« Musotte/Acte Deuxième » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Page créée avec « <div class="text"> {{ChapitreNav |Musotte |Guy de Maupassant |''1891 - publication en 1896''<br>Pièce en trois actes. |[[Musotte (Acte P... »
(Aucune différence)

Version du 29 mars 2012 à 03:25

1891 - publication en 1896
Pièce en trois actes.
◄  Acte Premier Acte Deuxième Acte Troisième   ►


La chambre de Musotte. Ameublement coquet, mais sans luxe. Au fond, à gauche, un lit défait. A gauche, au premier plan, derrière un paravent qui la cache entièrement, Musotte étendue sur une chaise longue. Près du lit, un berceau dont la tête est tournée du côté du public. Sur la cheminée et sur le petit meuble à côté, fioles de pharmacie, tasse, réchaud, sucrier. Table à droite, premier plan.


SCÈNE PREMIÈRE

MUSOTTE, endormie, LA BABIN, MADAME FLACHE


LA BABIN, à mi-voix.

Voilà qu’elle dort !


MADAME FLACHE, de même.

Oh ! elle ne dormira pas longtemps, à moins que ce ne soit pour toujours.


LA BABIN.

Pas de chance tout de même. Ça nous en donnerait-il du tintouin, c’t’affaire-là ! Aller perdre la vie pour un enfant.


MADAME FLACHE.

Que voulez-vous, madame Babin ? Faut bien qu’on meure, puisqu’on naît. La terre deviendrait trop petite.


LA BABIN, s’asseyant à droite de la table.

On devrait s’en aller de la même façon, à la même âge, tout le monde ; comme ça, y aurait point de surprise.


MADAME FLACHE, versant du thé.

Vous avez des idées simples, madame Babin. Moi, j’aime mieux ne pas savoir. Je voudrais finir comme on s’endort, une nuit, pendant le sommeil, sans souffrance, par un accident du cœur.


LA BABIN, regardant la malade.

Si c’est pas fou de s’avoir voulu lever sur une chaise longue, comme elle a fait ! Le médecin l’a bien dit que ça pourrait la faire mourir du coup.


MADAME FLACHE, s’asseyant à gauche de la table.

Moi, je comprends ça. Quand on tient à un homme, voyez-vous, on fait toutes les folies. Et puis, quand on est coquette, nourrice, vous ne connaissez pas ça, vous autres de la campagne, on l’est dans l’âme, comme on serait dévote. C’est pour ça qu’elle a voulu faire un brin de toilette. Elle craignait d’être laide, vous comprenez. Il a fallu que je la peigne, que je l’arrange bien, que je lui fasse sa tête, comme on dit.


LA BABIN.

Ces Parisiennes !... Faut que ça se bichonne jusqu’au fin bout ! (Un silence.) Viendra-t-il, son monsieur ?


MADAME FLACHE.

Je ne crois pas. Les hommes n’aiment pas beaucoup ça, leurs anciennes qui les appellent dans ces moments-là. Et puis, il se marie aujourd’hui, ce pauvre garçon !


LA BABIN.

Ça, c’est une guigne !


MADAME FLACHE.

Vous pouvez le dire.


LA BABIN.

Pour sûr, il ne viendra pas. Dans ces cas-là, est-ce que vous iriez voir un homme, vous ?


MADAME FLACHE.

Oh ! si je l’avais bien aimé, oui, j’irais.


LA BABIN.

Même si vous en épousiez un autre, ce jour-là ?


MADAME FLACHE.

Tout de même. Ça me remuerait le cœur, ça me ferait une émotion, une forte. Et j’aime ça, les émotions, moi !


LA BABIN.

Oh ! moi, pour sûr, j’irais pas. Non, non, j’irais pas. J’aurais trop peur de me tourner les sangs.


MADAME FLACHE.

Le docteur Pellerin prétend que celui-là viendra.


LA BABIN.

Vous le connaissez beaucoup, ce médecin-là ?


MADAME FLACHE.

Le docteur Pellerin ?


LA BABIN.

Oui. Il a l’air d’un mirliflor.


MADAME FLACHE.

Ah ! c’en est un, allez... Mais un bon médecin aussi. Et puis drôle, mais drôle, et viveur ! En voilà un qui se la coule douce. Il n’est pas pour rien médecin de l’Opéra, allez !


LA BABIN.

Ce freluquet de petit poseur ?


MADAME FLACHE.

