« Les Tribulations d’un Chinois en Chine/Chapitre 9 » : différence entre les versions

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DONT LA CONCLUSION, QUELQUE SINGULIÈRE QU'ELLE SOIT, NE SURPRENDRA PEUT-ÊTRE PAS LE LECTEUR
OÙ KIN-FO FAIT A WANG UNE PROPOSITION SÉRIEUSE QUE CELUI-CI ACCEPTE NON MOINS SÉRIEUSEMENT
 
« Eh bien, Craig-Fry ? disait le lendemain l'honorable William J. Bidulph aux deux agents qu'il avait spécialement chargés de surveiller le nouveau client de la Centenaire.
Le philosophe n'était pas encore couché. Étendu sur un divan, il lisait le dernier numéro de la Gazette de Péking.
 
– Eh bien, répondit Craig, nous l'avons suivi hier pendant toute une longue promenade qu'il a faite dans la campagne de Shang-Haï…
Lorsque ses sourcils se contractaient, c'est que, très certainement, le journal adressait quelque compliment à la dynastie régnante des Tsing.
 
– Et il n'avait certainement point l'air d'un homme qui songe à se tuer, ajouta Fry.
Kin-Fo poussa la porte, entra dans la chambre, se jeta sur un fauteuil, et, sans autre préambule : « Wang, dit-il, je viens te demander un service.
 
– La nuit était venue, nous l'avons escorté jusqu'à sa porte…
– Dix mille services ! répondit le philosophe, en laissant tomber le journal officiel. Parle, parle, mon fils, sans crainte, et, quels qu'ils soient, je te les rendrai !
 
– Que nous n'avons pu malheureusement franchir.
– Le service que j'attends, dit Kin-Fo, est de ceux qu'un ami ne peut rendre qu'une fois. Après celui-là, Wang, je te tiendrai quitte des neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres, et j'ajoute que tu ne devras même pas attendre un remerciement de ma part.
 
– Et ce matin ? demanda William J. Bidulph.
– Le plus habile explicateur des choses inexplicables ne te comprendrait pas. De quoi s'agit-il ?
 
– Nous avons appris, répondit Craig, qu'il se portait…
– Wang, dit Kin-Fo, je suis ruiné.
 
– Comme le pont de Palikao », ajouta Fry.
– Ah ! ah ! dit le philosophe du ton d'un homme auquel on apprend plutôt une bonne nouvelle qu'une mauvaise.
 
Les agents Craig et Fry, deux Américains pur sang, deux cousins au service de la Centenaire, ne formaient absolument qu'un être en deux personnes. Impossible d'être plus complètement identifiés l'un à l'autre, au point que celui-ci finissait invariablement les phrases que celui- là commençait, et réciproquement. Même cerveau, mêmes pensées, même cœur, même estomac, même manière d'agir en tout. Quatre mains, quatre bras, quatre jambes à deux corps fusionnés. En un mot, deux frères Siamois, dont un audacieux chirurgien aurait tranché la suture.
– La lettre que j'ai trouvée ici à notre retour de Canton, reprit Kin-Fo, me mandait que la Centrale Banque Californienne était en faillite. En dehors de ce yamen et d'un millier de dollars, qui peuvent me faire vivre un ou deux mois encore, il ne me reste plus rien.
 
« Ainsi, demanda Wang, après avoir bien regardéWilliam sonJ. élèveBidulph, cevous n'estavez pluspas leencore richepu Kin-Fopénétrer quidans mela parlemaison ?
 
– Pas…. dit Craig.
– C'est le pauvre Kin-Fo, que la pauvreté n'effraie aucunement d'ailleurs.
 
– Encore, dit Fry.
– Bien répondu, mon fils, dit le philosophe en se levant. Je n'aurai donc pas perdu mon temps et mes peines à t'enseigner la sagesse ! jusqu'ici, tu n'avais que végété sans goût, sans passions, sans luttes ! Tu vas vivre maintenant ! L'avenir est changé ! Qu'importe ! a dit Confucius, et le Talmud après lui, il arrive toujours moins de malheurs qu'on ne craint ! Nous allons donc enfin gagner notre riz de chaque jour. Le Nun-Schum nous l'apprend : « Dans la vie, il y a des hauts et des bas ! La roue de la Fortune tourne sans cesse, et le vent du printemps est variable ! Riche ou pauvre, sache accomplir ton devoir ! Partons-nous ? »
 
– Ce sera difficile, répondit l'agent principal. Il le faudra pourtant. Il s'agit pour la Centenaire, non seulement de gagner une prime énorme, mais aussi de ne pas perdre deux cent mille dollars ! Donc, deux mois de surveillance et peut-être plus, si notre nouveau client renouvelle sa police !
Et véritablement, Wang, en philosophe pratique, était prêt à quitter la somptueuse habitation.
 
