveillant. Dans ces demi-lectures, j'avais parcouru les Lettres de Pline le Jeune, qui m'avaient fait grand plaisir, autant par leur élégance que par tout ce qu'on y apprend des choses et des moeurs de Rome, outre la noblesse d'âme et l'aimable et beau caractère que l'auteur y laisse voir chemin faisant. Après ces lettres , j'entrepris de lire le Panégyrique de Tra-jan, qui m'était connu de réputation, mais dont je n'avais jamais lu un seul mot Au bout de quel­ques pages, ne retrouvant plus l'homme de lettres, bien moins encore un ami de Tacite, comme il fai­sait profession de l'être , je me sentis dans le fond du cœur comme un mouvement d'indignation. Aussitôt jetant là le livre, je me dressai sur mon séant, car j'étais couché pour lire, et prenant ma plume avec colère, je m'écriai à haute voix , me parlant à moi-même : « Mon cher Pline, si tu étais vraiment l'ami, l'émule et l'admirateur de Tacite, voici sur quel ton il te fallait parler à Tra-jan. » Et sans plus attendre ni réfléchir, j'écrivis de verve, comme un fou et renonçant à gouverner ma plume, environ quatre grandes pages de ma plus petite écriture, tant que, las enfin, et lais-
 
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sant mon ivresse dans ce flot de paroles que je ve­nais d'épancher, je m'arrêtai d'écrire, sans plus y penser ce jour-là. Le lendemain matin, ayant repris mon Pline , ou, pour mieux dire, ce Pline si fort déchu la veille dans mes bonnes grâces, je voulus achever son panégyrique. Je me fis violence pour en lire encore quelques pages, mais il ne me fut pas possible de poursuivre. J'essayai alors de relire un peu ce lambeau de mon panégyrique à moi, que j'avais écrit la matinée précédente dans un accès de fièvre. Il ne me déplut pas à la lecture, et me réenflammant de plus belle, d'une plaisan­terie je fis ou je crus faire une chose très-sérieuse. Après avoir divisé et distribué le sujet de mon mieux , j'écrivais chaque matin tout d'une haleine, autant que mes yeux me le permettaient ; car deux heures d'un travail enthousiaste suffisent pour m'ô-ter la vue. J'y pensai ensuite et le ruminai tout le jour, comme il m'arrive chaque fois que je retombe, - je ne sais comment, dans cette fièvre d'enfantement et de composition.En cinq jours, du 13 au 17 mars, l'ouvrage était écrit tout entier, très-peu différent d'ailleurs, à part le travail de la lime, de l'ouvrage qu'on a pu lire dans mes œuvres.
 
Ce travail avait ranimé mon intelligence et avait fait trêve un moment à mes amères douleurs. J'ap­pris alors par expérience que si je voulais suppor­ter ces angoisses de mon âme, ou en attendre le terme sans y succomber, il m'était indispensable de me roidir contre le mal, et de contraindre mon esprit à un travail quelconque. Mais, comme plus
 
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libre et plus indépendant que moi-même, mon esprit ne veut, à aucun prix , m'obéir, et que si, par exemple, je me fusse proposé d'abord de lire Pline, puis de faire un panégyrique àTrajan,il n'eût jamais eu la force de rassembler deux idées, pour tromper à la fois et mon esprit et ma douleur, je trouvai le moyen de me faire violence, en m'im-posant une œuvre de patience, de bête de somme, comme on dit. C'est pourquoi je retournai à Sal-luste, dont j'avais fait à Turin , il y avait dix ans, une traduction qui n'était alors qu'une étude; je fis recopier cette traduction avec le texte en re­gard , et je m'appliquai sérieusement à la corriger dans l'intention et l'espoir d'en tirer quelque chose. Mais même pour un travail aussi pacifique, je me sentais incapable d'une application calme et sui­vie. L'ouvrage y gagna donc peu de chose ; je crus voir, au contraire, que dans le délire et l'efferves­cence d'une âme mécontente et préoccupée, peut-être est-il encore moins difficile de concevoir et de créer une œuvre courte et animée que de re­venir froidement sur une œuvre déjà faite. La correction ennuie , et, chemin faisant, on pense à autre chose. La création est une fièvre, durant l'accès, c'est elle seule que l'on sent. Je remis donc le Salluste à des temps plus heureux, et me repris à cet ouvrage du Prince et dès Lettres, dont j'avais eu l'idée et dessiné le plan à Florence, quelques an­nées auparavant. J'en écrivis alors tout le premier livre et quelques chapitres du second. Dès l'été précédent, à mon retour d'Angleterre à Sienne,
 
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j'avais publié le troisième volume de mes tragé­dies , et je l'avais envoyé à beaucoup d'Italiens de mérite, et, dans le nombre, à l'illustre Cesa-* rotti, que je priai de m'éclairer de ses lumières sur le style, la composition et la conduite de mes pièces. Je reçus de lui, dans le courant d'avril, une lettre critique sur les trois tragédies que con­tenait le volume. J'y répondis en peu de mots ; je le remerciai, et notant ce qui, dans ses observa­tions , me paraissait de nature à être contesté, je le priai de nouveau de m'indiquer ou de me donner lui-même un modèle de vers tragiques. Je remar­quai à ce sujet que ce même Cesarotti, qui avait conçu et exécuté avec tant de supériorité les vers sublimes de son Ossian, sollicité par moi, deux années auparavant de vouloir bien m'indiquer un modèle pour les vers blancs du dialogue, n'avait pas eu honte de me parler de quelques-unes de ses traductions du français, la Sémiramis et le Maho­met de Voltaire , depuis long-temps imprimées, et de venir indirectement me les proposer pour mo­dèle. Ces traductions de Cesarotti sont dans les mains de tout le monde et me dispensent d'ajou­ter ici aucune réflexion sur cette particularité. Chacun pourra juger et comparer ces vers tra­giques avec les miens , avec ceux de Cesarotti lui-même dans sa traduction épique d'Ossian, et voir s'ils ont l'air de sortir de la même fabrique. Mais ce fait pourra servir à montrer quelle chose misérable c'est que les hommes , et les auteurs en particulier; nous avons toujours sous la main la palette et le
 
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pinceau, quand il s'agit de peindre les autres, jamais le miroir pour nous y voir nous-mêmes et nous y reconnaître.
 
Le journaliste de Pise ayant à donner ou à insé­rer dans sa feuille un jugement critique sur ce troisième volume de mes tragédies, trouva plus court et plus facile de transcrire tout uniment cette lettre de Cesarotti, avec mes notes qui lui servent de réponse. Je restai à Pise jusqu'à la fin d'août 1785, mais sans y rien écrire depuis ces notes; je me bornai seulement à faire recopier les dix tragédies imprimées et à mettre à la marge beaucoup de changemens qui alors me parurent suffire. Mais quand plus tard je m'occupai de ma réimpression de Paris, je les trouvais plus qu'insuffisants, et il fallut alors en ajouter quatre fois autant pour le moins. Au mois de mai de cette même année, je me donnai à Pise le divertissement du ''jeu du pont1, ''spectacle admirable, où l'antique se mêle à je ne sais quoi d'héroïque. Il s'y joignit encore une autre fête fort belle aussi dans son genre, ''l'illumination ''de la ville entière, comme elle a lieu, tous les deux ans, pour la fête de saint Ramieri ; ces deux fêtes furent alors célébrées ensemble, à l'occasion du voyage que le roi et la reine de Naples firent en Toscane pour y visiter le grand duc Lèopold, beau-frère de ce roi. Ma petite vanité eut alors de quoi
 
1 C'est une espèce de tournoi qui se célèbre encore de nos jours. ''(Noie du Traducteur.)''
 
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se trouver satisfaite, car on distingua surtout mes beaux chevaux anglais, qui l'emportaient en force.en beauté, sur tous ceux qu'on ayait pu voir en pa­reille rencontre ; mais au milieu d'une jouissance si puérile et si trompeuse, je vis, à mon grand dés­espoir, que dans cette Italie morte et corrompue, il était plus facile de se faire remarquer par des chevaux que par des tragédies.
 
===CHAPITRE XVI===
 
Second voyage en Alsace, où je me fixe. — Conception et développement des deux Brutus, et de l'Âbel. — Études reprises avec chaleur.
 
Sur ces entrefaites mon amie était partie de Bo-logneet avait pris, au mois d'avril, la route de Paris. Décidée à ne plus retourner à Home, elle ne pouvait se retirer nulle part plus convenablement qu'en France, où elle avait des parens, des relations, des intérêts. Après être restée à Paris jusque vers la fin du mois d'août, elle revint en Alsace, dans la même villa où nous nous étions réunis, l'année précé­dente. Je laisse à juger avec quelle joie, quel en>-pressement, dès les premiers jours de septembre, je pris, pour me rendre en Alsace, la route ordinaire des Alpes Tyroliennes. Mon ami que j'avais perdu à Sienne, ma bien-aimée qui désormais allait vivre hors de l'Italie, me déterminèrent aussi à ne pas y demeurer plus long-temps. Je ne voulais pas alors,
 
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et les convenances ne le permettaient pas, m'établir à demeure aux lieux qu'elle habitait, mais je cher­chai à m'en tenir éloigné le moins possible, et à n'avoir plus du moins les Alpes entre nous. Je mis donc en mouvement toute ma cavalerie qui, un mois après moi, arriva saine et sauve en Alsace, où j'avais alors rassemblé tout ce que je possédais, excepté mes livres, dont j'avais laissé à Rome la majeure partie. Mais le bonheur de cette seconde réunion ne dura et ne pouvait guère durer que deux mois, mon amie devant passer l'hiver à Paris. Au mois de décembre, je l'accompagnai jusqu'à Strasbourg, où il m'en coûta cruellement de me séparer d'elle et de la quitter une troisième fois. Elle continua sa route vers Paris, et je retournai à notre maison de campagne ; j'avais le cœur bien gros, mais mon affliction cette fois n'avait plus autant d'amertume, nous étions plus près l'un de l'autre ; je pouvais sans obstacle et sans crainte de lui faire tort, tenter une excursion de son côté. L'été enfin ne devait-il pas nous réunir? Toutes ces espérances me mirent un tel baume dans le sang, et me rafraîchirent si bien l'esprit, que je me re­jetai tout entier entre les bras des muses. Pendant ce seul hiver, dans le repos et la liberté des champs, je fis plus de besogne qu'il me fût jamais arrivé d'en faire en un aussi court espace de temps. Ne penser qu'à une seule et même chose, et n'avoir à se dé­fendre ni des distractions du plaisir, ni de celles de la douleur, rien n'abrège autant les heures et ne les multiplie davantage. A peine rentré dans ma soli-
 
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tude, je finis d'abord de développer l'Agis. Je l'avais commencé à Pise, dès le mois de décembre de l'autre année, puis, las et dégoûté de ce travail (ce qui jamais ne m'arrivait dans la composition ), il ne m'avait plus été possible de continuer. Mais alors l'ayant heureusement mené à terme, je ne respirai pas que je n'eusse également développé pendant ce même mois de décembre, la Sophonisbe et la Myrrha. Le mois suivant, en janvier 1786, j'achevai de jeter sur le papier le second et le troi­sième livre du Prince des Lettres; je conçus et j'é­crivis le dialogue de ''la Vertu méconnue. ''C'était un tribut que depuis long-temps je me reprochais de n'avoir point payé à la mémoire adorée de mon vénérable ami, François Gori. J'imaginai en outre et je développai entièrement la ''tramélogédie d'Àbel, ''dont je mis en vers la partie lyrique : c'était un genre nouveau, sur lequel j'aurai plus tard l'occa­sion de revenir, si Dieu me prête vie et me donne avec la force d'esprit nécessaire les moyens d'ac­complir tout ce que je me propose d'entreprendre. Une fois revenu à la poésie, je ne quittai plus mon petit poème que je ne l'eusse complètement terminé, y compris le quatrième chant. Je dictai ensuite, je recorrigeai, je rassemblai les trois autres qui com­posés par fragment, dans l'espace de dix années, avaient, ce qu'ils ont peut-être encore, je ne sais quoi de décousu. Si grand que soit le nombre de mes défauts, ce n'est pas là celui qu'on rencontre habituellement dans mes autres compositions. J'a­vais à peine terminé ce poème, que dans une de
 
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ses lettres toujours si fréquentes et si chères, mon amie, comme par hasard, me raconta qu'elle ve­nait d'assister au théâtre à une représentation du Brutus de Voltaire, et que cette tragédie lui avait plu souverainement. Moi qui avais vu représenter cette même pièce dix ans peut-être auparavant, et qui depuis l'avais complètement oubliée, je sentis aussitôt mon cœur et mon esprit se remplir d'une émulation où il entrait à la fois de la colère et du dédain, et je me dis: « Et quels Brutus 1 des Brutus d'un Voltaire? J'en ferai, moi, des Brutus.. Je les traiterai l'un et l'autre. Le temps fera voir à qui de nous il appartenait de revendiquer un tel sujet de tragédie, ou de moi, ou d'un Français, qui, né du peuple, a pendant plus de soixante et dix ans, signé: ''Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi.» ''Je n'en dis pas davantage, je n'en touchai même pas un mot dans ma réponse à mon amie, mais sur-le-champ et avec la rapidité de l'éclair, je conçus à la fois les deux Brutus, tels que depuis je les ai exécutés. C'est ainsi que, pour la troisième fois, je manquai à ma résolution de ne plus faire des tragédies, et que de douze qu'elles devaient être, elles sont arrivées au nombre de dix-neuf. Je re­nouvelai sur le dernier Brutus, mais avec plus de solennité que jamais, mon serment à Apollon, et cette fois je suis à peu près sûr de ne plus le violer. J'en ai pour garans les années qui vont s'amassant sur ma tête, et tout ce qui me reste encore à faire dans un autre genre, si toutefois j'en trouve la force et le moyen.
 
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Je passai plus de cinq mois à cette maison de campagne, dans une continuelle effervescence d'es­prit. Le matin, à peine éveillé, j'écrivais aussitôt cinq ou six pages à mon amie ; je travaillais en­suite jusqu'à deux où trois heures de l'après-midi ; je montais alors à cheval où en voiture pendant une couple d'heures ; mais au lieu de me distraire et de me reposer, ne cessant de penser soit à tel vers, soit à tel personnage, soit à telle autre chose, je fatiguais ma tête loin de la soulager. Je fis si bien que j'y gagnai, au mois d'avril, un violent accès de goutte qui pour la première fois me cloua dans mon lit, où pendant quinze jours au moins il me retint immobile et souffrant, ce qui vint mettre une interruption cruelle à mes études si chaude­ment reprises. C'était aussi trop entreprendre que de vouloir vivre solitaire tout à la fois et occupé ; je n'aurais pu y résister sans mes chevaux qui me forçaient à prendre le grand air et à faire de l'exer­cice. Mais, même avec mes chevaux, je ne pus sup­porter cette perpétuelle et incessante tension des fibres du cerveau, et si la goutte plus sage que moi ne fût venue y faire trêve, j'aurais fini par devenir fou ou par défaillir de faiblesse, car je dormais fort peu et ne mangeais presque plus. Toutefois, au mois de mai, grâce au repos et à une diète sévère, les forces m'étaient revenues. Mais des circon­stances qui lui étaient personnelles ayant alors em­pêché mon amie de me rejoindre à notre maison de campagne, et me voyant condamné à soupirer encore après son retour, seule consolation que
 
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j'eusse au monde, je tombai dans un trouble d'es­prit, qui pendant plus de trois mois obscurcit mon entendement. Je travaillai peu et mal jusqu'à la fin du mois d'août, où la présence tant désirée de mon amie fit évanouir tous ces maux d'une imagi­nation mécontente et enflammée. A peine redevenu sain de corps et d'esprit, j'oubliai les douleurs de cette longue absence qui, heureusement pour moi, fut la dernière, et je me remis au travail avec pas­sion et fureur. Vers le milieu de décembre, époque à laquelle nous partîmes ensemble pour Paris, je me trouvai avoir versifié l'Agis, laSophonisbe et la Myrrha, développé les deux Brutus et composé la première de mes <u>''Satir.es''''. ''</u>Déjà, neuf ans aupara­vant, j'avais à Florence tenté ce nouveau genre, j'en avais distribué les sujets, et j'avais même alors essayé d'en exécuter quelque chose. Mais n'étant point encore assez maître de la langue et de la rime, je m'y étais rompu les cornes ; et craignant de ne pouvoir jamais y réussir, du moins pour le style et la versification, j'en avais à peu près abandonné l'idée. Mais le rayon vivifiant des yeux de mon amie me rendit alors ce qu'il fallait pour cela de courage et de hardiesse, et m'étant de nouveau mis à l'œu­vre, je crus qu'il pourrait m'ètre donné d'entrer dans la carrière, sinon de la parcourir. Je fis aussi, avant de partir pour Paris, une revue générale de mes poésies,, dictées et achevées en grande partie, et je m'en trouvai un bon nombre, trop peut-être.
 
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===CHAPITRE XVII===
 
Voyage a Paris. — Retour en 'Alsace, après avoir pris des engagemens avec Didot, pour l'impression de toutes mes tragédies, au nombre de dix-neuf. — Cruelle maladie en Alsace, où mon ami Caluso était venu passer l'été avec moi.
 
1787. Après plus de quatorze mois d'un séjour non interrompu en Alsace, nouspartîmes ensemble pour Paris ; cette ville, par sa nature et à cause de la mienne, m'avait toujours paru désagréable au plus haut degré; mais elle se changeait pour moi en un paradis, du moment que mon amie l'habitait. Toute­fois , ne sachant pas encore si j'y resterais long­temps, je laissai en Alsace,' dans notre maison de campagne, mes bien-aimês chevaux, et n'apportai à Paris que quelques livres et tous mes manuscrits. D'abord le bruit et la puanteur de ce chaos, après un si long séjour à la campagne, m'attristèrent beaucoup. Il se trouvait ensuite que je demeurais très-loin de mon amie; cette contrariété prévue d'avance, mille autres choses encore, qui dans cette Babylone me déplaisaient souverainement, m'au­raient bientôt fait repartir, si je n'avais vécu que pour moi et en moi. Mais depuis bien des années il n'en était plus ainsi, et je me résignai tristement à la nécessité ; je cherchai du moins, à en tirer quelque fruit pour mon instruction ; mais pour ce qui est de l'art des vers, comme il n'y avait à Paris aucun homme de lettres qui eût de notre langue
 
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une intelligence au-dessus du médiocre, de ce côté déjà je n'y pouvais rien apprendre ; quant à l'art dramatique en général, bien que les Français s'y donnent volontiers eux-mêmes le premier rang , à l'exclusion de tout autre peuple, toutefois mes prin­cipes n'étant pas ceux que leurs auteurs tragiques ont suivis dans leurs compositions, je n'aurais pas eu assez de flegme ponr m'entendre dicter solen­nellement de perpétuelles sentences, vraies pour la plupart, mais qu'ils exécutent fort mal. Cependant, comme il est dans mes habitudes de contredire fort peu, de ne jamais disputer, d'écouter beaucoup et tout le monde, à la condition de n'en croire à peu près personne, je me bornais à apprendre de tous ces discoureurs le grand art de me taire.
 
Les six ou sept mois de ce séjour à Paris furent du moins fort utiles à ma santé. Avant le milieu de juin, nous repartîmes pour notre maison d'Al­sace. Chemin faisant, j'avais, à Paris, versifié le premier Brutus, et grâce à un accident passable­ment comique, il m'était arrivé de refondre la Sophonisbe tout entière. Je voulus la lire à un Français que j'avais autrefois connu à Turin, où il avait passé des années. C'était un homme qui avait l'intelligence des choses dramatiques, et qui, plu­sieurs années auparavant, quand je lui avais lu le Philippe II en prose française, m'avait donné l'ex­cellente idée de transporter le conseil du quatrième acte où il était au troisième où il est encore, et où il gêne moins qu'il ne le faisait au quatrième, le développement de l'action. Pendant que je lisais
 
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cette Sophonisbe à un juge compétent, je m'identi­fiais avec lui autant que je le pouvais, cherchant dans son maintien plus que dans ses paroles quel était, au fond, son véritable sentiment. Il m'écoutait sans sourciller ; mais moi qui m'écoutais aussi et pour deux, dès le milieu'du second acte, je com­mençai à me sentir saisi d'un certain froid qui aug­menta si fort au troisième, qu'il me fut impossible d'achever, et poussé d'un mouvement irrésistible, je jetai mon manuscrit dans* le feu : nous étions tout-à-fait seuls, assis des deux côtés de la che­minée, et ce feu semblait m'inviter tacitement à faire de mon œuvre cette prompte et sévère justice. Un peu étonné de ce coup de tête bizarre et inattendu (il ne m'était échappé jusque là aucun mot qui dût lui faire pressentir ce dénouement), mon ami porta vivement les mains sur le manuscrit pour le pré­server du feu; mais déjà, à l'aide des pincettes dont je m'étais emparé précipitamment, j'avais si bien cloué la pauvre Sophonisbe entre les deux ou trois tisons qui brûlaient, qu'il lui fallut brûler à son tour; en bourreau expérimenté, je ne lâchai les pincettes qu'après l'avoir vu flamber, se hâvir et s'en aller en lambeaux par le tuyau de la che­minée. Ce mouvement furibond était de même fa­mille que celui de Madrid, quand je m'emportai contre le pauvre Elie ; mais il est beaucoup moins honteux, et il ne me fut pas inutile. Je me confirmai alors dans l'opinion que plusieurs fois déjà j'avais eue sur le sujet de cette tragédie, sujet ingrat, per­fide, ayant au premier abord un faux air tragique,
 
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qu'il ne garde pas long-temps. Je pris donc la ré­solution de ne plus y songer ; mais il en est des résolutions d'un auteur comme du courroux d'une mère. Deux mois après, la malheureuse prose de cette Sophonisbe si rudement châtiée me retomba sous ma main, je la relus, et croyant y voir quel­ques bonnes choses, je recommençai à la mettre en vers , en l'abrégeant beaucoup cette fois et en ta-chant de suppléer par le style et de masquer les défauts inhérens au sujet, et quoique bien con­vaincu, je le suis encore, que je n'en ferais jamais une tragédie du premier ordre, néanmoins je n'eus pas le courage de la mettre de côté, parce que c'é­tait le seul sujet où se pussent développer naturel­lement les sublimes sehtimens de Carthage et de Rome dans toute leur grandeur. C'est une tragédie faible, mais où ilya telles scènes dont jemesensfier. La totalité de mes tragédies me paraissant mûres, à cette époque, pour une impression générale, je résolus alors de recueillir au moins ce fruit de mon séjour ultérieur à Paris, et d'en faire à loisir une édition belle et correcte, sans regarder ni à l'ar­gent ni à la fatigue. Mais avant de me décider en faveur de tel ou tel imprimeur, je voulus éprouver les caractères et les protes, et voir comment se tirait d'une langue étrangère la typographie parisienne. J'avais, dès l'année précédente, achevé d'écrire et de corriger le panégyrique de Trajan ; je le choisis pour l'essai que je voulais faire, et comme c'était une œuvre de peu d'étendue, ce fut chose terminée en moins d'un mois, et je fis sagement de tenter
 
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l'épreuve, car je changeai d'imprimeur, ce qui me réussit sous tous les rapports. Je pris donc des ar-rangemens avec Didot l'aîné, homme fort entendu dans son art qu'il aimait de passion, fort soigneux en outre et suffisamment instruit dans la langue italienne ; et dès le mois de mai de cette même année 1787, je commençai à imprimer le premier volume de mes tragédies. Mais si je commençai, ce fut surtout pour nous engager l'un envers l'autre ; car je savais très-bien que devant partir au mois de juin, pour aller demeurer en Alsace jusqu'au retour de l'hiver, l'impression, pendant ce temps-là, ne marcherait guère vite, quoique des mesures fussent prises pour me faire passer chaque semaine, en Al­sace, les épreuves à corriger, que je devais ensuite renvoyer à Paris. Ainsi je prenais deux fois moi-même l'engagement de revenir passer l'hiver à Paris; j'y avais une extrême répugnance ; voilà pourquoi ce n'était pas trop du double stimulant de l'amour et de la gloire. Je laissai à Didot le manuscrit des discours en prose qui sont en tête du théâtre, et celui des trois premières tragédies que je croyais sottement avoir étudiées, limées et soignées autant qu'elles pouvaient l'être. Plus tard, quand l'impres­sion commença, je m'aperçus combien je m'étais trompé.
 
Outre l'amour du repos, l'agrément de notre maison de campagne, le bonheur d'y passer plus de temps avec mon amie, de demeurer sous le même toit, d'y avoir mes livres et mes chers chevaux : c'étaient là autant d'aiguillons pressans qui me
 
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faisaient retourner en Alsace avec délices. Mais une autre raison venait s'y joindre encore, qui devait doubler le plaisir que je ressentais. Mon ami Caluso m'avait fait espérer qu'il viendrait passer l'été avec nous en Alsace; de tous les hommes que j'avais connus, c'était le meilleur, et depuis la mort de Gori, le dernier ami qui me restait. Quelques se­maines après notre retour en Alsace, vers la fin de juillet, nous nous mîmes en route , mon amie et moi, pour aller au-devant de Caluso, et nous poussâmes jusqu'à Genève; nous le ramenâmes, en traversant toute la Suisse, jusqu'à notre campagne près de Colmar, où se trouvait ainsi réuni tout ce que j'avais de plus cher au monde. Mon premier entretien avec mon ami roula, j'étais bien loin de m'y attendre, sur des affaires domestiques. Mon excellente mère l'avait chargé d'une commission fort étrange, si l'on pense à mon âge, à mes occu­pations et à ma manière de voir : c'était une pro­position de mariage. Il me la fit en riant, et ce fut aussi en riant que j'y répondis par un refus, et nous nous entendîmes pour adresser à ma tendre mère une réponse qui nous excusât l'un et l'autre. Mais pour donner au lecteur une idée de l'affection et des manières simples de cette femme vénérable, je transcrirai ici la lettre qu'elle m'écrivit à ce sujet '.
 
LETTRE DE LA MÈRE DE l'AUTEUR.
 
