« L’Enfant (Vallès)/16 » : différence entre les versions
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Madame Brignolin, une voisine, est devenue l’amie de la maison.
C’est une petite créature potelée, vive, aux yeux pleins de flamme
Drôle de petite femme
Elle conduit et élève tout cela avec une activité fiévreuse, elle ne fait qu’aller, venir
Le soir, elle sort un peignoir frais et fait un bout de musique devant un vieux piano à queue
«
Et en même temps elle passe près de lui, met sa main sur sa main, le frôle avec sa jupe. Elle lui prend le bras même et lui donne sa ceinture à presser.
«
Et avançant, d’un air joyeux, ses petits pieds hardis, le buste rejeté en arrière, les cheveux flottants, elle entraîne son cavalier
Puis elle file du côté de la cuisine où l’on a entendu du bruit.
C’est la fillette qui est à terre
Elle trouve encore moyen d’effleurer et de bousculer M.
M.
Il y a une cousine dans la maison
Elle a vingt ans
Madame Brignolin est pleine de bonté pour elle, nous l’aimons tous
Le jour où madame Brignolin contait cela, mon père était près d’elle. Ma mère était absente. Je tournai la tête
«
Je devinai que je les embarrassais et ils jetèrent sur moi, tous les deux en même temps, un regard qui voulait dire
Pour mademoiselle Miolan, on a loué un bout de campagne, où l’on va passer deux ou trois heures le soir, après le collège, où l’on dépense, quand il fait beau, toute la journée du dimanche.
Les belles heures pour les petits Brignolin et moi
Les environs de la maison de plaisance ne sont pas beaux, – c’est au bout d’un chemin désert, noir de charbon, jaune de sable, gris de poussière, qui sent le brûlé, a des odeurs de cendre, sur lequel les souliers s’écorchent et les voitures crient. Il y a une mine là-bas et deux briqueteries qui montrent leurs toits plats dans le vide des champs
Quand on est las de cette nature muette et vide, quand le froid de la nuit descend, quand les bruits tombent un à un comme des pierres dans un gouffre, on revient vers la petite maison qui est coiffée de rouge et chaussée de vert.
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Il y a un jardinet, deux arbres, des carrés de pensées, un soleil.
Ces pensées, je les vois encore, avec leurs prunelles d’or et leurs paupières bleues, je sens le velours de leurs feuilles, et je me rappelle qu’il y avait une touffe dont je prenais soin
À l’heure où la maison s’allume, nous voyons de loin la lampe qui luit comme une étoile.
Ces dames et mon père improvisent un souper de fruits, avec du lait et du pain noir. On est allé chercher tout cela dans le fond du village. – Quel calme
Le dimanche, c’est un brouhaha
C’est un bruit de casseroles et d’assiettes, puis un bruit de mâchoires, puis un bruit de bouchons
On trinque, on retrinque.
C’est toujours à la santé de madame Vingtras qu’on boit d’abord
Elle répond toute rouge de joie
À peine elle pense à mon pantalon que je dois retrousser, à mes chaussures neuves qui ont des boulets de boue. Madame Brignolin, d’ailleurs, l’en empêche.
«
C’est mon père qui paraît heureux
Il joue comme un enfant
Ma mère – paysanne – dit
Digue d’Janette,
Te vole marigua
Laya
Vole prendre un homme
Que sabe trabailla,
Laya
«
Elle tape du pied, fait claquer ses doigts, et elle a l’air enfin de s’évanouir avec les lèvres entrouvertes, par où passe un souffle qui soulève sa poitrine
La Madona et la fouchtra,
Laya
«
Il essaye des jus concentrés basés sur la chimie, qui sentent le savant et gâtent le dîner.
On joue, – il embrouille le jeu, – ne devine jamais
Il l’est toujours.
«
Mme
«
Pauvre fille
«
Sa voix s’arrête, mais son geste continue et nous dit
«
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La vie change tout d’un coup.
J’ai été jusqu’ici le tambour sur lequel ma mère a battu des rrra et des fla, elle a essayé sur moi des roulées et des étoffes, elle m’a travaillé dans tous les sens, pincé, balafré, tamponné, bourré, souffleté, frotté, cardé et tanné, sans que je sois devenu idiot, contrefait, bossu ou bancal, sans qu’il m’ait poussé des oignons dans l’estomac ni de la laine de mouton sur le dos – après tant de gigots pourtant
À un moment, son affection se détourne. Elle se relâche de sa surveillance.
