« Le Jeu de l’amour et du hasard » : différence entre les versions

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===SCÈNE 5 - MONSIEUR ORGON, SILVIA, MARIO, LISETTE===OR
 
 
 
 
 
MONSIEUR ORGON
 
Paix, voici Lisette : voyons ce qu'elle nous veut ?
 
 
 
LISETTE
 
Monsieur, vous m'avez dit tantôt que vous m'abandonniez Dorante, que vous livriez sa
 
tête à ma discrétion, je vous ai pris au mot, j'ai travaillé comme pour moi, et vous verrez
 
de l'ouvrage bien faite, allez, c'est une tête bien conditionnée. Que voulez-vous que j'en
 
fasse à présent, Madame me la cède-t-elle ?
 
 
 
MONSIEUR ORGON
 
Ma fille, encore une fois n'y prétendez-vous rien ?
 
 
 
SILVIA
 
Non, je te la donne, Lisette, je te remets tous mes droits, et pour dire comme toi, je ne
 
prendrai jamais de part à un coeur que je n'aurai pas conditionné moi-même.
 
 
 
LISETTE
 
Quoi ! Vous voulez bien que je l'épouse, Monsieur le veut bien aussi ?
 
 
 
MONSIEUR ORGON
 
Oui, qu'il s'accommode, pourquoi t'aime-t-il ?
 
 
 
MARIO
 
J'y consens aussi moi.
 
 
 
LISETTE
 
Moi aussi, et je vous en remercie tous.
 
 
 
MONSIEUR ORGON
 
Attends, j'y mets pourtant une petite restriction, c'est qu'il faudrait pour nous disculper
 
de ce qui arrivera, que tu lui dises un peu qui tu es.
 
 
 
LISETTE
 
Mais si je le lui dis un peu, il le saura tout à fait.
 
 
 
MONSIEUR ORGON
 
Eh bien cette tête en si bon état, ne soutiendra-t-elle pas cette secousse-là ? je ne le crois
 
pas de caractère à s'effaroucher là-dessus.
 
 
 
LISETTE
 
Le voici qui me cherche, ayez donc la bonté de me laisser le champ libre, il s'agit ici de
 
mon chef-d'oeuvre.
 
 
 
MONSIEUR ORGON
 
Cela est juste, retirons-nous.
 
 
 
SILVIA
 
De tout mon coeur.
 
 
 
MARIO
 
Allons.
 
 
 
 
 
===SCÈNE 6 - LISETTE, ARLEQUIN===
 
 
 
 
 
ARLEQUIN
 
Enfin, ma Reine, je vous vois et je ne vous quitte plus, car j'ai trop pitié d'avoir manqué
 
de votre présence, et j'ai cru que vous esquiviez la mienne.
 
 
 
LISETTE
 
Il faut vous avouer, Monsieur, qu'il en était quelque chose.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Comment donc, ma chère âme, élixir de mon coeur, avez-vous entrepris la fin de ma vie
 
?
 
 
 
LISETTE
 
Non, mon cher, la durée m'en est trop précieuse.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Ah, que ces paroles me fortifient !
 
 
 
LISETTE
 
Et vous ne devez point douter de ma tendresse.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Je voudrais bien pouvoir baiser ces petits mots-là, et les cueillir sur votre bouche avec
 
la mienne.
 
 
 
LISETTE
 
Mais vous me pressiez sur notre mariage, et mon père ne m'avait pas encore permis de
 
vous répondre ; je viens de lui parler, et j'ai son aveu pour vous dire que vous pouvez
 
lui demander ma main quand vous voudrez.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Avant que je la demande à lui, souffrez que je la demande à vous, je veux lui rendre
 
mes grâces de la charité qu'elle aura de vouloir bien entrer dans la mienne qui en est
 
véritablement indigne.
 
 
 
LISETTE
 
Je ne refuse pas de vous la prêter un moment, à condition que vous la prendrez pour
 
toujours.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Chère petite main rondelette et potelée, je vous prends sans marchander, je ne suis pas
 
en peine de l'honneur que vous me ferez, il n'y a que celui que je vous rendrai qui
 
m'inquiète
 
 
 
LISETTE
 
Vous m'en rendrez plus qu'il ne m'en faut.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Ah que nenni, vous ne savez pas cette arithmétique-là aussi bien que moi.
 
 
 
LISETTE
 
Je regarde pourtant votre amour comme un présent du ciel.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Le présent qu'il vous a fait ne le ruinera pas, il est bien mesquin.
 
 
 
LISETTE
 
Je ne le trouve que trop magnifique.
 