Mon très-cher et bien-aimé fils, '''J'ai '''écrit '''le '''8 courant à '''M. l'abbé de Caluso, pour le prier'''
 
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L'affaire de ce mariage une fois traitée, nos cœurs s'épanchèrent l'un dans l'autre, et nous revînmes, mon ami et moi, à ces lettres que nous aimions tant. J'éprouvais pour ma part un besoin véritable de converser sur l'art, de parler italien et de choses italiennes. C'était une satisfaction qui me manquait depuis deux ans, ce qui me faisait grand tort, surtout pour l'art des vers. Certes, si les nou­veaux grands hommes de la France, Voltaire et Rousseau, par exemple, avaient dû passer la meil­leure partie de leur vie à errer dans divers pays, où leur langue eût été inconnue ou négligée, et qu'ils n'eussent même trouvé personne avec qui la parler,
 
de vous proposer un mariage avantageux. Il s'agit d'une demoiselle fort distinguée du côté de son père et de celui de sa mère, et qui hérite en grande partie de la fortune pa­ternelle. Le père qui a été fort ami du vôtre désirerait vous donner sa fille unique , de préférence à tout autre, par le désir qu'il a de faire revivre dans cette ville le nom d'Alfieri. J'ai choisi votre ami pour vous faire cette proposition, dans l'espérance qu'il aurait peut-être le talent de vous persuader, et aussi parce qu'avec lui vous serez plus libre d'expliquer vos sentimens sans en être empêché par la crainte de m'af-fliger. Dieu sait combien je vous aime, et si pour ma conso­lation et mon repos en ce monde, je pourrais lien imaginer qui me fût plus doux que de vous voir revenir dans ce pays et vous établir dans la ville où vous êtes né ; mais je ne vou­drais pas contribuer à vous faire prendre une si grave réso­lution, si elle n'était d'ailleurs ni dans vos goûts, ni dans vos convenances, n'étant plus moi-même pour long-temps dans ce monde. C'est pourquoi il ne faut pas vous occuper de moi
 
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peut-être n'auraient-ils pas eu un courage assez im­perturbable, assez ferme, assez persévérant pour écrire uniquement par amour de l'art et afin d'é­pancher leur âme, comme je faisais moi, et comme je l'ai fait pendant tant d'années consécutives, con­damné par les circonstances à vivre et à m'entre-tenir avec des barbares. Franchement, c'est le nom que mérite tout le reste de l'Europe, pour ce qui regarde la littérature italienne, et que ne mérite que trop également une grande partie de l'Italie elle-même, ''suînescia. ''Veut-on écrire pour l'Italie, écrire éloquemment et essayer des vers qui respi­rent l'art de Pétrarque et de Dante ; mais qui donc en Italie désormais peut se vanter avec justice de
 
pour un tel lien. J'attendrai votre détermination définitive pour donner une réponse à ceux qui s'intéressent à la de­moiselle, et j'espère l'apprendre ou de vous-même ou par M. l'abbé de Caluso, à qui je vous prie d'offrir mes compli­ment. Mon mari vous salue tendrement, et moi je vous em­brasse dans toute l'affection de mon âme, et suis
 
votre affectionnée mère, Asti, 22 août 1787.
 
Étant peu curieux de ma nature, je n'ai jamais cherché à savoir, je n'ai jamais su ni deviné quelle pouvait être la femme que l'on me destinait. Je crois que mon ami lui-même n'était pas dans le secret; je ne le lui demandai point, et il n'eut jamais l'air de le savoir.
 
''(Note d'Alfieri).''
 
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savoir lire, comprendre, goûter, sentir vivement Dante et Pétrarque? un sur mille, et c'est beau­coup dire. Avec tout cela, inébranlable dans ma conviction du beau et du vrai, j'aime mieux (et je saisis toutes les occasions de renouveler à cet égard ma profession de foi), j'aime beaucoup mieux en­core écrire dans une langue presque morte et pour un peuple mort, et me voir enseveli moi-même de mon vivant, que d'écrire dans ces langues sourdes et muettes, le français ou l'anglais, quoique leurs armées et leurs canons les mettent à la mode; plutôt mille fois des vers italiens, pour peu qu'ils soient bien tournés, même à la condition de les voir pour un temps ignorés, méprisés, non compris, que des vers français ou anglais, ou dans tout autre jargon en crédit, lors même que, lus aussitôt par tout Iè monde, ils pourraient m'attirer les ap-plaudissemens et l'admiration de tous. Est-ce donc la même chose de faire résonner pour ses propres oreilles les nobles et mélodieuses cordes de la harpe, encore que personne ne vous écoute, ou de souffler dans une vile cornemuse, quand toute une multitude d'auditeurs aux longues oreilles devrait vous étourdir de ses acclamations solennelles ?
 
Je reviens à mon ami avec qui il m'arrivait sou­vent de me laisser emporter à de pareilles sorties, ce qui me faisait grand bien. Mais je ne jouis pas long-temps de ce bonheur si complet et si nou­veau pour moi, de passer mes jours entre des per­sonnes si chères et si vénérées. Un accident ar­rivé à mon ami vint troubler notre repos. En se
 
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promenant à cheval avec moi, il fit une chute et se démit le poignet. Je crus d'abord qu'il avait le bras cassé, et pis encore. J'en ressentis une vive dou­leur, qui fut bientôt suivie d'une maladie autre­ment grave que son accident. Deux jours après, j'étais attaqué d'une dyssenterie violente dont les progrès furent si rapides, que, comme pendant quinze jours il n'était entré dans mon estomac que de l'eau glacée et que mes évacuations fétides avaient passé le nombre de quatre-vingts en vingt-quatre heures, je me vis presque réduit à l'extré­mité, sans avoir eu, pour ainsi dire, un mouvement de fièvre. Tel était en moi le défaut de chaleur na­turelle, que les fomentations de vin aromatisé que l'on me plaçait sur l'estomac et sur le ventre pour rendre un peu d'activité à ces organes épuisés, bien que brûlantes, au point que mes domestiques y laissaient la peau de leurs mains en les prépa­rant, et moi celle de mon ventre, quand on me les appliquait, me paraissaient néanmoins fort peu chaudes, et que je me plaignais de les trouver trop froides. Tout ce qui me restait de vie s'était réfugié dans la tête que j'avais très-faible sans doute, mais encore parfaitement saine. Au bout de ces quinze jours, le mal diminua, et recula ainsi peu à peu jusqu'au trentième; mais les évacuations allaient au-delà de dix dans les vingt-quatre heures: Enfin, au bout de six semaines, je m'en vis débar­rassé, mais réduit à l'état de squelette et si fort anéanti, que pendant quatre semaines encore, quand on voulait faire mon lit, il fallait me prendre
 
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et m'emporter sur un autre pour me rapporter en­suite sur le premier. Je crus véritablement que je ne pourrais y survivre. Il m'en.coûtait beaucoup de mourir, de quitter ma bien-aimée; mon ami, et de laisser, pour ainsi dire, à peine ébauchée, cette gloire qui depuis plus de dix ans m'avait coûté tant de rêves et tant de sueurs. Je sentais à mer­veille que de tous les écrits qu'on allait trouver après moi, aucun n'était fait et achevé, comme j'au­rais cru pouvoir le faire et l'achever si Dieu m'en eût donné le temps. Ma consolation, puisque après tout il fallait mourir, c'était que du moins je mour­rais libre, entre les deux personnes que j'aimais le plus au monde, et dont je croyais avoir et mé­riter l'amour et l'estime ; c'était de mourir enfin avant d'avoir essuyé, tant au moral qu'au physique, cette foule de maux que l'on rencontre sur le che­min de la vie, à mesure que l'on vieillit. J'avais fait part à mon ami de toutes mes intentions re­lativement à l'impression déjà commencée de mes tragédies, et il l'eût continuée à ma place. Lorsque plus tard je m'occupai sérieusement de cette im­pression qui dura bien trois années, le travail as­sidu, long et fastidieux auquel il fallut me livrer sur les épreuves me prouva clairement que si j'a-vais encore peu fait au moment où la mort venait m'interrompre, ce que je laissais en ce monde ne valait pas grand'chose, et que toute la peine que je m'étais donnée, avant celle qui m'attendait aux épreuves, était entièrement perdue, si celle-ci n'ar­rivait au secours de la première ; tant le coloris et
 
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la lime font une partie essentielle de toute poésie.
 
Le destin voulut que cette fois j'en réchappasse, et que mes tragédies reçussent de moi par la suite le degré de perfection que j'étais capable de leur donner. Ce serait pour elles un devoir de recon­naissance de me le rendre avec le temps, en ne me laissant pas mourir tout entier.
 
Je guéris, comme l'ai déjà dit, mais à grand" peine, et je demeurai si faible d'esprit, que toutes les épreuves de mes trois premières tragédies qui me passèrent successivement sous les yeux pendant quatre mois de cette année, ne reçurent pas de ma main la dixième partie des corrections que j'aurais dû y faire. Ce fut même en grande partie la raison qui, deux ans après, quand tout fut terminé, me fit recommencer entièrement l'impression de ces trois premières tragédies, à cette seule fin de don­ner satisfaction à l'art ou à moi-même, à moi seul peut-être ; car bien peu voudront ou sauront pren­dre garde à ce que j'ai changé au style. Chacun de ces changemens est peu de chose en soi ; pris dans leur ensemble, ils ne laissent pas d'être nom­breux et d'avoir leur importance, sinon aujour­d'hui, du moins avec le temps.
 
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===CHAPITRE XVIII===
 
Séjour de plus de trois ans à Paris. — Impression de toutes mes tragédies. — Je fais imprimer en même temps plu­sieurs autres ouvrages à ''Kehl.''
 
Je commençais à peine à me rétablir un peu, quand l'abbé de Caluso, dont le poignet était guéri depuis long-temps, et qui avait des occupations littéraires à Turin, où il était secrétaire de l'Aca­démie des sciences, voulut faire une excursion à Strasbourg avant de repartir pour l'Italie. J'étais encore convalescent, mais pour jouir plus long­temps du plaisir de le voir, je résolus de l'accom­pagner. Mon amie se mit du voyage, qui eut lieu au mois d'octobre. Nous allâmes, visiter entre autres merveilles,la fameuse imprimerie de Kehl, magnifi­quement établie par M. de Beaumarchais avec les caractères de Baskerville, qu'il avait achetés lui-même , le tout pour imprimer les œuvres complètes de Voltaire. La beauté de ces caractères, le soin des ouvriers, et l'heureux à-propos qui faisait que j'avais fort connu M. de Beaumarchais à Paris, me donnèrent l'idée de profiter de son établissement pour y imprimer toutes celles de mes œuvres qui n'étaient pas des tragédies, et pour lesquelles je pouvais avoir à craindre l'humeur habituelle de la censure, que l'on rencontrait aussi en France, où elle n'était alors guère moins fâcheuse qu'en Italie. J'ai toujours éprouvé une excessive répugnance à subir
 
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la révision qui précède l'impression. Non que je pense ou que je désire que l'on puisse imprimer toute chose ; mais pour mon compte j'ai adopté la loi anglaise, et je m'y conforme de tout point. Je n'écris jamais rien qui ne soit de nature à pouvoir s'imprimer en toute liberté et sans attirer aucun reproche à l'auteur , dans cette heureuse Angle­terre, le seul pays vraiment libre. Pour les opi­nions, liberté pleine et entière, respect aux mœurs, et jamais rien qui blesse les personnes ; telle est, telle sera toujours mon unique loi; je n'en sache pas d'autres que l'on puisse raisonnablement ad­mettre et respecter.
 
Après en avoir écrit à Paris, et obtenu directe­ment de Beaumarchais la permission de recourir à son admirable imprimerie, je profitai également de l'occasion qui m'amenait à Kehl pour laisser à ses employés le manuscrit des cinq odes que j'avais intitulées l'Amérique libre : ce petit ouvrage devait me servir comme d'essai. Et, en effet, l'impression m'en parut si correcte et si belle, que, les deux années qui suivirent, je fis successivement impri­mer tous ceux de mes autres ouvrages dont j'ai parlé ou dont il me reste à parler encore. Les épreuves m'arrivaient, de semaine en semaine, àPa-ris, où je les revoyais. Je ne cessai d'y changer et d'y rechanger des vers entiers. Ce qui m'y excitait, c'était, outre un désir démesuré de mieux faire, la rare complaisance et la singulière docilité de ces protes de Kehl, dont je ne pourrai jamais me louer assez ; bien différens en ceci des protes, des com-
 
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positeurs et des pressiers de Didot, à Paris, qui m'ont si long-temps et si fort bouleversé le sang, en même temps qu'ils vidaient ma bourse, en me faisant payer au poids de l'or et sans contrôle le plus petit mot que je me permettais de changer. Tout au contraire de ce qui arrive dans la vie or­dinaire, où souvent il y a récompense pour qui s'amende, il me fallait payer le droit de corriger mes fautes ou de les remplacer par d'autres.
 
Nous retournâmes de Strasbourg à notre cam­pagne de Colmar, et peu de jours après, à la fin d'octobre, mon ami partit pour Turin, me laissant plus sensible que jamais à l'ennui de son absence et à la perte de son aimable et docte compagnie. Nous restâmes encore à cette campagne tout le mois de novembre et une partie de décembre, que j'employai à me remettre doucement de la grande secousse intestinale que j'avais éprouvée. Toute­fois, malade encore à demi, je versifiai tant bien que mal mon second Brulus, qui devait être la der­nière de mes tragédies, et qui partant devant s'im­primer la dernière, me laissait tout le temps de la revoir et de la mener à bien.
 
Dès que nous fûmes à Paris, où l'engagement pris de mon édition commencée me faisait une né­cessité de me fixer à demeure, je cherchai une maison, et j'eus le bonheur d'en trouver une très-tranquille et très-gaie, isolément située sur le bou-levart neuf du faubourg Saint-Germain, au bout de la rue du Mont-Parnasse. J'y avais une fort belle vue, un air excellent et la solitude des champs. En
 
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un mot, c'était le pendant de la villa que j'avais habitée dans Rome, aux thermes de Dioclétien. Tous mes chevaux nous suivirent à Paris, où j'en cédai presque la moitié à mon amie, parce qu'elle en avait besoin pour son service, et aussi pour res­treindre mes dépenses et les occasions de me dis­traire. Ainsi casé, je pus me livrer commodément à mon pénible et ennuyeux travail, et j'y restai en­seveli pendant près de trois ans.
 
Au mois de février 1788,mon amie reçut la nou- 1788. velle de la mort de son mari, arrivée à Rome, où il s'était retiré depuis plus de deux ans qu'il avait quitté Florence. Quoique cette mort n'eût rien d'imprévu, à cause des accidens qui, pendant les derniers mois, l'avaient frappé à plusieurs reprises, et qu'elle laissât la veuve entièrement libre de sa personne, et bien que dans son mari celle-ci fût loin de perdre un ami, je vis, à ma grande sur­prise , qu'elle n'en fut pas médiocrement touchée. Il n'entra dans sa douleur ni feinte ni exagéra­tion ; la dissimulation n'était pas faite pour cette franche et incomparable nature ; et je ne doute pas que, malgré une grande disproportion d'âge, il n'eût trouvé en elle une excellente compagne, et une amie, à défaut d'une amante, s'il ne l'eût point exaspérée par des manières rudes et grossières qui étaient toujours celles d'un ivrogne. Je devais ce témoignage à l'exacte vérité.
 
L'impression se continua pendant toute l'année 1788, et quand je. me vis à la fin du quatrième volume, j'écrivis alors mon sentiment sur chacune
 
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de mes tragédies, pour l'insérer à la suite de l'édi­tion. Cette même année, j'achevai d'imprimer à Kehl les ''Odes, ''le ''Dialogue, l'Etrurie ''et les ''Poésies. ''M'absorbant alors et de plus en plus dans mon travail, pour m'en débarrasser une bonne fois, je continuai l'année suivante avec plus d'ardeur, et au mois d'août tout fut terminé, tant à Paris pour les six volumes de mes tragédies, que là-bas pour mes deux écrits en prose, du Prince et des Lettres, et de la Tyrannie. Ce fut le dernier ouvrage que j'imprimai à Kehl. Dans le courant de l'année, le panégyrique que j'avais publié pour la première fois en 1787, me repassa sous les yeux, et y ayant remarqué beaucoup de petites choses à changer, je voulus le remettre sous presse : ce fut aussi pour voir toutes mes œuvres également bien imprimées. Je le fis donc exécuter avec les mêmes caractères et par les soins de Didot. J'y joignis l'ode sur la ''Prise de la Bastille, ''que j'avais composée, m'étant trouvé témoin oculaire du commencement de ces troubles, et je terminai ce petit volume par une es­pèce d'apologie applicable aux circonstances du moment. Ayant ainsi vidé le fond de mon sac, je 1780. m'imposai silence. Il ne me restait plus rien à im­primer, excepté la tramélogédie d'Abel et ma ver­sion de Salluste, que je réservai, celle-là parce que je voulais en composer plusieurs autres dans ce nouveau genre, celle-ci parce que je ne pensais pas devoir m'aventurer jamais dans ce désastreux et inextricable labyrinthe de la traduction.
 
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===CHAPITRE XIX===
 
Commencement des troubles de France. — Ils me dérangent de plusieurs manières, et me transforment de poète en discoureur. — Mon opinion sur les choses présentes et futures de ce royaume.
 
Depuis le mois d'avril 1789, j'avais vécu en proie à des transes d'esprit de tout genre, crai­gnant de jour en jour que l'un de ces mouvemens insurrectionnels qui, à tout instant, éclataient dans Paris depuis la convocation des états-généraux, ne m'empêchât de terminer toutes ces éditions qui touchaient à leur fin, et qu'après tant de peines et de si lourdes dépenses, il ne me fallût échouer en vue du port. Je me hâtais autant que je pouvais, mais ainsi ne faisaient pas les ouvriers de l'impri­merie de Didot, qui, nouvellement travestis en po­litiques et en hommes libres, passaient les journées entières à lire les journaux et à faire des lois, au lieu de composer, de corriger, de tirer les épreuves que j'attendais. Je crus que j'en deviendrais fou par con­tre-coup. J'éprouvai donc une immense satisfaction, quand vint le jour où ces tragédies, qui m'avaient coûté tant de sueurs, terminées et emballées, s'en al­lèrent en Italie et ailleurs. Mais ma joie ne fut pas de longue durée ; les choses allant de mal en pis, et cha­que jour, dans cette Babylone, ôtant quelque chose au repos et à la sécurité de la veille, pour augmenter le doute et les sinistres présages qui menaçaient l'a-
 
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venir, tous ceux qui ont affaire avec ces espèces de singes, et nous sommes malheureusement dans ce cas, mon amie et moi, doivent passer leur vie à crain­dre un dénouement qui ne peut tourner à bien. 1790. Voilà donc plus d'une année que je regarde en silence et que j'observe le progrès des lamentables effets de la docte ignorance de ce peuple, qui a le don de savoir babiller sur toutes choses , mais qui ne peut en mener aucune à bonne fin , parce qu'il n'entend rien à la pratique des affaires et au maniement des hommes, ainsi que déjà l'avait finement remarqué et dit notre prophète politique, Machiavel. Aussi, profondément affligé de voir cette sainte et sublime cause de la liberté sans cesse trahie de la sorte, défigurée et compromise par ces demi-philosophes, indigné de ne voir se produire chaque jour que des demi-lumières et des moitiés de crimes, et, en somme, rien d'entier que l'impéritie de tous ; épouvanté enfin de voir la pré­dominance militaire et l'insolente licence des avo­cats stupidement données pour base à la liberté, je n'ai plus qu'un désir, c'est de pouvoir sortir pour toujours decet hôpital fétide, où s'agitent pêle-mêle les misérables et les fous. J'en serais déjà loin, si la meilleure partie de moi-même ne s'y trouvait malheureusement retenue par ses intérêts. Partagé entre des doutes et des craintes conti­nuelles qui se disputent mon intelligence abêtie depuis un an que mes tragédies sont achevées, je traîne des jours misérables , je végète plutôt que je ne vis ; épuisé d'ailleurs par les trois années que
 
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je viens de passer tout entières à corriger mes œuvres et à les imprimer, je ne puis, ni ne sais me créer une occupation louable. J'ai cependant reçu et je reçois encore de tous côtés la nouvelle que l'édition de mes tragédies arrive à sa destination ; on ajoute qu'elles se débitent et ne déplaisent pas. Mais comme ces nouvelles me sont transmises par des amis ou par des personnes qui me veulent du bien, je ne me fais pas grande illusion sur ce point. J'ai pris avec moi-même l'engagement de n'accep­ter ni compliment, ni blâme , s'ils ne sont, l'un et l'autre, accompagnés de leur ''pourquoi. ''Et ces pour­quoi, je les veux clairs et de nature à tourner au profit de l'art et du poète. Mais de ces pourquoi, -il ne s'en rencontre guère , et jusqu'ici il ne m'en est parvenu aucun ; aussi tout le reste est-il à mes yeux comme non avenu. Ces choses, je les savais fort bien d'avance ; néanmoins elles ne m'ont pas rendu plus économe de ma peine ni de mes loi­sirs, pour arriver au mieux, autant qu'il était en moi. Peut-être , avec les années, ma mémoire en scra-t-elle plus honorée, puisque ayant devant les yeux un tel sujet de désenchantement, j'ai si ob­stinément persisté à vouloir bien faire, plutôt qu'à faire vite, et à ne flatter que la vérité.
 
Pour ce qui regarde les divers ouvrages que j'ai fait imprimer à Kehl, je ne veux, sur les six, pu­blier pour le moment que les deux premiers , c'est-à-dire, l'Amérique libre et la Vertu méconnue, et je réserve les autres pour des temps moins ora­geux où nul ne sera tenté de m'adresser le reproche
 
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odieux et immérité, je pense, d'avoir fait chorus avec ces bandits , en disant ce qu'ils disent et ne font jamais, ce.qu'ils ne sauraient, ce qu'ils ne pourraient jamais faire. Néanmoins j'ai imprimé le tout, parce que l'occasion s'en est offerte comme je l'ai dit, et parce que je suis convaincu que lais­ser des manuscrits, ce n'est pas laisser des livres, aucun livre n'étant véritablement fait et achevé, s'il n'a été imprimé avec le plus grand soin, revu et corrigé jusque sous la presse, si j'ose le dire, par son auteur lui-même. En dépit de tous ces soins, un livre peut encore n'être ni fait, ni achevé, cela n'est que trop vrai, mais sans eux , il est sûr qu'il ne saurait l'être.
 
Maintenant ne voyant pas autre chose à faire, en .proie à une foule de sombres pressentimens, et persuadé ( je le confesse avec ingénuité ) que pendant ces quatorze années, ce que j'ai fait peut n'être pas à dédaigner, j'ai pris le parti d'écrire ce récit de ma vie que j'arrête à Paris, où je l'ai jeté sur le papier, à l'âge de quarante-et-un ans et quelques mois, et où j'achève le présent morceau, qui sera certes le plus considérable, le 27 mai 1790. Et je ne pense pas que je relise ces bavardages, ni même que je les regarde avant ma soixantième an­née , si j'y arrive, à un âge où il me sera permis de me croire au terme de ma carrière poétique. Alors , avec cette froide sagesse qu'apportent en s'accumulant les années , je reverrai cet écrit, et j'y joindrai le détail des dix ou quinze ans qui vont suivre, et que j'aurai sans doute employés à la
 
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composition ou à l'étude. Si je puis encore m'exer-cer dans deux ou trois genres divers, où je me ré­serve d'essayer mes dernières forces, j'ajouterai alors les années que j'y aurai consacrées à cette quatrième époque, celle de ma virilité; sinon, en reprenant cette confession générale de ma vie, je commencerai par ces années stériles, la cinquième époque, celle de ma vieillesse et de ma seconde enfance, que j'écrirai en fort peu de mots et comme chose inutile sous tous les rapports, si toutefois il me reste encore assez de sens et de jugement.
 
Mais Si je venais à mourir dans l'intervalle, ce qui n'a rien d'invraisemblable, je prie dès aujour­d'hui toute personne bienveillante entre les mains de qui pourra tomber ce récit, d'en faire tel usage qui lui paraîtra le meilleur. Si elle l'imprime tel qu'il est, on y verra, je l'espère, que s'il a été écrit avec précipitation , il l'a été du moins sous la vive impression de la vérité ; deux choses qui engen­drent en même temps la simplicité et l'inélégance dans le style. Si l'on veut terminer ce récit, je dé­sire que l'.on y ajoute seulement l'époque, le lieu et le genre de ma mort. Quant aux dispositions d'esprit dans lesquelles m'aura surpris la dernière heure, mon ami pourra hardiment certifier au lec­teur, en mon nom, que je connaissais trop ce monde trompeur et vide, pour emporter avec moi un autre regret que celui d'y laisser ma bien-aimée ; comme aussi, tant que je vivrai, ne vivant désormais que pour elle et en elle, la seule pensée de la perdre pourra m'émouvoir ou m'épouvanter ; je ne de-
 
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mande au ciel qu'une chose, c'est de me retirer le
 
premier des misères de cette vie.
 
Mais si l'ami dépositaire de |ces mémoires croit qu'il serait mieux de les brûler, il ne fera pas plus mal. Je le prie seulement, dans le cas où il lui pren­drait fantaisie de les refaire pour les publier, de se borner à les raccourcir et à y faire tel changement qu'il voudra quant au style et à l'élégance, mais de n'y ajouter aucun fait, et de n'altérer en aucune façon ceux qui s'y trouvent rapportés. Si, en écri­vant ma vie, je ne m'étais proposé avant toute chose le dessein très-peu vulgaire de causer de moi avec moi-même, de me voir à peu près tel que je suis, et de me montrer à demi nu au petit nombre de ceux qui veulent ou qui voudront me connaître vérita­blement, j'étais, je crois, aussi capable qu'un autre d'exprimer, en deux ou trois pages au plus,la quintessence, s'il y en a, de ces quarante-et-une années de ma vie, et parler de moi-même à la ma­nière de Tacite, avec une concision affectée et cette fausse humilité qui est aussi de l'orgueil. Mais c'est qu'alors j'aurais voulu faire montre de mon génie au lieu de peindre mon âme et mon caractère. Que ce génie existe ou qu'on me le suppose, je lui ai donné amplement son essor dans mes autres ou­vrages ; dans celui-ci, qui, pour être plus familier, n'en a pas moins une importance égale, c'estunique-ment mon cœur qui s'épanche à la manière un peu diffuse des vieillards qui parlent d'eux-mêmes, et par ricochet des autres hommes, tels qu'ils se lais­sent voir dans leur déshabillé.
 
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== Suite de la quatrième époque ==
 
AVANT-PROPOS.
 
Ayant relu au bout de treize ans, à Florence où je me, suis fixé, tout ce que j'avais écrit à Paris concernant ma vie jusqu'à l'âge de quarante-et-un ans, je l'ai recopié peu à peu, et l'ai un peu corrigé, pour en rendre le style clair et coulant. Cette copio achevée, me voyant rengagé de plus belle à parler de moi, j'ai pensé à continuer le récit de ces treize années, pendant lesquelles j'ai peut-être fait quel­que chose qui mérite aussi d'être connu. Comme d'ailleurs mes forces physiques et morales s'affai­blissent à mesure que les ans s'accumulent, et qu'il est vraisemblable que je ne ferai plus rien, je me flatte que cette seconde partie, qui sera beau-, coup plus courte que la première, sera aussi la
 
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dernière ; car arrivé sur le seuil de la vieillesse, où m'amène ma cinquante-cinquième année près de s'accomplir, et attendu que j'ai noblement usé de mon corps et de mon esprit, bien que je vive en­core, résolu désormais à ne rien faire, ma vie ne m'offrira plus que bien peu de choses à raconter.
 
ÉPOQUE QUATRIÈME.
 
CHAPITRE XX.
 
Après avoir entièrement achevé le premier envoi de mes im­pressions, je m'applique à traduire Virgile et Térence. — But de ce travail.
 