– Il a un domestique…. dit Craig.
Kin-Fo l'arrêta.
 
– Que l'on pourrait peut-être avoir…, dit Fry.
« J'ai dit, reprit-il, que la pauvreté ne m'effrayait pas, mais j'ajoute que c'est parce que je suis décidé à ne point la supporter.
 
– Pour apprendre tout ce qui se passe…. continua Craig.
– Ah ! fit Wang, tu veux donc !…
 
– Dans la maison de Shang-Haï ! acheva Fry.
– Mourir.
 
– Humph ! fit William J. Bidulph. Engluez-moi le domestique. Achetez-le. Il doit être sensible au son des taëls. Les taëls ne vous manqueront pas. Lors même que vous devriez épuiser les trois mille formules de civilités que comporte l'étiquette chinoise, épuisez-les. Vous n'aurez point à regretter vos peines.
– Mourir ! répondit tranquillement le philosophe. L'homme qui est décidé à en finir avec la vie n'en dit rien à personne.
 
– Ce sera…. dit Craig.
– Ce serait déjà fait, reprit Kin-Fo, avec un calme qui ne le cédait pas à celui du philosophe, si je n'avais voulu que ma mort me causât au moins une première et dernière émotion. Or, au moment d'avaler un de ces grains d'opium que tu sais, mon cœur battait si peu, que j'ai jeté le poison, et je suis venu te trouver !
 
Veux-tuFait donc», ami, que nous mourions ensemble ? répondit Wang en souriantFry.
 
Et voilà pour quelles raisons majeures Craig et Fry tentèrent de se mettre en relation avec Soun. Or, Soun n'était pas plus homme à résister à l'appât séduisant des taëls qu'à l'offre courtoise de quelques verres de liqueurs américaines.
– Non, dit Kin-Fo, j'ai besoin que tu vives !
 
Craig-Fry surent donc par Soun tout ce qu'ils avaient intérêt à savoir, ce qui se réduisait à ceci : Kin-Fo avait-il changé quoi que ce soit à sa manière de vivre ?
– Pourquoi ?
 
Non, si ce n'est peut-être qu'il rudoyait moins son fidèle valet, que les ciseaux chômaient au grand avantage de sa queue, et que le rotin chatouillait moins souvent ses épaules.
– Pour me frapper de ta propre main ! »
 
Kin-Fo avait-il à sa disposition quelque arme destructive ?
A cette proposition inattendue, Wang ne tressaillit même pas. Mais Kin-Fo, qui le regardait bien en face, vit briller un éclair dans ses yeux. L'ancien Taï-ping se réveillait-il ?
 
Point, car il n'appartenait pas à la respectable catégorie des amateurs de ces outils meurtriers.
Cette besogne dont son élève allait le charger, ne trouverait-elle pas en lui une hésitation ? Dix-huit années auraient donc passé sur sa tête sans étouffer les sanguinaires instincts de sa jeunesse ! Au fils de celui qui l'avait recueilli, il ne ferait pas même une objection ! Il accepterait, sans broncher, de le délivrer de cette existence dont il ne voulait plus ! Il ferait cela, lui, Wang, le philosophe !
 
Que mangeait-il à ses repas ?
Mais cet éclair s'éteignit presque aussitôt. Wang reprit sa physionomie ordinaire de brave homme, un peu plus sérieuse peut-être.
 
Quelques plats simplement préparés, qui ne rappelaient en rien la fantaisiste cuisine des Célestials.
Et alors, se rasseyant : « C'est là le service que tu me demandes ? dit-il.
 
A quelle heure se levait-il ?
– Oui, reprit Kin-Fo, et ce service t'acquittera de tout ce que tu pourrais t'imaginer devoir à Tchoung-Héou et à son fils.
 
Dès la cinquième veille, au moment où l'aube, à l'appel des coqs, blanchissait l'horizon.
– Que devrai-je faire ? demanda simplement le philosophe.
 