 
 
ARLEQUIN
 
C'est que vous ne le voyez pas au grand jour.
 
 
 
LISETTE
 
Vous ne sauriez croire combien votre modestie m'embarrasse.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Ne faites point dépense d'embarras, je serais bien effronté, si je n'étais modeste.
 
 
 
LISETTE
 
Enfin, Monsieur, faut-il vous dire que c'est moi que votre tendresse honore ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Ahi, ahi, je ne sais plus où me mettre.
 
 
 
LISETTE
 
Encore une fois, Monsieur, je me connais.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Hé, je me connais bien aussi, et je n'ai pas là une fameuse connaissance, ni vous non
 
plus, quand vous l'aurez faite ; mais, c'est là le diable que de me connaître, vous ne vous
 
attendez pas au fond du sac.
 
 
 
LISETTE, à part.
 
Tant d'abaissement n'est pas naturel ! (Haut.) D'où vient me dites-vous cela ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Et voilà où gît le lièvre.
 
 
 
LISETTE
 
Mais encore ? Vous m'inquiétez : est-ce que vous n'êtes pas ?...
 
 
 
ARLEQUIN
 
Ahi, ahi, vous m'ôtez ma couverture.
 
 
 
LISETTE
 
Sachons de quoi il s'agit ?
 
 
 
ARLEQUIN, à part.
 
Préparons un peu cette affaire-là... (Haut.) Madame, votre amour est-il d'une
 
constitution bien robuste, soutiendra-t-il bien la fatigue, que je vais lui donner, un
 
mauvais gîte lui fait-il peur ? Je vais le loger petitement.
 
 
 
LISETTE
 
Ah, tirez-moi d'inquiétude ! en un mot qui êtes-vous ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Je suis... n'avez-vous jamais vu de fausse monnaie ? savez-vous ce que c'est qu'un louis
 
d'or faux ? Eh bien, je ressemble assez à cela.
 
 
 
LISETTE
 
Achevez donc, quel est votre nom ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Mon nom ! (A part.) Lui dirai-je que je m'appelle Arlequin ? non ; cela rime trop avec
 
coquin.
 
 
 
LISETTE
 
Eh bien ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Ah dame, il y a un peu à tirer ici ! Haissez-vous la qualité de soldat ?
 
 
 
LISETTE
 
Qu'appelez-vous un soldat ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Oui, par exemple un soldat d'antichambre.
 
 
 
LISETTE
 
Un soldat d'antichambre ! Ce n'est donc point Dorante à qui je parle enfin ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
C'est lui qui est mon capitaine.
 
 
 
LISETTE
 
Faquin !
 
 
 
ARLEQUIN, à part.
 
Je n'ai pu éviter la rime.
 
 
 
LISETTE
 
Mais voyez ce magot ; tenez !
 
 
 
ARLEQUIN, à part.
 
La jolie culbute que je fais là !
 
 
 
LISETTE
 
Il y a une heure que je lui demande grâce, et que je m'épuise en humilités pour cet
 
animal-là !
 
 
 
ARLEQUIN
 
Hélas, Madame, si vous préfériez l'amour à la gloire, je vous ferais bien autant de profit
 
qu'un Monsieur.
 
 
 
LISETTE, riant.
 
Ah, ah, ah, je ne saurais pourtant m'empêcher d'en rire avec sa gloire ; et il n'y a plus
 
que ce parti-là à prendre... Va, va, ma gloire te pardonne, elle est de bonne composition.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Tout de bon, charitable Dame, ah, que mon amour vous promet de reconnaissance !
 
 
 
LISETTE
 
Touche là Arlequin ; je suis prise pour dupe : le soldat d'antichambre de Monsieur vaut
 
bien la coiffeuse de Madame.
 
 
 
ARLEQUIN
 
La coiffeuse de Madame !
 
 
 
LISETTE
 
C'est mon capitaine ou l'équivalent.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Masque !
 
 
 
LISETTE
 
Prends ta revanche.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Mais voyez cette margotte, avec qui, depuis une heure, j'entre en confusion de ma
 
misère !
 
 
 
LISETTE
 
Venons au fait ; m'aimes-tu ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Pardi oui, en changeant de nom, tu n'as pas changé de visage, et tu sais bien que nous
 
nous sommes promis fidélité en dépit de toutes les fautes d'orthographe.
 
 
 
LISETTE
 
Va, le mal n'est pas grand, consolons-nous ; ne faisons semblant de rien, et n'apprêtons
 
point à rire ; il y a apparence que ton maître est encore dans l'erreur à l'égard de ma
 
maîtresse, ne l'avertis de rien, laissons les choses comme elles sont : je crois que le
 
voici qui entre. Monsieur, je suis votre servante.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Et moi votre valet, Madame. (Riant.) Ha, ha, ha !
 