1790 Continuant donc cette quatrième époque, j'ajoute que me retrouvant à Paris, oisif, tourmenté comme je le dis, incapable de rien inventer, quoi­qu'il me restât bien des choses que j'avais résolu de faire, au mois de juin 1790, je me mis, comme par forme de passe-temps, à traduire çà et là des fragmens de l'Enéide, ceux qui m'avaient le plus charmé; puis voyant que ce travail me devenait très-utile et fort agréable, je commençai par les premiers vers. Ce fut aussi pour ne pas perdre
 
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l'habitude du vers blanc. Mais ennuyé de faire chaque jour une même chose, pour varier et rom­pre l'uniformité de mes occupations, sans cesser de me fortifier dans le latin, j'entrepris également de traduire Térence d'un bout à l'autre. Je voulais en même temps, à l'aide de deux modèles si purs, me créer un vers comique pour écrire plus tard des comédies de ma façon, comme depuis long­temps j'en avais le projet, et apporter dans la co­médie un style original et bien à moi, comme je croyais l'avoir fait dans la tragédie. Prenant donc alternativement un jour l'Enéide, et l'autre Térence, dans le cours de 1790, et jusqu'au mois d'avril 1792 que je quittai Paris, j'achevai de traduire les quatre premiers livres de l'Enéide, et de Térence, l'Eu­nuque, l'Andrienne, et l'Eautontimorumenos. En outre, pour me distraire de plus en plus des fu­nestes pensées que m'inspiraient les circonstances, je voulus essayer encore de dérouiller ma mémoire, que la composition et le travail de l'impression m'a­vaient fait long-temps négliger, et l'inondant de lambeaux d'Horace, de Virgile, de Juvénal, encore de Dante, de Pétrarque, du Tasse, de l'Arioste, je parvins à me loger dans la tête un millier de vers pris de tout côté. Ces occupations de second ordre achevèrent d'épuiser mon cerveau , et m'ôtèrent à jamais la faculté de rien produire qui m'appartînt. C'est pourquoi de cestramélogédies, que je devais au moins porter à six, il me fut impossible d'en ajouter une à la première, à l'Abel ; et dérouté ensuite par tant d'objets divers, j'y perdis ce qu'il
 
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m'eût fallu de temps, de jeunesse et de verve pour une telle création, sans jamais plus le retrouver. Aussi, pendant cette dernière année que je demeu­rai alors à Paris, comme pendant les deux années que j'allai ensuite passer ailleurs, je n'écrivis de mon propre fonds que quelques épigrammes et quelques sonnets, pour exhaler ma trop juste co­lère contre les esclaves devenus maîtres, et nourrir ma mélancolie. J'essayai encore toutefois de com­poser un ''Comte ''EtyoZm, drame mixte, que je voulais joindre à mes tramélogédies, si jamais je les ache­vais. Mais après l'avoir conçu, je le laissai là, sans songer même à le développer. Cependant j'avais terminé l'Abel; mais sans l'achever. Au mois d'oc­tobre de cette même année 1790, je fis avec mon amie un petit voyage de quinze jours en Norman­die, par Caen, le Havre, et Rouen, admirable et riche province que je ne connaissais pas. J'en re­vins très-satisfait, et mon coeur en fut même un peu soulagé. Ces trois années, uniquement vouées à la peine et à l'impression de mes ouvrages, m'a­vaient vraiment desséché le corps et l'intelligence. Au mois d'avril, voyant qu'en France les choses ne faisaient chaque jour que s'embrouiller davan­tage, je voulus essayer encore si l'on ne pouvait trouver ailleurs un peu de repos et de sécurité ; de son côté, mon amie désirait voir l'Angleterre, la seule terre qui fut un peu libre et qui ne ressemblât point à toutes les autres ; nous nous décidâmes à y aller.
 
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CHAPITRE XXI.
 
Quatrième voyage en Angleterre et en Hollande.— Retour à Paris, où les circonstances nous obligent à nous fixer.
 
Nous partîmes donc à la fin d'avril 1791, et 1791. comme nous voulions rester long-temps en Angle­terre, nous emmenâmes nos chevaux, et donnâmes congé à notre maison de Paris. Il fallut peu de jours pour arriver en Angleterre. Le pays plut beaucoup à mon amie sous plusieurs rapports, beaucoup moins sous certains autres. Un peu vieilli dans mon admiration par les deux premiers sé­jours que j'y avais faits, je l'admirai encore, mais un peu moins, à cause des effets moraux de son gouvernement; mais ce qui m'en déplut profondé­ment, plus encore qu'à mon troisième voyage, ce fut le climat et la vie corrompue que l'on y mène. Toujours à table, veiller jusqu'à deux ou trois heures du matin, il n'y a pas de vie dont s'arran­gent moins les lettres, l'esprit et la santé. Dès que les objets cessèrent d'avoir aux yeux de mon amie le charme de la nouveauté, et que j'y ressentis moi-môme les accès capricieux de cette goutte qui est un fruit indigène de cette bienheureuse île, nous nous lassâmes bientôt d'y vivre. Au mois de juin de cette même année eut lieu la célèbre fuite du roi de France, qui, repris à Varennes comme cha­cun sait, fut ramené à Paris, pour y être moins
 
libre que jamais. Cet événement assombrit déplus
 
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en plus l'horizon de la France, et nos intérêts s'y trouvèrent gravement compromis, car nous avions l'un et l'autre plus des deux tiers de notre revenu sur la France, et la monnaie venant à disparaître pour faire place à un papier imaginaire, et dont le crédit baissait chaque jour, chacun de nous voyait, d'une semaine à l'autre, sa fortune fondre dans sa main, et se réduire d'abord à deux tiers, puis à la moitié, puis à un tiers, pour s'en aller bientôt à rien. Attristés tous les deux et condamnés à subir cette irrémédiable nécessité, nous nous résignâmes à céder, et à revenir en France, le seul pays alors où ce misérable papier pût nous faire vivre, mais avec la triste perspective d'un avenir plus sinistre encore. Toutefois, au mois d'août, avant de quitter l'Angleterre, nous voulûmes la parcourir et visi­ter successivement Bath, Bristol, et Oxford. De retour à Londres, nous partîmes pour Douvres, où nous nous embarquâmes peu de jours après.
 
A Douvres, il m'arriva une aventure vraiment romanesque, que je raconterai en peu de mots. Pendant mon troisième voyage d'Angleterre en 1783 et 1781, je n'avais rien su, rien cherché à savoir de cette merveilleuse dame, qui, dans mon second voyage, m'avait par son amour exposé à tant de dangers. J'avais seulement ouï dire qu'elle n'habitait plus Londres, que son mari était mort après son divorce, et l'on croyait, ajoutait-on, qu'elle s'était remariée à quelqu'un d'obscur et d'in­connu. Dans ce dernier voyage, et durant plus de quatre mois que j'avais passés à Londres, je n'a-
 
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vais ni provoqué, ni entendu dire un seul mot à ce sujet, et je ne savais même pas si elle était encore ou non de ce monde. Mais à Douvres, au moment où j'allais m'embarquer, comme j'avais précédé mon amie d'environ un quart d'heure pour m'assu-rer si tout était en ordre dans le bateau, voici que sur le point de quitter le môle pour y entrer, ayant par hasard levé les yeux sur la plage, où il y avait un certain nombre de personnes, la première que mes yeux rencontrent et distinguent tout d'abord, car elle était fort près, c'est cette dame, très-belle encore, presque aussi belle que je l'avais laissée, juste vingt ans auparavant, en 1771. Je crus que je rêvais; je regardai mieux, et un sourire qu'elle m'adressa en me regardant à son tour ne me per­mit plus de douter. Je ne saurais rendre tous les mouvemens, tous les sentimens contraires que cette vue souleva dans mon cœur. Toutefois je ne lui adressai pas une parole. J'entrai dans le paquebot, et je n'en sortis plus. J'y attendis mon amie, qui arriva au bout d'un quart d'heure, et nous le­vâmes l'ancre. Elle me dit que des messieurs qui étaient venus l'accompagner jusqu'au paquebot lui avaient montré cette dame en la lui nommant, et y avaient ajouté un petit abrégé de sa vie passée et présente. Je lui racontai, à mon tour, comment je l'avais vue et ce qui s'étaitpassê. Entre nous, jamais de feinte, de défiance, de mésestime, de plainte. Nous arrivâmes à Calais. A Calais, encore ému d'une apparition si inattendue, je voulus écrire à cette femme, pour soulager mon cœur, et j'en-
 
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voyai ma lettre à un banquier de Douvres, le priant de la lui remettre en personne, et de me faire passer la réponse à Bruxelles, où je serais sous peu de jours. Ma lettre, dont je me reproche de n'avoir pas gardé copie, était assurément pleine d'un sentiment passionné ; de l'amour non, mais un sincère et profond regret de la retrouver encore dans une vie errante et si peu digne de son rang et de sa naissance, mais une vive et amère douleur, en songeant que j'en avais été quoique innocemment la cause ou le prétexte ; que sans le scandale de mes aventures avec elle, elle aurait pu cacher ses déréglemens, en grande partie du moins, et s'en corriger avec les années. Je trou­vai sa réponse à Bruxelles, environ quatre semai­nes après, et je la transcris fidèlement aubas de la page, pour donner une idée de l'obstination nou­velle et des" mauvais penchans de son caractère; il est bien rare de les rencontrer à ce degré, surtout dans le beau sexe1, mais tout sert à la grande étude de cette bizarre espèce qui a nom : l'homme.
 
Monsieur,
 
Vous ne devez point Jouter que les marques de votre sou­venir, et de l'intérêt que vous avez la bonté de prendre à mon sort, ne me soient sensibles et reçues avec reconnais­sance, d'autant plus que je ne puis vous regarder comme l'auteur de mon malheur, puisque je ne suis point malheu-
 
' Cette lettre est en français dans le texte, et paraît avoir e'te' e'erite en cette langue. ''(Note du Trad.)''
 
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Cependant après nous être embarqués pour la France et avoir débarqué à Calais, avant d'aller de nouveau nous renfermer à Paris, nous réso­lûmes de faire une excursion en Hollande. Mon amie voulait voir ce rare monument de l'industrie humaine, et c'était une occasion qui jamais peut-être ne se retrouverait. Nous allâmes donc en sui­vant la côte, jusqu'à Bruges et Ostende, et de là, par Anvers, à Amsterdam, à Rotterdam, à la Haye, et à la Nord-Hollande. Ce fut un voyage d'environ trois semaines ; à la fin de septembre, nous étions de retour à Bruxelles, où nous nous arrêtâmes quelques semaines, mon amie y ayant sa mère et
 
reusc, quoique la sensibilité et la droiture de votre âme vous le fassent craindre. Vous êtes au contraire la cause de ma délivrance d'un monde dans lequel je n'étais aucunement formée pour exister, et que je n'ai jamais un seul instant re­gretté. Je ne sais si en cela j'ai tort, ou si un degré de fer­meté ou de fierté blâmable me fait illusion, mais voilà comme j'ai constamment vu ce qui m'est arrivé, et je remercie la Providence de m'avoir placée dans une situation plus heu­reuse peut-être que je n'ai mérité. Je jouis d'une santé par­faite que la liberté et la tranquillité augmentent ; je ne cher­che que la société des personnes simples et honnêtes qui ne prétendent ni à trop de génie, ni à trop de connaissances qui embrouillent quelquefois les choses, et au défaut des­quelles je me suffis à moi-même par le moyen des livres, du dessin, de la musique, etc. Mais ce qui m'assure le plus le fonds d'un bonheur et d'une satisfaction réelles, c'est l'amitié et l'affection immuable d'un frère que j'ai toujours aimé par­dessus tout au monde, et qui possède le meilleur des cœurs.
 
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ses sœurs. Enfin, dans le courant d'octobre et vers la fin, nous rentrâmes dans l'immense cloaque au sein duquel la déplorable situation de nos affaires nous rentraînait malgré nous ; il fallut même son­ger sérieusement à y fixer notre demeure.
 
C'est pour me conformera votre volonté que je vous ai fait un détail aussi long de ma situation, et permettez-moi, à mon tour, de vous assurer du plaisir sensible que me cause la connaissance du bonheur dont vous jouissez, et que je suis persuadée que vous avez toujours mérité. J'ai souvent, de­puis deux ans, entendu parler de vous avec plaisir, à Paris, comme à Londres, où l'on admire et estime vos écrits, que je n'.ai point pu parvenir à voir. On dit que vous êtes attaché à la princesse avec laquelle vous voyagez, qui par sa physio­nomie ingénue et sensée, parait bien faite pour faire le bon­heur d'une àme aussi sensible et délicate que la vôtre. On dit aussi qu'elle vous craint (je vous reconnais bien là). Sans le désirer, ou peut-être sans vous en apercevoir, vous avez irrésistiblement cet ascendant sur tous ceux qui vous ai­ment.
 
Je vous désire, du fond de mon cœur, la continuation des biens et des plaisirs réels de ce monde, et si le hasard fait que nous nous rencontrions encore, j'aurai toujours la plus grande satisfaction à l'apprendre de votre main. Adieu.
 
Douvres, le 26 avril.
 
Pénélope.
 
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CHAPITRE XXII.
 
Fuite de Paris. — Retour en Italie par la Flandre et toute l'Allemagne. — Nous nous fixons à Florence.
 
Après avoir employé ou perdu environ deux mois 1792. à chercher et à meubler une nouvelle maison, nous y entrâmes au commencement de 1792. Elle était très-belle et fort commode. Chaque jour on attendait celui qui verrait s'établir enfin un ordre de choses tolérable ; mais le plus souvent on dés­espérait que jamais ce jour dût venir. Dans cette po- » sition incertaine, mon amie et moi, comme aussi tous ceux qui alors étaient à Paris et en France, et que leurs intérêts y retenaient, nous ne faisions que traîner le temps. Déjà, depuis plus de deux ans, j'avais fait venir de Rome tous les livres que j'y avais laissés en 1783 , et le nombre s'en était fort augmenté, tant à Paris que dans ce dernier voyage en Angleterre et en Hollande. Ainsi, de ce côté, il s'en fallait peu que je n'eusse.à ma dispo­sition tous les livres qui pouvaient m'être néces­saires ou utiles dans l'étroite sphère de mes études. Entre mes livres et ma chère compagne , il ne me manquait donc aucune consolation domestique; mais ce qui nous manquait à tous les deux, c'était l'espoir, c'était la vraisemblance que cela pût durer. Cette pensée me détournait de toute occupation, et ne pouvant songer à autre chose, je continuai à
 
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me faire le traducteur de Virgile et de Térence. Pendant ce dernier séjour à Paris , non plus que dans le précédent, je ne voulus jamais fréquenter ni connaître, même de vue, un seul de ces innom-. brables faiseurs de prétendue liberté, pour qui je me sentais la répugnance la plus invincible, pour qui j'avais le plus profond mépris. Aujourd'hui même où j'écris, depuis plus de quatorze ans que dure cette farce tragique, je puis me vanter que je suis encore, à cet égard, vierge de langue, d'o­reille , et même d'yeux, n'ayant jamais vu ou en­tendu , ou entretenu aucun de ces Français esclaves qui font la loi, ni aucun de ces esclaves qui la re­çoivent.
 
Au mois de mars de cette année, je reçus des lettres de ma mère, et ce furent les dernières. Elle m'y exprimait, avec une vive et chrétienne affec­tion , sa grande inquiétude de me voir, disait-elle, « dans un pays où il y avait tant de troubles, où l'exercice de la religion catholique n'était pluslibre, où chacun ne cesse de trembler dans l'attente de nouveaux désordres et de calamités nouvelles. » Elle ne disait, hélas! que trop vrai, et l'avenir le prouva bientôt. Mais lorsque je me remis en route pour l'Italie, la digne et vénérable dame n'existait déjà plus. Elle quitta ce monde le 23 avril 1792, à l'âge de soixante-dix ans accomplis.
 
Cependant s'était allumée entre la France et l'empereur cette guerre funeste, qui finit par devenir générale. Au mois de juin, on essaya de détruire entièrement le nom de roi; c'était
 
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tout ce qui restait de la royauté. La conspira­tion du 20 juin ayant avorté, les choses traî­nèrent encore de mal en pis, jusqu'au fameux 10 août, où tout éclata, comme chacun sait. Il ne sera pas hors de propos de rapporter ici le détail que j'en écrivais à l'abbé de Caluso, le ''ik ''août 1792 ».
 
Paris, 14 août 1792. Très-cher ami,
 
La conspiration a fini par éclater; il y avait long-temps qu'elle couvait. Dans la nuit de jeudi dernier, du 9 au 10 courant, les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau se sont réunis en armes, et, à leur exemple, toute la ville et les gardes nationales elles-mêmes, en bon ordre, avec leurs dra­peaux et leurs canons. Toute cette manière d'armée se trouva devant le château des Tuileries, entre quatre et cinq heures du matin. 11 n'y avait au château pour le défendre que six ou sept cents Suisses, à peu près autant de gardes nationales, la plupart peu décidés, et à l'intérieur, dans les chambres et dans les appartemens, environ trois cents gentilshommes dé­voués au roi. La défense eût encore été possible, si l'on eût pris de véritables dispositions militaires, si l'on fût sorti au-devant de l'ennemi, au lieu de l'attendre dans les cours. Ajoutons à cela que les canonniers mêmes chargés de la garde du château et confondus avec les Suisses et les gardes nationales, étaient des traîtres, ce que déjà l'on sa­vait assez, et comme on le vit bien par la suite. Avec un autre roi, on pouvait mourir héroïquement et donner au monde un mémorable exemple. Mais avec un autre roi, les choses en seraient-elles venues à cette extrémité? Ce roi donc ne man­qua pas de ce calme et de cette sérénité qu'on pourrait ap-
 
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L'événement accompli, je ne voulus pas perdre un seul jour, et ma première, mon unique pensée étant de soustraire mon amie à tous les dangers qui pouvaient la menacer, je me hâtai, dès le 18, de faire tous les préparatifs de notre départ. Restait la plus grande difficulté ; il nous fallait des passe­ports pour sortir de Paris et du royaume; nous.
 
peler du courage dans un martyr, mais non dans un homme, qui doit mourir plutôt que de se laisser avilir. Comme d'heure en heure il s'attendait à être attaqué, il reçut un message de cette perfide ''assemblée ''et de cette ''municipalité de Paris, ''plus perfide encore, qui en lui annonçant que dans un pareil tumulte on ne pouvait répondre de sa personne, l'invitaient, lui et la famille royale, à se réfugier, par le jardin des Tuile­ries, au sein de l'assemblée qui y est attenante, puisque la communication du château à l'assemblée par le jardin était encore libre. Le roi, qui avait fait mine de vouloir se laisser défendre, surtout par ses gentilshommes qui veillaient a l'in­térieur, changeant tout-à-coup de résolution, accepta l'invi­tation qui lui était faite, et se rendit immédiatement avec toute sa famille et un très-petit nombre de courtisans, au milieu de l'assemblée. Nous viendrons bientôt l'y retrouver; retournons au château. Ces Suisses vraiment fidèles, ces gardes nationales, celles-là ébranlées, celles-ci hostiles, et toutes lâches, ces trois cents pauvres gentilshommes prêts à mourir aux pieds du roi dans l'intérieur, tous étaient restés renfermés comme dans une cage, les uns dans les cours in­térieures, les autres dans les appartemens, car le roi était à peine sorti avec une escorte de gardes nationaux que l'on referma toutes les grilles qui mènent du palais au jardin. Ici, il est difficile de savoir si ce fut l'armée des assaillans qui tira la première, ou si ce furent les Suisses. Il est vraisem-
 
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fîmes si bien pendant ces deux ou trois jours, que le 15 ou le 16, nous en avions déjà obtenu, en qua­lité d'étrangers, moi de l'envoyé de Venise , mon amie de celui de Danemarck, qui seuls à peu près de tous les ministres, étaient restés auprès de ce si­mulacre de roi. Nous eûmes beaucoup plus de peine à obtenir de notre section, c'était celle du ''Mont-''
 
blable que les assiégés, de beaucoup inférieurs en nombre, et se trouvant dans une fâcheuse position, n'attaquèrent pas les premiers. Quoi qu'il en soit, le feu commença, et les Suisses ayant pointé leur canon à la porteinvestie et qui déjà ne tenait plus, firent une décharge d'artillerie et de mous-queterie si meurtrière , que tous ces lâches tournèrent le dos. Ici, il parait que si les Suisses et les trois cents gentils­hommes se fussent jetés en dehors â la poursuite des fuyards, ils auraient vaincu ou seraient tombés en se couvrant de gloire et en laissant sur le champ de bataille une multitude ' de victimes. Mais il était dit que là, comme ailleurs, le man­que de chefs, d'ordre et de toute chose, devait encore tout perdre. Les fugitifs épouvantés et en déroute allèrent donner dans le seul corps de cavalerie qui soit ici, et qu'on appelle la gendarmerie nationale, lequel se compose en grande par­tie des anciennes gardes françaises, de beaucoup de domes­tiques, de cochers sans places et autre canaille de même genre. Ceux-ci, au lieu de se déclarer pour le roi, se mirent immédiatement contre, et ralliant le peuple, le ramenèrent à l'attaque. De leur côté, les gardes nationales qui étaient res­tées avec les Suisses, voyant la multitude revenir en plus grand nombre, se tournèrent aussi pour la plupart contre les Suisses, qui, pris entre deux feux, périrent tous, pendant que rompus et en désordre ils fuyaient de tous côtés, payant ainsi l'honneur d'avoir été à la solde de la France, ce qui toujours veut dire
 
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''Blanc, ''les autres passeports qui nous étaient né­cessaires , un par personne, tant les maîtres que les valets et les femmes de chambre , avec le signa­lement de chacun, la taille, les cheveux, l'âge, le sexe, que sais-je moi ? Ainsi munis de toutes ces patentes d'esclaves, nous avions fixé notre départ au lundi 20 août; mais tout étant prêt, un juste pressentiment nous en fit devancer le jour, et nous partîmes le 18, qui était un samedi, dans l'après-dîner. Arrivés à la barrière Blanche, qui était la plus rapprochée de nous, pour gagner Saint-Denis et la route de Calais où nous nous diri-
 
de n'avoir jamais été soldés. Le massacre de ces malheureux dura tout le jour et le suivant.; on les cherchait partout, et partout on les tuait, dans les rues, dans les maisons, toujours trente contre un, selon le noble usage de ces misérables. Des gentilshommes restés à l'intérieur, une partie descendit dans . les cours intérieures, combattit et périt au milieu des Suisses. Le plus grand nombre parvint à forcer les grilles qui don­naient dans le jardin, et moitié en combattant, moitié en fuyant pêle-mêle avec les Suisses qui essayaient aussi de se sauver par là, ils furent les uns tués, les autres sauvés, selon les accidens ordinaires en de pareils tumultes. Le château fut envahi; il ne fut pas saccagé, mais entièrement abîmé, et tout y fut dispersé et mis en désordre. Beaucoup de vo­leurs furent tués parle peuple, qui crut parla légitimer son attaque. A tout prendre, le vol avoué est ici le seul des sept pèches capitaux que l'on ne porte pas en triomphe ; tous les autres n'ont fait que changer de nom et servent de base au système actuel. La raison de ce tumulte, la voici en deux mots. Les séditieux de l'assemblée ne se sentant pas assez en
 
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gions, pour sortir au plus vite de ce malheureux pays, nous n'y trouvâmes qu'un poste de trois ou quatre gardes nationaux avec un officier, qui ayant visité nos passeports , se disposait à nous ouvrir la grille de cette immense prison ,*et à nous laisser passer en nous souhaitant bon voyage. Mais il y avait auprèsde la barrière un méchant cabaret d'où s'élancèrent à la fois unetrentaine environ de misérables vauriens déguenillés, ivres, furieux. Ces gens ayant vu nos voitures, nous en avions deux, et nos impériales chargées de malles , avec une suite de deux femmes et deux ou trois hommes pour nous servir, s'écrièrent que tous les riches
 
nombre pour avoir une majorité qui vote la déchéance du roi, ce qui est le but de leurs efforts, ont fait venir le peuple brute, qui s'est chargé de consommer avec sa ruine celle de l'état tout entier. Le roi est resté tout le jour à l'assemblée. Ou leur a donné pour passer la nuit, ù sa famille et à lui, trois cellules de bernardins, dans le couvent contigu à l'assem­blée, et ils y sont encore maintenant, manquant de bas et de chemises, nourris par un restaurateur, et n'ayant pas un ser­viteur pour eux, car le petit nombre de courtisans qui les avaient accompagnés et servis le premier jour et le second, ont été chassés avant-hier. Enfin le traitement a été et il est tel encore, que la mort auprès me semblerait une faveur. Le gouvernement est en pleine révolution. La constitution, née pourrie, est morle et enterrée. L'assemblée s'est emparée de tous les pouvoirs, provisoirement, dit-elle, et je le crois comme elle; mais elle le perdra d'une toute autre façon qu'elle se l'imagine. On a convoqué pour le 20 septembre une convention nationale, etc., etc.
 
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voulaient s'échapper de Paris avec toutes leurs richesses, et les laisser, eux, dans la misère et l'abandon. Alors commença une lutte entre ce pe­tit nombre de pauvres gardes nationaux et ce ra­mas ignoble de coquins, les uns voulant nous aider à sortir, les autres nous retenir. Alors je me jetai hors de la voiture, et tombant au milieu du tumulte, muni de nos sept passeports, je me mis à disputer, à crier, à tempêter plus fort qu'eux tous ; c'est là le vrai moyen de venir à bout des Français. Ils lisaient l'un après l'autre, ou se faisaient lire par ceux d'entre eux qui savaient lire, la descrip­tion des figures de chacun de nous. Mais plein de colère et d'emportement, et méconnaissant alors le danger, ou, si l'on veut, assez dominé par la passion pour m'exposer à la grandeur du péril qui menaçait nos têtes, je parvins jusqu'à trois fois à reprendre mon passeport, et m'écriai à haute voix : « Voyez » et écoutez-moi : Je me nomme Alfieri ; je ne suis » pas Français, je suis Italien ; grand , maigre, » pâle, les cheveux roux ; c'est bien moi, regardez » plutôt. J'ai mon passeport. Je l'ai obtenu dans » les formes, de ceux qui avaient autorité pour » me le délivrer. Nous voulons passer, et par le, » ciel nous passerons. » L'échauffourée dura plus d'une demi-heure ; je fis bonne contenance, et ce fut ce qui nous sauva. Sur ces entrefaites, beau­coup de gens s'étaient amassés autour de nos deux voitures ; les uns criaient : « Mettons le feu aux » voitures 1 » D'autres : « Brisons-les à coups de » pierres 1 » D'autres encore : « Ce sont des nobles
 
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» et des riches qui se sauvent, ramenons-les à » l'hôtel de ville, et qu'on en fasse justice. » Mais peu à peu le faible secours de nos quatre gardes nationaux, qui de loin en loin ouvraient la bouche en notre faveur, la violence de mes cris, ces passe­ports que je leur montrai, et que je leur déclamai avec une voix de crieur public, plus que tout le reste enfin , la grande demi-heure pendant laquelle ces ''singes-tigres ''eurent tout le temps de se fati­guer à la lutte, tout cela finit par ralentir leur ré­sistance , et les gardes m'ayant fait signe de remon­ter dans ma voiture où j'avais laissé mon amie, en quel état? on peut l'imaginer, je m'y jetai ; les postillons se remirent en selle, la grille s'ouvrit, et nous sortîmes au galop , accompagnés par les sifflets, les insultes et les malédictions de cette ca­naille. Il fut heureux pour nous que l'avis de ceux qui voulaient nous reconduire à l'hôtel de ville ne prévalût pas ; si on nous voyait arriver ainsi avec deux voitures surchargées, et ramenés en pompe avec ce renom de fugitifs, il y avait beaucoup à craindre pour nous au milieu de cette populace. Une fois devant les brigands de la municipalité, nous étions bien sûrs de ne plus partir ; tout au contraire, on nous envoyait en prison ; et si le hasard voulait que nous y fussions encore le 2 sep­tembre , c'est-à-dire quinze jours après, nous étions de la fête, et nous partagions le sort de tant d'autres braves gens qui s'y virent cruellement égorgés. Échappés de cet enfer, nous arrivâmes à Calais en deux jours et demi, pendant lesquels
 
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nous montrâmes nos passeports plus de quarante fois. Nous sûmes depuis que nous étions les pre­miers étrangers qui eussent quitté Paris et le royaume, depuis la catastrophe du 10 août. A chaque municipalité, sur la route, où il nous fallait aller présenter nos passeports, ceux qui les lisaient de­meuraient frappés d'étonnement et de stupeur au premier coup d'œil qu'ils y jetaient. Us étaient im­primés, mais on y avait effacé le nom du roi. On était peu ou mal informé des événemens de Paris, et on tremblait. Voilà sous quels auspices je sortis enfin de France, avec l'espoir et la résolution de ne jamais plus y rentrer. A Calais, on nous laissa en­tièrement libres de continuer jusqu'à la frontière de Flandre par Gravelines, et, au lieu de nous em­barquer, nous préférâmes aller sur-le-champ à Bruxelles. Nous avions pris la route de Calais, parce que la guerre n'ayant point encore éclaté entre la France et les Anglais , nous pensâmes qu'il serait plus facile de passer en Angleterre qu'en Flandre, où la guerre se poussait vivement. En arrivant à Bruxelles, mon amie voulut se remettre un peu de la peur qu'elle avait eue , et passer un mois à la campagne, avec sa sœur et son digne beau-frère. Là nous apprîmes par ceux de nos gens que nous avions laissés à Paris, que, ce même lundi 20 août fixé d'abord pour notre départ, que j'avais par bonheur avancé de deux jours, cette même section qui nous avait délivré nos passeports s'était pré­sentée en corps ( voyez un peu la démence et la stu­pidité de ces gens-là ) pour arrêter mon amie et
 
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la conduire en prison. Pourquoi? cela va sans dire, elle était noble, riche, irréprochable. Pour moi, qui ai toujours valu moins qu'elle, ils ne me fai­saient pas encore cet honneur. Ne nous trouvant pas, ils avaient confisqué nos chevaux, nos livres, et le reste, mis le séquestre sur nos revenus, et ajouté nos noms à la liste des émigrés. Nous sûmes depuis, de la même manière, la catastrophe et les horreurs qui ensanglantèrent Paris le 2 septembre, et nous remerciâmes, nous bénîmes la Providence, qui nous avait permis d'y échapper.
 