On n’entendait jadis que pif-paf, v’li-v’lan, et allez donc
Depuis treize ans, je n’avais pas pu me trouver devant elle cinq minutes – non, pas cinq minutes, sans la pousser à bout, sans exaspérer son amour.
Qu’est devenu ce mouvement, ce bruit, le train-train des calottes
Je ne détestais pas qu’on m’appelât bandit, gredin
Bandit
Avec moi, elle tirait au mur
Je vis donc depuis quelque temps, sans rien qui me rafraîchisse ou me réchauffe, comme la gerbe qui moisit dans un coin, au lieu de palpiter sous le fléau, comme l’oie qui, clouée par les pattes, gonfle devant le feu.
Je n’ai plus à me lever pour aller – cible résignée – vers ma mère
Ce chômage m’inquiète.
Rester assis, c’est bien, – mais quand on retournera aux habitudes passées, quand l’heure du fouet sonnera de nouveau, où en serai-je
Que se passe-t-il donc
Je ne comprends guère, mais il me semble que madame Brignolin est pour quelque chose dans cette tristesse noire de la maison, dans cette colère blanche de ma mère.
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«
– Si, si
– Il y a un peu de froid
– Non, non
En effet, j’ai entendu parler d’une partie qui est comme une réconciliation après quelques semaines de froideur
On se fait de nouveau des amitiés, on se voit le jeudi et l’on combine tout pour le dimanche.
J’avais justement gobé une retenue
J’avais laissé tomber un morceau de charbon en pleine classe – du charbon ramassé près de la maison de campagne. J’avais entendu M.
Le professeur crut à une farce, – me voilà pincé
Adieu la maison de campagne
Je les vis partir avec les paniers de provisions.
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Les dames avaient mis ce jour-là des robes neuves.
Madame Brignolin était charmante
Ma mère étrennait un châle vert qui criait comme un damné à côté de la robe de mousseline fraîche à pois roses, qui faisait brouillard autour de madame Brignolin.
On m’avait tracé mon programme. Je devais déjeuner avec des haricots à l’huile, aller en retenue – puis me rendre chez l’économe, M.
«
Cette perspective était assez flatteuse pour que le regret de ne point aller à la maison de campagne ne fût pas trop grand
Je mangeai les haricots à l’huile, – j’allai jouer aux billes avec des petits ramoneurs que je connaissais. – J’arrivai à la retenue en retard et couvert de suie, – je trouvai moyen, sous prétexte de besoins urgents, d’aller flâner dans le gymnase, où je décrochai un trapèze et faillis me casser les reins
La retenue était finie, on nous lâcha, je montai chez M.
«
– Oui, m’sieu.
– Toujours en retenue, donc
– Non, m’sieu
– Tu as faim
– Oui, m’sieu
– Tu veux manger
– Non, m’sieu
Je croyais plus poli de dire non
«
– Non, si, comme cela, très peu…
– Vous n’aimez pas le potage
– Oh
– Diable
«
En laisser un peu dans le fond.
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Mais moi, je sais qu’on doit obéir à sa mère – elle connaît les belles manières, ma mère, – j’en laisse dans le fond, et je me fais prier.
L’économe m’offre du poisson. – Ah
Je ne mange pas du poisson comme cela du premier coup, comme un paysan.
«
– Non, M’sieu
– Tu ne l’aimes pas
– Si, M’sieu
Ma mère m’avait bien recommandé de tout aimer chez les autres
«
L’économe me jette de la carpe comme à un niais, qui y goûtera s’il veut, qui la laissera s’il ne veut pas.
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Je mange ma carpe – difficilement.
Ma mère m’avait dit encore
J’ai fini mon pain
Ma mère m’a dit qu’il ne fallait jamais «
J’attends
Je fais des petits bruits de fourchette, et je heurte mes dents comme une tête mécanique. Ce cliquetis à la Galopeau, à la Fattet, le décide enfin à jeter un regard, à couler un œil par-dessous Le Censeur de Lyon, mais il voit encore de la carpe dans mon assiette, avec beaucoup de sauce. J’ai le cœur qui se soulève, de manger cela sans pain, mais je n’ose pas en demander
Du pain, du pain
J’ai les mains comme un allumeur de réverbères, je n’ose pas m’essuyer trop souvent à la serviette. «
Je m’essuie sur mon pantalon par derrière, – geste qui déconcerte l’économe quand il le surprend du coin de l’œil. – Il ne sait que penser
«
– Non, m’sieu
– Pourquoi te grattes-tu
– Je ne sais pas.
