« Voyage autour de ma chambre » : différence entre les versions
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Est-il en effet d’être assez malheureux, assez abandonné, pour n’avoir pas de réduit où il puisse se retirer et se cacher à tout le monde ? Voilà tous les apprêts du voyage.
Je suis sûr que tout homme sensé adoptera mon système, de quelque caractère qu’il puisse être, et quel que soit son tempérament ; qu’il soit avare ou prodigue, riche ou pauvre, jeune ou vieux, né sous la zone torride ou près du pôle, il peut voyager comme moi ; enfin, dans l’immense famille des hommes qui fourmillent sur la surface de la terre, il n’en est pas un seul,
===Chapitre II===
Je pourrais commencer l’éloge de mon voyage par dire qu’il ne m’a rien coûté ; cet article mérite attention. Le voilà d’abord prôné, fêté par les gens d’une fortune médiocre ; il est une autre classe d’hommes auprès de laquelle il est encore plus sûr d’un heureux succès, par cette même raison qu’il ne coûte rien.
===Chapitre III===
Il y a tant de personnes curieuses dans le monde !
Et cependant, lecteur raisonnable, voyez combien ces hommes avaient tort, et saisissez bien, si vous le pouvez, la logique que je vais vous exposer.
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Est-il rien de plus naturel et de plus juste que de se couper la gorge avec quelqu’un qui vous marche sur le pied par inadvertance, ou bien qui laisse échapper quelque terme piquant dans un moment de dépit, dont votre imprudence est la cause, ou bien enfin qui a le malheur de plaire à votre maîtresse ?
On va dans un pré, et là, comme Nicole faisait avec le Bourgeois Gentilhomme, on essaye de tirer quarte lorsqu’il pare tierce ; et, pour que la vengeance soit sûre et complète, on lui présente sa poitrine découverte, et on court risque de se faire tuer par son ennemi pour se venger de lui.
===Chapitre IV===
Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode.
===Chapitre V===
Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective. Il est situé de la manière la plus heureuse : les premiers rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux.
J’avoue que j’aime à jouir de ces doux instants, et que je prolonge toujours, autant qu’il est possible, le plaisir que je trouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit. Est-il un théâtre qui prête plus à l’imagination, qui réveille de plus tendres idées, que le meuble où je m’oublie quelquefois ?
Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables.
===Chapitre VI===
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Ce chapitre n’est absolument que pour les métaphysiciens. Il va jeter le plus grand jour sur la nature de l’homme ; c’est le prisme avec lequel on pourra analyser et décomposer les facultés de l’homme, en séparant la puissance animale des rayons purs de l’intelligence.
Il me serait impossible d’expliquer comment et pourquoi je me brûlai les doigts aux premiers pas que je fis en commençant mon voyage, sans expliquer, dans le plus grand détail, au lecteur, mon système de l’âme et de la bête.
Je me suis aperçu, par diverses observations, que l’homme est composé d’une âme et d’une bête.
Je tiens d’un vieux professeur (c’est du plus loin qu’il me souvienne) que Platon appelait la matière l’autre. C’est fort bien ; mais j’aimerais mieux donner ce nom par excellence à la bête qui est jointe à notre âme. C’est réellement cette substance qui est l’autre, et qui nous lutine d’une manière si étrange. On s’aperçoit bien en gros que l’homme est double, mais c’est, dit-on, parce qu’il est composé d’une âme et d’un corps ; et l’on accuse ce corps de je ne sais combien de choses, mais bien mal à propos assurément, puisqu’il est aussi incapable de sentir que de penser. C’est à la, bête qu’il faut s’en prendre, à cet être sensible, parfaitement distinct de l’âme, véritable individu, qui a son existence séparée, ses goûts, ses inclinations, sa volonté, et qui n’est au-dessus des autres animaux que parce qu’il est mieux élevé et pourvu d’organes plus parfaits.
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Messieurs et mesdames, soyez fiers de votre intelligence tant qu’il vous plaira ; mais défiez-vous beaucoup de l’autre surtout quand vous êtes ensemble !
J’ai fait je ne sais combien d’expériences sur l’union de ces deux créatures hétérogènes. Par exemple, j’ai reconnu clairement que l’âme peut se faire obéir par la bête, et que, par un fâcheux retour, celle-ci oblige très souvent l’âme d’agir contre son gré. Dans les règles, l’une a le pouvoir législatif, et l’autre le pouvoir exécutif ; mais ces deux pouvoirs se contrarient souvent.
Mais il faut éclaircir ceci par un exemple.
Lorsque vous lisez un livre, monsieur, et qu’une idée plus agréable entre tout à coup dans votre imagination, votre âme s’y attache tout de suite et oublie le livre, tandis que vos yeux suivent machinalement les mots et les lignes ; vous achevez la page sans la comprendre et sans vous souvenir de ce que vous avez lu.
===Chapitre VII===
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Un jour de l’été passé, je m’acheminai pour aller à la cour. J’avais peint toute la matinée, et mon âme, se plaisant à méditer sur la peinture, laissa le soin à la bête de me transporter au palais du roi.
Que la peinture est un art sublime ! pensait mon âme ; heureux celui que le spectacle de la nature a touché, qui n’est pas obligé de faire des tableaux pour vivre, qui ne peint pas uniquement par passe-temps, mais qui, frappé de la majesté d’une belle physionomie et des jeux admirables de la lumière qui se fond en mille teintes sur le visage humain, tâche d’approcher dans ses ouvrages des effets sublimes de la nature ! Heureux encore le peintre que l’amour du paysage entraîne dans des promenades solitaires, qui sait exprimer sur la toile le sentiment de tristesse que lui inspire un bois sombre ou une campagne déserte ! Ses productions imitent et reproduisent la nature ; il crée des mers nouvelles et de noires cavernes inconnues au soleil : à son ordre, de verts bocages sortent du néant, l’azur du ciel se réfléchit dans ses tableaux ; il connaît l’art de troubler les airs et de faire mugir les tempêtes. D’autres fois il offre à l’œil du spectateur enchanté les campagnes délicieuses de l’antique Sicile : on voit des nymphes éperdues fuyant, à travers les roseaux, la poursuite d’un satyre ; des temples d’une architecture majestueuse élèvent leur front superbe par-dessus la forêt sacrée qui les entoure ; l’imagination se perd dans les routes silencieuses de ce pays idéal ; des lointains bleuâtres se confondent avec le ciel, et le paysage entier, se répétant dans les eaux d’un fleuve tranquille, forme un spectacle qu’aucune langue ne peut décrire.
Je laisse à penser au lecteur ce qui serait arrivé si elle était entrée toute seule chez une aussi belle dame.