Voyant s'obscurcir de plus en plus l'horizon de ce malheureux pays, et s'établir dans le sang et par la terreur la soi-disant république, nous tînmes sagement pour gagné tout ce qui pouvait nous rester ailleurs, et nous partîmes pour l'Italie, le premier jour d'octobre. Nous passâmes par Aix-la-Chapelle , Francfort, Augsbourg et Inspruck, et nous arrivâmes au pied des Alpes. Nous les fran­chîmes gaiement, et nous crûmes renaître, le jour où nous retrouvâmes notre beau et harmonieux pays. Le plaisir de me sentir libre et de fouler avec mon amie ces mêmes chemins que plusieurs fois j'avais parcourus pour aller la voir; la satisfac-sion de pouvoir, à mon gré, jouir de sa sainte pré-tence, et de reprendre sous son ombre mes études chéries, tout ce bonheur me remit tant de calme et de sérénité dans l'âme, que, d'Augsbourg à Florence, la source poétique s'ouvrit de nouveau, et les vers jaillirent en foule. Enfin, le 3 novembre, nous arrivâmes à Florence, que nous n'avons plus
 
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quittée ''; ''et où je retrouvai le trésor vivant de ma belle langue, ce qui me dédommagea amplement de tant de pertes en tout genre, qu'il m'avait fallu supporter en France.
 
CHAPITRE XXIII.
 
Peu à peu je me remets à l'étude.—J'achève mes traductions. — Je recommence à écrire quelque petite chose de mon propre fonds. — Je trouve à Florence une maison fort agréable. — Je me livre à la déclamation.
 
De retour à Florence, où néanmoins nous fûmes presque une année sans pouvoir trouver une maison qui nous convînt, l'avantage d'entendre parler de nouveau cette langue si belle, et pour moi si précieuse , le plaisir de rencontrer çà et là des gens avec qui je pouvais m'entretenir de mes tragédies, de les voir elles-mêmes, fort mal sans doute, mais assez souvent représentées sur un théâtre ou sur l'autre, cela réveilla dans mon cœur quelque chose de cette passion littéraire qui, pen­dant les deux dernières années, s'y était presque éteinte. La première petite chose que j'imaginai et que je tirai de mon propre fonds ( car depuis trois ans tout ce que j'avais composé se réduisait à quel­ques vers), ce fut ''l'Apologie du roi Louis XVI, ''que j'écrivis au mois de décembre de cette même an­née. Je repris chaudement ensuite mes deux tra-
 
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ductions, que je faisais toujours marcher de front, Térence et l'Enéide , et, dans le courant de 1793 , je les terminai, sans achever pourtant de les polir et d'y mettre la dernière main. Mais Salluste , le seul ouvrage à peu près auquel j'eusse un tant soit peu touché pendant mon voyage en Angleterre et en Hollande ( j'en excepte les OEuvres de Cicéron , que je lus toutes et relus avec passion ), le Salluste, que j'avais corrigé et limé avec le plus grand soin, je voulus le recopier tout entier pendant cette an­née de 1793, et je crus lui avoir donné par là le dernier coup de pinceau. J'écrivis encore, en forme de satire et en prose, un récit abrégé des affaires de Trance. Comme je me trouvai un dé­luge de compositions poétiques, sonnets, ou épi-grammes , sur ces risibles et douloureux boulever-semens, voulant prêter un corps et une existence à tous ces membres épars, il me vint à l'esprit de faire servir cette prose de préface à un ouvrage qui aurait pour titre : ''Misogallo ''; la préface devait rendre raison de l'ouvrage.
 
Je repris donc ainsi peu à peu le sentier de mes études ; 'nos revenus s'étaient fortement réduits , tant ceux de mon amie que les miens ; toutefois, comme il nous restait encore de quoi vivre décem­ment, que je l'aimais chaque jour davantage, et que plus elle était en butte aux coups du sort, plus elle devenait pour moi une chose élevée et sacrée, mon esprit s'apaisait, et l'amour du savoir se ral­lumait dans mon âme plus ardent que jamais. Mais pour des études sérieuses, telles que j'eusse voulu
 
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les entreprendre, les livres me manquaient: Je n'a­vais sauvé de tous les miens'qu'environ cent cin­quante volumes de ces petites éditions des clas­siques , que je portais avec moi ; tous les autres avaient été perdus à Paris, et j'aurais été fort em­barrassé de les redemander à qui que ce fût, ce que je fis cependant une fois en 1795, mais par forme de plaisanterie. En m'adressant à un Italien de ma connaissance qui était allé à Paris pour ses affaires, je lui envoyai une epigramme où je redemandais mes livres. On trouvera l'épigramme, la réponse, et mon dernier reçu dans une longue note que j'ai placée à la fin du second morceau en prose du Mi-sogallo. Pour ce qui était de composer, je ne m'en sentais plus la force. J'avais bien le plan de cinq autres tramélogédies, sœurs de l'Abel, mais les an­goisses passées ou même présentes de mon âme avaient éteint chez moi la juvénile ardeur de la fa­culté créatrice; mon imagination s'était affaiblie, et la verve précieuse des dernières années de la jeunesse s'était émoussée, je dois le dire, dans le chagrin et le travail ingrat des.impressions où, pendant cinq ans, mon esprit avait été enseveli. 11 me fallut donc renoncer à mon dessein, ne me trouvant plus ce qu'un genre si extraordinaire eût demandé de fougue et d'énergie. En abandonnant cette idée , qui pourtant m'avait été si chère, je me retournai vers les satires, dont je n'avais encore fait que la première, qui servit de prologue aux autres. Je m'étais assez exercé à la satire dans les divers fragmens du Misogallo, pour ne pas désespérer
 
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d'y réussir un jour. J'écrivis la seconde et une par­tie de la troisième ; mais je n'étais pas encore assez recueilli en moi-même; mal logé et sans livres, je n'avais guère le cœur à rien.
 
Et voici comment j'en vins à m'exercer dans la déclamation , ce qui n'était qu'une autre manière de perdre le temps. Il y avait à Florence une dame et quelques jeunes gens qui avaient le goût et l'in­telligence de cet art. On apprit Saul, et on le repré­senta pendant le printemps de 1793, dans une maison particulière, sans théâtre, devant un audi­toire très-peu nombreux, et avec beaucoup de succès. A la fin de cette même année , il se trouva près du pont de la Sainte-Trinité une maison ex­trêmement jolie, quoique petite, placée sur le ''Lung'Arno, ''au midi, la maison de Gianfigliazzi, où nous allâmes nous établir au mois de novembre, où je suis encore, et où il est probable que je mourrai,si le sort ne m'emporte pasd'unautre côté. L'air, la vue, la commodité de cette maison me rendirent la meilleure partie de mes facultés intel­lectuelles et créatrices, moins les tramélogédies, auxquelles il ne me fut plus possible de m'élever. Toutefois ayant pris goût, l'autre année, au plaisir frivole de la déclamation , j'y perdis encore en 1794 trois bons mois du printemps. On recommença dans ma maison les représentations du Saùl, et j'en rem­plis le rôle ; puis le premier Brutus, dont je jouai aussi le personnage. Tout le monde me disait, et je n'étais pas moi-même éloigné de le croire, que je faisais des progrès rapides dans cet art si difficile
 
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de la déclamation, et si j'avais eu plus de jeunesse et aucune autre pensée en tète, j'aurais pu réussir; car je croyais sentir se développer en moi, chaque fois que je déclamais, plus de capacité, plus d'audace, plus d'intelligence ; chaque fois je gagnais quelque chose dans la gradation des tons et dans l'importante variété des mouvemens, tour à tour lents ou rapides, doux ou forts, calmes ou passionnés , qui, venant toujours prêter force à l'expression, colorent la parole, sculptent, pour ainsi parler, le person­nage, et gravent en bronze ce qu'il dit. Chaque jour aussi, la compagnie que j'exerçais s'amélio­rait à mon exemple ; et je demeurai alors plus que convaincu que si j'avais eu de l'argent, du temps et delà santé à gaspiller, j'aurais pu, en trois ou quatre ans, former une société d'acteurs drama­tiques , sinon excellente, du moins toute différente de celles qui, en Italie, vont usurpant ce titre, et dirigée sur le chemin du beau et du vrai.
 
Ce passe-temps me fit encore laisser fort en ar­rière mes occupations habituelles, pendant toute cette année et presque la suivante, qui vit du moins ma dernière apparition sur les planches. En 1795j je fis représenter dans ma maison le Philippe II, où je remplis alternativement les deux rôles si différens de Philippe et de D. Carlos, puis encore le Saiil, qui était mon personnage de prédilection, parce qu'il y a de tout dans ce caractère, de tout absolument. Il s'était formé à Pise, dans une mai­son particulière, une autre société d'amateurs, qui jouaient aussi le Saul. Sollicité par eux de m'y
 
vie d'alfieri. 435
 
rendre pour la fête de ''l'Illumination'', j'eus la petite vanité d'y aller et d'y jouer une seule fois, qui fut la dernière, ce cher rôle de Saûl, et j'en restai là de ma vie de théâtre, où je mourus en roi.
 
Depuis deux années que j'étais en Toscane, j'avais recommencé peu à peu à racheter des livres. Je me procurai de nouveau presque tous les chefs-d'œuvre de la langue toscane que j'avais déjà pos eèdés, et j'augmentai encore beaucoup ma collec­tion de classiques latins ; j'y joignis môme , je ne sais plus pourquoi, tous les classiques grecs des •meilleures éditions gréco-latines, tant pour les avoir que pour en connaître au moins les noms, si je n'al­lais plus avant.
 
CHAPITRE XXIV. '
 
"La curiosité et la honte me poussent à lire Homère et les tragiques grecs dans des traductions littérales. — Je con­tinue avec tiédeur les satires et autres bagatelles.
 
Mieux vaut tard que jamais. A l'âge de quarante-six ans bien sonnés, quand il y en avait déjà vingt que je'faisais, tant bien que mal, métier de poète lyrique et tragique, sans avoir cependant lu ni Ho­mère ni les tragiques, ni Pindare, ni aucun autre des Grecs, la honte me prit, et en même temps une louable curiosité de voir un peu ce qu'avaient pu dire ces pères de l'art. Je cédai d'autant plus volontiers à cette curiosité et à cette honte, que
 
436 vie d'alfiebi.
 
déjà depuis plusieurs années, grâce aux voyages , aux chevaux, à l'impression, aux corrections, aux anxiétés de cœur et d'esprit, aux traductions enfin, je me trouvais si fort hébété qu'il ne me restait plus qu'à prétendre au titre d'érudit, où il ne faut après tout qu'une bonne mémoire et le mérite d'autrui. Malheureusement, ma mémoire elle-même, qui ja­dis était excellente, avait singulièrement perdu de sa valeur. Ce nonobstant, pour échapper à l'oisi­veté, pour m'arracher au métier d'histrion et faire un pas de plus hors de mon ignorance, je me mis hardiment à l'œuvre, et tour à tour je lus Hésiode, Homère, les trois tragiques, Aristophane et Ana-créon, les étudiant mot à mot dans les traductions littérales latines que l'on imprime en regard du texte. Pour ce qui est de Pindare, je vis que c'é­tait temps perdu; ses élans lyriques, littéralement traduits, me paraissaient un peu trop bêtes, et ne pouvant le lire dans le texte, je le plantai là. J'em­ployai bien une année et demie d'un travail assidu à ce labeur ingrat et désormais médiocrement utile pour moi, dont le cerveau épuisé ne produisait presque plus rien. 1796. Chemin faisant, j'écrivais encore quelques poé­sies; je travaillai toute l'année de 96 à mes satires, que je portai au nombre de sept. Cette année de 96, funeste à l'Italie, qui finit par voir se consom­mer l'invasion dont la France la menaçait depuis trois ans, jeta mon intelligence dans une nuit chaque jour plus profonde, à mesure que je sentais planer sur ma tête la misère et la servitude. Avec l'indé-
 
vie d'alfieri. 437
 
pendance, la sécurité du Piémont, je voyais s'en aller en fumée la dernière ressource qui me restât pour vivre. Toutefois, prêt à tout et bien résolu dans le cœur à ne flatter et à ne servir personne, je savais supporter avec courage et fermeté tout ce qui n'était pas ces deux choses. Je m'absorbais alors d'autant plus dans l'étude, la regardant comme la seule diversion honorable à de si tristes et de si amers dégoûts.
 
CHAPITRE XXV.
 
Pourquoi, comment, et dans quel but, je finis par me ré­soudre à faire par moi-même une étude sérieuse et appro­fondie de la langue grecque.
 
Déjà en 1778, à l'époque où ce cher Caluso était à Florence avec moi, je ne sais par quel caprice de désœuvré, par quel instinct de curiosité frivole, je l'avais prié de me tracer sur une feuille volante un simple alphabet grec, les grands et les petits ca­ractères, d'où j'avais appris, tant bien que mal, à distinguer les lettres et à les appeler par leurs noms, mais rien de plus. Pendant long-temps je n'y songeai plus; mais il y a deux ans, quand je me mis à lire ces traductions littérales, comme on l'a vu, je recherchai cet alphabet dans mes pa­piers , et, l'ayant trouvé, j'essayai d'en reconnaître les signes et de les prononcer, avec la seule pen­sée de pouvoir de temps en temps jeter les yeux sur
 
'''37.'''
 
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la colonne du texte, et voir si je pourrais y saisir -le son de quelques mots, de ceux du moins qui, étant composés ou ayant un air étrange, me don­naient dans les traductions la curiosité de recourir au texte ; et en effet, de temps à autre, je jetais de côté, sur les caractères de la colonne où il se trou­vait, un coup d'œil sournois, à peu près comme le Renard de la fable sur la grappe défendue après laquelle il soupirait en vain. Il s'y joignait pour moi un obstacle matériel difficile à surmonter : mes yeux ne pouvaient se faire à ce caractère maudit; qu'il fût grand ou petit, lié ou isolé, ma vue se trou­blait dès que je voulais l'y arrêter, et c'était à peine si, en épelant, je pouvais en arracher un mot chaque fois, et encore les plus courts ; mais un vers entier, jamais je n'aurais pu le lire, ni le fixer, ni le prononcer, moins encore en retenir par cœur l'harmonie.
 
Je ne savais en outre comment m'y prendre, en­nemi par nature et désormais incapable d'une ap­plication servile de l'esprit et de l'œil aux choses de la grammaire, n'ayant d'ailleurs aucune facilité pour l'étude des langues (j'avais essayé de l'an­glais à deux ou trois reprises, et je n'avais jamais pu en venir à bout), parvenu à l'âge où j'étais sans avoir de ma vie appris aucune grammaire, pas même l'italienne, à laquelle je manquais bien rare­ment, mais par simple habitude des livres plutôt que par des principes dont j'aurais été fort en peine de dire la raison et le nom ; avec tout ce beau cor­tège d'empêchemens physiques et moraux, dé-
 
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goûté de ces traductions, je pris avec moi-même l'engagement d'essayer de vaincre tant d'obstacles réunis; mais je ne voulus en parler à qui que ce fût, pas même à mon amie, ce qui est tout dire. Ainsi donc, après avoir passé deux ans sur les con­fins de la Grèce, sans avoir jamais pu y pénétrer autrement que du coin de l'œil, je perdis patience et résolus de la conquérir.
 
J'achetai donc une masse de grammaires, d'a­bord des grammaires gréco-latines, puis des gram­maires purement grecques ; je voulais apprendre les deux langues en même temps ; que je comprisse ou ne comprisse pas, je passais les journées entières à répéter le verbe ''tuptô, ''et les verbes circonflexes, et les verbes en ''mi, ''par où mon secret fut bientôt connu de mon amie, qui, me voyant toujours mar-moter des lèvres, voulut enfin savoir et apprit ce qu'il en était. Chaque jour je m'obstinai davantage, et faisant effort de l'esprit, des yeux, de la langue, je parvins, à la fin de 1797, à pouvoir fixer une 1797-page quelconque de grec,.en grands ou en petits caractères, en prose ou en vers, sans que mes yeux en souffrissent encore et à comprendre toujours bien le texte, en faisant sur la colonne latine pré­cisément ce que je faisais auparavant sur le grec, c'est-à-dire, en jetant un regard rapide sur le mot latin qui correspondait au mot grec, quand je n'avais pas encore vu celui-ci, ou si je l'avais ou­blié. J'arrivai enfin à lire nettement à haute voix, avec une prononciation passable, rigoureuse même quant aux accens, aux esprits et aux diphthon-
 
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gués, en me conformant à l'écriture, et non à la ma­nière stupide des Grecs modernes qui, sans s'en apercevoir, ont mis cinq ''iota ''dans leur alphabet, ce qui fait un perpétuel ''iotacisme, ''un véritable hen­nissement de chevaux, de l'idiome du peuple le plus heureusement né à l'harmonie qu'il y eût ja­mais au monde. J'avais surmonté cette difficulté de la lecture et de la prononciation, en me mettant dans la bouche et en déclamant à haute voix, non seulement la leçon journalière du classique que j'étudiais, mais à d'autres heures, et pendant deux heures de suite, sans y rien entendre ou à peu près rien, il est vrai, à cause de la rapidité de ma lec­ture et du bourdonnement sonore de la déclama­tion, tout Hérodote, deux fois Thucydide avec son scholiaste, Xénophon, tous les orateurs de second ordre, et deux fois le commentaire de Proclus sur le Timée de Platon, ce dernier uniquement parce que le texte en était imprimé dans un caractère moins aisé à lire, et avec beaucoup d'abréviations. Un travail si opiniâtre n'affaiblit pas mon intel­ligence, comme j'aurais pu le croire et le craindre. Il me tira, au contraire, de ma léthargie des an­nées précédentes. Pendant cette année de 1797, je portai mes satires au nombre de dix-sept, où les voici. Je passai une nouvelle revue de mes trop nombreuses poésies, que je fis mettre au net pour les corriger. Enfin, me passionnant de plus en plus pour le grec, à mesure que je croyais mieux le com­prendre , je commençai aussi à traduire, d'abord l'Alceste d'Euripide, puis lePhiloctète de Sophocle,
 
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puis les Perses d'Eschyle, et en dernier lieu, pour essayer ou donner un peu de tout, les Grenouilles d'Aristophane. Si amoureux du grec que je fusse, je ne négligeai pas le latin; dans le cours de cette même année, je lus et j'étudiai Lucrèce et Piaule ; je lus ïérence dont, par une bizarre combinai­son , je me trouvais avoir traduit tout le théâtre par fragmens, sans avoir jamais lu de suite une seule de ses six comédies. Si plus tard cette tra­duction s'achève et se publie, je pourrai équivo-quer sur la vérité, en disant que j'ai traduit Té-rence avant de le lire et sans l'avoir lu.
 
J'appris en outre les divers mètres dont s'est servi Horace, honteux de l'avoir lu, étudié, je pourrais dire appris par cœur, sans rien savoir du rhythme de ses vers. Je pris également une idée suffisante des mètres grecs dans les chœurs, et de ceux qu'ont employés Pindare et Anacréon. En somme, cette année de 1797 raccourcit mes oreilles d'un bon pied pour le moins. Je n'avais eu d'autre but, en m'imposant toutes ces fatigues, que de sa­tisfaire à ma curiosité, de sortir de mon ignorance, et d'échapper au souci de penser au français, en un mot, de me ''déceltiser.''
 
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VIE D'AtFIEBI.
 
CHAPITRE XXVI.
 
Résultat inattendu de mes études un peu tardives sur la lan­gue grecque. — Parjure à Apollon pour la dernière fois, j'écris la ''seconde Alceste.''
 
1798. C'était là l'unique fruit que j'attendisse de mes études et que je voulusse en tirer; mais il plut au bon père Apollon de m'en réserver un autre qui, ce me semble, avait bien son prix. En 1796, à l'épo­que où je lisais, comme on l'a vu, les traductions littérales, quand déjà j'avais lu Homère, Eschyle, Sophocle et cinq tragédies d'Euripide, arrivé à l'Alceste, dont je n'avais jamais eu aucune con­naissance, je fus si frappé, si attendri, si enflammé de tout ce qu'il y a de sentimens dramatiques dans ce sublime sujet, qu'après avoir achevé la pièce, j'écrivis sur un morceau de papier, que j'ai encore, les paroles suivantes : «Florence, 18 janvier 1796. « Si je ne m'étais pas juré à moi-même de ne plus » composer aucune tragédie, la lecture de cette » Alceste d'Euripide m'a si fort ému et transporté, » que, sans perdre une minute, je jetterais sur le » papier le plan d'une nouvelle Alceste, où je » transporterais tout ce qui me paraît bien dans » le grec, en y ajoutant si je le pouvais, et où j'é-» laguerais tout ce que le texte a de ridicule, ce » qui n'est pas peu de chose; et pour commencer, » voici mes personnages, dont je diminuerais le » nombre. » Suivait, en effet, le nom des person-
 
VIE d'alfierï. 443
 
nages, tels que depuis on les a vus ; ensuite je ne songeai plus à ce papier. Je continuai à lire le théâtre d'Euripide dont chaque pièce ne me fit guère plus d'impression que les précédentes. Plus tard, quand je recommençai à lire, car j'avais cou­tume de lire ari moins deux fois chaque chose, et que j'arrivai à l'Alceste, même émotion, même transport, même désir, et au mois de septembre de cette même année 1796, j'écrivis le ''scénario ''de ma pièce, bien décidé à ne jamais la faire. Cependant j'avais entrepris de traduire celle d'Euripide, qui me prit toute l'année suivante. Mais comme à cette époque je n'entendais aucunement le grec, je l'a­vais traduite sur le latin.Toutefois, cette préoccu­pation incessante de la tragédie d'Euripide m'en­flammait chaque jour davantage du désir d'en faire une à ma guise ; enfin arriva ce jour de mai 1798, où mon imagination s'éprit si vivement de ce sujet, qu'en rentrant de la promenade je me mis sur-le-r champ à le développer, et en ayant d'un trait écrit le premier acte, je mis à la marge : « Ecrit dans le délire et les larmes. » Le jour d'après je développai les quatre derniers actes avec le même emporte- -ment, en y joignant l'esquisse des chœurs, outre la prose qui sert de commentaire; le tout fut achevé,, le 26 mai. Il n'y eut pour moi aucun repos que je n'eusse mis bas ce fardeau si long-temps porté et avec tant de persévérance. Toutefois, il n'entrait -dans mes intentions ni de mettre cette pièce en vers, ni de la terminer.
 
Au mois de septembre 1798, continuant, comme
 
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je l'ai dit, l'étude sérieuse du grec, j'épousai avide­ment la pensée de confronter avec le texte ma tra­duction de l'Alceste, pour rectifier mes erreurs et faire un pas de plus dans l'étude de cette langue, qui ne s'apprend bien que par la traduction, et à la condition de s'obstiner à rendre, ou du moins à faire sentir chaque image, chaque mot, chaque figure de l'original. Mais une fois rembarqué dans la Première Alceste, mon enthousiasme se ralluma pour la quatrième fois, et prenant la mienne, je la relus, je pleurai, je fus content, et le 30 septembre 1798, j'en commençai les vers, que j'achevai, y com­pris les chœurs, le 21 d'octobre. Et voilà comment je manquai à ma parole après dix années de si­lence. Mais comme je neveux pas plus du nom d'ingrat que de celui de plagiaire, reconnaissant cette tragédie pour appartenir tout entière à Eu­ripide, ou du moins ne pouvant la regarder comme mienne, je l'ai placée parmi les traductions, où elle doit rester sous le titre de Seconde Alceste, insépa­rable de la Première Alceste qui est sa mère. Je n'avais confié mon parjure à personne, pas même à la moitié de mon âme, Je voulus m'en faire un di­vertissement, et au mois de décembre, ayant invité quelques personnes, je lus ma pièce, comme étant la traduction de celle d'Euripide, et ceux qui n'avaient pas celle-ci bien présente y furent pris jusqu'à la fin du troisième acte ; mais alors quelqu'un qui se la rappelait finit par découvrir la supercherie, et la lecture commencée au nom d'Euripide s'acheva au nom d'Alfieri. La tragédie eut du succès, et ne me
 
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déplut pas à moi-même, comme chose posthume ; j'y voyais cependant beaucoup de choses encore à retrancher et à corriger. J'ai raconté ce fait dans tous ses détails, parce que si, avec le temps, cette Alcesto est jugée bonne, cette anecdote pourra servir à faire connaître la nature des poètes d'in­spiration , et^ comment il arrive que ce qu'ils ont voulu faire parfois ne leur réussit pas, tandis que souvent ce qu'ils se refusent à accomplir s'impose à leur génie et réussit, tant il faut tenir compte de l'inspiration, et obéir à l'impulsion naturelle de Phébus. Simon Alcestene vaut rien, le lecteur rira deux fois à mes dépens, en lisant mon œuvre et mes mémoires, et il regardera ce chapitre comme anticipé sur la cinquième époque, et bon à détacher de l'âge mûr, pour le renvoyer à la vieillesse.
 