Un freluquet ! Vous n’en trouverez pas beaucoup, des freluquets comme ça ! Et puis, ce qu’il aime les femmes, oh ! oh ! Du reste, il y a beaucoup de médecins comme ça ! C’est à l’Opéra que je l’ai connu.


LA BABIN.

A l’Opéra ?


MADAME FLACHE.

Pendant huit ans, j’ai été danseuse, moi, telle que vous me voyez, danseuse à l’Opéra.


LA BABIN.

Vous, madame Flache ?


MADAME FLACHE.

Oui. Maman était sage-femme et m’a fait apprendre le métier en même temps que celui de la danse, car elle disait qu’il faut toujours avoir deux cordes à son arc. La danse, voyez-vous, ça mène à tout, pourvu qu’on n’aime pas trop les primeurs, et malheureusement c’est mon cas. J’étais mince comme un fil à vingt ans, et agile ! Mais j’ai engraissé, je me suis essoufflée, je suis devenue un peu lourde. Et puis, quand je n’ai plus eu maman, comme je possédais mes diplômes de sage-femme, j’ai pris sa suite et sa clientèle, j’ai ajouté le titre d’accoucheuse de l’Opéra ; car c’est moi qui les accouche toutes. On m’aime beaucoup là-bas. Quand j’étais danseuse, je m’appelais Mlle Flacchi Ire.


LA BABIN.

Mademoiselle ?... Vous vous êtes mariée depuis ?


MADAME FLACHE.

Non. Mais une sage-femme doit toujours se faire appeler madame, c’est plus convenable. Ça donne de la confiance. Et vous, nourrice, d’où êtes-vous ? Car enfin, vous ne faites que d’entrer ici et on ne m’a pas fait l’honneur de me consulter pour vous prendre.


LA BABIN.

Je suis des environs d’Yvetot.


MADAME FLACHE.

Vous nourrissez pour la première fois ?


LA BABIN.

Pour la troisième. J’ai eu deux filles et un garçon.


MADAME FLACHE.

Votre mari est cultivateur ? Jardinier ?


LA BABIN, simplement.

J’suis demoiselle.


MADAME FLACHE, riant.

Demoiselle, et vous en avez déjà eu trois ? Mes compliments, vous êtes précoce. (Trinquant avec elle.) A la vôtre !


LA BABIN.

N’en parlez pas. Y a point de ma volonté. C’est le bon Dieu qui le veut comme ça. On n’y peut rien.


MADAME FLACHE.

Simple nature ! Et, en revenant chez vous, vous en aurez peut-être un quatrième ?


LA BABIN.

Ça se peut bien.


MADAME FLACHE.

Qu’est-ce qu’il fait, votre amoureux ? N’y en a-t-il qu’un, au moins ?


LA BABIN, avec une révolte.

Il n’y en a jamais eu qu’un, sur ma parole, sur mon salut ! Il est garçon limonadier à Yvetot.


MADAME FLACHE.

C’est un beau gars ?


LA BABIN, orgueilleuse.

Je crois bien, que c’est un beau gars. (En confidence.) Si je vous dis ça, c’est que vous êtes sage-femme, et une sage-femme, pour ces affaires-là, c’est comme qui dirait un curé au confessionnal. Mais vous, madame Flache, qui avez été danseuse d’Opéra, vous en avez eu aussi ben sûr, des amoureux, et des chouettes ?


MADAME FLACHE, flattée et rêveuse.

Mais oui, quelques-uns.


LA BABIN, riant.

Et vous n’avez jamais eu... c’t’accident-là ? (Elle montre le berceau.)


MADAME FLACHE.

Non.


LA BABIN.

D’où vient ça ?


MADAME FLACHE, se levant et allant à la cheminée.

Probablement parce que je suis sage-femme.


LA BABIN.

Moi, j’en ai connu une qui en a eu cinq.


MADAME FLACHE, avec mépris.

Elle n’était pas de Paris.


LA BABIN.

Ça, c’est vrai. Elle était de Courbevoie.


MUSOTTE, d’une voix faible.

Personne n’est là ?


MADAME FLACHE.

Elle se réveille. Voilà ! Voilà ! (Elle replie le paravent qui masquait la chaise longue.)


MUSOTTE.

Il n’est pas encore venu ?


MADAME FLACHE.

Non.


MUSOTTE.

Il arrivera trop tard... Mon Dieu ! mon Dieu !


MADAME FLACHE.

Des idées... Il viendra !


MUSOTTE.

Et mon petit... mon enfant ?