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===Chapitre VIII===
S’il est utile et agréable d’avoir une âme dégagée de la matière au point de la faire voyager toute seule lorsqu’on le juge à propos, cette faculté a aussi ses inconvénients. C’est à elle, par exemple, que je dois la brûlure dont j’ai parlé dans les chapitres précédents.
J’avais couché mes pincettes sur la braise pour faire griller mon pain ; et, quelque temps après, tandis que mon âme voyageait, voilà qu’une souche enflammée roule sur le foyer :
===Chapitre IX===
J’espère avoir suffisamment développé mes idées dans les chapitres précédents pour donner à penser au lecteur, et pour le mettre à même de faire des découvertes dans cette brillante carrière ; il ne pourra qu’être satisfait de lui, s’il parvient un jour à savoir faire voyager son âme toute seule ; les plaisirs que cette faculté lui procurera balanceront du reste les quiproquo qui pourront en résulter. Est-il une jouissance plus flatteuse que celle d’étendre ainsi son existence, d’occuper à la fois la terre et les cieux, et de doubler, pour ainsi dire, son être ?
Eh ! que ne laisse-t-il à l’autre ces misérables soins, cette ambition qui le tourmente ?
===Chapitre X===
Qu’on n’aille pas croire qu’au lieu de tenir ma parole en donnant la description de mon voyage autour de ma chambre, je bats la campagne pour me tirer d’affaire : on se tromperait fort, car mon voyage continue réellement ; et pendant que mon âme, se repliant sur elle-même, parcourait dans le chapitre précédent les détours tortueux de la métaphysique,
C’est ce qui m’arriva tandis que je nettoyais le portrait.
À mesure que le linge enlevait la poussière et faisait paraître les boucles de cheveux blonds et la guirlande de roses dont ils sont couronnés, mon âme, depuis le soleil où elle s’était transportée, sentit un léger frémissement de cœur et partagea sympathiquement la jouissance de mon cœur. Cette jouissance devint moins confuse et plus vive lorsque le linge, d’un seul coup, découvrit le front éclatant de cette charmante physionomie ; mon âme fut sur le point de quitter les cieux pour jouir du spectacle. Mais se fût-elle trouvée dans les Champs-Elysées, eût-elle assisté à un concert de chérubins, elle n’y serait pas demeurée une demi-seconde, lorsque sa compagne, prenant toujours plus d’intérêt à son ouvrage, s’avisa de saisir une éponge mouillée qu’on lui présentait et de la passer tout à coup sur les sourcils et les yeux,
===Chapitre XI===
Il ne faut pas anticiper sur les événements ; l’empressement de communiquer au lecteur mon système de l’âme et de la bête m’a fait abandonner la description de mon lit plus tôt que je ne devais ; lorsque je l’aurai terminée, je reprendrai mon voyage à l’endroit où je l’ai interrompu dans le chapitre précédent.
Un jour nous montions avec peine le long d’un sentier rapide : l’aimable Rosalie était en avant ; son agilité lui donnait des ailes : nous ne pouvions la suivre.
Je n’irai pas plus avant aujourd’hui. Quel sujet pourrais-je traiter qui ne fût insipide ? Quelle idée n’est pas effacée par cette idée ?
Sans cette précaution, c’en est fait de mon voyage.
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Je l’entends marcher légèrement et tripoter dans ma chambre avec discrétion, et ce bruit me donne l’agrément de me sentir sommeiller : plaisir délicat et inconnu de bien des gens.
On est assez éveillé pour s’apercevoir qu’on ne l’est pas tout à fait et pour calculer confusément que l’heure des affaires et des ennuis est encore dans le sablier du temps. Insensiblement mon homme devient plus bruyant ; il est si difficile de se contraindre ! d’ailleurs il sait que l’heure fatale approche.
Enfin, lorsque j’ai épuisé toutes mes ressources, il s’avance au milieu de la chambre, et se plante là, les bras croisés, dans la plus parfaite immobilité.
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Si le lecteur réfléchit sur la conduite de mon domestique, il pourra se convaincre que, dans certaines affaires délicates, du genre de celle-ci, la simplicité et le bon sens valent infiniment mieux que l’esprit le plus adroit. J’ose assurer que le discours le plus étudié sur les inconvénients de la parole ne me déciderait pas à sortir aussi promptement de mon lit que le reproche muet de M. Joannetti.
C’est un parfait honnête homme que M. Joannetti, et en même temps celui de tous les hommes qui convenait le plus à un voyageur comme moi. Il est accoutumé aux fréquents voyages de mon âme, et ne rit jamais des inconséquences de l’autre ; il la dirige même quelquefois lorsqu’elle est conduite par deux âmes ; lorsqu’elle s’habille, par exemple, il m’avertit par un signe qu’elle est sur le point de mettre ses bas à l’envers ou son habit avant sa veste.
Un jour (l’avouerai-je ?) sans ce fidèle domestique qui la rattrapa au bas de l’escalier, l’étourdie s’acheminait vers la cour sans épée, aussi hardiment que le grand maître des cérémonies portant l’auguste baguette.
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===Chapitre XV===
« Tiens, Joannetti, lui dis-je, raccroche ce portrait. » Il m’avait aidé à le nettoyer, et ne se doutait non plus de tout ce qui a produit le chapitre du portrait que de ce qui se passe dans la lune. C’était lui qui de son propre mouvement m’avait présenté l’éponge mouillée, et qui, par cette démarche, en apparence indifférente, avait fait parcourir à mon âme cent millions de lieues en un instant. Au lieu de le remettre à sa place, il le tenait pour l’essuyer à son tour.
Voilà une ressemblance morale entre certains portraits et leur modèle, qu’aucun philosophe, aucun peintre, aucun observateur n’avait encore aperçue.
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Joannetti était toujours dans la même attitude en attendant l’explication qu’il m’avait demandée. Je sortis la tête des plis de mon habit de voyage, où je l’avais enfoncée pour méditer à mon aise et pour me remettre des tristes réflexions que je venais de faire. « Ne vois-tu pas, Joannetti, lui dis-je après un moment de silence, et tournant mon fauteuil de son côté, ne vois-tu pas qu’un tableau étant une surface plane, les rayons de lumière qui partent de chaque point de cette surface… ? » Joannetti, à cette explication, ouvrit tellement les yeux, qu’il en laissait voir la prunelle tout entière ; il avait en outre la bouche entr’ouverte : ces deux mouvements dans la figure humaine annoncent, selon le fameux Le Brun, la dernière période de l’étonnement. C’était ma bête, sans doute, qui avait entrepris une semblable dissertation ; mon âme savait du reste que Joannetti ignore complètement ce que c’est qu’une surface plane, et encore plus ce que sont des rayons de lumière : la prodigieuse dilatation de ses paupières m’ayant fait rentrer en moi-même, je me remis la tête dans le collet de mon habit de voyage, et je l’y enfonçai tellement que je parvins à la cacher presque tout entière.