Se couchait-il de bonne heure ?
– D'ici au 25 juin, vingt-huitième jour de la sixième lune, tu entends bien, Wang, jour où finira ma trente et unième année, – je dois avoir cessé de vivre ! Il faut que je tombé frappé par toi, soit par-devant, soit par-derrière, le jour, la nuit, n'importe où, n'importe comment, debout, assis, couché, éveillé, endormi, par le fer ou par le poison ! Il faut qu'à chacune des quatre-vingt mille minutes dont se composera ma vie pendant cinquante-cinq jours encore, j'aie la pensée, et, je l'espère, la crainte, que mon existence va brusquement finir ! Il faut que j'aie devant moi ces quatre-vingt mille émotions, si bien que, au moment où se sépareront les sept éléments de mon âme, je puisse m'écrier : Enfin, j'ai donc vécu ! »
 
A la deuxième veille, comme il avait toujours eu l'habitude de le faire, à la connaissance de Soun.
Kin-Fo, contre son habitude, avait parlé avec une certaine animation. On remarquera aussi qu'il avait fixé à six jours avant l'expiration de sa police la limite extrême de son existence. C'était agir en homme prudent, car, faute du versement d'une nouvelle prime, un retard eût fait déchoir ses ayants droit du bénéfice de l'assurance.
 
Paraissait-il triste, préoccupé, ennuyé, fatigué de la vie ?
Le philosophe l'avait écouté gravement, jetant à la dérobée quelque rapide regard sur le portrait du roi Taï-ping, qui ornait sa chambre, portrait dont il devait hériter, – ce qu'il ignorait encore.
 
Ce n'était point un homme positivement enjoué. Oh non !
« Tu ne reculeras pas devant cette obligation que tu vas prendre de me frapper ? » demanda Kin-Fo.
 
Cependant depuis quelques jours, il semblait prendre plus de goût aux choses de ce monde. Oui ! Soun le trouvait moins indifférent, comme un homme qui attendrait… quoi ? Il ne pouvait le dire.
Wang, d'un geste, indiqua qu'il n'en était pas à cela près !
 
Enfin, son maître possédait-il quelque substance vénéneuse dont il aurait pu faire emploi ?
Il en avait vu bien d'autres, lorsqu'il s'insurgeait sous les bannières des Taï-ping ! Mais il ajouta, en homme qui veut, cependant, épuiser toutes les objections avant de s'engager.
 
Il n'en devait plus-avoir, car, le matin même, on avait jeté par son ordre, dans le Houang-Pou, une douzaine de petits globules, qui devaient être de qualité malfaisante.
« Ainsi tu renonces aux chances que le Vrai Maître t'avait réservées d'atteindre l'extrême vieillesse !
 
En vérité, dans tout ceci, il n'y avait rien qui fût de nature à alarmer l'agent principal de la Centenaire. Non ! jamais le riche Kin-Fo, dont personne d'ailleurs, Wang excepté, ne connaissait la situation, n'avait paru plus heureux de vivre.
– J'y renonce.
 
Quoi qu'il en fût, Craig et Fry durent continuer à s'enquérir de tout ce que faisait leur client, à le suivre dans ses promenades, car il était possible qu'il ne voulût pas attenter à sa personne dans sa propre maison.
– Sans regrets ?
 
Ainsi les deux inséparables firent-ils. Ainsi Soun continua-t-il de parler, avec d'autant plus d'abandon qu'il y avait beaucoup à gagner dans la conversation de gens si aimables.
– Sans regrets ! répondit Kin-Fo. Vivre vieux ! Ressembler à quelque morceau de bois qu'on ne peut plus sculpter !
 
Ce serait aller trop loin de dire que le héros de cette histoire tenait plus à la vie depuis qu'il avait résolu de s'en défaire. Mais, ainsi qu'il y comptait, et pendant les premiers jours du moins, les émotions ne lui manquèrent pas. Il s'était mis une épée de Damoclès juste au-dessus du crâne, et cette épée devait lui tomber un jour sur la tête.
Riche, je ne le désirais pas. Pauvre, je le veux encore moins !
 