MADAME FLACHE.

Il dort comme un ange !


MUSOTTE, après s’être regardée dans une glace à main.

Je ne lui ferai plus peur comme ça ! Ah ! mon Dieu ! mon petit ! je veux le voir !


MADAME FLACHE.

Mais si je vous le montre, il va se réveiller ; et qui sait s’il se rendormira de sitôt ?


MUSOTTE.

Approchez le berceau. (Geste de refus de Mme Flache.) Si, si !... (Mme Flache et la nourrice approchent doucement le berceau.) Plus près, tout près... que je le voie bien, le chéri ! mon enfant ! mon enfant ! Et je vais le quitter, je vais disparaître ! Oh ! mon Dieu, que c’est triste !


MADAME FLACHE.

Mais ne vous tourmentez pas, vous n’êtes pas si bas que ça. Ah ! j’en ai vu revenir de plus loin. Tenez, vous venez de le réveiller. Emportons le berceau, nourrice. (Elles remettent le berceau en place. A la nourrice.) Laissez, laissez, ça me regarde. Vous savez bien qu’il n’y a que moi qui le calme. (S’asseyant auprès du barreau, elle chantonne en berçant l’enfant.)


Une poule grise
Entre dans la r’mise
Pour y pondre un bon coco
A l’enfant qui fait dodo...
Dodo, dormez poulette !
Dodo, dormez poulet !


LA BABIN, près de la cheminée au fond, buvant de l’eau sucrée et fourrant du sucre dans ses poches, à voix basse.

Faut pas oublier la danraie ! Et puis j’ons aperçu à la cuisine un reste de gigot à qui je dirions bien deux mots. J’crévions de faim, à c’t’heure !


MADAME FLACHE, continuant la chanson plus bas.


Une poule noire
Entre dans l’armoire
Pour y pondre un bon coco
A l’enfant qui fait dodo...
Dodo, dormez poulette !
Dodo, dormez poulot !


MUSOTTE, sur sa chaise longue, après avoir gémi.

Il s’est endormi ?


MADAME FLACHE, allant à elle.

Oui, mademoiselle. Comme un petit Jésus. Voulez-vous que je vous dise ? Ce jeune homme-là, vous le conduirez à l’autel pour son mariage ! C’est un bijou que votre mioche, ma petite ; moi, j’en raffole.


MUSOTTE.

Vous le trouvez gentil ?


MADAME FLACHE.

Foi de sage-femme, je n’en ai pas souvent mis au monde d’aussi jolis. C’est un plaisir de se dire qu’on a présenté à la lumière un amour comme ça.


MUSOTTE.

Et penser que dans quelques heures peut-être je ne pourrai plus le voir, le regarder, l’aimer !


MADAME FLACHE.

Mais non, mais non, vous vous montez la tête sans raison.


MUSOTTE.

Ah ! je sais bien. Je vous ai entendue causer avec la nourrice. Je sais bien que ce sera bientôt fini, cette nuit peut-être. Est-ce que le docteur aurait écrit à Jean de venir me voir, ce soir, le soir de son mariage, si je n’étais pas perdue ? (Coups de timbre. Elle pousse un cri.) Ah ! le voilà ! C’est lui. Allez vite ouvrir, madame Flache. Vite, vite, vite ! Ah ! mon Dieu, comme j’ai mal ! (Elle regarde la porte du fond par où disparaît la sage-femme. Le docteur Pellerin apparaît élégant, habit noir, cravate blanche.)


SCÈNE II

LES MÊMES, LE DOCTEUR


MUSOTTE, avec désespoir.

Ah ! ce n’est pas lui !


LE DOCTEUR, allant à Musotte.

Il n’est pas encore venu ?


MUSOTTE.

Il ne viendra pas.


LE DOCTEUR.

Il viendra, j’en suis sûr. Je le connais.


MUSOTTE.

Non.


LE DOCTEUR.

Je vous le jure. (Se tournant vers Mme Flache.) Il n’a pas répondu, n’est-ce pas ?


MADAME FLACHE.

Non, monsieur le docteur.


LE DOCTEUR.

Il viendra. Elle, comment va-t-elle ?


MADAME FLACHE.

Elle s’est un peu reposée.


MUSOTTE, très agitée.

C’est fini, c’est fini... Je sens que je ne me reposerai plus jusqu’à ce qu’il vienne, ou jusqu’à ce que je m’en aille sans l’avoir vu.


LE DOCTEUR.