Je résolus de dîner en cet endroit : la matinée était fort avancée, et un pas de plus dans ma chambre aurait porté mon dîner à la nuit. Je me glissai jusqu’au bord de mon fauteuil, et, mettant les deux pieds sur la cheminée, j’attendis patiemment le repas.
Rosine, ma chienne fidèle, ne manque jamais de venir alors tirailler les basques de mon habit de voyage, pour que je la prenne sur moi ; elle y trouve un lit tout arrangé et fort commode, au sommet de l’angle que forment les deux parties de mon corps : un V consonne représente à merveille ma situation. Rosine s’élance sur moi, si je ne la prends pas assez tôt à son gré. Je la trouve souvent là sans savoir comment elle y est venue. Mes mains s’arrangent d’elles-mêmes de la manière la plus favorable à son bien-être, soit qu’il y ait une sympathie entre cette aimable bête et la mienne, soit que le hasard seul en décide ;
Il y a une telle réalité dans les rapports qui existent entre ces deux animaux, que lorsque je mets les deux pieds sur la cheminée, par pure distraction, lorsque l’heure du dîner est encore éloignée, et que je ne pense nullement à prendre l’étape, toutefois, Rosine, présente à ce mouvement, trahit le plaisir qu’elle éprouve en remuant légèrement la queue ; la discrétion la retient à sa place, et l’autre, qui s’en aperçoit, lui en sait gré : quoique incapables de raisonner sur la cause qui le produit, il s’établit ainsi entre elles un dialogue muet, un rapport de sensation très agréable, et qui ne saurait absolument être attribué au hasard.
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Le soir, lorsqu’elle a été grondée, elle se retire tristement et sans murmurer : le lendemain, à la pointe du jour, elle est auprès de mon lit, dans une attitude respectueuse ; et, au moindre mouvement de son maître, au moindre signe de réveil, elle annonce sa présence par les battements précipités de sa queue sur ma table de nuit.
Et pourquoi refuserais-je mon affection à cet être caressant qui n’a jamais cessé de m’aimer depuis l’époque où nous avons commencé de vivre ensemble ? Ma mémoire ne suffirait pas à faire l’énumération des personnes qui se sont intéressées à moi et qui m’ont oublié. J’ai eu quelques amis, plusieurs maîtresses, une foule de liaisons, encore plus de connaissances ;
Que de protestations, que d’offres de services ! Je pouvais compter sur leur fortune, sur une amitié éternelle et sans réserve !
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Lorsqu’il me vit enfoncer tout à coup la tête dans ma robe de chambre, et finir ainsi mon explication, il ne douta pas un instant que je ne fusse resté court faute de bonnes raisons et de m’avoir par conséquent, terrassé par la difficulté qu’il m’avait proposée.
Malgré la supériorité qu’il en acquérait sur moi, il ne sentit pas le moindre mouvement d’orgueil, et ne chercha point à profiter de son avantage.
===Chapitre XIX===
« Morbleu : lui dis-je un jour, c’est pour la troisième fois que je vous ordonne de m’acheter une brosse ! Quelle tête ! quel animal ! » Il ne répondit pas un mot : il n’avait rien répondu la veille à une pareille incartade. « Il est si exact ! » disais-je ; je n’y concevais rien. « Allez chercher un linge pour nettoyer mes souliers », lui dis-je en colère. Pendant qu’il allait, je me repentais de l’avoir ainsi brusqué. Mon courroux passa tout à fait lorsque je vis le soin avec lequel il tâchait d’ôter la poussière de mes souliers sans toucher à mes bas : j’appuyai ma main sur lui en signe de réconciliation. « Quoi ! dis-je alors en moi-même, il y a donc des hommes qui décrottent les souliers des autres pour de l’argent ? » Ce mot d’argent fut un trait de lumière qui vint m’éclairer. Je me ressouvins tout à coup qu’il y avait longtemps que je n’en avais point donné à mon domestique. « Joannetti, lui dis-je en retirant mon pied, avez-vous de l’argent ? » Un demi-sourire de justification parut sur ses lèvres à cette demande. « Non, monsieur ; il y a huit jours que je n’ai plus un sou ; j’ai dépensé tout ce qui m’appartenait pour vos petites emplettes.
Que le ciel le bénisse ! Philosophes ! chrétiens ! avez-vous lu ?
« Tiens, Joannetti, tiens, lui dis-je, cours acheter la brosse.
===Chapitre XX===
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Les murs de ma chambre sont garnis d’estampes et de tableaux qui l’embellissent singulièrement. Je voudrais de tout mon cœur les faire examiner au lecteur les uns après les autres, pour l’amuser et le distraire le long du chemin que nous devons encore parcourir pour arriver à mon bureau ; mais il est aussi impossible d’expliquer clairement un tableau que de faire un portrait ressemblant d’après une description.
Quelle émotion n’éprouverait-il pas, par exemple, en contemplant la première estampe qui se présente aux regards !
===Chapitre XXI===
J’en avais un : la mort me l’a ôté ; elle l’a saisi au commencement de sa carrière, au moment où son amitié était devenue un besoin pressant pour mon cœur.
Mais l’aube matinale commence à blanchir le ciel ; les noires idées qui m’agitaient s’évanouissent avec la nuit, et l’espérance renaît dans mon cœur.
Non, mon ami n’est point entré dans le néant ; quelle que soit la barrière qui nous sépare, je le reverrai.
===Chapitre XXII===
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Depuis longtemps le chapitre que je viens d’écrire se présentait à ma plume, et je l’avais toujours rejeté. Je m’étais promis de ne laisser voir dans ce livre que la face riante de mon âme ; mais ce projet m’a échappé comme tant d’autres : j’espère que le lecteur sensible me pardonnera de lui avoir demandé quelques larmes ; et si quelqu’un trouve qu’à la vérité j’aurais pu retrancher ce triste chapitre, il peut le déchirer dans son exemplaire, ou même jeter le livre au feu.
Il me suffit que tu le trouves selon ton cœur, ma chère Jenny, toi, la meilleure et la plus aimée des femmes :
===Chapitre XXIII===
Je ne dirai qu’un mot de l’estampe suivante : C’est la famille du malheureux Ugolin expirant de faim : autour de lui, un de ses fils est étendu sans mouvement à ses pieds ; les autres lui tendent leurs bras affaiblis et lui demandent du pain, tandis que le malheureux père, appuyé contre une colonne de la prison, l’œil fixe et hagard, le visage immobile,
Brave chevalier d’Assas, te voilà expirant sous cent baïonnettes, par un effort de courage, par un héroïsme qu’on ne connaît plus de nos jours !