Serait-ce aujourd'hui, demain, ce matin, ce soir ? Sur ce point, doute, et de là quelques battements du cœur, nouveaux pour lui.
– Et la jeune veuve de Péking ? dit Wang. Oublies-tu le proverbe : la fleur avec la fleur, le saule avec le saule ! L'entente de deux cœurs fait cent années de printemps !…
 
D'ailleurs, depuis l'échange de paroles qui s'était fait entre eux, Wang et lui se voyaient peu. Ou bien le philosophe quittait la maison plus fréquemment qu'autrefois, ou il restait enfermé dans sa chambre. Kin-Fo n'allait point l'y trouver – ce n'était pas son rôle -, et il ignorait même à quoi Wang passait son temps. Peut-être à préparer quelque embûche ! Un ancien Taï-ping devait avoir dans son sac bien des manières d'expédier un homme. De là, curiosité, et, par suite, nouvel élément d'intérêt.
– Contre trois cents années d'automne, d'été et d'hiver ! répondit Kin-Fo, en haussant les épaules. Non ! Lé-ou, pauvre, serait misérable avec moi ! Au contraire, ma mort lui assure une fortune.
 
Cependant, le maître et l'élève se rencontraient presque tous les jours à la même table. Il va sans dire qu'aucune allusion ne se faisait à leur situation future d'assassin et d'assassiné. Ils causaient de choses et d'autres, peu d'ailleurs. Wang, plus sérieux que d'habitude, détournant ses yeux, que cachait imparfaitement la lentille de ses lunettes, ne parvenait guère à dissimuler une constante préoccupation. Lui, de si bonne humeur, était devenu triste et taciturne, de communicatif qu'il était. Grand mangeur autrefois, comme tout philosophe doué d'un bon estomac, les mets délicats ne le tentaient plus, et le vin de Chao-Chigne le laissait rêveur.
– Tu as fait cela ?
 
En tout cas, Kin-Fo le mettait bien à son aise. Il goûtait le premier à tous les mets et se croyait obligé à ne rien laisser desservir, sans y avoir au moins touché. Il suivait de là que Kin-Fo mangeait plus qu'à l'ordinaire, que son palais blasé retrouvait quelques sensations, qu'il dînait de fort bon appétit et digérait remarquablement. Décidément, le poison ne devait pas être l'arme choisie par l'ancien massacreur du roi des rebelles, mais sa victime ne devait rien négliger.
– Oui, et toi-même, Wang, tu as cinquante mille dollars placés sur ma tête.
 
Du reste, toute facilité était donnée à Wang pour accomplir son œuvre. La porte de la chambre à coucher de Kin-Fo demeurait toujours ouverte. Le philosophe pouvait y entrer jour et nuit, le frapper dormant ou éveillé.
– Ah ! fit simplement le philosophe, tu as réponse à tout.
 
Kin-Fo ne demandait qu'une chose, c'est que sa main fût rapide et l'atteignît au cœur.
– A tout, même à une objection que tu ne m'as pas encore faite.
 
Mais Kin-Fo en fut pour ses émotions, et, même, après les premières nuits, il s'était si bien habitué à attendre le coup fatal, qu'il dormait du sommeil du juste et se réveillait chaque matin frais et dispos. Cela ne pouvait continuer ainsi.
– Laquelle ?
 
Alors la pensée lui vint qu'il répugnait peut-être à Wang de le frapper dans cette maison, où il avait été si hospitalièrement recueilli. Il résolut de le mettre plus à son aise encore. Le voilà donc courant la campagne, recherchant les endroits isolés, s'attardant jusqu'à la quatrième veille dans les plus mauvais quartiers de Shang-Haï, véritables coupe-gorge, où les meurtres s'exécutent quotidiennement avec une parfaite sécurité. Il errait au milieu de ces rues étroites et sombres se heurtant aux ivrognes de toutes nationalités : seul pendant ces dernières heures de la nuit, lorsque le marchand de galettes jetait son cri de « Mantoou ! mantoou ! » en faisant retentir sa clochette pour prévenir les fumeurs attardés. Il ne rentrait à l'habitation qu'aux premiers rayons du jour, et il y revenait sain et sauf, vivant, bien vivant, sans même avoir aperçu les deux inséparables Craig et Fry, qui le suivaient obstinément, prêts à lui porter secours.
– Mais… le danger que tu pourrais courir, après ma mort, d'être poursuivi pour assassinat.
 
Si les choses continuaient de la sorte, Kin-Fo finirait par s'accoutumer à cette nouvelle existence, et l'ennui ne manquerait pas de le reprendre bientôt.
– Oh ! fit Wang, il n'y a que les maladroits ou les poltrons qui se laissent prendre ! D'ailleurs, où serait le mérite de te rendre ce dernier service, si je ne risquais rien !
 