Il viendra. Vous dormirez ensuite jusqu’à demain matin.


MUSOTTE.

Vous ne l’auriez pas fait venir ce soir si j’avais pu attendre seulement jusqu’à demain matin ! (Coup de timbre, cris de Musotte qui balbutie.) Si ce n’est pas lui, si ce n’est pas lui, je suis perdue. (Mme Flache va ouvrir, Musotte écoute, on entend au-dehors une voix d’homme. Elle murmure, désespérée.) Ce n’est pas lui !


MADAME FLACHE, rentrant, une fiole à la main.

C’est la potion du pharmacien.


MUSOTTE, très agitée.

Ah ! mon Dieu, que c’est horrible ! Il ne vient pas ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Docteur, montrez-moi mon enfant. Je veux le voir encore !


PELLERIN.

Mais il dort, ma petite Musotte.


MUSOTTE.

Il a le temps de dormir, lui


PELLERIN.

Voyons, voyons, calmez-vous !


MUSOTTE.

Si Jean ne vient pas, qui s’occupera de mon enfant ? Car il est à lui, je vous le jure. Me croyez-vous ? Je l’aimais tant !


PELLERIN.

Oui, ma petite, je vous crois, mais calmez-vous.


MUSOTTE, avec une agitation croissante

Dites-moi... Quand vous êtes sorti tout à l’heure, où avez-vous été ?


PELLERIN.

Voir un malade.


MUSOTTE.

Ce n’est pas vrai ! Vous avez été voir Jean qui n’a pas voulu vous suivre, car il serait ici avec vous.


PELLERIN.

Parole d’honneur, non.


MUSOTTE.

Si, je le sens, vous l’avez vu, vous n’osez pas me le dire, vous avez peur de me tuer.


PELLERIN.

Ah ! voilà la fièvre qui recommence ! Ça ne peut pas continuer comme ça. Je ne veux pas que vous déraisonniez quand il entrera. (A Mme Flache.) Nous allons faire une piqûre ! Donnez-moi la morphine, madame Flache. (Mme Flache va prendre une seringue à morphine sur la cheminée et la lui donne.)


MUSOTTE découvre elle-même son bras, puis murmure.

S’il n’y avait pas ça, je ne sais pas comment j’aurais supporté ces derniers jours. (Il la pique.)


PELLERIN.

Maintenant, vous allez dormir, je vous défends de parler, je ne vous réponds plus et je vous jure qu’avant un quart d’heure Martinel sera ici. (Elle s’étend docilement sur le dos et s’endort.)


LA BABIN, remettant lentement le paravent qui cache Musotte.

Comme elle s’endort ! Une bénédiction, cette drogue-là ! J’en voudrais tout de même pas pour moi ! Ça me ferait trop peur ! C’est des diableries ! (Elle va s’asseoir près du berceau et lit un journal.)


MADAME FLACHE, à mi-voix, à Pellerin.

Ah ! la pauvre femme ! Quelle misère !


PELLERIN, de même.

Oui, c’est une brave fille ! Il y a longtemps que je la connais avec Jean Martinel, qui lui a dû trois années de bonheur. Et puis, c’est une âme droite et simple !


MADAME FLACHE.

Viendra-t-il, ce M. Martinel ?


PELLERIN.

Je le crois ; c’est un homme de cœur, mais il n’a pas pu lâcher ainsi dare-dare sa femme et sa belle-famille.


MADAME FLACHE.

Le fait est que c’est une fichue coïncidence... une vraie tuile !


PELLERIN.

Comme tu dis !


MADAME FLACHE, changeant de ton.

Où avez-vous été tout à l’heure ? Ce n’est pas pour une malade que vous avez mis ce soir un habit et une cravate blanche !


PELLERIN.

J’ai été voir danser les premiers pas du ballet d’André Montargy.


MADAME FLACHE, intéressée, allant s’asseoir sur le bord de la table.

C’est bien, dites ?


PELLERIN, s’asseyant à gauche de la table.

Très bien dansé !


MADAME FLACHE.

La nouvelle direction fait bien les choses.


PELLERIN.

Jeanne Mérali et Gabrielle Poivrier deviennent vraiment des sujets.


MADAME FLACHE.

Poivrier, la petite Poivrier... est-ce possible ? Quant à Mérali, ça ne m’étonne pas. Elle est franchement laide, mais elle a de la pointe. Et Mauri ?


PELLERIN.