Cette insouciance, ces réponses de rêveur et ce fatalisme mystique finissent, je le vois bien, par lui inspirer une insurmontable répulsion.
«
– Oui, m’sieu
M.
«
Ah
Pas de pain
Le veau et le poisson se rencontrent dans mon estomac sur une mer de sauce et se livrent un combat acharné.
Il me semble que j’ai un navire dans l’intérieur, un navire de beurre qui fond, et j’ai la bouche comme si j’avais mangé un pot de pommade à six sous la livre
Le dîner est fini
7 heures et demie.
Je suis étendu tout habillé sur mon lit
J’ai la tête qui me brûle, et il me semble qu’on m’a cassé le crâne d’un côté.
Je me souviens de tout
Ça ne fait rien
9 heures.
Deux heures de sommeil
10 heures.
J’avais allumé la chandelle, et je lisais
Je monte dans ma soupente. Je couche dans une soupente à laquelle on arrive par une petite échelle
Minuit.
Je m’étais assoupi
Un bruit confus, des cris déchirants, – un surtout qui m’entre au cœur et me le fend comme un coup de couteau. C’est la voix de ma mère…
Je saute au bas de l’échelle, en chemise
C’est dans l’escalier que le drame se passe
Je me jette en pleurant au milieu d’eux. Qu’y a-t-il
Je veux crier.
«
Je me penche sur ma mère évanouie
Je ne connaissais que le calus de ses doigts, l’acier de ses yeux et le vinaigre de sa voix
Je sentis à ce mouvement de bonté que lui arrachait l’effroi dans cet instant suprême, je sentis que tous les gestes bons auraient eu raison de moi dans la vie.
«
J’y retourne glacé, j’ai attrapé froid sur les dalles de l’escalier, puis dans la grande chambre, avec les fenêtres ouvertes pour que la malade eût de l’air
Qu’est-il donc arrivé
Mon cœur aussi a son orage, et je ne puis assembler deux pensées, réfléchir dans ma fièvre
Je regarde mourir la nuit, arriver le matin
J’ai vu, comme un assassin, passer seules en face de moi les heures sombres
Qu’est-il arrivé
J’ai connu souvent des situations douloureuses
J’avais peur qu’ils eussent honte devant moi.
Je cherchais quel visage il fallait qu’eût leur fils, quels mots je devais dire, s’il ne serait pas bon d’aller les embrasser. – Mais par qui commencer
Et je frissonnais de tous mes membres… chose bizarre, – plus effrayé d’être gauche, d’avancer, ou de pleurer à faux, qu’effrayé du drame inconnu dont je ne savais pas le secret.
C’est ainsi quand on n’est point sûr du cœur des siens et qu’on craint de les irriter par les explosions de sa tendresse
Aussi on hésite, on recule
Ne rien dire
Et je ne savais que faire
Il y avait longtemps que c’était le matin. – Mon père se levait d’ordinaire à sept heures afin d’être prêt pour la classe de huit heures. Je me levais aussi.
Je fis comme toujours
Il ne venait aucun bruit de leur chambre
Enfin, au quart avant huit heures mon père m’appela.
Il ne parut point étonné de me trouver tout prêt
«
– Je n’irai pas en classe
– Non, il faut soigner ta mère malade. Si le censeur te demande ce qu’elle a, tu lui diras qu’elle a été prise de frayeur dans la campagne, et qu’elle est au lit avec la fièvre…
Il disait cela sans paraître trop ému, avec un peu de vulgarité dans la tournure, – il traînait ses pantoufles sur le parquet et rajustait son pantalon.
Que s’était-il passé
Je ne l’ai jamais bien su. À des cris qui échappèrent dans les orages, à des éclats de querelles que mes oreilles recueillirent, je crus comprendre que ma mère s’était mise en embuscade et avait surpris madame Brignolin causant bas avec mon père au détour du jardin, dans ce dimanche de malheur
Il s’en était suivi une scène de jalousie et de bataille, il paraît, et qui s’était continuée jusqu’au milieu de la nuit, jusqu’à l’heure où je les avais vus revenir.