Combien d'heures s'écoulaient déjà, sans que la pensée lui vînt qu'il était un condamné à mort !
– Non pas, Wang ! je préfère te donner toute sécurité à cet égard. Personne ne songera à t'inquiéter ! »
 
Cependant, un jour, 12 mai, le hasard lui procura quelque émotion. Comme il entrait doucement dans la chambre du philosophe, il le vit qui essayait du bout du doigt la pointe effilée d'un poignard et la trempait ensuite dans un flacon à verre bleu d'apparence suspecte.
Et, ce disant, Kin-Fo s'approcha d'une table, prit une feuille de papier, et, d'une écriture nette, il traça les lignes suivantes :
 
Wang n'avait point entendu entrer son élève, et, saisissant le poignard, il le brandit à plusieurs reprises, comme pour s'assurer qu'il l'avait bien en main. En vérité, sa physionomie n'était pas rassurante. Il semblait, à ce moment, que le sang lui eût monté aux yeux.
« C'est volontairement que je me suis donné la mort, par dégoût et lassitude de la vie.
 
« Ce sera pour aujourd'hui », se dit Kin-Fo.
« KIN-FO. »
 
Et il se retira discrètement, sans avoir été ni vu ni entendu.
Et il remit le papier à Wang.
 
Kin-Fo ne quitta pas sa chambre de toute la journée… Le philosophe ne parut pas.
Le philosophe le lut d'abord tout bas ; puis, il le relut à voix haute. Cela fait, il le plia soigneusement et le plaça dans un carnet de notes qu'il portait toujours sur lui.
 
Kin-Fo se coucha ; mais, le lendemain, il dut se relever aussi vivant qu'un homme bien constitué peut l'être.
Un second éclair avait allumé son regard.
 
Tant d'émotions en pure perte ! Cela devenait agaçant.
« Tout cela est sérieux de ta part ? dit-il en regardant fixement son élève.
 
Et dix jours s'étaient écoulés déjà ! Il est vrai que Wang avait deux mois pour s'exécuter.
– Très sérieux.
 
« Décidément, c'est un flâneur ! se dit Kin-Fo, je lui ai donné deux fois trop de temps ! »
– Ce ne le sera pas moins de la mienne.
 
Et il pensait que l'ancien Taï-ping s'était quelque peu amolli dans les délices de Shang-Haï.
– J'ai ta parole ?
 
A partir de ce jour, cependant, Wang parut plus soucieux, plus agité. Il allait et venait dans le yamen, comme un homme qui ne peut tenir en place. Kin-Fo observa même que le philosophe faisait des visites réitérées au salon des ancêtres, où se trouvait le précieux cercueil, venu de Liao-Tchéou. Il apprit aussi de Soun, et non sans intérêt, que Wang avait recommandé de brosser, frotter, épousseter le meuble en question, en un mot, de le tenir en état.
– Tu l'as.
 
« Comme mon maître sera bien couché là-dedans ! ajouta même le fidèle domestique. C'est à vous donner envie d'en essayer ! »
– Donc, avant le 25 juin au plus tard, j'aurai vécu ?…
 
Observation qui valut à Soun un petit signe d'amitié.
– Je ne sais si tu auras vécu dans le sens où tu l'entends, répondit gravement le philosophe, mais, à coup sûr, tu seras mort !
 
Les 13, 14 et 15 mai se passèrent. Rien de nouveau.
– Merci et adieu, Wang.
 
Wang comptait-il donc épuiser le délai convenu, et ne payer sa dette qu'à la façon d'un commerçant, à l'échéance, sans anticiper ? Mais alors, il n'y aurait plus de surprise, et partant plus d'émotion !
– Adieu, Kin-Fo. »
 
Cependant, un fait très significatif vint à la connaissance de Kin-Fo dans la matinée du 15 niai, au moment du « mao-che », c'est-à-dire vers six heures du matin.
Et, là-dessus, Kin-Fo quitta tranquillement la chambre du philosophe.
 
La nuit avait été mauvaise. Kin-Fo, à son réveil, était encore sous l'impression d'un déplorable songe. Le prince Ien, le souverain juge de l'enfer chinois, venait de le condamner à ne comparaître devant lui que lorsque la douze-centième lune se lèverait sur l'horizon du Céleste Empire. Un siècle à vivre encore, tout un siècle !
 