Et toi, qui pleures sous ces palmiers, malheureuse négresse ! toi qu’un barbare, qui sans doute n’était pas Anglais, a trahie et délaissée ;
Arrêtons-nous un instant devant cet autre tableau : c’est une jeune bergère qui garde toute seule un troupeau sur le sommet des Alpes : elle est assise sur un vieux tronc de sapin renversé et blanchi par les hivers ; ses pieds sont recouverts par de larges feuilles d’une touffe de cacalia, dont la fleur lilas s’élève au-dessus de sa tête. La lavande, le thym, l’anémone, la centaurée, des fleurs de toute espèce, qu’on cultive avec peine dans nos serres et nos jardins, et qui naissent sur les Alpes dans toute leur beauté primitive, forment le tapis brillant sur lequel errent ses brebis.
===Chapitre XXIV===
Je ne sais comment cela m’arrive ; depuis quelque temps mes chapitres finissent toujours sur un ton sinistre. En vain je fixe en les commençant mes regards sur quelque objet agréable,
Et cette dissertation sera sur la peinture ; car de disserter sur tout autre objet il n’y a point moyen. Je ne puis descendre tout à fait du point où j’étais monté tout à l’heure : d’ailleurs c’est le dada de mon oncle Tobie.
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On dit en faveur du peintre qu’il laisse quelque chose après lui ; ses tableaux lui survivent et éternisent sa mémoire.
On répond que les compositeurs en musique laissent aussi des opéras et des concerts ;
Les tableaux de Raphaël enchanteront notre postérité comme ils ont ravi nos ancêtres.
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===Chapitre XXV===
« Mais que m’importe à moi, me dit un jour Mme de Hautcastel, que la musique de Cherubini ou de Cimarosa diffère de celle de leurs prédécesseurs ?
Je ne sais pas trop, dans ce moment, ce qu’on pourrait répondre à cette observation, à laquelle je ne m’attendais pas en commençant ce chapitre.
Si je l’avais prévue, peut-être je n’aurais pas entrepris cette dissertation. Et qu’on ne prenne point ceci pour un tour de musicien.
Mais, en supposant le mérite de l’art égal de part et d’autre, il ne faudrait pas se presser de conclure du mérite de l’art au mérite de l’artiste.
On peut élever la bête humaine à toucher du clavecin ; et lorsqu’elle est élevée par un bon maître, l’âme peut voyager tout à son aise, tandis que les doigts vont machinalement tirer des sons dont elle ne se mêle nullement.
Si cependant quelqu’un s’avisait de distinguer entre la musique de composition et celle d’exécution, j’avoue qu’il m’embarrasserait un peu. Hélas ! si tous les faiseurs de dissertations étaient de bonne foi, c’est ainsi qu’elles finiraient toutes. En commençant l’examen d’une question, on prend ordinairement le ton dogmatique, parce qu’on est décidé en secret, comme je l’étais réellement pour la peinture, malgré mon hypocrite impartialité ; mais la discussion réveille l’objection,
===Chapitre XXVI===
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Maintenant que je suis plus tranquille, je vais tâcher de parler sans émotion des deux portraits qui suivent le tableau de la Bergère des Alpes.
Raphaël ! ton portrait ne pouvait être peint que par toi-même. Quel autre eût osé l’entreprendre ?
Pour complaire à ton ombre, j’ai placé auprès de toi le portrait de ta maîtresse, à qui tous les hommes de tous les siècles demanderont éternellement compte des ouvrages sublimes dont ta mort prématurée a privé les arts.
Lorsque j’examine le portrait de Raphaël, je me sens pénétré d’un respect presque religieux pour ce grand homme qui, à la fleur de l’âge, avait surpassé toute l’antiquité, dont les tableaux font l’admiration et le désespoir des artistes modernes.
Malheureuse ! ne savais-tu donc pas que Raphaël avait annoncé un tableau supérieur à celui de la Transfiguration ?
Tandis que mon âme fait ces observations, sa compagne, en fixant un œil attentif sur la figure ravissante de cette funeste beauté, se sent toute prête à lui pardonner la mort de Raphaël.
En vain mon âme lui reproche son extravagante faiblesse, elle n’est point écoutée.
===Chapitre XXVII===
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Je passerai sous silence le plaisir qu’éprouve le physicien méditant sur les étranges phénomènes de la lumière qui représente tous les objets de la nature sur cette surface polie. Le miroir présente au voyageur sédentaire mille réflexions intéressantes, mille observations qui le rendent un objet utile et précieux.
Vous que l’amour a tenu ou tient encore sous son empire, apprenez que c’est devant un miroir qu’il aiguise ses traits et médite ses cruautés ; c’est là qu’il répète ses manœuvres, qu’il étudie ses mouvements, qu’il se prépare d’avance à la guerre qu’il veut déclarer ; c’est là qu’il s’exerce aux doux regards, aux petites mines, aux bouderies savantes, comme un acteur s’exerce en face de lui-même avant de se présenter en public. Toujours impartial et vrai, un miroir renvoie aux yeux du spectateur les roses de la jeunesse et les rides de l’âge sans calomnier et sans flatter personne.
Cet avantage m’avait fait désirer l’invention d’un miroir moral où tous les hommes pourraient se voir avec leurs vices et leurs vertus. Je songeais même à proposer un prix à quelque académie pour cette découverte, lorsque de mûres réflexions m’en ont prouvé l’inutilité.
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Et de tous les prismes qui ont existé, depuis le premier qui sortit des mains de l’immortel Newton, aucun n’a possédé une force de réfraction aussi puissante et ne produit de couleurs aussi agréables et aussi vives que le prisme de l’amour-propre.
Or, puisque les miroirs communs annoncent en vain la vérité, et que chacun est content de sa figure ; puisqu’ils ne peuvent faire connaître aux hommes leurs imperfections physiques, à quoi servirait un miroir moral ? Peu de monde y jetterait les yeux, et personne ne s’y reconnaîtrait,
En prenant le miroir pour ce qu’il est, j’espère que personne ne me blâmera de l’avoir placé au-dessus de tous les tableaux de l’École d’Italie. Les dames, dont le goût ne saurait être faux, et dont la décision doit tout régler, jettent ordinairement leur premier coup d’œil sur ce tableau lorsqu’elles entrent dans un appartement.