Oh ! une merveilles une vraie merveille, qui danse comme personne... un oiseau de chair qui a des jambes au lieu d’ailes. C’est la perfection.


MADAME FLACHE.

Vous en êtes amoureux ?


PELLERIN.

Non, j’admire. Tu sais que j’adore la danse, moi.


MADAME FLACHE.

Et les danseuses aussi, par moments, voyons... (Baissant les yeux.) T’as oublié ?


PELLERIN.

On n’oublie jamais les artistes de ta valeur, ma chère.


MADAME FLACHE.

Vous moquez pas de moi.


PELLERIN.

Je ne me moque pas. Je te rends justice. J’ai même eu pour toi, jadis, quand j’étais tout jeune médecin, un fort béguin de six semaines. Tu ne regrettes pas ce temps-là, le temps de la grande fête ?


MADAME FLACHE.

Un peu.. Mais faut se faire une raison, quand on n’est plus jeune... D’ailleurs, je n’ai pas à me plaindre. Le métier de sage-femme va bien.


PELLERIN.

Tu gagnes de l’argent. On m’a dit que tu donnais des dîners.


MADAME FLACHE.

Je te crois. Et une bonne cuisine, va ! Faites-moi donc le plaisir de venir dîner un de ces jours, mon petit docteur.


PELLERIN.

Mais oui, mon enfant, très volontiers.


MADAME FLACHE.

Avec d’autres médecins, ou tout seul ?


PELLERIN.

Seul, si tu veux bien. J’aime pas le confrère.


(Un coup de timbre.)


MUSOTTE, s’éveillant.

Ah ! on a sonné... Allez donc voir. (Mme Flache sort. Silence. On écoute.)


UNE VOIX, de l’autre côté de la porte.

Mme Henriette Lévêque ?


MUSOTTE, poussant un cri aigu.

Ah ! c’est lui ! Le voilà ! (Elle fait un effort pour se lever. Jean Martinel paraît.) Jean, Jean ! Enfin ! (Elle se soulève et tend les bras vers lui.)


SCÈNE III

LES MÊMES, JEAN MARTINEL


JEAN s’élance et s’agenouille auprès de la chaise longue. Il lui embrase les mains

Ma pauvre petite Musotte ! (Il se met à pleurer et s’essuie les yeux, mais ils restent immobiles. Jean enfin se relève et tend la main à Pellerin.)


PELLERIN.

J’ai bien fait ?


JEAN.

Vous avez bien fait, merci !


PELLERIN, présentant.

Mme Flache, la sage-femme... La nourrice... (Montrant le berceau d’un geste grave.) Et voilà...


JEAN s’approche du berceau, lève le petit rideau, se penche et embrasse l’enfant dans sa niche de dentelles ; puis se relevant:

Il semble bien portant.


PELLERIN.

Très bel enfant !


MADAME FLACHE.

Superbe ! C’est un de mes bijoux du mois.


JEAN, à voix basse

Et elle, comment va-t-elle ?


MUSOTTE, qui a entendu.

Moi, je suis perdue. Je le sais bien, c’est fini. (A Jean.) Prends la petite chaise, assieds-toi là tout près de moi et nous allons causer tant que je pourrai encore parler. J’ai tant de choses à te dire ! car nous ne nous reverrons plus. Toi, tu as le temps d’être heureux... Mais moi... moi... Oh ! pardonne ! pardonne ! Je suis si contente de te voir que rien ne me coûte plus.


JEAN se rapproche d’elle.

Ne t’agite pas, ne remue pas.


MUSOTTE.

Comment veux-tu que je ne m’agite pas en te revoyant ?


JEAN approche la petite chaise et s’assied, puis prend la main de Musotte.

Ma pauvre Musotte, quel choc j’ai reçu quand j’ai appris tout à l’heure que tu étais si malade !


MUSOTTE.

Aujourd’hui surtout, cela a dû te porter un rude coup ?


JEAN.

Quoi ! tu savais ?


MUSOTTE.

Oui, depuis que je me sens si mal, je me suis informée de toi tous les jours pour ne pas m’en aller sans t’avoir revu et sans t’avoir parlé, car j’ai à te parler ! (Sur un signe de Jean, Mme Flache, Pellerin et la Babin sortent par la droite.)


SCÈNE IV

MUSOTTE, JEAN


MUSOTTE.

Alors, tu as reçu la lettre ?


JEAN.

Oui !


MUSOTTE.

Et tu es venu, comme ça, tout de suite ?


JEAN.