Kin-Fo était donc de fort mauvaise humeur, car il semblait que tout conspirât contre lui.
 
Aussi, de quelle façon il reçut Soun, lorsque celui-ci vint, comme à l'ordinaire, l'aider à sa toilette du matin.
 
« Va au diable ! s'écria-t-il. Que dix mille coups de pied te servent de gages, animal !
 
– Mais, mon maître…
 
– Va-t'en, te dis-je !
 
– Eh bien, non ! répondit Soun, pas avant, du moins, de vous avoir appris…
 
– Quoi ?
 
– Que M. Wang…
 
– Wang ! Qu'a-t-il fait, Wang ? répliqua vivement Kin-Fo, en saisissant Soun par sa queue ! Qu'a-t-il fait ?
 
– Mon maître ! répondit Soun, qui se tortillait comme un ver, il nous a donné ordre de transporter le cercueil de monsieur dans le pavillon de Longue Vie, et…
 
– Il a fait cela ! s'écria Kin-Fo, dont le front rayonna. Va, Soun, va, mon ami ! Tiens ! voilà dix taëls pour toi, et surtout qu'on exécute en tous points les ordres de Wang ! »
 
Là-dessus, Soun s'en alla, absolument abasourdi, et répétant : « Décidément mon maître est devenu fou, mais, du moins, il a la folie généreuse ! »
 
Cette fois, Kin-Fo n'en pouvait plus douter. Le Taï-ping voulait le frapper dans ce pavillon de Longue Vie où lui-même avait résolu de mourir. C'était comme un rendez-vous qu'il lui donnait là. Il n'aurait garde d'y manquer. La catastrophe était imminente.
 
Combien la journée parut longue à Kin-Fo ! L'eau des horloges ne semblait plus couler avec sa vitesse normale !
 
Les aiguilles flânaient sur leur cadran de jade !
 
Enfin, la première veille laissa le soleil disparaître sous l'horizon, et la nuit se fit peu à peu autour du yamen.
 
Kin-Fo alla s'installer dans le pavillon, dont il espérait ne plus sortir vivant. Il s'étendit sur un divan moelleux, qui semblait fait pour les longs repos, et il attendit.
 
Alors, les souvenirs de son inutile existence repassèrent dans son esprit, ses ennuis, ses dégoûts, tout ce que la richesse n'avait pu vaincre, tout ce que la pauvreté aurait accru encore !
 
Un seul éclair illuminait cette vie, qui avait été sans attrait dans sa période opulente, l'affection que Kin-Fo avait ressentie pour la jeune veuve. Ce sentiment lui remuait le cœur, au moment où ses derniers battements allaient cesser. Mais, faire la pauvre Lé-ou misérable avec lui, jamais !
 
La quatrième veille, celle qui précède le lever de l'aube, et pendant laquelle il semble que la vie universelle soit comme suspendue, cette quatrième veille s'écoula pour Kin-Fo dans les plus vives émotions. Il écoutait anxieusement. Ses regards fouillaient l'ombre. Il tâchait de surprendre les moindres bruits. Plus d'une fois, il crut entendre gémir la porte, poussée par une main prudente.
 
Sans doute Wang espérait le trouver endormi et le frapperait dans son sommeil !
 
Et, alors, une sorte de réaction se faisait en lui. Il craignait et désirait à la fois cette terrible apparition du Taï-ping.
 
L'aube blanchit les hauteurs du zénith avec la cinquième veille. Le jour se fit lentement.
 
Soudain, la porte du salon s'ouvrit.
 
Kin-Fo se redressa, ayant plus vécu dans cette dernière seconde que pendant sa vie tout entière !…
 
Soun était devant lui, une lettre à la main.
 
« Très pressée ! » dit simplement Soun.
 
Kin-Fo eut comme un pressentiment. Il saisit la lettre, qui portait le timbre de San Francisco, il en déchira l'enveloppe, il la lut rapidement, et, s'élançant hors du pavillon de Longue Vie.
 
« Wang ! Wang ! » cria-t-il.
 
En un instant, il arrivait à la chambre du philosophe et en ouvrait brusquement la porte.
 
Wang n'était plus là. Wang n'avait pas couché dans l'habitation, et, lorsque, aux cris de Kin-Fo, ses gens eurent fouillé tout le yamen, il fut évident que Wang avait disparu sans laisser de traces.