Ces deux Alcestes, une fois connues de quelques personnes à Florence, leur apprirent en même temps que j'apprenais le grec, ce que je n'avais cessé de cacher à tout le monde. La nouvelle en alla jusqu'à mon ami Caluso ; mais il le sut encore d'une autre façon que je dirai. J'avais envoyé à Tu­rin, vers le mois de mai de cette année, un portrait de moi, très-bien peint par Xavier Fabre de Mont­pellier. Derrière ce portrait, dont je faisais présent à ma sœur, j'avais écrit deux petits vers de Pindare. Ma sœur le reçut, le trouva fort à son gré, le re­tourna de toutes les façons, et y ayant vu mon bar­bouillage grec, fît appeler Caluso qui était aussi de ses amis, pour le prier de lui expliquer ces vers. L'abbé connut par là que j'avais pour le moins ap-
 
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''kkG ''vie d'alfiebi.
 
pris à former les caractères ; mais il se douta bien que, pour rien au monde, je n'eusse voulu me don­ner ie ridicule pédantesque et vain d'écrire un épi­graphe que je n'aurais point compris. Il m'écrivit aussitôt pour me reprocher ma dissimulation et le mystère que je lui avais toujours fait de cette nou­velle étude: Je lui répondis alors par une petite lettre écrite en grec, que j'avais arrangée de mon mieux, sans le secours de personne, et dont je vais donner le texte et la traduction. Il ne la trouva point trop mauvaise pour un écolier de cinquante ans, qui n'avait guère qu'un an et demi de gram­maire. Je flanquai ma petite épitre de quatre mor­ceaux empruntés à mes quatre traductions, et lui envoyai le tout comme échantillon des études que j'avais faites jusque alors '.
 
1 On voudra bien nous permettre dé ne donner que la tra­duction de ce morceau dont le titre, dans le texto grec et dans la version italienne, est écrit et disposé en manière de dédicace.
 
« Au très-savant Thomas Caluso, Victor Alfieri, le plus humble des disciples qui, dans l'espace de deux années, s'est eliseigné a lui-même les élémens de la langue grecque, en­voyait en 1797 ces badinages hors de saison d'un jeune gar­çon de cinquante ans.
 
. » Très-cher ami, puisque les esclaves bourreaux dominent presque partout, que la hache est constamment suspendue sur la tête de tout homme de bien, et quePindare nous aver­tit que
 
» Le temps trompeur plane sur leshumains et leur dispense à son gré e cours de la vie et l'heure de la mort,
 
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Les éloges de Caluso m'encouragèrent à pour­suivre avec plus d;ardeur. Je revins à l'excellent exercice qui m'avait été le plus utile pour le latin et l'italien, et qui consistait à apprendre par cœur des centaines de vers de différens auteurs.
 
Mais dans cette même année 1798, je reçus en­core d'autres lettres, et il me fallut répondre à des personnes en tout bien différentes de mon ami Ca­luso. La Lombardie était alors, comme je l'ai dit et comme chacun le sait, envahie par une armée française, depuis 1796. Le Piémont était chancelant. L'empereur avait conclu avec le dictateur fran­çais la paix ou plutôt la malheureuse trêve de Campo-Formio. Le pape était ébranlé, et sa Rome était occupée et en proie aux fureurs d'une servile démocratie ; tout à l'entour respirait la misère, l'in­dignation et l'horreur. La France avait alors pour
 
ambassadeur à Turin, M. **....., de la classe ou
 
du métier des gens de lettres à Paris, lequel tra-r yaillait sous main à la sublime entreprise de ren-r yerser un roi vaincu et désarmé. Au moment où je m'y attendais le moins, je reçus une lettre de cet homme, à ma grande surprise et à mon grand regret. J'insère, en guise de note, la demande et
 
» J'ai résolu de déposer entre vos mains, comme en un temple qui les sauve de la fortune, au moins l'indication des titres de tous les ouvrages que j'ai composés jusqu'à ce jour, le seul patrimoine qui m'appartienne véritablement, si toute­fois c'est jamais là un patrimoine. Portez-vous bien.»
 
448 vie d'alfikri.
 
la réponse, sa réplique et la mienne, afin que l'on voie nettement, pour peu que l'on en doute, quelle fut la pensée et la droiture de mes intentions et de mes actes dans toutes ces révolutions d'esclaves '.
 
'''I LETTRE DE L'AMBASSADEUR.'''
 
Monsieur le Comte,
 
Un Français ami des lettres, pénétré depuis long-temps d'admiration pour votre génie et vos talens, est assez heu­reux pour pouvoir remettre entre 'vos mains un dépôt très-précieux que le hasard a fait tomber dans les siennes.
 
II habite en ce moment une partie de l'Italie qui se glori­fie de vous avoir vu naître et une ville où vous avez laissé des souvenirs, des admirateurs, et sans doute aussi des amis. Veuillez écrire à l'un de ces derniers et le charger de venir conférer avec lui sur cet objet. Le premier signe de votre accession à la correspondance qu'il désire ouvrir avec vous, monsieur le Comte, lui permettra de vous exprimer avec plus d'étendue et de liberté les sentimens dont il fait profession pour l'un des hommes qui, sans distinction de pays, honorent le plus aujourd'hui la république des lettres.
 
Turin, le 25 floréal, an vi de la république française (4 mai 1798, v. st.)
 
''L'ambassadeur de la république française à la cour de Sar-'daigne, membre de l'Institut national.''
 
'''RÉPONSE D'ALFIERI.'''
 
Monsieur l'Ambassadeur, Mon très-honoré maître, je vous remercie infiniment des
 
vie d'alfieri. 449
 
On rirait bien si je donnais ici la liste de ceux de mes livres que M. ".....voulait, disait-il, s'em­ployer à me faire rendre ; elle se composait d'en­viron cent volumes de ce qu'il y avait de pis dans
 
expressions si flatteuses de votre lettre et de l'intention évi­dente que vous me témoignez de me rendre sans me con­naître un service signalé. Voulant donc me prêter entière­ment aux moyens que vous me proposez, j'écris par ce même courrier à M l'abbé de Caluso, secrctaire de l'Académie des sciences à Turin, pour le puer de vouloir bien s'entendre avec vous. Monsieur l'Ambassadeui, quoi que vous puissiez avoir à lui demander. M l'abbe de Caluso est un homme d'un tare mente, et qui ne peut vous être inconnu de réputation. 11 est de plus mon ami particulier et le seul, et vous pouvez en toute assurance vous ouviir à lui comme à un autre moi-même sur tout ce qui me concerne.
 
J'ignore quel peut être le précieux dépôt auquel vous a\ez la bonté de faire allusion , mais ce que je sais, c'est que rien ne m'est plus cher, rien désormais n'est plus piécieux à mes yeux que l'indépendance absolue de ma vie privée, et celle-ci, je la porte toujours avec moi, en quelque lieu, en quelque état qu'il plaise a la fortune de me jeter.
 
Croyez toutefois, Monsieur, que cela n'ôtera rien à la vive reconnaissance que j'éprouve pour la sollicitude généreuse et toute spontanée que vous voulez bien me témoigner. Je suis avec une profonde estime, etc.
 
Votre très-humble serviteui, Victor Alfieri Florence, le 28 mai 1798.
 
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les œuvres les plus informes de la littérature ita-
 
'''KÉPONSE DE L'AMBASSADEUR.'''
 
Turin , le 16 prairial an vi de la république française (4 juin 1798, V. st.)
 
Monsieur le Comte,
 
Vous ne pouviez choisir, pour ouvrir la confidence que j'a­vais à vous faire, aucun intermédiaire qui me fût plus agréable que M. l'abbé de Caluso, dont je connais et apprécie la science, les talens, et l'amabilité. Je lui ai fait ma confession et lui ai remis le précieux dépôt dont je m'étais chargé. Vous reverrez des enfans qui ont fait, qui font encore, et feront de plus en plus du bruit dans le monde. Vous les reverrez dans l'état où ils étaient avant de sortir de la maison pater­nelle avec leurs premiers défauts, et les traces intéressantes des triples soins qui les ont corrigés.
 
Je remets donc entre les mains de votre ami, ou plutôt dans les vôtres, Monsieur le Comte, toute votre illustre fa­mille.
 
Ne me parlez point, je vous prie, de reconnaissance. Je fais ce que tout autre homme de lettres eût sans doute fait à ma place, et nul certainement ne l'eût fait avec autant de plaisir, ni par conséquent avec moins de mérite. M. l'abbé de Caluso vous dira la seule condition que je prenne la liberté de vous prescrire, et j'y compte comme si j'en avais reçu votre parole.
 
Je joins ici, Monsieur le Comte, la liste de vos livres laissés à Paris, tels qu'ils se sont trouvés dans un des dépôts pu­blics, et tels qu'on les y conserve. J'ignore comment ils y ont été placés sous le faux prétexte d'émigration. Tout cela s'est fait dans un temps dont il faut gémir, et où j'étais plongé dans un de ces antres dont la tyrannie tirait chaque jour ses vic­times. Jeté depuis dans les fonctions publiques, qui ne sont pour moi qu'une autre captivité, j'ai eu le bonheur de décou-
 
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lienne ; et ce que j'avais laissé à Paris, il y avait
 
vrir dans un des établissemens dont j'avais la surveillance générale, vos livres, dont j'ai fait dresser la liste. Veuillez, Monsieur le Comte, reconnaître si ce sont à peu près tous ceux que vous aviez laissés. S'il eu manquait d'importans, faites-en la note, autant que vous le pourrez, de mémoire, ou ce qui vaudrait encore mieux, recherchez si vous n'en auriez point quelque part le catalogue.
 
Je ne demande ensuite que votre permission pour réclamer le tout eu mon propre nom, et sans que vous soyez pour rien dans cette affaire. Je conçois tous les motifs qui peuvent vous faire désirer que cela se traite ainsi, et je les respecte.
 
Je vous préviens, monsieur le Comte, que parmi vos livres imprimés, il s'en trouvera un de moins : ce sont vos œuvres. Dans l'étude assidue que je fais de votre belle langue, la lecture de vos tragédies est une de celles où je trouve le plus de fruit et de plaisir. Je n'avais que votre première édition ; je me suis emparé de la seconde (celle de Didot). L'exem­plaire que j'ai a pourtant deux défauts pour moi, celui d'être trop richement relié, trop magnifique, et celui de ne m'étre pas donné par vous. Si vous avez à votre disposition un exem­plaire broché de la même édition, ou d'une édition posté­rieure faite en Italie, je le recevrai de vous avec un plaisir bien vif, comme un témoignage de quelque part dans votre estime, et je remettrai à M. l'abbé de Caluso, l'exemplaire trop riche, mais unique, qui reste chez moi, et qui n'y reste pas oisif.
 
Le sort a voulu que de tous les Français envoyés en mémo temps dans les diverses résidences d'Italie, celui qui aime le plus ce beau pays, sa langue, ses arts, qui eût mis le plus de prix à le parcourir et eu eût peut-être, d'après ses études antérieures, retiré le plus de fruit littéraire, a été fixé dans le péristyle du temple, sans savoir s'il lui sera permis d'y en­trer.
 
452 vie d'alfieri.
 
six ans, formait pour le moins seize cents volumes
 
J'ai maintenant une raison de plus pour désirer bien ar­demment d'aller au moins jusqu'à Florence. Je m'estimerais infiniment heureux, monsieur le Comte, de pouvoir m'y ren­dre auprès de vous, et de faire personnellement connaissance avec un homme qui honore sa nation et son siècle, par son génie et par l'élévation des sentimens qui respirent dans ses ouvrages.
 
Agréez, je vous prie, l'assurance de ma profonde estime, de mon admiration et de mon entier dévouement.
 
'''SECONDE RÉPONSE d'AlfIEIU.'''
 
Florence, le 4 juin 1798.
 
Mon Irès-honorô maître,
 
Puisque vous avez lu et que vous lisez encore quelquefois mes ouvrages, vous êtes certainement bien convaincu que la dissimulation n'est pas dans mon caractère. Je vous dirai donc ingénuement que s'il m'en a coûté beaucoup de répon­dre à votre première lettre, c'est avec effusion de cœur que je réponds à la seconde, s'il est vrai que sans m'exposer à passer pour un impudent ou pour un indiscret, il me soit permis de séparer l'homme de lettres de M. l'ambassadeur de France et de ne répondre qu'au fils d'Apollon. Les re-mercieniens que je viens vous offrir pour le service bien si­gnalé que vous me rendez', je les exprimerai en peu de mots, précisément parce que le bienfait est de telle nature que les paroles seraient insuffisantes. Je me bornerai donc à vous dire que vous avez agi envers moi comme en pareille cir­constance j'aurais voulu le faire avec vous, trop heureux d'en trouver une occasion. Quant au secret que vous me faites de­mander sur tout ceci par l'entremise de M. l'abbé de Caluso,
 
vie b'alfieri. ''k53''
 
et un choix de tous les classiques italiens et latins ;
 
et que mon ami vous a promis en mon nom, je vous en re­nouvelle aujourd'hui la promesse, et je dois le garder. Mais que ce seciet sera garde après et en des temps meilleurs, voilà ce que je ne saurais promettre Je n'aime pas à me voir surpasser en générosité Si mes tragedies ont jamais chance de vivre, est-il juste que celui quia généreusement dérobe leur difformité originelle au danger de se voir expose an grand jour et à la risée de tous, n'obtienne pas de moi le solen­nel témoignage que mente sa loyauté? Quant à l'exemplaire de ces tragédies que vous me dites avoir entre les mains et qui n'aurait a vos yeux que le double défaut d'etre trop ri­chement relie et de ne vous avoir point ete donne par moi, s'il peut perdre par là un de ces défauts, je me fais un vrai bonheur de vous l'offrir, et ce serait me morufiei véritable­ment que de ne pas l'accepter. Je corrigerai plus tard le pre­mier en vous adressant un second exemplaire de mon théâ­tre et y joignant quelques petits ouvrages qui tous, plus humblement relies, auront ainsi un vêtement plus conforme à leur condition
 
Pour ce qui est du reste de mes livres que vous avez eu la bonté de me faire passer, en m'offrant avec une délicatesse digne de vous de vous employer à me les faire rendre sans que j'intervienne en aucune façon, je vous dirai sincèrement que je ne puis agrter cette offre, et en voici les motifs. Les bvies que j'avais laisses à Pans étaient au nombie de plus de quinze cents volumes, et contenaient tous les grands clas­siques grecs, latins, italiens Je ne vois sur la liste qui m'est adressée, qu'environ cent cinquante volumes, et tous livres de peu de valeui. J'en conclus que la totalité de mes livres a ete ou dispersée, ou enlevée, ou déposée en divers endroits Il sera donc impossible, ou bien difficile, peut-être même périlleux, d'en rechercher la trace. Ce serait tout au moins
 
454 vie d'alfieki.
 
mais nul ne s'étonnerait de cette liste : c'était, on
 
le sait, une restitution française.
 
CHAPITRE XXVII.
 
Je Unis le Misogallo. — Je termine ma carrière poétique par la Teleutodia. — Je recueille l'Abe], ainsi que les deux Alcesle et l'Avis. — Distribution hebdomadaire de mes
 
. études. — Ainsi préparé et armé d'épitaphes, j'attends l'invasion des Français, qui arrive en mars 1799.
 
98. Chaque jour cependant le danger devenait plus sérieux pour la Toscane, grâce à la loyale amitié
 
pour vous une grande cause de dérangement, si j'avais l'in­discrétion d'accepter vos offres. Il est clair qu'on ne peut ravoir Une chose qui a été prise, sans la reprendre à quelque autre. Les restitutions volontaires sont rares, les restitutions for­cées sont odieuses et ont leur danger. Joignez a cela que j'ai successivement racheté la plus grande partie de ces livres, depuis six ans que j'ai quitté Paris. Toutes ces considéra­tions me font un devoir de vous remercier sans accepter vos offres, outre que rien ne convient mieux aux allures de mon caractère, que de ne jamais demander quoi que ce soit à personne, directement ou indirectement.
 
Je désire vivement trouver une occasion quelconque de vous témoigner ma reconnaissance et l'estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être
 
Votre très-humble serviteur,
 
Victor Alfieri.
 
L ambassadeur dont il est ici question n'est autre que Ginguene'e. — Nous ne voulons aucunement entrer dans ce débat ; mais il re'sulte des propres paroles d'Alfieri, que les loris n'e'laient pas du côté de notre compatriote. ''{Note du Trad.)''
 
vie b'alfiem. 455
 
que les Français professaient pour elle. Déjà, au mois de décembre 1798, ils avaient achevé la magni­fique conquête de Lucques, d'où ils ne cessaient de menacer Florence, et, au commencement de 1799, l'occupation de cette ville semblait inévitable. Je voulus donc mettre ordre à mes affaires et me tenir prêt à tous événemens. Déjà, l'année précédente? j'avais, dans un accès d'ennui, abandonné leMiso-gallo, et m'étais arrêté à l'occupation de Rome, que je regardais comme le plus brillant épisode de cette épopée servile. Pour sauver cet ouvrage qui m'é­tait cher et auquel je tenais beaucoup, j'en fis faire jusqu'à dix copies, et je veillai à ce que, déposées en différens lieux, elles ne pussent ni s'anéantir ni se perdre, mais reparaître, quand le moment serait venu. N'ayant jamais dissimulé ma haine et mon mépris pour ces esclaves mal nés, je résolus d'être prêt pour toutes leurs violences et toutes leurs in­solences , c'est-à-dire de m'y préparer de manière à ne point les subir. Je n'y savais qu'un moyen : si on ne me provoquait pas, je ferais le mort; si l'on me cherchait le moins du monde, je saurais donner signe de vie et me montrer en homme libre.
 
Je pris donc toutes mes mesures pour vivre sans tache, libre et respecté, ou, s'il le fallait, pour mourir, mais en me vengeant. J'ai écrit ma vie pour empêcher qu'un autre ne s'en acquittât plus mal que moi ; le même motif me fit alors aussi com­poser l'épitaphe de mon amie et la mienne, et je les donnerai ici en note, parce que ce sont celles que je veux et non pas d'autres, et qu'elles ne disent de
 
456 vie d'alfiebi.
 
mon amie et de moi que la vérité pure, dégagée de toute fastueuse amplification '.
 
Ayant ainsi avisé à ma renommée, ou du moins au moyen de la sauver de l'infamie, je voulus aussi pourvoira mes études, et corriger, copier, séparer ce qui était achevé de ce qui ne l'était pas, aban­donner enfin ce qui ne convenait plus à mon âge ni à mes desseins. J'entrais dans ma cinquantième année; c'était le moment de mettre un dernier frein au débordement de mes poésies. J'en arran­geai donc un nouveau recueil en un petit volume
 
'''i QUIESCIT. HIC. TANDEM'''
 
'''VICTORIUS ALFERIUS. ASTENSIS'''
 
'''MUSARUM. ARDENTISSIMUS. CULTOR.'''
 
'''VERIT.Vn. TANTUMMODO. OBNOXIUS'''
 
'''DOMINANTIBUS. IDCIRCO. VIRIS'''
 
'''PERAEQUE. AC. INSERVIENTÏBUS. OMNIBUS'''
 
'''INVISUS. MERITO'''
 
'''MULTITUDINI'''
 
'''EO. QUOD. NULLA. UNQUAM. GESSERIT'''
 
'''PUBLICA. NEGOTIA'''
 
'''IGNOTUS'''
 
'''OPTIMIS. PERPAUCIS. ACCEPTUS'''
 
'''NEMINI'''
 
'''NISI. PORTASSE. SIBIMET. IPSI'''
 
'''DESPECTUS'''
 
'''VIXIT. ANNOS.... MENSES.... DIES....'''
 
'''OBIIT.... DIE.... MENSIS....''''
 
'''ANNO. DOMINI. M. D. CCC...'''
 
vie d'alfieri. 457
 
qui contenait soixante et dix sonnets, un chapitre et trente-neuf épigrammes que l'on pouvait joindre à ce qui déjà en avait été imprimé à Kehl. Cela fdit, je mis le sceau sur ma lyre pour la rendre à qui de droit, avec une ode à la manière de Pindare que pour mé donner l'air un peu grec, j'intitulai : ''Telèutodia. ''Après quoi, je pliai bagage pour tou­jours; et si depuis j'ai composé quelque pauvre petit sonnet, quelque chétive épigramme, c'a été
 
'''niC. SITA. EST'''
 
'''ALOYSA. E. STOLBERGIS'''
 
'''ALBANIE. COMITISSA'''
 
'''GENERE. FORMA. MORIBUS'''
 
'''INCOMPARAB1LI. ANIMI. CANDORE'''
 
'''PR^CLARISSIMA'''
 
'''A. VICTORIO. ALFERIO'''
 
'''JUXTA. QUEM. SARCOPHAGO. UNO »'''
 
'''TUMULATA. EST'''
 
'''ANNORUM... SPATIO.'''
 
'''ULTRA. RES. OMNES. DILECTA'''
 
'''ET. QUASI. MORTALE. NUMEN'''
 
'''AB. IPSO. CONSTANTER. HABITA'''
 
'''ET. OBSERVATA'''
 
'''VIXIT. ANNOS... MENSES... DIES...'''
 
'''IN. HANNONIA. MONTIBUS. NATA'''
 
'''OBIIT... DIE... MENSIS...'''
 
'''ANNO. DOMIM. M. D. CCC...'''
 
'''1 Sic inscribenilum, me, ut opinor U opto, prremoriente : Seil alilor jubente Deo, aliter inscribendum.'''
 
'''QUI. JUXTA. EAM. SARCOPHAGO. UNO CONDITUS. ERIT. QUAM. PRTMUM.'''
 
'''39'''
 
'''4-58 VIE 1)'ALFIERI.'''
 
sans l'écrire ; ou si je les ai écrits, je ne les ai point gardés, je ne saurais où les retrouver, et ne les re­connais plus pour être de moi. Il fallait finir une fois, finir de mon propre mouvement et sans y être forcé. Mes dix lustres sonnés et l'invasion mena­çante de ces barbares antilyriques m'en offraient une occasion naturelle et opportune, s'il en fut. Je la saisis, et je n'y pensai plus.
 
Quant à mes traductions, j'avais, les deux années précédentes, recopié et corrigé le Virgile tout en-
 
» Ici repose enfin Victor Alfieri d'Asti, fervent adorateur des muses, ne relevant que de la vérité, par conséquent odieux à juste titre, et .aux despotes qui commandent, et à tous les esclaves qui obéissent; inconnu de la multitude parce qu'il n'a jamais rempli aucun emploi public; aimé d'un petit nom­bre de gens de bien, méprisé de personne, si ce n'est peut-être de lui-même. Il a vécu ''tant ''d'années... de mois... de jours... Il est mort ''tel ''jour, de ''tel ''mois, en l'année de Notre-Seigneur 18.....
 
» Ici repose Louise de Stolberg, comtesse d'Albany, très-il­lustre par sa naissance, sa beauté, son caractère et l'incom­parable candeur de son âme. Pendant l'espace de ''tant ''d'an­nées, chérie par-dossus toute chose de Victor Alfieri près de qui elle est ensevelie dans le même tombeau ', et constam­ment honorée par lui a l'égal d'une divinité mortelle. Elle a vécu ''tant '''années, ie mois, de jours... Née dans les monta­gnes du Hainaut, elle est morte ''tel ''jour de '''tel ''mois, en l'an­née de Notre-Seigneur 18...
 
1 C'est ainsi qu'il faudra mettre si, comme je le crois et le de'sire, je meurs le premier ; si Dieu voulait qu'il en fût autrement, on mét­rait : « Qui sera bientôt enseveli près d'elle dans le même tombeau, »
 
'''VIE D'ALFIBRI. &59'''
 
tier 5 je le laissai vivre sans toutefois le regarder comme chose terminée. Le Salluste me sembla de nature à pouvoir passer, et je le laissai aussi; mais non pas le Térence, lequel, n'ayant été fait qu'une seule fois, n'avait été ni revu ni corrigé, était tel, en un mot, qu'il est encore aujourd'hui. Je ne pouvais me décider à jeter au feu mes quatre traductions du grec ; je ne pouvais non plus les regarder comme achevées, elles ne l'étaient pas. Je résolus, à tout hasard, et sans me demander si j'aurais ou non le temps d'y revenir, de les re­copier avec l'original, en commençant par l'Ai— ceste, que je voulais sérieusement retraduire sur le grec, sans quoi elle eût eu l'air d'être traduite d'une traduction. Les trois autres, bien ou mal venues, avaient été du moins traduites sur le texte, et il ''de-r ''vait m'en coûter pour les revoir beaucoup moins de temps et de peine. L'Abel, désormais condamné à rester, je ne dirai pas une œuvre unique, mais isolée, et privé des compagnes que je m'étais pro­mis de lui donner, avait été mis au net, corrigé, et me semblait pouvoir passer. J'avais ajouté à ces ouvrages de ma façon une toute petite brochure politique, écrite quelques années auparavant sous -le titre de : ''Avis aux puissances italiennes. ''J'avais aussi corrigé ce morceau ; il était recopié, et je lui fis grâce. Non que j'eusse le sot orgueil de vouloir trancher de l'homme d'état; ce n'est pas là mon métier. Cet écrit était né de l'indignation légitime qu'avait excitée en moi une politique assurément plus sotte que la mienne, celle qui, depuis deux ans,
 
460 vie d'alfiebi.
 
était mise en œuvre par l'impuissance de l'empe­reur, combinée avec les impuissances italiennes. Enfin les satires que j'avais composées, morceau par morceau, et à plusieurs reprises corrigées et limées , je les laissai achevées et recopiées au nombre de dix-sept, qu'elles n'ont point dépas­sé, et que je me suis bien promis de ne plus fran­chir.
 
Après avoir ainsi disposé et mis en ordre mon se­cond patrimoine poétique , je cuirassai mon cœur, et j'attendis les événemens ; et pour imposer à ma vie, si elle devait se poursuivre, une règle plus con­forme à l'âge où j'entrais, et aux desseins que j'avais formés depuis Ion g-temps, dès les premiers j ours de 1799, je me fis, pour chaque jour de la semaine, un système régulier d'études, que j'ai constamment suivi jusqu'à ce jour, et que je m'abstiendrai de négliger aussi long-temps que me le permettront la santé et la vie. Le lundi et le mardi, à peine éveillé, je consacrais les trois premières heures de la matinée à lire et à étudier la sainte Ecriture, hon­teux de ne pas connaître la Bible à fond, et d'être arrivé à mon âge, sans l'avoir encore lue. Le mer­credi et le jeudi je lisais Homère, cette autre source de toute inspiration littéraire. Le vendredi, le sa­medi et le dimanche, durant toute la première an­née et au-delà, je les destinais à l'étude de Pindare, comme le plus difficile et le plus scabreux de tous les grecs et de tous les lyriques dans toutes les langues, sans même en excepter Job et les pro­phètes. Ces trois derniers jours, je me proposais
 
'''VIE B'ALFIERI. 461'''
 
plus tard ce que j'ai fait, de les donner successi­vement aux trois tragiques, à Aristophane, à Théo-crite, et à d'autres poètes ou prosateurs, pour voir s'il me serait possible de couler à fond cette langue, je ne dirai pas de la savoir (ce serait une chimère), mais.seulement dé l'entendre aussi bien à peu près que je fais le latin. En la perfectionnant, la mé­thode que j'adoptai me parait bonne à suivre, et je l'expose en détail, dans la pensée que, telle qu'elle est, ou modifiée au gré de chacun,, elle pourra servir à ceux qui, après moi, seraient tentés de recom­mencer cette étude. La Bible, je la lisais d'abord en grec, dans la version des Septante, selon le texte du Vatican, que je confrontai ensuite avec le texte alexandrin. Ensuite, les deux ou trois cha­pitres au plus qui suffisaient à la matinée, je les relisais dans l'italien des ''Diodati, ''toujours si fi­dèles au texte hébreu; je les lisais encore dans le latin de la Vulgate, et en dernier lieu dans une traduction latine interlinéaire, faite d'après l'ori­ginal hébreu. Après plus d'une année d'un com­merce si intime avec cette langue, en ayant appris l'alphabet, j'arrivai à pouvoir lire matériellement le mot hébreu et à en saisir le son, ordinairement très-peu agréable, les tournures toujours bizarres pour nous, et mêlées de sublime et de barbare.
 