Certainement.


MUSOTTE.

Merci, ah ! merci ! Vois-tu, j’ai bien hésité à te faire prévenir, bien hésité jusqu’à ce matin ; mais j’ai entendu la sage-femme causer avec la nourrice, j’ai compris que demain peut-être il serait trop tard et j’ai fait venir le docteur Pellerin pour savoir d’abord, pour t’appeler ensuite.


JEAN.

Comment ne m’as-tu pas fait appeler plus tôt ?


MUSOTTE.

Je ne pensais point que cela deviendrait si grave. Je n’ai pas voulu troubler ta vie.


JEAN, montrant le berceau.

Mais cet enfant... Comment ne l’ai-je pas su ?


MUSOTTE.

Tu ne l’aurais jamais su s’il ne m’avait pas tuée. Je t’aurais épargné cette peine, cette gêne dans ton existence. Tu m’avais donné, en me quittant, ce qu’il fallait pour vivre. C’était fini entre nous. Et puis, m’aurais-tu crue en un autre moment que celui-ci, si je t’avais dit : « C’est ton fils ! »


JEAN.

Oui, je n’ai jamais douté de toi.


MUSOTTE.

Tu es bon comme toujours, mon Jean. Non, je ne te mens pas, va ! Il est à toi, le petit, je te le jure à mon lit de mort, je te le jure devant Dieu !


JEAN.

Je t’ai dit que je te crois, que je t’aurais toujours crue...


MUSOTTE.

Écoute. Voilà comment ça s’est passé. Sitôt après que tu m’as quittée, j’ai été malade... bien malade... J’ai pensé mourir, tant j’ai souffert. On m’a ordonné un changement d’air. Tu te souviens... C’était l’été... Je me suis rendue à Saint-Malo ; tu sais, chez cette vieille parente dont je t’ai souvent parlé...


JEAN.

Oui... Oui...


MUSOTTE.

C’est là, après quelque temps, que je me suis aperçue... Un enfant de toi ! Mon premier mouvement a été de tout t’apprendre. Tu es un honnête homme... Tu aurais reconnu l’enfant... peut-être même aurais-tu renoncé à ton mariage... Ça, je ne l’ai pas voulu ! C’était fini, n’est-ce pas ? ça devait rester fini... Je savais bien que je ne pourrais être ta femme. (Riant.) Mme Martinel, moi, Musotte ! Vois-tu ça ?


JEAN.

Ah ! ma pauvre amie ! Comme nous sommes brutaux et durs, nous autres hommes, sans le savoir et sans le vouloir.


MUSOTTE.

Ne dis pas cela. Je n’étais pas faite pour toi. J’étais un petit modèle ; toi, tu étais un artiste, et je n’ai jamais cru que tu me garderais. (Jean sanglote.) Non, va ! ne pleure pas ! Tu n’as rien à te reprocher ; tu as toujours été bon pour moi. C’est Dieu qui est méchant pour moi !


JEAN.

Musotte !


MUSOTTE.

Mais laisse-moi continuer. Je suis restée à Saint-Malo, le plus longtemps que j’ai pu, en cachant mon état... Puis, je suis revenue à Paris et, quelques mois après, le petit est né. Un enfant ! Quand j’ai compris ce qui m’arrivait, j’ai d’abord éprouvé de la peur... oui, de la peur... Puis, j’ai pensé qu’il était de ton sang, qu’il avait de ta vie, qu’il me resterait comme de toi ! On est bête, quand on n’est pas instruite ! on change d’idées comme s’il vous passait du vent dans l’esprit, et j’ai été contente tout à coup, j’ai été contente à la pensée que je l’élèverais, qu’il grandirait... qu’il m’appellerait maman... (Elle sanglote encore.) Il ne dira jamais maman, il ne m’embrassera jamais avec ses petits bras, puisque je vais le quitter, moi, et m’en aller, je ne sais pas où... là où tout le monde va ! Mon Dieu ! mon Dieu !


JEAN.

Calme-toi, ma petite Musotte. Est-ce que tu parlerais comme tu parles, si tu étais aussi malade que tu le crois ?


MUSOTTE.

Tu ne vois donc pas que la fièvre me brûle, que je perds la tête, que je ne sais plus ce que je dis ?...


JEAN.

Mais non, mais non... calme-toi.


MUSOTTE.

Câline-moi, tu me calmeras.


JEAN lui baise les cheveux, puis reprend.