Je ne pouvais questionner personne
Savoir quoi
Je suis peut-être le plus atteint, moi, l’innocent, le jeune, l’enfant
Mon père, depuis ce jour-là (est-ce la fièvre ou le remords, la honte ou le regret
Il reste à la maison, maintenant, quatre fois sur six
Il parle à ma mère d’une voix blanche, qui soupire ou siffle
Il a le cœur ulcéré, je le vois.
Oh
Je vis dans ce silence et je respire cet air chargé de tristesse.
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Mon père a besoin de rejeter sur quelqu’un sa peine et il fait passer sur moi son chagrin, sa colère. Ma mère m’a lâché, mon père m’empoigne.
Il me sangle à coups de cravache, il me rosse à coups de canne sous le moindre prétexte, sans que je m’y attende
J’ai gardé longtemps un bout de jonc qu’on me cassa sur les côtes et auquel j’avais machinalement emmanché une lame, je m’étais dit que si jamais je me tuais, je me tuerais avec cela. – Et j’ai eu l’idée de me tuer une fois
Voici à quelle occasion.
Mon père rentre brusque et pâle, et me prenant par le bras qu’il faillit casser
«
J’entrevis un supplice – et justement, j’étais à peine guéri d’une dernière correction qui m’avait rompu les membres.
Il prétendit que chez le proviseur, au moment où l’on traitait la question des boursiers et des non payants, quand on était arrivé à mon nom, le proviseur, s’avançant, lui avait dit
«
– C’est toi, misérable, qui me fais avoir des reproches du proviseur
Ce furent de véritables souffrances, – mais mon chagrin était bien plus grand que mon mal
Quoi
Je me mis à travailler bien fort, bien fort
J’aurais été un ange qu’on m’aurait rossé aussi bien en m’arrachant les plumes des ailes car j’avais résolu de me raidir contre le supplice, et comme je dévorais mes larmes et cachais mes douleurs, la fureur de mon père allait jusqu’à l’écume.
Deux ou trois fois, je dus pousser des cris comme en poussent ceux qu’on tue en leur arrachant l’âme
Quelquefois, c’est plus affreux encore, – ma mère intervient
«
De temps en temps ils se raccommodent et me battent tous deux à la fois
Je suis bien malheureux, mais j’ai toujours à cœur le reproche sanglant de mon père, et je me dis que je dois expier ma faute, en courbant la tête sous les coups et en bûchant pour que sa situation universitaire, déjà compromise, ne souffre pas encore de ma paresse
Je fais tout ce que je peux
Mon père prétend que je lis des romans en cachette, on ne me sait pas gré du mal que je me donne, et c’est à peine si l’on paraît content de ce que j’ai de bonnes places, car j’ai repris la tête et je suis le premier de la classe.
Pour arriver à cela, quelles heures ennuyeuses j’ai passées
Ce Gradus ad Parnassum4 où je cherche les épithètes de qualité, et les brèves et les longues, ce sale bouquin me fait horreur
Mon Alexandre5 a les coins mangés
Tout ce latin, ce grec, me paraît baroque et barbare
Je ne cause pas, je ne bavarde plus
«
On dit aussi
«
J’ai été premier en je ne sais plus quoi, et le premier porte les compositions au proviseur
On parlait de nous.
«
– Non rien
– Il est de fait
– Plus bas, dit le proviseur, si ma femme entendait
J’eus peur dans mon cabinet. Je me les figurais allant à la porte, l’entrouvrant pour voir s’il y avait des oreilles.
C’était le proviseur et l’inspecteur d’académie
«
– Qu’est-ce que c’est que ce garçon-là
– Un pauvre petit malheureux qu’on habille comme un singe, qu’on bat comme un tapis, pas bête, bon cœur. Il a plu beaucoup à l’inspecteur, la dernière fois… Je l’ai donc pris pour prétexte. “Occupez-vous plus de votre fils”
Je restai rêveur toute la journée du lendemain…
Mon père s’en fâcha, et me bousculant avec un geste de colère
«
Quelle honte
Mon père m’avait menti.
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