Quant à Homère, je commençais par le lire dans le grec, tout haut, sans préparation, et je tradui­sais littéralement en latin, sans m'arrêter jamais, quelques . bévues qui pussent m'échapper, les soixante où quatre-vingts, ou au plus cent vers que
 
'''39,'''
 
462 vie d'alfieri.
 
je voulais étudier dans la matinée. Après les avoir estropiés de la sorte, je les lisais à haute voix dans Je grec en les scandant. Puis je lisais sur ces vers le scholiaste, puis les observations latines de ''Barnes, ''de ''Clarke, d'Ernesti. ''Je prenais alors la traduction littérale latine, et je la relisais sur mon original grec, parcourant de l'œil la colonne, pour voir où, comment et pourquoi je m'étais trompé, quand j'avais traduit la première fois. Puis dans le texte même, si le scholiaste avait oublié d'éclair-cir quelque point, je l'éclaircissais à la marge avec d'autres mots grecs équivalents, que me four­nissaient pour la plupart Hésychius, l'Ëtymologie, et Favorinus. Je notais ensuite à part, sur des feuilles annexées, les expressions, les tours, les figures extraordinaires, et j'en donnais l'explication en grec. Je lisais après tout le commentaire d'Eu-stathe sur ces mêmes vers qui, de cette façon m'é­taient passés cinquante fois sous les yeux, avec toutes leurs interprétations et leurs figures. Cette méthode pourra paraître ennuyeuse et un peu dure. Mais moi aussi j'avais la tête dure, et pour graver quelque chose sur une peau de cinquante ans, il faut un tout autre burin que ne l'eût demandé une peau de vingt ans.
 
Pindare, lui, avait été de ma part, dans les années précédentes, l'objet d'une étude plus rigoureuse encore que celle dont il vient d'être parlé. J'ai un petit Pindare où il n'y a pas un mot sur lequel je n'aie écrit un chiffre de ma main, pour indiquer à l'aide d'un 1, d'un 2, '''d'un '''3, et parfois même ainsi
 
'''VIB D'AtFIERI. 463'''
 
de suite jusqu'à quarante et au-delà, la place que le sens de chaque mot lui assigne dans la construc­tion de ces éternelles et inexplicables périodes. Mais cela ne me suffisait pas, et pendant les trois jours que je consacrais à ce poète, je pris une autre Pindare, le texte seul, dans une vieille édition, très-incorrecte d'ailleurs et mal ponctuée, celle de Cal-liergi, à Rome, avant que les scholies n'y fussent ajoutées. Sur ce texte déplorable, je lisais à pre­mière vue, comme je l'ai dit d'Homère, en tra­duisant le grec en latin littéral, puis je recommen­çais tout ce que j'avais fait sur Homère. J'y ajoutais en dernier lieu, et j'écrivais en grec sur la marge l'explication de ce que l'auteur avait voulu dire, c'est-à-dire sa pensée dégagée de toute métaphore. Je fis ensuite le même travail sur Eschyle et sur Sophocle, dès qu'ils vinrent à leur tour pren­dre la place et les jours de Pindare. Tous ces la­beurs et ces folles obstinations ont singulièrement affaibli ma mémoire depuis quelques années, et pourtant, je le confesse, je n'ai pas appris grand' chose, et il m'échappe encore à la première lecture bien des erreurs grossières. Mais l'étude m'est de­venue si chère et si indispensable, que depuis 1796, jamais pour aucune raison, je n'ai manqué, ni né­gligé de lui consacrer ces trois heures de la ma­tinée , et si j'ai composé quelque chose, par exemple, l'Alceste, les satires, les poésies, et toutes mes traductions, j'y employais d'autres heures; je ne me suis réservé à moi-même que les restes de ma journée, laissant à l'étude les prémices du
 
464 vie d'alfieri.
 
jour, et forcé de renoncer à la composition ou à l'élude, sans hésiter, c'est la composition que j'a­bandonne.
 
Après avoir ainsi réglé mamanière de vivre, j'en­caissai tous mes livres, excepté ceux dont j'avais be­soin, et je les envoyai dans une ''villa, ''hors de Flo­rence, pour voir si je pourrais éviter de les perdre une seconde fois. Cette invasion très-bien prévue et si fortdétestée, l'invasion desFrançais à Florence, eut lieu le 25 mai 1799, avec toutes les circonstances que chacun sait ou ne sait pas, et qui ne méritent pas d'être sues, la conduite de ces esclaves partout la môme n'a en toute occasion qu'une couleur. Ce même jour, peu d'heures avant l'arrivée des Fran­çais, mon amie et moi, nous nous retirâmes dans une ''villa ''du côté de la porte ''San-Gallo, ''près de Montughi; ce ne fut pas cependant sans enlever tout ce qui nous appartenait de la maison que nous habitions à Florence, avant de l'abandonner à l'oppression peu scrupuleuse des logemens mili­taires.
 
CHAPITRE XXVIII.
 
Mes occupations à la campagne. — Départ des Français. — Notre retour à Florence. — Lettres de C... — J'apprends avec douleur qu'il se prépare à Paris une édition de mes ouvrages de ''Kehl, ''qui n'avaient jamais été publiés.
 
Ainsi courbé sous le poids de l'oppression com-
 
'''VIE U'ALFIEBI. W5'''
 
mune, sans néanmoias me confesser vaincu , je restai dans cette villa avec un petit nombre de do­mestiques, et la douce moitié de moi-même, infa­tigablement occupés l'un et l'autre de l'étude des lettres ; car assez forte sur l'allemand et sur l'an­glais, également bien instruite dans l'italien et le français, elle connaît à merveille la littérature de ces quatre nations, et, de l'ancienne, les traduc­tions qui en ont été faites dans ces quatre langues lui en ont appris tout ce qu'il faut sa voir. Je pouvais donc m'entretenir de tout avec elle, et le cœur et l'esprit également satisfaits, jamais je ne me sentais plus heureux que quand il nous fallait vivre tôle-à-tête, loin de tous les soucis de l'humanité. Ainsi vivions-nous dans cette villa, où nous ne recevions qu'un très-petit nombre de nos amis de Florence, et rarement encore, de peur d'éveiller les soupçons de cette tyrannie militaire et avocatesque, qui, de tous les mélanges politiques, est le plus mons­trueux, le plus ridicule, le plus déplorable, le plus intolérable, et qui ne s'offre à moi que sous l'image d'un tigre guidé par un lapin.
 
A peine arrivé à la campagne, je repris mon tra­vail, recopiant et corrigeant les deux Alceste, sans toucher pour cela aux heures réservées, le matin, pour l'étude, ce qui m'occupait si fortement que je n'avais plus guère le loisir de penser à nos chagrins et à nos dangers. Ces dangers étaient nombreux, et on ne pouvait se les dissimuler, ni se flatter de l'idée qu'ils étaient loin. Chaque jour me les mon­trait plus près ; néanmoins, avec cette épine dans
 
'''466 VIE D'ALFIERI.'''
 
le cœur, et condamné à craindre pour deux, j'as­surais mon courage, et je travaillais. Chaque jour, ou plutôt chaque nuit, c'étaient des arrestations arbitraires, selon l'usage de ce gouvernement qui n'en était pas un. Ainsi avaient été arrêtés sous le titre d'otages une foule de jeunes gens des plus nobles familles. On venait les prendre de nuit, dans leur lit, à côté de leurs femmes, puis on les expédiait pour Livourne, où on les embarquait brutalement pour les îles Sainte-Marguerite. Bien qu'étranger je devais craindre un traitement pareil, ou plus cruel encore, car il était naturel que l'on m'eût signalé aux Français comme un contempteur et un ennemi de leur autorité. Chaque nuit on pou­vait venir me chercher ; mais j'avais pris toutes mes mesures pour ne me laisser ni surprendre, ni maltraiter. Cependant on proclamait dans Flo­rence cette même liberté qui régnait en France, et les plus lâches coquins triomphaient. Pour moi, je faisais des vers, je faisais du grec, et je rassurais mon amie. Cette situation déplorable dura depuis le 25 mai, que les Français entrèrent, jusqu'au 5 de juillet, où, battus et perdant la Lombardie entière, ils s'échappèrent, pour ainsi dire, de Florence, un matin, à la pointe du jour, après avoir pris, cela va sans dire, tout ce qu'ils pouvaient emporter. Mon amie et moi, nous n'avions pas mis le pied à Florence tant que l'invasion avait duré, ni souillé nos regards de la vue d'un seul Français. Mais les mots ne sauraient peindre la joie de Flo­rence, le matin où les Français la quittèrent, et
 
vie d'alfieri. 467
 
les jours suivans où l'on ouvrit ses portes à deux cents hussards Autrichiens.
 
Accoutumés au séjour de la campagne, nous résolûmes d'y passer un m'ois encore, avant de re­venir à Florence, et d'y rapporter nos meubles et nos livres. De retour à la ville, ce changement ne dérangea rien à l'ordre systématique de mes étu­des : je les continuai, au contraire, avec plus de ferveur et d'espérance. Pendant tout le reste de cette année 1799, les Français s'étaient laissé bat­tre sur tous les points. L'Italie se sentait renaître à l'espoir de la liberté, et, pour ma part, je retrou­vais l'espérance de pouvoir mener à fin toutes mes oeuvres, dont j'avais déjà terminé plus de la moi* tié. Cette année, après la bataille de Novi, je reçus une lettre du marquis de C***, mon neveu, c'est-à-dire le mari d'une fille de ma sœur : il ne m'était pas connu personnellement, mais seule-mentde réputation. C'était un excellent officier, et il s'était distingué dans les guerres des cinq dernières années au service du roi de Sardaigne, son souve­rain naturel, car il était lui-même d'Alexandrie. A l'époque où il m'écrivait, ayant été fait prisonnier à la suite d'une blessure grave, il venait de passer au service de la France, après l'expulsion du roi de Sardaigne,arrivée en janvier 1799. Je rapporte ici dans les notes sa lettre et ma réponse '. Quand
 
Mon très-honoré oncle , Sur le point d'abandonner l'Italie, peut-être pour ne ja-
 
468 vie d'ai.fieri.
 
je réfléchis un peu sur l'erreur de cet homme, d'ailleurs bien né, et que je me demande à moi-même ce que j'aurais été si, pauvre, dérangé, vi-
 
mais y rentrer, permettez-moi de vous dire combien il m'en coûte de renoncer à l'espoir que je nourrissais depuis long­temps, de pouvoir un jour vous connaître personnellement. Cette résolution que je prends, et qui m'est dictée, ce me semble, par la délicatesse, plusieurs la regardent comme née d'un excès d'amour-propre, d'autres, en plus grand nombre, d'un préjugé ridicule. Ils ont peut-être raison; mais je ne puis faire violence à ma nature qui me commande d'agir ainsi. La chose eût-elle été possible, l'exil perpétuel, la con­fiscation de mes biens, dont me menace aujourd'hui le gou­vernement piémontais, si je ne me hâte de rentrer, ces mesures seules suffiraient pour me confirmer dans la déter­mination que j'ai prise. J'ai combattu contre les Français quand ils étaient victorieux; j'ai commencé à combattre pour eux après qu'ils avaient été vaincus, et je ne puis absolument me résoudre à les abandonner quand ils sont les moins forts.
 
Je ne crois guère que je change. Je ne sais quand les nom­breuses blessures quej'ai reçues dernièrement me permettront de reprendre les armes. Si je puis encore faire la guerre, cène sera jamais en Italie. Je désire la paix sans la croire pro­chaine; je la désire afin d'appeler près de moima femme bien-aimée, votre vertueuse nièce, et mon fils unique; j'é­prouve une douleur profonde en me séparant d'eux. Oh! que je voudrais qu'elle vous fût connue! Je n'ai jamais eu l'idée qu'il pût exister une femme plus douce, plus tendre, d'une âme plus élevée, plus noble, douée de sentimens plus sublimes.
 
Je pars dès demain pour Gratz, et j'éprouve une véritable consolation de vous avoir ouvert mon cœur, non que je sup-
 
vie d'alfikri. 469
 
deux, j'eusse vécu dans les mêmes circonstances, disons toute la vérité, ce que j'aurais été, je n'ose l'assurer, mais l'orgueil peut-être m'eût sauvé. Et
 
pose que l'on puisse approuver ma conduite; mais quelqu'un des Piémontais qui passent à Florence m'aura peut-être re­présenté à vos yeux comme un fanatique ou un homme d'une ambition démesurée. Je ne suis ni l'un ni l'autre ; j'étais peut-être né pour vivre avec d'autres hommes et dans un au­tre siècle, je suis vraiment ridicule dans celui-ci. Tel je me trouvais parmi les Piémontais, tel je suis encore, je pense, au milieu des Français.
 
J'ose, mon très-honoréoncle, compter sur votre compassion, si je me trompe, et j'espère que vous ne repousserez pas l'as­surance des sentimens d'estime sincère et de respectueux at­tachement avec lesquels j'ai l'honneur d'être
 
Votre très-dévoué et très-obéissant serviteur et affectionné neveu.
 
Le 2 novembre 1799,
 
'''RÉPONSE b'aLFIERI.'''
 
Florence, le 1C novembre 1799. Mon neveu,
 
Avec un homme d'un esprit si fort et si élevé, comme je crois le vôtre, il faut ou ne point répondre, ou se borner a quelques paroles sincères et cordiales.
 
Vous avez déjà vous-même et beaucoup entaché votre hon­neur, le jour, où sans avoir eu le malheur de naître Français, vous avez spontanément endosséla livréede la tyrannie fran-
 
40
 
470 vie d'alfieri.
 
ici je raconterai incidemment une chose que j'avais oubliée. Avant l'invasion des Français, j'avais vu à Florence le roi de Sardaigne, et j'étais allé le
 
çaise. Cette tache, il est peut-être encore temps pour vous de l'effacer, si vous le voulez. Si vous voulez, au contraire, achever de perdre votre honneur, et pour toujours, vous n'a­vez qu'à persévérer dans une si odieuse servitude. Je ne vous .dis pas de céder aux menaces d'exil et de confiscation que vousfait le gouvernement piémontais; il fautcéder à des me­naces bien autrement pressantes, celles que vous font sans doute et votre conscience et votre honneur, et ce tribunal terrible auquel on ne peut échapper, et dont l'arrêt impartial doit un jour nous donner ou nous ôter la renommée. La vôtre jusque ici avait été, non pas intacte, mais glorieuse ; il n'est pas un seul des Piémontais que j'ai vus, qui, en me parlant de vous, ne m'ait parlé aussi de son estime et de son admiration pour vos talens militaires. "Reprenez-la donc cette réputation, en confessant aux Français eux-mêmes et à vos concitoyens, que vous avez failli en combattant pour les oppresseurs, pour les tyrans de l'Italie, votre mère, et si l'on peut forcer l'estime d'une nation qui n'en mérite aucune, sachez que les Français eux-mêmes vous estimeront beaucoup plus de les avoir quit--tés, qu'ils ne le feraient de les avoir servis de tout votre courage.
 
Du reste, lors même que ces esclaves à qui vous vous as­sociez, ces esclaves parleurs de liberté, viendraient à triom­pher et à subjuguer l'Europe entière; lors même que vous at­teindriez, au milieu d'eux, le faîte le plus élevé des honneurs, qu'ils dispensent, vous n'en seriez ni plus content de vous-même, ni plus hardi à lever vos yeux sur les miens, si vous me rencontriez. Condamné à mendier, à vivre dans votre pa­trie de l'existence la plus obscure (cequi n'arrivera jamais),
 
VIE U'ALFIERI. Ml
 
saluer; je le devais à double titre, car il avait été mon roi, et il était alors très-malheureux. Il me reçut très-bien. La vue de ce prince me toucha
 
vous seriez encore moins opprimé , moins esclave , moins vil qu'en allant vous asseoir sur l'un des cinq trônes du direc­toire, à Paris. Vous ne pourriez jamais monter plus haut, ni vous souiller davantage.
 
Je vous prie enfin de réfléchir que vous ne pouvez en même temps aimer votre femme et l'estimer comme vous me le dkes, et la déshonorer.
 
Je finis avec l'espoir que j'aurai produit quelque impres­sion sur votre âme par l'expression dure mais sincère et af­fectueuse de mes sentimens ; si vous n'y croyez pas aujour­d'hui, je m'assure que le jour viendra où vous y ajouterez Une foi pleine et entière; mais il sera trop tard.
 
Tout à vous.
 
Victor Alfieri.
 
Mon très-honoro oncle,
 
J'eus l'honneur de me recommander à votre souvenir, à l'époque où je quittai l'Italie; je ne sais si ma lettre vous sera parvenue. Je reviens dans ma patrie, et le premier be­soin de mon cœur est de renouveler cet acte de considéra­tion qui m'est commande par l'estime, et permettez-moi d'ajouter, par le respectueux attachement dont je fais pro­fession pour votre personne.
 
Je reviens en Italie avec l'obligation rigoureuse de con­vaincre le gouvernement français ( ou pour mieux dire, mes amis Moreau, Desolles, Bonaparte, Grouchy, Grenier ), de
 
472 vie d'alfieri.
 
profondément, et j'éprouvai ce jour-là ce que ja­mais je n'avais senti, je ne sais quel désir de lui offrir mes services, le voyant si délaissé et en­touré de si pauvres têtes. Et je me serais offert, si j'avais cru pouvoir lui être utile ; mais que pou­vaient mes faibles talens dans des affaires de cette nature? En tout cas, il était trop tard. Il passa en Sardaigne ; puis les affaires ayant un peu changé de face, il quitta la Sardaigne et revint à
 
toute ma reconnaissance pour les preuves positives, réité­rées, persévérantes, du vif intérêt qu'ils veulent bien me té­moigner. Je ferai donc encore la guerre, l'amitié et la re­connaissance m'en imposent le devoir... Qui sait? peut-être est-ce un nouveau masque sous lequel se cache l'ambition. Je ne resterai plus en Piémont; si le roi de Sardaigne y rentre, je ne puis Récemment y rester. Si le Piémont s'orga­nise en démocratie, j'y suis trop aimé de mes concitoyens, pour pouvoir y demeurer sans m'exposer au danger d'y pro­voquer la jalousie des faibles magistrats de la république naissante. Je ne sais encore où j'irai me fixer, peut-être en France; mais je ne me décide pas encore. Je vais à Milan, où je compte rester quinze jours. Si l'armistice se prolonge, j'irai ensuite à Paris; mais auparavant, si vous me le per­mettez, j'aurai l'honneur de vous offrir en personne l'assu­rance des sentimens respectueux avec lesquels je me fais gloire d'être, mon très-honoré oncle, votre très-dévoué, très-obligé, et très-affectionné neveu.
 
Bologne, le 31 octobre 1800.
 
'''VIE D'ALFIEHI. 473'''
 
Florence, où il resta plusieurs mois au ''Puits impé­rial, ''pendant que les Autrichiens occupaient la Toscane au 'nom du grand-duc. Mais alors, mal conseillé, comme toujours, il ne fit rien de ce qu'il devait et pouvait faire dans son intérêt, et pour celui du Piémont. Les choses se brouillèrent de nouveau, et cette fois, il se vit entièrement sub­mergé. J'allai encore lui présenter mes hommages à son retour de Sardaigne, et l'ayant trouvé plus confiant dans l'avenir, j'éprouvai beaucoup moins de regret à ne pouvoir lui être utile en rien.
 
Ces victoires des défenseurs de l'ordre et de la propriété m'avaient à peine remis un peu de baume dans le sang, qu'il me fallut supporter une con­trariété extrêmement vive, mais à laquelle je devais m'attendre. Il me tomba dans les mains un cata­logue de Molini, libraire italien établi à Paris, où cet homme disait qu'il avait entrepris une édition de toutes mes œuvres ''philosophiques ''(c'est le mot du catalogue), tant en prose qu'en vers. 11 en donnait la liste et tous mes ouvrages imprimés à Kehl, comme je l'ai dit, et que je n'avais jamais publiés, s'y trouvaient ''in extenso. ''Ce fut un coup de foudre, et j'en restai accablé pendant plusieurs jours, non que je me fusse flatté de l'espoir que les caisses qui contenaient toute l'édition de ces quatre ouvrages, les Poésies Diverses, l'Etrurie, la Tyrannie, et le Prince, pourraient échapper à ceux qui avaient fait main basse sur mes livres et sur tout ce que j'avais laissé à Paris ; mais il s'était passé tant d'années qu'il pouvait bien s'en passer d'autres.
 
'''40.'''
 
'''474 VIE D'ALFIERI.'''
 
En 1793, à Florence, quand j'avais vu mes livres perdus sans retour, j'avais fait insérer dans toutes les gazettes d'Italie un avis où je disais que mes livres ayant été pris, confisqués et vendus ainsi que mes papiers, je déclarais dès-lors ne reconnaî­tre comme miens que les ouvrages déjà publiés par moi et en mon nom ; les autres, je ne pouvais les avouer, les regardant comme altérés ou suppo­sés, ou tout au moins surpris. Lors donc qu'en 1799 je tombai sur ce prospectus de Molini, qui annon­çait pour l'année suivante la réimpression des ou­vrages dont je viens de parler, le meilleur moyen de me laver aux yeux des gens de bien, c'eût été défaire une réponse à ce prospectus, où j'aurais confessé que ces livres m'appartenaient, raconté en détail comment ils m'avaient été dérobés, et pu­blié, comme dernière apologie de mes sentimenset de ma façon de penser, le Misogallo, qui certes était plus que suffisant pour me justifier. Mais alors je n'étais, pas libre et je ne le suis pas encore, car j'habite l'Italie, car j'aime et je crains pour autrui plus que pour moi ; je ne fis donc pas ce que j'au­rais dû faire en d'autres circonstances, afin de me dégager une fois pour toutes de la tourbe infâme des esclaves du moment, qui, ne pouvant se blan­chir eux-mêmes, se complaisent à noircir les autres, en feignant de les croire leurs pareils et de les en­rôler. J'ai parlé de liberté, c'en est assez pour qu'ils veuillent m'associer à eux ; mais je compte sur le Misogallo pour achever de rompre cette impure al­liance, même aux yeux des méchans et des sots, les
 
vie d'alfieri. 475
 
seuls qui puissent me confondre avec ces gens-là. Malheureusement ces deux catégories forment les deux tiers et demi du monde. Ne pouvant donc faire ce que j'aurais dû, ce que j'aurais su, je me bornai à ce peu que je pouvais. Ce fut d'insérer une se­conde fois dans toutes les gazettes d'Italie mon avis de 1793; seulement j'y ajoutai un ''post-scriptum ''où il était dit que, sur la nouvelle qu'il se publiait à Paris, sous mon nom, des ouvrages en prose et en vers, je renouvelais la protestation que j'avais faite six années auparavant.
 
Pour ce qui est ensuite des six ballots que j'avais laissés à Paris, et qui renfermaient plus de cinq cents exemplaires de chacun des quatre ouvrages ci-dessus indiqués, c'est-à-dire mes Poésie Di­verses, l'Etrurie, la Tyrannie et le Prince, je ne saurais conjecturer ce qu'ils sont devenus. Si on les eût trouvés et ouverts, les ouvrages qu'ils con­tenaient auraient été mis en circulation , on les au­rait vendus, au lieu de les réimprimer. L'édition, le papier, les caractères en étaient superbes, et le texte très-pur. S'ils n'ont paru nulle part, c'est qu'ils demeurent entassés dans un de ces sépulcres de livres où tant de marchandises, perdues sans voir le jour, restent à pourrir dans Paris, et n'auront point été ouverts, parce que j'avais fait écrire sur les ballots : Tragédies italiennes. Quoiqu'il en soit, il en est résulté pour moi le double malheur de perdre mon argent et mes peines avec cette édi­tion qui était mon bien, et de m'exposer, je ne dirai pas à l'infamie, mais au reproche de faire chorus
 
47G VIE U'ALFIERI.
 
avec des bandits, en laissant publier mes ouvrages par des presses étrangères.
 
CHAPITRE XXIX.
 
Seconde invasion. — Ennuyeuse insistance du général littéra­teur. — Paix telle quelle, qui adoucit un peu mes misères. — Six comédies conçues à la fois.
 
Uniquement occupé du soin d'assembler et de revoir mes quatre traductions du grec, je traînais le temps, sans autre souci que de poursuivre avec ardeur des études commencées trop tard. Le mois d'octobre arriva, et le 15, voici qu'au moment où on s'y attendait le moins, pendant la trêve conclue avec l'empereur, les Français se jettent de nouveau sur la Toscane qu'ils savaient occupée au nom du grand-duc, avec lequel ils n'étaient point en guerre. Je n'eus pas le temps, comme la première fois, de me retirer â la campagne, et il me fallut les voir et les entendre, jamais ailleurs toutefois que dans la rue, voilà qui va sans dire. Du reste, le plus grand ennui et le plus oppressif, la corvée de loger le soldat, la commune de Florence eut l'heureuse idée de m'en exempter en qualité d'étranger, et comme ayant une maison étroite et trop petite. Délivré de cette crainte, pour moi la plus cruelle et celle qui me donnait le plus de souci, je me résignai pour le surplus à ce qui pouvait arriver. Je m'enfermai, pour ainsi dire, dans ma maison, et à l'exception de deux heures de promonade, que je faisais chaque matin
 
vie d'alfiehi. W7
 
pour ma santé, et dans les lieux les plus écartés, je ne me laissais voir à personne, et m'absorbais dans le travail le plus obstiné.
 
Mais si je fuyais les Français, les Français ne voulaient pas me fuir, et pour mon malheur, celui de leurs généraux qui commandait à Florence, tran­chant du littérateur, voulut faire connaissance avec moi, et très-honnêtement il se présenta deux fois à ma porte, toujours sans me trouver, car je m'étais arrangé de manière à ce que jamais on ne me trou­vât. Je ne voulus pas même lui rendre politesse pour politesse, et lui renvoyer ma carte. Quelques jours après il me fit demander de vive voix, par un message, à quelle heure je pouvais être chez moi. Quand je vis qu'il s'obstinait, ne voulant pas con­fier à un domestique de place une réponse verbale qui aurait pu être changée ou altérée, j'écrivis sur une petite feuille de papier : « Victor Àlfieri, pour » éviter tout malentendu dans la réponse qu'il fait » rendre à M. le général, la remet par écrit à son «domestique. Si M. le général, en sa qualité de » commandant de Florence, lui fait signifier l'ordre » de l'attendre chez lui, Alfieri, qui ne résiste pas à » la force qui commande, quelle qu'elle soit, se con-» stituera immédiatement en tel état que de raison ; »mais si M. le général ne veut que satisfaire une cu-» riosité personnelle, Victor Alfieri, naturellement » très-sauvage,ne désire plus faire connaissance avec » personne, et le prie, en conséquence, de l'en dis-» penser.» Le général me répondit directement deux mots pour me dire que mes ouvrages lui avaient in-
 
478 vie d'alfikri.
 
spire le désir de me connaître ; mais que désormais, averti de mon humeur sauvage, il ne me chercherait plus. Il tint parole ; et voilà comment j'échappai à un ennui pour moi plus pénible et plus triste que tout autre supplice que l'on eût voulu me faire subir.
 