Là... comme ça... ne me parle plus pendant quelques moments. Restons ainsi, l’un près de l’autre.


MUSOTTE.

Mais il faut que je te parle. J’ai tant de choses à te dire encore. Et je ne sais plus, ma tête m’échappe... Oh ! mon Dieu ! je ne sais plus ! (Elle se soulève, regarde autour d’elle et aperçoit le berceau.) Ah ! oui ! Je sais. Je me rappelle... C’est lui, mon enfant. Dis-moi, qu’est-ce que tu feras de lui ? Tu sais que je suis orpheline. Il va rester tout seul, tout seul au monde, ce petit. Ecoute, Jean, j’ai toute ma tète revenue. Je comprendrai très bien ce que tu vas me répondre, et le calme de mes derniers moments en dépendra... Je n’ai personne à qui le laisser... que toi.


JEAN.

Je te jure de le prendre, de le recueillir, de l’élever.


MUSOTTE.

Comme un père ?


JEAN.

Comme un père !


MUS0TTE.

Tu l’as déjà vu ?


JEAN.

Oui.


MUSOTTE.

Va le regarder encore. (Jean va au berceau.) Il est gentil, hein ?... Tout le monde est d’accord pour le dire. Regarde-le, ce pauvre petit, qui a seulement quelques jours de vie, qui est à nous, dont tu es le papa, dont je suis la maman, et qui n’aura plus de maman tout à l’heure... (Avec angoisse.) Promets-moi qu’il aura toujours un papa ?


JEAN, allant à elle.

Je te le promets, ma chérie.


MUSOTTE.

Un vrai papa qui l’aimera bien ?


JEAN.

Je te le promets.


MUSOTTE.

Qui sera bon, bon, bon, très bon pour lui ?


JEAN.

Je te le jure.


MUSOTTE.

Et puis, j’ai encore quelque chose... Je n’ose pas.


JEAN.

Dis-le.


MUSOTTE.

Depuis que je suis revenue à Paris, j’ai cherché à te voir sans être vue de toi, et je t’ai aperçu trois fois. Tu étais avec elle, avec ta fiancée, ta femme... et un monsieur, son père, je crois. Oh ! comme je l’ai regardée, elle. Je me demandais : « L’aimera-t-elle comme je l’ai aimé ? le rendra-t-elle heureux ? Est-elle bonne ? » Dis-moi, crois-tu qu’elle soit très bonne ?


JEAN.

Mais oui, je le crois.


MUSOTTE.

Tu en es bien certain, n’est-ce pas ?


JEAN.

Mais oui.


MUSOTTE.

Je l’ai cru aussi, rien qu’à la voir passer. Elle est si jolie ! J’ai été un peu jalouse. J’ai pleuré en rentrant. Mais comment vas-tu faire, toi, entre elle et ton fils ?


JEAN.

Je ferai mon devoir.


MUSOTTE.

Ton devoir, c’est elle, ou lui ?


JEAN.

C’est lui.


MUSOTTE.

Jean, écoute ! Quand je ne serai plus, demande-lui de ma part, à ta femme, de la part d’une morte, de l’adopter, ce petit ; de l’aimer, comme j’aurais fait ; d’être sa maman, à ma place. Si elle est tendre et bonne, elle consentira. Dis-lui comme tu m’as vue souffrir, que ma dernière prière, ma dernière supplication sur la terre ont été pour elle. Le feras-tu ?


JEAN.

Je te promets que je le ferai.


MUSOTTE.

Oh ! merci, merci ! Je n’ai plus peur de rien ; mon pauvre petit est sauvé, je suis heureuse, je suis tranquille. Ah ! comme je suis calmée !... Tu ne sais pas, je l’ai appelé Jean, comme toi... Ça ne te contrarie pas, dis ?


JEAN, pleurant.

Mais non !


MUSOTTE.

Tu pleures, tu m’aimes encore un peu, merci, Jean... merci... Ah ! si je ne mourais pas ! C’est possible pourtant, je vais mieux depuis que tu es ici, depuis que tu m’as promis tout ce que tu viens de me promettre, depuis que je suis rassurée. Donne-moi ta main. En ce moment je me rappelle toute notre vie, je suis contente, je suis presque gaie, j’ai envie de rire, tiens... J’ai envie de rire, je ne sais pas pourquoi. (Elle rit.)


JEAN.

Calme-toi, ma petite Musotte !


MUSOTTE.