 
 
 
 
===SCÈNE 7 - DORANTE, ARLEQUIN===
 
 
 
 
 
DORANTE
 
Eh bien, tu quittes la fille d'Orgon, lui as-tu dit qui tu étais ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Pardi oui, la pauvre enfant, j'ai trouvé son coeur plus doux qu'un agneau, il n'a pas
 
soufflé. Quand je lui ai dit que je m'appelais Arlequin, et que j'avais un habit
 
d'ordonnance : Eh bien mon ami, m'a-t-elle dit, chacun a son nom dans la vie, chacun a
 
son habit, le vôtre ne vous coûte rien, cela ne laisse pas que d'être gracieux.
 
 
 
DORANTE
 
Quelle sotte histoire me contes-tu là ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Tant y a que je vais la demander en mariage.
 
 
 
DORANTE
 
Comment, elle consent à t'épouser ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
La voilà bien malade.
 
 
 
DORANTE
 
Tu m'en imposes, elle ne sait pas qui tu es.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Par la ventrebleu, voulez-vous gager que je l'épouse avec la casaque sur le corps, avec
 
une souguenille , si vous me fâchez ? Je veux bien que vous sachiez qu'un amour de ma
 
façon, n'est point sujet à la casse, que je n'ai pas besoin de votre friperie pour pousser
 
ma pointe, et que vous n'avez qu'à me rendre la mienne.
 
 
 
DORANTE
 
Tu es un fourbe, cela n'est pas concevable, et je vois bien qu'il faudra que j'avertisse
 
Monsieur Orgon.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Qui ? Notre père, ah, le bon homme, nous l'avons dans notre manche ; c'est le meilleur
 
humain, la meilleure pâte d'homme !... Vous m'en direz des nouvelles.
 
 
 
DORANTE
 
Quel extravagant ! As-tu vu Lisette ?
 
 
 
ARLEQUIN
 
Lisette ! Non ; peut-être a-t-elle passé devant mes yeux, mais un honnête homme ne
 
prend pas garde à une chambrière : je vous cède ma part de cette attention-là.
 
 
 
DORANTE
 
Va-t'en, la tête te tourne.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Vos petites manières sont un peu aisées, mais c'est la grande habitude qui fait cela.
 
Adieu, quand j'aurai épousé, nous vivrons but à but ; votre soubrette arrive. Bonjour,
 
Lisette, je vous recommande Bourguignon, c'est un garçon qui a quelque mérite.
 
 
 
 
 
SCÈNE 8 - DORANTE, SILVIA
 
 
 
 
 
DORANTE, à part.
 
Qu'elle est digne d'être aimée ! Pourquoi faut-il que Mario m'ait prévenu ?
 
 
 
SILVIA
 
Où étiez-vous donc Monsieur ? Depuis que j'ai quitté Mario je n'ai pu vous retrouver
 
pour vous rendre compte de ce que j'ai dit à Monsieur Orgon. Je ne me suis pourtant pas
 
éloigné ; mais de quoi s'agit-il ?
 
 
 
SILVIA, à part.
 
Quelle froideur! (Haut.) J'ai eu beau décrier votre valet et prendre sa conscience à
 
témoin de son peu de mérite, j'ai eu beau lui représenter qu'on pouvait du moins reculer
 
le mariage, il ne m'a pas seulement écoutée ; je vous avertis même qu'on parle
 
d'envoyer chez le notaire, et qu'il est temps de vous déclarer.
 
 
 
DORANTE
 
C'est mon intention ; je vais partir incognito, et je laisserai un billet qui instruira
 
Monsieur Orgon de tout.
 
 
 
SILVIA, à part.
 
Partir ! Ce n'est pas là mon compte.
 
 
 
DORANTE
 
N'approuvez-vous pas mon idée ?
 
 
 
SILVIA
 
Mais... pas trop.
 
 
 
DORANTE
 
Je ne vois pourtant rien de mieux dans la situation où je suis, à moins que de parler
 
moi-même, et je ne saurais m'y résoudre ; j'ai d'ailleurs d'autres raisons qui veulent que
 
je me retire : je n'ai plus que faire ici.
 
 
 
SILVIA
 
Comme je ne sais pas vos raisons, je ne puis ni les approuver, ni les combattre ; et ce
 
n'est pas à moi à vous les demander.
 
 
 
DORANTE
 
Il vous est aisé de les soupçonner, Lisette.
 
 
 
SILVIA
 
Mais je pense, par exemple, que vous avez du dégoût pour la fille de Monsieur Orgon.
 