Cependant le Piémont, autrefois ma patrie, déjà francisé à sa manière et voulant singer ses maî­tres en tout, changea son académie des sciences, ci-devant royale, en un institut national, sur le modèle de celui de Paris, où se trouvaient réunis les belles-lettres et les beaux-arts. Il plut à ces messieurs (je ne saurais les nommer, car mon ami Caluso s'était démis de sa place de secré­taire de l'académie), il leur plut, dis-je, de m'élire membre de cet institut et de me l'apprendre di­rectement par une lettre. Prévenu d'avance par l'abbé, je leur renvoyai la lettre sans l'ouvrir, et je chargeai mon ami de leur dire de vive voix, que je n'acceptais point ce titre d'associé, que je ne vou­lais être d'aucune association, et moins que de toute autre, d'une académie qui récemment avait exclu avec tant d'insolence et d'acharnement trois per­sonnages aussi respectables que le cardinal Gerdil, e comte Balbo, le chevalier Morozzo ( comme on peut le voir dans les lettres que je cite en note)^ sans en apporter un autre motif, sinon qu'ils étaient trop royalistes1.
 
* Mon très-cher ami, J'ai reçu par M. d'Albarey vos deux lettres dont la dernière,
 
'''VIE D'ALFIEBI. 479'''
 
Je n'ai jamais été, je ne suis pas royaliste ; mais ce n'est pas une raison pour que j'aille me mêler à cette clique. Ma république n'est pas la leur; je fais et ferai toujours profession d'être en tout ce
 
en date du 25 février, m'a vivement affecté, par la nouvelle que vous m'y donnez que j'ai été nommé je ne sais par qui, membre de cette société littéraire. Véritablement je m'étais flatté que votre amitié pour moi et l'intime connaissance que vous avez de mon caractère indépendant, sauvage, orgueil­leux et entier, vous auraient porté à détourner de moi cette nomination, ce qui d'abord eût été bien facile, si vous eus­siez prié ceux qui l'ont faite de la suspendre pour vous lais­ser le temps de me prévenir; ou bien si, avec cette franchise et cette liberté qu'on peut toujours employer quand on parle pour les autres, vous eussiez présenté ma manière invariable de penser et de sentir, comme faite pour éloigner a jamais de moi l'idée d'une telle association. Mais enfin, puisque d'a­bord vous ne l'avez point fait, je vous prie très-instamment de le faire aujourd'hui et de me tirer de là, coûte que coûte. Vous le pouvez mieux que moi avec la douceur de votre ca­ractère d'or. Ainsi restons-en là. Je n'ai encore reçu aucune lettre d'avis, et dans le cas où j'en recevrais une, je ferai comme si je ne l'avais point reçue, jusqu'à ce que vous ayez eu le temps de me répondre et de m'annoncer que je suis hors d'alTairo. C'est, ce qu'il vous sera aisé de faire; car je consens volontiers à.ce que ceux qui m'ont présenté et ceux qui m'ont nommé sauvent leur dignité en rétractant leurs suffrages, et usent pour me ''dénommer, ''si j'ose ainsi parler, des pleins pouvoirs qu'ils se sont arrogés pour m'adjoindre à leur compagnie. Ils diront, s'ils le veulent, qu'il y a eu mal­entendu, et qu'après mûres réflexions, ils ne me trouvent plus digne. Je n'apporte aucune espèce d'amour-propre à ce refus; mais, je mets une très-haute importance à ne figurer
 
480 vie b'alfierî.
 
qu'ils ne sont pas.. Furieux de l'affront quô je re­cevais, je manquai à ma parole pour rimer quatorze vers sur ce sujet, et je les envoyai à mon ami ; mais je n'en gardai point copie, et ni ceux-ci, ni d'au-
 
en aucune façon sur leur liste, et si déjà ils m'y ont inscrit, à m'en voir absolument effacé. Vous savez que je ne cours guère après les honneurs, véritables ou faux; mais je ne veux pas non plus que l'on m'expose à rougir, et il y aurait pour moi une très-grande honte, non pas à me trouver en compa­gnie de tant de personnages considérables qne vous avez parmi vous, mais à m'y placer dans de telles circonstances et de telle manière. Enfin je ne consentirai jamais à me laisser in­troduire dans une société littéraire dont on a exclu des hommes tels que le comte Balbo et le cardinal Gerdil. Il y a mille autres raisons, et des plus fortes, que je pourrais alléguer, vous les connaissez, vous les sentez comme moi, et il est inutile de vous les écrire. Mais je pourrais par la suite me voir forcé de les mettre dans tout leur jour et de les rendre publiques, si vous ne m'obteniez pas ce que je désire. Si donc vous me ti­rez de l'embarras où je suis, et si vous arrivez à temps pour m'épargner la lettre d'avis, tout sera pour le mieux. Si je la reçois et qu'il me faille en accuser réception par une réponse directe, il me sera très-pénible de ne pouvoir en sortir sans recourir à des paroles et à des procédés aussi désobligeans qu'inutiles, si la chose a pu se faire à moins. Je passe à autre chose, et me dis, etc.
 
Florence, le 6 mars 1801.
 
Réponse de l'abbé. Mon très-cher ami, Je me doutais bien que vous n'apprendriez pas avec beau-
 
vie d'alfieki. 481
 
très que l'indignation ou toute autre passion arracha de ma plume, ne figureront plus désormais parmi mes poésies déjà trop nombreuses. • Je n'avais pas eu la même force, au mois de sep-
 
coup de plaisir votre nomination à cette académie; mais je n'aurais pas cru qu'elle vous eût si Tort affecté, et dans tous les cas, il n'eût pas été convenable que quand on vous a proposé dans l'assemblée, où plus de la moitié des académiciens étaient nouveaux, et où beaucoup n'avaient aucune part à mon inti­mité, je vinsse, sans y être expressément autorisé par vous, me faire l'interprète de vos intentions, et les prier de suspen­dre leur vote et de ne pas faire pour vous ce que l'on faisait pour les autres; mais il n'y a plus là aucun embarras pour vous, et déjà je vous en ai dégagé. Dès que votre lettre m'est arrivée, je suis allé en parler à celui de nos présidens et au secrétaire qui devaient vous écrire, pour voir s'il était encore temps d'arrêter la lettre; mais comme elle était partie, je suis convenu avec eux, et ensuite avec l'autre président, le secrétaire et les académiciens de la classe des belles-lettres, qui s'est réunie hier soir, que l'académie se regardait comme remerciée par vous, sans qu'il soit nécessaire que vous lui répondiez. J'ai dit que vous m'aviez chargé de vous excuser auprès d'elle et de la remercier, et que vous désiriez que mon intervention vous dispensât d'écrire. C'est chose faite, et vous ne serez point porté sur la liste des académiciens qui s'im­prime. Sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur.
 
Turin, le 38 mars 1801.
 
réponse d'Alfiem.
 
Mon très-cher ami,
 
Votre dernière lettre, qui m'annonce que je suis délivré de
 
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482 vie d'alfiebi.
 
tembre de l'année précédente, pour résister à une nouvelle impulsion, ou, pour mieux dire, à une impulsion renouvelée de ma nature, impulsion toute-puissante cette fois, qui m'agita pendant plu­sieurs jours, et à laquelle il fallut bien me rendre, ne pouvant la surmonter. Je conçus et jetai sur le papier le plan de six comédies à la fois. J'avais toujours eu le dessein de m'essayer dans ce der­nier genre; j'avais même résolu de faire douze pièces; mais les contre-temps, les tourmens d'es­prit, et plus que tout le reste, l'étude desséchante et assidue d'une langue aussi immensément vaste que
 
cette académie, m'a causé une vive joie. Ce n'est que la semaine dernière que j'ai reçu (ou pour mieux dire que j'ai eu, puisque je ne la reçois point ) la lettre académique. La voici intacte, et je vous la renvoie avec prière instante de la remettre à ce­lui qui me l'a écrite. Il faut, pour mon entière purilication dans cette affaire, que cette lettre remonte à sa source avec son respectable cachet. Pour y répondre, si je l'eusse voulu, je n'avais qu'à écrire en grec autour du cachet, et sans le bri­ser, ces quatre mots laconiques : ''Qtfai-je de commun avec des esclaves? ''Mais ne voulant ni vous compromettre, ni m'em-p.ortersans nécessité, il me suffit quela lettre soit rendue intacte, pour que l'on sache bien que je l'ai regardée comme ne m'étant pas adressée. Je dois aussi vous dire sans détour que je ne veux à aucun prix de ce titre ''crotté ''de ''citoyen, ''non que je veuille être appelé ''comte; ''mais je suis Victor Alfieri, libre depuis une foule d'années, et non pas affranchi. Vous me direz que c'est là le style convenu dont on se sert main­tenant où vous êtes ; mais je vous répondrai que ces messieurs pouvaient se dispenser de s'occuper de moi et de me nommer
 
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le grec, avaient, en me déroutant, épuisé mon cer­veau ; et persuadé que désormais il me serait im­possible de rien concevoir, je n'y pensais même plus. Mais je ne saurais dire comment il se fit que, dans le. plus triste moment de la servitude, et quand les circonstances ne me laissaient guère l'espoir d'en sortir, et que d'ailleurs je n'avais plus ni le temps, ni les moyens de réaliser mes desseins, mon esprit se releva tout-à-coup et je sentis se ral­lumer en moi les étincelles créatrices. Mes quatre premières comédies, qui, à vrai dire, n'en forment qu'une divisée en quatre, parce qu'elles tendent
 
en bien ou en mal. S'ils voulaient le faire, ils devaient me connaître et ne pas me souiller de ce titre stupide autant qu'il est vil et arrogant. S'il est vrai qu'il n'y ait point de ''comte ''sans ''comtés, ''il l'est plus encore qu'il n'y a point de ''citoyens ''sans ''cité. ''Mais assez sur ce'point, je n'en finirais pas, et je débite des choses connues ''lippis et tonsoribus. ''Si vous ne croyez pas pouvoir vous charger décemment de rendre cette lettre, faites-moi le plaisir de la garder jusqu'à ce que j'aie trouvé quelqu'un qui s'en charge. Seulement écrivez-moi que vous l'avez reçue intacte, telle que je vous la renvoie par mon trôs-cber neveu. La comtesse vous répondra elle-même au sujet de ses livres, moi, je quitte la plume pour ne pas vous fatiguer de mes folies. Mais sachez que ma bile s'échauffe de plus en plus, et si je n'avais pas cinquante-deux ans, assuré­ment elle déborderait. Inutilement, direz-vous, mais peut-on dire inutile la parole qui dure des siècles et qui a pour fondement la justice et la vérité? Tout à vous.
 
Florence, le 28 mars 1801.
 
484 vie d'alfieri.
 
au même but, mais par des voies différentes, na­quirent ensemble dans l'une de mes promenades, et en rentrant j'en écrivis le canevas, selon mon habitude. Le lendemain, en y rêvant, je voulus voir si je saurais en faire dans un autre genre, quand je n'en ferais qu'une pour essayer, et j'en imaginai deux autres, la première d'un genre en­core nouveau en Italie, mais qui n'avait rien de commun avec les quatre premières, et la sixième, une vraie comédie italienne, empruntée aux mœurs de l'Italie de nos jours : je ne voulais pas que l'on m'accusât de ne savoir point les décrire. Mais pré­cisément parce que les mœurs changent, pour écrire des comédies qui restent, il faut s'attacher à corri­ger l'homme en se moquant de lui, mais pas plus l'homme d'Italie que celui de France ou de Perse, pas plus l'homme du quinzième siècle que celui du dix-neuvième ou de l'an 2000, si le poète ne veut que sa renommée et le sel de ses comédies ne pas­sent avec les hommes et les mœurs qu'il aura tenté de peindre. Ainsi donc voilà six comédies où je crois avoir donné ou essayé de donner l'exemple de trois genres différens. Les quatre premières sont applicables à tous les temps, à tous les lieux, à toutes les mœurs; la cinquième est fantastique, poétique, et se renferme dans des limites moins ri­goureuses ; la sixième est dans le goût moderne de toutes les comédies que l'on fait aujourd'hui. De celles-ci, on pourrait en faire à la douzaine ; il ne faut pour cela que tremper son pinceau dans la boue que l'on a journellement sous les yeux. Mais
 
VIE D'ALFIERI. 485
 
rien n'est plus trivial ; il y a d'ailleurs, ce me sem­ble, peu de plaisir à en retirer, et pas le moindre fruit. Notre siècle peu fertile en inventions a voulu faire sortir la tragédie de la comédie, en créant le drame bourgeois, que l'on pourrait appeler ''l'épo­pée des grenouilles ; ''moi qui ne sais me plier qu'à la vérité, il m'a paru plus vraisemblable de tirer la comédie de la tragédie. Je le trouve à la fois plus divertissant, plus utile et plus vrai. Il n'est pas rare de voir les grands et les puissans prêter au ridicule ; mais des banquiers, des avocats et autres personnages de la classe moyenne, qui nous for­cent à les admirer, c'est ce que l'on ne voit point ; le cothurne ne va point aux pieds qui marchent dans la boue. Enfin j'ai tenté l'épreuve ; le temps et ma conscience, quand je reverrai ces essais, dé­cideront si je dois les garder ou les jeter au feu.
 
CHAPITRE XXX.
 
Je développe m'es comédies en prose, un an après en avoi r fait le plan. — Je laisse passer une autre année avant de les mettre en vers. — Ce double travail altère profondé­ment ma santé. —Je revois l'abbé de Caluso à Florence.
 
J'atteignis enfin le terme de cette éternelle année isoo. 1800, dont la seconde moitié avait été si terrible et si funeste à tous les gens de bien. Dans les pre­miers mois de l'année suivante, les alliés n'ayant fait que des sottises, il fallut subir cette horrible
 
41.
 
486 vie d'alfieri.
 
paix (quelle paix!), qui dure encore, et qui tient toute l'Europe sous les armes, dans la crainte de la servitude.
 
Mais désormais devenu presque insensible pour avoir trop vivement senti les calamités publiques de l'Italie, je n'avais plus un autre désir que de mettre fin à ma carrière littéraire, déjà trop longue et stérilement féconde. C'est pourquoi, au mois de juillet de cette année, j'essayai avec ardeur mes dernières forces, en développant mes six comédies. Je les avais créées d'un même souffle, je voulus les développer ensemble et sans relâche. Chacune ne me prit tout au plus que six jours ; mais mon ima­gination s'échauffa si bien, et elle communiqua aux fibres de mon cerveau une tension si forte, qu'il me fut impossible d'achever la cinquième pièce. Je tombai gravement malade d'une inflammation à la tête, sans compter la goutte, qui se fixa dans la poitrine et finit par me faire cracher le sang. Il fallut donc quitter ce cher travail et songer à me guérir. Le mal fut violent, mais il dura peu ; ce qui dura, ce fut ma convalescence, la maladie m'ayant laissé très-faible. Pour me remettre à ma cinquième comédie et écrire toute la sixième, je me vis forcé d'attendre jusqu'à la fin de septembre ; mais, dans les premiers jours d'octobre, toutes étaient développées, et je me sentis soulagé du poids énorme qu'elles faisaient peser sur ma tête depuis des années.
 
A la fin de cette année, je reçus de Turin une triste nouvelle ,q celle de la mort de mon unique
 
'''VIE D'ALFIERI. . 187'''
 
neveu, le fils de ma sœur, le comte de Cumiana, à peine âgé de trente ans. Une maladie l'emporta au bout de trois jours. Il n'avait pas été inarié, et ne laissait point d'enfans. Ce malheur m'affligea beau­coup, quoique je l'eusse à peine vu dans son ado­lescence; mais je partageai la douleur de sa mère, (son père était mort deux ans auparavant). Je dois confesser aussi qu'il m'en coûtait de voir toute ma fortune passer en des mains étrangères. Ma sœur n'a plus pour héritier d'elle et de son mari que les trois filles qui lui restent, toutes trois mariées, l'une, comme je l'ai dit, avec Colli, d'Alexandrie, l'autre avec un Ferrari, de Gênes, la troisième avec le comte de Callano, d'Aoste. Cette petite vanité à la­quelle on peut imposer silence, mais qu'on ne dé­racine jamais du cœur d'un homme bien né, et qui lui fait désirer la perpétuité de son nom, ou du moins celle de sa famille, n'avait jamais pu sortir de chez moi, et je m'en affligeai plus que je ne l'aurais cru ; tant il est vrai, que pour se bien con­naître soi-même, il faut l'expérience de la vie ; il faut s'être trouvé dans ces tristes situations, pour pouvoir dire ce que l'on est. Cette mort de mon neveu, qui me laissait sans héritier mâle, me fit prendre plus tard, à l'amiable, dé nouveaux arran-gemens avec ma sœur pour assurer le paiement de ma pension en Piémont. Je ne veux point, si je dois mourir le dernier, ce que je ne crois guère, me voir à la merci de mes nièces ou de leurs ma­ris, que je ne connais pas. En attendant, cette paix exécrable n'avait pas
 
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laissé de ramener une sorte de tranquillité en Ita­lie, et le despotisme français ayant aboli le papier-monnaie tant à Rome que dans le Piémont, reve­nant, mon amie et moi, du papier à l'or, que nous tirions, elle de Rome, moi du Piémont, nous nous vîmes en un instant à peu près hors de l'embarras que nous avions éprouvé dans nos intérêts depuis cinq années, chaque jour prenant quelque chose sur ce qui nous restait. Aussi, vers la fin de 1801, nous rachetâmes des chevaux, mais quatre seule­ment, dont un de selle pour moi. Depuis Paris, je n'avais pas eu de cheval, et pas d'autre équipage qu'une méchante voiture de louage. Mais les an­nées, les malheurs publics, tant d'exemples d'un sort pire que le nôtre, m'avaient rendu discret et modéré. Ainsi ces quatre chevaux étaient alors du luxe pour quelqu'un qui, pendant bien des années, s'était à peine contenté de dix et de quinze.
 
Du reste passablement rassasié et désabusé des choses du monde, sobre dans mon régime, tou­jours vêtu de noir, ne dépensant qu'en livres', je me trouve fort riche, et je me fais gloire de mourir d'une bonne moitié plus pauvre que je ne suis né. Aussi ne pris-je pas garde à l'offre que mon neveu C... me fit faire par ma sœur de s'employer à Pa­ris , où il allait se fixer, pour me faire rendre ce que l'on m'avait confisqué en France, mes reve­nus, mes livres et le reste. Je ne redemande jamais rien aux gens qui m'ont volé, et d'une tyrannie ri­dicule où justice rendue passe pour faveur, je ne veux ni l'une ni l'autre. C... n'a pas même eu de
 
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moi une réponse sur ce point, comme aussi je n'a­vais rien répondu à sa seconde lettre, où il fait semblant de n'avoir point reçu la mienne. Et en effet, puisqu'il était décidé à rester général fran­çais, il devait feindre de n'avoir point reçu la seule réponse que je lui eusse faite ; et de mon côté, dé­cidé à rester libre et à garder entière ma dignité d'Italien, je devais aussi désormais éviter de pa­raître avoir reçu ses lettres et ses offres, de quelque moyen qu'il usât pour me les adresser.
 
Pendant l'été de 1802 (car je suis comme les ci- 1802. gales, et c'est l'été que je chante), je m'appliquai tout-à-coup à versifier mes comédies développées, et avec la même ardeur, la même fureur que j'avais apportée à les concevoir et à les développer. Cette même année, je ressentis encore, mais d'une autre manière, les funestes effets d'un travail excessif. On n'a point oublié que, pour toutes ces composi­tions, je prenais sur mes heures de promenade et sur d'autres, mais qu'à aucun prix je ne voulais toucher aux trois heures que chaque matin je con­sacrais à l'étude; aussi cette année, après avoir ' mis en vers deux comédies et demie, les chaleurs du mois d'août me rendirent mon inflammation à la tête, et tout mon corps se trouva couvert d'un déluge de furoncles. Je m'en serais moqué, si l'un d'eux, le roi de tous, ne fût venu se loger dans mon pied gauche, entre la cheville externe et le tendon, et ne m'eût retenu au lit pendant plus de quinze jours, avec des douleurs spasmodiques et un éry-sipèle qui me causa les souffrances les plus atroces
 
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que j'eusse éprouvées de ma vie. Il fallut cette fois encore laisser là les comédies et rester au lit à souffrir, et à souffrir doublement ; car ce fut juste au mois de septembre que ce cher abbé de Caluso, qui depuis plusieurs années nous promettait une visite en Toscane, arriva à Florence, où il ne pou­vait rester qu'un mois tout au plus. Il venait re­prendre son frère aîné, qui depuis deux ans s'était retiré à Pise, pour échapper à l'esclavage du Pié­mont francisé. Cette année même, une loi émanée de cette soi-disant liberté enjoignait à tous les Pié-montais de rentrer dans leur cage, à tel jour du mois de septembre, s'ils ne voulaient voir, selon l'usage, leurs biens confisqués et eux-mêmes bannis des bienheureux états de cette incroyable républi­que. J'éprouvai donc une grande douceur à revoir ce bon abbé de retour à Florence, où la fatalité voulait qu'il me trouvât au lit, comme il m'y avait laissé, en Alsace, quinze ans auparavant, la dernière fois que nous nous étions vus ; mais cette joie était mêlée d'une cruelle amertume, empêché comme je l'étais, et ne pouvant ni me lever, ni bouger, ni m'occuper de rien. Je lui fis lire cependant mes traductions du grec, les Satires, le Térence, le Vir­gile, en un mot tout ce que j'avais en portefeuille, à l'exception des comédies, dont je n'ai encore rien lu à âme qui vive, pas même le titre, tant que je ne les vois pas arrivées à bon terme. Mon ami parut généralement satisfait de mes travaux ; il me donna de vive voix, et même par écrit, de fraternels et lumineux avis sur mes traductions du grec. J'en
 
vie d'alfieri. 491
 
ai fait mon profit, et j'espère bien en profiter en­core, quand je mettrai la dernière main à ces ou­vrages. Mais au bout de vingt-sept jours, mon ami disparut comme un éclair à mes yeux ; son départ me laissa dans une profonde tristesse, et j'ignore comment je l'eusse supportée, si mon incomparable compagne n'eût été là pour me consoler de toutes les privations. Je guéris au mois d'octobre, et re­tournai aussitôt à mes comédies, que je terminai avant le 8 décembre. Il ne me reste plus qu'à les laisser mûrir et à les revoir.
 
CHAPITRE XXXI.
 
Mon intention sur toute cette partie de mes œuvres inédites. — Las, épuisé, je renonce à toute entreprise nouvelle. — Plus propre désormais à défaire qu'à faire, je sors volontai­rement de la quatrième époque de ma vie, et à l'âge de cinquante-cinq ans et demi, je me constitue vieux, après vingt-huit ans passés presque tout entiers à inventer, à vé­rifier, à traduire, a étudier. — Vain, comme un écolier, d'avoir à peu près surmonté la difficulté du .grec, je crée un ordre nouveau, et je m'arme chevalier d'Homère, de ma propre main.
 
Je suis arrivé, si je ne me trompe, au terme 1803. de ces longs et ennuyeux bavardages. Mais que j'aie bien ou mal accompli toutes les choses" dont il a été parlé ci dessus, j'avais besoin de les dire; si l'on trouve que j'aie passé les bornes en racon­tant, la cause en est dans l'excessive fécondité de ma plume. Maintenant les deux maladies que j'ai
 
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'''VIE D'ALFIERI.'''
 
essuyées, ces deux derniers étés, m'avertissent qu'il est temps que je cesse d'écrire et de raconter. Je ferme donc ici la quatrième époque de ma vie, bien convaincu que je n'ai plus la volonté, et que si je l'avais, je n'aurais plus la force de rien com­poser. Mon dessein est de continuer à revoir mes productions originales et mes traductions, pendant les cinq ans et quelques mois qu'il me reste encore à vivre pour atteindre la soixantaine, si Dieu per­met que j'y arrive. A cet âge, si je vais plus loin, je me propose, et je me commande à moi-même de ne plus rien faire, que continuer (cela je le ferai tant que j'aurai un souffle de vie) les études que j'ai entreprises, et si alors il m'arrive de toucher à mes écrits, ce sera uniquement pour changer ou refaire, (sous le rapport du style) jamais pour y ajouter la moindre chose. La seule que je veuille faire, après soixante ans, c'est de traduire le livre d'or où Cicéron a traité de la vieillesse. L'œuvre sera conforme à mon âge, et je le dédierai à mon inséparable compagne, celle avec qui j'ai partagé, depuis plus de vingt-cinq ans, avec qui je parta­gerai de plus en plus tous les biens et tous les maux de cette vie.
 
Pour ce qui est ensuite de l'impression de toutes les choses tque je me trouve et me trouverai avoir faites à soixante ans, je ne crois pas que désormais j'y songe. La peine en est trop grande, et d'ail­leurs condamné à vivre sous un gouvernement qui n'est pas libre, il faudrait me résigner à la cen­sure, et jamais le pourrai-je ? Je laisserai donc en
 
'''VIE D'ALFIERI. 493'''
 
manuscrits, mais aussi purs et aussi corrects que j'aurai pu le faire, les ouvrages que je veux lais­ser après moi, et que je croirai dignes de voir le jour. Je brûlerai les autres; comme aussi, pour ces mémoires que j'écris, si je ne puis les corriger à mon gré, il faudra bien que je les brûle. Mais pour terminer gaiement ces sérieuses bagatelles, et mon­trer comment déjà j'ai fait le premier pas dans la cinquième époque de ma vie, celle de la seconde enfance, je veux divertir le lecteur en lui confiant ma dernière faiblesse de la présente année 1803. Depuis le moment où j'ai fini de mettre en vers mes comédies, et où j'ai pu les croire achevées et point trop indignes de vivre, il m'a paru de plus en plus que j'étais appelé à jouer un certain per­sonnage dans la postérité. Ensuite depuis qu'à force de persévérance dans l'étude du grec, je me suis vu ou ai cru me voir capable d'entendre à livre ouvert Pindare,les Tragiques, surtout le divin Ho­mère, capable même de les traduire littéralement en latin, et dans un italien passable, je me suis senti orgueilleux d'une telle victoire, remportée de quarante-sept à cinquante-quatre ans. L'idée alors m'est venue que toute peine méritant sa récompense, je devais m'en accorder une, et me la faire belle, ho­norifique et non lucrative. J'inventai donc un col­lier où seraient gravés les noms de vingt poètes, anciens et modernes, et auquel serait suspendu un camée avec le portrait d'Homère, et portant au re­vers (riez, lecteurs) un distique grec de ma façon,
 
que je donne ici dans une dernière note, traduit
 
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en un distique italien '. Je les ai montrés l'un et l'autre à mon ami, l'abbé de Caluso; le grec pour m'assurer qu'il n'y avait ni barbarisme, ni sollé-eisme, ni faute de quantité; l'italien, pour lui don­ner à juger si j'avais assez modéré en le traduisant l'impertinence un peu trop forte de l'original. Dans une langue généralement peu comprise, l'au­teur peut, on le sait, parler de lui-même avec plus de liberté que dans un idiome vulgaire ; mon ami ayant approuvé les deux versions, je les enregistre ici, de peur qu'elles ne s'égarent.
 
Quant au collier lui-même, je le ferai exécuter au premier jour, et le plus richement qu'il me sera possible ; je ne veux y épargner ni l'or, ni les joyaux, ni les pierres dures. Alors je me parerai de ce nouvel ordre, qui sera du moins mon œuvre, que je l'aie ou non mérité. S'il ne m'appartient pas l'impartiale postérité saura bien, un jour, le confé­rer à quelque autre qu'elle aura trouvé plus digne. A revoir, cher Lecteur, si toutefois nous de­vons nous revoir, lorsque, vieux radoteur, je dérai­sonnerai mieux encore que je ne l'ai fait dans ce dernier chapitre de ma virilité expirante. Florence, le 14 mai 1803.
 
Victor Alfieri.
 