Si tu savais comme il me vient des souvenirs ! Te rappelles-tu quand j’ai posé pour ta Mendiante, pour ta Marchande de Violettes et pour ta Femme coupable, qui t’a valu une première médaille ?... Et le déjeuner chez Ledoyen le jour du vernissage ? Plus de vingt-cinq à une table de dix ! En a-t-on dit des folies, surtout le petit... le petit... comment s’appelle-t-il donc ? Ce petit si rigolo qui fait toujours des portraits qui ne ressemblent jamais... Ah ! oui, Tavernier... Et quand tu m’as installée chez toi, dans ton cabinet de débarras, où il y avait deux grands mannequins dont j’avais peur la nuit... Et je t’appelais, et tu venais me rassurer... Ah ! que c’était drôle... tu te rappelles ? (Elle rit encore.) Si cette vie-là pouvait recommencer ! (Elle pousse un cri.) Ah ! j’ai mal... j’ai mal... (A Jean qui veut aller chercher le docteur.) Non ! reste ! reste ! (Un silence. Changeant brusquement de visage et de ton.) Vois ! il fait un temps superbe. Si tu veux, nous irons avec l’enfant faire un tour sur un bateau-mouche... Ça m’amuse tant, les bateaux-mouches ! C’est si gentil... Ça court sur l’eau, vite, vite, et sans bruit ! Maintenant que je suis ta femme, je peux me lever, je suis guérie. Chéri ! je n’aurais jamais cru que tu m’épouserais... Notre petit, regarde-le, comme il est joli, et comme il grandit... il s’appelle Jean aussi, comme toi... J’ai mes deux petits Jean, à moi, bien à moi !... Comme je suis heureuse ! Tu ne sais pas ? Il a marché aujourd’hui pour la première fois... (Elle rit de nouveau, les bras tendus, montrant l’enfant qu’elle croit apercevoir devant elle.)


JEAN, pleurant.

Musotte, Musotte, tu me reconnais ?


MUSOTTE.

Je crois bien que je te reconnais, puisque je suis ta femme ! Embrasse-moi, chéri ; embrasse-moi, mon amour...


JEAN, la prend dans ses bras, sanglotant, répétant:

Musotte, Musotte !


(A ce moment, Musotte se lève sur son séant, montre du geste à Jean le berceau vers lequel il se dirige en lui faisant : « Oui ! oui ! » de la tête. Quand Jean est arrivé près du berceau, Musotte, qui s’est levée sur les genoux, retombe inanimée sur la chaise longue.)


JEAN, effrayé, appelant.

Pellerin ! Pellerin !


SCÈNE V

LES MÊMES, PELLERIN, MADAME FLACHE, LA BABIN arrivant par la droite.


PELLERIN, qui a été vivement à Musotte, se penche et l’ausculte.

Le cœur ne bat plus. Un miroir, madame Flache.


JEAN.

Ah ! j’ai peur !


(Mme Flache donne la glace à main à Pellerin qui la fait passer lentement sur la bouche, puis d’une voix basse:)


PELLERIN.

Elle est morte !


JEAN se jette sur la main de la morte et la baise longuement, puis, la voix grelottante de larmes.

Adieu, ma pauvre amie ! Dire qu’il y a une minute, elle me parlait... Il y a une minute, elle me regardait, elle me connaissait, elle me voyait ; c’est fini !


PELLERIN venant à lui et le prenant par l’épaule.

Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! vous n’avez plus rien à faire ici. Votre devoir est accompli. Allez-vous-en !


JEAN se levant.

Je m’en vais... Adieu, pauvre Musotte !


PELLERIN.

Moi, je me charge de tout ici, ce soir... Mais cet enfant, voulez-vous que je m’occupe de lui trouver un asile ?


JEAN.

Non, non, je le prends. Je l’ai juré à la pauvre morte. Venez me rejoindre tout de suite chez moi avec lui... Puis j’aurai un autre service à vous demander... Mais... auprès d’elle... qui est-ce qui va rester auprès d’elle ?


MADAME FLACHE.

Moi, monsieur. Et soyez tranquille ; ça me connait !


JEAN.

Merci madame. (Il s’approche du lit, ferme les yeux à Musotte et l’embrasse longuement sur le front.) Adieu... pour toujours. (Puis il va lentement au berceau, l’entrouvre, embrasse l’enfant et lui dit d’une voix à la fois ferme et pleine de larmes:) A tout à l’heure, mon petit Jean ! (Il sort brusquement par le fond.)



◄   Acte Premier Acte Troisième   ►