 
 
DORANTE
 
Ne voyez-vous que cela ?
 
 
 
SILVIA
 
Il y a bien encore certaines choses que je pourrais supposer ; mais je ne suis pas folle, et je
 
n'ai pas la vanité de m'y arrêter.
 
 
 
DORANTE
 
Ni le courage d'en parler ; car vous n'auriez rien d'obligeant à me dire : adieu Lisette.
 
 
 
SILVIA
 
Prenez garde, je crois que vous ne m'entendez pas, je suis obligée de vous le dire.
 
 
 
DORANTE
 
À merveille ! Et l'explication ne me serait pas favorable, gardez-moi le secret jusqu'à
 
mon départ.
 
 
 
SILVIA
 
Quoi, sérieusement, vous partez ?
 
 
 
DORANTE
 
Vous avez bien peur que je ne change d'avis
 
 
 
SILVIA
 
Que vous êtes aimable d'être si bien au fait !
 
 
 
DORANTE
 
Cela est bien naïf. Adieu. (Il s'en va.)
 
 
 
SILVIA, à part.
 
S'il part, je ne l'aime plus, je ne l'épouserai jamais... (Elle le regarde aller.) Il s'arrête
 
pourtant, il rêve, il regarde si je tourne la tête, je ne saurais le rappeler moi... Il serait
 
pourtant singulier qu'il partît après tout ce que j'ai fait ? ... Ah, voilà qui est fini, il s'en
 
va,
 
je n'ai pas tant de pouvoir sur lui que je le croyais : mon frère est un maladroit, il s'y est
 
mal pris, les gens indifférents gâtent tout. Ne suis-je pas bien avancée ? Quel
 
dénouement !... Dorante reparaît pourtant ; il me semble qu'il revient, je me dédis donc
 
je l'aime encore... Feignons de sortir, afin qu'il m'arrête : il faut bien que notre
 
réconciliation lui coûte quelque chose.
 
 
 
DORANTE, l'arrêtant.
 
Restez, je vous prie, j'ai encore quelque chose à vous dire.
 
 
 
SILVIA
 
A moi, Monsieur ?
 
 
 
DORANTE
 
J'ai de la peine à partir sans vous avoir convaincue que je n'ai pas tort de le faire.
 
 
 
SILVIA
 
Eh, Monsieur, de quelle conséquence est-il de vous justifier auprès de moi ? Ce n'est
 
pas la peine, je ne suis qu'une suivante, et vous me le faites bien sentir.
 
 
 
DORANTE
 
Moi, Lisette! est-ce à vous à vous plaindre ? Vous qui me voyez prendre mon parti sans
 
me rien dire.
 
 
 
SILVIA
 
Hum, si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus.
 
 
 
DORANTE
 
Répondez donc, je ne demande pas mieux que de me tromper. Mais que dis-je ! Mario
 
vous aime.
 
 
 
SILVIA
 
Cela est vrai.
 
 
 
DORANTE
 
Vous êtes sensible à son amour, je l'ai vu par l'extrême envie que vous aviez tantôt que
 
je m'en allasse, ainsi, vous ne sauriez m'aimer.
 
 
 
SILVIA
 
Je suis sensible à son amour, qui est-ce qui vous l'a dit ? Je ne saurais vous aimer, qu'en
 
savez-vous ? Vous décidez bien vite.
 
 
 
DORANTE
 
Eh bien, Lisette, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, instruisez-moi de ce
 
qui en est, je vous en conjure.
 
 
 
SILVIA
 
Instruire un homme qui part !
 
 
 
DORANTE
 
Je ne partirai point
 
 
 
SILVIA
 
Laissez-moi, tenez, si vous m'aimez, ne m'interrogez point ; vous ne craignez que mon
 
indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes
 
sentiments ?
 
 
 
DORANTE
 
Ce qu'ils m'importent, Lisette ? Peux-tu douter encore que je ne t'adore ?
 
 
 
SILVIA
 
Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m'en persuadez-
 
vous, que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là Monsieur ? Je vais vous parler à
 
coeur ouvert, vous m'aimez, mais votre amour n'est pas une chose bien sérieuse pour
 
vous, que de ressources n'avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu'il y a de
 
vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l'envie qu'on aura de
 
vous rendre sensible, les amusements d'un homme de votre condition, tout va vous ôter
 
cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement, vous en rirez peut-être au sortir
 
d'ici, et vous aurez raison ; mais moi, Monsieur, si je m'en ressouviens, comme j'en ai
 
peur, s'il m'a frappée, quel secours aurai-je contre l'impression qu'il m'aura faite ? Qui
 
est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon coeur mette à
 
votre place ? Savez-vous bien que si je vous aimais, tout ce qu'il y a de plus grand dans
 
le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l'état où je resterais, ayez la générosité
 
de me cacher votre amour : moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire
 
que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes, l'aveu de mes sentiments pourrait
 
exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.
 