* On a cru pouvoir se dispenser de rapporter ici l'original de ce distique grec, dont voici la traduction, un peu différente toutefois de celle qu'Alfieri lui-même en a donnée en Italien : « Alfieri, en se créant lui-même chevalier d'Homère, « A inventé un ordre plus divin que ceux des rois. »
 
'''''{Note du Traducteur.)'''''
 
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'''Lettre de M. l'abbé de Caluso, destinée à servir de com­plément à ces Mémoires, aveo le récit de la mort de l'auteur.'''
 
'''A LA TRÈS-ILLUSTKE COMTESSE D'ALBANY. '''« Très-illustre et honorée comtesse,
 
» Pour répondre à la faveur que vous avez dai­gné me faire, de me donner à lire le manuscrit où notre incomparable ami avait entrepris de racon­ter sa propre vie, je dois en dire mon sentiment, et je le fais la plume à la main, parce que de vive voix, avec beaucoup plus de mots, je pourrais dire beaucoup moins de choses. Je connaissais assez l'hu­meur et le génie de cet homme unique, pour ne pas douter que s'il y a une grande difficulté à parler de soi longuement, sans tomber dans le mensonge, le ridicule ou l'ennui, il les vaincrait à sa manière; mais il a surpassé mon attente par sa franchise aimable et sa sublime simplicité. Rien de plus heureux que ce style dont le naturel a un certain air de négligence, et je ne sache pas d'image plus merveilleuse, mieux ressemblante et plus fidèle que celle qu'il a laissée de lui ; c'est un portrait qui vit et qui parle. Il s'y fait voir grand, comme il était, singulier, extrême, tarit par ses dispositions naturelles que par l'ardeur qu'il apportait à toute chose qui ne lui paraissait pas indigne de sa géné­reuse passion. Que si pour cela même il donnait souvent dans l'excès, on remarquera aisément que chez lui l'excès procédait toujours de quelque sen-
 
496 vie d'alfieri.
 
timent louable, de l'amitié, par exemple, dans les
 
endroits où il parle de moi.
 
C'est pourquoi à tous les motifs que nous avions déjà de nous plaindre que la mort nous l'ait si tôt ravi, il faut ajouter le regret de compter ces mé­moires parmi tant de productions demeurées ina­chevées, et qui auraient eu besoin d'être plus ou moins retouchées; il n'y aurait pas manqué s'il fût arrivé à sa soixantième année, époque à la­quelle il se proposait de ''reprendre ''son œuvre, de la ''perfectionner ''ou ''de la brûler. ''Mais il ne l'aurait pas brûlée, pas plus que nous n'aurions le cœur de.le faire, aujourd'hui, heureux de posséder de lui un portrait si ressemblant, le plus sûr document et le seul qui témoigne de tant de faits et de par­ticularités de sa vie.
 
Je ne puis cependant, madame la comtesse, que vous, louer de la sollicitude jalouse dont vous en­tourez ces mémoires, et vous approuver de vouloir seulement les communiquer à quelques amis in­times et discrets, qui pourront y puiser des notes pour composer l'histoire de ce grand homme. Pour moi, je n'ose l'entreprendre, et c'est à mon grand regret; mais tous ne peuvent toute chose, et je dois me borner à noter ici, comme je le pourrai, ce qui me semble nécessaire pour compléter, pour justi­fier le récit incomplet de notre ami. Ses dernières lignes sont du ''lk ''mai 1803. J'emprunterai la suite à ce que vous m'en avez écrit, madame la comtesse, vous qui ayant toujours non seulement les yeux et les oreilles, mais le cœur et l'esprit attentifs à tout
 
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ce qui le regardait, n'ayez hélas ! conservé de sa fin qu'une trop présente image. . Le comte Alfieri s'occupait donc alors de mener à bonne fin ses comédies, et par forme de distrac­tion et d'amusement, il songeait aussi quelquefois au dessin, à la devise, à l'exécution de ce collier de l'ordre d'Homère, dont il voulait se créer cheva­lier ; mais la goutte, qui se faisait toujours sentir dans les changemens de saisons, lui était survenue dès le mois d'avril, cette fois plus fâcheuse que de coutume, le trouvant épuisé par son obstination à Tétude, et dénué de cette sève, de cette vigueur salu­taire qui l'eussentrepoussée etreléguée dans quelque parties extérieures de son corps. Pour la dompter, ou du moins pour l'affaiblir, considérant d'ailleurs que depuis plus d'un an sa digestion devenait sur la fin difficile et laborieuse, il se mit dans la têt? qu'il n'avait pas de meilleur parti à prendre que de retrancher encore de sa nourriture, que déjà il avait réduite à fort peu de chose. Il pensait qu'en cessant de nourrir la goutte, il la forcerait à se reti­rer, et que d'un autre côté son estomac toujours vide, laissant à son esprit toute sa lucidité, lui per­mettrait de poursuivre ses opiniâtres études. Vai­nement, madame la comtesse, votre amitié daignait l'avertir, l'importunait même elle pressait de man­ger davantage, car il maigrissait à vue d'oeil, et il était clair qu'il lui fallait plus de nourriture. Mais lui, ferme dans son dessein, persévéra tout l'été dans cette abstinence excessive, et dans son ar­deur à s'occuper de ses comédies ; il y travaillait
 
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chaque jour plusieurs heures, dans la crainte que la mort ne le surprît avant qu'il n'eût achevé de les perfectionner, ce qui ne l'empêcha pas de con­sacrer aussi, chaque jour, beaucoup de temps aux livres des autres, pour acquérir de nouvelles con­naissances. Ainsi travaillant à se détruire avec des efforts d'autant plus désespérés qu'il se sentait défaillir, dégoûté de tout ce qui n'était pas l'étude, la seule douceur désormais permise à sa vie lasse et chancelante, il arriva au 3 octobre. Ce jour-là, s'étant levé en apparence mieux portant et plus gai qu'il n'avait coutume depuis long-temps, il sor­tit après son étude habituelle du matin, pour se promener en phaéton. Mais il avait à peine fait quelque pas, qu'il se sentit pris d'un froid extrême, et voulant, pour le chasser, se réchauffer, des­cendre et marcher un peu, il en fut empêché par des douleurs d'entrailles. Il rentra avec un accès de fièvre qui dura quelques heures, et baissa sur le soir. Quoiqu'il fût d'abord tourmenté d'une en­vie de vomir, il passa la nuit sans trop grandes douleurs, et le lendemain, non seulement il s'ha­billa, mais il sortit de son appartement, et descen­dit à la salle à manger pour dîner ; cependant il ne put manger ce jour-là, et il en passa une grande partie à dormir. Il eut ensuite une nuit agitée. Le 5 au matin, après s'être rasé, il voulait sortir pour prendre l'air ; mais la pluie ne le permit pas. Le soir, selon sa coutume, il but son chocolat, et le trouva bon. Mais dans la nuit du 5 au 6, il fut re­pris de très-vives douleurs d'entrailles. Le doc-
 
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ieur ordonna des sinapismes aux pieds ; mais au moment où ils commençaient à opérer, le malade s'en débarrassa, dans la crainte que la plaie venant à se former, il ne fût pendant plusieurs jours em­pêché de marcher. Le soir, il paraissait mieux, et ne voulut pas se mettre au lit, ne croyant pas pouvoir le supporter. Dans la matinée du 7, son médecin ordinaire fit appeler un de ses confrères en consultation, et ce dernier ordonna des bains, et des vésicatoires aux jambes. Mais le malade n'en voulut pas non plus, toujours dans la crainte de ne pouvoir marcher. On lui fit prendre de l'opium qui calma les douleurs, et lui fit passer une nuit assez tranquille. Toutefois il ne se mit pas encore au lit ; ce repos que lui donnait l'opium n'était pas sans quelque mélange d'hallucinations importunes ; il avait la tête pesante, et quoique éveillé, il retrouvait comme en songe le souvenir des choses passées le plus vivement empreintes dans son esprit.Il se rap­pelait alors ses études et ses travaux de trente années, et ce qui l'étonnait davantage, un bon nombre de vers grecs du commencement d'Hésiode, qu'il n'avait lus qu'une fois, lui revenaient à la mé­moire... Vous étiez assise près de lui, madame la comtesse, et c'est à vous qu'il le disait. Toutefois il ne semblait pas croire que la mort avec laquelle il s'était depuis long-temps familiarisé, le menaçât alors de si près. Du moins,madame, il ne vous en témoigna rien, quoique vous ne l'ayez quitté que le matin, à six heures, lorsqu'il s'obstina, contre l'a­vis des médecins, à prendre de l'huile et de la ma-
 
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gnésie. Ce remède ne pouvait que lui nuire et lui embarrasser les intestins. En effet, sur les huit heures, on s'aperçut qu'il était en danger, et quand on vous rappela près de lui, madame, vous le trou­vâtes qui respirait avec peine et à demi suffoqué. Néanmoins, s'étant levé de sa chaise, il eut encore la force de s'approcher du lit et de s'y appuyer ; un moment après sa vue s'obscurcit, ses yeux se fer­mèrent, et il expira. On n'avait négligé ni les devoirs ni les consolations de la religion ; mais on ne croyait pas que le mal fît des progrès si rapides, ni qu'il fût nécessaire de se hâter, et le confesseur qu'on avait mandé n'arriva pas à.temps. Toutefois nous ne pouvons douter que le comte ne fût prêt pour ce terrible passage, dont la pensée lui était si présente, que très-souvent il y revenait dans ses discours. C'est ainsi que le samedi 8 octobre 1803 , au ma­tin, ce grand homme nous fut enlevé, ayant à peine dépassé la moitié de la cinquante-cinquième année de son âge.
 
.. Il a été enseveli où le furent avant lui tant de per­sonnes célèbres, à Sainte-Croix, près de l'autel du Saint-Esprit, sous une simple pierre, en attendant le mausolée digne de tous deux que lui fait élever ''Mm° ''la comtesse.d'Àlbany, non loin de Michel-Ange. Déjà Canovay a mis la main, et l'œuvre d'un si grand sculpteur ne peut être qu'une œuvre grande. J'ai essayé d'exprimer dans les sonnets qu'on va lire les sentimens que j'ai apportés sur la tombe de notre ami :
 
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I.
 
« 0 cœur, encore palpitant de ta blessure, yeux désireux de voir, mais dont le regard est depuis long-temps noyé de larmes, voici le marbre que vous cherchez et les simples caractères où cepen­dant se cache une grande gloire.
 
» Ici repose Alfieri. Hélas 1.....quel grand
 
homme l que son amitié me fut douce ! que de foi j'avais mise en luil Quel chant funèbre j'espérais de lui, lorsque viendrait le jour où, avant lui, je reposerais dans la tombe !
 
» Moi, vieux, épuisé, désormais sans voix sur le Pinde, où, peu connu, et des derniers, j'osai, durant quelques jours, aspirer à la gloire,
 
» Moi, vieillard inutile, je survis à une telle dou­leur. Ohl mort cruelle, qui m'as oublié pour frap­per d'abord là où il y avait tant à regretter !
 
II.
 
»Elleesthumble,elle est étroite la pierre qui tient maintenant ses os enfermés sous la terre, et qui, sur elle, porte son grand nom ; mais le Tibre en­verra ici les beaux marbres que vainement on cher­cherait ailleurs.
 
» Et un monument sera élevé. De toutes parts on viendra l'admirer, avec plus de justice qu'on ne fait, sur les rives du Nil, les tombes fastueuses^ des rois de l'Egypte.
 
»Déjà j'entends bénir le ciseau du grand Canova, et son art, et vous aussi, 6 princesse auguste, qui,
 
502 vie d'alfieri.
 
pour cette œuvre, avez choisi cette main souve­raine , afin que par vous fussent dignement ho­norés les restes de celui qui vous rapporta tout en­tier l'honneur de ses écrits ; et cependant vous pleurez comme si vous aviez trop peu fait encore pour votre gloire.
 
III.
 
» Là, dans l'âge futur, viendront en pieux pèle­rins les plus nobles amans ; car les siècles crain­dront d'ensevelir dans l'ombre autant que les tra­giques scènes d'Alfieri, ces chants plus humbles,
 
» Dans lesquels le monde apprendra, madame, vos rares qualités et les aventures de ce généreux amour, par où autrefois vous viviez dans une double vie, par où désormais ce n'est plus votre vie, c'est votre douleur qui se continue, et lui reste fidèle.
 
» Et quelqu'un dira : Laquelle entre les plus cé­lèbres peut, à l'égal de celle-ci, marcher fière de l'amant passionné, du poète illustre, du poète su­blime, qui lui consacra son génie?
 
» Et quel esclave de l'amour posséda, espéra ja­mais un objet, non seulement plus accompli, mais doué d'un mérite plus éclatant et plus vrai? »
 
Je pourrais dire plus encore pour montrer quel homme ce fut, et quelle perte nous avons faite, ainsi que l'Italie. Mais le respect et la pitié me com­mandent de retenir mes larmes, de peur d'en faire couler de plus douloureuses ; mieux vaut encore, madame, que je sèche les vôtres, en vous rappelant que, dans ses écrits immortels, son génie du moins
 
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nous est resté avec la vive image de sa grande âme, profondément empreinte à chaque page de ses œuvres. C'est ce qui doit encore affaiblir nos re­grets , s'il n'a pu achever cette histoire de sa vie, dont la seconde partie n'est qu'une première es­quisse écrite à la hâte, chargée de notes et de ren­vois ; d'où il suit qu'il est assez mal aisé d'y mettre chaque chose en son lieu et de la lire couramment.
 
Toutefois, il ne faut pas craindre que l'on veuille chercher le mot pour rire au style du comte Alfieri. Si j'ai hasardé ici une manière d'apologie, ce n'est pas la diction, c'est le fond des choses qui sem­blerait en avoir besoin. Alfieri, dans ses mémoires, s'est montré tel qu'il était; et pour peu que l'on n'apporte à cette lecture aucune passion envieuse, on n'en rapportera jamais qu'une idée vraie de l'au­teur. Mais en plus d'un endroit, l'âpreté dédai­gneuse du ton pourra blesser quelques esprits. Si ce dédain ne se sentait dans aucun autre ouvrage d'Alfieri, il suffirait, comme je l'ai dit, et c'est ce que vous faites, madame la comtesse, de ne com­muniquer qu'à des amis sûrs ce manuscrit de ses mémoires. Mais puisque les sentimens qui sont de nature à lui aliéner beaucoup de gens ont déjà été remarqués de tout le monde dans les ouvrages qu'il
 
publiés, comme d'ailleurs l'éclat de sa gloire suf­firait au besoin pour le rendre en butte au fiel amer de l'envie, et que ces papiers enfin, si bien gardés qu'on les suppose, peuvent tomber en des mains peu bienveillantes, il ne sera pas mal de répandre ici à l'avance un peu de contre-poison.
 
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Je dis donc qu'il y a deux manières de mériter la louange : on peut être grand, on peut être irré­prochable. De ces deux qualités, la dernière, dans ce misérable bas monde, est rarement l'apanage de la médiocrité même, et on ne l'exige pas de ce qui est grand. Or, c'est au grand que tendait tou­jours Alfieri, et parmi les plus nobles passions que .l'amour de la gloire allumait dans ce grand cœur, il y avait deux choses qu'il ne séparait pas dans son culte, la patrie et la liberté civile. Il est vrai que dans une monarchie, le philosophe qui n'exerce aucun emploi est plus libre que le monarque lui-même ; je n'ai jamais, pour mon compte, désiré une autre liberté ni dédaigné les devoirs d'un sujet fidèle. Mais s'il plaît aux souverains de se faire ap-. peler les maîtres de tous leurs sujets, faut-il s'étonner que l'un d'eux se mette en tête qu'il ne peut y avoir de liberté civile là où un seul a droit de vouloir? C'é­tait là l'illusion d'Alfieri ; il brûlait du désir de voir sa patrie libre, et cet amour passant de la partie au tout, se changeait en un violent amour de la li­berté italienne, qui devait un jour, c'était son es­poir , glorieusement renaître ; et alors ne voyant plus d'obstacle que dans l'ascendant de la France, il s'abandonnait contre les Français à une haine po­litique, dans laquelle il voyait le salut de l'Italie, si elle pouvait devenir universelle. Il voulait aussi, par là, se séparer de ces infâmes qui, après avoir paru comme lui animés d'un zèle ardent pour la li­berté , avaient rendu sa cause odieuse par leurs abo­minables scélératesses. Pour qui juge sans passion,
 
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il est clair qu'il ne devait point parler d'une manière si générale, sans distinction des bons ou des mé­dians , et le philosophe de sang-froid ajoutera que rien n'est moins raisonnable que d'envelopper ainsi toute une nation dans sa.haine. Mais il faut voir dans Alfîeri un amant passionné, qui ne saurait être juste envers les adversaires de son idole, un Démosthènes italien, qui n'a que des paroles en­flammées pour opposer aux forces supérieures des Macédoniens. Ce n'est pas là une apologie, et je ne sais même pas s'il en a besoin pour conserver ce nom de grand. Je ne demande qu'un peu d'indul­gence pour des écarts qui prennent leur source dans l'excès d'un sentiment aussi recommandable que peut l'être l'amour de la patrie.
 
Je vous prie, madame la comtesse, de faire de cette lettre tel usage qu'il vous plaira, d'y voir au moins un témoignage de ma bonne volonté, d'a­gréer, avec votre bienveillance ordinaire, le res­pect avec lequel j'ai l'honneur d'être,
 
Votre très-humble serviteur, de tout mon cœur, Tiiomaso Valperga-Calcso.
 
'''Florence, 21 juillet I80i.'''
 
FIN.
 
== Table des matières ==
 
Avant-propos du traducteur............ ''a''
 
Introduction de l'auteur.............. 1
 
'''PREMIÈRE ÉPOQUE.'''
 
'''ENFANCE. '''Elle embbasse neuf années de végétation.
 
Chapitre Ier. Naissance et parens.....,..... 7
 
Chapitre II. Souvenirs d'enfance........... 10
 
Chapitre '''III. '''Premiers symptômes d'un caractère pas­sionné.....................13
 
Chapitre IV. Développement du caractère indiqué par divers petits faits................1S
 
Chapitre V. Dernière historiette de mon enfance.. . . 25
 
'''SECONDE ÉPOQUE.'''
 
'''ADOLESCENCE. '''Elle embrasse huit années de prétendue éducation.
 
Chapitre. Ier. Départ de la maison maternelle, et entrée à l'Académie de Turin. — Description de l'Académie.. 33
 
Chapitre II. Premières études. — Études pédantesques mal faites...................S7
 
Chapitre III. Les parens auxquels fut confiée mon ado­lescence à Turin.................43
 
Chapitre IV. Continuation de ces prétendues études.... 4G
 
Chapitre V. Divers événemcns sans intérêt. — Même sujet que le précédent.................5!
 
Chapitre VI. Faiblesse de ma complexion. — Maladies continuelles. — Incapacité pour tout exercice, surtout pour la danse. — Pourquoi............Gl
 
Chapitre VII. Mort de mon oncle paternel. — Je deviens libre pour la première fois.— Mon entrée dans les pre­miers appartenons de l'Académie.......... 67
 
Chapitre '''VIII. '''Oisiveté complète. — Il m'arrive des con­trariétés que je supporte avec constance....... 75
 
Chapitre IX. Mariage de ma sœur. — Ma réhabilitation. — Mon premier cheval..............77
 
Chapitre X. Première amourette. — Premier voyage. — Mon début dans les armes.........."... 81
 
TROISIÈME ÉPOQUE.
 
'''JEUNESSE.
 
'''Elle embrasse environ dix axmees de vovages et de dérèoi.emens.
 
Chapitre Ier. Premier voyage. — Milan. — Florence. — Rome.....................87
 
Ciiapitiie '''II. '''Suite des voyages. — Je me délivre aussi du gouverneur..................95
 
Chapitre '''III. '''Suite des voyages. — Mon premier trait d'avarice....................101
 
Chapitre IV. Fin du voyage d'Italie. — Mon premier voyage à Paris..................108
 
Chapitre V. Premier séjour à Paris......... 115
 
Chapitre VI. Voyage en Angleterre et en Hollande. — Premier empêchement d'amour.. ..........120
 
Chapitre '''VII. '''Revenu pour six mois dans ma patrie, je me livre à l'étude de la philosophie......... 130
 
Chapitre '''VIII. '''Second voyage. — L'Allemagne, le Danemarck el la Suède................136
 
Chapitre IX. Continuation de mes voyages : la Russie, encore la Prusse, Spa , la Hollande et l'Angleterre.. . 144
 
Chapitre X. Nouvel et terrible accident d'amour. . . . 153
 
Chapitre XI. Horrible désenchantement........170
 
Chapitre '''XII. '''Je reprends mes courses. — Nouveaux voyages en Hollande , en France, en Espagne, en Portugal, et retour dans ma patrie...........178
 
Cn umtrr '''XIII '''Peu de temps après mon retour dans ma patrie, je retombe une troisième fois dans les filets de l'amour —Premiers essais de poésie . I9r>
 
Chapitre XIV. Maladie et retour à la santé. . . 201
 
ChapitreXV. Véritable délivrance —Mon premier sonnet. 214
 
 
QUATRIEME EPOQUE. '''VIRILITÉ. '''Elle e-mbrasse plus de trente années, pendant
 
'''I ESQJJELI ES JE COMPOSE, JE TRADUIS ET Ml LIVRE A D1VERSTS hTUDES.'''
 
Chapitre Ier. Mes deux premières tragédies, Philippe '''II '''et Polynice , conçues et tentes cn prose française — Che­min faisant un déluge de mauvaises rimes. . . . 34r>
 
Chapitre '''II. '''Je iéprends un maître pour expliquer Ho­race. — Premier voyage littéraire en Toscane . 2G2
 
Chapitre '''III. '''Je m'obstine a me livrer aux études les plus ingrates . 274
 
Chapitre IV. Second voyage littéraire en Toscane. Je le gâte par un sot luxe d'équipage Je me lie d'amitié avec Gandcllim. Travaux accomplis ou ébauches a Sienne 280
 
Chapitre V. Un amour digne de moi m'enchaîne enhn pour toujours . . . 28")
 
Chapitre VI. Donation entière de mes biens a ma sœur. — Nouvel accès d'avance. . . ... 29r>
 
Chapitr'e '''VII. '''Études poursuivies avec passion a Florence. 307
 
Chapitre '''VIII. '''Accident qui me force a retournera Naplcs et à Rome, ou je me fixe. . . .....313
 
Chapitre '''IX. '''Je reprends mes études a Rome, ou je les pousse vivement. J'achève mes quatorze premières tia-gedici . . . 320
 
Chapitre X L'Anligone est représentée a Rome. — J'im-pnme mes quatre premières tragédies — Séparation Ihui douloureuse — Voyage en I ombardie . . 327
 
Chapitre XI. J'imprime encore six autres tragédies — Diverses critiques adressées aux quatre premières — Réponse a la lettre de Calsabigi.........342
 
Chapitre XII. Troisième voyage en Angleterre, unique­ment pour y acheter des chevaux. . . . . 349
 
Chapitre XIII. Court séjour a Turin — J'y assiste a la représentation de Virginie . . . 357
 
Chapitre XIV. Voyage en Alsace. — Je revois mon amie. — Je fais le plan de trois nouvelles tragédies. — Mort inattendue de mon cher (ion a Sienne......3CG
 
Chapitre XV. Séjour a Pisc. — J'y écris le ''Panégyrique'' ''de Trajan ''et d'autres ouvrages. ... . 375
 
Chapitre XVI Second voyage en Alsace, ou je me hxe. — Conception et développement des deux Brutus et de l'Albert.— Etudes reprises avec chaleur.. . . . 380
 
Chapitre XVII. Voyage a Pans. — Retour en Alsace, après avoir pris des engagemens avec Didot pour l'im­pression de toutes mes tragédies, au nombre de dix-neuf. — Cruelle maladie en Alsace, où mon ami Caluso était venu passer l'été avec moi.............386
 
Chapitre XVIII. Séjour de plus de trois ans a Pans. — Impression de toutes mes tragédies. — Je fais imprimer en même temps plusieurs autres'ouvrages a ''KelU. . ''398
 
Chapitre '''XIX. '''Commencement des troubles de France. Ils me dérangent de plusieurs manières, et me trans­forment de poète en discoureur. —Mon opinion sur les choses présentes et futures de ce royaume. . . . 403
 
 
SUITE DE LA QUATRIÈME EPOQUE.
 
Avant-propos. . . . . . . . 409
 
Chapitre XX Apies avoir cnlicreinent achevé le pieuiiu en\oi de mes impressions, je m'applique a traduire Virgile et Terence. — Rut de ce travail. . 410
 
Chapitre XXI Quatncme voyage en Angleterre et en '''P.,.. '''Hollande. — Retour a P.uis, ou les circonstances nous obligent à nous fixer . ... . 413
 
Chapitre XXII. Tuile de Pans. — Retour en Italie par la Flandre et toute l'Allemagne — Nous nous fixons à Florence. . . . ...... 410
 
Chapitre XXIII Peu à peu je me remets à l'étude — J'achève mes traductions. — Je recommence à écrire quelque petite chose de mon propre fonds. — Je trouve a Florence une maison fort agréable. — Je me livre à la déclamation.. . . .... 4,10
 
Chapitre XXIV. La curiosité et la honte me poussent a lue Homère et les tragiques grecs dans des traductions littérales. — Je continue avec tiédeur les satires et autres bagatelles . .........43 j
 
Chapitre XXV. Pourquoi, comment, et dans quel but, |e finis par me résoudre à faire par moi-même une étude sérieuse et approfondie de la langue grecque. . . . 437
 
Chapitre XXVI. Résultat inattendu de mes études un peu tardives sur la langue grecque. — Parjure a Apollon pour la dernière fois , j'écris la ''seconde Alcesle. . . ''442
 
Chapitre XXVII. Je finis le ''Misogallo. ''— Je termine ma carrière poétique parla ''Teleulodia.''—Je recueille ''XAbcl, ''ainsi que les deux Alceste et l'Avis. — Distribution heb­domadaire de mes éludes — Ainsi préparé et arme d'épitaphcs, j'attends l'invasion des Français, qui arrive en mars 1799........ 454
 
Chapitre XXVIII. Mes occupations à la campagne — Départ des Français. — Notre retour à Tlorence. — Lettres de C. — J'apprends avec douleur qu'il se pré­pare a Pans une cdilion de mes ouvrages de ''Kehl, ''qui n'avaient jamais été publies...........4G4
 
Chapitre XXIX. Seconde invasion. — Ennuyeuse insis­tance du géneial littérateur, — Paix telle quelle, qui adoucit un peu mes misères. — Six comédies conçues a la fois...................470
 
Chapitre XXX. Je développe mes comédies en prose, un an après en avoir fait le plan. — Je laisse passer une autre année avant de les meltre en vers. — Ce double travail altère profondément ma santé. — Jft revois l'abbé de Caluso à Florence...............4S5
 
Chapitre XXXI. Mon intention sur toute celle partie de mes œuvres inédites. — Las, épuisé, je renonce à toute entreprise nouvelle. — Plus propre désormais à défaire qu'à faire, je sors volontairement de la quatrième époque de ma vie, et à l'âge de cinquan tc-cinq ans et demi, je me constitue vieux, après vingt-huit ans passés presque tout entiers à inventer, à vérifier, à traduire , à étudier. — Vain, comme un écolier, d'avoir à peu près surmonté la difficulté du grec, je crée un ordre nouveau, et je m'arme chevalier d'Homère , de ma propre main.......4!)l
 
Lettre de M. l'abbé de Caluso, destinée à servir de com­plément à ces Mémoires, avec le récit de la mon de l'auteur...................495
 
FIN DE LA TABLE.