J’ai vu mille fois des dames et même des damoiseaux, oublier au bal leurs amants ou leurs maîtresses, la danse et tous les plaisirs de la fête, pour contempler avec une complaisance marquée ce tableau enchanteur,
Qui pourrait donc lui disputer le rang que je lui accorde parmi les chefs-d’œuvre de l’art d’Apelles ?
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===Chapitre XXVIII===
J’étais enfin arrivé tout près de mon bureau ; déjà même, en allongeant le bras, j’aurais pu en toucher l’angle le plus voisin de moi, lorsque je me vis au moment de voir détruire le fruit de tous mes travaux, et de perdre la vie.
Ce fut encore un mauvais tour de ma moitié.
Voici, je l’avoue, une des occasions où j’ai eu le plus à me plaindre de mon âme ; car, au lieu d’être fâchée de l’absence qu’elle venait de faire, et de tancer sa compagne sur sa précipitation, elle s’oublia au point de partager le ressentiment le plus animal, et de maltraiter de paroles ce pauvre innocent. Fainéant, allez travailler lui dit-elle (apostrophe exécrable, inventée par l’avare et cruelle richesse !) « Monsieur, dit-il alors, pour m’attendrir, je suis de Chambéry…
Rosine acheva de me ramener au bons sens et au repentir : elle avait reconnu Jacques, qui avait souvent partagé son pain avec elle, et lui témoignait, par ses caresses, son souvenir et sa reconnaissance.
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Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu’on me soupçonnât d’avoir entrepris ce voyage uniquement pour ne savoir que faire, et forcé, en quelque manière, par les circonstances : j’assure ici, et jure par tout ce qui m’est cher, que j’avais le dessein de l’entreprendre longtemps avant l’événement qui m’a fait perdre ma liberté pendant quarante-deux jours. Cette retraite forcée ne fut qu’une occasion de me mettre en route plus tôt.
Je sais que la protestation gratuite que je fais ici paraîtra suspecte à certaines personnes ;
Je conviens cependant que j’aurais préféré m’occuper de ce voyage dans un autre temps, et que j’aurais choisi, pour l’exécuter, le carême plutôt que le carnaval : toutefois, des réflexions philosophiques, qui me sont venues du ciel, m’ont beaucoup aidé à supporter la privation des plaisirs que Turin présente en foule dans ces moments de bruit et d’agitation.
Et pourquoi m’attacherais-je à considérer ceux qui sont dans une situation plus agréable, tandis que le monde fourmille de gens plus malheureux que je ne le suis dans la mienne ?
Ici, c’est un groupe d’enfants serrés les uns contre les autres pour ne pas mourir de froid.
===Chapitre XXX===
Celui qui se presserait de juger une ville d’après le chapitre précédent se tromperait fort. J’ai parlé des pauvres qu’on trouve, de leurs cris pitoyables et de l’indifférence de certaines personnes à leur égard ; mais je n’ai rien dit de la foule d’hommes charitables qui dorment pendant que les autres s’amusent, qui se lèvent à la pointe du jour et vont secourir l’infortune sans témoin et sans ostentation :
Après avoir ainsi partagé leur fortune avec leurs frères, après avoir versé le baume dans ces cœurs froissés par la douleur, ils vont dans les églises, tandis que le vice fatigué dort sous l’édredon, offrir à Dieu leurs prières et le remercier de ses bienfaits : la lumière de la lampe solitaire combat encore dans le temple celle du jour naissant, et déjà ils sont prosternés au pied des autels ;
===Chapitre XXXI===
J’ai voulu dire quelque chose de ces malheureux dans mon voyage, parce que l’idée de leur misère est souvent venue me distraire en chemin. Quelquefois, frappé de la différence de leur situation et de la mienne, j’arrêtais tout à coup ma berline, et ma chambre me paraissait prodigieusement embellie. Quel luxe inutile ! Six chaises, deux tables, un bureau, un miroir, quelle ostentation ! Mon lit surtout, mon lit couleur de rose et blanc, et mes deux matelas, me semblaient défier la magnificence et la mollesse des monarques de l’Asie.
===Chapitre XXXII===
Mais, permettez-moi de vous le demander, messieurs, vous amusez-vous autant qu’autrefois au bal et à la comédie ? Pour moi, je vous l’avoue, depuis quelque temps, toutes les assemblées nombreuses m’inspirent une certaine terreur.
« Vous, musiciens, commencez par briser ces instruments sur vos têtes ; que chacun s’arme d’un poignard ; ne pensez plus désormais aux délassements et aux fêtes ; montez aux loges, égorgez tout le monde ; que les femmes trempent aussi leurs mains timides dans le sang !
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« Sortez, vous êtes libres ; arrachez votre roi de son trône, et votre Dieu de son sanctuaire ! »
– Eh bien, ce que le tigre a dit, combien de ces hommes charmants l’exécuteront ?
« Joannetti, fermez les portes et les fenêtres.
===Chapitre XXXIII===
Non, non, reste, Joannetti ; reste, pauvre garçon ; et toi aussi, ma Rosine, toi qui devines mes peines et qui les adoucis par tes caresses ; viens, ma Rosine, viens.
===Chapitre XXXIV===
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En laissant donc sur la droite les portraits de Raphaël et de sa maîtresse, le chevalier d’Assas et la Bergère des Alpes, et longeant sur la gauche du côté de la fenêtre, on découvre mon bureau : c’est le premier objet et le plus apparent qui se présente aux regards du voyageur, en suivant la route que je viens d’indiquer.
Il est surmonté de quelques tablettes servant de bibliothèque ;
En tirant le premier tiroir à droite, on trouve une écritoire, du papier de toute espèce, des plumes toutes taillées, de la cire à cacheter.
Entre ces deux tiroirs est un enfoncement où je jette les lettres à mesure que je les reçois ; on trouve là toutes celles que j’ai reçues depuis dix ans ; les plus anciennes sont rangées selon leur date, en plusieurs paquets ; les nouvelles sont pêle-mêle ; il m’en reste plusieurs qui datent de ma première jeunesse.
Ligne 354 :
Ah ! mon cœur est plein ! Comme il jouit tristement lorsque mes yeux parcourent les lignes tracées par un être qui n’existe plus ! Voilà ses caractères, c’est son cœur qui conduisit sa main ; c’est à moi qu’il écrivait cette lettre, et cette lettre est tout ce qui me reste de lui !
Lorsque je porte la main dans ce réduit, il est rare que je m’en tire de toute la journée. C’est ainsi que le voyageur traverse rapidement quelques provinces d’Italie, en faisant à la hâte quelques observations superficielles, pour se fixer à Rome pendant des mois entiers.