 
 
DORANTE
 
Ah, ma chère Lisette, que viens-je d'entendre ! Tes paroles ont un feu qui me pénètre, je
 
t'adore, je te respecte, il n'est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant
 
une âme comme la tienne ; j'aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon
 
coeur et ma main t'appartiennent.
 
 
 
SILVIA
 
En vérité ne mériteriez-vous pas que je les prisse, ne faut-il pas être bien généreuse
 
pour vous dissimuler le plaisir qu'ils me font, et croyez-vous que cela puisse durer ?
 
 
 
DORANTE
 
Vous m'aimez donc ?
 
 
 
SILVIA
 
Non, non ; mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous.
 
 
 
DORANTE
 
Vos menaces ne me font point de peur.
 
 
 
SILVIA
 
Et Mario, vous n'y songez donc plus ?
 
 
 
DORANTE
 
Non, Lisette ; Mario ne m'alarme plus, vous ne l'aimez point, vous ne pouvez plus me
 
tromper, vous avez le coeur vrai, vous êtes sensible à ma tendresse, je ne saurais en
 
douter au transport qui m'a pris, j'en suis sûr, et vous ne sauriez plus m'ôter cette
 
certitude-là.
 
 
 
SILVIA
 
Oh, je n'y tâcherai point gardez-la, nous verrons ce que vous en ferez.
 
 
 
DORANTE
 
Ne consentez-vous pas d'être à moi ?
 
 
 
SILVIA
 
Quoi, vous m'épouserez malgré ce que vous êtes, malgré la colère d'un père, malgré
 
votre fortune ?
 
 
 
DORANTE
 
Mon père me pardonnera dès qu'il vous aura vue, ma fortune nous suffit à tous deux, et le
 
mérite vaut bien la naissance : ne disputons point, car je ne changerai jamais.
 
 
 
SILVIA
 
Il ne changera jamais ! Savez-vous bien que vous me charmez, Dorante ?
 
 
 
DORANTE
 
Ne gênez donc plus votre tendresse, et laissez-la répondre...
 
 
 
SILVIA
 
Enfin, j'en suis venue à bout ; vous, vous ne changerez jamais ?
 
 
 
DORANTE
 
Non, ma chère Lisette.
 
 
 
SILVIA
 
Que d'amour !
 
 
 
 
 
===SCÈNE DERNIÈRE - MONSIEUR ORGON, SILVIA, DORANTE, LISETTE, ARLEQUIN, MARIO===
 
 
 
 
 
SILVIA
 
Ah, mon père vous avez voulu que je fusse à Dorante, venez voir votre fille vous obéir
 
avec plus de joie qu'on n'en eut jamais.
 
 
 
DORANTE
 
Qu'entends-je ! Vous son père, Monsieur ?
 
 
 
SILVIA
 
Oui, Dorante, la même idée de nous connaître nous est venue à tous deux, après cela, je
 
n'ai plus rien à vous dire, vous m'aimez, je n'en saurais douter, mais à votre tour, jugez
 
de mes sentiments pour vous, jugez du cas que j'ai fait de votre coeur par la délicatesse
 
avec laquelle j'ai tâché de l'acquérir.
 
 
 
MONSIEUR ORGON
 
Connaissez-vous cette lettre-là ? Voilà par où j'ai appris votre déguisement, qu'elle n'a
 
pourtant su que par vous.
 
 
 
DORANTE
 
Je ne saurais vous exprimer mon bonheur, Madame ; mais ce qui m'enchante le plus, ce
 
sont les preuves que je vous ai données de ma tendresse.
 
 
 
MARIO
 
Dorante me pardonne-t-il la colère où j'ai mis Bourguignon ?
 
 
 
DORANTE
 
Il ne vous la pardonne pas, il vous en remercie.
 
 
 
ARLEQUIN
 
De la joie, Madame ! Vous avez perdu votre rang, mais vous n'êtes point à plaindre,
 
puisque Arlequin vous reste.
 
 
 
LISETTE
 
Belle consolation ! Il n'y a que toi qui gagnes à cela.
 
 
 
ARLEQUIN
 
Je n'y perds pas ; avant notre connaissance, votre dot valait mieux que vous, à présent
 
vous valez mieux que votre dot. Allons saute Marquis !