Nous étions heureux par nos erreurs.
===Chapitre XXXV===
Il ne tiendrait qu’à moi de faire un chapitre sur cette rose sèche que voilà, si le sujet en valait la peine : c’est une fleur du carnaval de l’année dernière. J’allai moi-même la cueillir dans les serres du Valentin, et le soir, une heure avant le bal, plein d’espérance et dans une agréable émotion, j’allai la présenter à madame de Hautcastel. Elle la prit,
Mais comment aurait-elle fait attention à moi ? elle était occupée à se regarder elle-même. Debout devant un grand miroir, toute coiffée, elle mettait la dernière main à sa parure : elle était si fort préoccupée, son attention était si totalement absorbée par des rubans, des gazes et des pompons de toute espèce, amoncelés devant elle, que je n’obtins pas même un regard, un signe. Je me résignai : je tenais humblement des épingles toutes prêtes, arrangées dans ma main ; mais, son carreau se trouvait plus à sa portée, elle les prenait à son carreau,
Je tins quelque temps un second miroir derrière elle, pour lui faire mieux juger de sa parure ; et, sa physionomie se répétant d’un miroir à l’autre, je vis alors une perspective de coquettes, dont aucune ne faisait attention à moi, une fort triste figure.
Ligne 368 :
Je finis par perdre patience, et, ne pouvant plus résister au dépit qui me dévorait, je posai le miroir que je tenais à la main, et je sortis d’un air de colère, et sans prendre congé.
« Vous en allez-vous ? » me dit-elle en se tournant de ce côté pour voir sa taille de profil.
Comment et pourquoi cette rose sèche se trouve sur une tablette de mon bureau, c’est ce que je ne dirai certainement pas, parce que j’ai déclaré qu’une rose sèche ne mérite pas un chapitre.
Ligne 374 :
Remarquez bien, mesdames, que je ne fais aucune réflexion sur l’aventure de la rose sèche. Je ne dis point que madame de Hautcastel ait bien ou mal fait de me préférer sa parure, ni que j’eusse le droit d’être reçu autrement.
Je me garde encore avec plus de soin d’en tirer des conséquences générales sur la réalité, la force et la durée de l’affection des dames pour leurs amis.
Je n’ajouterai qu’un conseil pour vous, messieurs : c’est de vous mettre bien dans l’esprit qu’un jour de bal votre maîtresse n’est plus à vous.
Ligne 384 :
Et ne vous faites pas illusion, monsieur : si l’on vous voit avec plaisir au bal, ce n’est point en votre qualité d’amant, car vous êtes un mari ; c’est parce que vous faites partie du bal, et que vous êtes, par conséquent, une fraction de sa nouvelle conquête ; vous êtes une décimale d’amant ; ou bien, peut-être, c’est parce que voue dansez bien, et que vous la ferez briller ; enfin, ce qu’il peut y avoir de plus flatteur pour vous dans le bon accueil qu’elle vous fait, c’est qu’elle espère qu’en déclarant pour son amant un homme de mérite comme vous, elle excitera la jalousie de ses compagnes : sans cette considération, elle ne vous regarderait seulement pas.
Voila donc qui est entendu ; il faudra vous résigner et attendre que votre rôle de mari soit passé.
===Chapitre XXXVI===
J’ai promis un dialogue entre mon âme et l’autre ; mais il est certains chapitres qui m’échappent, ou plutôt il en est d’autres qui coulent de ma plume comme malgré moi, et qui déroutent mes projets : de ce nombre est celui de ma bibliothèque, que je ferai le plus court possible.
Ma bibliothèque donc est une composée de romans, puisqu’il faut vous le dire,
Comme si je n’avais pas assez de mes maux, je partage encore volontairement ceux de mille personnages imaginaires, et je les sens aussi vivement que les miens : que de larmes n’ai-je pas versées pour cette malheureuse Clarisse et pour l’amant de Charlotte !
Mais, si je cherche ainsi de feintes afflictions, je trouve, en revanche, dans ce monde imaginaire, la vertu, la bonté, le désintéressement, que je n’ai pas encore trouvés réunis dans le monde réel où j’existe.
Combien de fois n’ai-je pas maudit ce Cleveland, qui s’embarque à tout instant dans de nouveaux malheurs qu’il pourrait éviter ! Je ne puis souffrir ce livre et cet enchaînement de calamités ; mais, si je l’ouvre par distraction, il faut que je le dévore jusqu’à la fin.
Ligne 414 :
Voilà l’urne fatale qui contient les cendres d’Oreste. Qui ne frémirait à cet aspect ? Electre ! malheureuse sœur, apaise-toi : c’est Oreste lui-même qui apporte l’urne, et ces cendres sont celles de ses ennemis.
On ne retrouve plus maintenant de rivages semblables à ceux du Xanthe ou du Scamandre ;
Lorsque je veux me donner ensuite une scène d’enthousiasme, et jouir de toutes les forces de mon imagination, je m’attache hardiment aux plis de la robe flottante du sublime aveugle d’Albion, au moment où il s’élance dans le ciel, et qu’il ose approcher du trône de l’Eternel.
Mais il faut que j’avoue ici une faiblesse que je me suis souvent reprochée.
Je ne puis m’empêcher de prendre un certain intérêt à ce pauvre Satan (je parle du Satan de Milton) depuis qu’il est ainsi précipité du ciel. Tout en blâmant l’opiniâtreté de l’esprit rebelle, j’avoue que la fermeté qu’il montre dans l’excès du malheur et la grandeur de son courage me forcent à l’admiration malgré moi.
Quel vaste projet ! et quelle hardiesse dans l’exécution !
Lorsque les spacieuses et triples portes des Enfers s’ouvrirent tout à coup devant lui à deux battants, et que la profonde fosse du néant et de la nuit parut à ses pieds dans toute son horreur,
Je le donne en quatre au plus hardi.
===Chapitre XXXVIII===
Ligne 432 :
Je ne finirais pas si je voulais décrire la millième partie des événements singuliers qui m’arrivent lorsque je voyage près de ma bibliothèque ; les voyages de Cook et les observations de ses compagnons de voyage, les docteurs Banks et Solander, ne sont rien en comparaison de mes aventures dans ce seul district : aussi je crois que j’y passerais ma vie dans une espèce de ravissement, sans le buste dont j’ai parlé, sur lequel mes yeux et mes pensées finissent toujours par se fixer, quelle que soit la situation de mon âme ; et lorsqu’elle est trop violemment agitée, ou qu’elle s’abandonne au découragement, je n’ai qu’à regarder ce buste pour la remettre dans son assiette naturelle : c’est le diapason avec lequel j’accorde l’assemblage variable et discord de sensations et de perceptions qui forme mon existence.
Comme il est ressemblant !
Je me contente de me prosterner devant ton image chérie, ô le meilleur des pères ! Hélas ! cette image est tout ce qui me reste de toi et de ma patrie : tu as quitté la terre au moment où le crime allait l’envahir ; et tels sont les maux dont il nous accable, que ta famille elle-même est contrainte de regarder aujourd’hui ta perte comme un bienfait. Que de maux t’eût fait éprouver une plus longue vie ! Ô mon père ! le sort de ta nombreuse famille est-il connu de toi dans le séjour du bonheur ? Sais-tu que tes enfants sont exilés de cette patrie que tu as servie pendant soixante ans avec tant de zèle et d’intégrité ? Sais-tu qu’il leur est défendu de visiter ta tombe ?
===Chapitre XXXIX===
J’ai promis un dialogue, je tiens parole.
Depuis longtemps celle-ci partageait confusément les sensations de l’autre ; mais elle était encore embarrassée dans les crêpes de la nuit et du sommeil ; et ces crêpes lui semblaient transformée en gazes, en linon, en toile des Indes.
L’agitation de la plus noble partie de moi-même se communiquait à l’autre, et celle-ci à son tour agissait puissamment sur mon âme.
Jamais mon âme n’avait été si mal reçue. Les reproches qu’elle s’avisa de faire dans ce moment critique achevèrent de brouiller le ménage : ce fut une révolte, une insurrection formelle.
Ligne 450 :
Peu accoutumée à ce ton de hauteur, l’autre lui repartit en colère :
« Il vous sied bien, Madame (pour éloigner de la discussion toute idée de familiarité), il vous sied bien de vous donner des airs de décence et de vertu ! Eh ! n’est-ce pas aux écarts de votre imagination et à vos extravagantes idées que je dois tout ce qui vous déplaît en moi ? Pourquoi n’étiez-vous pas là ?
Mon âme, surprise de tant de vivacité et d’éloquence, ne savait que répondre.
Mon âme vit bien qu’elle ne jouait pas le meilleur rôle dans cette occasion ;
Je m’assoupis Insensiblement pendant que l’eau chauffait.
===Chapitre XL===
Quel riche trésor de jouissances la bonne nature a livré aux hommes dont le cœur sait jouir et quelle variété dans ces jouissances ! Qui pourra compter leurs nuances innombrables dans les divers individus et dans les différents âges de la vie ? Le souvenir confus de celles de mon enfance me font encore tressaillir. Essayerai-je de peindre celles qu’éprouve le jeune homme dont le cœur commence à brûler de tous les feux du sentiment ? Dans cet âge heureux où l’on ignore encore jusqu’au nom de l’intérêt, de l’ambition, de la haine et de toutes les passions honteuses qui dégradent et tourmentent l’humanité ; durant cet âge, hélas ! trop court, le soleil brille d’un éclat qu’on ne lui retrouve plus dans le reste de la vie. L’air est plus pur ;
Le trouble de l’amour, l’espoir du bonheur n’inondent-ils pas notre cœur de sensations aussi vives que variées !
Le spectacle de la nature et sa contemplation dans l’ensemble et les détails ouvrent devant la raison une immense carrière de jouissances. Bientôt l’imagination, planant sur cet océan de plaisirs, en augmente le nombre et l’intensité ; les sensations diverses s’unissent et se combinent pour en former de nouvelles ; les rêves de la gloire se mêlent aux palpitations de l’amour ; la bienfaisance marche à côté de l’amour-propre qui lui tend la main ; la mélancolie vient de temps en temps jeter sur nous son crêpe solennel, et changer nos larmes en plaisir.
===Chapitre XLI===
Je mis aussitôt mon habit de voyage, après l’avoir examiné avec un œil de complaisance ; et ce fut alors que je résolus de faire un chapitre ad hoc, pour le faire connaître au lecteur. La forme et l’utilité de ces habits étant assez généralement connues, je traiterai plus particulièrement de leur influence sur l’esprit des voyageurs.
On taxera, si l’on veut, de préjugé, l’influence que j’attribue aux habits de voyage sur les voyageurs ; ce que je puis dire de certain à cet égard, c’est qu’il me paraîtrait aussi ridicule d’avancer d’un seul pas mon voyage autour de ma chambre, revêtu de mon uniforme et l’épée au côté, que de sortir et d’aller dans le monde en robe de chambre.
Mais cela vous étonne-t-il ? Ne volt-on pas tous les jours des personnes qui se croient malades parce qu’elles ont la barbe longue, ou parce que quelqu’un s’avise de leur trouver l’air malade et de le dire ? Les vêtements ont tant d’influence sur l’esprit des hommes qu’il est des valétudinaires qui se trouvent beaucoup mieux lorsqu’ils se voient en habit neuf et en perruque poudrée : on en voit qui trompent ainsi le public et eux-mêmes par une parure soutenue ;
Enfin, dans la classe des hommes parmi lesquels je vis, combien n’en est-il pas qui, se voyant parés d’un uniforme, se croient fermement officiers,
L’exemple suivant prouvera mieux encore ce que j’avance.
On oubliait quelquefois de faire avertir plusieurs jours d’avance le comte de… qu’il devait monter la garde : un caporal allait l’éveiller de grand matin le jour même où il devait la monter, et lui annoncer cette triste nouvelle ; mais l’idée de se lever tout de suite, de mettre ses guêtres, et de sortir ainsi sans y avoir pensé la veille, le troublait tellement qu’il aimait mieux faire dire qu’il était malade, et ne pas sortir de chez lui. Il mettait donc sa robe de chambre et renvoyait le perruquier ; cela lui donnait un air pâle, malade, qui alarmait sa femme et toute la famille.
Il le disait à tout le monde, un peu pour soutenir la gageure, un peu aussi parce qu’il croyait l’être tout de bon.
Le soir, le docteur Ranson lui trouvait le pouls concentré, et ordonnait la saignée pour le lendemain. Si le service avait duré un mois de plus, c’en était fait du malade.
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On concevra facilement, après avoir lu ce préambule, pourquoi ma tête tomba sur ma poitrine, et comment les muscles du pouce et de l’index de la main droite, n’étant plus irrités par ce fluide, se relâchèrent au point qu’un volume des œuvres du marquis Caraccioli, que je tenais serré entre ces deux doigts, m’échappa sans que je m’en aperçusse, et tomba sur le foyer.
Je venais de recevoir des visites, et ma conversation avec les personnes qui étaient sorties avait roulé sur la mort du fameux médecin Cigna, qui venait de mourir, et qui était universellement regretté : il était savant, laborieux, bon physicien et fameux botaniste.
Je m’acheminais insensiblement à une dissertation sur la médecine et sur les progrès qu’elle a faits depuis Hippocrate.
Dire pourquoi je songeai à ces quatre personnages plutôt qu’à d’autres, c’est ce qui ne me serait pas possible.
Mais pour son élégante amie, j’avoue humblement que ce fut l’autre qui lui fit signe.
Quoi qu’il en soit, pendant que je me livrais à ces réflexions, mes yeux achevèrent de se fermer, et je m’endormis profondément ; mais, en fermant les yeux, l’image des personnages auxquels j’avais pensé demeura peinte sur cette toile fine qu’on appelle mémoire, et ces images se mêlant dans mon cerveau avec l’idée de l’évocation des morts, je vis bientôt arriver à la file Hippocrate, Platon, Périclès, Aspasie et le docteur Cigna avec sa perruque.
Ligne 506 :
« Si les découvertes dont vous me parlez étaient vraies, disait Hippocrate au docteur, et si elles avaient été aussi utiles à la médecine que vous le prétendez, j’aurais vu diminuer le nombre des hommes qui descendent chaque jour dans le royaume sombre, et dont la liste commune, d’après les registres de Minos, que j’ai vérifiés moi-même, est constamment la même qu’autrefois. »
Le docteur Cigna se tourna vers moi : « Vous avez sans doute ouï parler de ces découvertes ? me dit-il ; vous connaissez celle d’Harvey sur la circulation du sang ; celle de l’immortel Spallanzani sur la digestion, dont nous connaissons maintenant tout le mécanisme ? »
« Croirai-je, lui répondis-je alors, que ces grands hommes ignorent tout ce que vous venez de leur dire, et que leur âme dégagée des entraves de la matière, trouve quelque chose d’obscur dans toute la nature ?
Le docteur Cigna sourit ; et, comme les esprits ne sauraient se refuser à l’évidence ni taire la vérité, non seulement il fut de l’avis d’Hippocrate, mais il avoua même, en rougissant à la manière des intelligences, qu’il s’en était toujours douté.
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Périclès, qui s’était approché de la fenêtre, fit un gros soupir, dont je devinai la cause. Il lisait un numéro du Moniteur qui annonçait la décadence des arts et des sciences ; il voyait des savants illustres quitter leurs sublimes spéculations peur inventer de nouveaux crimes ; et il frémissait d’entendre une horde de cannibales se comparer aux héros de la généreuse Grèce, en faisant périr sur l’échafaud, sans honte et sans remords, des vieillards vénérables, des femmes, des enfants, et commettant de sang-froid les crimes les plus atroces et les plus inutiles.
Platon, qui avait écouté sans rien dire notre conversation, la voyant tout à coup terminée d’une manière inattendue, prit la parole à son tour. « Je conçois, nous dit-il, comment les découvertes qu’ont faites vos grands hommes dans toutes les branches de la physique sont inutiles à la médecine, qui ne pourra jamais changer le cours de la nature qu’aux dépens de la vie des hommes ; mais il n’en sera pas de même, sans doute, des recherches qu’on a faites sur la politique. Les découvertes de Locke sur la nature de l’esprit humain, l’invention de l’imprimerie, les observations accumulées tirées de l’histoire, tant de livres profonds qui ont répandu la science jusque parmi le peuple ;
Aspasie, que les dissertations des philosophes faisaient bâiller s’était emparée d’un journal des modes qui était sur la cheminée, et qu’elle feuilletait depuis quelque temps, lorsque la perruque du médecin lui fit faire cette exclamation ; et comme le siège étroit et chancelant sur lequel elle était assise était fort incommode pour elle, elle avait placé sans façon ses deux jambes nues, ornées de bandelettes, sur la chaise de paille qui se trouvait entre elle et moi, et s’appuyait du coude sur une des larges épaules de Platon.
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« Je vous assure, lui dit Aspasie, que la plupart des coiffures qui sont représentées dans le cahier que je feuillette mériteraient le même sort que la vôtre, tant elles sont extravagantes ! » La belle Athénienne s’amusait extrêmement parcourir ces estampes, et s’étonnait avec raison de la variété et de la bizarrerie des ajustements modernes. Une figure entre autres la frappa : c’était celle d’une jeune dame représentée avec une coiffure des plus élégantes, et qu’Aspasie trouva seulement un peu trop haute ; mais la pièce de gaze qui couvrait la gorge était d’une ampleur si extraordinaire qu’ « à peine apercevait-on la moitié du visage ». Aspasie, ne sachant pas que ces formes prodigieuses n’étaient que l’ouvrage de l’amidon, ne put s’empêcher de témoigner un étonnement qui aurait redoublé en sens inverse si la gaze eût été transparente.
« Mais apprenez-nous, dit-elle, pourquoi les femmes d’aujourd’hui semblent plutôt avoir des habillements pour se cacher que pour se vêtir : à peine laissent-elles apercevoir leur visage, auquel seul on peut reconnaître leur sexe, tant les formes de leur corps sont défigurées par les plis bizarres des étoffes ! De toutes les figures qui sont représentées dans ces feuilles, aucune ne laisse à découvert la gorge, les bras et les jambes : comment vos jeunes guerriers n’ont-ils pas tenté de détruire de semblables costumes ? Apparemment, ajouta-t-elle, la vertu des femmes d’aujourd’hui, qui se montre dans tous leurs habillements, surpasse de beaucoup celle de mes contemporaines ? » En finissant ces mots, Aspasie me regardait et semblait me demander une réponse.
Je suis persuadé que dans ce moment je touchais au véritable somnambulisme, car le mouvement dont je parle fut très réel ; mais Rosine, qui reposait en effet sur la chaise, prit ce mouvement pour elle, et, sautant légèrement dans mes bras elle replongea dans les enfers les ombres fameuses évoquées par mon habit de voyage.
Charmant pays de l’imagination, toi que l’être bienfaisant par excellence a livré aux hommes pour les consoler de la réalité il faut que je te quitte.
C’est aujourd’hui donc que je suis libre ou plutôt que je vais rentrer dans les fers ! Le joug des affaires va de nouveau peser sur moi ; je ne ferai plus un pas qui ne soit mesuré par la bienséance et le devoir.
Eh ! que ne me laissait-on achever mon voyage ! Était-ce donc pour me punir qu’on m’avait relégué dans ma chambre,
Cependant jamais je ne me suis aperçu plus clairement que je suis double.
C’est ainsi qu’on éprouve un avant-goût acide lorsqu’on coupe un citron pour le manger.
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